« Petare Norte » : transformer la vie populaire au Venezuela

Porté par le Laboratoire International pour l’Habitat Populaire*, « Petare Norte » est une expérience-pilote unique au monde, menée avec une commune populaire du vaste « barrio » de Petare, à l’est de Caracas, État de Miranda. Vous pouvez suivre pas à pas chacune des étapes de ce projet participatif de transformation urbaine en vous abonnant à sa chaîne YouTube (sous-titrée en français) : https://www.youtube.com/@terratv2023

« Petare Norte » revêt une importance stratégique au niveau local et international. Son objectif est de trouver des solutions aux problèmes d’une grande agglomération populaire avec la participation directe des habitant(e)s, à toutes les étapes du processus. L’État communal comme plan de la révolution bolivarienne ouvre la la possibilité pour les organisations populaires du territoire de participer, avec voix et vote, à la prise de décision.

La stratégie du projet est l’appropriation du territoire, l’inclusion des habitant(e)s dans l’espace et le temps, le droit d’habiter qui va au-delà du simple droit à la vie et de l’accès à la ville, compris dans ses deux dimensions : le droit d’accès aux biens et aux services et le droit de participer pleinement à la planification de la ville.

Photo : Jean-François Parent, président du LIHP. Carte participative du projet « Petare Norte ». Photo TD

Texte : LIHP

Photos : Thierry Deronne / Vidéo : Jesus Reyes. Production : Terra TV 2023

* Pour plus d’informations : en France : Laboratoire International de l’habitat Populaire, LIHP, 25 rue Jean Jaurès, 93200 Saint-Denis, France / +33 1 42438090 / contact@lihp.info / www.lihp.info
Au Venezuela : LIHP Agencia América Latina, Torre Este de Parque Central, Piso 19, A.P. 1010, Caracas, Venezuela / + 58 212 5732543

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/03/20/petare-norte-transformer-la-vie-populaire-au-venezuela/

Venezuela : une armée de femmes construit la révolution du logement

Cette expérience de femmes autodidactes travaillant à construire leurs propres maisons est au cœur du documentaire « Nostalgiques du futur » actuellement en tournée en France, en Suisse et en Belgique. Lors des ciné-débats, vous pourrez rencontrer Ayary Rojas, une des constructrices, et Jenifer Lamus, organisatrice d’une commune rurale. Pour le programme de la tournée : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/03/08/revolution-feministe-dans-la-revolution-bolivarienne-nostalgiques-du-futur-en-tournee-europeenne/


À Caracas, une armée de femmes auto-formées travaille à la construction de leurs propres maisons tout en transformant la réalité qui les entoure.

Le logement marchandisé, les bidonvilles, les expulsions et le sans-abrisme sont des réalités mondiales et, quels que soient les efforts déployés par les médias grand public pour l’ignorer, il s’agit de l’une des horreurs les plus flagrantes du capitalisme.

En revanche, la Grande Mission Logement du Venezuela (GMVV) a construit plus de 4,4 millions de maisons pour les familles de la classe ouvrière depuis 2011, après que le dirigeant révolutionnaire Hugo Chávez a déclaré que l’accès à la terre et à un logement adéquat étaient des droits de l’homme et le fondement d’une vie digne.

L’objectif est d’atteindre 5 millions de logements d’ici à 2024.

En outre, le programme fournit souvent des infrastructures sociales telles que des écoles, des marchés alimentaires subventionnés et des espaces verts et récréatifs, tandis que les maisons sont livrées équipées d’appareils électroménagers de base. En conséquence, l’extrême pauvreté structurelle au Venezuela est passée de 10,8 % en 1998 à 4,3 % en 2018, selon le dernier rapport disponible publié par l’Institut national des statistiques (INE – Instituto Nacional de Estadística).

La portée du GMVV (Gran Misión Vivienda Venezuela) repose sur le pouvoir populaire : plus de 70 % des constructions seraient autogérées par les communautés, avec le soutien financier et logistique des institutions gouvernementales. Cela permet de réduire considérablement les coûts.

Pour comprendre son succès, malgré la crise économique actuelle et les sanctions états-uniennes, nous avons visité un projet de construction dirigé par des femmes, qui est devenu un élément essentiel du programme social et un exemple de féminisme de base.

Photo : La construction de l’AVV Jorge Rodríguez Housing Assembly a débuté en 2017, mais a subi plusieurs revers suite à l’imposition des sanctions américaines. (Andreína Chávez Alava / Venezuelanalysis)

Construire l’avenir

La belle paroisse d’Antímano, dans le sud-ouest de Caracas, compte une armée de femmes autodidactes qui travaillent toute l’année pour construire des maisons pour leurs familles et transformer la réalité qui les entoure. Leur histoire a commencé il y a près de 12 ans, lorsqu’elles se sont réunies pour la première fois pour créer l’Assemblée du logement AVV (« Asociación Viviendo Venezolano ») Jorge Rodríguez Padre.

L’ensemble du projet a pris son envol grâce au leadership des femmes. Ayari Rojas et Ircedia Boada, toutes deux mères et principales porte-parole du projet, ont commencé ce voyage en 2012 et ont été chargées de rassembler les 96 familles qui bénéficieront de cette initiative autogérée.

« Nous sommes ici grâce au président Hugo Chávez. Bien que la Grande Mission Logement ait été créée pour fournir des logements aux familles touchées par les fortes pluies de 2010-2011, M. Chávez a compris qu’il fallait accélérer la révolution du logement et il nous a demandé de nous organiser à cette fin. C’est ce que nous avons fait », nous a expliqué Mme Rojas.

Pour les femmes d’Antímano, la tâche à accomplir était claire. « Nous avons commencé par organiser des réunions pour discuter du caractère participatif de notre projet », poursuit Boada, « et nous avons commencé à nous former à la conception architecturale des bâtiments, aux mesures, aux systèmes ergonomiques et à tout ce qui concerne le travail de préconstruction ».

En 2015, ils ont repéré une belle zone avec une vue imprenable sur les montagnes dans le quartier d’El Algodonal, qui avait été abandonnée par son propriétaire avec des tonnes de déchets métalliques. « Nous ne sommes pas des envahisseurs comme certains l’ont dit, nous avons tout fait légalement », a déclaré Boada, rappelant que les factions de droite se sont toujours opposées à ce que la terre soit utilisée au profit du peuple, et non du capital.

L’obtention du titre foncier collectif a été leur première victoire populaire, mais les travaux de construction se sont avérés beaucoup plus difficiles dans un pays assiégé. Cette phase a débuté en 2017 après avoir nettoyé le terrain, s’être entraîné un peu plus et avoir défini les grandes lignes du projet : deux bâtiments jumeaux de six étages, comprenant chacun 48 appartements de 66 ou 76 mètres carrés (deux ou trois chambres à coucher selon les besoins de chaque famille).

« Ce fut cinq ans d’efforts d’autoconstruction tout en vivant sous des attaques constantes, des pénuries alimentaires induites, qui impliquaient de passer des heures à chercher des produits, aux pannes d’électricité nationales et à une pandémie, mais la pire agression a été les mesures coercitives unilatérales de Washington », se souvient Rojas.

Depuis 2017, le blocus américain a entravé tous les secteurs de l’économie vénézuélienne, en particulier l’industrie pétrolière, ce qui a créé de nombreux obstacles pour le gouvernement afin de financer les programmes sociaux, parmi lesquels la Grande Mission Logement, entraînant des retards et de longues pauses dans la livraison des matériaux de construction.

Mme Rojas est certaine que sans cette agression impériale, qui a frappé les femmes le plus durement, leurs maisons auraient été achevées depuis longtemps. Néanmoins, elles ont continué à avancer en s’appuyant sur la solidarité. « Nous avons contacté d’autres assemblées de logement à proximité et nous avons commencé à échanger des matériaux de construction, comme du ciment contre des tuyaux, en fonction des besoins de chaque organisation. Le pouvoir populaire à son paroxysme ! »

Aujourd’hui, l’un des immeubles devrait être inauguré cette année et faire l’objet d’une célébration nationale. « Il ne s’agit pas seulement de construire des maisons pour nos familles », souligne Claudia Tisoy, mère de famille de 44 ans et plombière autodidacte, « nous construisons aussi l’avenir de notre pays, avec les femmes en tête. C’est cela l’horizon socialiste ».

