Le Venezuela au fond des yeux (7): les mémoires dansées de Meyby Ugueto-Ponce.

Interrompre une vie asservie – libérer l’âme d’un enfant : les récits d’insurrection dans les arts sur l’utilisation politique du corps chez les femmes asservies (1).

Meyby Soraya Ugueto-Ponce (2)
Institut Vénézuélien de Recherche Scientifique / Instituto Venezolano de Investigaciones Científicas
Instituto de Investigaciones Estratégicas sobre África y su Diáspora, Venezuela
meybyugueto@yahoo.es

Malgré la violence et l’excision du corps des femmes africaines et afro-descendantes pendant le développement du régime esclavagiste, celles-ci ont pris des décisions face aux contrôles nécropolitiques de l’époque. Dans cet essai, j’analyse l’interruption de grossesse des femmes asservies comme une résistance au développement matériel de l’esclavage, c’est-à-dire l’utilisation politique du corps pour éviter de reproduire le travail servile, interrompre la vie potentielle asservie et libérer l’âme d’un enfant. À travers l’analyse des œuvres de l’artiste visuelle Joscelyn Gardner et des passages de la littérature autobiographique afro-caribéenne de Maryse Condé, je réfléchis à la construction d’un récit insurgé qui s’appuie sur l’action de ces femmes pendant l’esclavage. Dans une perspective décoloniale, afro-féministe et antiraciste, j’adopte une approche méthodologique centrée sur l’art comme moyen de réflexion-transformation du passé colonial. Ensuite je raconte le processus de création de la pièce dansée Memorias danzadas – encore en construction – afin de proposer un récit insurgé à travers le mouvement. Je conclus qu’il est nécessaire de problématiser l’imaginaire de la passivité et de la soumission qui a prédominé à propos de l’esclavage domestique, de le problématiser en construisant des récits à partir de l’art afin d’enrichir les profils des identités politiques sur le rôle joué par les femmes noires dans leur vie et celle de leurs proches, et face au système esclavagiste. Insurgence par l’art contre le racisme structurel avec de nouveaux, nouveaux avec des référents nouveaux, critiques et propres.

Introduction

Il ne semblait pas y avoir de place pour plus de douleur. Ce que l’historien a décrit alors qu’il menait le groupe à travers les sombres et denses donjons du château-prison était infâme. Rien ne pouvait surpasser le fait qu’ils avaient été condamnés à la maltraitance, à l’enfermement et à la surpopulation, sans avoir été coupables de quoi que ce soit. De plus, en écoutant et en regardant, je me suis dit qu’il n’y avait rien de pire que d’être séparé de sa famille, de sa terre, de ses rêves, bref, de sa vie. Mais il n’en était pas ainsi : il suffisait d’arriver au centre de l’enceinte, il suffisait d’être là pour imaginer, après l’écoute attentive du guide local, comment le gouverneur, de sa chambre à l’étage, a choisi l’africaine qui allait satisfaire ses désirs lubriques. Avec une modulation et une sérénité parfaites, mais sans dédain, le ghanéen engagé a décrit comment les corps des femmes asservies étaient battus, toilettés, conduits, utilisés, fécondés, jetés et même tués.

J’ai réussi à écrire ces mots quelques mois après mon arrivée du Ghana, en Afrique, après avoir visité le château d’Elmina en septembre 2018, avec un groupe d’ibéro-américains, dans le cadre d’une rencontre de mouvements sociaux, d’organisations et de partis politiques du monde entier réunis à Winneba, Accra, au Ghana pour la troisième conférence sur le panafricanisme.

C’est la femme qui a murmuré ou crié : « (Mange la terre, n’ayez pas d’enfants pour l’esclavage) ; la terre pour être stérile ; la terre pour mourir ». Ainsi, parfois, ce fut la femme qui refusa de porter dans son ventre le bénéfice du maître. L’histoire de l’institution familiale en Martinique est sous-tendue par ce refus. C’est l’histoire d’un énorme avortement primordial ; le mot qui reste dans la gorge avec le premier cri (Glissant, 2005, p. 130).

Le philosophe, poète et essayiste martiniquais Édouard Glissant expose les implications psychosociales et anthropologiques des décisions forcées que certaines femmes africaines et leurs descendantes ont prises sur leur corps pour tenter de modifier, à la plus petite échelle, la traite des esclaves et l’avancée matérielle du capitalisme. « C’est l’histoire d’un immense avortement primordial« , dit-il de la famille antillaise et, par extension, de la famille afrodiasporique. Une empreinte émotionnelle évidente qui a joué un rôle dans la reconstruction de nos sociétés depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui.

En transcrivant le récit par lequel j’ouvre cet essai, profondément émue par ce que j’ai vécu, je me souviens de ce qui a pu être le produit d’un jeu entre faits et fiction, qu’il ait été construit par moi ou par l’historien ghanéen Ato Ashun alors qu’il nous guidait dans notre voyage : « Ce moment avant que nous arrivions à la porte du non-retour était le dernier moment où beaucoup d’entre eux revoyaient leurs femmes ou leurs maris, leurs fils ou leurs filles, après des mois d’emprisonnement. » Il faisait référence à la salle qui avait été spectatrice d’une douleur profonde et qui, des siècles plus tard, était le témoin de nouveaux cris et hurlements impossibles à contenir devant cette porte déshumanisante qui se trouvait devant les yeux de ceux d’entre nous qui la visitaient. J’ai succombé, mais, après avoir calmé une douleur exprimée en larmes, et qui n’était pas seulement la mienne, j’ai terminé en disant :

La porte de non-retour est un mensonge ; nous sommes ici aujourd’hui pour que nos ancêtres retournent en Afrique à travers nous, mais surtout pour guérir les blessures que ce terrible moment de l’histoire a laissées à l’Humanité.

L’étude des politiques de faire-mourir-et-laisser-vivre appliquées aux femmes pendant l’esclavage et les stratégies utilisées par les femmes pour résister à ces nécrocontrôles, ou pour les prendre sur elles-mêmes après avoir pris conscience de cette logique de mort, est une tâche nécessaire pour la reconstruction de l’histoire des femmes noires dans les Amériques. La littérature transatlantique axée sur le genre et consacrée à la compréhension de la vie sociale des femmes d’ascendance africaine, la maternité, les soins, l’allaitement et le travail, s’y intéresse depuis les années 1980, avec beaucoup moins de représentants en Amérique latine (Féres da Silva Telles, 2018). Dans le cas du Venezuela, l’étude des femmes a également suivi cette voie. Cette dette a commencé à être comblée il y a près de deux décennies, alors que les premières recherches, surtout historiques, sur les femmes en général et les femmes asservies en particulier avaient déjà été menées (Dávila Mendoza, 2009 ; Díaz, 2004 ; Laurent-Pe rrault, 2012, 2015, 2018 ; Quintero, 2008 ; Rojas, 2014 ; Taylor, 2011 ; Zambrano, 2014). L’historienne vénézuélienne Inés Quintero nous encourage :

les possibilités qu’offrent l’exploration et l’analyse des témoignages, des plaintes, des réclamations, des expériences et des opinions des esclaves comme moyen de pénétrer dans l’horreur et la violence du régime esclavagiste au Venezuela et aussi comme moyen de connaître les contradictions, les conflits et les problèmes que les esclaves ont rencontrés en tant que femmes lorsqu’elles ont essayé d’obtenir leur liberté, en tant que mères, en tant qu’esclaves ou en tant que concubines de leurs maîtres, et aussi comme moyen de connaître les contradictions, les conflits et les problèmes que les esclaves ont rencontrés lorsqu’elles ont essayé d’obtenir leur liberté, en tant que mères, en tant qu’esclaves ou en tant que concubines de leurs maîtres. comme mères, comme esclaves, ou comme concubines de leurs maîtres. (c’est nous qui soulignons) (2008, p. 79).

Par conséquent, l’objectif de cet essai est de réfléchir aux décisions que certaines femmes africaines et afrodescendantes ont prises au sujet de leur corps, de leur vie et de leurs futurs fils et filles pendant l’esclavage, pas seulement d’un point de vue historique mais aussi à partir de l’analyse des arts en tant que puissant dispositif permettant d’approcher, de traduire et de transformer l’interprétation que nous avons de la société coloniale et des imaginaires qui ont été érigés jusqu’à présent à son sujet et aux sujets qui l’ont façonnée.

Je le ferai à travers une méthodologie qui reprend des éléments de l’auto-ethnographie de l’auteur elle-même, mais aussi des œuvres plastiques et littéraires de Joscelyn Gardner et Maryse Condé. Enfin, je réfléchirai à un processus de création autour de la danse du groupe Trama-Danza, que je dirige. L’objectif n’est pas seulement de proposer une approche méthodologique axée sur l’interprétation de l’art réalisé à partir d’une prise de conscience des oppressions de genre, de race et de classe comme moyen de réflexion-transformation de notre vision de la Colonie, mais aussi comme moyen de guérison des blessures transgénérationnelles qui survivent encore dans nos sociétés. Surtout, l’objectif est d’insurger avec des récits qui remettent en cause les imaginaires préjugés existants sur l’esclavage féminin, en se basant sur la traduction de celui-ci par des artistes visuels, des écrivains et des danseurs.

L’utilisation politique du corps des femmes dans des conditions d’asservissement : l’avortement comme stratégie de résistance au système esclavagiste.

Il existe des études qui démontrent diverses réponses de résistance de la part des hommes et des femmes pendant l’esclavage, comme, par exemple, les suicides, les infanticides, les grèves assises, le marronnage, les rébellions et la fondation de villes noires libres (Moscoso, 1995). La participation des Africains et des Afro-descendants à ce qu’on appelait « métiers bas et serviles » (Brito Figueroa, 1990, p. 276) a été considéré au cours des dernières décennies comme moyen de contourner les assauts de l’esclavage dans une perspective non violente. D’autre part, dans la condition d’esclavage domestique, il y avait la possibilité de construire un réseau de contacts et d’informations en raison des relations sociales, commerciales, religieuses, politiques et militaires auxquelles on avait accès à partir de cette condition, différente de celle des autres Africains ou de leurs descendants aux Amériques en situation de rupture, de rébellion ou de négociation avec le système (Ugueto-Ponce, 2015).

Dans le cas particulier de l’esclavage féminin, des études ont été menées pour détailler les différentes stratégies exercées par les femmes asservies pour éviter les rigueurs du système, pour rendre leur vie, celle de leurs maris et celle de leurs fils et filles plus supportables, et, bien sûr, pour obtenir la liberté (Arrelucea, 2007 ; Dávila Mendoza, 2009 ; Laurent-Perrault, 2015 ; Quintero, 2008 ; Vergara Figueroa et Cosme Puntiel, 2018). Les pétitions pour la liberté et la protection de certains droits devant les autorités civiles et ecclésiastiques ont été l’un des principaux exemples rendus visibles au cours de la dernière décennie, où de grands efforts ont été déployés par les femmes asservies pour présenter, même au mépris de leur propre humanité, des arguments qui leur permettraient d’échapper à l’asservissement ou d’améliorer leurs conditions d’asservissement, ainsi que celles de leur future progéniture. Cette forme de résistance a été désignée de diverses manières, depuis l’idée plus générale de « marronnage légal  » (García, 1989, pp. 61-62, 1996, 2005), de « marronnage à court terme » (Laurent-Perrault, 2015) ou de « marronnage légal temporaire » (Laurent-Perrault, 2018, p. 90), ou encore d’attitude « législative féminine » (Arrelucea, 2007) jusqu’aux actions légales menées en défense de leurs « droits personnels » (Dávila Mendoza, 2009).

Mais qu’en est-il de ces pratiques individuelles et non visiblement violentes menées en dehors de la loi ? Comment pouvons-nous interpréter ces pratiques qui ont tenté, à une échelle minimale, d’avoir un impact sur l’avancement matériel du système esclavagiste, sans violer radicalement la structure de l’oppression, en se glissant dans les fissures laissées par le système législatif ? Ces actions confinées à la clandestinité peuvent-elles être comprises dans cette même logique de résistance culturelle ? Je soutiens que oui. Le fait que les femmes africaines et leurs descendants aient pris des décisions sur leur corps, même au risque de la mort, face aux contrôles nécropolitiques qui leur étaient appliqués à l’époque, et par la pratique de l’avortement elle-même, est aussi un exemple des stratégies variées de résistance qui, contrairement aux cas précédents, se sont faites dans la plupart des cas en dehors de la loi ou en profitant des fissures de celle-ci.

Ces mécanismes [l’avortement] faisaient partie des stratégies de résistance des femmes noires asservies, non seulement pour obtenir leur liberté et celle de leurs enfants, mais aussi pour rompre avec les codes juridiques et les dynamiques économiques de la matrice de pouvoir et de domination de la société coloniale et moderne. (Hernández Reyes, 2018, p. 48)

La réflexion sur l’interruption de grossesse dans l’esclavage noir colonial nous rapproche des connaissances qu’elles possédaient sur les processus de la santé et de la maladie, de la vie et de la mort ; des systèmes complets de connaissances, comme la profession de sage-femme et son confinement dans le domaine de l’illégal, de l’ignorance et de la barbarie ; et, en même temps, de la collectivisation de cette pratique parmi les femmes noires :

Les rares mentions dans la littérature coloniale de pratiques abortives sont dues au fait que la connaissance et la manipulation des plantes anti-fertilisantes appartenait à la culture des femmes. Celles qui se distinguaient en tant que guérisseuses n’étaient pas seulement des sages-femmes qui aidaient les autres femmes à mener leur grossesse à terme. Elles étaient des femmes-médecins, des herboristes, des conseillères qui aidaient aussi bien les hommes que les femmes. Elles étaient reconnues par le groupe social auquel elles appartenaient et leur aide était indispensable dans les décisions familiales critiques. Leur sagesse dans la connaissance des plantes avait été acquise au cours de siècles d’observation et d’expérimentation. En outre, l’art de guérir était lié à l’esprit de la maternité, qui combinait idéalement sagesse et soins, tendresse et technique. Les sages-femmes opèrent dans un réseau d’entraide féminine où la présence des hommes n’était pas légitimée (Dueñas, 1996, p. 46).

La littérature historique sur la pratique de l’avortement intentionnel dans la société coloniale de pays comme la Colombie (Dueñas, 1996 ; Gutiérrez Urquijo, 2009 ; Soto Lira, 1992) coïncide dans sa condamnation comme crime suite à des inconsistances dans la définition de la vie humaine puis à des déterminations religieuses dans son applicabilité légale. C’est ainsi qu’elle s’est imposée comme une pratique cachée chez les femmes africaines et leurs descendants, qui évitaient d’être découvertes pour ne pas être punies. La spécificité et la difficulté du sujet ont été réinterprétées dans les récits artistiques. La littérature les ont beaucoup explorées, principalement à partir du courant intra-historique et autobiographique ; les arts plastiques, pour leur part, ont également progressé dans ce domaine. Je considère que, pour le cas vénézuélien, les arts du spectacle pourraient constituer un dispositif communicationnel puissant pour approfondir ces représentations. Je pars des approches de la féministe afro-colombienne Astrid Cuero Montenegro, qui parle, d’une part, de l’expérience de la construction de la connaissance et l’analyse des oppressions depuis les corps qui les vivent et y résistent, comme un défi pour les féminismes noirs ; et, d’autre part, de l’importance de traduire ces expériences dans d’autres langages symboliques, comme l’art dans ses différentes plateformes (Cuero Montenegro, 2017). Je considère qu’il est nécessaire de construire de nouvelles subjectivités parmi les générations actuelles, avec une sensibilité croisée par les débats autour des corps des femmes appauvries et racisées.

Et, pour le cas spécifique de l’avortement, il est important de reconnaître l’existence d’un horizon historique particulier de cette pratique, qui n’est pas centré sur le discours libéral du corps individuel, mais plutôt sur une logique qui découle d’un sentiment profondément collectif, dans lequel le corps et l’avortement comme action politique sont mis au service de tout un groupe culturel et contre un système oppressif non seulement patriarcal, mais racialisé. Ainsi, le corps noir est d’une importance capitale pour la compréhension des processus actuels de lutte contre les différentes formes d’oppression. Nous suivons Csordas lorsqu’il dit que la culture est ancrée dans le corps humain (1994), que le corps humain est un locus important à partir duquel s’opère la reconstruction culturelle (F. Forster, 1994). 1999 ; Halliburton, 2002 ; Lock, 1993), et en supposant qu’une grande partie du support expérientiel des cultures afro-descendantes est liée au corps, car celui-ci était le signe à partir duquel l’être, ou plutôt le non-être, africain était défini (Fanon, 1952/1973), à partir du XVème siècle et par la rationalité moderne/coloniale. La réflexion sur l’usage politique que ces femmes ont fait de leur corps, et leur représentation dans différentes plateformes artistiques, est très intéressante et nécessaire pour contribuer à la construction d’une histoire des femmes au Venezuela, dans la perspective de l’ethnicité, de l’antiracisme et d’une forme de « féminisme noir », ou un ensemble de connaissances contre le patriarcat qui fait encore l’objet d’une réflexion au Venezuela.

Joscelyn Gardner et Maryse Condé : Récits insurgés sur les femmes asservies

Dans la réflexion sur les formes, les structures et les moyens d’expression à travers lesquels les relations entre l’art, la culture et la politique sont possibles, il est nécessaire de souligner la capacité d’énonciation de l’œuvre par rapport au monde qui entoure l’artiste. Il ne s’agit donc pas d’une procédure par laquelle l’œuvre d’art serait le résultat d’un condensé de moyens expressifs qui copierait les problèmes de l’environnement ; Au contraire, il s’agirait de reformuler ou de faire émerger une nouvelle réalité qui confronte le monde social à partir de ses contradictions. En ce sens, la source à partir de laquelle l’acte créatif est possible ne se situe pas seulement dans l’intériorité subjective d’un artiste qui comprend son monde, mais dans la relation sociale, dans l’interaction avec d’autres réalités, dans laquelle émergent de nouvelles manières de comprendre. Le point de départ est la nécessité de comprendre l’art qui naît de l’engagement politique comme le résultat de l’articulation d’imaginaires, de discours et de subjectivités, qui éclatent violemment face aux impositions hégémoniques de sens, en montrant leurs contradictions et en affrontant leurs vides, afin de construire de nouvelles formes de dialogue avec ce qui a été historiquement défini comme les « autres » face aux impositions d’un marché, d’un discours institutionnel et d’un système système qui les rend invisibles.

