En Occident il y a bien longtemps que la gauche n‘ose plus parler de démocratiser la propriété des médias. Les grands groupes privés imposent leur image du monde au service public et… balisent l'imaginaire de la gauche. Comme le Venezuela construit une démocratie participative et bat les records en nombre d'élections, les grands médias personnalisent le processus : «Chavez ceci», «Maduro cela», «populiste», «dictateur». Ceci est le journal d'une révolution, aux antipodes de l’AFP ou de Reuters
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Venezuela, janvier 2023. Sur les terres de la résistance héroïque des ex-esclaves emmenés par Guillermo Ribas, le Ministère des Communes et des Mouvements Sociaux – accompagné de membres du mouvement afro-vénézuélien et du Mouvement des Sans Terre du Brésil – se réunit avec la communauté organisée de Mango de Ocoita. Objectif: écouter les critiques et les propositions pour construire un plan de travail commun, entre autres sur la production du cacao comme maillon de la nouvelle économie communale. Reportage sous-titré en français (17 min.). Prod. Terra TV, République Bolivarienne du Venezuela 2023.
Interrompre une vie asservie – libérer l’âme d’un enfant : les récits d’insurrection dans les arts sur l’utilisation politique du corps chez les femmes asservies (1).
Meyby Soraya Ugueto-Ponce (2) Institut Vénézuélien de Recherche Scientifique / Instituto Venezolano de Investigaciones Científicas Instituto de Investigaciones Estratégicas sobre África y su Diáspora, Venezuela meybyugueto@yahoo.es
Malgré la violence et l’excision du corps des femmes africaines et afro-descendantes pendant le développement du régime esclavagiste, celles-ci ont pris des décisions face aux contrôles nécropolitiques de l’époque. Dans cet essai, j’analyse l’interruption de grossesse des femmes asservies comme une résistance au développement matériel de l’esclavage, c’est-à-dire l’utilisation politique du corps pour éviter de reproduire le travail servile, interrompre la vie potentielle asservie et libérer l’âme d’un enfant. À travers l’analyse des œuvres de l’artiste visuelle Joscelyn Gardner et des passages de la littérature autobiographique afro-caribéenne de Maryse Condé, je réfléchis à la construction d’un récit insurgé qui s’appuie sur l’action de ces femmes pendant l’esclavage. Dans une perspective décoloniale, afro-féministe et antiraciste, j’adopte une approche méthodologique centrée sur l’art comme moyen de réflexion-transformation du passé colonial. Ensuite je raconte le processus de création de la pièce dansée Memorias danzadas – encore en construction – afin de proposer un récit insurgé à travers le mouvement. Je conclus qu’il est nécessaire de problématiser l’imaginaire de la passivité et de la soumission qui a prédominé à propos de l’esclavage domestique, de le problématiser en construisant des récits à partir de l’art afin d’enrichir les profils des identités politiques sur le rôle joué par les femmes noires dans leur vie et celle de leurs proches, et face au système esclavagiste. Insurgence par l’art contre le racisme structurel avec de nouveaux, nouveaux avec des référents nouveaux, critiques et propres.
Introduction
Il ne semblait pas y avoir de place pour plus de douleur. Ce que l’historien a décrit alors qu’il menait le groupe à travers les sombres et denses donjons du château-prison était infâme. Rien ne pouvait surpasser le fait qu’ils avaient été condamnés à la maltraitance, à l’enfermement et à la surpopulation, sans avoir été coupables de quoi que ce soit. De plus, en écoutant et en regardant, je me suis dit qu’il n’y avait rien de pire que d’être séparé de sa famille, de sa terre, de ses rêves, bref, de sa vie. Mais il n’en était pas ainsi : il suffisait d’arriver au centre de l’enceinte, il suffisait d’être là pour imaginer, après l’écoute attentive du guide local, comment le gouverneur, de sa chambre à l’étage, a choisi l’africaine qui allait satisfaire ses désirs lubriques. Avec une modulation et une sérénité parfaites, mais sans dédain, le ghanéen engagé a décrit comment les corps des femmes asservies étaient battus, toilettés, conduits, utilisés, fécondés, jetés et même tués.
J’ai réussi à écrire ces mots quelques mois après mon arrivée du Ghana, en Afrique, après avoir visité le château d’Elmina en septembre 2018, avec un groupe d’ibéro-américains, dans le cadre d’une rencontre de mouvements sociaux, d’organisations et de partis politiques du monde entier réunis à Winneba, Accra, au Ghana pour la troisième conférence sur le panafricanisme.
C’est la femme qui a murmuré ou crié : « (Mange la terre, n’ayez pas d’enfants pour l’esclavage) ; la terre pour être stérile ; la terre pour mourir ». Ainsi, parfois, ce fut la femme qui refusa de porter dans son ventre le bénéfice du maître. L’histoire de l’institution familiale en Martinique est sous-tendue par ce refus. C’est l’histoire d’un énorme avortement primordial ; le mot qui reste dans la gorge avec le premier cri (Glissant, 2005, p. 130).
Le philosophe, poète et essayiste martiniquais Édouard Glissant expose les implications psychosociales et anthropologiques des décisions forcées que certaines femmes africaines et leurs descendantes ont prises sur leur corps pour tenter de modifier, à la plus petite échelle, la traite des esclaves et l’avancée matérielle du capitalisme. « C’est l’histoire d’un immense avortement primordial« , dit-il de la famille antillaise et, par extension, de la famille afrodiasporique. Une empreinte émotionnelle évidente qui a joué un rôle dans la reconstruction de nos sociétés depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui.
En transcrivant le récit par lequel j’ouvre cet essai, profondément émue par ce que j’ai vécu, je me souviens de ce qui a pu être le produit d’un jeu entre faits et fiction, qu’il ait été construit par moi ou par l’historien ghanéen Ato Ashun alors qu’il nous guidait dans notre voyage : « Ce moment avant que nous arrivions à la porte du non-retour était le dernier moment où beaucoup d’entre eux revoyaient leurs femmes ou leurs maris, leurs fils ou leurs filles, après des mois d’emprisonnement. » Il faisait référence à la salle qui avait été spectatrice d’une douleur profonde et qui, des siècles plus tard, était le témoin de nouveaux cris et hurlements impossibles à contenir devant cette porte déshumanisante qui se trouvait devant les yeux de ceux d’entre nous qui la visitaient. J’ai succombé, mais, après avoir calmé une douleur exprimée en larmes, et qui n’était pas seulement la mienne, j’ai terminé en disant :
La porte de non-retour est un mensonge ; nous sommes ici aujourd’hui pour que nos ancêtres retournent en Afrique à travers nous, mais surtout pour guérir les blessures que ce terrible moment de l’histoire a laissées à l’Humanité.
L’étude des politiques de faire-mourir-et-laisser-vivre appliquées aux femmes pendant l’esclavage et les stratégies utilisées par les femmes pour résister à ces nécrocontrôles, ou pour les prendre sur elles-mêmes après avoir pris conscience de cette logique de mort, est une tâche nécessaire pour la reconstruction de l’histoire des femmes noires dans les Amériques. La littérature transatlantique axée sur le genre et consacrée à la compréhension de la vie sociale des femmes d’ascendance africaine, la maternité, les soins, l’allaitement et le travail, s’y intéresse depuis les années 1980, avec beaucoup moins de représentants en Amérique latine (Féres da Silva Telles, 2018). Dans le cas du Venezuela, l’étude des femmes a également suivi cette voie. Cette dette a commencé à être comblée il y a près de deux décennies, alors que les premières recherches, surtout historiques, sur les femmes en général et les femmes asservies en particulier avaient déjà été menées (Dávila Mendoza, 2009 ; Díaz, 2004 ; Laurent-Pe rrault, 2012, 2015, 2018 ; Quintero, 2008 ; Rojas, 2014 ; Taylor, 2011 ; Zambrano, 2014). L’historienne vénézuélienne Inés Quintero nous encourage :
les possibilités qu’offrent l’exploration et l’analyse des témoignages, des plaintes, des réclamations, des expériences et des opinions des esclaves comme moyen de pénétrer dans l’horreur et la violence du régime esclavagiste au Venezuela et aussi comme moyen de connaître les contradictions, les conflits et les problèmes que les esclaves ont rencontrés en tant que femmes lorsqu’elles ont essayé d’obtenir leur liberté, en tant que mères, en tant qu’esclaves ou en tant que concubines de leurs maîtres, et aussi comme moyen de connaître les contradictions, les conflits et les problèmes que les esclaves ont rencontrés lorsqu’elles ont essayé d’obtenir leur liberté, en tant que mères, en tant qu’esclaves ou en tant que concubines de leurs maîtres. comme mères, comme esclaves, ou comme concubines de leurs maîtres. (c’est nous qui soulignons) (2008, p. 79).
Par conséquent, l’objectif de cet essai est de réfléchir aux décisions que certaines femmes africaines et afrodescendantes ont prises au sujet de leur corps, de leur vie et de leurs futurs fils et filles pendant l’esclavage, pas seulement d’un point de vue historique mais aussi à partir de l’analyse des arts en tant que puissant dispositif permettant d’approcher, de traduire et de transformer l’interprétation que nous avons de la société coloniale et des imaginaires qui ont été érigés jusqu’à présent à son sujet et aux sujets qui l’ont façonnée.
Je le ferai à travers une méthodologie qui reprend des éléments de l’auto-ethnographie de l’auteur elle-même, mais aussi des œuvres plastiques et littéraires de Joscelyn Gardner et Maryse Condé. Enfin, je réfléchirai à un processus de création autour de la danse du groupe Trama-Danza, que je dirige. L’objectif n’est pas seulement de proposer une approche méthodologique axée sur l’interprétation de l’art réalisé à partir d’une prise de conscience des oppressions de genre, de race et de classe comme moyen de réflexion-transformation de notre vision de la Colonie, mais aussi comme moyen de guérison des blessures transgénérationnelles qui survivent encore dans nos sociétés. Surtout, l’objectif est d’insurger avec des récits qui remettent en cause les imaginaires préjugés existants sur l’esclavage féminin, en se basant sur la traduction de celui-ci par des artistes visuels, des écrivains et des danseurs.
L’utilisation politique du corps des femmes dans des conditions d’asservissement : l’avortement comme stratégie de résistance au système esclavagiste.
Il existe des études qui démontrent diverses réponses de résistance de la part des hommes et des femmes pendant l’esclavage, comme, par exemple, les suicides, les infanticides, les grèves assises, le marronnage, les rébellions et la fondation de villes noires libres (Moscoso, 1995). La participation des Africains et des Afro-descendants à ce qu’on appelait « métiers bas et serviles » (Brito Figueroa, 1990, p. 276) a été considéré au cours des dernières décennies comme moyen de contourner les assauts de l’esclavage dans une perspective non violente. D’autre part, dans la condition d’esclavage domestique, il y avait la possibilité de construire un réseau de contacts et d’informations en raison des relations sociales, commerciales, religieuses, politiques et militaires auxquelles on avait accès à partir de cette condition, différente de celle des autres Africains ou de leurs descendants aux Amériques en situation de rupture, de rébellion ou de négociation avec le système (Ugueto-Ponce, 2015).
Dans le cas particulier de l’esclavage féminin, des études ont été menées pour détailler les différentes stratégies exercées par les femmes asservies pour éviter les rigueurs du système, pour rendre leur vie, celle de leurs maris et celle de leurs fils et filles plus supportables, et, bien sûr, pour obtenir la liberté (Arrelucea, 2007 ; Dávila Mendoza, 2009 ; Laurent-Perrault, 2015 ; Quintero, 2008 ; Vergara Figueroa et Cosme Puntiel, 2018). Les pétitions pour la liberté et la protection de certains droits devant les autorités civiles et ecclésiastiques ont été l’un des principaux exemples rendus visibles au cours de la dernière décennie, où de grands efforts ont été déployés par les femmes asservies pour présenter, même au mépris de leur propre humanité, des arguments qui leur permettraient d’échapper à l’asservissement ou d’améliorer leurs conditions d’asservissement, ainsi que celles de leur future progéniture. Cette forme de résistance a été désignée de diverses manières, depuis l’idée plus générale de « marronnage légal » (García, 1989, pp. 61-62, 1996, 2005), de « marronnage à court terme » (Laurent-Perrault, 2015) ou de « marronnage légal temporaire » (Laurent-Perrault, 2018, p. 90), ou encore d’attitude « législative féminine » (Arrelucea, 2007) jusqu’aux actions légales menées en défense de leurs « droits personnels » (Dávila Mendoza, 2009).
Mais qu’en est-il de ces pratiques individuelles et non visiblement violentes menées en dehors de la loi ? Comment pouvons-nous interpréter ces pratiques qui ont tenté, à une échelle minimale, d’avoir un impact sur l’avancement matériel du système esclavagiste, sans violer radicalement la structure de l’oppression, en se glissant dans les fissures laissées par le système législatif ? Ces actions confinées à la clandestinité peuvent-elles être comprises dans cette même logique de résistance culturelle ? Je soutiens que oui. Le fait que les femmes africaines et leurs descendants aient pris des décisions sur leur corps, même au risque de la mort, face aux contrôles nécropolitiques qui leur étaient appliqués à l’époque, et par la pratique de l’avortement elle-même, est aussi un exemple des stratégies variées de résistance qui, contrairement aux cas précédents, se sont faites dans la plupart des cas en dehors de la loi ou en profitant des fissures de celle-ci.
Ces mécanismes [l’avortement] faisaient partie des stratégies de résistance des femmes noires asservies, non seulement pour obtenir leur liberté et celle de leurs enfants, mais aussi pour rompre avec les codes juridiques et les dynamiques économiques de la matrice de pouvoir et de domination de la société coloniale et moderne. (Hernández Reyes, 2018, p. 48)
La réflexion sur l’interruption de grossesse dans l’esclavage noir colonial nous rapproche des connaissances qu’elles possédaient sur les processus de la santé et de la maladie, de la vie et de la mort ; des systèmes complets de connaissances, comme la profession de sage-femme et son confinement dans le domaine de l’illégal, de l’ignorance et de la barbarie ; et, en même temps, de la collectivisation de cette pratique parmi les femmes noires :
Les rares mentions dans la littérature coloniale de pratiques abortives sont dues au fait que la connaissance et la manipulation des plantes anti-fertilisantes appartenait à la culture des femmes. Celles qui se distinguaient en tant que guérisseuses n’étaient pas seulement des sages-femmes qui aidaient les autres femmes à mener leur grossesse à terme. Elles étaient des femmes-médecins, des herboristes, des conseillères qui aidaient aussi bien les hommes que les femmes. Elles étaient reconnues par le groupe social auquel elles appartenaient et leur aide était indispensable dans les décisions familiales critiques. Leur sagesse dans la connaissance des plantes avait été acquise au cours de siècles d’observation et d’expérimentation. En outre, l’art de guérir était lié à l’esprit de la maternité, qui combinait idéalement sagesse et soins, tendresse et technique. Les sages-femmes opèrent dans un réseau d’entraide féminine où la présence des hommes n’était pas légitimée (Dueñas, 1996, p. 46).
La littérature historique sur la pratique de l’avortement intentionnel dans la société coloniale de pays comme la Colombie (Dueñas, 1996 ; Gutiérrez Urquijo, 2009 ; Soto Lira, 1992) coïncide dans sa condamnation comme crime suite à des inconsistances dans la définition de la vie humaine puis à des déterminations religieuses dans son applicabilité légale. C’est ainsi qu’elle s’est imposée comme une pratique cachée chez les femmes africaines et leurs descendants, qui évitaient d’être découvertes pour ne pas être punies. La spécificité et la difficulté du sujet ont été réinterprétées dans les récits artistiques. La littérature les ont beaucoup explorées, principalement à partir du courant intra-historique et autobiographique ; les arts plastiques, pour leur part, ont également progressé dans ce domaine. Je considère que, pour le cas vénézuélien, les arts du spectacle pourraient constituer un dispositif communicationnel puissant pour approfondir ces représentations. Je pars des approches de la féministe afro-colombienne Astrid Cuero Montenegro, qui parle, d’une part, de l’expérience de la construction de la connaissance et l’analyse des oppressions depuis les corps qui les vivent et y résistent, comme un défi pour les féminismes noirs ; et, d’autre part, de l’importance de traduire ces expériences dans d’autres langages symboliques, comme l’art dans ses différentes plateformes (Cuero Montenegro, 2017). Je considère qu’il est nécessaire de construire de nouvelles subjectivités parmi les générations actuelles, avec une sensibilité croisée par les débats autour des corps des femmes appauvries et racisées.
Et, pour le cas spécifique de l’avortement, il est important de reconnaître l’existence d’un horizon historique particulier de cette pratique, qui n’est pas centré sur le discours libéral du corps individuel, mais plutôt sur une logique qui découle d’un sentiment profondément collectif, dans lequel le corps et l’avortement comme action politique sont mis au service de tout un groupe culturel et contre un système oppressif non seulement patriarcal, mais racialisé. Ainsi, le corps noir est d’une importance capitale pour la compréhension des processus actuels de lutte contre les différentes formes d’oppression. Nous suivons Csordas lorsqu’il dit que la culture est ancrée dans le corps humain (1994), que le corps humain est un locus important à partir duquel s’opère la reconstruction culturelle (F. Forster, 1994). 1999 ; Halliburton, 2002 ; Lock, 1993), et en supposant qu’une grande partie du support expérientiel des cultures afro-descendantes est liée au corps, car celui-ci était le signe à partir duquel l’être, ou plutôt le non-être, africain était défini (Fanon, 1952/1973), à partir du XVème siècle et par la rationalité moderne/coloniale. La réflexion sur l’usage politique que ces femmes ont fait de leur corps, et leur représentation dans différentes plateformes artistiques, est très intéressante et nécessaire pour contribuer à la construction d’une histoire des femmes au Venezuela, dans la perspective de l’ethnicité, de l’antiracisme et d’une forme de « féminisme noir », ou un ensemble de connaissances contre le patriarcat qui fait encore l’objet d’une réflexion au Venezuela.
Joscelyn Gardner et Maryse Condé : Récits insurgés sur les femmes asservies
Dans la réflexion sur les formes, les structures et les moyens d’expression à travers lesquels les relations entre l’art, la culture et la politique sont possibles, il est nécessaire de souligner la capacité d’énonciation de l’œuvre par rapport au monde qui entoure l’artiste. Il ne s’agit donc pas d’une procédure par laquelle l’œuvre d’art serait le résultat d’un condensé de moyens expressifs qui copierait les problèmes de l’environnement ; Au contraire, il s’agirait de reformuler ou de faire émerger une nouvelle réalité qui confronte le monde social à partir de ses contradictions. En ce sens, la source à partir de laquelle l’acte créatif est possible ne se situe pas seulement dans l’intériorité subjective d’un artiste qui comprend son monde, mais dans la relation sociale, dans l’interaction avec d’autres réalités, dans laquelle émergent de nouvelles manières de comprendre. Le point de départ est la nécessité de comprendre l’art qui naît de l’engagement politique comme le résultat de l’articulation d’imaginaires, de discours et de subjectivités, qui éclatent violemment face aux impositions hégémoniques de sens, en montrant leurs contradictions et en affrontant leurs vides, afin de construire de nouvelles formes de dialogue avec ce qui a été historiquement défini comme les « autres » face aux impositions d’un marché, d’un discours institutionnel et d’un système système qui les rend invisibles.
Ce lieu d’énonciation implique l’œuvre d’art dans les tensions présentes dans les changements sociaux, économiques et politiques en constante évolution et qui nous construisent constamment en tant que société. En ce sens, (1) comment l’art peut-il être un moyen de réflexion-transformation de notre regard sur le passé colonial ; et (2) en quoi l’art peut-il être un moyen de guérir les blessures transgénérationnelles, dans la mesure où il se situe dans la recherche d’une mobilisation… sensibilités ? Afin d’approcher certaines réponses, j’ai choisi de réfléchir à des aspects spécifiques des œuvres Portraits créoles III, de l’artiste barbadienne Joscelyn Gardner (2012) ; et du roman autobiographique Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (Condé, 1986/2014), de la Guadeloupéenne Maryse Condé. Ce sont deux œuvres qui proposent un discours basé sur la vision de la femme afro-caribéenne.
La production artistique de ces deux femmes se construit dans un dialogue franc avec les réalités sociales dont font partie chacune d’entre elles – ou dont elles parlent – et reconstruit la signification réduite au silence de leurs histoires culturelles en impliquant leur propre subjectivité dans les formes d’expression et de narration. Elle ne constitue pas seulement un moyen de montrer de manière frappante la douleur interne, individuelle et collective des femmes de l’époque, mais devient également médiatrice de discours, d’émotions, d’expériences et d’actions qui actualisent les débats sur les asymétries persistantes et qui peuvent aujourd’hui laisser place à des processus de résilience.
Travailler sur le conflit par le biais de l’art comme moyen d’établir un lien avec les réalités vécues par les sujets subalternes est nécessaire pour libérer le poids de l’histoire et la charge négative qui la constitue; la resignifier par une approche artistique est une manière de construire des processus de résilience chez les nouvelles générations, de dévoiler la mémoire cachée ; resignifier le présent est une manière symbolique de réparation dans la mesure où il existe un lien étroit entre la mémoire et l’art. C’est aussi l’occasion de mieux comprendre le passé à travers l’humanisation des personnages, leur vie quotidienne – l’histoire avec un petit « h ». Ce n’est pas seulement ce qui s’est passé qui est violent : la dissimulation de l’événement elle-même est une violence qui perpétue l’asymétrie, l’injustice, et peut nous condamner à la répétition. La dévoiler, à travers les actions d’un artiste situé, qui questionne sa place dans l’histoire afin de se définir dans un dialogue avec et pour sa réalité, qui sera ensuite exprimée dans son propre discours, resignifiée, problématisée, est une voie vers la guérison des injustices et des inégalités historiques. Dans ce qui suit, j’analyserai ces œuvres à partir de petits détails sélectionnés dans les œuvres, à la lumière des liens entre art, culture et politique dans une perspective décoloniale, perspective antiraciste et dépatriarcale qui place les femmes noires à l’avant-scène.
Gardner, lithographies de la réexistence
Portraits créoles III fait partie d’une série de lithographies que Joscelyn Gardner développe depuis 2000. Ce groupe de 13 œuvres est composé de portraits de femmes afrodescendantes portant diverses tresses dans les cheveux, reliées à des objets de contrôle corporel – jougs, chaînes et ceps – qui étaient utilisés comme punition pour les femmes esclaves accusées d’avoir interrompu leur grossesse. Cette composition comprend des aquarelles colorées à la main de 13 spécimens botaniques auxquels on attribue des propriétés avortives. (3) . L’ensemble des impressions évoque une sorte d’utérus, étant donné la forme des trois éléments qui les composent mais, en même temps, sans perdre l’individualité de chacun d’eux, il est possible de visualiser un discours qui part du tressage pour parler du corps féminin, du cep pour parler du contrôle exercé sur lui et de la plante comme symbole de la réponse à ce contrôle. En d’autres termes, un récit plastique sur l’esclavage, mais aussi sur sa résistance.
Gardner, à travers la composition très simple de ces trois éléments – la tresse, le cep et la plante – qui ne sont pas nécessairement liés les uns aux autres, nous présente un jeu entre l’individualité et l’universalité de femmes qui n’ont pas existé dans le récit de l’historiographie officielle, mais qui sont amenées à notre époque dans une sorte de réexistence à travers l’art. L’artiste barbadienne ne nous montre pas les visages des femmes qui ont protégé leurs corps, mais elle nous donne leurs noms ; elle maintient leur anonymat, comme quelqu’un qui respecte l’histoire qui a été racontée en secret, en nous montrant seulement l’arrière de leurs têtes, mais en même temps elle distingue la femme asservie en soulignant sa façon unique de se coiffer, en associant son nom à une plante, ce qui non seulement orne et embellit l’œuvre, mais parle aussi de la connaissance et de l’utilisation de la botanique que les femmes asservies possédaient. Chacune des gravures imprime sa personnalité aux femmes qui sont désormais les protagonistes, et nous montre, en même temps, l’usage qu’elles faisaient de leur corps grâce à leur propre savoir.
D’autre part, l’irruption des ceps dans la composition de la pièce raconte les horreurs objectivées du régime esclavagiste en distinguant également les différents types d’instruments avec lesquels les punitions étaient infligées aux esclaves, en l’occurrence celles accusées d’avoir avorté. Les ceps, chaînes et jougs apparaissent en gris, par contraste avec le reste des éléments de la gravure, dans une sorte de une sorte de présence sombre et cruelle.
Clarissa, Yara, Prue, Sibylle, Catherine la Vieille, Yabba, Mirtilla, Abba, Nago Hanah, Quamina, Mazerine, Nimine, Lilith, des noms d’êtres humains, de femmes qui appartiennent à un horizon culturel par leur signe esthétique, apparaissent associées aux plantes abortives de l’époque, peintes en couleur à l’aquarelle. Une belle fleur, apparemment inoffensive, se détache dans le dessin de chaque pièce, mais en réalité elle possède de puissants pouvoirs sur la vie et la mort de ceux qui savent l’utiliser. Ce n’est pas un hasard si l’artiste associe le nom de chaque esclave à une plante, à laquelle elle ajoute également le nom scientifique à la manière des études naturalistes de l’époque. Dans ce cas, il s’agit également de l’oppression des femmes blanches privées d’éducation. De cette manière, Gardner met en lumière la façon dont les femmes africaines et leurs descendants ont construit la connaissance de leur environnement, en développant une vaste connaissance ethnobotanique, de la profession de sage-femme, et de la relation holistique entre la vie et la mort.
La créativité et la variété des formes de coiffures montrées dans les gravures, le caractère dense et opaque des ceps, chaînes et jougs auxquels ils sont attachés, et les délicats mais puissants spécimens botaniques finement colorés à l’aquarelle, dans le prolongement de ces instruments de contrôle corporel, font de cette œuvre une proposition de réexistence des femmes afro-caribéennes asservies.