Photo : Les femmes font une pause déjeuner avant de poursuivre leur travail de construction. Les repas sont préparés par leur propre communauté à partir de produits fournis par chacune des 96 familles. (Andreína Chávez Alava / Venezuelanalysis)

Une révolution féminine

Il est rare de voir des femmes travailler dans la construction, mais il est encore plus rare d’en voir une armée. C’est ce que nous avons trouvé dans le quartier d’El Algodonal. Dès que vous mettez le pied dans le complexe immobilier, les femmes vous saluent tout en effectuant diverses tâches, allant du bétonnage au transport de matériaux, en passant par la menuiserie, la plomberie et bien d’autres encore.

Et ce n’est pas que les hommes manquent à l’appel, mais 80 % des personnes qui ont levé ces murs étaient des femmes, 76 pour être précis, chacune des 96 familles fournissant une personne pour les travaux de construction. En plus de cela, elles se sont formées elles-mêmes à tout.

« Aucun d’entre nous ne connaissait la construction ! Mélanger du ciment et poser des briques ? Pas question ! » nous dit Yusgleidys Ruiz en riant, alors qu’elle se souvient de leurs débuts. « La vérité, poursuit-elle, c’est que la plupart des femmes ici sont des femmes au foyer qui voulaient des maisons dignes pour leurs enfants, alors nous avons appris sur le tas et nous sommes devenues des guerrières par la même occasion.

Mme Ruiz explique que la clé de leur succès réside dans leur éthique et leur engagement. Ils sont divisés en groupes qui se relaient chaque semaine 24 heures sur 24, pour construire le jour et surveiller la zone la nuit, ce qui leur permet de maintenir le projet actif tout au long de l’année.

Pour Ursulina Guaramato, l’expérience a fait d’elle une experte en barres de construction, comme elle l’admet fièrement. « Je suis coupable de tout cela », dit-elle en souriant et en montrant les connexions en acier qui s’étendent à partir de certains piliers inachevés aux étages les plus élevés du bâtiment.

De même, Andreína San Martín est désignée par ses compagnons de travail comme la spécialiste incontestable des machines à treuil, un titre qu’elle a fièrement accepté. « Je suis heureuse parce que j’ai beaucoup appris sur la construction et le plus beau, c’est que je l’ai fait en construisant une maison pour ma famille, pour lui donner une meilleure qualité de vie, une vie digne, comme le disait Chávez.

Pour leur part, les hommes, dont la plupart sont également des constructeurs autodidactes, reconnaissent que c’est un honneur de travailler avec des femmes et d’apprendre à leurs côtés le pouvoir de l’organisation de base.

« Nous prenons toutes nos décisions en tant qu’assemblée, où tout le monde peut s’exprimer. Cette expérience nous a donc permis d’apprendre comment construire le pouvoir populaire et comment il peut conduire à un réel changement. Quand j’aurai des petits-enfants, je leur raconterai l’histoire des femmes qui ont construit tout cela, pas seulement des bâtiments, mais une communauté », a déclaré Carlos Villanoel.

Antonio Rodríguez, charpentier autodidacte, a ajouté que le leadership des femmes a rendu ce projet de logement possible « et c’est pourquoi notre principale devise est : Quand une femme avance, aucun homme ne recule : Quand une femme avance, aucun homme ne recule ! »

Photo : Les décisions sont prises collectivement lors d’assemblées hebdomadaires où chaque représentant de la famille exprime son opinion. (Andreína Chávez Alava / Venezuelanalysis)

Communauté et autosuffisance

Alors que leurs maisons sont sur le point d’être achevées, les hommes et les femmes de l’Assemblée du logement de l’aumônier Jorge Rodríguez veulent devenir les garants de la poursuite de la Grande mission logement du Venezuela en aidant d’autres constructions de logements autogérés à démarrer.

Ils ne vendent pas non plus de la poudre aux yeux. Elles ont été certifiées par des architectes et des ingénieurs qui ont inspecté le site et certaines d’entre elles, dont les dirigeantes Ircedia Boada et Ayari Rojas, ont même obtenu des diplômes dans leurs domaines de spécialisation respectifs.

« Transmettre notre savoir aidera davantage de femmes à s’autonomiser, à construire leur maison et à améliorer leur vie. Avant Chávez, les femmes étaient invisibles, même les héroïnes qui se sont battues pour la liberté de notre pays. Il est temps de libérer les héroïnes que nous portons dans notre sang », a déclaré Boada.

Un autre plan d’avenir est le développement de l’agriculture urbaine, conformément à l’ordre de Chávez selon lequel les organisations du pouvoir populaire doivent être autosuffisantes et posséder les moyens de production. Alors que le Venezuela est soumis à une agression impérialiste constante, ces initiatives de production autogérées ont vu le jour dans tout le pays, mais surtout dans les communes rural.

Source originale: VenezuelaAnalysis

Autrice : Andreína Chávez Alava

Traduit de l’anglais par Bernard Tornare

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/03/10/venezuela-une-armee-de-femmes-construit-la-revolution-du-logement/

Révolution féministe dans la révolution bolivarienne : « Nostalgiques du futur » en tournée européenne.

Tout au long de ce mois des luttes des femmes, le documentaire vénézuélien « Nostalgiques du futur » sera projeté en France, en Suisse et en Belgique (programme ci-dessous). Les projections du film sous-titré en français ou en allemand seront suivies d’un débat en présence de deux communardes du Venezuela – Ayary Rojas et Jenifer Lamus (photo).

Ce film est le fruit de deux ans d’immersion dans des territoires où les femmes s’organisent pour transformer leurs espaces de vie et occuper les espaces de décision. Collectif d’auto-constructrices sur les hauteurs de Caracas, commune rurale organisant sa souveraineté alimentaire, écoles populaires de cirque, de musique ou d’agroécologie, assemblées de quartier de la santé… un féminisme populaire invente un « pouvoir pour » qui remplace peu à peu le vieux « pouvoir sur ».

Réalisation: Thierry Deronne. Coréalisation: Victor Hugo Rivera. Production: Terra TV/EPLACITE. Venezuela 2022. Durée : 97 minutes.

Contact pour la diffusion (UE): lesrencontres@fal33.org / gloria.verges@fal33.org

Quelques avis sur le film :

« Une histoire extraordinaire ! Je crois que personne n’a la moindre idée de cette révolution chaviste qui continue à grandir au Venezuela…. Ces bâtisseuses sont le symbole d’un autre monde possible » Hilary Sandison, productrice et scénariste de documentaires.

« Une œuvre magnifique. Il faut la diffuser partoutNatalie Benelli, présidente d’Alba Suisse.

« Le meilleur hommage à Chávez » Omar Valiño, président de la Bibliothèque Nationale de Cuba.

« Magnifique dans sa manière d’aborder les multiples dimensions du processus révolutionnaire. » Douglas Estevam, Collectif Culture de la Direction Nationale du Mouvement des Travailleurs Sans Terre du Brésil.

« Un documentaire passionnant qui dégage une énergie communicative et nous plonge au cœur d’une révolution porteuse de ses propres utopies » Maurice Lemoine, journaliste, écrivain, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique

« Un film beau comme les luttes des peuples. C’est le Venezuela d’aujourd’hui, en résistance, au visage de femme. » Vladimir Sosa Sarabia, président de la Cinémathèque Nationale du Venezuela.

« Un témoignage incroyable sur le pouvoir de décision de toute une communauté Vénézuélienne à travers l’instauration de communes sur tout le territoire, sur le modèle de la commune de Paris avec en première ligne l’implication des femmes dans ce mouvement ! Le capitalisme, l’impérialisme, l’individualisme est remis en cause. Malgré l’embargo des États Unis et des pays capitalistes, ils et elles se réinventent sans cesse ! De l’agriculture, au logement, en passant par l’éducation et la culture. Une vraie claque pour nos yeux d’occidentaux sclérosés. On a perdu ce feu, cette conscience de classe et de faire ensemble pour nous toutes et nous tous, mais il n’est jamais trop tard ! Merci merci pour cet espoir » Angélique Neutens, responsable syndicale, CGT Santé 74, France.