Ce lieu d’énonciation implique l’œuvre d’art dans les tensions présentes dans les changements sociaux, économiques et politiques en constante évolution et qui nous construisent constamment en tant que société. En ce sens, (1) comment l’art peut-il être un moyen de réflexion-transformation de notre regard sur le passé colonial ; et (2) en quoi l’art peut-il être un moyen de guérir les blessures transgénérationnelles, dans la mesure où il se situe dans la recherche d’une mobilisation… sensibilités ? Afin d’approcher certaines réponses, j’ai choisi de réfléchir à des aspects spécifiques des œuvres Portraits créoles III, de l’artiste barbadienne Joscelyn Gardner (2012) ; et du roman autobiographique Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (Condé, 1986/2014), de la Guadeloupéenne Maryse Condé. Ce sont deux œuvres qui proposent un discours basé sur la vision de la femme afro-caribéenne.

La production artistique de ces deux femmes se construit dans un dialogue franc avec les réalités sociales dont font partie chacune d’entre elles – ou dont elles parlent – et reconstruit la signification réduite au silence de leurs histoires culturelles en impliquant leur propre subjectivité dans les formes d’expression et de narration. Elle ne constitue pas seulement un moyen de montrer de manière frappante la douleur interne, individuelle et collective des femmes de l’époque, mais devient également médiatrice de discours, d’émotions, d’expériences et d’actions qui actualisent les débats sur les asymétries persistantes et qui peuvent aujourd’hui laisser place à des processus de résilience.

Travailler sur le conflit par le biais de l’art comme moyen d’établir un lien avec les réalités vécues par les sujets subalternes est nécessaire pour libérer le poids de l’histoire et la charge négative qui la constitue; la resignifier par une approche artistique est une manière de construire des processus de résilience chez les nouvelles générations, de dévoiler la mémoire cachée ; resignifier le présent est une manière symbolique de réparation dans la mesure où il existe un lien étroit entre la mémoire et l’art. C’est aussi l’occasion de mieux comprendre le passé à travers l’humanisation des personnages, leur vie quotidienne – l’histoire avec un petit « h ». Ce n’est pas seulement ce qui s’est passé qui est violent : la dissimulation de l’événement elle-même est une violence qui perpétue l’asymétrie, l’injustice, et peut nous condamner à la répétition. La dévoiler, à travers les actions d’un artiste situé, qui questionne sa place dans l’histoire afin de se définir dans un dialogue avec et pour sa réalité, qui sera ensuite exprimée dans son propre discours, resignifiée, problématisée, est une voie vers la guérison des injustices et des inégalités historiques. Dans ce qui suit, j’analyserai ces œuvres à partir de petits détails sélectionnés dans les œuvres, à la lumière des liens entre art, culture et politique dans une perspective décoloniale, perspective antiraciste et dépatriarcale qui place les femmes noires à l’avant-scène.

Gardner, lithographies de la réexistence

Portraits créoles III fait partie d’une série de lithographies que Joscelyn Gardner développe depuis 2000. Ce groupe de 13 œuvres est composé de portraits de femmes afrodescendantes portant diverses tresses dans les cheveux, reliées à des objets de contrôle corporel – jougs, chaînes et ceps – qui étaient utilisés comme punition pour les femmes esclaves accusées d’avoir interrompu leur grossesse. Cette composition comprend des aquarelles colorées à la main de 13 spécimens botaniques auxquels on attribue des propriétés avortives. (3)
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L’ensemble des impressions évoque une sorte d’utérus, étant donné la forme des trois éléments qui les composent mais, en même temps, sans perdre l’individualité de chacun d’eux, il est possible de visualiser un discours qui part du tressage pour parler du corps féminin, du cep pour parler du contrôle exercé sur lui et de la plante comme symbole de la réponse à ce contrôle. En d’autres termes, un récit plastique sur l’esclavage, mais aussi sur sa résistance.

Gardner, à travers la composition très simple de ces trois éléments – la tresse, le cep et la plante – qui ne sont pas nécessairement liés les uns aux autres, nous présente un jeu entre l’individualité et l’universalité de femmes qui n’ont pas existé dans le récit de l’historiographie officielle, mais qui sont amenées à notre époque dans une sorte de réexistence à travers l’art.
L’artiste barbadienne ne nous montre pas les visages des femmes qui ont protégé leurs corps, mais elle nous donne leurs noms ; elle maintient leur anonymat, comme quelqu’un qui respecte l’histoire qui a été racontée en secret, en nous montrant seulement l’arrière de leurs têtes, mais en même temps elle distingue la femme asservie en soulignant sa façon unique de se coiffer, en associant son nom à une plante, ce qui non seulement orne et embellit l’œuvre, mais parle aussi de la connaissance et de l’utilisation de la botanique que les femmes asservies possédaient. Chacune des gravures imprime sa personnalité aux femmes qui sont désormais les protagonistes, et nous montre, en même temps, l’usage qu’elles faisaient de leur corps grâce à leur propre savoir.

D’autre part, l’irruption des ceps dans la composition de la pièce raconte les horreurs objectivées du régime esclavagiste en distinguant également les différents types d’instruments avec lesquels les punitions étaient infligées aux esclaves, en l’occurrence celles accusées d’avoir avorté. Les ceps, chaînes et jougs apparaissent en gris, par contraste avec le reste des éléments de la gravure, dans une sorte de une sorte de présence sombre et cruelle.

Clarissa, Yara, Prue, Sibylle, Catherine la Vieille, Yabba, Mirtilla, Abba, Nago Hanah, Quamina, Mazerine, Nimine, Lilith, des noms d’êtres humains, de femmes qui appartiennent à un horizon culturel par leur signe esthétique, apparaissent associées aux plantes abortives de l’époque, peintes en couleur à l’aquarelle. Une belle fleur, apparemment inoffensive, se détache dans le dessin de chaque pièce, mais en réalité elle possède de puissants pouvoirs sur la vie et la mort de ceux qui savent l’utiliser. Ce n’est pas un hasard si l’artiste associe le nom de chaque esclave à une plante, à laquelle elle ajoute également le nom scientifique à la manière des études naturalistes de l’époque. Dans ce cas, il s’agit également de l’oppression des femmes blanches privées d’éducation. De cette manière, Gardner met en lumière la façon dont les femmes africaines et leurs descendants ont construit la connaissance de leur environnement, en développant une vaste connaissance ethnobotanique, de la profession de sage-femme, et de la relation holistique entre la vie et la mort.

La créativité et la variété des formes de coiffures montrées dans les gravures, le caractère dense et opaque des ceps, chaînes et jougs auxquels ils sont attachés, et les délicats mais puissants spécimens botaniques finement colorés à l’aquarelle, dans le prolongement de ces instruments de contrôle corporel, font de cette œuvre une proposition de réexistence des femmes afro-caribéennes asservies.

Le travail de Gardner reconstruit l’histoire d’une forme d’agir, de ces femmes subissant une condition d’asservissement, et qui ont quand même choisi de prendre des décisions sur leur corps, en renonçant à la vie future de leurs fils et de leurs filles afin de ne pas en faire profiter le maître. La série Portraits créoles III est une proposition esthétique qui met en évidence une interaction entre la visibilisation et la singularisation des femmes qui ne jouent pas un rôle de premier plan dans le récit historiographique ; il s’agit d’un jeu entre leur anonymat et la dotation d’une identité par la singularisation esthétique de leurs cheveux. L’assujettissement et la résistance, malgré le nécrocontrôle externe que l’esclavage et le viol signifiaient pour la reproduction de la main-d’œuvre asservie, sont inscrits dans une nouvelle subjectivité. L’horizon des actions possibles malgré la condition d’assujettissement d’une femme asservie dans les Caraïbes barbadiennes et le reste des Amériques, s’élargit.

Condé, autobiographie d’un savoir

Moi, Tituba, sorcière noire de Salem est l’histoire d’une femme noire née libre sur l’île de la Barbade, après avoir été engendrée à la suite d’un viol par un marin anglais lors du voyage transatlantique sur le bateau négrier. L’histoire de Tituba, guidée par l’afro-caribéenne Maryse Condé, son autrice, est la vision du régime esclavagiste à partir de la subjectivité d’une femme africaine qui souffre, aime, vit et persiste même après sa mort comme la voix présente d’une ancêtre. Depuis ses différentes conditions, libre ou asservie ; depuis sa position d’amante sans liens de genre, d’âge ou de condition, ou comme grande connaisseuse du monde spirituel et des plantes, Tituba nous montre le quotidien cruel de la société des esclaves et ses sentiments face à cette barbarie. Maryse Condé remet en question les imaginaires construits dans la société et dans les milieux universitaires sur les noirs et les femmes asservies. Par exemple, elle nous parle des marrons qui trahissent leurs frères d’ascendance africaine ; des blancs pauvres et désavantagés dans la structure sociale ; des domestiques réduits en esclavage dans le cadre de la traite des esclaves ; d’esclaves domestiques habiles et rusés qui utilisaient la servilité comme une ruse pour gagner des marges de manœuvre et la liberté ; des esclaves qui jouissaient de leur sexualité malgré les limites imposées par l’asservissement ; et, bien sûr, des sentiments contradictoires concernant la maternité chez les femmes noires et blanches.

Dans ce roman, nous sommes témoins des abus que le système esclavagiste infligeait aux femmes noires, par le biais de fausses accusations – qui sont au cœur du roman -, de passages à tabac, de viols, de décès et, surtout, par le contrôle de leur corps. Tout ceci l’a amenée à prendre des décisions qui ont perturbé la volonté d’être mère, voire l’ont remise en question, interrogeant le sens de la vie et de l’espoir, niant ainsi l’amour maternel pour sa propre progéniture. Afin d’illustrer ce point, examinons un passage du roman dans lequel Tituba, après avoir été témoin de la pendaison d’une femme accusée d’être une sorcière et revivre ainsi les souffrances qu’elle avait endurées dans son enfance quand elle fut témoin du meurtre semblable de sa mère, nous avoue : « C’est juste après cet incident que j’ai réalisé que je portais un enfant dans mon ventre et que j’ai décidé de le tuer. » (Condé, 1986/2014, p. 65). Nous savons déjà quel genre de monde les femmes réduites en esclavage ont subi pour qu’elles soient amenées à décider de se priver de l’amour maternel de leur plein gré. Nous connaissons également l’ampleur des souffrances qu’elles ont endurées et qui leur ont fait penser que la mort était la seule alternative à l’enfer sur terre. Les lignes suivantes du roman semblent mieux l’expliquer :  » Dans ma triste existence, à l’exception des baisers volés à Betsey [la petite fille de Maître Samuel Parris] et des secrets échangés avec Elizabeth Parris [la femme de Maître Parris], les seuls moments de bonheur étaient ceux que je passais avec John Indiano [le mari de Tituba] » (Condé, 1986/2014, p. 65). Tituba le détaille comme suit comme suit :

Pour une esclavisée, la maternité n’est pas un bonheur. Cela revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection un enfant innocent dont elle ne pourra changer le destin. Dans mon enfance, j’avais vu des esclavisées assassiner leur nouveau-né en plantant une longue épine dans l’œuf encore gélatineux de leur petite tête, ou en coupant le cordon ombilical avec un couteau enduit de poison, ou en les abandonnant la nuit dans un lieu fréquenté par des esprits irrités. Durant mon enfance, j’avais entendu les esclavisées échanger des recettes de potions, de lavements, d’injections qui stérilisent à jamais les utérus et les transforment en tombes tapissées de linceuls écarlates [c’est nous qui soulignons] (Condé, 1986/2014, pp. 65-66).

Ce fragment, en plus de nous parler des contradictions que les femmes asservies vivaient autour des sentiments de la maternité et de la décision de faire mourir les fils et les filles qui naissaient, nous montre une large connaissance développée sur le corps humain, les plantes et le spirituel. C’est précisément ce savoir que la protagoniste a appris dès son plus jeune âge grâce à une femme qui l’a recueillie alors qu’elle était orpheline, c’est ce qui la fait souffrir tout au long de sa vie mais aussi ce qui lui permet de rester connectée à ses ancêtres et de profiter des moments privilégiés de sa sexualité. Tituba est une sorcière parce qu’elle connaît. Parce qu’elle connaît son environnement, parce qu’elle sait comment soigner avec les herbes : parce qu’elle connaît la force spirituelle qui les habite et peut communiquer avec le monde des morts en permanence. La politique de faire mourir comme logique du pouvoir, économiciste, n’a pas seulement exterminé les gens, n’a pas seulement confiné, utilisé, abusé, maltraité, divisé, violé et exploité les corps, mais a également soutenu une pratique constante d’extermination intellectuelle, en éliminant les connaissances que les êtres humains asservis construisaient constamment dans la quête incessante d’exister.

Mémoires dansantes : proposition d’un récit insurgé en mouvement.

Ces récits, ainsi que mes propres expériences autour des subjectivités des femmes asservies – comme celle que j’ai vécue au Ghana – et la lecture des travaux d’autres femmes afro-caribéennes comme Michaelle Ascencio (2002) et Fabienne Kanor (2009) ont donné lieu à la construction d’un projet intitulé Memorias danzadas – Mémoires dansées.

Il s’agit d’un processus créatif qui vise à resignifier et à représenter le passé des femmes asservies des Caraïbes à travers les traditions de danse de l’expression afro-diasporique. Sous ma direction, des femmes ayant une grande expérience de la danse traditionnelle vénézuélienne et de la danse d’expression afro-contemporaine et afro-brésilienne, ainsi que de la musique afro-diasporique, ont décidé de se réunir une fois par semaine à Caracas, au Venezuela, à partir de septembre 2018, non seulement pour générer des réseaux de soutien entre nous, mais aussi pour créer, à travers le langage de la danse, des histoires qui parlent de nos expériences actuelles en dialogue avec le passé. Nous réunir pour former ce qui s’appellera plus tard Trama-Danza – Collectif de recherche, de création et de promotion de Danses Afrodiasporiques.

Trama-Danza a été créé avec l’intention de d’explorer de nouveaux défis interprétatifs dans la danse et la musique autour d’un thème profondément complexe : les femmes qui découvrent la vie d’autres femmes, les esclavisées. Beaucoup d’entre nous sont également d’accord pour dire qu’elle est née de la nécessité de guérir des blessures comme celles que j’ai vécues au château d’Elmina au Ghana, de manière transgénérationnelle, et à travers le corps et le mouvement.

J’ai décidé d’explorer, par le biais de méthodes artistiques et de recherches documentaires de première et deuxième sources, les moyens de nommer et de rendre visibles les histoires de corps et de voix réduits au silence avec des rythmes traditionnels afro-vénézuéliens, tels que le chimbanguele, le culo’e puya, le mina et les rythmes des tambours du centre du pays. Parallèlement, j’ai puisé dans les techniques de danse contemporaine d’expression africaine et afro-brésilienne pour explorer les mouvements et les gestes. Ce langage de la danse a été le contexte et la plate-forme de la construction fictive des personnages et du fil narratif de la pièce. Humus, le roman de Fabienne Kanor, a servi de base dramatique et contextuelle pour donner vie à nos personnages.

Dans un dialogue avec les expériences quotidiennes, les sentiments et les situations concrètes de chacun, les interprètes se sont immergées dans les subjectivités des cas/personnages qu’ils étudiaient et qu’ils ressentaient à partir du roman Humus au début du voyage transatlantique, et dans les documents d’historiennes telles qu’Evelyne Laurent-Perrault, Dora Dávila Mendoza et Inés Quintero tout au long du XVIIIème siècle.

Au cours de ce processus, les corps blessés, les récits réduits au silence, les âmes fortes des femmes qui ont assumé leur liberté, leurs joies, leurs peines et leurs réussites sont sortis de l’anonymat pour trouver leur avenir auprès de celles d’entre nous qui les ont défendues. Les danses racontent l’insistance des femmes déterminées à être des personnes au milieu du régime esclavagiste. Le corps était le support et le véhicule de ce récit d’un passé peu exploré : le monde subjectif des femmes en condition d’asservissement. Contrairement à la politique de la mémoire basée sur des structures, des moments, des musées, etc., le défi était ici d’utiliser le langage symbolique de la danse pour animer le passé, et le corps comme réservoir de mémoire.

Bien qu’encore inachevé, Memorias danzadas a eu un impact sur la subjectivité des interprètes, sur leurs processus personnels de reconstruction du moi, sur leur vie professionnelle et militante. Je crois qu’il est nécessaire de citer leurs voix comme témoignages de la façon dont l’art et la politique se combinent pour la transformation. Par exemple, Merlyn Pirela, une interprète de danse, de chant et de texte, mentionne ce qui a changé pour elle à la suite de cette expérience : « Mon identité afro-vénézuélienne, le travail d’auto-reconnaissance ethnique, mais cette fois-ci à partir de la pratique : lecture de Humus, recherche de l’auteur Fabienne Kanor, création de personnages, dont mon préféré : l’Amazone » (2021). Judith Ruda, danseuse, commente la dimension réparatrice du projet, tant sur le plan symbolique que spirituel:


Ce projet, pour moi, a été la possibilité de m’impliquer, de mieux connaître et d’approfondir ces processus du thème transgénérationnel, de mes ancêtres et de tout ce qui concerne la condition migratoire de beaucoup d’entre eux, aussi bien espagnols qu’africains, encore plus en ce qui concerne la situation des femmes ou de ces ancêtres féminines qui, au cours du XVIIIème siècle, ont été réduites au silence, exclues et qui, souvent contre leur gré, sont arrivées en Amérique, amenées par nos ancêtres espagnols (2021. Personnage représenté par elle : la vieille femme).

Dans le même ordre d’idées, mais en soulignant la force des processus collectifs dans la reconstruction de la diaspora africaine, Jaheli Fuenmayor, interprète de danse, souligne :

Je suis reconnaissante pour cet accompagnement imaginaire…. Non seulement il me renforce, mais j’y crois et il me touche. Je sens qu’il y a quelqu’un quelque part qui m’aide et qui le fait par gratitude. Qui le fait parce qu’elle me remercie d’avoir pris la peine de penser à ce qui a pu lui arriver, à ce qu’était sa vie, qu’un peu de justice soit rendue (2021. Personnage représenté par elle : la Blanca).