Le travail de Gardner reconstruit l’histoire d’une forme d’agir, de ces femmes subissant une condition d’asservissement, et qui ont quand même choisi de prendre des décisions sur leur corps, en renonçant à la vie future de leurs fils et de leurs filles afin de ne pas en faire profiter le maître. La série Portraits créoles III est une proposition esthétique qui met en évidence une interaction entre la visibilisation et la singularisation des femmes qui ne jouent pas un rôle de premier plan dans le récit historiographique ; il s’agit d’un jeu entre leur anonymat et la dotation d’une identité par la singularisation esthétique de leurs cheveux. L’assujettissement et la résistance, malgré le nécrocontrôle externe que l’esclavage et le viol signifiaient pour la reproduction de la main-d’œuvre asservie, sont inscrits dans une nouvelle subjectivité. L’horizon des actions possibles malgré la condition d’assujettissement d’une femme asservie dans les Caraïbes barbadiennes et le reste des Amériques, s’élargit.
Condé, autobiographie d’un savoir
Moi, Tituba, sorcière noire de Salem est l’histoire d’une femme noire née libre sur l’île de la Barbade, après avoir été engendrée à la suite d’un viol par un marin anglais lors du voyage transatlantique sur le bateau négrier. L’histoire de Tituba, guidée par l’afro-caribéenne Maryse Condé, son autrice, est la vision du régime esclavagiste à partir de la subjectivité d’une femme africaine qui souffre, aime, vit et persiste même après sa mort comme la voix présente d’une ancêtre. Depuis ses différentes conditions, libre ou asservie ; depuis sa position d’amante sans liens de genre, d’âge ou de condition, ou comme grande connaisseuse du monde spirituel et des plantes, Tituba nous montre le quotidien cruel de la société des esclaves et ses sentiments face à cette barbarie. Maryse Condé remet en question les imaginaires construits dans la société et dans les milieux universitaires sur les noirs et les femmes asservies. Par exemple, elle nous parle des marrons qui trahissent leurs frères d’ascendance africaine ; des blancs pauvres et désavantagés dans la structure sociale ; des domestiques réduits en esclavage dans le cadre de la traite des esclaves ; d’esclaves domestiques habiles et rusés qui utilisaient la servilité comme une ruse pour gagner des marges de manœuvre et la liberté ; des esclaves qui jouissaient de leur sexualité malgré les limites imposées par l’asservissement ; et, bien sûr, des sentiments contradictoires concernant la maternité chez les femmes noires et blanches.
Dans ce roman, nous sommes témoins des abus que le système esclavagiste infligeait aux femmes noires, par le biais de fausses accusations – qui sont au cœur du roman -, de passages à tabac, de viols, de décès et, surtout, par le contrôle de leur corps. Tout ceci l’a amenée à prendre des décisions qui ont perturbé la volonté d’être mère, voire l’ont remise en question, interrogeant le sens de la vie et de l’espoir, niant ainsi l’amour maternel pour sa propre progéniture. Afin d’illustrer ce point, examinons un passage du roman dans lequel Tituba, après avoir été témoin de la pendaison d’une femme accusée d’être une sorcière et revivre ainsi les souffrances qu’elle avait endurées dans son enfance quand elle fut témoin du meurtre semblable de sa mère, nous avoue : « C’est juste après cet incident que j’ai réalisé que je portais un enfant dans mon ventre et que j’ai décidé de le tuer. » (Condé, 1986/2014, p. 65). Nous savons déjà quel genre de monde les femmes réduites en esclavage ont subi pour qu’elles soient amenées à décider de se priver de l’amour maternel de leur plein gré. Nous connaissons également l’ampleur des souffrances qu’elles ont endurées et qui leur ont fait penser que la mort était la seule alternative à l’enfer sur terre. Les lignes suivantes du roman semblent mieux l’expliquer : » Dans ma triste existence, à l’exception des baisers volés à Betsey [la petite fille de Maître Samuel Parris] et des secrets échangés avec Elizabeth Parris [la femme de Maître Parris], les seuls moments de bonheur étaient ceux que je passais avec John Indiano [le mari de Tituba] » (Condé, 1986/2014, p. 65). Tituba le détaille comme suit comme suit :
Pour une esclavisée, la maternité n’est pas un bonheur. Cela revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection un enfant innocent dont elle ne pourra changer le destin. Dans mon enfance, j’avais vu des esclavisées assassiner leur nouveau-né en plantant une longue épine dans l’œuf encore gélatineux de leur petite tête, ou en coupant le cordon ombilical avec un couteau enduit de poison, ou en les abandonnant la nuit dans un lieu fréquenté par des esprits irrités. Durant mon enfance, j’avais entendu les esclavisées échanger des recettes de potions, de lavements, d’injections qui stérilisent à jamais les utérus et les transforment en tombes tapissées de linceuls écarlates [c’est nous qui soulignons] (Condé, 1986/2014, pp. 65-66).
Ce fragment, en plus de nous parler des contradictions que les femmes asservies vivaient autour des sentiments de la maternité et de la décision de faire mourir les fils et les filles qui naissaient, nous montre une large connaissance développée sur le corps humain, les plantes et le spirituel. C’est précisément ce savoir que la protagoniste a appris dès son plus jeune âge grâce à une femme qui l’a recueillie alors qu’elle était orpheline, c’est ce qui la fait souffrir tout au long de sa vie mais aussi ce qui lui permet de rester connectée à ses ancêtres et de profiter des moments privilégiés de sa sexualité. Tituba est une sorcière parce qu’elle connaît. Parce qu’elle connaît son environnement, parce qu’elle sait comment soigner avec les herbes : parce qu’elle connaît la force spirituelle qui les habite et peut communiquer avec le monde des morts en permanence. La politique de faire mourir comme logique du pouvoir, économiciste, n’a pas seulement exterminé les gens, n’a pas seulement confiné, utilisé, abusé, maltraité, divisé, violé et exploité les corps, mais a également soutenu une pratique constante d’extermination intellectuelle, en éliminant les connaissances que les êtres humains asservis construisaient constamment dans la quête incessante d’exister.
Mémoires dansantes : proposition d’un récit insurgé en mouvement.
Ces récits, ainsi que mes propres expériences autour des subjectivités des femmes asservies – comme celle que j’ai vécue au Ghana – et la lecture des travaux d’autres femmes afro-caribéennes comme Michaelle Ascencio (2002) et Fabienne Kanor (2009) ont donné lieu à la construction d’un projet intitulé Memorias danzadas – Mémoires dansées.
Il s’agit d’un processus créatif qui vise à resignifier et à représenter le passé des femmes asservies des Caraïbes à travers les traditions de danse de l’expression afro-diasporique. Sous ma direction, des femmes ayant une grande expérience de la danse traditionnelle vénézuélienne et de la danse d’expression afro-contemporaine et afro-brésilienne, ainsi que de la musique afro-diasporique, ont décidé de se réunir une fois par semaine à Caracas, au Venezuela, à partir de septembre 2018, non seulement pour générer des réseaux de soutien entre nous, mais aussi pour créer, à travers le langage de la danse, des histoires qui parlent de nos expériences actuelles en dialogue avec le passé. Nous réunir pour former ce qui s’appellera plus tard Trama-Danza – Collectif de recherche, de création et de promotion de Danses Afrodiasporiques.
Trama-Danza a été créé avec l’intention de d’explorer de nouveaux défis interprétatifs dans la danse et la musique autour d’un thème profondément complexe : les femmes qui découvrent la vie d’autres femmes, les esclavisées. Beaucoup d’entre nous sont également d’accord pour dire qu’elle est née de la nécessité de guérir des blessures comme celles que j’ai vécues au château d’Elmina au Ghana, de manière transgénérationnelle, et à travers le corps et le mouvement.
J’ai décidé d’explorer, par le biais de méthodes artistiques et de recherches documentaires de première et deuxième sources, les moyens de nommer et de rendre visibles les histoires de corps et de voix réduits au silence avec des rythmes traditionnels afro-vénézuéliens, tels que le chimbanguele, le culo’e puya, le mina et les rythmes des tambours du centre du pays. Parallèlement, j’ai puisé dans les techniques de danse contemporaine d’expression africaine et afro-brésilienne pour explorer les mouvements et les gestes. Ce langage de la danse a été le contexte et la plate-forme de la construction fictive des personnages et du fil narratif de la pièce. Humus, le roman de Fabienne Kanor, a servi de base dramatique et contextuelle pour donner vie à nos personnages.
Dans un dialogue avec les expériences quotidiennes, les sentiments et les situations concrètes de chacun, les interprètes se sont immergées dans les subjectivités des cas/personnages qu’ils étudiaient et qu’ils ressentaient à partir du roman Humus au début du voyage transatlantique, et dans les documents d’historiennes telles qu’Evelyne Laurent-Perrault, Dora Dávila Mendoza et Inés Quintero tout au long du XVIIIème siècle.
Au cours de ce processus, les corps blessés, les récits réduits au silence, les âmes fortes des femmes qui ont assumé leur liberté, leurs joies, leurs peines et leurs réussites sont sortis de l’anonymat pour trouver leur avenir auprès de celles d’entre nous qui les ont défendues. Les danses racontent l’insistance des femmes déterminées à être des personnes au milieu du régime esclavagiste. Le corps était le support et le véhicule de ce récit d’un passé peu exploré : le monde subjectif des femmes en condition d’asservissement. Contrairement à la politique de la mémoire basée sur des structures, des moments, des musées, etc., le défi était ici d’utiliser le langage symbolique de la danse pour animer le passé, et le corps comme réservoir de mémoire.
Bien qu’encore inachevé, Memorias danzadas a eu un impact sur la subjectivité des interprètes, sur leurs processus personnels de reconstruction du moi, sur leur vie professionnelle et militante. Je crois qu’il est nécessaire de citer leurs voix comme témoignages de la façon dont l’art et la politique se combinent pour la transformation. Par exemple, Merlyn Pirela, une interprète de danse, de chant et de texte, mentionne ce qui a changé pour elle à la suite de cette expérience : « Mon identité afro-vénézuélienne, le travail d’auto-reconnaissance ethnique, mais cette fois-ci à partir de la pratique : lecture de Humus, recherche de l’auteur Fabienne Kanor, création de personnages, dont mon préféré : l’Amazone » (2021). Judith Ruda, danseuse, commente la dimension réparatrice du projet, tant sur le plan symbolique que spirituel:
Ce projet, pour moi, a été la possibilité de m’impliquer, de mieux connaître et d’approfondir ces processus du thème transgénérationnel, de mes ancêtres et de tout ce qui concerne la condition migratoire de beaucoup d’entre eux, aussi bien espagnols qu’africains, encore plus en ce qui concerne la situation des femmes ou de ces ancêtres féminines qui, au cours du XVIIIème siècle, ont été réduites au silence, exclues et qui, souvent contre leur gré, sont arrivées en Amérique, amenées par nos ancêtres espagnols (2021. Personnage représenté par elle : la vieille femme).
Dans le même ordre d’idées, mais en soulignant la force des processus collectifs dans la reconstruction de la diaspora africaine, Jaheli Fuenmayor, interprète de danse, souligne :
Je suis reconnaissante pour cet accompagnement imaginaire…. Non seulement il me renforce, mais j’y crois et il me touche. Je sens qu’il y a quelqu’un quelque part qui m’aide et qui le fait par gratitude. Qui le fait parce qu’elle me remercie d’avoir pris la peine de penser à ce qui a pu lui arriver, à ce qu’était sa vie, qu’un peu de justice soit rendue (2021. Personnage représenté par elle : la Blanca).
Enfin, je voudrais conclure cet essai par l’interprétation de notre travail faite par Valentina Curcó, la graphiste du projet, pour construire le dossier de la pièce. L’image qui représente Memorias danzadas est une relecture par Curcó de l’œuvre Portrait d’une femme noire, peint en 1800 par l’artiste Marie-Guillemine Benoist et conservé au Musée du Louvre à Paris, France. Curcó a fait le lien avec certains des textes sur lesquels elle a travaillé pendant le processus, des gravures de femmes esclaves et marronnes, des documents et leurs histoires. Elle a décidé de choisir, parmi plusieurs options, celle qui sera connue plus tard comme une nourrice martiniquaise nommée Madeleine. Voyons comment Valentina la sort à nouveau de l’anonymat, poussée par la force de la mer et accompagnée par la force d’autres femmes qui, comme elle, n’ont pas succombé à l’histoire (figure 1).
Bien que les œuvres présentées ici soient réalisées par une seule personne, elles ne sont pas confinées à l’univers individualiste qui a caractérisé une grande partie du discours sur l’art moderne, une production sublime érigée par la condition extraordinaire d’un sujet qui, abstrait de son monde de vie, produit l’extraordinaire. Au contraire, l’engagement des récits de ces femmes révèle un dialogue et une remise en question des hiérarchies d’oppression que chacune d’entre elles vit ou auxquelles elle participe par tradition culturelle. Cela les place, à mon avis, dans un sens communautaire de l’art, situé, interrogeant et transformant dans la Caraïbe. C’est précisément dans ce sens que le caractère de l’art caribéen est une approche collaborative, dans la mesure où il est tracé dans une logique qui résonne pour celles et ceux qui le construisent, parce qu’il parle des sujets eux-mêmes. Cela place immédiatement la production dans une rupture des canons hégémoniques, car elle permet de donner la parole à celles et ceux qui ont été rendus invisibles. En fin de compte, elle les convertit en récits féminins codifiés de différentes manières dans les arts plastiques, la littérature, la danse et le graphisme, situés dans des lieux différents et des moments historiques particuliers, mais qui insurgent avec une seule intention : la revendication des femmes qui ont refusé d’être anéanties en tant que personnes.
Notes :
(1) Cet essai est une version augmentée et améliorée de la communication intitulée Interrumpir la vida esclavizada – liberar el alma de un(a) hijo(a) : uso político del cuerpo de la mujer negra en condición de sujeción, exposée lors de la première Jornada de Historia Feminista, Centro Nacional de Historia, Caracas, 22 novembre 2018.
(2) Afro-vénézuélienne. Docteure en anthropologie. Chercheuse et activiste dans les domaines des identités politiques afro-diasporiques en contextes coloniaux et post-coloniaux, et leur articulation avec la religion, le corps, la nourriture et la mémoire sociale. Interprète, professeure et chercheuse en danse traditionnelle vénézuélienne. Activiste à Trenzas Insurgentes – Colectivo de Mujeres Negras, Afrovenezolanas y Afrodescendientes ; et à La Alpargata Solidaria – Sistema de Intercambio Solidaria Solidaria – Système d’échange solidaire de Caracas.
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Traduit de l’espagnol pour Venezuelainfos par Thierry Deronne
Photo: Joel Galindez. « De très longs processus de résistance ont laissé une graine qui s’est finalement transformée en un projet communal. Nous devons nous pencher sur notre histoire pour comprendre notre présent. »
Au sud de l’État de Yaracuy, Urachiche est une commune nichée entre les montagnes d’Aroa et les plaines qui s’ouvrent sur les llanos vénézuéliens. Elle a une longue histoire de lutte et constitue, avec la commune voisine de Bruzual, le cœur du culte dynamique de María Lionza, une déesse syncrétique qui rassemble des traditions indigènes et africaines.
Urachiche abrite également deux communes étroitement liées : Hugo Chávez et Alí Primera. Nous découvrons ici l’histoire de ces communes et leurs luttes pour le contrôle collectif de la terre.
Photos : Joel Galíndez est membre de la coopérative du Fundo San Simón et parlementaire des organisations socio-productives de la commune Hugo Chávez | Germán Prado est porte-parole de la commune Hugo Chávez | Arturo Cordero est communard, fondateur des communes, et conseiller municipal d’Urachiche | José Alvarado est membre de la Commune d’Alí Primera | Wladimir Alvarado est parlementaire de la Commune d’Alí Primera et producteur de café | Ana Morales est parlementaire de la Commune d’Alí Primera et membre de la banque communale. (Voces Urgentes)
La résistance à la colonisation espagnole et le « cumbe »
Joel Galíndez : Ce que nous voyons aujourd’hui prendre forme ici à Urachiche s’inscrit dans le courant historique. Les processus de résistance de longue date ont laissé une graine qui a fini par se transformer en un projet communautaire. Nous devons regarder notre histoire pour comprendre notre présent.
Notre lutte a commencé lorsque les peuples indigènes ont résisté à la colonisation, qui a été suivie par la création des cumbes. Les cumbes étaient des communautés égalitaires où les personnes qui avaient échappé à l’esclavage s’associaient aux peuples indigènes pour vivre librement en marge de l’empire espagnol.
Ces terres ont également vu les paysans s’unir à José Antonio Páez dans la lutte pour l’indépendance. Ce sont les pardos [que l’on peut traduire par peuple brun] qui ont mené les guerres d’indépendance, et ils peuvent revendiquer l’indépendance du Venezuela comme leur propre victoire autant que celle de Bolívar. Cette victoire a jeté les bases d’un avenir prospère, mais l’oligarchie est retournée à ses anciennes habitudes.
La guerre d’indépendance [1810-23] et la trahison du projet émancipateur qui s’ensuivit furent suivies de la guerre fédérale [milieu du XIXe siècle], lorsque le peuple fit sien le slogan d’Ezequiel Zamora « Terre et hommes libres » [tierra y hombres libres]. Quelque 300 ans de lutte et de guerre ont culminé avec la mort de Zamora et les intérêts oligarchiques semblaient s’installer pour de bon… Mais est-ce le cas ? En fait, les gens ont continué à lutter ici, dans le sud de Yaracuy. Plus tard, dans les années 1960, la guérilla a fait de ces montagnes son port d’attache.
Douglas Bravo [un des commandants de la guérilla vénézuélienne] était ici et le commandant Magoya a dirigé un front basé dans ces montagnes. Ils ont laissé leurs enseignements chez nous. Ainsi, alors que les années 1970 ont vu la défaite militaire des Forces armées de libération nationale [FALN], l’héritage de ces hommes et femmes courageux est toujours présent parmi nous.
Nous sommes les héritiers du courant historique, et les communes d’ici sont leur héritage autant qu’elles sont notre fait. Il est triste que certains remettent en question notre passé rebelle et se tournent vers un avenir mercantile, mais le courant historique est dans notre sang et l’avenir, pour nous, va de pair avec notre passé.
Germán Prado : Les traités colonialistes nous disent que les Jirajara, le peuple indigène qui vivait ici, ont été exterminés par les troupes espagnoles en trois ans. Cette histoire n’est que cela : une histoire ! En fait, les Jirajara ont résisté avec des personnes qui fuyaient l’esclavage, et après une longue guerre, les Espagnols ont dû capituler. C’est l’histoire du premier cumbe [communauté marrone].
Arturo Cordero : Les peuples indigènes qui habitaient ces territoires avant la colonisation étaient les Jirajara, mais aussi les tribus Guachire, Chirimagüe et Urachiche. Ils étaient Caribes, et la propriété de la terre était communautaire.
La colonisation de ces territoires s’est produite vers 1539, lorsqu’ils avaient été cédés aux Welser [banquiers allemands à qui la couronne espagnole avait donné le contrôle de ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Venezuela entre 1528 et 1546]. Cependant, en 1552, il y a eu un soulèvement à Buría [Yaracuy], une région montagneuse. Ce fut le premier soulèvement contre les colons espagnols, et il a duré 75 ans.
À cette époque, les Jirajaras et les esclaves qui s’étaient enfuis ont commencé à former des cumbes dans ces terres. Après cette longue guerre, la Couronne espagnole a reconnu la « République des Zambos Nirgua » ou ce que l’on appelle aujourd’hui un « resguardo » [réserve].
Le territoire qui a été déclaré « république » était quatre fois plus grand que n’importe quelle autre réserve. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Yaracuy a été un bastion de la résistance à l’impérialisme et une réserve d’organisation communautaire. Bien avant la Commune de Paris, nous avions des cumbes qui étaient organisées démocratiquement avec des terres communes.
Germán Prado : Nous sommes les héritiers des peuples indigènes qui ont résisté à la violence des colonialistes, et il y a des éléments dans nos communes qui ont des racines dans leur cosmovision. Je vais en souligner un qui est important pour nous : dans les communes Hugo Chávez et Alí Primera, il n’y a pas de gros bonnet ou de gros bras qui dirige, comme c’est le cas dans d’autres organisations. Ici, non seulement nous respectons les préceptes formels établis par la loi des communes, qui sont basés sur l’assemblée, mais notre ADN organisationnel se mêle à l’organisation égalitaire des Jirajaras.
Arturo Cordero : De même, contrairement aux peuples indigènes du nord de Yaracuy, ceux du sud étaient matriarcaux. On peut le voir dans les saints patrons ici, qui sont toujours des femmes et souvent liés aux mythologies précoloniales, alors que dans le nord, les saints patrons sont des hommes. Mais l’héritage matriarcal va au-delà de ces autels : le mode de vie communautaire est également lié à ces formes d’organisation anciennes et nouvelles.
Photo : paysage de la commune Hugo Chavez (Voces Urgentes)
L’indépendance, la guerre fédérale et la trahison
Arturo Cordero : La Ley de Haberes Militares [loi sur les possessions militaires] de Bolívar de 1817 a constitué une réforme agraire radicale. Elle remettait les terres prises à la Couronne et aux colons aux soldats et officiers patriotes. Toutefois, les années suivantes ont vu une recomposition des classes et la réforme a été inversée : de nombreux soldats n’avaient pas les moyens de produire sur leurs terres, de sorte que les hommes puissants de la république naissante ont pris le contrôle de la plupart des terres par différents moyens.
Cela s’est produit dans tout le pays. De plus, en 1846, avant la guerre fédérale, Fernando Espinal, un juge d’Urachiche, a statué en faveur des plus puissants, dépossédant les indigènes de leurs terres. C’est ainsi qu’ils sont devenus des serfs [« tributarios »] sur leur propre territoire.
S’ensuivit la guerre fédérale [dirigée par le général Zamora], qui nous a légué le cri de guerre « Terre libérée et hommes libres ». Quelque 150 ans plus tard, ce slogan révolutionnaire a défini une grande partie de ce que la révolution bolivarienne allait essayer de faire dans les zones rurales.
Avec beaucoup d’autres, Prudencio Vásquez et José Blandfort – tous deux originaires d’Urachiche – ont combattu avec Zamora dans les premiers jours de la guerre. En fait, il est documenté que lors d’une conversation entre Zamora et Blandfort, ce dernier a évoqué la thèse de Proudhon selon laquelle « la propriété est un vol ». Ce à quoi Zamora a répondu : « La propriété est un vol quand elle n’est pas le produit du travail ».
Les luttes populaires pour la terre et la dignité provoquèrent la colère de l’oligarchie. Les troupes de Zamora ont été vaincues, mais les braises de la révolution se sont constamment rallumées, car le peuple a poursuivi son combat.
Cent ans plus tard, le peuple a repris les armes contre l’oppresseur.
Photos : De gauche à droite : Un enfant de Maimire, commune Alí Primera ; l’église d’Urachiche ; la commune Alí Primera. (Voces Urgentes)
La guérilla
José Alvarado : Je suis un communiste et un guérillero. J’ai été élevé à Cerro Atravesado, dans les montagnes entre Lara et Yaracuy, dans une famille de paysans pauvres.
Tout a commencé quand j’étais enfant. Alors que l’armée harcelait et dépossédait les travailleurs du campo, la guérilla était respectueuse et solidaire avec les paysans. Quand ils avaient besoin de quelque chose, ils l’achetaient chez nous.
C’est pourquoi j’ai rejoint la guérilla, où j’ai appris à lire et je suis devenu un cadre politico-militaire.
Arturo Cordero : Dès que les FALN ont pris les armes, Urachiche est devenu un épicentre de la guérilla. Un groupe d’hommes armés portant le nom de Livia Gouverneur – une jeune étudiante communiste qui avait été tuée un an auparavant – est entré dans le territoire et a commencé à tisser des liens avec les paysans, qui avaient beaucoup de sympathie pour la cause. Les camarades de Livia Gouverneur faisaient partie du Front José Leonardo Chirinos, plus important.
De nombreux habitants se sont joints à cette lutte de résistance et les montagnes d’Urachiche sont devenues connues dans tout le pays comme un important bastion de guérilleros. En fait, elle est devenue une sorte d’épicentre pour les fronts de guérilleros. Dans la chaîne de montagnes la plus rude qui se trouve derrière nous, à Cerro Atravesado, il y a un endroit appelé la Place Rouge, et c’est là que les fronts de guérilleros se rencontraient.
Des gens comme Calistro Efraín Rojas, l’un des premiers combattants, viennent d’ici, tout comme son fils, notre professeur bien-aimé Felipe Rojas. Magoya, le commandant des guérilleros, a fait de cette terre son port d’attache avec sa femme, la commandante Milagros, qui était en fait originaire d’Urachiche.
Ana Morales : La persécution des guérilleros était brutale : si l’armée les attrapait, ils étaient soit torturés, soit tués. Dans ces montagnes, la sympathie envers les guérilleros était large. Après tout, les gens d’ici étaient eux aussi victimes de la répression et du despotisme de l’État. Ils partageaient la vision de la guérilla pour un monde plus juste. Ils [les guérilleros] étaient aussi des enseignants : beaucoup de gens apprenaient à lire avec eux.
Wladimir Alvarado : Certains disent que la guérilla a été vaincue, mais l’histoire n’est pas si simple. La vérité est qu’ils ont laissé de nombreux enseignements derrière eux. C’est pourquoi je dis que la révolution bolivarienne est l’héritage des luttes passées et que le communisme est un projet que les guérilleros nous ont légué. Nous devons la lutte pour la terre à Zamora, et nous devons le socialisme à la guérilla. En fait, Chávez soulignait souvent l’importance de l’insurrection des années 60 lorsqu’il réfléchissait à notre passé.
Ana Morales : Les guérilleros ont ravivé d’anciennes luttes et nous ont laissé de nombreux enseignements. En fait, Felipe Rojas était notre professeur. Il nous expliquait souvent que le vrai socialisme est une question d’égalité et de solidarité, de vie dans la dignité et de reconstruction des communautés. C’est ce que sont nos communes.
* * *
José Alvarado : Notre lutte remonte à loin. Nous étions déjà sur le terrain – luttant contre l’oligarchie oppressive – bien avant la guerre d’indépendance. En tant que communistes, nous avons souffert de persécutions, mais le plus important est que ces luttes ont laissé derrière elles une communauté organisée.
C’est pourquoi, lorsque Chávez est arrivé, nous étions prêts. Nous avions traversé des années de préparation politique, idéologique et militaire. Nous étions aussi subversifs que Chávez lui-même ! Nous n’avions jamais pensé que nous aurions une révolution par le vote, car nos principaux modèles étaient le Che et Fidel. Mais quand nous avons vu l’homme, nous avons vu le potentiel pour faire une révolution, et les habitants d’Urachiche se sont engagés dans un projet qui s’appellerait d’abord bolivarien et ensuite socialiste.