Programme de la tournée :

En France :

Cinéma La TURBINE Cran Gevrier – ANNECY -74- Jeudi 9 mars à 20h30. Organisée par la CGT 74 dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes soirée, film et débat en présence des communardes Ayary Rojas et Jenifer Lamus

Cinéma de TANINGES – 74 – 203 rue des Corsins,Vendredi 10 mars à 20h. Organisation Cinébus. Film et débat en présence des communardes Ayary Rojas et Jenifer Lamus

Médiathèque LOUIS ARAGON, Parvis Hubertine Auclert, 93240 STAINS, Mardi 21 mars 2023 à 18h. Dans le cadre du mois de l’égalité homme /femme, film et débat en présence des communardes Ayary Rojas et Jenifer Lamus. En partenariat avec le LIHP (Laboratoire International pour l’Habitat Populaire) et l’Ambassade du Venezuela en France.

Maison de L’AMÉRIQUE LATINE – PARIS 217 Bd Saint-Germain, 75007 Paris, Mercredi 22 mars à 19h, film et débat en présence des communardes Ayary Rojas et Jenifer Lamus. En partenariat avec le LIHP (Laboratoire International pour l’Habitat Populaire) et l’Ambassade du Venezuela en France.

FESTIVAL DE BORDEAUX, 40 ème édition du cinéma latino américain, Cinéma Jean Eustache de PESSAC, Vendredi 24 mars à 20h30, film et débat en présence de Thierry DERONNE, Ayary ROJAS et Jenifer LAMUS

Cinéma La Brèche de SAINTE-FOY-LA-GRANDE. Samedi 25 mars à 20h30, film et débat en présence de Thierry DERONNE, Ayary ROJAS et Jenifer LAMUS

FESTIVAL DE CHAMBÉRY, 29ème édition Festival du Cinéma Espagnol et Latino-Américain Forum Cinémas (Astrée) 7, boulevard du théâtre, Lundi 27 mars à 20h30, film et débat en présence des communardes Ayary Rojas et Jenifer Lamus

Film débat , ASSOCIATION ECREVIS, Meythet -ANNECY, 36 RUE DE L’AÉRODROME, Mardi 28 mars à 19H, Film et débat en présence des communardes Ayary Rojas et Jenifer Lamus

FESTIVAL GRENOBLE – association FA SOL LATINO, 11ème édition du festival OJO LOCO, Cinéma le Méliès -28 allée Henry Frenay-, Jeudi 30 mars à 19h45, en présence des communardes Ayary Rojas et Jenifer Lamus

POITIERS, campus Sciences Po (programme eurolatinoaméricain), 4 avril, 17 h., vidéo-débat avec Thierry Deronne. Organisé par l’Union des Étudiants Communistes de Sciences Po.

En Suisse :

BERNE – Breitsch-Träff – Breitenrainplatz 27 Samedi 11 mars à 17h, Film sous-titré en allemand et débat en présence d’Ayary ROJAS et Jenifer LAMUS avec traduction allemande.

FRIBOURG au Centre culturel Passerelles 3 rue Locarno Jeudi 16 mars à 19h. Film et débat en présence d’Ayary ROJAS et Jenifer LAMUS, film sous-titré en français.

GENÈVE, Vendredi 17 mars, Chacun.e Son Paradis, – 5 rue Leschot Plainpalais 1205 Genève, à 18 h. 30, « Féminisme communal : réflexions depuis le Venezuela ». Rencontre avec Ayary ROJAS et Jenifer LAMUS, protagonistes du documentaire « Nostalgiques du futur ». Présentation par Renata Cabrales, féministe et journaliste colombienne. Organisé par le Collectif La Trenza.

BELLINZONA, Via Antonio Ciseri 5 – Samedi 18 mars à 17h. Film sous-titré en français et échange en présence de nos deux invitées Ayaray Rojas et Jenifer Lamus

En Belgique :

« Venezuela, au-delà des clichés ». Projection de « Nostalgiques du Futur », Salle L’Aurore, 162, rue du Midi, 1000 Bruxelles, jeudi 23 mars à 19 h.

Le billet de Maurice Lemoine sur le film : https://www.medelu.org/A-propos-d-un-film-sur-le-Venezuela

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/03/08/revolution-feministe-dans-la-revolution-bolivarienne-nostalgiques-du-futur-en-tournee-europeenne/

(Video:) Mango de Ocoita, coeur de la révolution bolivarienne (Terra TV)

Venezuela, janvier 2023. Sur les terres de la résistance héroïque des ex-esclaves emmenés par Guillermo Ribas, le Ministère des Communes et des Mouvements Sociaux – accompagné de membres du mouvement afro-vénézuélien et du Mouvement des Sans Terre du Brésil – se réunit avec la communauté organisée de Mango de Ocoita. Objectif: écouter les critiques et les propositions pour construire un plan de travail commun, entre autres sur la production du cacao comme maillon de la nouvelle économie communale. Reportage sous-titré en français (17 min.). Prod. Terra TV, République Bolivarienne du Venezuela 2023.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/02/15/video-mango-de-ocoita-coeur-de-la-revolution-bolivarienne-terra-tv/

Le Venezuela au fond des yeux (7): les mémoires dansées de Meyby Ugueto-Ponce.

Interrompre une vie asservie – libérer l’âme d’un enfant : les récits d’insurrection dans les arts sur l’utilisation politique du corps chez les femmes asservies (1).

Meyby Soraya Ugueto-Ponce (2)
Institut Vénézuélien de Recherche Scientifique / Instituto Venezolano de Investigaciones Científicas
Instituto de Investigaciones Estratégicas sobre África y su Diáspora, Venezuela
meybyugueto@yahoo.es

Malgré la violence et l’excision du corps des femmes africaines et afro-descendantes pendant le développement du régime esclavagiste, celles-ci ont pris des décisions face aux contrôles nécropolitiques de l’époque. Dans cet essai, j’analyse l’interruption de grossesse des femmes asservies comme une résistance au développement matériel de l’esclavage, c’est-à-dire l’utilisation politique du corps pour éviter de reproduire le travail servile, interrompre la vie potentielle asservie et libérer l’âme d’un enfant. À travers l’analyse des œuvres de l’artiste visuelle Joscelyn Gardner et des passages de la littérature autobiographique afro-caribéenne de Maryse Condé, je réfléchis à la construction d’un récit insurgé qui s’appuie sur l’action de ces femmes pendant l’esclavage. Dans une perspective décoloniale, afro-féministe et antiraciste, j’adopte une approche méthodologique centrée sur l’art comme moyen de réflexion-transformation du passé colonial. Ensuite je raconte le processus de création de la pièce dansée Memorias danzadas – encore en construction – afin de proposer un récit insurgé à travers le mouvement. Je conclus qu’il est nécessaire de problématiser l’imaginaire de la passivité et de la soumission qui a prédominé à propos de l’esclavage domestique, de le problématiser en construisant des récits à partir de l’art afin d’enrichir les profils des identités politiques sur le rôle joué par les femmes noires dans leur vie et celle de leurs proches, et face au système esclavagiste. Insurgence par l’art contre le racisme structurel avec de nouveaux, nouveaux avec des référents nouveaux, critiques et propres.

Introduction

Il ne semblait pas y avoir de place pour plus de douleur. Ce que l’historien a décrit alors qu’il menait le groupe à travers les sombres et denses donjons du château-prison était infâme. Rien ne pouvait surpasser le fait qu’ils avaient été condamnés à la maltraitance, à l’enfermement et à la surpopulation, sans avoir été coupables de quoi que ce soit. De plus, en écoutant et en regardant, je me suis dit qu’il n’y avait rien de pire que d’être séparé de sa famille, de sa terre, de ses rêves, bref, de sa vie. Mais il n’en était pas ainsi : il suffisait d’arriver au centre de l’enceinte, il suffisait d’être là pour imaginer, après l’écoute attentive du guide local, comment le gouverneur, de sa chambre à l’étage, a choisi l’africaine qui allait satisfaire ses désirs lubriques. Avec une modulation et une sérénité parfaites, mais sans dédain, le ghanéen engagé a décrit comment les corps des femmes asservies étaient battus, toilettés, conduits, utilisés, fécondés, jetés et même tués.

J’ai réussi à écrire ces mots quelques mois après mon arrivée du Ghana, en Afrique, après avoir visité le château d’Elmina en septembre 2018, avec un groupe d’ibéro-américains, dans le cadre d’une rencontre de mouvements sociaux, d’organisations et de partis politiques du monde entier réunis à Winneba, Accra, au Ghana pour la troisième conférence sur le panafricanisme.