Enfin, je voudrais conclure cet essai par l’interprétation de notre travail faite par Valentina Curcó, la graphiste du projet, pour construire le dossier de la pièce. L’image qui représente Memorias danzadas est une relecture par Curcó de l’œuvre Portrait d’une femme noire, peint en 1800 par l’artiste Marie-Guillemine Benoist et conservé au Musée du Louvre à Paris, France. Curcó a fait le lien avec certains des textes sur lesquels elle a travaillé pendant le processus, des gravures de femmes esclaves et marronnes, des documents et leurs histoires. Elle a décidé de choisir, parmi plusieurs options, celle qui sera connue plus tard comme une nourrice martiniquaise nommée Madeleine. Voyons comment Valentina la sort à nouveau de l’anonymat, poussée par la force de la mer et accompagnée par la force d’autres femmes qui, comme elle, n’ont pas succombé à l’histoire (figure 1).

Bien que les œuvres présentées ici soient réalisées par une seule personne, elles ne sont pas confinées à l’univers individualiste qui a caractérisé une grande partie du discours sur l’art moderne, une production sublime érigée par la condition extraordinaire d’un sujet qui, abstrait de son monde de vie, produit l’extraordinaire. Au contraire, l’engagement des récits de ces femmes révèle un dialogue et une remise en question des hiérarchies d’oppression que chacune d’entre elles vit ou auxquelles elle participe par tradition culturelle. Cela les place, à mon avis, dans un sens communautaire de l’art, situé, interrogeant et transformant dans la Caraïbe. C’est précisément dans ce sens que le caractère de l’art caribéen est une approche collaborative, dans la mesure où il est tracé dans une logique qui résonne pour celles et ceux qui le construisent, parce qu’il parle des sujets eux-mêmes. Cela place immédiatement la production dans une rupture des canons hégémoniques, car elle permet de donner la parole à celles et ceux qui ont été rendus invisibles. En fin de compte, elle les convertit en récits féminins codifiés de différentes manières dans les arts plastiques, la littérature, la danse et le graphisme, situés dans des lieux différents et des moments historiques particuliers, mais qui insurgent avec une seule intention : la revendication des femmes qui ont refusé d’être anéanties en tant que personnes.

Notes :

(1) Cet essai est une version augmentée et améliorée de la communication intitulée Interrumpir la vida esclavizada – liberar el alma de un(a) hijo(a) : uso político del cuerpo de la mujer negra en condición de sujeción, exposée lors de la première Jornada de Historia Feminista, Centro Nacional de Historia, Caracas, 22 novembre 2018.

(2) Afro-vénézuélienne. Docteure en anthropologie. Chercheuse et activiste dans les domaines des identités politiques afro-diasporiques en contextes coloniaux et post-coloniaux, et leur articulation avec la religion, le corps, la nourriture et la mémoire sociale. Interprète, professeure et chercheuse en danse traditionnelle vénézuélienne. Activiste à Trenzas Insurgentes – Colectivo de Mujeres Negras, Afrovenezolanas y Afrodescendientes ; et à La Alpargata Solidaria – Sistema de Intercambio Solidaria Solidaria – Système d’échange solidaire de Caracas.

(3) Les treize lithographies de Portraits Créoles III sont visibles sur le site web de l’artiste : https://www.joscelyn-. gardner.org/creole-portraits-iii (Gardner, 2012).

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Traduit de l’espagnol pour Venezuelainfos par Thierry Deronne

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Le Venezuela au fond des yeux (6) : «Je pensais que la photographie était réservée aux hommes.»

Photo : participantes de l’atelier-exposition « huit femmes 100% San Agustín : regards qui embrassent », à Caracas. Photo Félix Gerardi

Un groupe de femmes de Caracas qui n’avaient jamais pris de photos auparavant ont redécouvert, grâce à leur téléphone, les lieux quotidiens du quartier où elles vivent, qui leur étaient « cachés ». La vision de ces jeunes femmes, âgées de 15 à 30 ans, a été recueillie lors de l’atelier-exposition « huit femmes 100% San Agustín : regards qui embrassent », dont le résultat a été exposé au Centro Cultural Parque Central, près de leur quartier de San Agustín, à Caracas.

L’expérience valait pour défi. Les participantes n’avaient aucune expérience préalable de la photographie pour créer des compositions, tirer des portraits, jouer avec la lumière ou saisir le paysage de la capitale. L’espace de création fut l’endroit où elles ont grandi et vivent aujourd’hui : le quartier populaire de San Agustín, bastion de la culture afro-vénézuélienne et patrimoine musical et architectural de la ville. Voir, regarder, enregistrer l’image de leur espace de vie, outre la possibilité de le donner à connaître, est une manière de se l’approprier et de dissiper les stéréotypes sociaux, racistes, qui existent sur les quartiers populaires, leurs espaces et leurs habitants.

Photo : participantes de l’atelier-exposition « huit femmes 100% San Agustín : regards qui embrassent », à Caracas. Photo Félix Gerardi

Cette exposition, organisée par la fondation culturelle 100% San Agustín, dans le cadre d’un festival de cinéma qui s’est tenu en mai, a été réalisée par le photographe vénézuélien chevronné Félix Gerardi.

« Je vois des choses auxquelles je ne faisais pas attention ».

Rebeca González, 32 ans, a découvert cet appel à participer à l’atelier, ouvert aux femmes de sa communauté, lorsqu’elle a emmené sa fille à l’un des ateliers culturels organisés au théâtre Alameda, un lieu emblématique de ce secteur de Caracas, inauguré en 1943 et sauvé il y a près de dix ans. « Je n’avais jamais imaginé que je découvrirais autant la photographie. Avant, je prenais des photos de mes enfants, de ma maison, avec mon téléphone portable, mais pas comme maintenant ».

Considère-t-elle qu’il y a une différence entre son ancienne approche de l’appareil photo et sa création actuelle ? « Maintenant, les photos sont plus belles, je me concentre davantage sur les paysages, sur le fond et les formes, sur la lumière. Je le fais avec plus de détails et je vois des choses auxquelles je ne faisais pas attention auparavant ».

Photo : la fille d’Alannys, Rebeca González

La proposition de Félix Gerardi était de localiser un endroit du quartier qui attirait leur attention et de faire appel à leurs propres idées pour raconter une histoire d’un point de vue féminin. « Je pensais que la photographie était réservée aux hommes, mais j’ai réalisé que tout le monde peut prendre une photo s’il a les outils pour le faire. » En ce qui concerne le thème de ces images, elle dit avoir choisi sa fille et « ce que l’on ne voit pas de notre quartier ». Un exemple : le mur de briques, où elle a photographié la petite fille, à l’arrière d’une maison. « Généralement, les gens ne prennent pas de photos là-bas, car on ne voit que les façades des maisons » explique-t-elle.

« Je transmets l’essence de ma grand-mère. »

Photo : Mains de Sara Valera, grand-mère de Nazareth Astudillo

Nazareth Astudillo, 18 ans, est passé de la danse corporelle à la danse de l’image. C’est en pratiquant avec son groupe « La Nueva Dimensión » qu’elle a entendu parler de l’atelier-exposition de photographie.

« Je savais que la proposition concernait des femmes prenant des photos de femmes et j’ai tout de suite pensé à ma grand-mère, Sara Valera, qui souffre de troubles neurocognitifs et qui représente très bien San Agustín car elle y est arrivée à l’âge de 30 ans avec le rêve d’être couturière ».

Les images de Nazareth captent l’attention du spectateur dès qu’on entre dans la pièce. Le visage, les mains et l’empreinte de sa grand-mère créent un lien immédiat. « On m’a souvent dit que je transmettais l’essence de ma grand-mère, qui est très calme et paisible. J’aime que les gens s’identifient à elle ».

Le registre est le résultat de ses promenades avec Sara. « Pendant que nous marchons, je prends des photos d’elle. Ceux qui m’ont approchée m’ont dit que ces images leur rappelaient leurs grands-parents décédés ou qui se trouvent dans la même situation ». Toutes deux se rendent dans les lieux que la vieille dame avait l’habitude de fréquenter régulièrement et dont elle ne se souvient plus en raison de son état neurologique.

Nazareth, qui, en plus de pratiquer la danse, étudie le dessin artistique et envisage de faire carrière dans le graphisme, explique que, malgré la différence d’âge, elle a établi une relation très étroite avec sa grand-mère. « C’est compliqué de s’occuper d’une personne malade, je pense que c’est une façon de la remercier pour ce qu’elle a fait pour moi depuis que je suis petit ».

Un « changement de perspective »

Alannys Garcia, 15 ans, se souvient que Félix Gerardi les a emmenés faire une promenade dans le quartier pour réfléchir au sujet qu’ils devaient choisir. Le premier jour, elle n’arrivait pas à en trouver une, mais après la visite, elle a opté pour les peintures murales, qui sont une présence constante dans le quartier, et pour l’architecture, dont certaines remontent au début du XXe siècle.

« J’étais là tout le temps et je n’avais jamais fait attention aux peintures murales. Je ne les avais jamais vus sous un angle aussi artistique ». Elle explique que, bien qu’elle a été initiée à la photographie par les paysages qu’elle prenait à la plage, elle a constaté qu’elle ne les identifiait pas au sein de son propre quartier.

Photo : fresque murale photographiée par Alannys García

Cette lycéenne de quatrième année explique que pour l’exposition, elle a pris la photo d’une fresque représentant une femme aux cheveux afro parce qu’elle voulait refléter la culture de son quartier, l’art du tambour et la salsa. Cet atelier a « changé sa perspective » sur la photographie. Elle aimerait maintenant se lancer dans la photographie qui la passionne.

Filles et grands-mères

Reinaldo Mijares, coordinateur de la Fondation 100% San Agustín, a déclaré lors de l’inauguration de l’exposition que ce sont les femmes « qui ont le leadership » dans les organisations culturelles du quartier. « Je me réjouis qu’elles aient osé nous donner leur vision du quartier. Quand on regarde autour de soi, on trouve deux thèmes : les filles et les grands-mères. Le quartier se dévoile à travers ces figures ».

Photo : Sara Valera, grand-mère de Nazareth Astudillo

Le photographe Gerardi, évoquant le processus d’apprentissage avec ces participantes, ajoute que l’engagement qu’elles ont pris envers elles-mêmes et envers le quartier est devenu une « source de fierté ». « Je fus un guide qui les a accompagnées dans l’atelier, elles ont atteint leurs objectifs et j’espère qu’elles n’abandonneront pas le projet ».

Natali Gomez

Source : https://actualidad.rt.com/author/387379-nathali-gomez

Traduit de l’espagnol par Thierry Deronne

Photos : Rebeca González / Alannys García / Nazareth Astudillo / Felix Gerardi / photos de l’exposition : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/06/07/le-venezuela-au-fond-des-yeux-6-je-pensais-que-la-photographie-etait-reservee-aux-hommes/

L’afrovenezolanité : une historiographie de l’expérience noire au Venezuela, par Menika Dirkson

« Negro primero », soldat vénézuélien noir, héros de la guerre d’indépendance aux côtés de Simon Bolivar (Wikimedia Commons)

En mai, les Vénézuéliens célèbrent le mois de l’afro-descendant en l’honneur des contributions sociales, politiques, économiques et culturelles des Afro-Vénézuéliens au cours de 500 ans d’histoire du pays. Les Vénézuélien(ne)s célèbrent leur ascendance africaine par des cérémonies de masse et des défilés remplis de chants, de danses, de discours et d’expositions d’œuvres d’art d’inspiration africaine. Si ces expressions de fierté ethnique semblent appropriées pour un pays multiculturel comme le Venezuela, cela n’a pas toujours été la pratique sociale de la nation.

En 2005, le président de l’époque, Hugo Chávez, a lancé une initiative nationale visant à accroître la sensibilisation et l’éducation à l’égard de la communauté noire. Chávez, qui s’est autoproclamé afro-descendant, a fait du 10 mai la Journée afro-vénézuélienne et a mis en place une série de « programmes et de politiques » pour combattre le racisme et la discrimination dans le cadre de la Commission présidentielle de 2005 pour la prévention et l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale dans le système éducatif vénézuélien. Parmi les politiques de Chávez, l’une d’entre elles demande à la commission « d’examiner, de conseiller et de proposer des réformes sur l’éducation raciale et culturelle appropriée » et de demander aux écoles d’intégrer « les contributions des Afro-Vénézuéliens dans leurs programmes« . Les changements apportés par Chávez au programme d’histoire dans les écoles vénézuéliennes ont suivi le travail d’une vague d’écrivains et d’universitaires qui ont rendu la mémoire historique des Africains et de leurs descendants plus inclusive depuis 1895.

Le récit historique sur les Afro-Vénézuéliens a évolué depuis le début du vingtième siècle. Des récits comme La Libertad de los esclavos en Venezuela (La liberté des esclaves au Venezuela) de Manuel Landaeta Rosales excluaient les expériences des esclaves et des libres noirs, mais se concentraient sur les efforts déployés par les politiciens blancs pour abolir l’esclavage. Cette interprétation stigmatisait les descendants d’Africains pour leur héritage d’esclaves, car leurs ancêtres étaient dépeints comme des victimes, dépendant de l’émancipation des abolitionnistes blancs. Cependant, en 1911, José Manuel Núñez Ponte est devenu l’un des premiers chercheurs à se concentrer sur le sort des Africains réduits en esclavage et à condamner l’esclavocratie blanche dans son livre Estudio histórico acerca de la esclavitud y de su abolición en Venezuela (étude historique sur l’esclavage et l’abolition au Venezuela).

Dans son livre, Núñez affirmait que la pratique de l’esclavage dans les Amériques était un acte d’injustice où des « seigneurs despotiques » enchaînaient, opprimaient et assujettissaient les gens comme des « bêtes de somme ». Núñez soutenait que les hommes qui pratiquaient l’esclavage croyaient qu’il s’agissait d’une « étape de progrès » dans la société moderne. Les esclavagistes croyaient que l’esclavage était admissible parce qu’il existait dans les temps bibliques et que des philosophes antiques très respectés, comme Platon et Aristote, défendaient l’utilisation de l’esclavage. Núñez a également fait valoir que les marchands d’esclaves n’importaient pas les esclaves comme des marchandises, mais qu’ils les « trafiquaient » horriblement d’Afrique vers les Amériques. En 1854, l’émancipation est arrivée avec l’aide d’officiers militaires et de politiciens comme Simón Bolívar et José Gregorio Monagas. Núñez donne également des détails sur la vie et la résistance des esclaves, comme le travail laborieux qu’ils effectuaient dans les mines, leurs relations tumultueuses avec leurs esclavagistes et les soulèvements qu’ils préparaient. L’œuvre de Núñez a eu un impact considérable, car il a analysé les expériences de vie des esclaves et a écrit sur eux en tant qu’acteurs majeurs de l’émancipation. Plus tard, des historiens de renom comme Miguel Acosta Saignes et Juan de Dios Martínez ont produit des monographies qui ont redonné un rôle aux personnages noirs historiques. De nombreux chercheurs ont également cherché à déterminer si le Venezuela est une démocratie raciale, un terme cultivé par le sociologue brésilien Gilberto Freyre dans son livre de 1933, Casa-Grande & Senzala (Les maîtres et les esclaves), qui décrit une société où toutes les races ont des chances égales d’accéder à une éducation de qualité, à des emplois, à des conditions de vie et à des droits sociaux et politiques sans entrave.

Dans les années 1940 et 1950, les historiens ont étudié la culture, les modes de vie et les rébellions sociales des Afro-Vénézuéliens libres et esclaves en intégrant l’anthropologie, les sciences politiques, la littérature et la langue. En outre, les historiens marxistes ont écrit des récits ascendants analysant le capitalisme, l’esclavage et leurs effets socio-économiques sur la société vénézuélienne fondée sur la race et la classe. Alors que l’ouvrage de Juan Pablo Sojo, Temas y Apuntes Afro-Venezolanos (Thèmes et notes afro-vénézuéliens), publié en 1943, se penche sur la culture, les monographies de Federico Brito Figueroa, Ezequiel Zamora : Un capítulo de la historia nacional (Ezequiel Zamora : un chapitre de l’histoire nationale) et La Liberación de los Esclavos Negros en Venezuela (La libération des esclaves noirs au Venezuela) de Federico Brito Figueroa, publiées en 1951, dissèquent les « fondements socio-économiques du colonialisme et du néocolonialisme ».

D’autres historiens, comme R.A. Rondón Márquez, Héctor Parra Márquez et León Trujillo, ont donné un rôle aux esclaves qui ont combattu l’asservissement de leurs esclavagistes par la résistance culturelle, à travers la musique et la religion d’inspiration africaine et la révolution. Ces monographies ont servi de base aux futures micro-histoires des études sur les subalternes.

Des années 1960 aux années 1980, les historiens de l’école des Annales ont soutenu que l’esclavage avait laissé en héritage une hiérarchie socio-économique fondée sur la race et la couleur de la peau. Depuis l’époque coloniale, les Vénézuéliens d’ascendance majoritairement blanche et à la peau claire avaient davantage de possibilités et de privilèges socio-économiques que les Noirs, les indigènes et les « pardos » (ethniquement mélangés avec des ancêtres espagnols, africains et indiens) parce que leur héritage les liait étroitement à leurs ancêtres nés en Espagne qui ont été les premiers à coloniser le Venezuela. Les historiens et les anthropologues ont évité les récits dominants centrés sur les analyses économiques et ont exploré des sujets marginalisés dans le folklore, le lexique, la religion, la musique et la vie sociale. Ils ont limité leurs recherches aux villes fortement peuplées d’Afro-Vénézuéliens dans les régions rurales et urbaines pauvres éloignées de Caracas. Le livre de 1976 de l’historienne et anthropologue autrichienne Angelina Pollak-Eltz, La familia negra en Venezuela (La famille noire au Venezuela), est devenu l’un des ouvrages les plus poignants de l’époque.

Dans son livre, Pollak-Eltz plaide en faveur d’un plus grand nombre d’études sur les familles noires, leurs modes de migration, leur emploi et leur statut éducatif au Venezuela, sans stéréotypes raciaux négatifs. En analysant des entretiens, des enquêtes, des registres de recensement nationaux et les registres migratoires des habitants noirs de l’Universidad Católica Andrés Bello dans les années 1960, Pollak-Eltz explique comment la pauvreté, le racisme et la discrimination des Afro-Vénézuéliens, fondés sur la race et la classe sociale, trouvent leurs racines dans l’histoire de l’esclavage du pays. Les classes inférieures étaient généralement composées de Noirs à la peau foncée vivant dans des villes côtières telles que Barlovento et Guayana (où plusieurs grandes plantations existaient à l’époque coloniale), tandis que les Vénézuéliens des classes supérieures avaient souvent la peau claire et résidaient dans des communautés urbaines. Cette tendance était le résultat d’une ascendance basée sur l’esclavage, d’un manque d’accès à l’éducation supérieure et de la condition qui faisait des Vénézuéliens à la peau foncée ou noirs la classe la plus basse de la société. Dans l’ensemble, son livre a convaincu les futurs historiens d’enquêter sur la famille noire pendant l’esclavage afin de déterminer le rôle que l’esclavage a joué dans la création de la hiérarchie socio-économique dans le Venezuela d’aujourd’hui.