Il y a encore beaucoup à faire. Il y a beaucoup de contradictions et tout le monde n’est pas engagé dans le socialisme, mais ne vous y trompez pas : ici, dans ces montagnes, les communes et le rêve d’une société communiste sont bien vivants ! Dans les terres basses, en particulier dans les grandes villes, certains ont abandonné, mais ici, le projet est vivant et bien vivant.
Germán Prado : La nôtre est une organisation paysanne et, depuis des siècles, nous luttons pour que la terre revienne à ceux qui la travaillent. Bien sûr, lorsque Chávez est arrivé au pouvoir, la corrélation des forces a changé, mais la lutte continue. C’est pourquoi – avec les peuples indigènes qui ont résisté à l’empire espagnol, avec les paysans qui ont combattu avec Zamora, et avec les guerrilleros qui ont laissé leurs empreintes dans nos montagnes – nous continuons à lutter avec les opprimés.
Arturo Cordero : Urachiche a une longue histoire de lutte, avec au centre la lutte pour avoir la terre et la justice. C’est pourquoi, lorsque Chávez a défini la commune comme le chemin historique vers le socialisme, tout cela a pris un sens pour nous, et c’est pourquoi Urachiche a trois communes combatives : Camunare Rojo (un peu moins active aujourd’hui), Alí Primera, et Hugo Chávez.
Les communes d’Urachiche sont unies dans la lutte : nous avons tous une dette envers nos ancêtres. Nous, les habitants et les paysans, sommes les arrière-petits-enfants des indigènes et des Noirs qui ont résisté à la colonisation ; nous sommes les élèves d’Argimiro Gabaldón [un commandant de la guérilla mort en 1964] et des guérilleros ; et nous sommes les fils et les filles des producteurs de café qui, à partir de 1961, ont réussi à déloger le terrible clan Giménez. Les Giménez étaient une famille qui avait dépouillé les paysans de leurs récoltes pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, les paysans d’Urachiche sont propriétaires des terres où ils produisent et les communes sont au centre de la vie politique d’Urachiche.
Photos : De gauche à droite : Maïs, membres de la commune Hugo Chávez, feu de cuisson à Maimire. (Voces Urgentes)
Entretien réalisé par Cira Pascual Marquina and Chris Gilbert – Venezuelanalysis
« Negro primero », soldat vénézuélien noir, héros de la guerre d’indépendance aux côtés de Simon Bolivar (Wikimedia Commons)
En mai, les Vénézuéliens célèbrent le mois de l’afro-descendant en l’honneur des contributions sociales, politiques, économiques et culturelles des Afro-Vénézuéliens au cours de 500 ans d’histoire du pays. Les Vénézuélien(ne)s célèbrent leur ascendance africaine par des cérémonies de masse et des défilés remplis de chants, de danses, de discours et d’expositions d’œuvres d’art d’inspiration africaine. Si ces expressions de fierté ethnique semblent appropriées pour un pays multiculturel comme le Venezuela, cela n’a pas toujours été la pratique sociale de la nation.
En 2005, le président de l’époque, Hugo Chávez, a lancé une initiative nationale visant à accroître la sensibilisation et l’éducation à l’égard de la communauté noire. Chávez, qui s’est autoproclamé afro-descendant, a fait du 10 mai la Journée afro-vénézuélienne et a mis en place une série de « programmes et de politiques » pour combattre le racisme et la discrimination dans le cadre de la Commission présidentielle de 2005 pour la prévention et l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale dans le système éducatif vénézuélien. Parmi les politiques de Chávez, l’une d’entre elles demande à la commission « d’examiner, de conseiller et de proposer des réformes sur l’éducation raciale et culturelle appropriée » et de demander aux écoles d’intégrer « les contributions des Afro-Vénézuéliens dans leurs programmes« . Les changements apportés par Chávez au programme d’histoire dans les écoles vénézuéliennes ont suivi le travail d’une vague d’écrivains et d’universitaires qui ont rendu la mémoire historique des Africains et de leurs descendants plus inclusive depuis 1895.
Le récit historique sur les Afro-Vénézuéliens a évolué depuis le début du vingtième siècle. Des récits comme La Libertad de los esclavosen Venezuela (La liberté des esclaves au Venezuela) de Manuel Landaeta Rosales excluaient les expériences des esclaves et des libres noirs, mais se concentraient sur les efforts déployés par les politiciens blancs pour abolir l’esclavage. Cette interprétation stigmatisait les descendants d’Africains pour leur héritage d’esclaves, car leurs ancêtres étaient dépeints comme des victimes, dépendant de l’émancipation des abolitionnistes blancs. Cependant, en 1911, José Manuel Núñez Ponte est devenu l’un des premiers chercheurs à se concentrer sur le sort des Africains réduits en esclavage et à condamner l’esclavocratie blanche dans son livre Estudio histórico acerca de la esclavitud y de su abolición en Venezuela(étude historique sur l’esclavage et l’abolition au Venezuela).
Dans son livre, Núñez affirmait que la pratique de l’esclavage dans les Amériques était un acte d’injustice où des « seigneurs despotiques » enchaînaient, opprimaient et assujettissaient les gens comme des « bêtes de somme ». Núñez soutenait que les hommes qui pratiquaient l’esclavage croyaient qu’il s’agissait d’une « étape de progrès » dans la société moderne. Les esclavagistes croyaient que l’esclavage était admissible parce qu’il existait dans les temps bibliques et que des philosophes antiques très respectés, comme Platon et Aristote, défendaient l’utilisation de l’esclavage. Núñez a également fait valoir que les marchands d’esclaves n’importaient pas les esclaves comme des marchandises, mais qu’ils les « trafiquaient » horriblement d’Afrique vers les Amériques. En 1854, l’émancipation est arrivée avec l’aide d’officiers militaires et de politiciens comme Simón Bolívar et José Gregorio Monagas. Núñez donne également des détails sur la vie et la résistance des esclaves, comme le travail laborieux qu’ils effectuaient dans les mines, leurs relations tumultueuses avec leurs esclavagistes et les soulèvements qu’ils préparaient. L’œuvre de Núñez a eu un impact considérable, car il a analysé les expériences de vie des esclaves et a écrit sur eux en tant qu’acteurs majeurs de l’émancipation. Plus tard, des historiens de renom comme Miguel Acosta Saignes et Juan de Dios Martínez ont produit des monographies qui ont redonné un rôle aux personnages noirs historiques. De nombreux chercheurs ont également cherché à déterminer si le Venezuela est une démocratie raciale, un terme cultivé par le sociologue brésilien Gilberto Freyre dans son livre de 1933, Casa-Grande & Senzala(Les maîtres et les esclaves), qui décrit une société où toutes les races ont des chances égales d’accéder à une éducation de qualité, à des emplois, à des conditions de vie et à des droits sociaux et politiques sans entrave.
Dans les années 1940 et 1950, les historiens ont étudié la culture, les modes de vie et les rébellions sociales des Afro-Vénézuéliens libres et esclaves en intégrant l’anthropologie, les sciences politiques, la littérature et la langue. En outre, les historiens marxistes ont écrit des récits ascendants analysant le capitalisme, l’esclavage et leurs effets socio-économiques sur la société vénézuélienne fondée sur la race et la classe. Alors que l’ouvrage de Juan Pablo Sojo, Temas y Apuntes Afro-Venezolanos (Thèmes et notes afro-vénézuéliens), publié en 1943, se penche sur la culture, les monographies de Federico Brito Figueroa, Ezequiel Zamora : Un capítulo de la historia nacional (Ezequiel Zamora : un chapitre de l’histoire nationale) et La Liberación de los Esclavos Negros en Venezuela (La libération des esclaves noirs au Venezuela) de Federico Brito Figueroa, publiées en 1951, dissèquent les « fondements socio-économiques du colonialisme et du néocolonialisme ».
D’autres historiens, comme R.A. Rondón Márquez, Héctor Parra Márquez et León Trujillo, ont donné un rôle aux esclaves qui ont combattu l’asservissement de leurs esclavagistes par la résistance culturelle, à travers la musique et la religion d’inspiration africaine et la révolution. Ces monographies ont servi de base aux futures micro-histoires des études sur les subalternes.
Des années 1960 aux années 1980, les historiens de l’école des Annales ont soutenu que l’esclavage avait laissé en héritage une hiérarchie socio-économique fondée sur la race et la couleur de la peau. Depuis l’époque coloniale, les Vénézuéliens d’ascendance majoritairement blanche et à la peau claire avaient davantage de possibilités et de privilèges socio-économiques que les Noirs, les indigènes et les « pardos » (ethniquement mélangés avec des ancêtres espagnols, africains et indiens) parce que leur héritage les liait étroitement à leurs ancêtres nés en Espagne qui ont été les premiers à coloniser le Venezuela. Les historiens et les anthropologues ont évité les récits dominants centrés sur les analyses économiques et ont exploré des sujets marginalisés dans le folklore, le lexique, la religion, la musique et la vie sociale. Ils ont limité leurs recherches aux villes fortement peuplées d’Afro-Vénézuéliens dans les régions rurales et urbaines pauvres éloignées de Caracas. Le livre de 1976 de l’historienne et anthropologue autrichienne Angelina Pollak-Eltz, La familia negra en Venezuela (La famille noire au Venezuela), est devenu l’un des ouvrages les plus poignants de l’époque.
Dans son livre, Pollak-Eltz plaide en faveur d’un plus grand nombre d’études sur les familles noires, leurs modes de migration, leur emploi et leur statut éducatif au Venezuela, sans stéréotypes raciaux négatifs. En analysant des entretiens, des enquêtes, des registres de recensement nationaux et les registres migratoires des habitants noirs de l’Universidad Católica Andrés Bello dans les années 1960, Pollak-Eltz explique comment la pauvreté, le racisme et la discrimination des Afro-Vénézuéliens, fondés sur la race et la classe sociale, trouvent leurs racines dans l’histoire de l’esclavage du pays. Les classes inférieures étaient généralement composées de Noirs à la peau foncée vivant dans des villes côtières telles que Barlovento et Guayana (où plusieurs grandes plantations existaient à l’époque coloniale), tandis que les Vénézuéliens des classes supérieures avaient souvent la peau claire et résidaient dans des communautés urbaines. Cette tendance était le résultat d’une ascendance basée sur l’esclavage, d’un manque d’accès à l’éducation supérieure et de la condition qui faisait des Vénézuéliens à la peau foncée ou noirs la classe la plus basse de la société. Dans l’ensemble, son livre a convaincu les futurs historiens d’enquêter sur la famille noire pendant l’esclavage afin de déterminer le rôle que l’esclavage a joué dans la création de la hiérarchie socio-économique dans le Venezuela d’aujourd’hui.
Depuis les années 1990, les historiens ont suivi la tendance de la Nouvelle Gauche et ont écrit sur les conflits raciaux, le colorisme, les divisions de classe et l’agitation politique. Des chercheurs comme Jesús García, Michaelle Ascencio et Winthrop Wright ont étudié la relation entre le statut de classe et la couleur de la peau dans la formation de la hiérarchie socio-économique. Dans son livre de 1993, Café con leche : Race, Class, and National Image in Venezuela, Wright affirme que, bien que de nombreux Vénézuéliens se considèrent comme des « café con leche » (café au lait) – un métissage racial d’ancêtres européens, indiens et africains, la démocratie raciale est un mythe plutôt qu’une réalité. En tant qu’Américain ayant quitté le Sud Jim Crow en 1966 pour enseigner à l’Universidad de Oriente, Wright a étudié la race, l’économie, la hiérarchie sociale et le blanqueamiento (blanchiment racial) pour déterminer si la discrimination raciale était un problème dans la nation. Ses recherches ont consisté à examiner des caricatures, des journaux, des discours et d’autres formes de propagande provenant de la Bibliothèque Nationale et des centres d’archives du Venezuela, tout en menant des entretiens avec des étudiants afro-vénézuéliens, des travailleurs municipaux, des policiers, des poètes et des ouvriers. Dans l’ensemble, Wright a conclu que, bien que certains Afro-Vénézuéliens aient réussi sur le plan socio-économique, les stéréotypes racistes, le colorisme, la propagande politique en faveur du blanchiment racial et les interdictions d’immigration contre les étrangers noirs ont limité la mobilité sociale des Noirs et augmenté les possibilités socio-économiques des citoyens blancs et « pardo ».
Dans les années 2000, les historiens de l’histoire afro-vénézuélienne se sont concentrés sur les thèmes de la race, de la classe et de la politique lors des premiers pas du socialisme au Venezuela sous la présidence d’Hugo Chávez (1999-2013). Les historiens ont particulièrement étudié comment les nouvelles politiques d’égalité raciale de Chávez ont bénéficié aux Afro-Vénézuéliens et aux pauvres. Pendant sa présidence, Chávez a cherché à réduire le fossé économique entre les riches et les pauvres, ainsi que le fossé de la discrimination raciale entre les Blancs et les Noirs. Chávez a mis en place des politiques de redistribution des richesses dans lesquelles il a autorisé le gouvernement à prendre les terres et l’argent nécessaires aux riches pour fournir de la nourriture, des soins de santé et une éducation aux pauvres. Cette action n’a pas seulement provoqué la colère des Vénézuéliens aisés, mais a également reflété l’objectif de Chávez d’améliorer le statut socio-économique des Afro-Vénézuéliens des classes inférieures.
Orlando Figuera, le jeune brûlé vif en 2017 parce que « noir et chaviste » lors des manifestations violentes de l’extrême droite, relookées par les grands médias en « révoltes démocratiques réprimées par Maduro »
Les chercheurs en sciences sociales comme Jesús María Herrera Salas et Barry Cannon ont analysé les discours politiques, les entretiens, les sondages nationaux, les taux de pauvreté, les taux de chômage et les enquêtes nationales sur l’opinion du public à l’égard du gouvernement socialiste afin de déterminer si la race et la classe sociale divisaient les Vénézuéliens sur les questions politiques. Les conflits de race et de classe ont souvent poussé les Vénézuéliens à suivre des normes traditionnelles et à se ranger du côté des candidats politiques qui soutiennent leurs intérêts. Avec la montée en puissance des politiques socialistes de Chávez, de nombreux Vénézuéliens blancs et riches sont devenus des « anti-chavistes » enragés, peu disposés à perdre leur richesse et de voir brisée la hiérarchie socio-économique. Dans son article de 2008 intitulé « Class/Race Polarisation in Venezuela and the Electoral Success of Hugo Chavez : a break with the past or the song remains the same ? », Cannon révèle que les « chavistes » sont principalement des Vénézuéliens pauvres à la peau foncée qui pensent que les politiques socialistes de Chavez leur seront bénéfiques à long terme. Néanmoins, les universitaires ont conclu que la race et la classe sociale continuaient de définir le Venezuela, laissant les gens divisés par une hiérarchie socio-économique issue de l’esclavage.
L’héritage de l’esclavage façonnera toujours les futures études sur les Afro-Vénézuéliens, même si les universitaires étudient comment la race, la classe et la politique continuent de diviser les gens sous le gouvernement socialiste et bolivarien du Venezuela, désormais dirigé par le président Nicolás Maduro. Les Afro-Vénézuéliens représentant environ 10 % de la population, il est nécessaire que leur histoire soit préservée et développée. De nombreuses monographies classiques sur les Vénézuéliens noirs datent de plusieurs décennies, sont épuisées et/ou entièrement rédigées en espagnol. Ces ouvrages doivent être mis à jour et republiés en plusieurs langues afin de sauvegarder l’histoire de l’esclavage, de l’émancipation et de la vie des Noirs au XXe siècle dans les bibliothèques du monde entier. En outre, les archivistes et les historiens peuvent améliorer notre connaissance de la vie coloniale noire au Venezuela en analysant, en traduisant et en numérisant les archives judiciaires et d’autres documents précieux provenant des Archives des Indes en Espagne. Dans l’ensemble, le récit historique de l’histoire afro-vénézuélienne a bien progressé depuis 1895, car aujourd’hui, il envisage de multiples perspectives, surmonte les stéréotypes raciaux, donne un rôle aux personnes opprimées et offre des recherches précieuses qui profitent à de multiples disciplines.
L’auteure : Menika Dirkson est professeure invitée d’Histoire à l’Université Loyola du Maryland. Docteure en Histoire de l’université de Temple. Titulaire d’une maîtrise d’histoire et d’une licence d’histoire, d’études latino-américaines et d’études culturelles de l’Université Villanova. Avec le soutien de la Philadelphia Foundation et du Arlen Specter Center de la Thomas Jefferson University, elle a publié des recherches sur les relations entre la police et la communauté noire à Philadelphie après l’ère des droits civiques. Dirkson mène actuellement des recherches sur la race, la criminalité et le maintien de l’ordre dans le système de transport public de Philadelphie après 1958.
Sabaneta del Orinoco : trois rues dépourvues de bitume, quelques habitations couvertes de palmes sur les rives d’un rio. C’est là que, dans une maison au sol de terre battue, Hugo Rafael Chávez Frías voit le jour le 28 juillet 1954. On se trouve au pied des ultimes collines des Andes, aux portes des vastes plaines du basin de l’Orénoque – les llanos. Humbles instituteurs, les parents de Hugo descendent d’Indiens et d’Espagnols, sûrement même de Noirs. En quelque sorte, Hugo est un zambo [1].
Hugo a 4 ans lorsque, chassé par une insurrection, le dictateur Marcos Pérez Jiménez se retire à Miami, lesté de 300 millions de dollars, à peine de quoi couvrir ses faux frais. Douze mois plus tôt, le secrétaire d’Etat américain Foster Dulles l’avait félicité : il dirigeait le gouvernement latino-américain le plus proche de celui des Etats-Unis.
Chavez a 5 ans quand Fidel Castro fait fondre La Havane et que Cuba change de mains. Séduits par l’exemple castriste, la gauche étudiante, le Parti communiste et de nombreux intellectuels vénézuéliens rêvent d’un autre pays. Ils envoient un message : que Fidel vienne pour motiver le peuple. Et Fidel vient ! Invité par le tout nouveau président Romulo Betancourt, il prononce un premier discours mémorable à Caracas, depuis la passerelle de son avion. Il parcourt les rues de la ville au milieu d’un enthousiasme délirant, mieux accueilli que Richard Nixon, convié à quelque temps de là. Nixon, la foule le hue, chahute sa voiture, le conspue. Fort imprudemment d’ailleurs. Vingt minutes après le début de l’ « outrage », la flotte américaine sort de Porto Rico. Dans un sillage d’écume, elle se dirige vers le Venezuela. Par chance, elle fait vite demi tour, on en restera là. Pour l’instant…
Très jeune, on dit que Hugo a la malice indigène. Il a 17 ans en tout cas quand, en 1971, il intègre l’Académie militaire. Ses quatre années d’études secondaires lui permettent d’accéder immédiatement au grade de sous-lieutenant. Les guérillas des années 1960 en partie disparues, l’institution militaire a été réformée. Elle tisse des liens avec l’université. Chávez découvre les sciences sociales, analyse le capitalisme, le communisme, le fascisme, la démocratie. Dans les couloirs et les salles de classe traînent des universitaires gauchisants. On peut même parfois y croiser d’anciens guérilleros. Le 11 septembre 1973, Salvador Allende meurt au Chili. Le jeune Chávez n’apprécie pas du tout. Il établit une claire ligne de partage entre les militaires modernistes et les « gorilles » de la tendance Augusto Pinochet.
Le 8 juillet 1974, soixante-six jeunes sous-lieutenants de la promotion Simón Bolivar prêtent serment devant le drapeau national, dans la Cour d’honneur de l’Académie militaire et, pour la première fois au Venezuela, reçoivent le titre universitaire de licenciés en Sciences et arts militaires (mention « terrestre »). Chávez reçoit son sabre des mains du président social-démocrate Carlos Andrés Pérez – surnommé « CAP ». Cette même année, Chávez voyage au Pérou avec une délégation d’une douzaine des sous-lieutenants officiellement invités à assister à la commémoration du cent-cinquantième de la Bataille d’Ayacucho [2]. Il entre là en contact avec d’autres réalités et d’autres perspectives militaires. Les cadets péruviens qu’il rencontre défendent avec une grande passion le gouvernement progressiste et anti-impérialiste du général Juan Velasco Alvarado. Du général-président, qu’il rencontre, Chávez reçoit un petit livre à la couverture bleue intitulé La Révolution nationale péruvienne. Cette fois, Chávez apprécie.
Devenu instructeur, Chávez entreprend un doctorat de Sciences politiques – retour à l’université. Le voilà à nouveau plongé dans les matières scientifiques, les mathématiques, la sociologie, les systèmes politiques, les relations internationales, les problèmes du pays. Tous ceux qui l’approchent se laissent subjuguer par le personnage. Il a plutôt tendance à mettre les pieds dans le plat. Il déteste les sociétés bloquées, les privilèges vétustes, les avantages acquis. En ce sens, en ce temps, le Venezuela le révulse. Ou plutôt : ceux qui le dominent et le gouvernent. Depuis 1958 et la chute de Pérez Jiménez, deux partis se relaient au pouvoir, Action démocratique (AD), plus ou moins social démocrate, et le Comité d’organisation politique électorale indépendante (COPEI), plutôt démocrate-chrétien et un peu plus à droite qu’AD. Chouchouté par le créateur, reposant sur une mer d’hydrocarbures, qui en fait le cinquième producteur mondial de pétrole, le Venezuela est le pays des entreprises en faillite et des entrepreneurs prospères. En 1973, les prix de l’or noir ont été multipliés par trois, portant la valeur du baril de deux dollars à trente-cinq dollars en quelques années. Pourtant, les seules choses qui fonctionnent sont les élections de Miss, le baseball et, fantastique instrument de privatisation des ressources publiques, la corruption. Les inégalités sociales atteignent des niveaux alarmants. Mais, bon, tout ne va pas si mal, n’exagérons pas : le week-end, la classe moyenne va faire ses emplettes à Miami.
Chávez grogne contre la vieille habitude, perverse, de diviser la société en militaires et en civils, comme s’il s’agissait de deux mondes totalement étrangers. D’ailleurs, il affirme un dédain grandissant contre ce qu’il considère comme une hiérarchie militaire totalement corrompue. Il suggère que si les rêves d’unité de Simón Bolivar, le libertador de l’Amérique du sud, au début du XIXe siècle, s’étaient jadis réalisés, les nations latino-américaines ne seraient pas soumises au joug des Etats-Unis. En 1977, Chávez prend le mors aux dents, embrigade trois sergents, deux soldats, et crée l’Armée de libération du peuple du Venezuela – l’ELPV, rebaptisée Echo Lima Papa Victor, histoire de ne pas se faire repérer. Son frère Adán, qui milite au sein d’une organisation d’extrême gauche, le Parti de la révolution vénézuélienne (PRV), l’informe que son groupe cherche des militaires pour fomenter une rébellion et le met en contact avec l’ex-guérillero Douglas Bravo – ex-chef incontesté des Forces armées de libération nationale (FALN), qui a déposé les armes au début des années 1970. Chávez forme alors l’éphémère Comité des militaires bolivariens, patriotiques et révolutionnaires (CMBPR).
Lieutenant, Chávez a commencé à donner des cours sur l’histoire militaire du Venezuela, et il est tout ce qu’on veut sauf ennuyeux et pontifiant. Nationalisme, amour de la patrie, il va très vite exercer une grande influence sur les capitaines, lieutenants, sous-lieutenants. Lorsqu’il défile ou court à la tête de ses hommes, il leur fait chanter : « Le ciel couvert annonce la tempête / oligarques tremblez / vive la liberté ! » Dire que le couplet enthousiasme ses supérieurs serait exagéré. On le surveille de près. En revanche, il s’est fait un ami : Douglas Bravo, l’ancien guérillero. Raison de plus pour le surveiller. Le 17 décembre 1983, sous le samán de Güere, l’arbre auprès duquel Bolivar avait coutume de méditer, le capitaine Chávez et deux de ses compagnons, Jesús Urdaneta et Felipe Acosta, font un serment inspiré de celui prononcé par le Libertador, à Rome, en 1805, au sommet du mont Sacré : « Je jure devant vous, je jure par le Dieu de mes pères, que je ne laisserai aucun repos à mon bras ni répit à mon âme jusqu’à voir rompues les chaînes qui nous oppriment. » Ainsi naît le Mouvement bolivarien révolutionnaire 200 – MBR-200 (200 en l’honneur du bicentenaire de la naissance de Bolivar). D’autres militaires rejoignent le mouvement, dont Francisco Arias Cardenas, qui en deviendra l’une des figures de proue. Commence la conspiration qu’ils mèneront jusqu’au bout contre l’ordre établi, n’hésitant pas à tout risquer pour donner vie à leurs idées.
Parce que oui, c’est vrai ! Le 4 février 1992, à 37 ans, béret rouge sur la tête, le cheveu et l’œil noirs, le sourire facile, animé par une formidable détermination, le lieutenant-colonel de parachutistes Hugo Chávez s’est soulevé contre le président Carlos Andrés Pérez.
Réélu le 4 décembre 1988, de retour au palais présidentiel de Miraflores, « CAP » s’est offert un couronnement pharaonique avant de s’entourer d’un bataillon de jeunes économistes formés aux Etats-Unis. En se référant aux « Chicago Boys », on les appelle « IESA Boys » – d’Institut d’études supérieures d’administration. « Maintenant, on peut travailler avec lui », disent les Yankees, qui n’avaient pas spécialement apprécie le côté « social démocrate de « CAP » lors de son premier mandat [3]. A peine intronisé et toutes affaires cessantes, « CAF » a couru assister aux épousailles du siècle. Son grand ami, le magnat des médias Gustavo Cisneros, mariait son fils avec la fille du président de la Banque centrale. Sur fond de musique hollywoodienne, caviars, langoustes, saumon fumé, arrosés de champagne, régalent les cinq mille invités. Le peuple n’a ni farine, ni sucre, ni café, ni huile, ni riz. Il survit dans des bidonvilles que hantent des femmes sans espoir, des grands-mères de trente ans, des garçons en colère, parfois porteurs de revolvers ou de couteaux. Dans les rues bondées et exubérantes, errent des sortes de vagabonds maigres à faire peur, pieds nus, vêtements déchirés. Les écoles, quand il y en a, disposent de toilettes dignes de celles d’une prison. C’est juste pour dire… On pourrait développer. D’ailleurs, Chávez ne s’en prive pas. Gouvernement après gouvernement, les exclus vivent le cauchemar d’une interminable crise économique et sociale. La manne du pétrole n’est jamais arrivée jusqu’à eux. Et ils représentent 70 % de la population.