C’est la femme qui a murmuré ou crié : « (Mange la terre, n’ayez pas d’enfants pour l’esclavage) ; la terre pour être stérile ; la terre pour mourir ». Ainsi, parfois, ce fut la femme qui refusa de porter dans son ventre le bénéfice du maître. L’histoire de l’institution familiale en Martinique est sous-tendue par ce refus. C’est l’histoire d’un énorme avortement primordial ; le mot qui reste dans la gorge avec le premier cri (Glissant, 2005, p. 130).

Le philosophe, poète et essayiste martiniquais Édouard Glissant expose les implications psychosociales et anthropologiques des décisions forcées que certaines femmes africaines et leurs descendantes ont prises sur leur corps pour tenter de modifier, à la plus petite échelle, la traite des esclaves et l’avancée matérielle du capitalisme. « C’est l’histoire d’un immense avortement primordial« , dit-il de la famille antillaise et, par extension, de la famille afrodiasporique. Une empreinte émotionnelle évidente qui a joué un rôle dans la reconstruction de nos sociétés depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui.

En transcrivant le récit par lequel j’ouvre cet essai, profondément émue par ce que j’ai vécu, je me souviens de ce qui a pu être le produit d’un jeu entre faits et fiction, qu’il ait été construit par moi ou par l’historien ghanéen Ato Ashun alors qu’il nous guidait dans notre voyage : « Ce moment avant que nous arrivions à la porte du non-retour était le dernier moment où beaucoup d’entre eux revoyaient leurs femmes ou leurs maris, leurs fils ou leurs filles, après des mois d’emprisonnement. » Il faisait référence à la salle qui avait été spectatrice d’une douleur profonde et qui, des siècles plus tard, était le témoin de nouveaux cris et hurlements impossibles à contenir devant cette porte déshumanisante qui se trouvait devant les yeux de ceux d’entre nous qui la visitaient. J’ai succombé, mais, après avoir calmé une douleur exprimée en larmes, et qui n’était pas seulement la mienne, j’ai terminé en disant :

La porte de non-retour est un mensonge ; nous sommes ici aujourd’hui pour que nos ancêtres retournent en Afrique à travers nous, mais surtout pour guérir les blessures que ce terrible moment de l’histoire a laissées à l’Humanité.

L’étude des politiques de faire-mourir-et-laisser-vivre appliquées aux femmes pendant l’esclavage et les stratégies utilisées par les femmes pour résister à ces nécrocontrôles, ou pour les prendre sur elles-mêmes après avoir pris conscience de cette logique de mort, est une tâche nécessaire pour la reconstruction de l’histoire des femmes noires dans les Amériques. La littérature transatlantique axée sur le genre et consacrée à la compréhension de la vie sociale des femmes d’ascendance africaine, la maternité, les soins, l’allaitement et le travail, s’y intéresse depuis les années 1980, avec beaucoup moins de représentants en Amérique latine (Féres da Silva Telles, 2018). Dans le cas du Venezuela, l’étude des femmes a également suivi cette voie. Cette dette a commencé à être comblée il y a près de deux décennies, alors que les premières recherches, surtout historiques, sur les femmes en général et les femmes asservies en particulier avaient déjà été menées (Dávila Mendoza, 2009 ; Díaz, 2004 ; Laurent-Pe rrault, 2012, 2015, 2018 ; Quintero, 2008 ; Rojas, 2014 ; Taylor, 2011 ; Zambrano, 2014). L’historienne vénézuélienne Inés Quintero nous encourage :

les possibilités qu’offrent l’exploration et l’analyse des témoignages, des plaintes, des réclamations, des expériences et des opinions des esclaves comme moyen de pénétrer dans l’horreur et la violence du régime esclavagiste au Venezuela et aussi comme moyen de connaître les contradictions, les conflits et les problèmes que les esclaves ont rencontrés en tant que femmes lorsqu’elles ont essayé d’obtenir leur liberté, en tant que mères, en tant qu’esclaves ou en tant que concubines de leurs maîtres, et aussi comme moyen de connaître les contradictions, les conflits et les problèmes que les esclaves ont rencontrés lorsqu’elles ont essayé d’obtenir leur liberté, en tant que mères, en tant qu’esclaves ou en tant que concubines de leurs maîtres. comme mères, comme esclaves, ou comme concubines de leurs maîtres. (c’est nous qui soulignons) (2008, p. 79).

Par conséquent, l’objectif de cet essai est de réfléchir aux décisions que certaines femmes africaines et afrodescendantes ont prises au sujet de leur corps, de leur vie et de leurs futurs fils et filles pendant l’esclavage, pas seulement d’un point de vue historique mais aussi à partir de l’analyse des arts en tant que puissant dispositif permettant d’approcher, de traduire et de transformer l’interprétation que nous avons de la société coloniale et des imaginaires qui ont été érigés jusqu’à présent à son sujet et aux sujets qui l’ont façonnée.

Je le ferai à travers une méthodologie qui reprend des éléments de l’auto-ethnographie de l’auteur elle-même, mais aussi des œuvres plastiques et littéraires de Joscelyn Gardner et Maryse Condé. Enfin, je réfléchirai à un processus de création autour de la danse du groupe Trama-Danza, que je dirige. L’objectif n’est pas seulement de proposer une approche méthodologique axée sur l’interprétation de l’art réalisé à partir d’une prise de conscience des oppressions de genre, de race et de classe comme moyen de réflexion-transformation de notre vision de la Colonie, mais aussi comme moyen de guérison des blessures transgénérationnelles qui survivent encore dans nos sociétés. Surtout, l’objectif est d’insurger avec des récits qui remettent en cause les imaginaires préjugés existants sur l’esclavage féminin, en se basant sur la traduction de celui-ci par des artistes visuels, des écrivains et des danseurs.

L’utilisation politique du corps des femmes dans des conditions d’asservissement : l’avortement comme stratégie de résistance au système esclavagiste.

Il existe des études qui démontrent diverses réponses de résistance de la part des hommes et des femmes pendant l’esclavage, comme, par exemple, les suicides, les infanticides, les grèves assises, le marronnage, les rébellions et la fondation de villes noires libres (Moscoso, 1995). La participation des Africains et des Afro-descendants à ce qu’on appelait « métiers bas et serviles » (Brito Figueroa, 1990, p. 276) a été considéré au cours des dernières décennies comme moyen de contourner les assauts de l’esclavage dans une perspective non violente. D’autre part, dans la condition d’esclavage domestique, il y avait la possibilité de construire un réseau de contacts et d’informations en raison des relations sociales, commerciales, religieuses, politiques et militaires auxquelles on avait accès à partir de cette condition, différente de celle des autres Africains ou de leurs descendants aux Amériques en situation de rupture, de rébellion ou de négociation avec le système (Ugueto-Ponce, 2015).

Dans le cas particulier de l’esclavage féminin, des études ont été menées pour détailler les différentes stratégies exercées par les femmes asservies pour éviter les rigueurs du système, pour rendre leur vie, celle de leurs maris et celle de leurs fils et filles plus supportables, et, bien sûr, pour obtenir la liberté (Arrelucea, 2007 ; Dávila Mendoza, 2009 ; Laurent-Perrault, 2015 ; Quintero, 2008 ; Vergara Figueroa et Cosme Puntiel, 2018). Les pétitions pour la liberté et la protection de certains droits devant les autorités civiles et ecclésiastiques ont été l’un des principaux exemples rendus visibles au cours de la dernière décennie, où de grands efforts ont été déployés par les femmes asservies pour présenter, même au mépris de leur propre humanité, des arguments qui leur permettraient d’échapper à l’asservissement ou d’améliorer leurs conditions d’asservissement, ainsi que celles de leur future progéniture. Cette forme de résistance a été désignée de diverses manières, depuis l’idée plus générale de « marronnage légal  » (García, 1989, pp. 61-62, 1996, 2005), de « marronnage à court terme » (Laurent-Perrault, 2015) ou de « marronnage légal temporaire » (Laurent-Perrault, 2018, p. 90), ou encore d’attitude « législative féminine » (Arrelucea, 2007) jusqu’aux actions légales menées en défense de leurs « droits personnels » (Dávila Mendoza, 2009).