Depuis les années 1990, les historiens ont suivi la tendance de la Nouvelle Gauche et ont écrit sur les conflits raciaux, le colorisme, les divisions de classe et l’agitation politique. Des chercheurs comme Jesús García, Michaelle Ascencio et Winthrop Wright ont étudié la relation entre le statut de classe et la couleur de la peau dans la formation de la hiérarchie socio-économique. Dans son livre de 1993, Café con leche : Race, Class, and National Image in Venezuela, Wright affirme que, bien que de nombreux Vénézuéliens se considèrent comme des « café con leche » (café au lait) – un métissage racial d’ancêtres européens, indiens et africains, la démocratie raciale est un mythe plutôt qu’une réalité. En tant qu’Américain ayant quitté le Sud Jim Crow en 1966 pour enseigner à l’Universidad de Oriente, Wright a étudié la race, l’économie, la hiérarchie sociale et le blanqueamiento (blanchiment racial) pour déterminer si la discrimination raciale était un problème dans la nation. Ses recherches ont consisté à examiner des caricatures, des journaux, des discours et d’autres formes de propagande provenant de la Bibliothèque Nationale et des centres d’archives du Venezuela, tout en menant des entretiens avec des étudiants afro-vénézuéliens, des travailleurs municipaux, des policiers, des poètes et des ouvriers. Dans l’ensemble, Wright a conclu que, bien que certains Afro-Vénézuéliens aient réussi sur le plan socio-économique, les stéréotypes racistes, le colorisme, la propagande politique en faveur du blanchiment racial et les interdictions d’immigration contre les étrangers noirs ont limité la mobilité sociale des Noirs et augmenté les possibilités socio-économiques des citoyens blancs et « pardo ».

Dans les années 2000, les historiens de l’histoire afro-vénézuélienne se sont concentrés sur les thèmes de la race, de la classe et de la politique lors des premiers pas du socialisme au Venezuela sous la présidence d’Hugo Chávez (1999-2013). Les historiens ont particulièrement étudié comment les nouvelles politiques d’égalité raciale de Chávez ont bénéficié aux Afro-Vénézuéliens et aux pauvres. Pendant sa présidence, Chávez a cherché à réduire le fossé économique entre les riches et les pauvres, ainsi que le fossé de la discrimination raciale entre les Blancs et les Noirs. Chávez a mis en place des politiques de redistribution des richesses dans lesquelles il a autorisé le gouvernement à prendre les terres et l’argent nécessaires aux riches pour fournir de la nourriture, des soins de santé et une éducation aux pauvres. Cette action n’a pas seulement provoqué la colère des Vénézuéliens aisés, mais a également reflété l’objectif de Chávez d’améliorer le statut socio-économique des Afro-Vénézuéliens des classes inférieures.

Orlando Figuera, le jeune brûlé vif en 2017 parce que « noir et chaviste » lors des manifestations violentes de l’extrême droite, relookées par les grands médias en « révoltes démocratiques réprimées par Maduro »

Les chercheurs en sciences sociales comme Jesús María Herrera Salas et Barry Cannon ont analysé les discours politiques, les entretiens, les sondages nationaux, les taux de pauvreté, les taux de chômage et les enquêtes nationales sur l’opinion du public à l’égard du gouvernement socialiste afin de déterminer si la race et la classe sociale divisaient les Vénézuéliens sur les questions politiques. Les conflits de race et de classe ont souvent poussé les Vénézuéliens à suivre des normes traditionnelles et à se ranger du côté des candidats politiques qui soutiennent leurs intérêts. Avec la montée en puissance des politiques socialistes de Chávez, de nombreux Vénézuéliens blancs et riches sont devenus des « anti-chavistes » enragés, peu disposés à perdre leur richesse et de voir brisée la hiérarchie socio-économique. Dans son article de 2008 intitulé « Class/Race Polarisation in Venezuela and the Electoral Success of Hugo Chavez : a break with the past or the song remains the same ? », Cannon révèle que les « chavistes » sont principalement des Vénézuéliens pauvres à la peau foncée qui pensent que les politiques socialistes de Chavez leur seront bénéfiques à long terme. Néanmoins, les universitaires ont conclu que la race et la classe sociale continuaient de définir le Venezuela, laissant les gens divisés par une hiérarchie socio-économique issue de l’esclavage.

L’héritage de l’esclavage façonnera toujours les futures études sur les Afro-Vénézuéliens, même si les universitaires étudient comment la race, la classe et la politique continuent de diviser les gens sous le gouvernement socialiste et bolivarien du Venezuela, désormais dirigé par le président Nicolás Maduro. Les Afro-Vénézuéliens représentant environ 10 % de la population, il est nécessaire que leur histoire soit préservée et développée. De nombreuses monographies classiques sur les Vénézuéliens noirs datent de plusieurs décennies, sont épuisées et/ou entièrement rédigées en espagnol. Ces ouvrages doivent être mis à jour et republiés en plusieurs langues afin de sauvegarder l’histoire de l’esclavage, de l’émancipation et de la vie des Noirs au XXe siècle dans les bibliothèques du monde entier. En outre, les archivistes et les historiens peuvent améliorer notre connaissance de la vie coloniale noire au Venezuela en analysant, en traduisant et en numérisant les archives judiciaires et d’autres documents précieux provenant des Archives des Indes en Espagne. Dans l’ensemble, le récit historique de l’histoire afro-vénézuélienne a bien progressé depuis 1895, car aujourd’hui, il envisage de multiples perspectives, surmonte les stéréotypes raciaux, donne un rôle aux personnes opprimées et offre des recherches précieuses qui profitent à de multiples disciplines.

L’auteure : Menika Dirkson est professeure invitée d’Histoire à l’Université Loyola du Maryland. Docteure en Histoire de l’université de Temple. Titulaire d’une maîtrise d’histoire et d’une licence d’histoire, d’études latino-américaines et d’études culturelles de l’Université Villanova. Avec le soutien de la Philadelphia Foundation et du Arlen Specter Center de la Thomas Jefferson University, elle a publié des recherches sur les relations entre la police et la communauté noire à Philadelphie après l’ère des droits civiques. Dirkson mène actuellement des recherches sur la race, la criminalité et le maintien de l’ordre dans le système de transport public de Philadelphie après 1958.

Source : https://www.aaihs.org/la-afrovenezolanidad-a-historiography-of-the-black-experience-in-venezuela/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

Sur le même thème, on lira l’étude fondamentale d’Alan MacLeod : « Voyous chavistes » contre « société civile » : racisme et mépris de classe des médias occidentaux sur le Venezuela https://venezuelainfos.wordpress.com/2019/03/10/voyous-chavistes-contre-societe-civile-racisme-et-mepris-de-classe-des-medias-occidentaux-sur-le-venezuela-par-alan-macleod-fair/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/03/31/lafrovenezolanite-une-historiographie-de-lexperience-noire-au-venezuela-par-menika-dirkson/

IIIème Congrès des Femmes au Venezuela : « un saut qualitatif du féminisme populaire »

1982 déléguées de tout le Venezuela sont réunies depuis le 29 mars à Caracas pour le IIIème Congrès des Femmes. 6.637 femmes ont pris part aux assemblées préparatoires organisées dans tout le pays. 64 mouvements féministes ont rédigé 926 premières propositions sur la santé, la justice, l’égalité, l’économie, la production pour que le congrès élabore l’agenda féministe Venezuela 2030. « Nous voulons réaliser un saut qualitatif avec vous comme allié, comme le fut Chavez pour nous, ou Sankara pour les femmes du Burkina Faso; nous sommes les filles des héroïnes de l’Indépendance, les filles des femmes afrodescendantes marrones, des guerrières indigènes et ce n’est pas rhétorique de le dire » a déclaré Meibys lors de la rencontre avec Nicolas Maduro. « Nous allons appuyer le féminisme populaire pour les grands changements nécessaires » a répondu le président bolivarien, « et nous voulons que cesse la violence contre la femme ». Maduro a demandé à l’Assemblée Nationale et au Tribunal Suprême d’accélérer la transformation des lois pour protéger les femmes face à la violence.

Le président a aussi suggéré aux femmes réunies en congrès de lui proposer leurs idées et leur plan pour la « révolution dans la révolution » qui va se déployer tout au long de 2022, et dont l’objectif est de resserrer les liens avec les bases populaires, parfaire les réponses du gouvernement à leurs besoins et en voir rapidement, concrètement, les effets dans la vie quotidienne. Dans le cadre de la reprise économique, le gouvernement a déjà lancé une opération « maison par maison » pour approfondir le recensement de tous les besoins de la population, mettre en œuvre les solutions en dotant de plus de moyens les organisations populaires, et Nicolas Maduro compte sur les mouvements féministes populaires pour en devenir le fer de lance.

Le gouvernement bolivarien, sur les instructions présidentielles, a approuvé 220 millions de bolívars pour soutenir la mise en œuvre d’au moins 50 projets socio-productifs organisés par des femmes, notamment dans le domaine de la pêche dans l’État d’Anzoátegui. Parallèlement, sur la base du diagnostic des organisations communales, les Ministres de l’Agriculture Urbaine (Greicy Barrios), des Communes et des mouvements sociaux (Jorge Arreaza) et de l’Agriculture (Wilmar Castro) lancent le plan des semailles communales 2022 – outil de la souveraineté alimentaire mais aussi d’appui aux autogouvernements populaires. Parmi les 12 millions d’hectares remises aux paysan(ne)s depuis le début de la réforme agraire lancée par Hugo Chavez, 4 millions l’ont été à des femmes, pour commencer à répondre à la dette historique qui existe encore vis-à-vis d’elles.

T.D.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/03/30/iiieme-congres-des-femmes-au-venezuela-un-saut-qualitatif-du-feminisme-populaire/

Adriana Salvatierra : « La grande leçon de l’étape précédente en Amérique latine est que nous ne pouvons plus gouverner timidement ».

ITW par Gerardo Szalkowicz, rédacteur de NODAL

À tout juste 30 ans, Adriana Salvatierra était au premier rang de l’officialité bolivienne lors du coup d’État de novembre 2019. En tant que présidente du Sénat, elle a dû démissionner et se réfugier à l’ambassade du Mexique pendant que les bottes et la Bible prenaient d’assaut le palais présidentiel. Deux ans après le renversement d’Evo Morales, nous nous sommes entretenus avec elle pour comprendre les clés de la situation actuelle, tendue en raison d’un nouvel enhardissement de la droite bolivienne.

Salvatierra revient également sur les erreurs commises à l’époque et sur le complot international dans lequel, dit-elle, « le gouvernement de Macri a été un acteur clé dans la matérialisation du coup d’État ». Elle analyse les avancées du progressisme latino-américain, met en évidence les processus de Lawfare comme « nouveaux mécanismes de domination », souligne la nécessité de « reconfigurer l’articulation continentale en renforçant la CELAC » et explique sa vision d’une révolution féministe qui soit tout sauf « tiède ».

-Deux ans après le coup d’État, on peut percevoir en Bolivie une sorte de reconfiguration du bloc d’opposition, une revigoration du secteur le plus belliqueux qui a rallumé la tension politique. Le président Luis Arce a même parlé de « nouvelles aventures putschistes ». Quel est votre point de vue sur cette situation et pensez-vous que les conditions sont réunies pour un nouveau coup d’État ?

-Nous sommes en présence de nombreux acteurs qui n’ont aucun respect des institutions démocratiques. Par exemple, le gouverneur de Santa Cruz, Luis Fernando Camacho, quelqu’un qui a promu un coup d’état, qui promeut la rupture de l’institutionnalité comme forme d’action politique. C’est assez dangereux. Mais aujourd’hui, le contexte est différent. En 2019, nous sortions de 14 ans de gouvernement, avec un mécontentement accumulé, bien qu’il n’y avait pas de crise économique, l’extrême droite est arrivée avec un discours de libération d’un certain mécanisme d’oppression, les mobilisations de l’opposition tournaient autour de valeurs comme la « démocratie », la « liberté », etc. C’est dans ce contexte que le coup d’État a eu lieu.

Ces secteurs ont ensuite montré qu’au cours de ces 14 années, ils n’avaient construit aucun projet pour le pays. Lorsqu’ils ont gouverné après le coup d’État, ils ont montré qu’ils étaient incapables de gérer la crise sanitaire et le pays en général. Alors aujourd’hui, quand ils reviennent avec ces discours de « n’oubliez pas que depuis Santa Cruz nous savons comment récupérer la démocratie », en réalité ils nous disent qu’ils ont la formule du coup d’état. Mais cette formule du coup d’État trouve aujourd’hui un pays différent, avec une crise économique, un pays où le PIB s’est contracté de 12 points, où nous avons à nouveau atteint des niveaux élevés de chômage et de pauvreté. Ainsi, l’agenda politique de la population est fondamentalement basé sur la réactivation économique : leurs discours ne disposent pas aujourd’hui d’un terrain fertile pour déployer cet agenda de rupture démocratique.

Il est vrai que les forces du coup d’État continuent à opérer ; ce serait un mensonge de dire qu’avec la victoire électorale de 2020, nous avons démantelé la structure qui a promu le coup d’État. Cette structure, basée notamment à Santa Cruz, a continué à fonctionner et compte aujourd’hui Luis Fernando Camacho comme gouverneur. Mais je crois qu’à l’heure actuelle, les conditions objectives ne sont pas réunies pour que nous empruntions à nouveau la voie de la rupture démocratique. Cela n’enlève rien au fait que la nature de ces forces politiques est de conspirer en dehors de l’ordre démocratique, pour que demain elles puissent à nouveau promouvoir des scénarios de rupture, mais aujourd’hui les gens sont sur un autre agenda, ils sont sur l’agenda de récupérer leurs emplois, de joindre les deux bouts, de récupérer leur économie.

L’un des facteurs qui a ouvert la porte au coup d’État est que la droite a gagné la rue, tandis que le MAS et les organisations sociales étaient quelque peu démobilisés. Comment interprétez-vous cet aspect en termes d’autocritique ?

-Je pense que nous avons appris que la démocratie doit être une action permanente de mobilisation, de mobilisation autour de la construction de politiques publiques, de certaines lois pour renforcer la réalisation des droits. Le processus de mobilisation permanente va au-delà d’une marche, va au-delà de la manière dont nous continuons à faire ce que le camarade Evo a toujours dit, ce que notre camarade Luis [Arce] soutient, c’est-à-dire toujours gouverner en écoutant le peuple. Quand on gouverne en écoutant le peuple, il y a une mobilisation permanente pour défendre le projet politique. En 2019, ce n’est pas que le peuple ne s’est pas mobilisé, notre problème était plutôt que la mobilisation s’était arrêtée. Et l’aile droite a progressé. Nous avons fait des erreurs stratégiques à cet égard. Aujourd’hui, les organisations sociales sont absolument claires : le processus de changement n’est pas seulement défendu par la gestion publique, mais aussi par une participation effective à toute décision prise par le gouvernement.

Le coup d’État a également bénéficié de l’internationale de l’extrême droite et du soutien de plusieurs gouvernements de la région. Que pensez-vous de l’envoi d’armes par l’administration de Mauricio Macri ?

-Oui, il faut savoir qu’en Bolivie, les forces politiques n’ont pas agi seules pour briser l’ordre démocratique : il y a eu toute une construction internationale et le gouvernement de Mauricio Macri a participé activement à ce processus de déstabilisation internationale. Le document lui-même de l’Église catholique de l’époque indique que des ambassadeurs de l’Union européenne et du Brésil ont participé aux réunions précédant le coup d’État, ce qui montre qu’il y a eu non seulement des excès diplomatiques mais aussi une ingérence directe.

Le deuxième fait est que l’espace aérien d’Evo lui a été fermé en Argentine, au Pérou et en Equateur. La troisième est la reconnaissance immédiate accordée par différents gouvernements à Jeanine Áñez, une reconnaissance qui normalement, dans des situations de tension diplomatique, prend du temps, mais ici les gouvernements du Brésil, de l’Argentine, de l’Équateur et du Pérou se sont alignés. Et cette reconnaissance diplomatique, dans le cas de l’Argentine, pilier de la matérialisation du coup d’état. Le coup d’État s’est matérialisé et a été définitivement établi avec les massacres de Sacaba et de Senkata, et il s’avère que tant l’Équateur que l’Argentine ont envoyé du matériel répressif qui aurait été utilisé dans ces massacres. Le gouvernement de Mauricio Macri a donc beaucoup à expliquer à notre pays pourquoi il a reconnu Añez, pourquoi il a refusé l’utilisation de l’espace aérien à Evo Morales et pourquoi il a envoyé du matériel répressif pour matérialiser l’efficacité du coup d’État.

Quand on voit qu’il y a eu une coordination internationale, avec des opérations que l’on n’a pas vues depuis l’époque du Plan Condor, alors seulement on comprend vraiment le courage et la bravoure du peuple bolivien. J’en suis profondément fière.

Depuis les changements de gouvernement en Amérique latine ces dernières années, on parle de la renaissance d’un nouveau pôle progressiste. Comment analysez-vous le cycle politique que traverse la région et les stratégies déployées par les États-Unis ?

Je me méfie un peu de ce terme de « cycles », comme si tout se résumait à un jeu permanent de va-et-vient, comme si l’action du peuple, c’est-à-dire la possibilité de la transformation historique par l’action politique du peuple, ne jouait pas un rôle fondamental. Et je suis très confiante en raison de la façon dont la Bolivie a déjoué le destin prémédité sous l’effet d’une forte conspiration internationale. L’histoire reste ouverte et reste écrite par le peuple….