Ce foutoir très peu démocratique explose une première fois le 27 février 1989. Dans les années de vaches grasses du choc pétrolier, à partir de 1973, et alors que l’argent rentrait à flot – 16 milliards de dollars chaque année –, le pays s’est endetté au-delà du raisonnable. Les prix de l’or noir viennent de s’effondrer. Il se vend au tarif de l’eau. La dette atteint 35 milliards de dollars, les réserves internationales touchent le fond. Pour « sauver le pays », le Fonds monétaire international (FMI) impose un ajustement structurel. Carlos Andrés Pérez et ses « IESA Boys » obtempèrent, le petit doigt sur la couture du pantalon. Pour les plus pauvres, un assassinat. Hausses de prix et de tarifs, le coût des transports publics double du jour au lendemain. Petits ou gros, les commerçants ont gonflé leurs stocks au cours des mois précédents, en attendant la hausse des prix. Dans les magasins, les produits de première nécessité ont disparu. Confusion, nervosité au début. Anxiété lentement remplacée par de la fureur. Ceux des soutes se révoltent contre « ceux d’en haut ». Tout débute à Guarenas, dans l’Etat de Miranda. Une manifestation spontanée se déclenche lorsque les usagers de la ligne de bus interurbaine découvrent une augmentation arbitraire des tarifs de plus de 100 %. Des vagues de cris déchirent l’air. Commencée dans la nuit, spontanée, anarchique, dépourvue de leaders ou de porte-drapeaux, l’insurrection populaire trace dans les quartiers de la zone métropolitaine de Caracas – Caricuao, El Valle, Nuevo Circo, La Hoyada, Catia – un sillon de voitures brûlées, de magasins saccagés. Les manifestations s’étendent à La Guaira (Etat de Vargas), Maracay (Aragua), Valencia (Carabobo), Barquisimeto (Lara), Mérida (Mérida), Barcelona (Anzoátegui) et Ciudad Guayana (Bolívar). De province, quatorze bataillons convergent vers la capitale où plus de 10 000 soldats sont mobilisés. Acculé, le pouvoir crache le feu. Vient le temps de la peste. Les hôpitaux et la morgue centrale de Bello Monte ne suffisent plus. Les autorités policières cachent les cadavres dans des sacs plastiques et les enterrent la nuit, en secret. Officiellement le « Caracazo » fait 347 morts. Au moins 3 000 d’après nombre d’historiens. Cette tuerie fait monter la fièvre de tous les jeunes officiers insoumis. Ils doivent en finir avec cette fausse démocratie qu’on confisquée les « cogollos » [4]. « Les armes des soldats, les tanks des soldats, les avions des soldats, de terre, d’air ou de mer, jamais, jamais plus sur cette terre de Bolivar ne doivent se retourner comme en ce jour maudit ils l’ont fait contre la poitrine douloureuse du peuple, s’emporte Chávez. Jamais ! Nunca jamás, hermanos. Jamais plus ! » Dans les pueblos où ils reviennent régulièrement en congés, les jeunes officiers doivent subir les récriminations des pauvres gens : « Et jusqu’à quand les militaires vont-ils tolérer ça ? » Des inconnus laissent de grands sacs de maïs devant les portes des casernes. Un message implicite : poules mouillées ! Dans les casernes, des tracts signés « Les Bolivariens » attaquent et traitent de corrompus le ministre de la Défense, le général Filmo Uzcátegui et l’ex-directeur de l’Ecole militaire, puis chef de l’état-major, le général Carlos Julio Peñaloza.
Bribes d’informations recueillies ça et là… Le 6 décembre 1989, jour des élections régionales, le major Chávez est arrêté. Le général Fernando Ochoa Antich l’interroge pendant plusieurs heures d’affilée. « Tu montes quelque chose avec les majors, je le sais. » Chávez tombe des nues. « Moi ? Je monte quoi ? Avec qui ? » Ils ne sont jamais que quinze majors dans le mouvement ! Chávez parle santé et politique. Chávez noie le poisson. Ochoa Antich maugrée. Sans preuve, il relâche l’officier, mais il n’en pense pas moins. Il faut penser de façon stratégique : Chávez temporise. Il ne veut rien tenter avant d’être nommé lieutenant-colonel. Il aura alors des troupes sous son commandement. On est en 1991, Chávez a les yeux fixés sur la Colombie. Ravagé par la guerre depuis les années 1950, le pays voisin vient d’élire une Assemblée constituante qui réveille beaucoup d’espoirs. Après avoir déposé les armes, l’ex-guérilla du M-19 (à laquelle appartient un certain Gustavo Petro) participe avec succès à cette Assemblée. Chávez et Arias Cardenas frappent l’une contre l’autre la paume de leurs mains. « Voilà ce qu’il faut faire. Convoquer une Constituante ! » Et pour cela, prendre le pouvoir, on y revient. Le 28 août, désormais lieutenant-colonel, Chávez a accédé au commandement du bataillon de parachutistes de Maracay. Arias Cardenas hérite du bataillon de chasseurs de Chaguaramas, à la frontière des Etats de Guárico et de Miranda. Pour Chávez, plus aucun doute n’existe, il est temps de passer à l’action [5]. Le 1er février 1992, il écrit à sa mère : « Je crois que la corruption s’est emparée de la République et que l’unique manière de répondre est d’en terminer avec ces comportements. Cela peut me coûter la prison ou la vie, mais je suis disposé à courir ce risque. Ton fils qui t’embrasse tendrement. Hugo. » Le 2 février au matin, il passe la consigne : « L’anniversaire est pour demain. » Comme l’a fait avant lui, en avril 1974, le commandant Otelo Saraiva de Carvalho en lançant au Portugal la « révolution des œillets », Chávez franchit le Rubicon [6].
Il est 23 heures, ce 3 février. « CAP » revient du Forum économique de Davos en compagnie de son épouse. L’avion présidentiel atterrit sur la piste de l’aéroport de Maiquetia. Au sol, les ministres de la Défense, Ochoa Antich, et de l’Intérieur, Virgilio Ávila Vivas, l’attendent. « Monsieur le Président, nous avons sans doute un problème. » « C’est à dire ? » « Des rumeurs de coup d’Etat. Mais rien de très important. » Pas de panique. « CAP » sous-estime l’avertissement et décide d’examiner la situation le lendemain matin. Il se fait conduire à La Casona, la somptueuse résidence officielle du chef de l’Etat située dans la banlieue de Caracas.
L’apparition des Bolivariens a été soudaine. Toujours lyrique, Chávez a baptisé l’opération « La nuit des Centaures », en hommage aux guerriers qui, à cheval, suivaient les généraux Ezequiel Zamora et José Antonio Páez [7]. Cinq lieutenants-colonels, 14 majors, 54 capitaines, 87 sous-lieutenants, 65 sous-officiers, 101 sergents et plus de 2 000 soldats participent au soulèvement. Chávez les dirige, assisté d’Arias Cárdenas, Yoel Acosta Chirinos, Jesús Urdaneta Hernández et Jesús Ortiz Contreras. Ils ont préparé cette opération pendant des mois. Troupes blindées du bataillon Ayala, infanterie du bataillon Bolivar, bataillon Caracas, parachutistes… Quelques Mirages et F-16 prêts à décoller. Il y a même un camion bourré d’armes à distribuer à des civils triés sur le volet. A 20 h 30, ce 3 février, la brigade de parachutistes de Chávez a quitté Maracay. Objectif principal : le district fédéral et Caracas où les pouvoirs publics sont concentrés. Doivent être contrôlés le Haut commandement des Forces armées, l’aéroport militaire de La Carlota (situé en plein centre ville), Fort Tiuna et le ministère de la Défense, le palais de Miraflores, La Casona. En premier lieu, il s’agira de capturer le président Carlos Andrés Pérez, de l’amener devant les caméras et d’appeler les commandants de garnisons non impliqués dans le soulèvement à rejoindre la rébellion ou à se rendre. Puis d’annoncer un nouveau gouvernement. Reste à savoir ou récupérer « CAP ». Pas à l’aéroport, sous le contrôle de la marine – le corps le plus réactionnaire des Forces armées. Ce foutu président est tellement imprévisible qu’il va falloir aller à sa recherche en trois endroits : à La Casona, au palais de Mirafllores ou chez sa maîtresse Cecilia Matos.
Arrivé à proximité de la capitale, Chávez a emprunté la vieille route de Los Teques et a installé son QG dans le Musée historique de la Planicie. Une sorte de forteresse construite par des Chiliens, au sommet d’une colline, en surplomb de Miraflores. De là, il va coordonner les opérations. Les bolivariens occupent déjà la base aérienne de La Carlota, prise par le bataillon parachutiste que commande Joel Acosta Chirinos. Détenu, le général de division Eutimio Fuguet Borregales demande au capitaine Gerardo Alfredo Márquez s’il sait ce qu’il fait : « Capitaine, vous êtes fou, je ne comprends pas comment un capitaine peut se soulever contre le gouvernement ! » Agacé, le mutin réplique : « Mon général, je me soulève en tant que capitaine parce que, malheureusement, les généraux n’ont pas de couilles. On les castre quand ils sont colonels pour qu’ils puissent devenir généraux. »
Musée historique de La Planicie, QG de Chavez.
Carlos Andrés Pérez a beaucoup de chance. Il est près de 23 heures. Il est en pyjama, à La Casona. Le général Ochoa Antich l’appelle : on vient de lui confirmer qu’un soulèvement a lieu à Fuerte Mara, dans l’Etat de Zulia. Plus grave : des unités rebelles appartenant à sept régiments différents de la capitale et de plusieurs villes de l’intérieur convergent vers Caracas, pour la plupart en camions, en bus et même pour certains en hélicoptères. Certaines sont déjà là. « CAF » enfile à la hâte un costume par-dessus son pyjama. Il part en toute hâte pour Miraflores. Quelques minutes ne se sont pas écoulées qu’une fusillade éclate. Les forces rebelles viennent de débouler et d’encercler La Casona. Trop tard. Le chef de l’Etat n’est plus dans son nid.
Très vite, depuis son QG, Chávez se rend compte qu’il y a de l’eau dans le gaz. Il l’apprendra plus tard, un capitaine proche du général Manuel Delgado Gainza, le directeur de l’Académie militaire, a trahi le mouvement. L’officier a pour fiancée la fille du général ! En toute hâte, Delgado a informé le commandant en chef de l’armée de terre, le général Pedro Rangel Rojas. Lequel s’est rendu à Fort Tiuna, siège du ministère de la Défense et du commandement général des Forces armées, a réuni le haut commandement et contacté les chefs des bataillons Caracas, O’Leary et Bolivar, les plus importants de la capitale. Le bataillon Bolivar est très vite sous contrôle, le bataillon Caracas désarmé. Se rendant compte que l’opération a été découverte, les officiers de l’Académie militaire lâchent leurs camarades et refusent soudain toute participation. Commandés par le major Carlos Díaz Reyes, une poignée de conspirateurs ne peuvent accepter un échec aussi cinglant. En plein cœur de Fuerte Tiuna, ils désarment des sentinelles, arrêtent quelques commandants et s’emparent de quinze blindés légers Dragon 300. Après avoir traversé la capitale sans encombre, ils débouchent sur l’avenue Urdaneta et parviennent devant Miraflores. A minuit quinze, ils attaquent. Réussissent à abattre le portail principal, à écraser un véhicule et à avoir le bureau présidentiel en vue. Des dizaines de soldats coiffés de bérets rouges s’élancent à l’assaut. Immédiatement stoppés par une quarantaine de membres de la Garde d’honneur. Le combat s’engage, acharné.
Accompagné du ministre des Relations intérieures Virgilio Ávila Vivas, du chef de la Maison militaire, le vice-amiral Iván Carratú, de ses aides de camp et du membre d’Action démocratique Luis Alfaro Ucero, « CAP » a réussi à rejoindre le palais présidentiel. De sa suite du premier étage, il perçoit l’échange de coups de feu. Dehors, les capitaines insurgés Ronald Blanco La Cruz et Antonio Suarez s’effondrent, l’un et l’autre blessés. Les tirs de leurs hommes, soudain démoralisés, baissent d’intensité. L’accalmie permet au président de sortir par une porte non contrôlée, de l’autre côté de Miraflores. Envoyé par son partenaire de longue date, Gustavo Cisneros, un véhicule l’y attend. Seuls l’accompagnent l’amiral Ivan Carratu, son aide de camp, le lieutenant-colonel Gerardo Dudamel et quatre gardes du corps. Ils se dirigent vers le Canal 8, la chaîne de télévision d’Etat. N’y parviennent pas. De forts combats ont lieu près du siège de la Direction des services de renseignements et de prévention (Disip) de Los Chaguaramos. Cap sur Venevisión, la chaîne de l’ami Cisneros. Là, « CAP » trouve tout l’appui nécessaire pour s’adresser au pays. Ce qu’il fait vers une heure du matin. Puis il s’installe pour un temps. Les locaux de la chaîne de télé se transforment en poste de commandement.
A Maracaibo, après s’être s’est emparé à minuit de la maison d’Oswaldo Álvarez Paz, gouverneur de l’Etat de Zulia, Arias Cárdenas s’est proclamé gouverneur militaire de la région et a communiqué par radio les motifs et les raisons de l’insurrection. A Maracay, sous le commandement de Jesús Urdaneta, les plans fonctionnent à la perfection. A Valencia aussi. A Caracas, dans son QG, Chávez ronge son frein. Lui sait maintenant que leur conspiration a été trahie. Les bataillons Caracas et Bolivar ont été désarmés hier, la majorité des blindés mis hors d’état de fonctionner, les colonnes vertébrales de la prise de Caracas neutralisées avant même le début des combats. Circonstance aggravante, il a de constants problèmes de communications. Depuis le début de l’opération, il ne peut donner aucun ordre, il est sourd et muet. Une unité devait se concentrer sur la prise du Canal 8, la télévision d’Etat, pour transmettre le message qu’il a enregistré. Cette prise stratégique a échoué. Pour la petite histoire, et ce que Chávez ne sait alors pas : une escouade a bien occupé le Canal 8, mais les techniciens ont roulé le jeune sous-lieutenant chargé de l’opération dans la farine en prétendant que la cassette VHS qu’il leur tendait n’était pas compatible avec leurs équipements ; non spécialiste, le sous-lieutenant s’est laissé embobiner. Conséquence, à ce moment, les seules informations disponibles au public viennent du gouvernement et des télévisions privées. Quelque chose a foiré et la montre de Chávez marque 4 h 30 du matin. Si Miraflores avait été pris, il le saurait déjà. Il envisage de se lancer lui-même à l’assaut. Il analyse la situation. Deux voies d’accès seulement lui permettraient d’attaquer le palais. Descendre par l’avenue Sucre et par El Calvario. Il ne dispose que d’une centaine d’hommes et, depuis l’observatoire Cajigal, on leur tire dessus… Les troupes rebelles qui assiégeaient Miraflores et la caserne du régiment de la Garde d’honneur se sont rendues à 4 heures du matin. Leurs blindés ne disposent pas de munitions. Revenu au palais, Carlos Andrés Pérez s’adresse à nouveau à la nation et confirme que la situation est maîtrisée par son gouvernement. Affirmation quelque peu optimiste : les combats s’éternisent dans tout le pays. Le général Ochoa Antich préconise une négociation. « CAP » fulmine. « CAP » donne des ordres formels pour que soit réprimée sans faiblesse l’insurrection. « Du plomb, du plomb ! », réclame-t-il [8]. Des fusées éclairantes crèvent l’obscurité, les explosions continuent à déchiqueter la nuit. Impasse. Le chef de l’Etat se résout à parler avec Chávez à travers des émissaires. Il lui envoie le général Ramón Santeliz. Celui-ci et Chávez se connaissent bien. Santeliz récupère au passage un certain Fernán Altuve. Ancien militaire, lui-même bolivarien. Les deux hommes montent à La Planicie. Ils exposent à Chávez à quel point sa situation s’avère délicate. Pour la première fois, celui-ci a une vue exacte des positions. Lorsqu’arrive l’aube, il sait qu’il va devoir prendre une décision. Dans le palais présidentiel, pendu au téléphone, « CAP » reçoit les messages de soutien de ses amis sociaux-démocrates. De Paris l’appelle François Mitterrand ; de Madrid Felipe González. George Bush (père) se manifeste depuis Washington. Apparu un instant à Miraflores, l’ambassadeur américain a estimé la situation désormais tranquille. Il a déjà tourné les talons. « CAP » se méfie d’Ochoa Antich et d’Altuve, revenus au palais. Tassé derrière son grand bureau, il entame une tirade d’une violence extrême : « Il faut liquider tous ces golpistas ! » Si Chávez ne se rend pas, il va le faire bombarder. Idée aussi absurde que criminelle. Le QG du rebellese trouve en pleine agglomération, à proximité immédiate de l’énorme quartier populaire 23 de Enero. Altuve intervient. Les mains dans le dos, il ment comme il respire, le ton cassant : « Monsieur le président, il n’y a pas d’avions. Vous n’avez aucun avion. La seule chose qui vole, en ce moment, ce sont deux hélicoptères qui vont attaquer Miraflores. Si vous continuez, je vais monter rejoindre le commandant Chávez, avec Santeliz, et on va redescendre ensemble donner l’assaut au palais. Alors, parlons d’une manière civilisée. Que voulez-vous exactement ? L’escalade ou la désescalade [9] ? » « CAP » soupire. Qu’il le veuille ou non, dans l’état actuel des choses, il a les mains liées. Il autorise Altuve et Santeliz à remonter à La Planicie. Ochoa Antich apprécie. Les deux hommes vont lui ramener Chávez dont il recevra personnellement la reddition. Son prestige de ministre de la Défense en sortira grandi. A 8 heures du matin, Chávez accueille les deux négociateurs. Grâce à la radio d’une jeep, il vient d’établir une dernière liaison avec son fidèle Jesús Urdaneta. « Non, Hugo, non seulement les avions ne nous aideront pas, mais en plus ils vont nous attaquer. » Chávez comprend que le temps désormais jour contre eux. Il estime également que tout commandant a deux responsabilités : la réussite de la mission, mais aussi la vie de ses hommes. A 9 heures, il annonce qu’il va déposer les armes. Mais pas dans n’importe quelles conditions… Il interpelle Santeliz : « Général, je veux qu’on respecte la vie de mes hommes. Et je veux les voir tous. Même ceux qui sont dispersés dans la ville. » De Miraflores, les appels téléphoniques de succèdent. Ochoa Antich : « Altuve, on vous attend au palais avec Chávez ! Quand descendez-vous ? » Altuve racontera plus tard qu’un ami, lui aussi depuis Miraflores, l’a averti : « Faites gaffe. Ordre a été donné à la Disip. Vous ne devez pas parvenir vivants au palais. » Vrai ou pas, nous ne confirmons ni n’infirmons. Ce qui est sûr c’est qu’Altuve se débat avec son énorme téléphone mobile. Lui aussi multiplie les appels. En particulier aux médias. « Tenez-vous prêts à rencontrer le comandante. Voilà où vous allez nous retrouver… »
Altuve a pris le volant. Chávez s’assied à l’arrière avec ses grenades et sa mitraillette, à côté de Santeliz. Ils descendent jusqu’à l’avenue Sucre, à El Paraíso, sur toutes le postions tenues par les officiers rebelles. Chávez les salue, leur donne ses instructions. Une retraite en bonne et due forme, pas une débandade. Serein, ayant mis ses hommes à l’abri, Chávez se sent maintenant prêt à assumer les conséquences de sa rébellion. Il se met à la disposition d’Altuve et Santeliz. Lesquels l’embarquent non en direction de Miraflores, comme il était prévu, mais vers Fort Tiuna, où siège l’état-major des Forces armées. Et où Altuve a convoqué… les médias.
Fort Tiuna. Une activité frénétique règne dans le bureau du ministre de la Défense – toujours à Miraflores où il attend l’insurgé ! – transformé en QG. Douze généraux et amiraux. Survol général de la situation, briefings en série. Cigarettes et café devant lui, Chávez négocie pied à pied. Dans le Zulia, Arias Cardenas s’est rendu. Dans la capitale, les rebelles ont évacué La Carlota. Mais il reste des unités qui combattent. A Valencia, ce sacré Jesús Urdaneta n’a pas flanché. Il a coupé les lignes téléphoniques. On lui a envoyé un médiateur. Il l’a reçu avec du plomb. Ici, à Fort Tiuna, un général irresponsable envisage de bombarder Valencia ! « Laissez-moi lancer un message, lance Chávez. Il faut éviter toute effusion de sang. » « La presse est là, rebondit Santeliz. La télévision… » Les généraux se lancent dans une discussion. Chávez obtient de s’exprimer devant les caméras. On lui tend une feuille de papier. On lui demande de rédiger son intervention. Il refuse catégoriquement. Intense délibération. Les généraux craignent que ce « fou furieux » n’appelle le peuple à descendre dans la rue. Lui veut improviser. Il les rassure pour obtenir ce à quoi il tient : « Je vous donne ma parole d’honneur que je vais appeler mes camarades à déposer les armes. » Il exige qu’on lui rende son béret rouge. Il lui est venu à l’esprit l’image du général Noriega se rendant sans gloire, en T-shirt et bermuda, en 1989, au Panamá. On lui tend son béret rouge, il le coiffe fièrement. Il suit le groupe des généraux dans un grand salon. Reporters, équipes de télévision et photographe, tout ce beau monde l’attend. Sans que personne ne puisse l’en en empêcher, il improvise, prononce la courte allocution qui va bouleverser la vie du pays : « Tout d’abord, je veux dire bonjour à tout le peuple vénézuélien. » (A ses frères d’armes : « Camarades : malheureusement, pour l’instant, les objectifs que nous nous étions fixés n’ont pas été atteints dans la capitale ; c’est-à-dire que nous, ici à Caracas, n’avons pas réussi à contrôler le pouvoir (…) De nouvelles situations vont arriver. Le pays doit s’engager définitivement sur une meilleure voie. » Les Vénézuéliens viennent de découvrir le leader des mutins. Hugo Rafael Chávez Frías, lieutenant-colonel, 37 ans. Dans un pays où personne n’est jamais responsable de rien, il assume ses responsabilités. D’instinct, il sait que pour durer, dominer les problèmes, il ne faut pas tricher. Un détail : ce 4-F, le Venezuela s’est laissé faire. Le peuple ne s’est pas mobilisé pour appuyer Chávez. Il n’avait jamais entendu parler de lui. Mais il n’est pas non plus descendu dans la rue pour défendre la démocratie. Et il a retenu deux mots : « Pour l’instant. »
Lourdement condamnés, les rebelles découvriront les prisons de Yare, l’un des pires établissements pénitentiaires du pays, et de San Carlos, qui ne vaut guère mieux. Le Venezuela n’en sort pas pour autant de la zone des ouragans. Dans leurs cloaques humains, les exclus ont relevé la tête. Un nom flotte, un nom résonne, un nom claque désormais entre venelles et taudis. Hugo Chávez. Personne n’a peur du « comandante ». Que peut-il arriver de pire que les « cogollos », ces parvenus ?
En 1993, Carlos Andrés Pérez est déchu pour corruption. Après le bref intérim d’un illustre inconnu, Rafael Caldera, dissident du COPEI, lui succède, élu à la tête d’une coalition de dix-sept partis, groupes et groupuscules allant de l’extrême droite à l’extrême gauche. Surendetté, désorganisé, l’Etat est en état de cessation de paiement, avec un déficit budgétaire estimé à 6 milliards de dollars. La révolte gronde dans les « barrios ». Caldera est sur la corde raide et il le sait. Il joue une carte maîtresse pour reprendre la main et pacifier la rue. « Partout, pendant ma campagne électorale, j’ai entendu une clameur populaire : il faut libérer les militaires rebelles… » Deux ans après son incarcération, Chávez est amnistié à condition de quitter l’armée. Le 26 mars 1994, un samedi de Pâques, il sort de prison. Le pouvoir a planifié ce jour de la semaine sainte pensant que, tout le monde ayant gagné les plages, il n’y aura personne à Caracas pour accueillir l’encombrant « comandante ». Des milliers de personnes l’attendent et l’acclament. Les pauvres n’ont ni voiture ni argent leur permettant d’aller s’éclater sur les plages de la Caraïbe. Devant un groupe ému de compagnons d’armes, Chávez ôte son uniforme et revêt un costume civil. Non sans difficulté, en ce jour mémorable, Chávez se déplace à travers la foule de ceux qui le saluent et tentent de l’approcher. Une grande silhouette le protège et, d’un bras amical mais ferme, lui sert de garde du corps et lui ouvre un chemin. Un jeune syndicaliste qui a pris contact avec lui alors qu’il purgeait sa peine : Nicolás Maduro [10].
Sortie de prison, 26 mars 1994.
1993 : première rencontre de Hugo Chavez et Nicolas Maduro.
[1] Métis d’Indien, de Noir et de Blanc (ou de Noir et d’Indien).
[2] Livrée le 9 décembre 1824, la Bataille d’Ayacucho a assuré l’indépendance du Pérou et du reste de l’Amérique du Sud. Les forces révolutionnaires, au nombre d’environ 6 000 hommes – parmi lesquels des Vénézuéliens, des Colombiens, des Argentins et des Chiliens et bien sûr des Péruviens – étaient dirigées par Antonio José de Sucre, exceptionnel lieutenant de Simón Bolivar.
[3] En 1973, lors de son premier mandat, CAP est parti en guerre contre la dictature des multinationales, a nationalisé le fer et le pétrole, a renoué avec Cuba et a aidé un temps les sandinistes au Nicaragua (de même qu’il aidera celle qui leur succédera, Violeta Chamorro !).
[4] Dirigeants des deux partis qui se partagent le pouvoir.
[5] Ils n’étaient pas les premiers militaires à le faire. Le 4 mai 1962, à Carupano, le capitaine de corvette Molina Villegas et un groupe d’officiers se soulevèrent. Les uns furent arrêtés, les autres rejoignirent la guérilla. Le 2 juin, à Puerto Cabello, ce sont les marins qui passent à l’action sous les ordres du capitaine de vaisseau Aponte Rodríguez. Par ailleurs, lorsque surgit le Mouvement bolivarien de Chávez, deux groupes d’officiers complotent déjà au sein des forces armées : l’un dans la marine, l’autre dans l’aviation, commandé par William Izarra (qui rejoindra le chavisme, occupera des fonctions de vice-ministre, d’ambassadeur et d’inlassable militant, avant de décéder le 1er octobre 2021).