Mais qu’en est-il de ces pratiques individuelles et non visiblement violentes menées en dehors de la loi ? Comment pouvons-nous interpréter ces pratiques qui ont tenté, à une échelle minimale, d’avoir un impact sur l’avancement matériel du système esclavagiste, sans violer radicalement la structure de l’oppression, en se glissant dans les fissures laissées par le système législatif ? Ces actions confinées à la clandestinité peuvent-elles être comprises dans cette même logique de résistance culturelle ? Je soutiens que oui. Le fait que les femmes africaines et leurs descendants aient pris des décisions sur leur corps, même au risque de la mort, face aux contrôles nécropolitiques qui leur étaient appliqués à l’époque, et par la pratique de l’avortement elle-même, est aussi un exemple des stratégies variées de résistance qui, contrairement aux cas précédents, se sont faites dans la plupart des cas en dehors de la loi ou en profitant des fissures de celle-ci.

Ces mécanismes [l’avortement] faisaient partie des stratégies de résistance des femmes noires asservies, non seulement pour obtenir leur liberté et celle de leurs enfants, mais aussi pour rompre avec les codes juridiques et les dynamiques économiques de la matrice de pouvoir et de domination de la société coloniale et moderne. (Hernández Reyes, 2018, p. 48)

La réflexion sur l’interruption de grossesse dans l’esclavage noir colonial nous rapproche des connaissances qu’elles possédaient sur les processus de la santé et de la maladie, de la vie et de la mort ; des systèmes complets de connaissances, comme la profession de sage-femme et son confinement dans le domaine de l’illégal, de l’ignorance et de la barbarie ; et, en même temps, de la collectivisation de cette pratique parmi les femmes noires :

Les rares mentions dans la littérature coloniale de pratiques abortives sont dues au fait que la connaissance et la manipulation des plantes anti-fertilisantes appartenait à la culture des femmes. Celles qui se distinguaient en tant que guérisseuses n’étaient pas seulement des sages-femmes qui aidaient les autres femmes à mener leur grossesse à terme. Elles étaient des femmes-médecins, des herboristes, des conseillères qui aidaient aussi bien les hommes que les femmes. Elles étaient reconnues par le groupe social auquel elles appartenaient et leur aide était indispensable dans les décisions familiales critiques. Leur sagesse dans la connaissance des plantes avait été acquise au cours de siècles d’observation et d’expérimentation. En outre, l’art de guérir était lié à l’esprit de la maternité, qui combinait idéalement sagesse et soins, tendresse et technique. Les sages-femmes opèrent dans un réseau d’entraide féminine où la présence des hommes n’était pas légitimée (Dueñas, 1996, p. 46).

La littérature historique sur la pratique de l’avortement intentionnel dans la société coloniale de pays comme la Colombie (Dueñas, 1996 ; Gutiérrez Urquijo, 2009 ; Soto Lira, 1992) coïncide dans sa condamnation comme crime suite à des inconsistances dans la définition de la vie humaine puis à des déterminations religieuses dans son applicabilité légale. C’est ainsi qu’elle s’est imposée comme une pratique cachée chez les femmes africaines et leurs descendants, qui évitaient d’être découvertes pour ne pas être punies. La spécificité et la difficulté du sujet ont été réinterprétées dans les récits artistiques. La littérature les ont beaucoup explorées, principalement à partir du courant intra-historique et autobiographique ; les arts plastiques, pour leur part, ont également progressé dans ce domaine. Je considère que, pour le cas vénézuélien, les arts du spectacle pourraient constituer un dispositif communicationnel puissant pour approfondir ces représentations. Je pars des approches de la féministe afro-colombienne Astrid Cuero Montenegro, qui parle, d’une part, de l’expérience de la construction de la connaissance et l’analyse des oppressions depuis les corps qui les vivent et y résistent, comme un défi pour les féminismes noirs ; et, d’autre part, de l’importance de traduire ces expériences dans d’autres langages symboliques, comme l’art dans ses différentes plateformes (Cuero Montenegro, 2017). Je considère qu’il est nécessaire de construire de nouvelles subjectivités parmi les générations actuelles, avec une sensibilité croisée par les débats autour des corps des femmes appauvries et racisées.

Et, pour le cas spécifique de l’avortement, il est important de reconnaître l’existence d’un horizon historique particulier de cette pratique, qui n’est pas centré sur le discours libéral du corps individuel, mais plutôt sur une logique qui découle d’un sentiment profondément collectif, dans lequel le corps et l’avortement comme action politique sont mis au service de tout un groupe culturel et contre un système oppressif non seulement patriarcal, mais racialisé. Ainsi, le corps noir est d’une importance capitale pour la compréhension des processus actuels de lutte contre les différentes formes d’oppression. Nous suivons Csordas lorsqu’il dit que la culture est ancrée dans le corps humain (1994), que le corps humain est un locus important à partir duquel s’opère la reconstruction culturelle (F. Forster, 1994). 1999 ; Halliburton, 2002 ; Lock, 1993), et en supposant qu’une grande partie du support expérientiel des cultures afro-descendantes est liée au corps, car celui-ci était le signe à partir duquel l’être, ou plutôt le non-être, africain était défini (Fanon, 1952/1973), à partir du XVème siècle et par la rationalité moderne/coloniale. La réflexion sur l’usage politique que ces femmes ont fait de leur corps, et leur représentation dans différentes plateformes artistiques, est très intéressante et nécessaire pour contribuer à la construction d’une histoire des femmes au Venezuela, dans la perspective de l’ethnicité, de l’antiracisme et d’une forme de « féminisme noir », ou un ensemble de connaissances contre le patriarcat qui fait encore l’objet d’une réflexion au Venezuela.

Joscelyn Gardner et Maryse Condé : Récits insurgés sur les femmes asservies

Dans la réflexion sur les formes, les structures et les moyens d’expression à travers lesquels les relations entre l’art, la culture et la politique sont possibles, il est nécessaire de souligner la capacité d’énonciation de l’œuvre par rapport au monde qui entoure l’artiste. Il ne s’agit donc pas d’une procédure par laquelle l’œuvre d’art serait le résultat d’un condensé de moyens expressifs qui copierait les problèmes de l’environnement ; Au contraire, il s’agirait de reformuler ou de faire émerger une nouvelle réalité qui confronte le monde social à partir de ses contradictions. En ce sens, la source à partir de laquelle l’acte créatif est possible ne se situe pas seulement dans l’intériorité subjective d’un artiste qui comprend son monde, mais dans la relation sociale, dans l’interaction avec d’autres réalités, dans laquelle émergent de nouvelles manières de comprendre. Le point de départ est la nécessité de comprendre l’art qui naît de l’engagement politique comme le résultat de l’articulation d’imaginaires, de discours et de subjectivités, qui éclatent violemment face aux impositions hégémoniques de sens, en montrant leurs contradictions et en affrontant leurs vides, afin de construire de nouvelles formes de dialogue avec ce qui a été historiquement défini comme les « autres » face aux impositions d’un marché, d’un discours institutionnel et d’un système système qui les rend invisibles.

Ce lieu d’énonciation implique l’œuvre d’art dans les tensions présentes dans les changements sociaux, économiques et politiques en constante évolution et qui nous construisent constamment en tant que société. En ce sens, (1) comment l’art peut-il être un moyen de réflexion-transformation de notre regard sur le passé colonial ; et (2) en quoi l’art peut-il être un moyen de guérir les blessures transgénérationnelles, dans la mesure où il se situe dans la recherche d’une mobilisation… sensibilités ? Afin d’approcher certaines réponses, j’ai choisi de réfléchir à des aspects spécifiques des œuvres Portraits créoles III, de l’artiste barbadienne Joscelyn Gardner (2012) ; et du roman autobiographique Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (Condé, 1986/2014), de la Guadeloupéenne Maryse Condé. Ce sont deux œuvres qui proposent un discours basé sur la vision de la femme afro-caribéenne.

La production artistique de ces deux femmes se construit dans un dialogue franc avec les réalités sociales dont font partie chacune d’entre elles – ou dont elles parlent – et reconstruit la signification réduite au silence de leurs histoires culturelles en impliquant leur propre subjectivité dans les formes d’expression et de narration. Elle ne constitue pas seulement un moyen de montrer de manière frappante la douleur interne, individuelle et collective des femmes de l’époque, mais devient également médiatrice de discours, d’émotions, d’expériences et d’actions qui actualisent les débats sur les asymétries persistantes et qui peuvent aujourd’hui laisser place à des processus de résilience.