Je pense que nous sommes dans un contexte particulier où les États-Unis, comme pendant la guerre froide, cherchent à protéger leurs intérêts dans ce qu’ils considèrent comme une extension de leur puissance, à savoir notre continent. Les États-Unis s’inquiètent surtout parce que la Chine est déjà le deuxième partenaire commercial de l’Amérique latine. Mais elle est aussi préoccupée parce qu’elle voit qu’au Chili, il y a une Assemblée constituante, qu’au Pérou, il y a un président humble, un professeur de province comme Pedro Castillo, qu’en Colombie, il y a un processus électoral en cours et des mobilisations qui ont défié le néolibéralisme, elle voit qu’il est très probable que Lula remporte les élections en 2022, qu’ici, en Bolivie, la démocratie a été restaurée et que le parti qui, il y a un an, était la cible d’un coup d’État, est revenu, elle voit que le péronisme est revenu en Argentine, que le Venezuela résiste et commence à réactiver son économie…

Je pense donc que nous devons être absolument clairs sur le fait que les mécanismes d’intervention que nous connaissions au siècle dernier, l’intervention militaire directe, ne sont pas mis en œuvre aujourd’hui, mais qu’ils ont plutôt adopté un nouveau visage, de nouveaux habits institutionnels avec les processus de Lawfare auxquels nous sommes confrontés dans nos pays. Par exemple, ils ont mis Lula en prison pour l’empêcher de participer aux élections ou ils empêchent Rafael Correa de rentrer en Équateur. Nous devons donc reconfigurer nos mécanismes d’articulation internationale, et une étape clé pour cela est de renforcer la CELAC.

Je me méfie du terme de « cycles », comme si tout se résumait à un jeu permanent de va-et-vient, comme si l’action du peuple, c’est-à-dire la possibilité de la transformation historique par l’action politique du peuple, ne jouait pas un rôle fondamental.

Quelles leçons avez-vous tirées de l’étape précédente et quelles sont vos attentes après la victoire de Gabriel Boric au Chili, et peut-être de Gustavo Petro en Colombie et Lula au Brésil ?

Je pense que la grande leçon de la synchronisation progressive que nous avons connue au début du siècle en Amérique latine est que nous ne devons plus gouverner timidement. Chávez a eu la vision d’intégrer l’Amérique latine au reste du monde, de penser à une articulation des luttes des peuples du monde. Je crois qu’aujourd’hui, notre continent a besoin d’un leadership doté de cette vision véritablement internationaliste, qui transcende les limites de notre propre continent. Et en ce qui concerne Gabriel Boric, Lula et Gustavo Petro, ils représentent un énorme espoir dans notre région, en particulier Lula qui a été victime de tant d’humiliations. Ils sont la preuve vivante qu’il n’y a pas de cycle, que l’histoire est ouverte, qu’elle est écrite par le peuple et que cette façon d’écrire par le peuple connaîtra des avancées, des revers, mais fondamentalement, sera un processus d’approfondissement de la démocratie et de la construction de son propre destin.

-Quels sont, selon vous, les apports du féminisme latino-américain et les débats qui s’éveillent en Bolivie ? Pensez-vous qu’il sera possible d’avancer dans l’expansion des droits dans les années à venir ?

Je pense que, de même que nos révolutions en Amérique latine ont montré que la conquête des droits ne peut se faire à moitié, le féminisme ne mérite pas un traitement tiède de ses revendications. En Bolivie, nous avons vu l’impact réel de la constitutionnalisation de la parité et de l’égalité des sexes, par exemple au Parlement. Nous ne sommes pas pour des mouvements tièdes dans le féminisme. Nous avons fait de grands progrès dans le processus constituant, c’est ainsi que nous avons atteint la parité, mais il est également vrai qu’il nous a été plus difficile de progresser dans d’autres domaines, dans le domaine de l’exercice des droits sexuels et reproductifs. Je suis persuadée que nous pouvons avancer progressivement.

S’il y a une leçon que nous osons mentionner pour nos collègues des autres pays, c’est qu’il est nécessaire de discuter des fondements de la configuration des républiques sur notre continent. Elles sont fondées sur le patriarcat en tant que système de reproduction des privilèges de genre, des privilèges de classe, des privilèges coloniaux, des lois qui nous ont fait reculer d’un siècle dans l’exercice réel de la démocratie et la lutte réelle pour le pouvoir. Et que quand nous parlons de ne pas en rester à des revendications tièdes, on parle, même si le risque est d’encourir une situation comme celle que nous avons subie en Bolivie en 2019, de se battre vraiment pour des projets qui remettent en cause ces privilèges républicains et coloniaux, ces privilèges de classe, ces privilèges de genre et la reproduction de privilèges basés fondamentalement sur la reproduction de l’inégalité.

Source : https://www.nodal.am/2021/12/bolivia-a-dos-anos-del-golpe-adriana-salvatierra-expresidenta-del-senado-la-gran-leccion-de-la-etapa-anterior-en-latinoamerica-es-que-no-debemos-dar-pasos-tibios/

Traduction : Thierry Deronne pour Venezuelainfos

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/01/03/adriana-salvatierra-la-grande-lecon-de-letape-precedente-en-amerique-latine-est-que-nous-ne-pouvons-plus-gouverner-timidement/

De la Colonie à la Révolution bolivarienne : comment se sont formées les femmes vénézuéliennes

Assemblée préparatoire du Congrès des femmes vénézuéliennes (2015) Photo : Archives

Assemblée préparatoire du Congrès des femmes vénézuéliennes (2015) Photo : Archives

Les femmes vénézuéliennes sont devenues une figure marquante de la révolution bolivarienne. Chávez a su identifier le rôle que les femmes jouaient dans la structure socio-familiale des classes populaires vénézuéliennes et l’a toujours exprimé dans ses récits sur l’éducation donnée par sa grand-mère paternelle, Mama Rosa, et dans les autres sources féminines de sa formation.

Beaucoup d’entre nous nous sommes senties revendiquées dans les anecdotes présidentielles parce qu’en général, dans chaque foyer vénézuélien (non bourgeois) de la vie paysanne ou à la périphérie des villes, il y a une forte présence de la femme comme mère protectrice, qui dirige les activités économiques de la famille et étend les liens de protection aux noyaux familiaux dérivés du sien, et aux autres espaces de la communauté dans laquelle ils vivent, sans qu’existe nécessairement de lien familial.

En caractérisant le chavisme à partir de sa condition de classe, nous passerons en revue de manière générale l’évolution des femmes des secteurs populaires, en cherchant à décrire ce « ferment féminin » que Chávez, citant Karl Marx, demandait d’étudier afin de l’intégrer dans la construction de la Cinquième République : « Il n’y a pas de changements sociaux si nous n’atteignons pas le ferment, et comment atteint-on le ferment ? Une combinaison d’éléments pour que quelque chose fermente ; les mots sont précis, on ne peut pas dire qu’il y a participation des femmes simplement parce qu’il y a un groupe de ministres, ni en les plaçant sur un piédestal, non ! Ici, il faut créer le ferment, le ferment avec la passion, avec la connaissance, avec l’action, avec le mouvement« .

L’invasion européenne, la première agression

Dans son livre L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels fait référence au fait qu’avec les premières oppressions de classe, s’est produite également la première oppression masculine contre les femmes. Dans ces conditions d’inégalité entre les sexes, l’aspect de classe continue d’être un facteur déterminant.

Nous pouvons le constater dans les études qui revendiquent la participation des femmes aux processus historiques. Bien que « la » femme soit presque toujours abordée comme un sujet homogène, la recherche finit par la différencier en fonction des inégalités dont souffrent les femmes pauvres par rapport aux femmes riches.

Dans Histoire, Femme ; Femmes : Origine et Développement historique de l’exclusion sociale au Venezuela, l’anthropologue vénézuélienne Iraida Vargas Arenas a constitué un dossier historique très complet sur le travail des femmes dans l’histoire vénézuélienne. Cette documentation soutient une grande partie du voyage que nous allons faire.

Avant la domination espagnole, les femmes indigènes (selon les études anthropologiques des sociétés tribales) faisaient partie de groupes coopératifs où l’idée de « famille » s’étendait à toute la tribu. Elles étaient chargés des tâches liées à la reproduction et à l’éducation, travaillant en particulier dans l’agriculture et dans l’élaboration d’instruments pour la collecte et la cuisson des aliments. Selon le cas, dans certains peuples autochtones, elles pouvaient également travailler dans la chasse et la pêche.

Selon l’anthropologue Luis Bate, cité par Vargas, dans les sociétés primitives, il n’existait pas de discrimination sexuelle au sein du travail productif sur base d’une situation désavantageuse. La répartition de certaines tâches, comme celle de sage-femme, était due à des fonctions biologiques clairement différenciées entre hommes et femmes.

Les données sur les femmes indigènes et leur connaissance de l’agriculture seront précieuses pour les sociétés coloniales. Comme le dit Vargas, la stabilité des colonies espagnoles dépendait beaucoup plus de la connaissance que les sociétés tribales avaient du territoire vénézuélien que de ce que la « modernité » européenne de l’époque était capable de fournir pour s’installer.

L’irruption de l’empire catholique espagnol a disloqué les relations sociales des peuples originels, sans les modifier complètement, en imposant la famille nucléaire, en substituant aux logements communaux des maisons unifamiliales, et dans ce nouvel univers, en soumettant les femmes aux travail domestique dans les maisons des riches aristocrates, en les déracinant de la culture originelle pour leur faire reproduire celle des sociétés hispaniques, qui contenait en elle les valeurs du capitalisme naissant.

Comment sont apparues les femmes métisses, mulâtres et zamba

La colonisation espagnole n’a pas été un phénomène monolithique au Venezuela, ni un succès dans son travail d’endoctrinement ; au contraire, les peuples autochtones et afrodescendants soumis à l’exploitation et à l’esclavage du blanc européen ont généré des formes culturelles hétérogènes que l’envahisseur a classées selon un ordre stratifié pour tenter de contrôler cette anarchie.

Le résultat de siècles de relations coloniales est que les femmes vénézuéliennes se sont formées sous la domination formelle de l’Église et des modalités européennes. Mais, en réalité, elles construisaient leurs propres codes dans la sphère du public et du privé.

Les groupes qui suivaient le plus les normes du concept féminin européen étaient les aristocrates (les « mantuanas »), membres des familles ayant du pouvoir et de l’argent au Venezuela. On constate souvent leur invisibilité dans la vie publique de la colonie, par opposition aux hommes qui appartenaient à la même classe sociale.

Les épouses des blancs vénézuéliens et européens blancs étaient subordonnées à leurs décisions économiques et politiques, car elles étaient considérées comme incapables de travailler dans ces domaines. Certaines aristocrates faisaient exception à ce confinement domestique, quand elles prenaient par exemple en charge leur foyer en l’absence du mari ou d’autres tuteurs masculins, ce qui leur conférait une certaine influence sur l’économie du pays, en prenant des décisions concernant la production agricole des domaines, par exemple.

"Cuisine à l'extérieur" (1854), peinture de Camille Pissarro pendant son séjour au Venezuela

« Cuisine à l’extérieur » (1854), peinture de Camille Pissarro pendant son séjour au Venezuela

La femme africaine qui a été esclavisée au Venezuela est impossible à situer dans une forme culturelle unique, car l’esclavage a touché des coutumes et des traditions extrêmement diverses du continent d’origine. Elle n’existait pas pour les classes supérieures de l’époque ; les esclaves, hommes et femmes, étaient plus considérés comme du bétail que comme des personnes. Mais leur présence a vraiment marqué l’histoire de notre pays. L’influence importante de la culture africaine sur la structuration de la société vénézuélienne a beaucoup à voir avec le rôle des femmes cuisinières et des esclaves domestiques dans la maison du maître. Avec les femmes indigènes, elles ont nourri et élevé les enfants des élites et, par ce biais, transmis une partie de leurs traditions culturelles.

Leurs métiers ne se réduisaient pas au travail à domicile. Il est presque certain que les épisodes rapportés au Brésil par Luiz Roberto de Barros Mott sur l’exploitation des femmes noires se sont répétés au Venezuela : « Les petits propriétaires (…) utilisaient leurs esclaves pour toutes les tâches, même celles considérées comme les plus dangereuses et soi-disant masculines, comme le défrichage, avec l’usage de la machette et de la hache. Les esclaves étaient également utilisés pour la production de sucre, pour récolter le coton, pour préparer le manioc, pour nettoyer le champ de maïs, pour récolter les produits indigènes, pour traire, pour s’occuper du jardin et du poulailler » (cité par Iraida Vargas Arenas).

La littérature sur la vie quotidienne des femmes indigènes et africaines est rare, comme pour tout autre groupe n’ayant pas intégré les élites. Pour se faire une idée de l’influence que leurs coutumes ont acquise au sein de la société vénézuélienne, on peut passer en revue les traces laissées par l’esclavage dans les foyers des familles riches.

Dans les chroniques de Ker Porter, consul britannique au Venezuela entre 1825 et 1835, on trouve des détails sur les influences indigènes et africaines qui les différencient des aristocrates des communautés européennes : « La manière de porter les enfants (d’influence indigène-africaine évidente), la nudité des enfants jusqu’à l’âge de quatre ans (élément de la tradition indigène), la façon dont les femmes fumaient en privé (également d’origine indigène), la conception de l’utilisation de l’espace domestique, en particulier celles qui se réfèrent à la multifonctionnalité spatiale, qui s’exprime dans les caractéristiques du mobilier (hamacs pour dormir dans le salon et pour recevoir des visiteurs) et le partage de l’espace privé avec les animaux domestiques, le peu de soin apporté aux vêtements portés par les femmes chez elles, parfois presque nues, contrairement à celles qui sortent, etc… »

La chercheuse Doris Acevedo (Le travail et la santé au travail des femmes au Venezuela) affirme que dans les foyers de l’élite, les travailleuses domestiques « non seulement ont préservé les traditions gastronomiques populaires au sein des familles, mais en même temps, en tant que préceptrices des enfants d’aristocrates, elles leur ont inculqué l’idéologie qui imprégnait les deux classes sociales et les valeurs des traditions culturelles« .

"Plaza Mayor" (1854). Photo : Peinture de Camille Pissarro

« Plaza Mayor » (1854). Photo : Peinture de Camille Pissarro

Les coutumes des collectifs subordonnés au Venezuela ont infiltré de manière irrépressible les impositions culturelles de la colonie, tout comme les castes se sont mélangées jusqu’à devenir de plus en plus difficiles à stratifier.

C’est ainsi que se sont formées les femmes de notre peuple, qui n’ont pas suivi l’ordre établi pour les rôles de genre dans la société vénézuélienne, peut-être parce qu’elles n’étaient pas considérées comme en faisant partie non plus.

La femme pauvre s’occupait des tâches domestiques, mais participait également à la vie publique en exerçant le rôle de lavandière, de bûcheronne, de repasseuse, de tisserande, de nourrice, de cuisinière, de vannière, de sage-femme, de bonne, de vendeuse, de journalière ou de couturière ; tandis que la femme de la classe supérieure exerçait une influence moindre, concentrée dans la vie privée.

À cet égard, Acevedo cite une information provenant des archives historiques de la mairie de Caracas, qui sert de référence pour se faire une idée de la proportion de femmes dans la population active à partir de ce moment :

« Dans le registre de population réalisé dans la ville de Cagua en 1810, sur 4.184 âmes recensées, 2.342 étaient des femmes, et parmi celles-ci, 882 participaient à l’appareil productif, divisées entre 468 travailleuses de condition libre et 414 esclavisées noires. »

La longue période du Venezuela colonial a donc été marquée par les contributions des femmes pauvres depuis le travail domestique et d’éducation, fait qu’on a longtemps tardé à reconnaître. D’une part, elles ont socialisé les traditions et les coutumes indigènes et africaines, et celles qui découlent du mélange avec les européennes; enfin, dans les périmètres économiques du pays, elles ont pris part à la distribution et à la circulation des biens produits.

Du XIXème siècle à nos jours

Nous savons, grâce à des histoires individuelles, que les femmes ont joué un rôle actif dans le projet d’émancipation de Simon Bolivar. Ces témoignages nous permettent de connaître, avec moins de flou, leur participation à la politique.

Les femmes patriotes, en plus de participer aux batailles et d’aider les malades, mènent des activités d’espionnage, prêtent leurs maisons pour des réunions clandestines où l’on discute d’idées anti-monarchiques, et diffusent une propagande en faveur de la République.

Les conditions de la République conçue par le Libérateur Bolivar étaient favorables à leur rôle direct dans la politique : « On peut dire que Bolívar était en avance sur son temps dans la conception du rôle que les femmes devaient jouer dans la nouvelle société, et il se distinguait par une attitude bien au-dessus des préjugés de l’époque. En plus d’exalter sa féminité sans complexe, il souligne son courage et félicite son courage au combat. Alors que d’autres, comme Santander et Pablo Morillo, ont interdit la participation des femmes à la guerre, sous peine d’être fouettées« , écrit la chercheuse Gladys Higuera dans « Le rôle des femmes dans l’Indépendance. »

Après les guerres d’indépendance et les affrontements civils qui ont suivi dans la tumultueuse période républicaine, les tâches de survie sont devenues extrêmes. Connaissant le rôle des femmes dans ce domaine, il est évident que la dynamique de leur vie quotidienne a subi des changements fondamentaux.

« Jusqu’aux années 1820 et plus tard, durant les luttes entre conservateurs et libéraux pour le contrôle du pouvoir (…) on peut dire que l’économie reposait sur les épaules et les mains des femmes, qui devaient assumer, dans une large mesure, la gestion des troupeaux et des domaines pour la production agricole, payer les contributions aux patriotes pour la guerre d’indépendance, confectionner leurs uniformes, s’occuper des activités commerciales et même faire la guerre » explique Acevedo.

En ces temps de guerre, les femmes sans ressources apporteront leur propre force de travail, en travaillant dans les activités agricoles sur les domaines des aristocrates ou en quittant leur foyer pour accompagner les soldats au combat. Higuera raconte que « les femmes urbaines, de la classe moyenne et les métisses du peuple, épouses, amantes, amies et compagnes des soldats, ont partagé leurs triomphes et leurs échecs. Sans doute leur présence a-t-elle remonté le moral des troupes de l’indépendance et découragé la désertion« .

"Trois Amazones vénézuéliennes" (1892). Photo de l'états-unien Willian Nephew King, tirée d'un reportage sur la Révolution légaliste commandée par Cipriano Castro.

« Trois Amazones vénézuéliennes » (1892). Photo de l’états-unien Willian Nephew King, tirée d’un reportage sur la Révolution légaliste commandée par Cipriano Castro.