[6] Lancée le 25 avril 1974 par le soulèvement de jeunes officiers portugais du Mouvement des Forces Armées (MFA), la « révolution des œillets » entraine la chute du régime initié en 1926 par António de Oliveira Salazar et poursuivi par son successeur Marcelo Caetano – une dictature qui aura duré quarante-huit années.
[7] Ezequiel Zamora : important leader populaire du XIXe siècle vénézuélien, ardent défenseur de la réforme agraire en faveur des paysans. José Antonio Páez : général, il mène au côté de Simón Bolivar la guerre d’indépendance contre l’Espagne ; désigné président provisoire de la nouvelle république du Venezuela en 1830, il est confirmé dans ses fonctions l’année suivante et dirige le pays jusqu’en 1835, puis de 1839 à 1843.
[8] Marcel Niedergang, « Les insurgés voulaient ma peau », Le Monde, Paris, 8 février 1992.
[9] Ce récit nous a été fait au cours d’une longue interview de Fernán Altuve, lors de la préparation de l‘ouvrage Chávez presidente ! (Flammarion, Paris, 2005).
Le 15 septembre HBO Max a commencé à diffuser le documentaire « A La Calle » (« A la rue »). Il dépeint les leaders de l’opposition soutenus par les États-Unis au Venezuela comme s’ils étaient des héros de la démocratie luttant contre une dictature brutale – une inversion totale de la réalité. Un article du Daily Beast (13/09/21) promouvant le film est intitulé « Death of a democracy. Capturing Venezuela’s Descent Into Socialist Hell » (« Mort d’une démocratie. Photographier la descente du Venezuela dans l’enfer socialiste »), ce qui explique pourquoi il a trouvé pour sa diffusion une puissante plateforme privée comme HBO Max, une filiale de AT&T’s Warner Media.
Selon Nick Schager du Daily Beast (13/09/21), « A La Calle » aborde le triste état des lieux du Venezuela, un pays dirigé par un dictateur soi-disant « socialiste » qui refuse de reconnaître sa nature antidémocratique ».
Dès la bande-annonce, il est évident que « A La Calle » a le même but que les médias dominants depuis des années : relooker le leader de l’opposition vénézuélienne Leopoldo López en noble démocrate.
Organisateur de violentes tentatives de coup d’État
Leopoldo López, membre de la richissime oligarchie coloniale d’ascendance espagnole, ancien cadre de l’industrie pétrolière, a été l’un des auteurs d’un coup d’État meurtrier soutenu par les États-Unis en 2002, celui qui a brièvement écarté le président démocratiquement élu de l’époque, Hugo Chávez. La dictature de 48 heures qui a suivi, dirigée par le chef du patronat vénézuélien Pedro Carmona, a massacré 60 manifestants. Dix-neuf autres personnes, dont la moitié étaient des chavistes, ont été tuées lors de violentes confrontations juste avant le coup d’État. M. López, ainsi qu’un autre homme politique de premier plan, Henrique Capriles, ont dirigé l’enlèvement d’un ministre du gouvernement Chávez alors que Carmona était au pouvoir. López est apparu à la télévision locale, déclarant fièrement qu’il avait informé le « président » Carmona de l’enlèvement.
Avec la crème de l’extrême droite et du patronat, lors du coup d’État sanglant co-organisé par les médias privées contre le président Chávez en avril 2002
Avec son principal soutien régional : l’ex-président colombien Alvaro Uribe, dirigeant de mafias du narcotrafic, du paramilitarisme et responsable direct de crimes massifs contre l’humanité. Bogota, décembre 2011
Quelques mois plus tard, López a soutenu une deuxième tentative de coup d’État majeure, le sabotage par l’opposition de l’industrie pétrolière qui fournissait presque toutes les recettes d’exportation du Venezuela. Les tentatives de coup d’État contre Chávez ont fait grimper le taux de pauvreté à plus de 60 % au début de 2003.
Leopoldo López (au centre) et sa femme Lilian Tintori (à gauche) passent beaucoup de temps à l’écran de HBO dans « A La Calle », le but étant d’en faire des héros.
López a de nouveau soutenu les manifestations violentes en 2013 après que le candidat qu’il soutenait, Capriles, a refusé d’accepter sa défaite face au président Nicolás Maduro lors de la première élection présidentielle après la mort d’Hugo Chávez. Plus tard dans l’année, López a critiqué Capriles pour avoir mis fin aux manifestations, affirmant qu’elles auraient dû se poursuivre jusqu’à l’éviction de Maduro. Lorsque Capriles a mis fin aux manifestations, celles-ci avaient déjà fait neuf morts, tous partisans de Maduro.
López a lancé des protestations au début de 2014 qui ont fait 43 morts : la moitié d’entre eux indiquent fortement la responsabilité de ses partisans. Ce n’est qu’après avoir dirigé ce quatrième effort soutenu par les États-Unis pour évincer le gouvernement vénézuélien élu que López est finalement allé en prison avant d’en être libéré en avril 2019 par les militaires de l’extrême droite putschiste accompagnant Juan Guaido dans une énième tentative de nouveau coup d’Etat, rapidement avorté. Lopez a alors fui en Espagne où il vit un exil doré dans le quartier de luxe de Samanca (« Little Caracas ») à Madrid, avec l’état-major de l’opposition vénézuélienne.
Avec Juan Guaido, autre membre de l’extrême droite et ami des paramilitaires colombiens, lors de la tentative de coup d’État d’avril 2019
Occulter les crimes
J’ai donc regardé le documentaire en entier, curieux de voir comment le film allait blanchir toutes les tentatives de coup d’État auxquelles López a participé, et comment il allait nier la violence perpétrée par ses partisans et alliés au cours des 20 dernières années.
Je me suis également demandé comment le film excuserait les sanctions économiques meurtrières des États-Unis contre le Venezuela – des actes de guerre qui ont entraîné la mort de dizaines de milliers de Vénézuéliens rien que pour la fin de 2018. D’ici 2021, les mesures coercitives unilatérales (« sanctions ») qui se sont intensifiées sans relâche depuis 2019, ont réduit les revenus du gouvernement vénézuélien de 99 %, selon la rapporteure spéciale de l’ONUAlena Douhan qui a exigé leur levée immédiate pour « leur illégalité et leur cruauté envers la population ».
Je m’attendais à voir de mauvais arguments justifiant tous ces crimes. Au lieu de cela, le documentaire les a complètement effacées ! Aucune de ces choses n’a été mentionnée ne serait-ce qu’une fois : rien sur les tentatives de coup d’État soutenues par les États-Unis avant 2014, rien sur la guerre économique dévastatrice que les États-Unis infligent au Venezuela depuis 2017.
L’économiste vénézuélien néo-libéral Ricardo Hausmann et Tamara Taraciuk (directrice adjointe pour les Amériques de Human Rights Watch) méritent une attention toute particulière pour leur talent dans le mensonge.
Révisionnisme historique
« En 2004, le prix du pétrole a grimpé en flèche », ose déclarer l’économiste Ricardo Hausmann – comme si le prix du pétrole n’avait pas suivi une trajectoire ascendante depuis 1998.
Dans le film, Hausmann dit que Chávez est arrivé au pouvoir parce que 1998, l’année où Chávez a été élu pour la première fois, « était une année économiquement difficile. » En réalité, le Venezuela a connu quelques décennies désastreuses bien avant la première élection de Chávez. Hausmann devrait le savoir, car en 1992, il est devenu ministre dans le gouvernement de Carlos Andres Pérez, qui a perpétré le massacre du Caracazo en 1989 : des milliers de pauvres gens abattus par l’armée sur ordre du gouvernement pendant cinq jours de manifestations contre le programme d’austérité imposé par le FMI.
Dans un article récent (Fair.org, 26/08/21), Justin Podur et moi-même avons passé en revue l’histoire économique du Venezuela, montrant qu’il a toujours été en proie à une pauvreté et à des inégalités choquantes, bien qu’il soit un grand exportateur de pétrole depuis les années 1930. Mais bien sûr vous n’aurez pas droit à la série « La descente du Venezuela dans l’enfer capitaliste » dans la couverture médiatique de l’ère pré-Chávez…
Après avoir donc expliqué de manière trompeuse pourquoi Chavez a été élu pour la première fois, Hausmann passe à de plus gros mensonges. « Hugo Chávez, au cours des cinq premières années, a changé beaucoup de choses, a-t-il dit, mais la situation économique ne s’est pas améliorée. »
Mensonge grossier par omission. Hausmann ne dit pas qu’au cours de ces cinq premières années, Chávez a été frappé par deux tentatives de coup d’État majeures, soutenues par les États-Unis, qui ont dévasté l’économie. En survivant à ces tentatives de coup d’État, Chávez a finalement pu, en 2003, prendre le contrôle de la compagnie pétrolière d’État, PDVSA, principale source de devises fortes du pays.
Hausmann trompe de nouveau les téléspectateurs en déclarant : « En 2004, le prix du pétrole s’envole. Tout à coup, Hugo Chavez se rend compte qu’il a beaucoup d’argent. »
En réalité, le prix du pétrole avait augmenté depuis 1998, l’année précédant la prise de fonction de Chávez. Heureusement pour la plupart des Vénézuéliens, les prix du pétrole ont continué à augmenter pendant plusieurs années après que Chávez a finalement arraché le contrôle de PDVSA à ses fossoyeurs. L’économie a donc pu se remettre rapidement des tentatives de coup d’État et entamer une période de réduction spectaculaire de la pauvreté.
Pauvreté et taux d’extrême pauvreté au Venezuela
La pauvreté au Venezuela a fortement diminué non pas lorsque les prix du pétrole ont augmenté, mais lorsque le président Hugo Chávez a mis fin aux efforts de l’opposition pour saboter l’économie. Source : INEC via CEPR (3/7/13)
Mémoire courte
Environ 40 minutes après le début du documentaire, Tamara Taraciuk de Human Rights Watch affirme que les violentes manifestations de 2017 (le film montre Leopoldo López les encourageant depuis sa cellule) n’ont « aucun précédent dans l’histoire récente du Venezuela. » Le terme « récent » est absurde. Et la tentative de coup d’État d’avril 2002 (qui a tué 79 personnes, en grande majorité des partisans d’Hugo Chávez, et a brièvement renversé le gouvernement) ? De plus, les insurrections de l’extrême droite de 2013 à 2017 ont fait plus de victimes dans le camp chaviste ou parmi de personnes sans affiliation politique. Sans compter des atrocités macabres, comme brûler vif Orlando Figuera, un partisan afro-vénézuélien du gouvernement âgé de 21 ans.
Tamara Taraciuk de Human Rights Watch affirme que les manifestations violentes n’ont « aucun précédent dans l’histoire récente du Venezuela »… ce qui suggère une mémoire assez courte de l’Histoire du Venezuela.
Qu’en est-il du massacre de Caracazo de 1989, qui a été perpétré par un gouvernement pro-états-unien ? Compte-t-il dans « l’histoire récente du Venezuela » ? En cinq jours, le nombre de morts de Caracazo a dépassé, peut-être d’un ordre de grandeur, le nombre combiné de morts de tous bords lors des manifestations soutenues par les États-Unis contre les gouvernements chavistes du Venezuela en 2002, 2013, 2014 et 2017. (Incidemment, le massacre de Caracazo n’a pas non plus eu d’impact sur les relations amicales entre les États-Unis et le Venezuela, ni sur la couverture médiatique américaine flatteuse du gouvernement vénézuélien à l’époque –FAIR.org, 26/08/21).
Environ une heure et 28 minutes après le début du film, Taraciuk déclare que tout « gouvernement décent » dans la situation économique désastreuse du Venezuela « demanderait de l’aide », mais que Maduro a « fermé la porte à l’aide internationale, qui est disponible ». C’était un mensonge couramment diffusé par les médias vers février 2019, lorsque le gouvernement de Trump, tout juste après avoir reconnu Juan Guaidó comme président par intérim du Venezuela, a exigé que l’armée vénézuélienne défie Maduro et permette l’entrée d’environ 20 millions de dollars de prétendue « aide » en provenance de Colombie (FAIR.org, 2/12/19).
Même à l’époque, cette quantité d' »aide » était une erreur d’arrondi par rapport à l’impact des sanctions économiques que Trump avait imposées depuis août 2017. Taraciuk ne remet jamais en question la « décence » de Trump qui a délibérément choisi d’étrangler une économie qui était déjà en crise. Rien que cela rend son commentaire obscène, mais aussi, contrairement à ce qu’elle prétend, Maduro avait demandé une aide internationale que le Venezuela recevait avant le coup de bluff de 2019 mené par les États-Unis (FAIR.org, 2/12/19) et depuis n’a cessé de renforcer cette aide – accords économiques, sanitaires, coopération tous azimut avec des puissances comme le Chine, l’Inde, l’Iran, la Russie, etc..
Propagande décomplexée
Le « documentaire » ne prend même pas en compte le travail de certains médias états-uniens qui ont démontré il y a longtemps les mensonges de la propagande. Ainsi il veut nous refaire croire qu’un camion d’aide à la frontière colombienne a été incendié par les forces loyales à Maduro. « Trois ou quatre camions sont entrés en territoire vénézuélien, mais l’un d’eux a été brûlé », déclare López à la caméra. Or, The Grayzone (24/2/19) et un peu plus tard le New York Times lui-même (10/3/19) ont réfuté ce mensonge à l’époque, observant que la vidéo montre que le camion a été incendié par un manifestant de l’extrême droite.
Une analyse du New York Times (3/10/19) a montré que c’est un manifestant de l’extrême droite et non le gouvernement vénézuélien qui avait mis le feu à un camion supposément « d’aide humanitaire ».
Après 2019, les médias occidentaux ont cessé de diffuser le mensonge selon lequel Maduro rejetait l’aide internationale, en grande partie parce que Trump, et maintenant Biden, ont fait preuve d’un sadisme flagrant dans leur guerre économique contre le Venezuela (FAIR.org, 25/03/20, 21/07/21).
Environ 70 minutes après le début du documentaire, Taraciuk insinue fortement que les votes n’étaient pas secrets lors de l’élection présidentielle de mai 2018 que Maduro a remporté haut la main, en affirmant que les électeurs « devaient passer par le punto rojo pour enregistrer leur vote. » Les puntos rojos (« points rouges ») sont des kiosques que le parti chaviste a mis en place près des centres de vote pour faire ses sondages à la sortie des urnes, sans obligation pour les électeurs d’y passer. Même un écrivain anti-Maduro qui a attaqué ces kiosques en les qualifiant de « chantage » a concédé que le gouvernement ne peut pas savoir comment les gens ont voté.
Il est également profondément hypocrite d’alléguer que Maduro aurait fait pression sur les électeurs, alors que les États-Unis, eux, les menaçaient depuis 2017 : la guerre économique paralysante contre le Venezuela se poursuivra et s’intensifiera jusqu’à ce que Maduro soit renversé.
Quoi qu’il en soit, le nombre de voix de Maduro en 2018 était conforme au niveau de soutien qu’un sondage de Pew Research Poll (qui n’est pas un organisme pro-Maduro) suggérait quelques mois plus tard. Il a révélé que 33 % des Vénézuéliens « font confiance au gouvernement national pour faire ce qui est bon pour le Venezuela. » C’est également un niveau de soutien parmi les électeurs éligibles qui permet régulièrement de remporter des élections au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni (Mint Press News, 1/28/19).
Autres habitants de la planète des médias occidentaux
Tout au long du film, de nombreux extraits de grands médias renforcent la réalité virtuelle du film. Bryan Llenas, correspondant de Fox News, déclare : « Le Venezuela croule sous le poids du régime oppressif de Maduro. » Une journaliste de la BBC regarde Maduro avec un mépris impérial alors qu’il rejette, à juste titre, l’affirmation selon laquelle sa réélection de 2018 serait illégitime.
Une journaliste de la BBC fronce les sourcils à une réponse de Nicolás Maduro, dans « A La Calle ».
Les médias occidentaux ont depuis longtemps développé une sorte de raccourci, répété à l’infini, qui exige une impunité totale pour les politiciens soutenus par les États-Unis comme Leopoldo López au Venezuela. Toute conséquence légale de la sédition soutenue par les États-Unis est présentée comme une « oppression » (FAIR.org, 23/04/18).
Les médias de divertissement états-uniens ont également contribué à la campagne de diffamation contre le gouvernement de Maduro (FAIR.org, 9/18/19). L’année dernière, Ethan Hawke a réalisé une interview complaisante avec López (un vieil ami que Hawke a rencontré alors qu’il fréquentait un lycée privé à New York). Il est très facile de comprendre pourquoi HBO Max se sent aujourd’hui à l’aise pour diffuser un documentaire aussi ridicule que « A La Calle ».
Aujourd’hui, les Vénézuéliens luttent contre l’implosion de leur économie et leurs voisins latino-américains, à droite, agitent des menaces de sanctions contre le » socialisme » de l’actuel président Maduro. Depuis l’élection de Chavez en 1998, le pays a connu une période d’intenses conflits de classe et de races. Chavez, premier dirigeant non blanc de l’histoire du pays majoritairement non blanc, a été réélu trois fois et a mené un mouvement populaire contre l’élite blanche retranchée dans ses privilèges. Depuis 1998, le Venezuela est devenu un lieu de lutte permanente entre les classes moyennes et supérieures et les masses subalternes dont Chavez tire son soutien. Le pays a ainsi suscité un grand intérêt médiatique dans le monde entier, tant à gauche qu’à droite.
Cet article, qui s’appuie sur l’analyse du contenu et du discours, explore comment sept journaux occidentaux influents, ont représenté les groupes subalternes de la société civile qui ont soutenu le projet chaviste et les groupes d’élite qui s’y sont opposés. On y trouve un système presque infaillible de deux poids – deux mesures pour représenter les groupes de la société civile qui soutiennent les chavistes comme des « gangs dangereux de voyous » et tout groupe qui s’y oppose en tant que « groupes respectables de la société civile » peu importe leurs actions qui peuvent être contestables.
On entend généralement par « société civile » l’ensemble des organisations non gouvernementales et des institutions visant à promouvoir les intérêts et la volonté des citoyens au sein d’une nation. Elle se compose d’ONG, de syndicats, de mouvements sociaux, d’associations professionnelles et de nombreux autres groupes qui, collectivement, essaient d’améliorer la société. Pourtant, de nombreux universitaires qui ont étudié les médias vénézuéliens locaux ont fait valoir que les médias ne considèrent que les groupes de la classe moyenne comme formant la société civile, tout en diabolisant les groupes ouvriers comme des hordes, des gangs ou des racailles.(1)
Des travaux antérieurs ont détaillé les liens étroits entre l’élite vénézuélienne, les médias vénézuéliens et les journalistes occidentaux ; les médias occidentaux engageant souvent comme correspondants des journalistes locaux de haut vol, prenant leur inspiration politique des publications locales (2). Les médias internationaux ne se sont, pas encore, intéressés au fait qu’ils parlent des groupes selon les représentations qui leur sont proposées.
Afin d’explorer la question de savoir comment les médias internationaux dépeignent la société civile vénézuélienne ; qui en fait partie et qui en est exclue, un échantillon de sept publications occidentales, de premier plan, tiré des bases de données Nexus et NewsBank de tous les articles,de plus de 400 mots, contenant le mot ‘Venezuela’ dans le texte. Il s’agit des journaux The New York Times, The Washington Post, The Miami Herald, The Guardian, The Independent, The Times (Londres) et The Daily Telegraph. (voir tableau 1). Les dates choisies sont celles de pics médiatiques. Il s’agit de l’élection et de l’investiture de Chavez en 1998/9, de la tentative de coup d’Etat de 2002, de la mort de Chavez en 2013, de l’élection de Nicolas Maduro en 2013 et des manifestations de 2014. Le Miami Herald produisant beaucoup d’articles sur le sujet, l’analyse des publications, fut réduite, afin d’éviter qu’il ne domine l’échantillon.
Table 1. Press coverage 1998–2014.
Au total, 501 articles ont été publiés, 232 dans des publications de gauche, 229 dans des publications de droite et 40 dans des journaux centristes, dont 302 américains et 199 britanniques. Ces articles ont ensuite été analysé à l’aide d’une analyse du contenu et du discours. Mais pour replacer cette couverture médiatique dans son contexte, il faut retracer l’histoire récente du Venezuela.
2. Le contexte social vénézuélien
En raison de la mise en œuvre du néolibéralisme au cours des années 1980 et 1990, l’inégalité entre les classes au Venezuela s’est considérablement accrue et la pauvreté a augmenté rapidement. Cela a entraîné une profonde dislocation sociale, en particulier après le Caracazo de 1989, lorsque le gouvernement a ordonné une répression militaire contre les manifestants de la classe ouvrière des barrios, qui a entraîné le massacre de milliers de personnes. L’événement et la crise économique des années 1990 ont conduit à l’effondrement de l’ordre social traditionnel et à l’élection d’un ancien officier militaire et étranger politique, Hugo Chavez, à la présidence en 1998.
Chavez, qui venait d’une famille pauvre, a fait campagne sur la promesse d’une nouvelle Constitution. Elle fut mise en œuvre l’année suivante et contient de nouveaux droits pour les groupes autochtones, les pauvres et les femmes. Il a été réélu en 2000. Mais en 2002, un coup d’État fomenté par des secteurs combinés de l’élite vénézuélienne avec l’aide du gouvernement américain, l’a destitué. Chavez fut sauvé, du même sort que de nombreux dirigeants latino-américains, par un soulèvement d’une grande majorité des Vénézuéliens pauvres et à la peau sombre, qui ont exigé son retour.
À la suite du coup d’État, le gouvernement chaviste s’est déplacé vers la gauche et a institué une série de programmes sociaux à grande échelle visant à redistribuer la richesse et le pouvoir vers le bas. Sous Chavez, l’indice du développement humain s’éleva très nettement, la pauvreté fut réduite de moitié et là part des revenus natioanux revenant à la classe ouvrière grimpa de 22 %. (3) Chavez a été réélu en 2006 (et par la suite en 2012), dans un glissement de terrain politique, mené par une campagne populaire énergique menée à partir de la base et visant à contester l’hégémonie sociale, culturelle, politique et raciale de l’élite à la peau claire qui dirigea le pays depuis son indépendance. Plutôt que de simples avantages économiques, c’est le nouveau sentiment d’estime de soi et le sentiment d’inclusion au sein de la majorité de la classe ouvrière à la peau plus foncée qui ont été essentiels pour comprendre la popularité soutenue de Chavez. Il régna jusqu’à sa mort en 2013. Le vice-président, Nicolas Maduro, fut élu sur la promesse de poursuivre la » Révolution Bolivarienne « .
Le Venezuela entre dans une crise économique profonde, avec une chute spectaculaire du prix du pétrole, des politiques gouvernementales désastreuses et des sanctions américaines. L’opposition, en grande partie la même élite qui avait régné avant Chavez, en profita pour tenter d’évincer un Maduro de plus en plus impopulaire, comme dans la campagne 2014 des Guarimbas (violences et barrage d’extrême droite, NdT). Le Venezuela est en proie à l’inflation et aux pénuries de certains produits alimentaires. Les classes populaires plus durement touchées protestent le moins et continuent en majorité à soutenir le gouvernement, tandis que les classes supérieures les moins touchées se sont mobilisées autour de la question, suscitant une attention internationale considérable. Cette situation est compliquée par le fait que la production et la distribution des denrées alimentaires continuent d’être largement contrôlées par le secteur privé et sont entre les mains de membres de l’élite, comme Lorenzo Mendoza d’Empresas Polar, la plus grande entreprise du pays, qui exerce un contrôle quasi monopolistique sur de nombreux produits alimentaires essentiels dont les quantités sont limitées. Comme l’affirment Ana Felicien et ses co-auteurs, « sans Polar, il n’y a pas de nourriture « . L’entreprise a refusé de fournir de la nourriture pendant des périodes politiques clés (4). Mendoza a envisagé de se présenter comme candidat de l’opposition contre Maduro en 2018. Néanmoins, malgré les énormes problèmes économiques du pays, l’opposition n’a pas encore atteint son objectif de reprise du pouvoir politique au moment de la rédaction du présent rapport.
De nombreux commentateurs ont vivement critiqué le projet chaviste. Kurt Weyland affirme qu’il a » lentement mais sûrement étouffé la démocratie » en supprimant les freins et contrepoids et, en écrasant la société civile. (5) Des critiques similaires ont été formulées par des organisations de défense des droits humains. Human Rights Watch (HRW) parle d’une « approche accusatoire du gouvernement à l’égard de la société civile, qui cherche à harceler ces groupes et à exclure et marginaliser la dissidence dans le pays. » (6)
Un rapport de l’Organisation des États américains (OEA) de 2018 condamne le gouvernement, l’accusant de « crimes contre l’humanité » face aux répressions mises en place contre des groupes de la société civile. (7) D’autres ont réfuté ces critiques. Deux lauréats du prix Nobel et plus d’une centaine de spécialistes d’études latino-américaines ont affirmé que le rapport de HRW « ne répond même pas aux normes les plus minimales en matière d’érudition » et ont attiré l’attention sur la collusion existante entre les organisations des droits humains et le gouvernement états§unien, directement impliqué dans l’exigence du changement de régime. (8) Ce rapport note que cette organisation est dominée par les États-Unis et a été expressément créée comme organisation anti-socialiste et pro-capitaliste. Il attire l’attention sur le diplomate uruguayen Luis Almagro, chef de l’organisation, dont le parti pris anti-socialiste est très marqué et qui entretient des relations étroites avec le controversé leader de l’opposition vénézuélienne Leopoldo Lopez. Lopez, condamné pour terrorisme en 2014, est qualifié d’ « ami cher » et de « prisonnier politique ». En effet, l’un des auteurs du rapport de l’OEA est l’avocat de Lopez. De plus, en justifiant le financement de l’OEA par le Congrès en 2018, l’USAID a soutenu que l’organisation est cruciale pour « promouvoir les intérêts américains dans l’hémisphère occidental en contrant l’influence des pays anti-américains comme le Venezuela ». (9)
Selon Ernesto Abalo, l’une des raisons de ces divergences d’opinion concerne ce qui constitue la démocratie, notant que le Venezuela s’est bien tiré d’affaire au regard de la démocratie participative ou radicale, qui met l’accent sur le pouvoir populaire et l’inclusion. Cependant, si l’on en juge par les normes de la démocratie libérale, qui met l’accent sur la procédure et les institutions, il y a des lacunes évidentes. (10)
En outre, la relation entre la « société civile » et l’État est cruciale mais souvent houleuse dans toute l’Amérique Latine. Les groupes de la société civile ont joué un rôle important dans la fin du régime de Pinochet au Chili. En Équateur et en Bolivie, les organisations autochtones ont joué un rôle clé dans le succès des présidents Correa et Morales et se trouvent parfois maintenant en conflit avec leurs gouvernements sur les questions d’extraction et d’environnement. Mais à droite aussi, des groupes de la « société civile » ont joué un rôle clé dans la destitution de la présidente brésilien Rousseff en 2016 et l’élection de Jair Bolsonaro en 2018…
3. Les médias et le Venezuela
Les médias vénézuéliens sont concentrés entre les mains de très peu de personnes et liés à l’ancienne élite qui contrôlait le pays jusqu’en 1998. Pendant la période dite de « Punto Fijo » (1958-1998), seul le gouvernement avait le pouvoir d’accorder de nouvelles licences pour les médias. Pour se lancer dans une nouvelle entreprise médiatique, il fallait avoir des liens étroits avec des hauts fonctionnaires du gouvernement. Cela a conduit à une relation symbiotique entre les médias et les élites politiques, où les médias, qui dépendent du gouvernement pour l’octroi des licences, à leur tour, légitiment et valident le gouvernement par une couverture positive. Après l’effondrement des partis politiques traditionnels à partir de 1998, les médias privés sont devenus le dernier rempart et le principal véhicule politique de l’élite. Même après les réformes controversées des médias chavistes, les médias privés dominent toujours les parts d’audience et de marché, la part d’audience de la télévision publique étant faible. La grande majorité des stations de radio et des journaux critiquent le gouvernement.