Travailler sur le conflit par le biais de l’art comme moyen d’établir un lien avec les réalités vécues par les sujets subalternes est nécessaire pour libérer le poids de l’histoire et la charge négative qui la constitue; la resignifier par une approche artistique est une manière de construire des processus de résilience chez les nouvelles générations, de dévoiler la mémoire cachée ; resignifier le présent est une manière symbolique de réparation dans la mesure où il existe un lien étroit entre la mémoire et l’art. C’est aussi l’occasion de mieux comprendre le passé à travers l’humanisation des personnages, leur vie quotidienne – l’histoire avec un petit « h ». Ce n’est pas seulement ce qui s’est passé qui est violent : la dissimulation de l’événement elle-même est une violence qui perpétue l’asymétrie, l’injustice, et peut nous condamner à la répétition. La dévoiler, à travers les actions d’un artiste situé, qui questionne sa place dans l’histoire afin de se définir dans un dialogue avec et pour sa réalité, qui sera ensuite exprimée dans son propre discours, resignifiée, problématisée, est une voie vers la guérison des injustices et des inégalités historiques. Dans ce qui suit, j’analyserai ces œuvres à partir de petits détails sélectionnés dans les œuvres, à la lumière des liens entre art, culture et politique dans une perspective décoloniale, perspective antiraciste et dépatriarcale qui place les femmes noires à l’avant-scène.

Gardner, lithographies de la réexistence

Portraits créoles III fait partie d’une série de lithographies que Joscelyn Gardner développe depuis 2000. Ce groupe de 13 œuvres est composé de portraits de femmes afrodescendantes portant diverses tresses dans les cheveux, reliées à des objets de contrôle corporel – jougs, chaînes et ceps – qui étaient utilisés comme punition pour les femmes esclaves accusées d’avoir interrompu leur grossesse. Cette composition comprend des aquarelles colorées à la main de 13 spécimens botaniques auxquels on attribue des propriétés avortives. (3)
.
L’ensemble des impressions évoque une sorte d’utérus, étant donné la forme des trois éléments qui les composent mais, en même temps, sans perdre l’individualité de chacun d’eux, il est possible de visualiser un discours qui part du tressage pour parler du corps féminin, du cep pour parler du contrôle exercé sur lui et de la plante comme symbole de la réponse à ce contrôle. En d’autres termes, un récit plastique sur l’esclavage, mais aussi sur sa résistance.

Gardner, à travers la composition très simple de ces trois éléments – la tresse, le cep et la plante – qui ne sont pas nécessairement liés les uns aux autres, nous présente un jeu entre l’individualité et l’universalité de femmes qui n’ont pas existé dans le récit de l’historiographie officielle, mais qui sont amenées à notre époque dans une sorte de réexistence à travers l’art.
L’artiste barbadienne ne nous montre pas les visages des femmes qui ont protégé leurs corps, mais elle nous donne leurs noms ; elle maintient leur anonymat, comme quelqu’un qui respecte l’histoire qui a été racontée en secret, en nous montrant seulement l’arrière de leurs têtes, mais en même temps elle distingue la femme asservie en soulignant sa façon unique de se coiffer, en associant son nom à une plante, ce qui non seulement orne et embellit l’œuvre, mais parle aussi de la connaissance et de l’utilisation de la botanique que les femmes asservies possédaient. Chacune des gravures imprime sa personnalité aux femmes qui sont désormais les protagonistes, et nous montre, en même temps, l’usage qu’elles faisaient de leur corps grâce à leur propre savoir.

D’autre part, l’irruption des ceps dans la composition de la pièce raconte les horreurs objectivées du régime esclavagiste en distinguant également les différents types d’instruments avec lesquels les punitions étaient infligées aux esclaves, en l’occurrence celles accusées d’avoir avorté. Les ceps, chaînes et jougs apparaissent en gris, par contraste avec le reste des éléments de la gravure, dans une sorte de une sorte de présence sombre et cruelle.

Clarissa, Yara, Prue, Sibylle, Catherine la Vieille, Yabba, Mirtilla, Abba, Nago Hanah, Quamina, Mazerine, Nimine, Lilith, des noms d’êtres humains, de femmes qui appartiennent à un horizon culturel par leur signe esthétique, apparaissent associées aux plantes abortives de l’époque, peintes en couleur à l’aquarelle. Une belle fleur, apparemment inoffensive, se détache dans le dessin de chaque pièce, mais en réalité elle possède de puissants pouvoirs sur la vie et la mort de ceux qui savent l’utiliser. Ce n’est pas un hasard si l’artiste associe le nom de chaque esclave à une plante, à laquelle elle ajoute également le nom scientifique à la manière des études naturalistes de l’époque. Dans ce cas, il s’agit également de l’oppression des femmes blanches privées d’éducation. De cette manière, Gardner met en lumière la façon dont les femmes africaines et leurs descendants ont construit la connaissance de leur environnement, en développant une vaste connaissance ethnobotanique, de la profession de sage-femme, et de la relation holistique entre la vie et la mort.

La créativité et la variété des formes de coiffures montrées dans les gravures, le caractère dense et opaque des ceps, chaînes et jougs auxquels ils sont attachés, et les délicats mais puissants spécimens botaniques finement colorés à l’aquarelle, dans le prolongement de ces instruments de contrôle corporel, font de cette œuvre une proposition de réexistence des femmes afro-caribéennes asservies.

Le travail de Gardner reconstruit l’histoire d’une forme d’agir, de ces femmes subissant une condition d’asservissement, et qui ont quand même choisi de prendre des décisions sur leur corps, en renonçant à la vie future de leurs fils et de leurs filles afin de ne pas en faire profiter le maître. La série Portraits créoles III est une proposition esthétique qui met en évidence une interaction entre la visibilisation et la singularisation des femmes qui ne jouent pas un rôle de premier plan dans le récit historiographique ; il s’agit d’un jeu entre leur anonymat et la dotation d’une identité par la singularisation esthétique de leurs cheveux. L’assujettissement et la résistance, malgré le nécrocontrôle externe que l’esclavage et le viol signifiaient pour la reproduction de la main-d’œuvre asservie, sont inscrits dans une nouvelle subjectivité. L’horizon des actions possibles malgré la condition d’assujettissement d’une femme asservie dans les Caraïbes barbadiennes et le reste des Amériques, s’élargit.

Condé, autobiographie d’un savoir

Moi, Tituba, sorcière noire de Salem est l’histoire d’une femme noire née libre sur l’île de la Barbade, après avoir été engendrée à la suite d’un viol par un marin anglais lors du voyage transatlantique sur le bateau négrier. L’histoire de Tituba, guidée par l’afro-caribéenne Maryse Condé, son autrice, est la vision du régime esclavagiste à partir de la subjectivité d’une femme africaine qui souffre, aime, vit et persiste même après sa mort comme la voix présente d’une ancêtre. Depuis ses différentes conditions, libre ou asservie ; depuis sa position d’amante sans liens de genre, d’âge ou de condition, ou comme grande connaisseuse du monde spirituel et des plantes, Tituba nous montre le quotidien cruel de la société des esclaves et ses sentiments face à cette barbarie. Maryse Condé remet en question les imaginaires construits dans la société et dans les milieux universitaires sur les noirs et les femmes asservies. Par exemple, elle nous parle des marrons qui trahissent leurs frères d’ascendance africaine ; des blancs pauvres et désavantagés dans la structure sociale ; des domestiques réduits en esclavage dans le cadre de la traite des esclaves ; d’esclaves domestiques habiles et rusés qui utilisaient la servilité comme une ruse pour gagner des marges de manœuvre et la liberté ; des esclaves qui jouissaient de leur sexualité malgré les limites imposées par l’asservissement ; et, bien sûr, des sentiments contradictoires concernant la maternité chez les femmes noires et blanches.