Au XXe siècle, le Venezuela entame le processus d’incorporation au capitalisme industriel en tant que pays monoproducteur de pétrole. Une représentation féminine réduite est autorisée à participer aux secteurs de service, d’administration et, dans une moindre mesure, au travail dans les usines de ce nouveau système d’exploitation. Parallèlement se déclenche une vague de revendications de droit du travail, juridiques et politiques pour le sexe féminin dans le cadre de la société de consommation, imitant celles qui ont eu lieu dans les sociétés occidentales du « premier monde ». L’apogée de cette évolution a été l’acceptation des femmes en tant que citoyennes en leur accordant le droit de vote, en 1947.

Ces éléments ont surtout une incidence dans les couches de la classe supérieure déjà constituées et la classe moyenne émergente, explique Doris Acevedo, alors que « dans les secteurs pauvres, les femmes ont toujours dû travailler dur, en rejoignant l’activité agricole, le petit commerce et le service domestique, en même temps qu’elles s’occupaient du foyer« . Les femmes issues de la classe ouvrière vont poursuivre leur travail précaire dans les campagnes, où elles gardent encore une certaine indépendance grâce aux pratiques du conuco (parcelle productive), et vont progressivement grossir les rangs du secteur informel dans les villes.

Situation courante dans les familles ouvrières vénézuéliennes : les femmes « restent à la maison » pour élever les enfants et s’occuper du ménage, et doivent inévitablement s’engager dans d’autres activités pour soutenir les membres de la famille.

Il est impossible de savoir exactement quelle proportion de ce travail de subsistance (qui n’a pas toujours eu une valeur marchande : le travail rural en est le meilleur exemple, pour la consommation propre et à des fins semi-commerciales) était effectuée par les femmes par rapport au travail formel, car les registres d’emploi ne prenaient pas en compte ce type d’activités instables.

Ce n’est qu’avec la victoire électorale du chavisme qu’une véritable transformation des conditions sociales des femmes pauvres du Venezuela deviendra possible, à commencer par le fait que la Constitution Bolivarienne fut l’une des premières de la région à reconnaître comme travail productif celui des femmes au foyer (article 88).

Le chavisme a généré une série d’institutions juridiques, économiques et sociales pour promouvoir la force de ce collectif féminin et l’intégrer dans la participation politique du processus bolivarien.

Cet objectif est palpable lorsqu’on examine les politiques sociales de l’État : plus de 70 % des missions sociales qui protègent les grandes majorités vénézuéliennes sont axées sur les femmes. Cette proportion se retrouve dans la formation des organisations politiques dans les communautés : sur dix personnes qui dirigent les conseils communautaires, sept sont des femmes.

Actuellement, avec l’augmentation des agressions externes contre le Venezuela, les femmes chavistes ont assumé la direction d’organisations de résistance à la guerre. Les Comités Locaux d’Approvisionnement, les Foyers de la Patrie, le programme d’Accouchement Humanisé et d’Allaitement Maternel sont des programmes que le gouvernement de Nicolás Maduro a ajoutés à l’univers des activités communautaires dirigées par les femmes.

Femme vénézuélienne, famille et communauté

Dans cette succession d’anciennes et de nouvelles institutions vénézuéliennes, le lien entre la femme et la maternité va acquérir une place centrale dans l’organisation familiale du pays, reléguant la figure des familles nucléaires avec père, mère et enfants.

Les sociologues vénézuéliens qualifient ce phénomène de « matricentrisme« . Ce paradigme a des racines historiques et culturelles typiques des pays des Caraïbes, produit de l’héritage africain et indigène. La famille matricentrée s’est répandue, de manière générale, dans les couches populaires. Pourquoi la figure paternelle a-t-elle moins de force ? Plusieurs éléments historiques peuvent aider à répondre.

Tout d’abord, les communautés autochtones n’étaient pas régies par la structure matrimoniale ; celle-ci s’est imposée avec la culture occidentale. Et bien qu’on suppose que l’Église a forcé ce comportement chez les Espagnols, et qu’il a donc dû y avoir un transfert de celui-ci dans la colonie, la réalité de cette époque semble avoir été différente : selon le sociologue Alejandro Moreno, dans la société espagnole, « le bâtard constituait une forme de comportement sexuel-familial qui était attribué avant tout à la noblesse (…) bien qu’il fût plus de la noblesse que du peuple, cela signifiait que parmi le peuple il devait y avoir un nombre relativement important de noyaux matricentrés qui étaient le produit de ce même bâtard (…) Combien de conquérants provenaient de noyaux matricentrés ? »

En plus de ces racines culturelles, la nécessité pour les hommes de quitter leur foyer pour s’engager dans les guerres d’indépendance et les guerres civiles a peut-être contribué à renforcer le phénomène.

En bref, les circonstances historiques d’oppression ont obligé les femmes des secteurs populaires à assumer la pleine responsabilité d’élever les enfants, en compensant la figure paternelle, et dans de nombreux cas également les responsabilités économiques, en exerçant des tâches au service d’autrui.

Ce « matricentrisme » a traversé les siècles des tragédies coloniales, puis s’est développé de manière désordonnée au cours des années suivantes, jusqu’à devenir une structure stable dans la société vénézuélienne.

Un modèle qui peut être considéré comme dysfonctionnel s’il est relié au modèle occidental et qui possède ses faiblesses et ses limites. Mais le chavisme, au lieu de le rejeter, a su le prendre en compte comme un véhicule pour introduire les changements politiques de la Révolution bolivarienne. Parce que les femmes et la richesse de leur expérience de la maternité et de la communauté ne doivent pas nécessairement être négatives. Revenons à l’exemple de Mama Rosa, la première éducatrice de Chavez, et aux leçons qu’elle lui a inculquées sur la vie en commun. Le petit-fils transformera ces leçons en catégories politiques et les appliquera dans son programme de gouvernement.

Le « matricentrisme » a permis la transmission de très précieuses données culturelles de notre pays à travers des générations de femmes : dans l’éducation, la production et la distribution des aliments, l’administration des ressources, la fabrication d’artisanat fonctionnel, les soins aux malades, entre autres. Il est facile de comprendre tout l’aspect positif que l’identité féminine, forgée dans l’histoire convulsive de notre pays, a apporté à la nature du vénézuélien : la vie en commun et la coopération sont des valeurs profondes de notre peuple, bien qu’elles coexistent avec les perversions d’un pays minier.

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Rebeca Monsalve, pour Misión Verdad

Source : https://medium.com/@misionverdad2012/de-la-colonia-a-la-revoluci%C3%B3n-bolivariana-c%C3%B3mo-se-form%C3%B3-la-mujer-venezolana-db75bea74771

Traduction : Thierry Deronne

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Le pouvoir populaire et le rôle de la femme dans l’autogestion du logement au Venezuela

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Par Nahir González

Par l’intermédiaire de la Gran Misión Vivienda Venezuela (Grande Mission Sociale du Logement, GMVV), le gouvernement bolivarien de Nicolas Maduro a remis au secteurs populaires 3.105.131 maisons, ce qui en fait le seul pays au monde à développer ce type d’action sociale en pleine pandémie. Et jusqu’à présent 1.087.869 titres de propriété ont été remis aux familles bénéficiaires selon les données publiées par la presse du ministère de l’habitat et du logement du pays.

La GMVV a promu l’auto-construction, avec les Conseils Communaux, qui sont l’une des organisations de base les plus consolidées, et a formé les hommes et les femmes dans ce domaine, en leur fournissant des outils pour le plan des structures, le nettoyage du terrain, la préparation des matériaux de construction tels que les blocs et les structures métalliques, entre autres tâches de construction, et en participant également au processus de planification et aux propositions de développement urbain.

Ces politiques de protection sociale s’étendent à tout le pays. La création de la « Mission Venezuela Bella », qui vient de fêter un an de création, a été un facteur fondamental dans la restauration des espaces publics et leur entretien afin de fournir une qualité de vie au peuple vénézuélien. Elle s’appuie également sur les mairies et d’autres organisations pour la réhabilitation et la remise en état des maisons dans les zones urbaines établies par la « Misión Barrio Nuevo Barrio Tricolor« . L’objectif du Ministère de l’Habitat et du Logement pour 2025 est d’en construire et remettre cinq millions, pour lesquels il a garanti l’achat de matériaux de construction spéciaux nationaux et internationaux, avec notamment la coopération de la Chine, en donnant la priorité aux domaines et aux ressources.

Fin avril 2020, dans le cadre de la célébration du neuvième anniversaire de la GMVV, le président Maduro a approuvé un budget pour continuer à honorer la dette sociale qui, au Venezuela, fait partie du Plan de la Patrie rédigé par le chavisme: « Que les villes et les établissements humains soient inclusifs, sûrs, résistants et durables« . Il est prévu de construire 500.000 maisons d’ici 2020 : « Je signe le budget de 647.133 mille petros, pour cette première phase qui prévoit la construction de 500.000 maisons, 602 travaux d’urbanisme et de services de base, l’activation de 729 terrains, la délivrance de titres de propriété unifamiliale et de terrains urbains, ainsi que la planification de neuf nouvelles villes et l’attribution de 200.000 logements pour les jeunes » a déclaré M. Maduro.En 2018, le plan des Assemblées de Construction du Bien-Vivre Vénézuélien (AVV) a été lancé, pour préparer la population au processus d’auto-construction et de gestion de logements durables. Nous nous sommes entretenus avec Ayary Rojas, le principal porte-parole de l’organisation et le responsable de la construction urbaine « Jorge Rodríguez padre », situé dans le secteur El Algodonal de Caracas.
En quoi consiste ce projet et comment les gens ont-ils été préparés au processus d’auto-construction de logements ?
Il s’agit d’une construction verticale de plus de cinq étages, qui bénéficiera à 96 familles de Caracas. Nous sommes un système organisationnel, participatif et acteur direct de son destin : chacune des familles impliquées qui forge sa propre clé, son habitat et son logement digne, avec beaucoup de discipline, de constance, de volonté, avec des objectifs clairs, avec l’esprit, avec le cœur, avec l’action, notre devoir, notre droit, notre obligation de maintenir ce merveilleux processus qu’est la Grande Mission Logement.Nous avons l’organisation du pouvoir populaire, nous sommes les garants de ce processus d’autogestion constructive et de la distribution équitable des ressources économiques, des matériaux qui sont assignés par l’État à travers Construpatria et l’AVV.Les décisions sont prises en assemblée, l’information est discutée, diagnostiquée et socialisée, et là nous planifions, exécutons, réévaluons dans tous les aspects, modifions et sommes complètement impliqués dans tous les aspects.

« En tant que femmes, nous avons pris le contrôle de cette réalité et nous avons vu dans l’art de la construction les possibilités de l’exercer comme une profession ou comme une partie de notre métier« .

La formation des personnes au processus d’auto-construction de logements a été progressive. Nous avons le soutien technique du Ministère de l’Habitat et du Logement, et de la main d’œuvre qualifiée, nous sommes des organisations atypiques car 80% d’entre nous sont des femmes, constructrices intégrales, nous imprimons le temps d’exécution et nous sommes des participantes directes, du choix de la qualité des matériaux à la bonne exécution des travaux. Le matériel doit être conforme aux normes de sécurité, il doit être le bon, coupé à la taille exacte, selon ce qui a été établi dans le projet initial.

Dans le secteur de l’autogestion, et pour être durable dans le temps, nous nous sommes aventurés dans la production de protéines animales, nous sommes une communauté dédiée à la production de lapins, de lombriculture, nous avons une unité de production porcine et une plantation de maïs qui couvre deux hectares, des arbres différents Pour la récolte à moyen et long terme de mangues, fruits de la passion, carottes, avocat, guanabana, courge, qui sont distribués également aux membres de l’organisation.

8643a0c0-d7d8-4145-86ad-39de957e3c39-768x1024Nous traitons tous les domaines que nous considérons vitaux : formation sociopolitique, convivialité sociale, santé, constructif, malheureusement nous avons souffert d’un blocus bestial et inhumain qui nous a affaiblis, mais nous n’avons pas renoncé et nous nous battons toujours, nous sommes un projet qui va du personnel au collectif.
Comment le Covid-19 a-t-il affecté l’achèvement des travaux?
Le confinement a bien sûr touché le monde entier et nous n’échappons pas à cette réalité, cependant, comme nous sommes un projet autogéré, nous travaillons et nous construisons tous les jours avec quelques limitations, car nous évitons le surpeuplement de personnes dans les espaces. Nous ayons l’avantage d’être dans un espace ouvert, nous respectons les mécanismes de biosécurité mis en place par le gouvernement national.Le chantier a été un peu retardé, c’est vrai, par exemple, nous devions réaliser le faux-plafond du troisième étage et depuis deux semaines nous avons suspendu la tâche en raison du confinement radical, c’est quelque chose que nous ne pouvons pas éviter, nous convenons en tant que communauté que nous devons d’abord garantir la santé et ne pas générer de surexposition aux membres de l’organisation.L’État nous a accompagnées à tout moment, n’a cessé de nous soutenir, de nous envoyer le matériel pour répondre aux attentes et notre urbanisation entre dans les statistiques à livrer à la fin de cette année.
Comment s’est opérée la transformation personnelle pour vous en tant que femme, et en tant que leader communautaire, pour la famille?
Je pense que cela a été un tournant total, intense, y compris dans le cadre familial, et ce n’est pas courant, malgré le fait qu’Hugo Chávez se soit affirmé comme féministe, car dans notre pays nous continuons dans une certaine mesure à subir cette culture patriarcale, où les femmes ont généralement été invisibilisées, étiquetées comme “sexe faible”, comme des êtres incapables de mener des activités de ce type. Je crois que nous avons brisé des paradigmes, parce qu’ici nous, les femmes, nous nous sommes autonomisées et avons vu dans la construction la possibilité de l’exercer comme une profession ou comme une partie de notre profession, bien que cela soit d’habitude réservé aux hommes, nous démontrons que nous avons la force physique, et à notre rythme la capacité d’effectuer des tâches avec les mêmes compétences et capacités que n’importe quel expert.Nous avons découvert au cours de ces années ce qu’est un travail collectif, l’implication totale du noyau familial, nos attentes sont nombreuses pour l’avenir, nous savons qu’elles ne s’arrêtent pas ici, que le mouvement vénézuélien du logement existe au niveau national et que simultanément dans toutes les régions on construit des logements unifamiliaux et qu’à la différence de Caracas, le système de construction a été extraordinaire et que la formation, l’auto-formation, ce travail cohérent est ce qui nous a conduit au succès. Nous continuons de penser que c’est la voie qui nous incombe en tant que pouvoir populaire, en tant que personne à faibles ressources ou de ressources non constantes. Nous savons bien que dans le capitalisme, nous ne sommes pas en mesure d’acheter une maison dans un habitat décent semblable à ces espaces que nous construisons et qui deviennent une réalité tangible dans ce pays.

Source : https://correodelalba.org/2020/07/10/poder-popular-y-el-rol-de-la-mujer-en-la-autogestion-de-la-vivienda-en-venezuela/

Traduction : Thierry Deronne

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Réflexions sur le féminisme au Venezuela, par Marielis Fuentes

L’auteure: Marielis Fuentes (à droite), Licenciée en Langue et Littérature, rédactrice et productrice de télévision, enseignante communautaire,  militante des droits humains, du mouvement féministe et pour les droits de la diversité sexuelle au Venezuela.

Il y a quelque temps, une amie chilienne venue au Venezuela pour réaliser un documentaire sur la milice bolivarienne, me posa une question qui m’a fait réfléchir un bon moment avant que je n’y réponde.

Souhaitant en savoir davantage sur nos processus de lutte, elle me demanda “Qu’en est-il du féminisme au Venezuela ? Où sont les féministes ?”. Je me rappelle qu’avoir avoir avalé ma gorgée de cocuy (1) et ruminé une ou deux réflexions initiales, je tentai de lui exposer, au prix d’un certain effort, les multiples et diverses actions que nous déployons, nous les femmes, pour en finir avec les oppressions dans notre pays.

Quelques mois plus tard, la même question me fut posée par une compagne colombienne qui m’invita à rédiger un article pour brosser aux camarades du monde entier le tableau de nos féminismes vénézuéliens. Une telle coïncidence n’est pas due au hasard, mais relève de causes bien précises. J’ai relevé le défi et je me suis préparée à dépeindre à grands traits ce qui pourrait constituer le visage féministe de mon pays.

Il est évident que ce besoin de savoir comment se vivent les luttes féministes au Venezuela provient de l’ample désinformation entretenue par les grands médias privés à l’étranger. La plus grande partie si ce n’est la totalité de ce qui est diffusé, ne saurait être plus éloigné de la réalité de mon pays, qui par ailleurs traverse de grandes difficultés et est en butte à des menaces d’intervention étrangère; son peuple, les femmes en tête, mène une lutte inlassable pour gagner cette guerre et conquérir la paix. Cela implique évidemment une bataille culturelle interne pour éradiquer les violences liées au genre et au sexe.

Je pense que pour faire ce portrait des luttes émancipatrices des femmes vénézuéliennes, je dois commencer par souligner que nos processus de résistance féminine ont commencé bien avant que n’apparaisse le terme “féminisme” dans le monde, et cette caractéristique est partagée par les autres luttes de notre Amérique Latine et des Caraïbes.

La femme vénézuélienne d’aujourd’hui est le produit de la lutte et des résistances anti-impérialistes inscrites dans son corps depuis plus de 500 ans. Avec, comme fer de lance, l’héroïque Apacuana, Juana Ramirez poussant son canon tout au long de sa marche, Luisa Caceres de Arismendi. Toutes ces femmes et des millions d’autres, anonymes, forment à bien des égards le capital génétique des femmes que nous sommes maintenant.

Même si après l’indépendance, ces combattantes, ces chamanes et nos aïeules qui s’étaient battues côte à côte avec les hommes pour arracher l’indépendance à l’empire espagnol ont été reléguées, une fois la République mise en place, au simple rôle de femmes au foyer pourvoyant aux besoins de leurs familles et à l’éducation des enfants, elles commencèrent à former les premières associations de femmes, indignées par cette non-reconnaissance de la part d’hommes devenus propriétaires et “seigneurs” de la nouvelle patrie. Elles le firent essentiellement dans les colonnes de certains journaux ou en écrivant des pamphlets dans lesquels la question du genre occupait une place importante.