Les études portant sur les médias privés vénézuéliens sont très critiques. Lupien souligne le niveau extrêmement élevé de concentration et d’alignement avec les partis politiques locaux de l’opposition de droite. Il en résulte un ensemble étroit de perspectives, selon lesquelles les mouvements qui contestent l’hégémonie de la race et de la classe sociale dominante sont désignés comme dangereux et offensifs. Incapables de discréditer les résultats des élections, affirme Lupien, les médias ont cherché à saper la légitimité du gouvernement chaviste en présentant ses partisans comme des partisans irréfléchis ou des foules dangereuses et irrationnelles.(12) Et Duno-Gottberg soutient que les médias locaux ont tenté de construire deux groupes distincts d’acteurs politiques ; des groupes rationnels et respectables de la « société civile » qui s’opposent au gouvernement et les dangereux « mafieux, des dégénérés au visage noir, des classes inférieures » qui le soutiennent. (13)
La droite se mobilise en appui à Juan Guaido, président autoproclamé par Donald Trump
Autre manifestation de la droite vénézuélienne
Mobilisations chavistes (+ photo ci-dessous)
Pour Hernandez, si le projet chaviste peut être lu comme une tentative d’élever et de dynamiser les classes inférieures au sein d’un peuple par une interpellation nationale et populaire, le discours de l’élite blanche consiste à se présenter comme une « société civile » et la multitude comme une « menace barbare et permanente pour la société ». Ainsi, selon lui, le terme « société civile » est devenu un signifiant vide, utilisé uniquement pour décrire les groupes appartenant à l’élite blanche privilégiée qui s’opposent au gouvernement et à ses partisans brutaux comme source imaginaire de terreur pour l’élite. Ainsi, les médias locaux « représentent de manière obsessionnelle » les organisations de la société civile chaviste comme des « groupes paramilitaires intrinsèquement violents, conçus pour intimider et éliminer l’opposition ». Il accuse ainsi l’élite de mener une campagne de « terrorisme médiatique », dans laquelle des journaux influents comme El Nacional et El Universalfont preuve « d’une argumentation cohérente et systématique destinée à susciter la peur, l’horreur et la haine envers le chavisme ».(14)
Lupien affirme que les partisans de Chavez ne sont jamais dotés d’une agenda en propre ou considérés comme étant guidés par un intérêt personnel ou collectif rationnel. Les médias locaux, au lieu de cela, utilisent des mots comme « voyous, talibans » et les présentent comme liés au président par manipulation émotionnelle ou littéralement par contrôle magique ou religieux.(15)
Par exemple, El Nacional (14 octobre 2001) a décrit la société civile chaviste comme une « classe marginale… amenée de l’intérieur du pays » qui ne comprenait pas ce pour quoi elle votait mais était « prête à se vendre pour un morceau de pain et une bouteille de rhum ». Cette image d’Epinal de Vénézuéliens pauvres et inintelligents qui sont facilement soudoyés continue jusqu’à aujourd’hui; aux élections de mai 2018, Reuters a affirmé que les pauvres votaient pour Maduro parce qu’ils pensaient « gagner un prix » ou qu’ils « recevraient une boîte de nourriture ».(16)
Au cours du coup d’Etat de 2002, où la pression de l’élite pour forcer Chavez à quitter le pouvoir par la violence a été repoussée par des manifestations de masse des classes populaires du pays, les médias locaux ont insisté sur le fait que la » foule » ne savait pas ce qu’elle faisait et était manipulée par un leader trompeur. (17)El Universal (19 juillet 2002) a qualifié les opposants de droite au gouvernement de « société civile » et le contre-coup populaire (21 avril 2002) comme un « pillage comme un produit du ressentiment ».
Pratiquement tous les médias locaux ont été fortement impliqués dans la fomentation, l’orchestration et la promotion du coup d’Etat, dont le siège se trouvait dans la maison de Gustavo Cisneros, le propriétaire de la plus grande chaîne de télévision. Le 12 avril, sa chaîne Venevisión a diffusé sur ses écrans des spots indiquant que le Venezuela avait retrouvé sa liberté, tandis que les dirigeants du coup d’État étaient invités sur les ondes et remerciaient les médias pour leur coopération. L’un d’eux a déclaré : « Nous avions une arme mortelle : les médias. Et maintenant que j’en ai l’occasion, permettez-moi de vous féliciter»(18) D’autres chaînes ont fait de même ; un réalisateur de RCTV s’est fait dire de diffuser « zéro chavisme » à l’écran.(19) Le même jour, Napoleon Bravo, l’un des animateurs de télévision les plus influents du Venezuela, a invité sur les ondes les dirigeants du coup d’Etat, pour les remercier de les aider dans le coup d’Etat contre Hugo Chavez.
Les journaux nationaux du pays ont été impliqués de la même manière. En première page d’El Nacional (11 avril 2002), la veille du coup d’Etat, on pouvait lire : « Descendez dans la rue, pas de pas en arrière » et « la bataille finale aura lieu au Miraflores [palais présidentiel] » !El Universal (13 avril 2002) a triomphé à la suite de ce qui semblait être une entreprise couronnée de succès, son titre déclarant « Un pas en avant » ! La plupart des chaînes de télévision privées ont suspendu leurs émissions régulières pour demander aux téléspectateurs de descendre dans la rue pour renverser le gouvernement ; elles ont diffusé des images trafiquées de partisans de Chavez attaqués qui donnaient l’impression qu’ils étaient les agresseurs et ont laissé le temps d’antenne aux putschistes pour dénoncer Chavez. Mais ils ont refusé de faire un reportage sur le contre-coup pendant qui était en cours, diffusant plutôt des documentaires et des films de Julia Roberts. Comme le contre-coup a réussi, tous les journaux nationaux, à l’exception d’Últimas Noticias, ont suspendu leur impression.
En effet, El Universal (13 janvier 2002) a décrit les Cercles bolivariens, associations de quartier, qui ont joué un rôle crucial dans la lutte contre le coup d’Etat, comme de « dangereuses « racailles » qui, sans l’élégance des chemises noires italiennes ou la discipline des groupes nazis allemands considérés comme fascistes, étaient considérés comme des escadrons de la mort du président Duvalier, « les Tontons Macoutes, deux groupes formés de voyous brutaux qui pratiquent la magie ». (20) Nous reviendrons plus bas sur ce racisme fondamental.
4. Race et classe au Venezuela
« Mantuana » espagnole (oligarchie locale) avec son esclave noire, XVIIIème siècle.
Après l’arrivée de Christophe Colomb en 1498, le Venezuela fut transformé en économie axée sur les plantations, dans lesquelles de petits groupes de paysans européens asservirent de grands groupes d’indigènes américains pour produire des produits primaires. Décimés par l’invasion et la conquête, ils furent remplacés par des Africains victimes de la traite, dont les vies n’avaient pas plus de valeur. Après la longue lutte pour l’indépendance et l’abolition définitive de l’esclavage au milieu du XIXe siècle, la structure de l’économie a très peu changé. Une élite créole blanche propriétaire terrienne a remplacé la domination espagnole directe, tandis que les autochtones et les Afro-Vénézuéliens se sont vu interdire des emplois bien rémunérés dans l’industrie pétrolière, ce qui signifie qu’aujourd’hui les pauvres sont majoritairement noirs et les noirs sont majoritairement pauvres.
Des tentatives ont été faites pour blanchir la composition de la population aux XIXe et XXe siècles, avec des programmes gouvernementaux donnant aux immigrants européens une grande partie des terres les plus productives. Cannon a argumenté de façon convaincante que « le blanc au Venezuela est l’abréviation de beau, pur et sophistiqué, le noir étant le symbole du laid, du pauvre et de l’inintelligent ». Les Noirs sont pratiquement invisibles à la télévision vénézuélienne, présentés seulement comme des voyous sans scrupules. Le noir est fortement sous-estimé, sinon méprisé dans le pays. Avant l’avènement de Chavez, il n’y avait presque pas d’animateurs d’émissions de télévision non blancs dans ce pays majoritairement non blanc. L’intersection de la race et de la classe peut être vue dans la publicité, où les produits destinés à l’élite utilisent des modèles blancs alors que ceux destinés à un public ouvrier sont souvent des modèles plus sombres. Bien que 64 % des Vénézuéliens ne soient pas de race blanche, seulement 4 % s’identifient comme noirs (21).
Buste du héros national, le rebelle José Leonardo Chirinos, État de Falcón, Venezuela.
Il existe donc une forte corrélation entre la race, la classe sociale et l’affiliation politique au Venezuela, où 67 % des secteurs socio-économiques A et B ont voté pour l’opposant de Chavez en 2000, contre seulement 24 % pour la catégorie socio-économique E, 50,5 % de celle-ci votant pour Chavez. La moitié de ceux qui avaient voté pour lui en 1998 n’avaient jamais voté auparavant. Chavez a pu compter sur le soutien des pauvres, qui le considéraient comme l’un d’entre eux puisqu’il a grandi dans la pauvreté, dans une maison de torchis de l’État de Barinas. En revanche, Cannon soutient que son rejet par les classes moyennes signifiait précisément un rejet des pauvres et des personnes à la peau sombre, et qu’il était fondé sur une notion historique profondément enracinée du noir comme étant inférieur au blanc. (22) Cette position non déclarée de l’élite aujourd’hui, soutient Salas, est remise en question ouvertement par une coalition multiethnique de peuples subalternes, et constitue un choc psychologique douloureux pour la culture hégémonique de la suprématie blanche. (23)
Au Venezuela « noir’ et ‘chaviste » sont considérés comme pratiquement synonymes. Un supplément d’El Nacional a publié l’histoire de trois journalistes de l’opposition noircis pour ressembler à des golliwogs (poupée de chiffon représentant une personne noire aux cheveux crépus) afin de passer inaperçus lors d’un rassemblement de chaviste par « la foule qui leur était violemment opposée ». L’un des problèmes signalés dans le supplément était que l’utilisation permanente de ce déguisement signifierait qu’ils commenceraient à puer comme des singes… Etant entendu que les chavistas étaient noirs et que la société civile était blanche. (24)
Pendant les manifestations de l’extrême droite 2017 contre le gouvernement bolivarien, présentées par les médias occidentaux comme « révolte populaire pour la démocratie et contre Maduro », un homme noir, Orlando José Figueroa, a été accosté par un groupe de ces manifestants blancs qui supposaient, en raison de la couleur de sa peau, qu’il était à la fois un chaviste et un criminel. Il a été battu, poignardé et brûlé vif. D’autres Afro-Vénézuéliens ont été lynchés par des groupes blancs pendant ces manifestations. Ainsi, selon Salas, l’économie politique du racisme au sein de l’élite vénézuélienne n’est rien de plus que la continuation historique du processus de conquête et d’esclavage qui a commencé il y a 500 ans. (25)
Le jeune Orlando Figuera, brûlé vif dans un quartier chic de Caracas par une extrême droite insurgée que les médias internationaux ont qualifiée de « révolte populaire contre la dictature ». Voir http://wp.me/p2ahp2-2CO
Pourtant, le racisme est un sujet tabou au Venezuela. L’une des idéologies nationales fondamentales est que le pays est une société « café au lait », où tout le monde est un mélange de café (africain) et de lait (européen), ce qui signifie qu’ils sont tous de la même « race ». En conséquence, le langage et la terminologie ouvertement raciaux dans les médias coexistent avec le déni du fait que le racisme est un problème à l’intérieur du pays.
Cette situation n’est pas remise en question par les analyses locales des médias vénézuéliens ou de la manière dont la société civile est représentée, même si la plupart se concentrent uniquement sur la tentative de coup d’État de 2002 et n’étudient pas les préjugés inhérents à la couverture médiatique de manière plus générale. La présente étude, par contre, prend en compte l’ensemble de la période chaviste (1998-) et se concentre sur les médias britanniques et américains. Elle montre comment les médias occidentaux recyclent fidèlement la couverture raciste et classiste des médias vénézuéliens. L’une des raisons en est que les journalistes occidentaux qui se rendent au Venezuela vivent et travaillent généralement dans les quartiers de l’Est de Caracas, fortement empreints de ségrégation raciale et sociale. La plupart de ces journalistes vivent dans des communautés protégées par des gardes armés et se déplacent rarement en dehors de la partie riche et cosmopolite de la ville. Par conséquent, ils entrent rarement en contact avec la majorité pauvre et à la peau foncée du pays. Beaucoup ne parlent pas l’espagnol et ne peuvent donc pas communiquer avec les 95 % les plus pauvres de la population qui ne parlent pas anglais. Cela les limite encore davantage à ne communiquer presque exclusivement qu’avec des sources de la classe moyenne ou supérieure blanche. Même hiatus pour les journalistes restés en Europe : la plupart des vénézuéliens qui étudient ou achètent des appartements à Londres, Paris ou Madrid… sont, comme les autres communautés latines, en porte-à-faux, pour des raisons sociologiques, économiques et historiques, avec les couches populaires qui forment la majorité sociale de leur pays.
Les journalistes qui prennent leur billet pour Caracas y travaillent en étroite collaboration avec des journalistes locaux bien établis, qui sont majoritairement issus de milieux privilégiés et d’organisations de médias d’opposition très partisanes. Des journalistes m’ont avoué n’avoir fait que copier/coller des articles provenant de sources d’information locales partisanes comme El Universal et El Nacional. En outre, sous la pression de la mondialisation et des coupes budgétaires exigées par les actionnaires des grands groupes de communication, de nombreux organes d’information occidentaux ont commencé à sous-traiter ou à externaliser leur couverture vénézuélienne auprès de journalistes locaux issus de l’opposition. Cela crée une atmosphère de salle de rédaction antagoniste où même les journalistes occidentaux de Caracas se disent « résistants » aux chavistes, tandis que ceux qui sont plus empathiques par rapport au chavisme admettent l’auto-censure, renforçant ainsi la pensée unique. Comme l’a dit un journaliste : « Je n’ai tout simplement jamais présenté d’articles dont je savais qu’ils n’entreraient pas… Et je le savais et je n’étais même pas assez stupide pour les présenter. Je savais que ça ne serait même pas pris en compte ». (26) Il n’est donc pas étonnant que les attitudes des médias locaux s’infiltrent également dans les reportages occidentaux. »
Constatations tirées de la couverture occidentale
J’ai compté la fréquence avec laquelle les sept journaux de mon échantillon présentent les chavistes et les groupes d’opposition comme des foules ou des gangs intrinsèquement violents a été comptée. Dans 65 articles, il y a 158 références à des groupes sympathisants du gouvernement comme « hordes violentes, gangs ou criminels », qualificatifs non utilisés pour décrire des groupes d’opposition.
Chavez est le premier président non blanc élu après s’être présenté face à d’autres candidats dont une ancienne Miss Univers blanche. Les médias locaux ont baptisé l’élection « La beauté contre la bête ». (27) Les médias occidentaux ont adopté ce ton, qualifiant ses partisans d’ignorants et de bestiaux. Le Washington Post (7 décembre 1998) a cité un observateur qui notait : « Chavez rejoint les gens incultes. Il n’offre qu’une série de rêves ». Et le Miami Herald (7 décembre 1998) affirmait que « les chavistes embrasseraient une dictature autoritaire », citant une source qui disait : « L’histoire de violence de Chavez m’inquiète. Ses disciples m’inquiètent. Ses disciples ne sont généralement pas très éduqués ».
La déshumanisation des Vénézuéliens de la classe ouvrière, à la peau sombre, s’est intensifiée en 2002 lors de la tentative de coup d’État. Le 11 avril, de grandes manifestations ont débordé Caracas. Les groupes d’opposition de droite (dits de la « société civile ») ont affirmé que les actions de Chavez en tant que président, y compris ses attaques verbales contre l’Eglise et les groupes d’affaires, « érodaient la démocratie ». La renationalisation de PDVSA (Petróleos de Venezuela, S. A.), une compagnie qu’ils considéraient comme neutre et indépendante, a été, pour beaucoup dans ce groupe, la goutte qui a fait déborder le vase.
Alors que les manifestations anti-gouvernementales se sont heurtées à des manifestations pro-gouvernementales, des franc-tireurs ont tiré dans le tas ; dix-neuf personnes ont été tuées et soixante-neuf ont été blessées. Les chefs de l’opposition ont pu ainsi imputer les morts à Chavez et, avec l’aide d’unités militaires, l’ont arrêté et ont installé à sa place Pedro Carmona, le chef de la Chambre de Commerce. Des représentants de tous les secteurs de l’élite – l’Église catholique, l’armée, le monde des affaires, les médias et les syndicats – ont signé le « décret Carmona », qui abolissait la nouvelle Constitution, suspendait la Cour Suprême, liquidait le Congrès et donnait à Carmona le pouvoir de gouverner seul et par décret. La composition raciale et de classe du nouveau gouvernement était évidente même pour les putschistes eux-mêmes, les conseillers de Carmona le suppliant de trouver au moins une personne non blanche à mettre devant les caméras. Mais Carmona n’en a pas trouvé. (28)
Selon le rapport final du Défenseur vénézuélien des droits humains, sept des morts étaient des chavistes, sept étaient des partisans de l’opposition et cinq étaient non affiliés. Parmi les blessés, trente-huit étaient des chavistes, dix-sept des opposants et quatorze des non-affiliés. Il n’y a pas de consensus sur les responsables des meurtres ; les sympathisants de l’opposition insistent sur l’incertitude quant aux coupables, alors que les députés bolivariens considèrent qu’il s’agit de mercenaires postés ad hoc sur les toits environnant le palais de Miraflores. Cependant, même les critiques les plus virulentes des chavistes admettent que ce qui s’est produit était effectivement un coup d’État (29).
Les putschistes apparurent sur les écrans et annoncèrent le licenciement d’environ 500 journalistes considérés comme ennemis du nouveau régime (30) En moins d’une jour une centaine d’entre eux furent arrêtés, la télévision d’Etat forcée de quitter les ondes et de nombreux médias locaux indépendants envahis et détruits, certains journalistes furent torturés et d’autres ont publiquement fouettés (31).
Ce gouvernement auto-proclamé n’a duré que deux jours : un grand nombre des vénézuéliens de la classe ouvrière et à la peau sombre sont descendus des barrios, quartiers populaires sur les collines autour de Caracas, pour protester. Ces manifestations pacifiques de masse ont encouragé les unités loyales de l’armée à reprendre le palais présidentiel et à ramener le président constitutionnel Chavez.
Les documents publiés montrent que le coup d’État et la violence avaient été planifiés dès le début et que le gouvernement américain était parfaitement conscient que l’opposition avait l’intention de provoquer et d’exploiter la violence dès le début du mois d’avril 2002 afin de perpétrer un coup d’État. (32) Les États-Unis ont d’abord soutenu ces actions, la Maison Blanche les qualifiant de « manifestations pacifiques » et a fait pression sur l’OEA pour reconnaître Carmona (33). Cependant, l’OEA a dénoncé ce qu’elle considérait comme un coup d’État violent et a exprimé sa solidarité avec le peuple vénézuélien. (34) Le 15 avril, le gouvernement américain a fait marche arrière et « condamné » le coup d’État.
C’est dans ce contexte que les médias occidentaux ont présenté les groupes responsables du coup d’État comme des « sociétés civiles » alors que les groupes de la classe inférieure qui défendaient la Constitution étaient dépeints comme des « foules dangereuses menaçant la démocratie ». Par exemple, le Daily Telegraph (13 avril 2002) : « Le président vénézuélien a été contraint de démissionner par son haut commandement militaire hier après que ses partisans ont ouvert le feu sur un rassemblement de l’opposition appelant à son départ, tuant 13 personnes…[Les coups de Chavez] ont aliéné tous les secteurs importants de la société vénézuélienne : les entreprises, les propriétaires terriens, les syndicats et l’Eglise catholique… M. Chavez a une clientèle fanatique parmi certains secteurs des pauvres. »
Par ailleurs, le journal a rapporté de fausses informations selon lesquelles Chavez avait démissionné et ses partisans avaient tué des partisans de l’opposition. Pourtant, Chavez a été enlevé de manière démontrée et il existe un vaste bilan de preuves, en particulier le fait que deux fois plus de chavistes ont été blessés que les partisans de l’opposition. Le correspondant de CNN Otto Neustadt a lui-même filmé les dénonciations des putschistes revendiquant le coup d’Etat et parlant de « morts » avant que celles-ci ne se produisent sous les balles de leurs francs-tireurs… Le Daily Telegraph a également délégitimé la classe ouvrière, affirmant que tous les secteurs « importants » de la société s’opposaient à Chavez et que seuls des assassins « fanatiques » le soutenaient. Ces meurtriers fanatiques constituaient la majorité sociale du pays.
Le New York Times (13 avril 2002) a fortement soutenu les événements, les présentant comme un soulèvement démocratique plutôt que comme un coup d’Etat, notant que Chavez s’était : « aliéné pratiquement toutes les circonscriptions, des professionnels de la classe moyenne, des universitaires et des chefs d’entreprise aux membres des syndicats et de l’Église catholique romaine… Un développement encourageant a été la forte participation des citoyens de la classe moyenne à l’organisation des groupes d’opposition et des manifestations de rue. La poursuite de la participation civique pourrait contribuer à revitaliser le Venezuela. »
Ce journal a décrit les mobilisations de la droite pro-coup d’État comme « une semaine de manifestations pacifiques » tandis que la contre-manifestation a été qualifiée de « mouvances furieuses de partisans de Chavez marchant violemment à travers les magasins pillant la capitale dans les quartiers pauvres ». (16 avril 2002).
Cette couverture est très semblable à celle du journal de droite vénézuélien El Universal documentée précédemment. Moins de deux ans auparavant, Chavez avait remporté à la fois le plus grand nombre total de voix de l’histoire du Venezuela, avec vingt-deux victoires sur vingt-trois États; en 2006, il avait obtenu le meilleur résultat avec sa réélection. Chavez donc n’avait manifestement pas « perdu la majeure partie de la population ». Mais cette lecture journalistique montre clairement qui constitue et qui ne constitue pas la société selon les médias. Ceux qui en font partie sont les groupes professionnels de l’élite blanche et ceux qui n’en font pas partie, à l’évidence, sont les violents sous-humains (unpeople). Le New York Times a dénigré les centaines de milliers de manifestants pacifiques de la classe ouvrière qui se sont soulevés contre le coup d’Etat en les qualifiant de « voyous armés » (15 avril 2002) et « Dobermans » (12 avril 2002).
Les autres journaux dépeignent les groupes de la même façon. Par exemple, selon le Washington Post (21 avril 2002), « l’opposition de la société civile était inspirée et énergique, démocratique ». En revanche les groupes ouvriers opposés au coup d’État étaient des « extrémistes, des brutes » – même lorsque les démocrates inspirés s’abattaient ces extrémistes. Sur l’ensemble de l’échantillon, trente-cinq groupes d’opposition ont été cités comme représentant une » société civile » respectable. Les groupes chavistes n’ont pas été décrits de la même manière. Cette uniformité sur l’ensemble du spectre ajoute du poids à la théorie de Hernandez selon laquelle le terme « société civile » est un signifiant vide, un terme technique utilisé uniquement pour décrire les groupes de l’élite sociale.
Le Miami Herald (16 avril 2002) reprenait lui aussi la couverture du quotidien vénézuélien de droite El Universal (13 janvier 2002) qui comparait les cercles bolivariens aux nazis et aux tontons Macoutes.
La présentation des partisans de Chavez comme « hordes violentes et sans instruction » s’est poursuivie tout au long de sa présidence et jusqu’après sa mort en 2013. Tout en couvrant les funérailles de Chavez et l’élection présidentielle qui a suivi, les journaux ont nié toute capacité d’autonomie d’action ou de pensée aux partisans de Chavez, les présentant comme de simples disciples irréfléchis, incapables de prendre des décisions rationnelles, reflétant ainsi les conclusions de Lupien dans les médias vénézuéliens. Par exemple, le Times (6 mars 2013) a affirmé que Chavez était « un personnage plus grand que nature qui commandait une adoration presque sectaire aux dévots de sa soi-disant révolution, sa domination du pouvoir laissant peu de place pour pouvoir briller aux autres personnalités politiques ».