Dans ce roman, nous sommes témoins des abus que le système esclavagiste infligeait aux femmes noires, par le biais de fausses accusations – qui sont au cœur du roman -, de passages à tabac, de viols, de décès et, surtout, par le contrôle de leur corps. Tout ceci l’a amenée à prendre des décisions qui ont perturbé la volonté d’être mère, voire l’ont remise en question, interrogeant le sens de la vie et de l’espoir, niant ainsi l’amour maternel pour sa propre progéniture. Afin d’illustrer ce point, examinons un passage du roman dans lequel Tituba, après avoir été témoin de la pendaison d’une femme accusée d’être une sorcière et revivre ainsi les souffrances qu’elle avait endurées dans son enfance quand elle fut témoin du meurtre semblable de sa mère, nous avoue : « C’est juste après cet incident que j’ai réalisé que je portais un enfant dans mon ventre et que j’ai décidé de le tuer. » (Condé, 1986/2014, p. 65). Nous savons déjà quel genre de monde les femmes réduites en esclavage ont subi pour qu’elles soient amenées à décider de se priver de l’amour maternel de leur plein gré. Nous connaissons également l’ampleur des souffrances qu’elles ont endurées et qui leur ont fait penser que la mort était la seule alternative à l’enfer sur terre. Les lignes suivantes du roman semblent mieux l’expliquer :  » Dans ma triste existence, à l’exception des baisers volés à Betsey [la petite fille de Maître Samuel Parris] et des secrets échangés avec Elizabeth Parris [la femme de Maître Parris], les seuls moments de bonheur étaient ceux que je passais avec John Indiano [le mari de Tituba] » (Condé, 1986/2014, p. 65). Tituba le détaille comme suit comme suit :

Pour une esclavisée, la maternité n’est pas un bonheur. Cela revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection un enfant innocent dont elle ne pourra changer le destin. Dans mon enfance, j’avais vu des esclavisées assassiner leur nouveau-né en plantant une longue épine dans l’œuf encore gélatineux de leur petite tête, ou en coupant le cordon ombilical avec un couteau enduit de poison, ou en les abandonnant la nuit dans un lieu fréquenté par des esprits irrités. Durant mon enfance, j’avais entendu les esclavisées échanger des recettes de potions, de lavements, d’injections qui stérilisent à jamais les utérus et les transforment en tombes tapissées de linceuls écarlates [c’est nous qui soulignons] (Condé, 1986/2014, pp. 65-66).

Ce fragment, en plus de nous parler des contradictions que les femmes asservies vivaient autour des sentiments de la maternité et de la décision de faire mourir les fils et les filles qui naissaient, nous montre une large connaissance développée sur le corps humain, les plantes et le spirituel. C’est précisément ce savoir que la protagoniste a appris dès son plus jeune âge grâce à une femme qui l’a recueillie alors qu’elle était orpheline, c’est ce qui la fait souffrir tout au long de sa vie mais aussi ce qui lui permet de rester connectée à ses ancêtres et de profiter des moments privilégiés de sa sexualité. Tituba est une sorcière parce qu’elle connaît. Parce qu’elle connaît son environnement, parce qu’elle sait comment soigner avec les herbes : parce qu’elle connaît la force spirituelle qui les habite et peut communiquer avec le monde des morts en permanence. La politique de faire mourir comme logique du pouvoir, économiciste, n’a pas seulement exterminé les gens, n’a pas seulement confiné, utilisé, abusé, maltraité, divisé, violé et exploité les corps, mais a également soutenu une pratique constante d’extermination intellectuelle, en éliminant les connaissances que les êtres humains asservis construisaient constamment dans la quête incessante d’exister.

Mémoires dansantes : proposition d’un récit insurgé en mouvement.

Ces récits, ainsi que mes propres expériences autour des subjectivités des femmes asservies – comme celle que j’ai vécue au Ghana – et la lecture des travaux d’autres femmes afro-caribéennes comme Michaelle Ascencio (2002) et Fabienne Kanor (2009) ont donné lieu à la construction d’un projet intitulé Memorias danzadas – Mémoires dansées.

Il s’agit d’un processus créatif qui vise à resignifier et à représenter le passé des femmes asservies des Caraïbes à travers les traditions de danse de l’expression afro-diasporique. Sous ma direction, des femmes ayant une grande expérience de la danse traditionnelle vénézuélienne et de la danse d’expression afro-contemporaine et afro-brésilienne, ainsi que de la musique afro-diasporique, ont décidé de se réunir une fois par semaine à Caracas, au Venezuela, à partir de septembre 2018, non seulement pour générer des réseaux de soutien entre nous, mais aussi pour créer, à travers le langage de la danse, des histoires qui parlent de nos expériences actuelles en dialogue avec le passé. Nous réunir pour former ce qui s’appellera plus tard Trama-Danza – Collectif de recherche, de création et de promotion de Danses Afrodiasporiques.

Trama-Danza a été créé avec l’intention de d’explorer de nouveaux défis interprétatifs dans la danse et la musique autour d’un thème profondément complexe : les femmes qui découvrent la vie d’autres femmes, les esclavisées. Beaucoup d’entre nous sont également d’accord pour dire qu’elle est née de la nécessité de guérir des blessures comme celles que j’ai vécues au château d’Elmina au Ghana, de manière transgénérationnelle, et à travers le corps et le mouvement.

J’ai décidé d’explorer, par le biais de méthodes artistiques et de recherches documentaires de première et deuxième sources, les moyens de nommer et de rendre visibles les histoires de corps et de voix réduits au silence avec des rythmes traditionnels afro-vénézuéliens, tels que le chimbanguele, le culo’e puya, le mina et les rythmes des tambours du centre du pays. Parallèlement, j’ai puisé dans les techniques de danse contemporaine d’expression africaine et afro-brésilienne pour explorer les mouvements et les gestes. Ce langage de la danse a été le contexte et la plate-forme de la construction fictive des personnages et du fil narratif de la pièce. Humus, le roman de Fabienne Kanor, a servi de base dramatique et contextuelle pour donner vie à nos personnages.

Dans un dialogue avec les expériences quotidiennes, les sentiments et les situations concrètes de chacun, les interprètes se sont immergées dans les subjectivités des cas/personnages qu’ils étudiaient et qu’ils ressentaient à partir du roman Humus au début du voyage transatlantique, et dans les documents d’historiennes telles qu’Evelyne Laurent-Perrault, Dora Dávila Mendoza et Inés Quintero tout au long du XVIIIème siècle.

Au cours de ce processus, les corps blessés, les récits réduits au silence, les âmes fortes des femmes qui ont assumé leur liberté, leurs joies, leurs peines et leurs réussites sont sortis de l’anonymat pour trouver leur avenir auprès de celles d’entre nous qui les ont défendues. Les danses racontent l’insistance des femmes déterminées à être des personnes au milieu du régime esclavagiste. Le corps était le support et le véhicule de ce récit d’un passé peu exploré : le monde subjectif des femmes en condition d’asservissement. Contrairement à la politique de la mémoire basée sur des structures, des moments, des musées, etc., le défi était ici d’utiliser le langage symbolique de la danse pour animer le passé, et le corps comme réservoir de mémoire.

Bien qu’encore inachevé, Memorias danzadas a eu un impact sur la subjectivité des interprètes, sur leurs processus personnels de reconstruction du moi, sur leur vie professionnelle et militante. Je crois qu’il est nécessaire de citer leurs voix comme témoignages de la façon dont l’art et la politique se combinent pour la transformation. Par exemple, Merlyn Pirela, une interprète de danse, de chant et de texte, mentionne ce qui a changé pour elle à la suite de cette expérience : « Mon identité afro-vénézuélienne, le travail d’auto-reconnaissance ethnique, mais cette fois-ci à partir de la pratique : lecture de Humus, recherche de l’auteur Fabienne Kanor, création de personnages, dont mon préféré : l’Amazone » (2021). Judith Ruda, danseuse, commente la dimension réparatrice du projet, tant sur le plan symbolique que spirituel:


Ce projet, pour moi, a été la possibilité de m’impliquer, de mieux connaître et d’approfondir ces processus du thème transgénérationnel, de mes ancêtres et de tout ce qui concerne la condition migratoire de beaucoup d’entre eux, aussi bien espagnols qu’africains, encore plus en ce qui concerne la situation des femmes ou de ces ancêtres féminines qui, au cours du XVIIIème siècle, ont été réduites au silence, exclues et qui, souvent contre leur gré, sont arrivées en Amérique, amenées par nos ancêtres espagnols (2021. Personnage représenté par elle : la vieille femme).

Dans le même ordre d’idées, mais en soulignant la force des processus collectifs dans la reconstruction de la diaspora africaine, Jaheli Fuenmayor, interprète de danse, souligne :

Je suis reconnaissante pour cet accompagnement imaginaire…. Non seulement il me renforce, mais j’y crois et il me touche. Je sens qu’il y a quelqu’un quelque part qui m’aide et qui le fait par gratitude. Qui le fait parce qu’elle me remercie d’avoir pris la peine de penser à ce qui a pu lui arriver, à ce qu’était sa vie, qu’un peu de justice soit rendue (2021. Personnage représenté par elle : la Blanca).