Un siècle de victoires et déceptions successives s’est écoulé par la suite, avec pour résultat certaines conquêtes, comme le droit à l’éducation ou le droit de vote reconnu en 1945, ainsi que diverses politiques de santé ou des droits sociaux obtenus grâce au travail de camarades marronnes comme Angela Laya et notre bien-aimée commandante Jacinta dont le combat s’est révélé des plus rudes dans un pays miné par le bipartisme d’extrême-droite au milieu du XXème siècle.

Mais l’évènement qui sans aucun doute a changé pour toujours le cours de la lutte féministe dans notre pays a été l’avènement du processus révolutionnaire initié et conduit par Hugo Chavez. Citer Hugo Chavez pour expliquer les luttes féministes du pays peut paraître une concession absurde aux yeux de compagnes ou compagnons vivant hors du Venezuela ; seul celui ou celle qui aura étudié non pas l’homme mais le phénomène culturel et politique qu’il représente, pourra le comprendre.

Depuis l’avènement de la Révolution, la participation politique des femmes a changé du tout au tout. Les femmes vénézuéliennes ont répondu à l’appel de ce grand président qu’a été Chavez, et celui-ci, à son tour, a rapidement compris l’importance cruciale qu’aurait le fait d’accorder une place de premier ordre aux revendications des femmes dans la politique et dans l’agenda révolutionnaires. Il a aussi compris qu’à défaut d’éradiquer la situation d’inégalité qui existe entre les genres, il n’y aurait pas de véritable processus de changement et encore moins d’émancipation populaire.

En 1999, le taux d’analphabétisme féminin était proportionnellement plus élevé que celui des hommes. La participation politique au niveau décisionnel était quasiment nulle, les rares postes à responsabilité étaient occupés par des femmes qui étaient en mesure de faire valoir leur provenance d’une classe sociale privilégiée. L’employée de maison ne bénéficiait d’aucune sorte de protection sociale ou de droit salarial. Pour résumer, la pauvreté affichait avant tout un visage de femme, comme dans le reste du monde.

Dans un pays où la famille est matricentrée, où il incombe à la femme de porter l’entière responsabilité de la préservation de la vie avec tout ce que cela inclut, il était nécessaire, pour parvenir au “Bien Vivre”, de transversaliser la problématique hommes-femmes dans le cadre de la nouvelle politique émergente, ce qui impliquait d’utiliser tous les moyens disponibles pour obtenir l’émancipation de la femme.

La réforme de la Constitution en 1999 a été le premier pas effectué, son langage inclusif permettant de donner aux femmes une visibilité en tant que citoyenne ayant des droits et des devoirs. Cette réforme reconnaît pour la première fois le travail domestique non rémunéré en tant que travail à part entière, et devant bénéficier à ce titre de garanties sociales comme tout autre travail. C’est à partir de là qu’ont été franchis de nouveaux pas vers une histoire inédite de la lutte organique des femmes dans le cadre du Venezuela Bolivarien.

Des missions telles que “Mères du Quartier” ont été créées, qui non seulement ont imposé la reconnaissance du temps dédié aux activités domestiques et à la prise en charge de la famille par le versement d’une rémunération mensuelle, mais ont aussi promu l’alphabétisation, la formation et l’organisation politique des femmes de la base. C’est ainsi que des compagnes qui n’avaient jamais eu l’occasion de sortir de leur cuisine, ont non seulement quitté l’espace domestique pour conquérir l’espace public, mais un grand nombre d’entre elles sont aussi devenues les protagonistes du processus de changement naissant.

Il faut souligner que lorsque cette Mission a été créée, la droite vénézuélienne a poussé des cris d’orfraie en montrant du doigt cette nouvelle insanité du « dictateur » encourageant la fainéantise de femmes sans aucun mérite.

Cette attitude a toujours été celle de ce secteur social lorsqu’il s’agissait d’offrir aux femmes des classes populaires les moyens de s’émanciper.

Bien que le gouvernement a fait des efforts pour intégrer divers thèmes liés à l’égalité des genres dans son agenda politique, le préjugé patriarcal influence toujours les décisions et les prises de position politiques adoptées. L’année dernière par exemple, il y eut le cas d’un féminicide commis par l’ex-compagnon de la la compagne Mayell Consuelo Hernández Naranjo, étudiante à Unearte. Bien qu’elle eût signalé à plusieurs reprises les violences de son agresseur, les services concernés ont ignoré ses signalements, ce qui a facilité son assassinat.

Le meurtrier a été arrêté, mais sa détention n’a duré que 24 heures, ce qui a provoqué l’indignation et la mobilisation du mouvement féministe, étudiant, de mouvements politiques et régionaux ainsi que d’autres secteurs qui ont dénoncé l’absence de justice avec laquelle ce cas avait été traité. La pression exercée par cette partie importante et diversifiée de la société vénézuélienne eut pour résultat qu’en moins de 72 heures, la justice vénézuélienne dicta une sentence de 30 ans de prison pour le meurtrier de Mayell.

L’agenda de la lutte féministe a beaucoup avancé au Venezuela ; cependant, trois questions restent non résolues: elles sont à mon avis, fondamentales pour progresser dans la garantie des droits des Vénézuéliennes.

La première est celle de la dépénalisation de l’avortement, thème sensible sur lequel les idées religieuses et morales ont encore une influence prépondérante. En février et mars 2018, le mouvement féministe, dont le réseau d’organisations de l’Arana Feminista, fit de l’agit-prop devant l’Assemblée Nationale Constituante pour exiger la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse. Un droit de parole au sein de l’Assemblée donna aux compagnes l’opportunité d’exposer les raisons pour lesquelles il importe de dépénaliser l’avortement au Venezuela. Malgré ce droit de parole, le débat n’a pas abouti à grand-chose, étant donné que les restrictions à l’accès aux contraceptifs existent toujours, de même que les gros risques que continuent à encourir les femmes sans ressources qui pratiquent un avortement, ou encore la grande vulnérabilité sociale de celles qui doivent assumer une maternité non souhaitée et forcée.

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Rencontre avec Erika Farias (à gauche, en vert), maire chaviste de Caracas

La deuxième question sur laquelle il est important de travailler au sein de la société vénézuélienne et de l’Etat est celle de la diversité sexuelle. Il existe actuellement un département de la diversité sexuelle à la Mairie de Caracas, à partir duquel se sont développés des plans et des politiques de soutien à la population des femmes ayant une sexualité différente. Même si cet engagement institutionnel fait la démonstration d’une volonté politique, il est essentiel d’approfondir ce sujet non seulement dans la capitale, mais aussi dans d’autres villes et régions du pays et de travailler son aspect culturel afin d’éradiquer les pratiques de discrimination et l’absence de débouchés pour les personnes vivant une sexualité différente.

La troisième question est celle du manque de chiffres officiels sur la situation des femmes vénézuéliennes. Même si la guerre économique, le blocage et le sabotage ont généré des difficultés pour collecter les données de base, il est de première importance pour le mouvement des femmes et pour les institutions de connaître, par exemple, les chiffres des violences faites aux femmes, de la mortalité maternelle, du taux de maternité des adolescentes, entre autres indicateurs.

Malheureusement, au niveau de l’Etat les moyens destinés à dresser un tel registre n’ont pas été mis en place et les chiffres disponibles ne proviennent pas de sources officielles, nombre d’entre eux étant gonflés ou modifiés et ne s’accordant pas avec la réalité, car ils sont manipulés par des ONGs poursuivant des fins politiques adverses à la Révolution. Disposer de données fiables, pertinentes et solides est essentiel, car cela permettrait d’identifier les problématiques les plus urgentes pour les femmes et d’élaborer des politiques publiques destinées à résoudre leurs besoins prioritaires en fonction des ressources limitées dont dispose l’Etat.

Comme nous l’avons déjà dit, bon nombre des nécessités des femmes vénézuéliennes n’ont pas trouvé de réponse, ou leur traitement a été lent en raison de la vision patriarcale qui persiste au sein de nos institutions, et ce alors que nous disposions d’un échafaudage juridique et législative solide à ce sujet. L’attitude machiste et sexiste de certains fonctionnaires freine aussi les processus de mise en œuvre des conquêtes obtenues et retarde leur concrétisation.

Un autre facteur qui nous a empêché de progresser est la guerre économique, le sabotage et le blocus états-uniens, puisqu’en premier ressort ils ont pour résultat d’abaisser les ressources économiques et de réduire l’accès aux services de base des familles vénézuéliennes, celles-ci étant dirigées par des femmes qui portent sur leurs épaules tout le poids de la subsistance. Ensuite, les politiques d’ingérence extérieure et de sabotage font que l’Etat se concentre essentiellement sur la sécurité nationale, l’approvisionnement et la préservation de la souveraineté du pays, les autres nécessités et demandes du peuple ne venant qu’en second lieu.

Le dernier point non moins important sur lequel j’aimerais attirer l’attention, est la difficulté qu’a rencontrée le mouvement féministe de placer les débats au niveau de la base populaire des femmes vénézuéliennes. Des questions comme la violence sexiste et l’avortement ont malheureusement été traitées par des féministes blanches, universitaires, issues de la classe moyenne qui ont ignoré les voix des femmes noires et indigènes de la base populaire qui auraient pourtant pu enrichir le débat, le socialiser au sein des organisations et se joindre aux mobilisations nationales.

Le mouvement féministe doit améliorer sa relation et son dialogue avec les femmes de la base, car c’est cette déconnexion qui à mon avis a rendu plus difficile l’inclusion de thèmes telles que la légalisation de l’avortement dans l’agenda public et politique. Malgré ces difficultés et la culture machiste qui persiste, les femmes continuent à faire partie de l’avant-garde la plus fidèle et la plus consciente de l’ouragan révolutionnaire.

Les organisations de femmes se sont multipliées partout et se sont chargées d’elles-mêmes des missions et des espaces d’organisation territoriale dans tout le pays, et c’est toujours le cas aujourd’hui: la femme vénézuélienne est majoritaire dans tous les espaces d’organisation de base des communautés, dans le secteur de la défense comme celui de l’éducation paysanne ou indigène.

Dans cette marée composée de femmes, nous rencontrons une fourchette qui va de celles qui se consacrent à des études universitaires, à des travaux de recherche et à la production de contenus jusqu’à celles qui, sans même savoir qu’elles sont féministes, pratiquent instinctivement la lutte pour l’éradication du patriarcat. Beaucoup de féministes du Venezuela présentent le visage d’une femme qui, sans connaître la théorie et sans avoir en mémoire chacun des courants du féminisme eurocentriste, comprend et reconnaît de loin l’oppression patriarcale, la prévient et la combat.

Ce sont ces femmes qui, dans les réunions communales accueillent leurs sœurs, exigent que leur droit de parole soit respecté, s’associent aux politiques de genre en faveur de l’égalité des sexes menées par l’Etat et remettent en cause les modèles imposés par le modèle patriarcal. Ouvrières de chantiers, paysannes, membres des communes et des Comités Locaux d’Approvisionnement et de Production, chauffeures, mécaniciennes, ministres, miliciennes, toutes ces compagnes forgent notre résistance féministe.

Et, à leurs côtés se tiennent les organisations féministes proprement dites, celles qui animent les ateliers de formation, dirigent les agitations de rue, les débats, ont recours à tous les moyens d’interpellation et de dialogue. Féminisme instinctif, féminisme universitaire ou féminisme de rue, mots d’ordres et graffitis, tout cela réuni dans un engrenage solide qui fissure le ciment du pouvoir patriarcal. Un mouvement de femmes multiforme, latent ou manifeste, faisant face à de grands défis en pleine création d’un socialisme bolivarien, chaviste, et qui se doit d’être profondément un féminisme populaire.

Le 8 mars dernier, tandis que dans le monde entier affluaient des millions de femmes pour exiger l’abolition du système patriarcal ou bien participaient à notre grève féministe, nous, les Vénézuéliennes, devions affronter l’obscurité, une attaque cybernétique destinée à nous démobiliser, ce qui n’était pas un fait fortuite car la grande majorité des actes d’agression économique de ces dernières années touche les femmes. Raréfier la nourriture, retenir, confisquer le papier toilette ou les couches ont été les premières actions menées contre nous. Mais ils se sont encore trompés, car ce 8 mars, en pleins désarroi, agitation et angoisse, alors que nous ne savions pas très bien ce qu’il s’était passé la nuit précédente quand tout à coup la lumière s’est éteinte dans tout le pays, ce furent des centaines de femmes qui, à pied, par files entières, se dirigèrent vers la Place Bolivar à Caracas. Et notre commémoration du jour international de la femme s’est convertie en tribune anti-impérialiste.

Nous avons grandi au milieu des difficultés: tel est sans doute le trait distinctif du féminisme vénézuélien.

Marielis Fuentes

  1. Le cocuy est une liqueur artisanale du Venezuela, d’origine indigène, longtemps restée illégale; en 2005, l’Assemblée Nationale l’a déclaré patrimoine naturel, ancestral et culturel de la Nation.

Source: https://revistamarea.com/2019/05/23/reflexiones-sobre-el-feminismo-en-venezuela/

Traduction: Frédérique Buhl

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Le Venezuela célèbre deux ans de son programme d’humanisation de l’accouchement

Par Michele de Mello, Brasil de Fato | Caracas 31 juillet 2019.

En juillet 2019, le Plan National d’Accouchement Humanisé a célébré ses deux années d’existence au Venezuela. Approuvé par le Président Nicolas Maduro et institué comme politique d’État visant à établir et à promouvoir les conditions pour que les femmes puissent choisir une autre façon d’accoucher. Cette mesure fait du Venezuela un pionnier d’une politique publique qui permet un accouchement sans actes chirurgicaux ni médicamenteux.

Ce programme concerne plus de 50% de la population féminine vénézuélienne, et parmi celle-ci, près de 9 millions de femmes en âge de procréer. 520.000 accouchements par an sont réalisés dans le pays selon les données de 2014 de l’UNICEF.

De plus, le Venezuela est l’un des pays sud-américains ayant le taux de grossesse le plus élevé chez les adolescentes : 23% des naissances sont des enfants nés de mères ayant entre 15 et 19 ans. Les autres 75% de grossesses se produisent entre 25 et 35 ans.

« C’est un défi qui signifie surmonter un tabou. C’est aussi la construction d’un projet de vie avec ces jeunes femmes non seulement pour construire une société juste où chacun(e) est l’égal(e) de l’autre mais aussi sur le plan personnel, car les femmes peuvent avoir un projet, un horizon dans la société socialiste que nous voulons construire » affirme Asia Villegas, médecin et Ministre de la femme et de l’égalité des genres .

Ce programme social vise à faire que ces naissances soient réalisées dans le respect des volontés de la future mère, indépendamment de la classe sociale à laquelle elle appartient. Néanmoins, l’État crée également des mécanismes particuliers pour que les secteurs les plus pauvres de la population puissent avoir accès à ce Plan. Depuis 2017, il existe trois aides financières pour les femmes : une aide pour l’allaitement maternel, pour un accouchement humanisé, et une autre pour les promotrices de ce Programme. Actuellement, les aides sont de 26.600 bolivars, versée tous les mois par le biais du Sistema Patria à environ 760.000 vénézuéliennes.

« En tant que plan, nous sommes liés par un accord pour que les femmes aient un accompagnement médical. Nous n’encourageons pas les accouchements à la maison, du moins cela ne fait pas partie du Plan national. L’objectif est que les femmes enceintes reçoivent une attention respectueuse, chaleureuse dans les centre de santé » explique la responsable des accouchements et coordinatrice du Programme, Anabel Perez. L’Organisation Mondiale de la Santé défend un accord mondial selon lequel chaque pays devrait avoir un maximum de 10 à 15% d’accouchement par césarienne, cependant au Venezuela cette pratique concerne 52% des naissances, soit, près de 250.000 actes par an.

Asia Villegas, médecin et Vice-ministre de la Femme et de l'Égalité de Genre

Asia Villegas, médecin et Ministre de la Femme et de l’Égalité des Genres. Photo: Michele de Mello

Le nombre reste important malgré les coûts élevés de chirurgie. Dans une clinique privée, une césarienne peut valoir entre mille et six mille dollars ! Alors que les assurances santé des entreprises publiques couvrent des actes allant jusqu’à 250.000 bolivars… A présent, dans le système de santé, cet acte est devenu presque impossible en raison du manque de fournitures médicales- qui résulte du blocus économique. Les femmes qui ont besoin d’une césarienne ou qui choisissent cet acte dans le système de santé publique doivent acheter un kit à part, qui inclut les gants, les injections, les antibiotiques, les compresses et autres matériels qui coûte environ 100 dollars… Les profits dérivés de la césarienne sont un des principaux motifs pour lesquels les médecins privés vénézuéliens poussent les femmes enceintes à faire le choix de la chirurgie. Anabel Perez critique la marchandisation de l’accouchement et défend son humanisation comme moyen de respecter davantage le bébé et la femme enceinte.

« L’acte, quand il devient humain et quelque chose de naturel, ne dépend de rien ni de personne d’autre. Il est naturel pour une femme de mettre au monde un être vivant. La prise en charge de la grossesse autant que la procréation sont des processus que nous savons tous naturellement mettre en œuvre. Le déroulement social au sein du capitalisme nous fait croire que la seule façon de naître est celle que nous connaissons et nous oublions celle de nos ancêtres », affirme-t-elle.

Avec des techniques de yoga, les formatrices enseignent des exercices qui aident les femmes enceintes jusqu’au moment de l’accouchement. Photo: Michele de Mello

Au-delà du fait qu’il réduit la quantité d’accouchements réalisés par interventions chirurgicales, le Plan National d’accouchement Humanisé, adopté le 18 juillet 2017, vise également à lutter contre la violence obstétrique. « Vaincre la violence obstétrique passe par la conscience des droits et la conscience d’un défi pacifique » affirme la Ministre, Asia Villegas. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, 830 femmes meurent quotidiennement dans le monde pour des raisons liées à la grossesse et à l’accouchement qui peuvent être évitées, comme les infections, les hémorragies et l’hypertension. En 2016, la mortalité maternelle a augmenté de 65% au Venezuela, ce qui représente 756 décès selon les données du Ministère de la Santé. Quant à la mortalité néonatale elle a augmenté de 30% dans cette même année, ce qui représente un total de 11.466 décès.

Ce fut le cas de Dilia Ortiz, professeur et actuellement formatrice du Plan d’accouchement Humanisé dans le quartier de Caucaguita du quartier populaire de Petare, à l’Est de Caracas. En 2016, Dilia a perdu sa première fille à cause de complications lors de l’accouchement et par manque de prise en charge rapide. Sa mère, Maria Munol, qui est également formatrice du Programme, affirme que « si ce programme avait existé à ce moment-là, Dilia n’aurait pas perdu son bébé ».