Diversité des organisations citoyennes nées de la révolution : une réunion communale dans un quartier populaire d’El Lidice, Caracas, 2018. Photo: Jesus Reyes
En fait, selon les médias, les vénézuéliens de la classe ouvrière n’appuyaient pas le gouvernement de façon rationnelle mais participaient à un culte qui leur avait lavé le cerveau. Il y a aussi une tendance marquée à dépeindre les groupes de chavistes comme des fouets émanent d’une rage névrosée, comme le montrent les deux citations suivantes : « Ses partisans frénétiques ne veulent tout simplement pas dire au revoir, et les héritiers d’Hugo Chavez disent qu’ils n’auront peut-être pas à le faire. » (The Washington Post, 16 mars 2013). Ou «Le Commandant a été ramené d’entre les morts, apparaissant sur des écrans vidéo géants haranguant des foules endiablées. » (The Daily Telegraph, 12 avril 2013)
La » frénésie » évoque un comportement incontrôlable, irrationnel ou sauvage, indiquant que les groupes qui soutiennent le gouvernement sont hystériques, maniaques ou fous plutôt que des acteurs rationnels. Le mot est souvent utilisé pour désigner des animaux irrationnels ou même des parasites – » une frénésie alimentaire » – et sert à déshumaniser la majorité de la population à la peau sombre et de classe inférieure du pays. Le mot n’a jamais été utilisé pour décrire les mouvements d’opposition.
La conséquence du règne de Chavez, selon un journal, a été de déchaîner une bête sur le Venezuela. The Miami Herald (5 mars 2013) affirmant que, par conséquent, » le Venezuela est aujourd’hui une société polarisée divisée entre les partisans intolérants de la révolution bolivarienne de M. Chávez et une opposition démocratique qui, contre toute attente, a mené un combat courageux pour une alternative démocratique « . Cela diabolise à la fois les chavistes et idéalise l’opposition.
L’élection présidentielle qui a suivi a opposé le vice-président Nicolas Maduro au leader de l’opposition Henrique Capriles. Alors que les chavistes considéraient l’élection comme libre et équitable, l’opposition affirma que, bien que le vote ait été sûr, le gouvernement avait utilisé les médias et les ressources de l’État en sa faveur, et qu’il avait fait pression sur ses employés pour qu’ils votent pour Maduro, biaisant les règles du jeu.
La réaction de la communauté internationale à l’élection a été extrêmement positive. L’Union des Nations de l’Amérique du Sud a pleinement approuvé les travaux, comme l’ont fait de nombreux autres États importants comme le Canada, le Mexique, la Russie et l’Espagne. En fait, le seul pays au monde qui n’a pas rapidement reconnu les résultats était les États-Unis. Et ce, malgré le fait que le Centre Carter, une organisation d’observation électorale ayant reçu le prix Nobel et que le gouvernement états-unien a même financé pour observer des élections, les a approuvées. Elle a constaté qu’en fait, Capriles a reçu presque trois fois plus de couverture que Maduro à la télévision, la plupart étant positive, alors que la couverture de Maduro était surtout négative. En outre, il a constaté que moins d’un pour cent des personnes ont déclaré avoir subi des pressions pour voter dans un sens ou dans l’autre, alors que deux fois plus de personnes ont été poussées à voter pour Capriles que pour Maduro. (35) En 2012, l’ancien président Jimmy Carter a noté que le système électoral au Venezuela était » le meilleur au monde « .
Néanmoins, les médias occidentaux ont recyclé leur discours et présenté ce scrutin comme un combat injuste entre une opposition démocratique, courageuse et louable, et un gouvernement autoritaire qui avait » drillé » ses » partisans pauvres avec frénésie « (The Daily Telegraph, 6 mars 2013) et pouvait compter « sur le soutien aveugle » d’un million de clients citoyens et leurs familles « qui ont dû voter pour leur gouvernement du fait de leur travail dans le secteur public. » (The Daily Telegraph, 7 mars 2013). Il évoquait également une forte possibilité que, si les chavistes perdaient, ils pourraient ne pas accepter le résultat. Par exemple, The Guardian (5 mars 2013) écrit : « Les questions abondent. Si Capriles gagne, les milices et factions civiles chavistes des forces armées l’accepteront-elles ? ».
De telles citations soulignent le mépris de classe des médias européens à l’égard des groupes chavistes. Ils démontrent également la même tendance à « paramilitariser » ces groupes comme Hernandez l’a analysé dans les médias vénézuéliens eux-mêmes, qui sont en majorité d’opposition. En réalité, les chavistes ont toujours accepté leurs défaites, de manière immédiate, même en cas de scrutins serrés comme lors du référendum de 2007 – alors que l’opposition a continuellement refusé d’accepter les résultats des élections et a eu recours à la violence dans un certain nombre de cas. Elle a de fait refusé d’accepter les victoires chavistes jusqu’en 2006. Capriles lui-même avait des antécédents de violence, notamment l’enlèvement du ministre de l’Intérieur lors du coup d’État de 2002 et le leadership d’une foule qui a attaqué l’ambassade de Cuba. Pourtant, les médias n’ont jamais posé la question de savoir si l’opposition reconnaîtrait le verdict des urnes (ce qu’elle n’a d’ailleurs pas fait). Le qualificatif « milices » fait référence aux cercles bolivariens, que les chavistes appellent organisations populaires, mais qui sont fréquemment décrits comme des paramilitaires armés par l’opposition vénézuélienne. Notre étude montre qu’aucune organisation d’opposition n’a été qualifiée de milice, même armée, alors que ses commandos ont mené des attaques nocturnes contre l’armée et la police vénézuéliennes. Par contre le Daily Telegraph (14 avril 2013) écrit : « Beaucoup se sont demandés si M. Maduro et ses partisans chavistes accepteraient une victoire de l’opposition si elle se produisait – et ils ont prédit la violence si elle se produisait. ». Le Miami Herald (5 mars 2013) s’inquiète lui aussi de la violence, citant un observateur : « Armando, 29 ans, a déclaré que sa joie était tempérée par la réaction des supporters pro-Chávez, connus sous le nom de chavistes, chez eux. C’est la première étape d’un grand changement » a-t-il déclaré. « J’espère que rien de mal n’arrivera et que les ignorants n’auront pas recours à la violence. »
Heureusement, aucun » ignorant » n’a eu recours à la violence. La « foule » est restée à la maison, pacifiquement. Et malheureusement, c’est le candidat de la droite, Henrique Capriles qui a demandé à ses partisans de la société civile « d’exprimer leur colère dans la rue ». Les émeutes qui ont suivi ont entraîné la mort de sept personnes, toutes chavistes. (36)
N’ayant aucune perspective d’accéder rapidement au pouvoir après avoir perdu les élections de 2013, l’opposition s’est scindée en deux factions. La plus modérée était dirigée par Henrique Capriles, et se disait favorable à la poursuite de la voie électorale. L’autre, menée par Leopoldo Lopez, préférait en revenir à la tactique du putsch violent. Lopez argumentait en octobre 2013 : « Nous devons accélérer la sortie du gouvernement… Nicolas Maduro doit partir le plus tôt possible… selon moi, la méthode est secondaire, ce qui est important, c’est la détermination à atteindre nos objectifs à tout prix »(37).
Lopez a persévéré dans ces plans d’action. Au printemps et à l’été 2014, des manifestations anti-gouvernementales ont occupé les quartiers aisés de l’Est de Caracas et des zones frontalières avec la Colombie, comme l’état du Tachira. Elles s’étaient auto-baptisées La Salida (la sortie [de Maduro]) ou « guarimbas » (barrages et violences d’extrême droite, NdT). Quarante-trois personnes sont mortes dans des affrontements très médiatisés entre l’opposition et les forces gouvernementales, dont quatorze directement imputables aux forces de sécurité gouvernementales et vingt-trois à la violence de l’opposition. (38) Les manifestations prolongées ont causé d’énormes dégâts et perturbations dans le pays, évalués à 15 milliards de dollars par le gouvernement bolivarien.
Les chavistes reconnaissent que la police et la Garde nationale sont coupables de certains meurtres, mais affirment que le gouvernement a fait preuve d’une » étonnante retenue » face à une tentative de coup d’État violent. Les opposants concèdent que les manifestants ont fait de nombreux morts, mais accusent la répression gouvernementale qui selon a été pire, entraînant un » pogrom tropical » généralisé contre des groupes de la société civile largement pacifiques. (39) Les médias vénézuéliens, en majorité d’opposition, ont généralement favorisé la seconde interprétation. El Universal (19 mars 2014), par exemple, a condamné la « violence des chavistes », et de leurs « groupes armés » contre « les étudiants et les familles qui ont manifesté pacifiquement ».
C’est cette interprétation qui dominait en Occident. Ciccariello-Maher note comment les manifestants se sont habilement présentés sur les réseaux sociaux comme une sorte de « Printemps arabe » ou des mouvements d’occupation sous le masque de Guy Fawkes, faisant circuler des images montrant une prétendue répression gouvernementale, malgré le fait que de nombreuses images ne venaient même pas du Venezuela. (40) Les événements ont fait la une des réseaux sociaux à travers le monde, faisant la manchette des journaux et des célébrités comme Cher, Madonna et Kevin Spacey ont apporté leur soutien total aux opposants.
Les Vénézuéliens, les médias et les universitaires ont immédiatement remarqué l’aspect de classe et racial des manifestations. (41) Des étudiants de peau claire, provenant des universités privées de la bourgeoisie, ont co-dirigé les « guarimbas » avec des paramilitaires colombiens et des membres de la pègre. Celles-ci ont eu lieu dans seulement 18 des 335 municipalités du pays, c’est-à-dire principalement dans des zones riches, blanches et contrôlées par l’opposition. Elles ne se sont pas propagées aux zones populaires où vit 80% de la population, métissée, invisible dans les médias occidentaux. Les « guarimbas » étaient très impopulaires, les sondages privés ayant constaté qu’en avril, les deux tiers des Vénézuéliens étaient contre eux (bien qu’une majorité de riches Vénézuéliens les aient soutenus), les autres les estimant impopulaires à hauteur de 87 %. Cela était principalement dû à leur violence, qui comprenait l’attaque de magasins d’alimentation du gouvernement, des incendies ou attaques aux explosifs contre le métro de Caracas, l’attaque de centres de santé qui a mis en péril plus de 160 patients qui ont risqué de brûler vifs, la destruction d’universités libres visant les étudiants pauvres ou des logements sociaux construits pour les secteurs populaires, l’attaque de jardins d’enfants, l’intoxication de l’eau potable et même l’assassinat de passants non mobilisés politiquement. (42) La liste des cibles représentait un message politique clair : les institutions attaquées étaient les représentants des programmes-phares du socialisme bolivarien en matière de santé, d’éducation, de transport et de logement, programmes soutenus par les classes populaires à la peau brune.
Dans un quartier huppé de Caracas, les « guarimberos » d’extrême droite, présentés comme « combattants de la liberté » en lutte contre une dictature sur les écrans occidentaux.
Pourtant, les médias ne présentèrent pas ces violences de l’extrême droite comme venant des mêmes participants que ceux de la tentative de coup d’Etat contre Chavez en 2002, mais comme les actions de manifestants pacifiques vertueux soumis à une agression violente de la part d’une dictature et ses sbires.
De fait, dans les news de télévision, la chronologie du montage s’inversait. La réponse des forces de sécurité précédait les violences de l’extrême droite, comme s’il s’agissait d’une répression politique contre la population. L’Independent (18 février 2014) a noté que la Maison-Blanche s’était inquiétée du fait que le gouvernement utilisait les forces de sécurité et les gangs armés pour disperser des « manifestations pacifiques ». Tandis que le Times (15 avril 2014) affirmait que « les Colectivos haïs – des gangs armés de loyalistes du gouvernement à moto – se sont présentés devant les maisons des manifestants étudiants et ont menacé de les tuer ». Pour ne pas être en reste, le Daily Telegraph (21 février 2014) présenta le Venezuela comme tombant dans une ochlocratie, déclarant que: « Maduro a laissé les pires personnes prendre le pouvoir – abandonner l’autorité à des foules radicales et à des fonctionnaires corrompus dans le but de les garder tous de son côté ». De plus, « sous la surface, la société civile pouvait encore survivre. Maintenant que Chavez est mort et que la magie a disparu, c’est le chaos ».
Pour les médias, les « pires personnes » n’étaient donc pas celles qui tendaient des filins d’acier dans les rues pour égorger les travailleurs se rendant en moto à leur travail, ou qui attaquaient des maternités à l’explosif, non : ceux-là étaient représentés comme une « société civile » qui « protestait pacifiquement ». Les « pires personnes » étaient les groupes de la classe ouvrière vénézuélienne qui ne soutenaient pas ces violences.
En fin de compte, les journaux britanniques n’ont fait que reprendre la vision sociale de l’opposition locale : présenter les groupes d’opposition comme des « manifestants » respectables de la société civile usant de leur droit de manifester, tout en dénigrant simultanément les groupes chavistes comme des « gangs » ou des « foules violentes et décérébrées ». Aucun groupe d’opposition n’a jamais été qualifié de « horde » ou de « foule » alors qu’un groupe ouvrier ou chaviste n’a jamais été qualifié de « société civile » dans l’ensemble des 501 articles de l’échantillon.
Les journaux états-uniens sont allés plus loin encore, présentant comme des « faits » des affirmations très douteuses sur les responsables de la violence et exigeant une action internationale voire un changement de « régime ». Le Washington Post (30 mars 2014) a écrit : « Les Vénézuéliens sont désespérés par le manque d’intérêt de la communauté internationale pour la crise politique qui secoue leur pays. Depuis le début des manifestations anti-gouvernementales au début du mois dernier, au moins 34 personnes ont été tuées, pour la plupart des partisans de l’opposition abattus par les forces de sécurité ou des gangs soutenus par le gouvernement. »
Cela soulève la question de savoir qui est exactement un Vénézuélien pour le Washington Post. Évidemment pas la grande majorité des Vénézuéliens pour la plupart à la peau sombre, pour la plupart de la classe ouvrière, qui s’opposaient aux violences de l’extrême droite. Imaginons une situation similaire aux États-Unis. Si les militant(e)s du mouvement Black Lives Matter avait bombardé des bâtiments du gouvernement américain dans une tentative ouverte de renverser le président en tuant des membres de la police, de la Garde nationale ou des forces armées, seraient-il décrits comme des « manifestants pacifiques » par ces mêmes médias ?
Le Miami Herald (17 février 2014) a qualifié les événements de « manifestations » dirigées par un « dirigeant responsable » Lopez qui voulait une « marche pacifique » pour « mettre fin aux persécutions et pour obtenir la liberté des manifestants détenus » mais qu ‘« au lieu de répondre aux préoccupations des manifestants en changeant de cap ou en parlant à ses adversaires, M. Maduro a libéré des voyous soutenus par le gouvernement qui ont rapidement aggravé la violence dans la rue ». Le Miami Herald (26 février 2014) a également réprimandé le président Obama pour son inaction, affirmant que « de nombreux experts latino-américains à Washington s’accordent à dire que l’administration Obama ne peut fermer les yeux sur le massacre de manifestants pacifiques par des voyous armés soutenus par le gouvernement ».
L’utilisation du mot « voyou » était particulièrement répandue et remarquable dans l’échantillon. Les exemples cités ci-dessus ont été écrits par des occidentaux pour un public états-unien. Ceux qui écrivent ou lisent les articles comprennent vite ce que signifie « voyou » dans un contexte états-unien. Aujourd’hui, le mot vise à diaboliser et à criminaliser les hommes noirs, comme l’explique Coleman. Il a supplanté « nègre » dans le langage courant(44).
Au total, 20 des 501 articles, soit 4%, utilisaient le stigmate racial le plus fort pour désigner les groupes ouvriers. Il convient de noter qu’il ne s’agissait pas de 4 % des articles sur les partisans de Chavez, mais de 4 % de tous les articles pertinents comprenant le mot » Venezuela » dans le texte. Cela comprenait des articles sur le pétrole, les équipes de baseball, la nécrologie, les problèmes des habitants de Miami et les actions du gouvernement américain. L’usage du mot a été beaucoup plus courant dans les périodes d’échantillonnage ultérieures (2013, 2014), longtemps après que sa signification ait été bien documentée et comprise. L’étude a également suivi l’utilisation du terme « voyou » pour désigner les groupes d’opposition ou de classe moyenne. Ce terme n’est pas utilisé pour ces groupes d’opposition ou pour la classe moyenne.
L’utilisation de ce mot pour décrire les chavistes était également courante dans la presse britannique. Le Guardian (7 mars 2013) a affirmé que « les groupes civils armés et voyous ont également juré de défendre la révolution contre les ennemis à l’intérieur et à l’extérieur ». Tandis que The Telegraph (7 mars 2013) racontait qu’aux funérailles de Chavez, « pendant un moment, il y a eu une situation tendue, car le garde – un voyou de 18 ans à peine – exigeait de savoir qui prenait une photo ».
L’utilisation du mot » voyou » pour désigner uniquement les groupes de classe inférieure à la peau sombre et jamais les groupes d’opposition, même lorsqu’ils se livraient à la violence, ne fait que renforcer l’idée qu’il s’agit de racisme.
5. Conclusion
Depuis 1998, les médias occidentaux ont montré une tendance écrasante à représenter les groupes chavistes comme « des gangs, des hordes ou des foules dangereuses » tout en présentant simultanément les groupes d’opposition comme des membres respectables de la société civile, reflétant les positions des médias locaux. Chaque fois que des mots tels que « mafia, gangs, hordes » étaient utilisés, c’était uniquement en référence aux organisations sympathisantes du gouvernement, ouvrières, à la peau sombre, et jamais pour décrire les groupes d’opposition, en grande partie blancs et de classe supérieure. De même, le terme « voyou » n’a été utilisé que pour décrire les chavistes dans un contexte où « chaviste et noir » sont compris comme étant pratiquement synonymes.
Les périodes d’échantillonnage concernent l’apogée des offensives de l’opposition pour forcer les chavistes à quitter le pouvoir, par la violence. En 2002, cette opposition a déjà fomenté un coup d’État mortel contre le gouvernement démocratiquement élu, mettant en place une dictature de courte durée. En 2013, l’opposition a refusé d’accepter le résultat d’élections internationalement reconnues, ce qui a entraîné des émeutes meurtrières. Et en 2014, elle a lancé un nouveau cycle de violences pour destituer de force le président. Pourtant, dans les sept journaux échantillonnés, ces groupes d’opposition ont été qualifiés de « société civile », tandis que ceux qui s’opposaient à leurs actions étaient des « foules », des « voyous » et des « hordes paramilitaires ».
En présentant les chavistes comme des paramilitaires intrinsèquement violents, les médias occidentaux ont reproduit la vision diffusée par les médias vénézuéliens d’opposition, selon Hernandez. Cette matrice d’opinon de la droite vénézuélienne, reprises par ses médias, affleure dans les médias occidentaux pour dire, comme le démontre Lupien, que les partisans du gouvernement bolivarien sont « irrationnels et irréfléchis, jouets d’un maître démagogue illusionniste, qui les a drillés avec frénésie » (45).
Les sept journaux de cet échantillon ont suivi de très près cette distinction entre groupes de la « société civile de l’opposition » et « foule chaviste » – voir l’analyse de Duno-Gottberg. (46)
Dans ce contexte, le terme » société civile » est un signifiant vide, utilisé exclusivement pour désigner les groupes d’opposition de classe supérieure à la manière des médias d’opposition vénézuéliens. Les médias de masse occidentaux semblent se rabattre uniformément sur les mêmes archétypes que ceux des médias vénézuéliens. Que la couverture de Chavez et de ses partisans soit négative et celle de la droite positive, n’est peut-être pas surprenant, compte tenu des positions (géo-)politiques des États-Unis et du Royaume-Uni à l’égard du Venezuela. L’intime proximité avec laquelle les médias internationaux reflètent la vision de la droite locale montre à quel point les deux groupes sont imbriqués médiatiquement.
Alan MacLeod
L’auteur: @AlanRMacLeod est membre du Groupe sur les Médias de la Glasgow University. Son dernier ouvrage “Bad News From Venezuela: 20 Years of Fake News and Misreporting” (Venezuela : 20 ans de mensonges ou d’inexactitudes) a été publié par Routledge en avril 2018.
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Amzat Boukari-Yabara est originaire du Bénin et de la Martinique. Titulaire d’une maîtrise en histoire du Brésil (Paris-Sorbonne, 2005), d’un master en sciences sociales (EHESS, 2007) et d’un diplôme d’études latino-américaines (IHEAL, 2011). Docteur en Histoire et Géopolitique au Centre d’études africaines de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Spécialiste de l’histoire de l’unité de l’Afrique, secrétaire général du mouvement panafricaniste UMOJA. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels « Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme » (2014, Editions La Découverte),Nigeria (De Boeck, 2013) ; Mali (De Boeck, 2014); Walter Rodney (1942-1980) : les fragments d’une histoire de la révolution africaine (Présence africaine, 2015).
« Séchons avec le feu sacré de notre conscience, séchons les larmes de l’Afrique, mais également celles de l’Amérique latine, pour que… les pleurs de nos siècles se transforment en pluie, pour commencer à ensemencer le 21ème siècle »
Hugo Chávez, Banjul, Gambie, 1er juillet 2006
Qu’est-ce que « l’Afro-bolivarisme » et quels liens établissez-vous antre le panafricanisme, la Caraïbe et l’Amérique du Sud ?
L’Amérique du Sud est très importante car c’est dans cette partie du monde que la majorité des africains déportés ont été conduits. Le Brésil aujourd’hui héberge la plus importante population d’origine africaine en dehors du continent africain. C’est banalement de 85 à 95 millions d’habitants qui ont des origines africaines. Aujourd’hui on trouve beaucoup d’éléments qui renvoient à l’Afrique. Et ce qui est aussi important de rappeler, c’est que lors de la Révolution Haïtienne, Toussaint Louverture va inspirer Simon Bolivar qui fera une escale à Haïti lorsqu’il ira lui-même libérer les colonies Espagnoles d’Amérique du Sud, notamment dans ce qui sont aujourd’hui la Colombie et le Venezuela, également l’Équateur et la Bolivie avec les autres généraux. Sauf que par la suite, le récit qui va être fait de cette Amérique Latine, c’est l’idée d’une Amérique Latine métisse.
On va gommer la présence des noirs, on va gommer la présence indienne, on va créoliser cette Amérique Latine porté si bien qu’il va y avoir une censure sur l’histoire des noirs en Amérique du Sud. Cette censure qui s’est mise en place dans différentes républiques sud-américaines concernant la participation des noirs dans la libération et guerres d’indépendances. Cette censure, je crois qu’elle est importante à lever.
On a des exemples très importants qui se mettent en place au Brésil, des mouvements noirs se sont organisés très tôt dans la tradition des quilombos. Ces communautés, ces républiques fondé par des esclaves fugitifs dans lesquels on réorganisait réellement tout, toute la vie en société sur des bases démocratiques dès le 17e siècle. La plus célèbre était celle dos Palmares avec Zumbi. On a également d’autres espaces très important qui renvoient à la présence Africaine en Amérique du Sud.
Et enfin, je crois qu’on a aussi dans cette relation entra l’Afrique et l’Amérique du Sud des personnages qui me semblent importants. Le dernier en date c’était bien évidemment Hugo Chavez, président du Venezuela, qui a toujours été solidaire avec les causes Africaines et panafricaines et je crois que c’est très important qu’on comprenne que la manière dont Chavez a été attaquée par la presse néolibérale de droite qu’elle soit Vénézuélienne, Américaine ou Occidentale est une attaque de tous les Africains.
Les caricatures de Chavez montrent régulièrement un homme avec des cheveux frisés, des grosses lèvres d’Africain, un nez Africain et c’est réellement l’Africain qui était derrière Chavez qui était visé. Comptez-si bien que Chavez a pris les devants en expliquant qu’il était absolument fier de ses origines Africaines, qu’il était fier d’être un Africain. C’est précisément par rapport à la manière dont il réhabilite l’identité Africaine, mais également l’identité précolombienne du Venezuela qu’il est attaqué par les lobbies néo-impérialistes.
Chavez à niveau du Venezuela va développer toute une politique bolivarienne : la mise en place de missions sociales, une diplomatie très active des pays du Sud, vis-à-vis des pays Africains, etc. Il va être également le premier soutien à Haïti. Lorsqu’il y a des missions humanitaires qui seront faites à Haïti et que l’on fait une analyse objective de ce qui se passe sur le terrain, on constate qu’à chaque fois le seul camp qui respecte les normes humanitaires des Nations Unies. Hé bien, c’est très souvent le camp vénézuélien. ça aussi, c’est quelque chose de très important à rappeler c’est cette solidarité qu’à pu avoir l’Amérique du Sud et que continuent à avoir les régimes sud-américains, également Caribéens avec tout ce que ça renvoie à l’Afrique.
C’est un combat difficile car aujourd’hui on a totalement oublié que l’Amérique du Sud faisait partie et continue de faire partie de cette histoire du panafricanisme. Dans mon ouvrage, j’ai tenu à ce qu’il y ait tout un chapitre consacré à l’Amérique du Sud. Parce que très souvent nous avons une vision très mainstream, concentré sur les noirs des Etats-Unis, alors que les noirs du Brésil, les noirs du Venezuela et les noirs de Colombie sont extrêmement importants dans cette dynamique.
Marcus Garvey, c’est en voyageant dans la Caraïbe et en Amérique Centrale, au Costa Rica, au Panama, au Pérou, en Équateur qu’il prend conscience du sort commun des populations noir dans cette partie du monde. C’est à partir de là qu’il lance son mouvement pour la rédemption et la fierté nègre où que les nègres se trouvent.
Semaine de l’Afrique au Venezuela (mai 2012) en présence du vice-ministre Reinaldo Bolivar.
Par Alicia Hernández, envoyée spéciale pour BBC Monde, Caracas.
Les femmes de la commune Rogelio Castillo Gamarra sont prêtes à voter pour Nicolás Maduro. Ce dimanche et pour toujours.
Malgré la crise, malgré les problèmes, Nicolás Maduro peut compter sur plusieurs millions de personnes prêtes à le réélire dimanche à la présidence du Venezuela.
Bien qu’il existe un pourcentage élevé de rejet, un noyau dur d’environ 4-5 millions de votants reste fidèle au leader politique du chavisme, une option politique qui pourrait atteindre les 20 ans de gouvernement avec Nicolas Maduro. Ses partisans l’appuient soit par des convictions politiques, soit par leurs expériences personnelles, soit parce qu’il ne trouvent pas de meilleure alternative ou par loyauté envers Hugo Chávez.
Cela fait de Maduro le favori d’une élection sans ses principaux rivaux, qui sont emprisonnés ou inhabilités (pour l’organisation de violences meurtrières ou des cas de corruption, NdT), et où l’opposition appelle à ne pas voter parce qu’elle considère que le processus est frauduleux.