Dilia et Maria font partie d’une famille dont quatre générations de femmes ont accouché naturellement. L’arrière-grand-mère et la grand-mère de Dilia étaient sages-femmes, elle-même ainsi que sa mère sont formatrices et promotrices de l’accouchement humanisé.

Dilia Penarosa Barrios, grand-mère de Dilia Ortiz, quand elle était enfant, a accompagné sa mère – qui avait été hospitalisée pendant cinq mois à l’hôpital à cause d’une appendicite – observant la routine de l’endroit et aidant les infirmières. A 13 ans, elle a appris comment aider d’autres femmes à accoucher.

Toute sa vie durant, dans la zone rurale de Cartagenas de Indias en Colombie, Dilia a exercé comme sage-femme. Mère de 11 enfants, elle raconte qu’elle savait exactement quand elle allait accoucher et, du fait des difficultés de l’époque, elle nettoyait la maison, lavait tous ses enfants, se lavait, se nourrissait, se peignait les cheveux et disait : « Si je meurs, ne cherche pas une autre famille, va chercher tes parrains » se rappelle-t-elle.

Aujourd’hui, Dilia apporte ses connaissances dans les activités du Plan National d’accouchement humanisé. Sa fille et sa petite-fille font partie du programme social depuis sa création.

C’est de manière presque intuitive que la famille découvre le plan. Maria Munol termine ses études d’éducation de base à l’Institut National de Formation et d’Education Sociale où elle a entendu pour la première fois l’expression « accouchement humanisé » lors de l’annonce du début d’un cours pour promotrices. Avec l’expérience acquise à la maison, immédiatement, Maria a voulu rejoindre le projet. Dilia allait seulement accompagner sa mère aux cours et elle a fini par participer au Plan.

« Je portais ma tristesse, ma douleur, ma colère, et je n’ai fait que suivre. A cette époque, je pleurais tous les jours en entendant ce que l’on disait, mais j’ai pu me retrouver dans le processus d’accouchement humanisé. Je me suis enthousiasmée et passionnée pour cette idée de pouvoir partager ma si triste expérience et de pouvoir ainsi aider d’autres femmes »  raconte l’enseignante.

Maria Munol et Dilia Ortiz avec les photos de deux générations de sages-femmes dans la famille : photo Michele de Mello

LE PLAN

Depuis juillet 2017, ce plan promeut un traitement humain de l’accouchement dans deux hôpitaux publics du pays, une politique qui suppose la connaissance du territoire national et de la diversité des femmes. Actuellement, 12.000 femmes chargées de cette promotion sont enregistrées et 2500 autres se trouvent en formation. Le but, fixé par Nicolas Maduro, est de parvenir à une équipe de 20.000 femmes d’ici l’année prochaine.

Le Ministère de la Femme et de l’Égalité des Genres a désigné 24 responsables politiques pour la mise en application du plan, une dans chaque état vénézuélien; en plus de permettre la supervision des 30 espaces d’accouchement humanisés dans le pays, cela devrait attirer davantage de promotrices pour le programme social.

Pour être promotrice, il suffit d’avoir entre 18 et 60 ans et d’être en capacité d’apporter de l’affection à la famille qu’elle va accompagner ; c’est là le principal pré-requis selon Anabel Perez.

Après leur inscription, les femmes suivent une formation en tant qu’enseignante au sein du Plan dans les espaces de vie commune de leurs propres communautés. Durant six semaines de cours, les promoteurs apprennent les notions fondamentales sur le processus de grossesse, d’accouchement et de post-accouchement, d’allaitement et d’éducation respectueuse, sur les méthodes pour aborder des domaines de santé intégrale communautaire, d’organisation sociale sur le territoire et des notions de base pour assurer le suivi dans la vie quotidienne des femmes enceintes et surveiller les facteurs de risque.

« L’intention est de faire en sorte que les femmes enceintes soient responsables, confiantes par rapport à elles-mêmes et leur grossesse, qu’elles sachent respirer, comprendre ce qui va se passer » affirme Dilia Ortiz.

« Dans nos centres d’attention, les promotrices font partie de l’équipe de santé de base élargie. Cependant, au lieu d’attendre les patientes dans les unités, les promotrices parcourent les communautés en cherchant à établir le contact avec des femmes enceintes ou en âge de procréer. La promotrice est la voisine, l’amie qui vit dans la même communauté et connaît la réalité de l’endroit. C’est là qu’elle tisse des liens affectifs, de fraternité, grâce auxquels les femmes enceintes et les promotrices se rapprochent les unes des autres. La promotrice invite la femme enceinte à un cours de formation sur la grossesse, dans lequel elles se verront une fois par semaine pour faire des exercices, pour se détendre, pour apprendre tout ce qui a trait à la grossesse, à l’accouchement, à l’allaitement et à l’éducation » raconte Anabel Perez, l’assistante pour l’accouchement.

A Caracas, l’hôpital Maternel Hugo Chavez a été le premier à s’adapter et à s’ouvrir à ce programme. Dans cette unité, les promotrices du Plan peuvent faire des projets et des doulas (accompagnantes intégrales) peuvent accompagner les femmes enceintes lors de l’accouchement. Toutefois, cette réalité n’existe pas dans tout le pays.

Selon Villegas, les professionnels de la santé, axés sur la médecine privée, continuent d’opposer une résistance à l’accouchement humanisé. « Nous devons actualiser nos équipes médicales, convoquer les équipes de santé, en plus du travail d’institutionnalisation ».

C’est pourquoi, afin d’élargir le champ d’application du plan, le Ministère de la femme mise sur une action coordonnée avec d’autres institutions, telles que le Ministère de la santé et du Travail.

En juillet 2019, le Plan National d’Accouchement Humanisé a célébré ses deux années d’existence

UN PEU D’HISTOIRE

Le programme social est le résultat d’une lutte d’environ 10 années des mouvements féministes pour la défense des droits de reproduction et sexuels des femmes. « C’est leur expertise, leur expérience qui nous ont accompagnés dans l’élaboration de la proposition du plan » affirme la vice-ministre, qui reconnaît également que tout ce qu’elle sait sur l’accouchement humanisé, elle l’a appris en dehors de l’université, aux côtés des mouvements sociaux. Ce que toutes les femmes impliquées dans le programme s’accordent à dire, c’est qu’un plan national comme celui-ci n’est possible que dans le cadre de la Révolution Bolivarienne. « Qu’un Etat, non seulement assume la défense de la dignité de sa population, de la personne sur le territoire, mais aussi qu’il assume la responsabilité de chaque femme enceinte dans chaque localité, c’est une transformation, c’est révolutionnaire » conclut la Ministre Asia Villegas.

Reportage et photos : Michele de Mello (+ 2 photos AVN)

Edition: Luiza Mançano

Coordination : Daniel Giovanaz et Vivian Fernandes

Source : Brasil de Fato https://www.brasildefato.com.br/2019/07/31/venezuela-comemora-dois-anos-do-plano-nacional-de-parto-humanizado/

Traduction : Sylvie Carrasco

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« Il est aussi nécessaire de défendre la construction du modèle du peuple vénézuélien que de lutter contre le réchauffement climatique », entretien avec Alessandra Moonens, médecin et militante féministe

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En Belgique, le Réseau de Solidarité avec la Révolution Bolivarienne (@redeuropave) a rencontré Alessandra Moonens (photo), médecin de famille, membre de Venesol et du Réseau européen de solidarité avec la révolution bolivarienne. Elle a vécu au Venezuela pendant 8 ans, de 2007 à 2015, participant en tant que militante à la construction politique de divers mouvements de femmes dont Plataforma para el Derecho al Aborto, Araña Feminista, Feministas en Acción Libre y Directa por la Autonomía Sexual y Reproductiva (Faldas-R), Escuela de Feminismo Popular.

Elle a également travaillé avec des mouvements de base tels que le Courant Révolutionnaire Bolivar y Zamora (CRBZ), le Front National Paysan Ezequiel Zamora (FNCEZ), le Mouvement des Habitants (mouvement anti-spéculation immobilière et pour le droit au logement) et l’Alianza Sexo-Género Diversa Revolucionaria (ASGDRe) – l’Alliance Révolutionnaire des Différences de Sexe et de Genre. En tant que professionnelle de la médecine, elle a travaillé dans plusieurs centres de santé ruraux et dans l’un des centres de soins intégraux pour femmes. Aujourd’hui, elle nous parle de son expérience au Venezuela et de la façon dont le processus bolivarien est perçu en Europe.

Par rapport à ton expérience de vie au Venezuela, avec les mouvements de base féministes, les mouvements paysans et en tant que médecin en milieu rural, que retiendrais-tu du processus bolivarien ?

Eh bien, soulignons d’abord qu’il s’agit d’un processus, c’est-à-dire d’un ensemble d’initiatives, de nouvelles structures, de façons d’organiser, d’expériences qui vont toutes de pair. Nous essayons de révolutionner tous les espaces et tous doivent avancer en même temps, car tous sont imbriqués, nous ne pouvons révolutionner la santé sans toucher à l’éducation, au transport, etc. Mais si je devais insister sur un de ces aspects… je pense que j’insisterais sur la territorialisation de l’éducation, c’est-à-dire sur l’arrivée de missions éducatives dans tous les coins du pays. C’est ce qui a permis au Venezuela d’être déclaré Territoire Libre d’Analphabétisme par l’Unesco en quelques années, et avec cela, des espaces de formation ont été développés au niveau universitaire dans des villes où la majorité des gens ne pouvaient même pas rêver d’aller à l’université, des carrières ont été ouvertes comme ingénieur agroalimentaire, médecine, droit, génie dans la construction civile, entre autres. Il convient de noter que le taux de scolarisation universitaire au Venezuela est le cinquième plus élevé au monde et le deuxième en Amérique latine.

Maintenant, en tant que médecin, je ne peux m’empêcher de citer les Missions de Santé telles que « Barrio Adentro », qui ont permis aux médecins, aux infirmières, aux dentistes et aux programmes de prévention d’atteindre directement le village, où qu’il soit, au lieu que les malades aient à se rendre en ville pour trouver des médecins – ce qui était une forme de mépris par ailleurs, comme une claire démonstration de différence de classe – qui les traitent directement dans leurs communautés ou quartiers. Néanmoins, je dois également dire que les femmes sont un peu oubliées dans ces Missions lorsqu’il s’agit de développer la planification familiale, la grossesse et l’accouchement car la pierre angulaire de l’émancipation des femmes est le droit de décider de leur corps et non de mourir dans tout ce qui a trait à la grossesse, l’accouchement ou l’avortement… et on ne s’en est pas préoccupé dans ces Missions.

C’est une dette historique que le processus révolutionnaire garde envers les femmes et que, de nos jours, le mouvement féministe au sein du processus bolivarien exige avec plus de force chaque jour. Mais nous, les femmes, nous ne nous attendons jamais à ce qu’on nous donne le droit de nous organiser et au Venezuela, les femmes ont commencé à s’organiser pour défendre leurs droits, avec une clarté politique révolutionnaire qui m’a fait comprendre que, même si je me sens féministe, je me sens avant tout appartenir à ce féminisme socialiste, révolutionnaire et Bolivarien. En d’autres termes, sortir du rôle que la société patriarcale leur impose pour révolutionner leur propre vie, tout en construisant la Révolution bolivarienne dont elles sont l’axe fondateur puisqu’elles représentent la majorité des bases de la force bolivarienne. Les femmes ont utilisé les politiques sociales pour transformer leur réalité et celle du processus sans que cela ait été pensé à cette fin. Il est indispensable de parler de l’espace le plus révolutionnaire qui s’est développé durant toutes ces années de processus : les communes et les villes communales, urbaines et rurales. Ce sont les laboratoires de la société du futur. Les expériences qui s’y construisent sont essentielles pour ceux d’entre nous qui cherchons à nous organiser dans une société post-capitaliste, juste, profondément et véritablement démocratique, participative, protagoniste et bien sûr, anti-patriarcale.

13508859_10154270692393615_569623303900787297_nÀ présent que tu es en Belgique, comment perçois-tu la réalité de ce qui se passe au Venezuela ?

Cela dépend évidemment des sources d’information. Ayant vécu au Venezuela pendant tant d’années, je continue d’entretenir des liens étroits avec mes camarades et je peux recevoir des informations directes de personnes de confiance, en plus des médias alternatifs que je lis. Maintenant, en écoutant dans les médias hégémoniques les nouvelles quotidiennes sur le Venezuela, je suis abasourdie et je me demande ce qui se passe vraiment dans le reste du monde où je n’ai pas d’amis qui me donnent des informations directes. La plupart du temps, les médias reprennent exactement ce qu’on peut lire au Venezuela dans les médias clairement identifiés comme étant de droite et profondément anti-chavistes. Ce sont des mensonges, déformations et exagérations, au lieu d’une analyse politique des causes de la situation actuelle. Les choses positives et constructives qui se sont également développées depuis plus de 20 ans dans le pays ne sont jamais mentionnées. Aussi, je me rends compte que, malheureusement, beaucoup de gens qui se disent de gauche et qui sur d’autres questions multiplient leurs sources et ont des positions que je partage, se laissent sans hésitation emporter par le discours dominant sur le Venezuela. J’ai du mal à comprendre pourquoi, quand un peuple passe de la résistance à la construction réelle du socialisme, ceux qui ne participent pas à cette expérience semblent frustrés et préfèrent critiquer depuis une perspective théorique, au lieu de soutenir un peuple qui met en jeu toute sa vie, sa force et son courage pour construire son avenir et le futur de la société que nous voulons.

Que penses-tu des sanctions de l’Union européenne ou, par exemple, du blocage de l’argent vénézuélien par l’un des systèmes de transactions financières mondiaux comme Euroclear, situé à Bruxelles, qui affecte le peuple vénézuélien ?

Venant des États-Unis et de l’Europe il n’y avait rien de mieux à attendre. Dans l’histoire du monde ceux qui ont le pouvoir ont toujours essayé d’annuler, d’annihiler et d’éradiquer les expériences de socialismes qui sont nées. En fait, ils l’ont toujours fait avec beaucoup plus de détermination qu’avec l’extrême-droite qu’ils préfèrent, bien qu’ils la « condamnent ». Pour le capitalisme, rien n’est plus dangereux qu’un peuple en révolution.

Il est terriblement cynique que les sanctions « assumées » ces dernières années et que les conséquences directes de ces sanctions soient utilisées pour accuser l’État vénézuélien. Il y a quelques années au Venezuela, quand les marchandises n’entraient plus comme elles l’auraient dû, cela n’était pas considéré comme une sanction.

Malgré le fait que ceux qui se plaignent de la situation économique actuelle sont les gens de la classe moyenne et supérieure de l’opposition, ceux qui souffrent, qui ont faim, qui meurent et qui perdent leurs filles et leurs fils par manque de médicaments… ce sont les pauvres, comme toujours. Ce sont les mêmes qui gardent la tête haute et traversent les rivières et les dangers pour voter en faveur de la Constituante, en faveur du processus parce qu’ils savent que c’est la voie à suivre. Une fois de plus, je déplore que les « gauches » ne dénoncent pas ce blocus avec plus d’unité et de force, qu’elles ne défendent pas les populations victimes de cette guerre non conventionnelle même s’il n’y a pas de consensus sur la politique intérieure du Venezuela. Sans oublier que, comme dans le monde entier, lorsqu’un peuple est attaqué, les premières victimes sont les femmes, elles sont la cible privilégiée de ces attaques. Au Venezuela, il n’y a plus d’accès aux contraceptifs depuis plus de 5 ans – bien avant la mise en place des sanctions illégales. Il est notoire que pour appauvrir un peuple, le moyen le plus efficace et le plus rapide est de mettre les femmes enceintes le plus tôt et le plus souvent possible.

Dans le cadre de VeneSol et du Réseau Européen de Solidarité avec la Révolution Bolivarienne, pourquoi soutenir la défense du processus bolivarien et comment pouvez-vous aider l’Europe ?

Je pense avoir développé dans les questions précédentes les raisons de défendre le processus bolivarien, mais en résumé, je pourrais dire qu’il est aussi nécessaire de défendre le modèle de société construit par le peuple vénézuélien que de lutter contre le réchauffement climatique. L’avenir de la planète et de l’humanité sont en jeu. Et je parle de toute l’humanité, non seulement de l’espèce humaine mais de tous les individus qui la composent et qui ont besoin de vivre en paix, dans le respect de nos diversités.
Pour aider, il est nécessaire de dénoncer le blocus, ce qui permettra de dégager un consensus dans la dénonciation, même s’il n’y a pas de consensus sur le projet d’une société qui défend le Venezuela ; de faire du lobbying politique dans le plus grand nombre d’espaces possibles, de briser le cercle des médias et l’isolement que le Venezuela a subi ces dernières années ; développer des projets de solidarité avec les populations, dans les domaines de l’agronomie, de la santé et de l’éducation, par exemple, mais en mettant l’accent sur l’autonomie et l’autodétermination des populations.

Mais, surtout, je crois que le plus important est de diffuser des informations alternatives et correctes sur ce qui se passe réellement au Venezuela, au lieu de répéter ce que disent les médias dominants. C’est pour cela que nous avons développé le site http://www.venesol.org, qui permet aux francophones de découvrir une autre façon de voir ce pays. Personne ne défend ce qu’il ne connaît pas, et pour défendre le peuple du Venezuela nous devons savoir pourquoi nous le faisons, nous devons savoir comment démonter les mensonges, mais aussi découvrir ce qui se construit et ce dont personne n’a jamais entendu parler, comme les communes, les expériences de solidarité entre les peuples, la destruction quotidienne du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat pour construire un socialisme féministe et divers. Et peut-être… s’inspirer de ce qui s’y passe pour construire un monde meilleur, ici. Si nous voulons mettre fin au capitalisme, nous devons être convaincu.e.s qu’un autre monde est possible et que c’est la voie à suivre.

MinMujer - Noticias - 2014-11-26 04-36-28 - Múltiples anuncios realizados durante la instalación del Consejo Presidencial de Gobierno de las Mujeres  

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Traduction : VeneSol, http://venesol.org/2018/12/26/il-est-aussi-necessaire-de-defendre-la-construction-du-modele-du-peuple-venezuelien-que-de-lutter-contre-le-rechauffement-climatique/