Dans la commune Rogelio Castillo Gamarra, qui se trouve à Petare, considéré comme le plus grand quartier populaire d’Amérique latine, à l’est de Caracas, les opinions divergent.
En entrant, sur un grand mur à gauche, un portrait peint de la guérilla disparue regarde une affiche de propagande avec Chavez et Maduro en face. À l’intérieur de la commune, des affiches des campagnes passées, avec les deux présidents, et des photos de Che Guevara, Fidel et Raúl Castro ou une afiche de Simón Bolívar.
La commune est responsable de la distribution des boîtes alimentaires vendues par le gouvernement à un prix subventionné.
Obilia Madrid est du comité exécutif de la commune, une forme autogérée d’organisation communautaire promue par Chávez. Sa chemise, avec un grand M tricolore, ne laisse pas de doute sur son choix : « Je vais voter pour Maduro, c’est l’héritage de Hugo Rafael Chávez Frías », dit-il.
« Par conviction »
La première fois qu’elle a voté, elle avait 26 ans, en 1998, quand Chávez a concouru pour la première fois. « Sous la ¨quatrième¨ (République – c’est ainsi que le chavisme appelle la période avant la victoire de Chávez), je n’avais jamais voté et je vais te dire : ¨je suis toujours là, debout, par conviction bien que je n’ai rien reçu, pas de maison, rien, mais c’est grâce à ce processus que nous (les pauvres) avons vu la réalité du pays. »
Elle parle des missions, des programmes sociaux promus par le chavisme et y voit l’héritage, « ce que Chávez nous a laissé pour diriger notre destin« . « Et tout ça n’est pas pour acheter un vote, mais pensé en fonction des nécessités des gens », dit-elle, en rejetant ceux qui expliquent le soutien du chavisme par le favoritisme.
La figure d’Hugo Chávez est toujours très présente et favorise Nicolás Maduro.
Elle fait elle-même partie de l’une des missions, ¨Barrio Adentro¨, qui apporte des soins de santé primaires aux zones les plus pauvres du pays. Dans la commune, il y a plusieurs salles consacrées à cela, dont la principale, un cabinet dentaire.
« Lors de la catastrophe naturelle et du glissement de terrain de Vargas (1999) les médecins cubains sont venus ici pour nous aider et on a demandé des volontaires à Petare. Je suis infirmière auxiliaire et j’ai collaboré pour aider les gens. » A partir de ce moment, elle s’est liée au chavisme à travers le travail avec la communauté. « J’aime ma révolution, je suis née avec et je meurs avec. »
La « guerre économique »
Elle reconnaît qu’avant il y avait de tout et que maintenant les médicaments ne sont pas disponibles. « La contrebande les revend. Le président a démantelé les hangars où ils avaient accaparé des médicaments. La guerre économique et sociale, est très forte. Maduro a fait tout ce qu’il pu, mais il y a beaucoup de sabotage interne ».
On estime qu’il y a environ 5 millions d’électeurs du noyau dur du chavisme qui votent toujours pour Nicolás Maduro comme ils l’ont fait pour Hugo Chávez.
Obilia souscrit à l’argument avancé par le gouvernement Maduro pour expliquer l’hyperinflation et les pénuries. Dans cette communauté le travail social se fait avec les voisins et on distribue les boîtes des CLAP (comités locaux d’approvisionnement et de production), une sélection de produits alimentaires que le gouvernement vend à un prix subventionné.
Santiaga Aponte est en charge de l’organisation de la distribution des 22 740 caisses chaque fois qu’elles arrivent, avec une régularité -non constante- d’une fois par mois. Malgré la qualité médiocre de certains produits, ils apportent un soulagement face au prix élevé de la nourriture pratiqué par le secteur privé, qui affirme le faire en raison de l’hyperinflation.
Pour Aponte, il y a un avant et après la soi-disant révolution bolivarienne. « Nous n’étions pas pris en compte du tout. Nous étions ¨les pauvres¨. Aujourd’hui, nous avons une participation active à la société. Chavez nous a fait voir beaucoup de choses et nous a réveillés. Et je vais voter pour Maduro parce que nous voulons continuer la révolution à travers lui. »
Dans une élection avantageuse et boycottée par une partie de l’opposition, Nicolás Maduro pourrait être réélu. Meeting du 17 mai, Caracas.
Interrogée sur les pénuries actuelles de nourriture et de médicaments, elle explique : « Maintenant, ce que nous avons est une guerre économique et l’empire (les Etats-Unis) ne nous laisse pas acheter, ne nous laisse pas importer des biens ou nous approvisionner ».
« Le combat est un mode de vie »
La commune est surtout portée par des femmes, mais plusieurs hommes participent aux activités quotidiennes.
Palmiro Vidal, 68 ans, leur apporte son soutien en tant que conseiller politique, volontairement. Il faisait partie des Forces Armées de Libération Nationale, la guérilla vénézuélienne, et a été emprisonné pendant plusieurs années. En plus d’être un révolutionnaire, c’est une encyclopédie ouverte qui peut discourir d’économie, de littérature ou de Queen, son groupe de rock préféré.
L’anti-impérialisme est l’un des thèmes du gouvernement socialiste du Venezuela et de ses sympathisants.
« Le combat est un mode de vie. Et maintenant, après le 20 (mai), nous devons nous battre, parce que ce qui est à venir est une sacrée bataille. L’opposition n’existe plus en tant que telle, c’est le Département d’État des États-Unis qui veut prendre le contrôle. » « Il y a tout un mouvement mondial qui nous agresse. Je vote contre l’impérialisme américain et européen. Je vote contre la dollarisation« , dit-il.
José González se définit comme un muraliste, un artisan, un pêcheur et un agriculteur. Il fait partie du mouvement culturel de la commune. Son premier vote est également allé à Chávez en 1998. Il avait 23 ans. « Quelque chose m’a poussé à voter pour lui, je l’ai fait avec mon coeur, je l’ai senti avec la vérité et la révolution. » Aujourd’hui il va voter pour Maduro parce qu’il croit que c’est la seule alternative: « Il n’y a pas d’autre gouvernement ici qui puisse être à la hauteur« .
Malgré le mécontentement de beaucoup, il y en a d’autres qui ne voient pas la crise comme une raison de changer de gouvernement.
Mais aussi pour quelque chose dans laquelle il croit fermement: « Pour maintenir l’éducation, pour qu’elle reste publique, la lutte est pour les plus pauvres« . Il nous confie qu’il connaît de nombreux révolutionnaires qui ne voteront pas dimanche ou qui voteront contre le gouvernement. Il reconnaît que son vote n’est pas un chèque en blanc. « Nous allons donner un vote de confiance. Si cela ne fonctionne pas, ça s’arrêtera là. Je suis plein d’espoir, mais si la situation ne s’améliore pas, les gens descendront dans les rues. Je vais voter pour Maduro parce qu’il a donné sa parole que ça ira mieux, et s’il sait ce que tenir sa parole signifie, il la tiendra. »
Les élections présidentielles du Venezuela auront lieu le 20 mai. Un rendez-vous décisif pour l’avenir de l’Amérique Latine et des relations Sud-Sud. Bénéficiant d’un véritable soutien populaire, le candidat Nicolas Maduro est en train de mobiliser des dizaines milliers de Vénézuéliens dans ses meetings de campagne. C’en est trop pour Mike Pence. Le vice-président US a qualifié ces élections de “mascarade” et demande leur report. Il menace même le Venezuela de nouvelles sanctions. Pourquoi les institutions européennes lui emboîtent-elles le pas? Pourquoi le traitement médiatique de la Révolution bolivarienne est-il calqué sur la vision des Etats-Unis qui considèrent l’Amérique latine comme leur jardin personnel? Et surtout, quelle est la réalité dans ce pays qui a multiplié les expériences créatives en faveur de l’émancipation humaine au cours des 18 dernières années? Le cinéaste belgo-vénézuélien Thierry Deronne, qui vient de concocter son nouveau film “Histoire du Venezuela”, a bien voulu répondre à nos questions.
Alex Anfruns : Vous êtes venu présenter votre dernier film “Histoire du Venezuela” dans votre pays d’origine, la Belgique. Avec un montage où se côtoient d’une part des images d’archive cinématographiques montrant l’envers du décor du boom du pétrole, et d’autre part des voix des figures anticolonialistes visionnaires, le spectateur est face à une expérience audiovisuelle captivante. Comment est née l’idée du film, où a-t-il été déjà projeté et quel a été l’accueil ?
Thierry Deronne : Après 24 ans de vie au Venezuela, le regard pivote et plusieurs questions commencent à m’intéresser : pourquoi tout en ne ménageant jamais ses critiques vis-à-vis des fonctionnaires publics, le peuple vénézuélien ne tombe pas dans les provocations violentes ou dans le mécontentement recherché par la guerre économique, et continue à réaffirmer son soutien électoral au chavisme ? Ensuite pourquoi la droite est-elle si imperméable au dialogue, d’où vient sa rage, sa violence ? Enfin, pourquoi les européens croient-ils si facilement que le Venezuela est une dictature, pourquoi la désinformation marche-t-elle aussi bien ? A ces trois questions c’est l’Histoire qui répond le mieux.
La critique populaire ? Elle parle d’une longue histoire de résistance à l’humiliation, à la négation de la condition humaine. C’est au Venezuela qu’eurent lieu les premières rebellions d’esclaves du continent. « Ce peuple, dixit le président Guzman Blanco, est un cuir sec – frappez-le d’un côté, il se soulève de l’autre ».
La rage des opposants ? La droite vénézuélienne vit encore dans le racisme colonial, celui de ces mantuanos qui ne sortaient pas de chez eux par peur que le soleil brunisse leur peau et organisaient – déjà ! – des violences à Caracas contre l’édit du roi d’Espagne permettant aux esclaves d’acheter leur affranchissement. Ce seizième siècle refait surface dans les violences de 2017 avec les lynchages d’afrodescendants brûlés vifs par les « combattants de la liberté » chers aux médias occidentaux.
Enfin, pourquoi l’efficacité de la désinformation parmi les européens ? Parce qu’en se soumettant à la gouvernance médiatique, l’Europe s’est coupée du monde et sa peur de la nuit réveille son colonialisme, la pousse à renforcer cette muraille médiatique. L’image caricaturale des vieux machos blancs – entrepreneurs privés, putschistes ou leaders de la violence d’extrême droite qui réprimeraient les leaders sociaux comme en Colombie ou au Brésil s’ils parvenaient au pouvoir – adoubés par l’Union Européenne et ses présidents comme « opposition démocratique du Venezuela », exprime bien ce rendez-vous manqué de l’Europe avec une Amérique Latine qui était pourtant prête à parler d’avenir sur un pied d’égalité.
Deux autres sources majeures pour construire le film « Histoire du Venezuela » sont, d’abord, le chercheur vénézuélien Fernando Coronil qui explique le rapport des pays du sud à leur sol, à leur nature, à leur territoire, comme un rapport qui surdétermine leurs politiques et leurs stratégies – ce troisième concept a jusqu’ici été peu assumé par le marxisme qui a privilégié les deux premiers, ceux de la relation capital-travail. L’Europe des i-phones est de plus en plus habitée par des peuples hors-sol, voués au présent pur de la consommation. L’autre source, c’est Walter Benjamin pour qui à chaque mouvement révolutionnaire la classe opprimée bondit comme un tigre dans la forêt de l’Histoire et en ramène des éléments des révolutions antérieures. Cette rupture par le peuple vénézuélien du mythe du progrès social-démocrate qui imposa des ajustements et tira sur des affamés en 1989, poussa de jeunes militaires comme Hugo Chavez à se replonger dans Bolivar et à sortir du dogme de « la fin de l’Histoire ».
Avec des étudiants de la Sorbonne occupée, avec des cinéphiles du festival Rencontres de Bordeaux, ou les Amis du Diplo d’Annecy, le film a permis de parler du Venezuela sans devoir épuiser le temps disponible à réfuter les mensonges des médias.
Quelle est la situation du cinéma au Venezuela ? Et quelle a été la politique culturelle de la Révolution Bolivarienne ces dernières années, notamment avec la crise liée au prix du pétrole?
Il y a d’énormes investissements publics pour démocratiser le cinéma à tous les niveaux : formation, production et diffusion, même si ce n’est pas simple de déplacer ceux qui s’arc-boutent sur leurs avantages de classe, sur leur capital culturel. Il faut continuer à se battre pour décoloniser l’imaginaire, Hollywood reste encore très présent dans beaucoup de ces espaces, et il n‘y a pas pratiquement aucune fiction produite sur toutes ces années de révolution.
Mais tout ne fait que commencer. La révolution bolivarienne, malgré la chute des cours du pétrole et la guerre économique, a maintenu l’ensemble des programmes sociaux et des politiques culturelles – récupération d’espaces pour la création, missions de formation artistique, festivals et spectacles gratuits pour la population, et c’est un trait d’intelligence : l’art n‘est pas sacrifié, jamais, il indique la sortie du tunnel. Après 18 ans on sent une poussée d’en bas de nouvelles voix, de nouveaux créateurs dans tous les domaines.
Lors d’un échange après la projection, vous nous avez confié qu’il existe parmi la jeunesse vénézuélienne un regain d’intérêt pour les cinéastes latino-américains des générations précédentes, appartenant au courant expérimental, tel que le brésilien Glauber Rocha ou le bolivien Jorge Sanjinés. Ces auteurs vous ont-ils inspirés? Quelle est leur spécificité par rapport à d’autres courants de cinéma d’art et essai tels que la “nouvelle vague” française?
Le point commun du « Nuevo Cine Latinoamericano » des années 60-70 avec la Nouvelle Vague est le rejet des codes de l’industrie nord-américaine.
En Amérique Latine, en outre, on a affaire à des cinéastes organiques et artisanaux : organiques parce qu’ils prophétisent la montée en puissance des peuples. Et artisanaux parce que leur forme est chaque fois différente, secrétée par des cultures, des communautés différentes.
Ils restent un modèle pour notre cinéma, pour notre télévision : être original à chaque instant, dans une rénovation permanente qui ne peut venir que d’une dialectique avec la culture populaire.
Vous êtes aussi formateur d’une école populaire de cinéma et télévision et travaillez dans le développement de médias communautaires, en confirmant que le cinéma est avant tout un art collectif. Est-il possible de se battre à armes égales avec la culture du rentisme qui a prévalu historiquement au Venezuela, telle que l’avait décrite Fernando Coronil dans son ouvrage “El Estado Magico”?
A l’ère des coups d’Etat médiatiques, plutôt que de répéter « la presse est contre nous » ou « nous devons occuper davantage les réseaux sociaux », le socialisme latino-américain doit prendre conscience que son futur passe par la création d’un tissu serré de médias populaires, par la rédaction d’une loi latino-américaine puis mondiale de démocratisation de la propriété des médias, par la remise des fréquences, chaînes et ressources aux organisations populaires, par la refonte conceptuelle de l’enseignement de la communication sociale. Mais aussi et surtout par quelque chose de plus fondamental, sans lequel tout ce qui précède ne suffirait pas.
Le capitalisme a reterritorialisé l’espace et le temps sous la forme d’un métabolisme social du type « tout-à-l’ego », ou la causalité d’ensemble a disparu dans le sautillement de la dénonciation de purs effets. Le socialisme n‘existera que s’il invente un appareillage intégral, technique et culturel, qui soit indépendant de l’industrie globalisée et qui produise des effets sociaux organisateurs et non isolants.
Cette nouvelle civilisation “technique”, cette médiologie structurante, reste le grand « impensé » de la gauche qui en est encore à parler de… « déontologie journalistique » !
Un paysan d’une commune de Barinas nous disait : “nous proposons un système communal qui sera aux mains du paysan producteur d’aliments pour que nous organisions la production et la distribution”. Substituez « alimentation » par « information » et vous aurez le visage du média futur, hors studio, hors portables, décentré, démultiplié, organisateur.
Vous vivez et travaillez au Venezuela depuis les années 1990. De quels changements majeurs vous avez témoigné dans cette époque charnière, notamment avec l’Assemblée Constituante mise en route par Chavez au lendemain de son élection ?
Depuis longtemps la politique au Venezuela voit s’affronter deux « champs magnétiques ». Le premier, c’est la formation historique « social-démocrate » : le parti Acción Democrática comme appareil clientéliste, fabriquant de sommeil populaire avec télévision de masse, État « magique »au service du pillage de la nation par une élite surtout blanche.
C’est l’école politique première, avec ses rêves d’ascension sociale, qui a duré longtemps (quarante ans), assez pour expliquer beaucoup de comportements actuels à l’intérieur de notre Etat. La fosse commune des 3000 manifestants anti-FMI laissée par le président Carlos Andrés Pérez en 1989 fit tomber le masque de cette « social-démocratie » et déclencha le retour en politique du deuxième « champ magnétique », celui des marrons, ces ex-esclaves qui appelaient au son de leurs tambours à fuir les chaînes coloniales pour créer la « vraie vie », menés cette fois par Hugo Chavez.
Ce désir d’égalité est toujours vivant, et c’est un moteur extraordinaire du point de vue démocratique : il amène des gens à traverser à gué des rivières, à déjouer les attentats et les menaces de la droite pour aller voter en juillet 2017 pour l’Assemblée Nationale Constituante, débordant le Parti Socialiste Unifié (principal parti chaviste). Cette « pulsion créatrice d’un peuple » que Chavez avait prophétisée en citant Marc Bloch, se produit au moment où toute une micro-corruption quotidienne parlerait plutôt d’un affaissement collectif.
Malgré tout ce que signifient le dollar parallèle, la vie plus difficile et l’éreintement de quatre ans de guerre économique, malgré le sabotage de l’élection par l’extrême droite, huit millions de Vénézuéliens déposent un bulletin dans l’urne, élisent une Assemblée Constituante ! Huit millions de citoyens descendant des versants glacés, traversant des rivières fortes.
Qu’il s’agisse de la transformation de l’Etat, de la lutte contre la corruption, de la transformation du système productif, de la sortie du « rentisme pétrolier », des droits en matière culturelle, écologique, ce chantier constituant mérite d’être visibilisé, étudié, on n’a pas encore commencé à en prendre la mesure ni à en déchiffrer l’origine.
Comment expliquez-vous les efforts déployés dans les médias dominants pour présenter le gouvernement vénézuélien comme étant une dictature, malgré les nombreuses élections qui se sont tenues avec la présence de centaines d’observateurs et accompagnateurs internationaux, dont des personnalités comme Jimmy Carter?
L’objectif des médias dominants est un changement de gouvernement. La violence de la droite, mise en scène par les médias comme s’il s’agissait d’une révolte populaire, est ancienne : dès que Bolivar libéra les esclaves pour fonder une armée au service de la libération de l’Amérique Latine, l’oligarchie colombienne rêva de l’assassiner et les gazettes états-uniennes le traitèrent de « César assoiffé de sang ».
Deux siècles plus tard quand le Venezuela redevient un phare d’égalité, de souveraineté, de démocratie (droits des femmes, conseils de travailleurs, formes communales de pouvoir citoyen, 25 élections en 18 ans), la même oligarchie colombienne et les États-Unis rallument les violences paramilitaires et la guerre économique pour faire tomber Maduro.
Les médias poursuivent cette guerre contre l’émancipation des ex-esclaves. En fait ces violences locales sont faites pour les médias, mises en scène pour l’extérieur. Et si quelqu’un doit rendre des comptes aujourd’hui, c’est le journaliste. D’abord, pour avoir occulté les 90 % de la population qui n’ont pas participé aux violences et les ont rejetées, faisant passer la minorité insurgée pour « la population ».
Ensuite, pour avoir inversé l’ordre du montage. L’agression des commandos de la droite et la réponse des forces de l’ordre, montées à l’envers, ont créé l’image d’un « régime » réprimant des manifestants. Il y a plus grave : les médias ont imputé automatiquement, jour après jour, au « régime » les morts causés par l’extrême droite, ce qui a alimenté l’énergie des tueurs. Ceux-ci savaient parfaitement que chaque mort imputé à Maduro renforcerait le discours en faveur d’une intervention.
Mais qui, de Médiapart au Soir, de France Inter au Monde, qui, dans la vaste « zone grise » (Primo Levi) des écrans d’ordinateurs ou du studio ouaté à dix mille kilomètres de Caracas, aura le courage de reconnaître qu’il a encouragé des assassins ?
Née de la révolution haïtienne, la bolivarienne est une émergence de l’Afrique en Amérique Latine, et c’est exactement ce que veut détruire l’Occident, la même aspiration à la liberté, à l’égalité et à la fraternité. Quand Macron reçoit l’extrême droite vénézuélienne à l’Elysée, il ne fait que rêver de l’enfermement de Toussaint Louverture par Napoléon, pour le laisser mourir de faim et de froid dans les Alpes. L’axe sud-sud, avec l’Afrique en particulier, sera l’axe déterminant pour la libération de nos peuples, pour leur « deuxième indépendance ».
Un effet de l’hypersphère médiatique dans laquelle l’Europe vit désormais est que pour la gauche « science-po » le raisonnement n‘est plus : « comment étudier, comment comprendre l’Autre » mais « quelle position prendre ici, quelle image de marque devons-nous donner ici, en Europe ? »
La plupart des citoyens, intellectuels ou militants en sont réduits à faire une moyenne forcément bancale entre l’énorme quantité de mensonges quotidiens et une minorité de vérité. Le problème est que la quantité de répétition, même si elle crée une opinion, ne fait pas une vérité en soi. Le nombre de titres ou d’images identiques pourrait d’ailleurs être mille fois plus élevé, que cela ne signifierait toujours pas qu’on nous parle du réel.
Comment nous reconnecter au réel ? Quand le Mouvement des Sans Terre du Brésil, l’ensemble des mouvements sociaux et les principaux partis de gauche d’Amérique Latine ou 28 organisations vénézuéliennes des droits humains dénoncent la déstabilisation violente de la démocratie vénézuélienne, on dispose d’un large éventail d’expertises démocratiques. C’est-à-dire de sources directes et d’une connaissance plus profonde de la réalité qu’Amnesty qui recopie les rapports d’ONGS des droits de l’Homme proches de l’opposition ou que la « moyenne » d’un « science-po » européen obligé de préserver un minimum de respectabilité médiatique.
Nicolas Maduro en campagne, mai 2018.
A l’approche des nouvelles élections présidentielles, Quel est votre regard sur les candidats, leurs programmes respectifs et le climat dans ce début de la campagne ?
Des candidats d’opposition, il y a peu à dire sauf qu’ils sont les ombres d’un théâtre ancien : l’évangéliste corrompu Javier Bertucci ou Henri Falcon qui propose de dollariser le Venezuela. Face à eux, Maduro incarne la jeunesse de la transformation politique. Comme nous disent des paysans de l’État de Portuguesa, « Maduro est encore plus fort que Chavez ». Le second avait proposé le premier comme successeur parce qu’il était le seul à n’avoir pas joué des coudes pour lui succéder.
Élu de peu, Maduro a dû assumer « l’héritage » : gouverner en négociant avec les différents secteurs, certains conservateurs, dans et hors du gouvernement. Son style est différent, plus lent sans doute, que Chavez. Il a non seulement réussi à résister au déluge d’opérations destructrices de l’empire mais il a su ramasser le gant pour développer de nombreux aspects de la révolution, qu’il s’agisse du logement public ou des emplois pour la jeunesse, avec ce pari fou de demander aux gens de se mobiliser en pleine guerre économique pour élire une assemblée constituante.
Sa sainte colère contre le secteur privé, majoritaire, qui augmente les prix pour annuler ses constantes hausses de salaire, ou contre les expulsions de paysans par les mafias des grands propriétaires, sont le prélude à un approfondissement de la révolution s’il est élu le 20 mai. Le pétrole remonte, l’or de l’arc minier revient enfin dans les coffres de l’Etat.
En fait ce qui frappe à Caracas c’est le calme, la tranquillité des gens alors qu’en Europe on parle de chaos, de famine, de violence, pour justifier une intervention « humanitaire ». Malgré les hausses de prix, les sanctions euro-américaines, le peuple ne tombe pas dans la colère recherchée. Pourquoi ? Je parlais de la longue histoire de résistance populaire. Il y a aussi le fait que les aliments reviennent dans les rayons, et certains médicaments.
Outre les allocations que multiplie le gouvernement bolivarien en direction des plus vulnérables, et les distributions massives d’aliments subventionnés, le secret est dans le fait que les vénézuéliens se sont adaptés, on trouve toutes sortes de parades, de combines, pour acquérir ces produits et pallier la pression économique. Et il y a quelque chose de très particulier, subtil, dans l’air : la contrebande du bolivar papier, extrait massivement par la mafia colombienne, la pulvérisation par l’inflation du salaire payé par le patron, tout cela crée une ambiance révolutionnaire, très « An 01 », difficile à percevoir loin du Venezuela, les gens se sentent moins liés au travail, à l’entreprise privée…
Je sais qu’en Europe certains adorent parler du « crépuscule de la révolution », d’une « fin de cycle », (variantes de la « Fin de l’Histoire »), mais peut-être est-ce leur propre dissolution dans l’hypersphère virtuelle qu’ils subliment. La Révolution Bolivarienne a bientôt 19 ans, elle invente tous les jours, refuse de s’habituer à la fatigue, de croire aux larmes. Dans sa dernière lettre, la « Lettre à l’Afrique », Hugo Chavez citait Simon Bolivar : « Il faut attendre beaucoup du temps ».
Caracas, mai 2018.
Thierry Deronne, licencié en Communications Sociales (IHECS, Bruxelles, 1985) vit au Venezuela depuis 1994. Enseigne le documentaire et la théorie du montage dans deux universités (UBV, UNEARTE). Formateur des mouvements sociaux au sein de l’Ecole Populaire et Latino-Américaine de Cinéma et de Télévision. Après avoir donné des formations audiovisuelles dans le Nicaragua sandiniste des années 80, il fonde cette école au Venezuela en 1994, et participe à la fondation de plusieurs télévisions associatives et publiques comme Vive TV, dont il fut vice-président de 2004 à 2010. Créateur du Blog www.venezuelainfos.wordpress.com. Cinéaste, réalisateur entre autres du « Passage des Andes » (2005), « Carlos l’aube n‘est plus une tentation » (2012), « Jusqu’à nous enterrer dans la mer » (2017) et « Histoire du Venezuela » (2018).
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