Enfin, je voudrais conclure cet essai par l’interprétation de notre travail faite par Valentina Curcó, la graphiste du projet, pour construire le dossier de la pièce. L’image qui représente Memorias danzadas est une relecture par Curcó de l’œuvre Portrait d’une femme noire, peint en 1800 par l’artiste Marie-Guillemine Benoist et conservé au Musée du Louvre à Paris, France. Curcó a fait le lien avec certains des textes sur lesquels elle a travaillé pendant le processus, des gravures de femmes esclaves et marronnes, des documents et leurs histoires. Elle a décidé de choisir, parmi plusieurs options, celle qui sera connue plus tard comme une nourrice martiniquaise nommée Madeleine. Voyons comment Valentina la sort à nouveau de l’anonymat, poussée par la force de la mer et accompagnée par la force d’autres femmes qui, comme elle, n’ont pas succombé à l’histoire (figure 1).

Bien que les œuvres présentées ici soient réalisées par une seule personne, elles ne sont pas confinées à l’univers individualiste qui a caractérisé une grande partie du discours sur l’art moderne, une production sublime érigée par la condition extraordinaire d’un sujet qui, abstrait de son monde de vie, produit l’extraordinaire. Au contraire, l’engagement des récits de ces femmes révèle un dialogue et une remise en question des hiérarchies d’oppression que chacune d’entre elles vit ou auxquelles elle participe par tradition culturelle. Cela les place, à mon avis, dans un sens communautaire de l’art, situé, interrogeant et transformant dans la Caraïbe. C’est précisément dans ce sens que le caractère de l’art caribéen est une approche collaborative, dans la mesure où il est tracé dans une logique qui résonne pour celles et ceux qui le construisent, parce qu’il parle des sujets eux-mêmes. Cela place immédiatement la production dans une rupture des canons hégémoniques, car elle permet de donner la parole à celles et ceux qui ont été rendus invisibles. En fin de compte, elle les convertit en récits féminins codifiés de différentes manières dans les arts plastiques, la littérature, la danse et le graphisme, situés dans des lieux différents et des moments historiques particuliers, mais qui insurgent avec une seule intention : la revendication des femmes qui ont refusé d’être anéanties en tant que personnes.

Notes :

(1) Cet essai est une version augmentée et améliorée de la communication intitulée Interrumpir la vida esclavizada – liberar el alma de un(a) hijo(a) : uso político del cuerpo de la mujer negra en condición de sujeción, exposée lors de la première Jornada de Historia Feminista, Centro Nacional de Historia, Caracas, 22 novembre 2018.

(2) Afro-vénézuélienne. Docteure en anthropologie. Chercheuse et activiste dans les domaines des identités politiques afro-diasporiques en contextes coloniaux et post-coloniaux, et leur articulation avec la religion, le corps, la nourriture et la mémoire sociale. Interprète, professeure et chercheuse en danse traditionnelle vénézuélienne. Activiste à Trenzas Insurgentes – Colectivo de Mujeres Negras, Afrovenezolanas y Afrodescendientes ; et à La Alpargata Solidaria – Sistema de Intercambio Solidaria Solidaria – Système d’échange solidaire de Caracas.

(3) Les treize lithographies de Portraits Créoles III sont visibles sur le site web de l’artiste : https://www.joscelyn-. gardner.org/creole-portraits-iii (Gardner, 2012).

Références:

Dueñas, G. (1996). Infanticidio y aborto en la Colonia. Pócimas de ruda y cocimientos de mastranto. En Otras Palabras, (1), 43-48.
Fanon, F. (1973). Piel Negra, Máscaras Blancas
(Trad. A. Abad). Editorial Abraxas. (Trabajo original publicado en 1952)
Farnell, B. (1999). Moving bodies, acting selves. Annual Review of Anthropology, 28, 341-373. https://doi.org/10.1146/annurev.anthro.28.1.341
Féres da Silva Telles, L. (2018). Teresa Benguela e Felipa Crioula estavam grávidas: Maternidade e escravidão no Rio de Janeiro (século XIX) [Tesis de doctorado, Universidade de São Paulo]. Biblioteca Digital USP, Teses e Dissertações. https://doi.org/10.11606/T.8.2019.tde-24072019-
152856
García, J. C. (1989). Contra el cepo: Barlovento tiempo de cimarrones. Lucas y Trina.
García, J. C. (1996). Africanas, esclavas y cimarronas. Fundación Afroamérica;
CONAC.
García, J. C. (2005). Aportes morales y políticos de los africanos a las ideas de libertad, igualdad y fraternidad en Venezuela y América Latina y el Caribe. En N. Ramos (Ed.),
Resonancias de la africanidad (pp. 117-123). Fondo Editorial IPASME.
Gardner, J. (2012). Creole Portraits III: “bringing down the flowers”. Joscelyn Gardner. https://www.joscelyngard-ner.org/creole-portraits-iii
Glissant, É. (2005). El discurso antillano. Monte Ávila Editores Latinoamérica.
Arrelucea, M. (2007). Lágrimas, negociación y resistencia femenina: esclavas litigantes en los Tribunales. Lima, 1760-1820.
Revista Summa Historiae, (2), 85-102.
Ascencio, M. (2002). Amargo y dulzón. Casa Nacional de las Letras Andrés Bello.
Benoist, M.-G. (1800). Portrait d’une femme noire [Pintura]. Museo del Louvre, París, Francia.
Brito Figueroa, F. (1990). Venezuela colonial: las rebeliones de esclavos y la Revolución Francesa.
Caravelle, (54), 263-289.
Condé, M. (2014). Yo, Tituba, bruja negra de Salem (Trad. A. Hernández). Monte Ávila Editores Latinoamericana. (Trabajo original publicado en 1986)
Csordas, T. J. (Ed.). (1994). Embodiment and experience: The existential ground of culture and self. Cambridge University Press.
Cuero Montenegro, A. Y. (2017). El teatro como intervención feminista antirracista. Reflexiones en torno a las obras de teatro Raíz de ébano y Flores amarillas.
Liminar. Estudios Sociales y Humanísticos, 15(2), 48-59. https://doi.org/10.29043/liminar.v15i2.529
Dávila Mendoza, D. (2009). La sociedad esclava en la Provincia de Venezuela, 1790-1800 (Solicitudes de libertad-se-lección documental). Universidad Católica Andrés Bello.
Díaz, A. J. (2004). Female citizens, patriarchs, and the law in Venezuela, 1786- 1904. University of Nebraska Press. Año 10 fln.o 15fi, 2021, ISSN: 2305-7467
Gutiérrez Urquijo, N. M. (2009). Los delitos de aborto e infanticidio en Antioquia, 1890-1930.
Historia y Sociedad, (17), 159-177. https://revistas.unal.edu.co/index.php/hisysoc/article/
view/20445
Halliburton, M. (2002). Rethinking anthropological studies of the body: Manas and Bōdham in Kerala. American Anthropologist, 104(4), 1123-1134. http://www.jstor.org/stable/3567101
Hernández Reyes, C. E. (2018). Aproximaciones al sistema de sexo/género en la Nueva Granada en los siglos XVIII y XIX. En A. Vergara Figueroa y C. L.
Cosme Puntiel (Eds.), Demando mi libertad. Mujeres negras y sus estrategias de resistencia en la Nueva Granada, Venezuela y Cuba, 1700-1800 (pp. 30-75). Universidad ICESI; CEAF.
Kanor, F. (2009).
Humus. Monte Ávila Editores Latinoamérica; Embajada de Francia en Venezuela.
Laurent-Perrault, E. (2012). El debate público de l@s afro-descendientes en la Provincia de Caracas, Venezuela. 1790-1810 [Ponencia]. Universidad Católica Andrés Bello, Estudios de Postgrado en Historia, Caracas, Venezuela.
Laurent-Perrault, E. (2015). Black honor, intellectual marronage, and the law in Venezuela, 1760-1809 [Tesis de doctorado, New York University]. NYU Libraries. https://bobcat.library. nyu.edu/primo-explore/fulldisplay?-docid=nyu_aleph005982186&con-text=L&vid=NYU&lang=en_US&-search_scope=all&adaptor=Lo-cal%20Search20Engine&tab=all&-query=any,contains,laurent-perraul-t&offset=0
Laurent-Perrault, E. (2018). Esclavizadas, cimarronaje y la ley en Venezuela, 1770-1809. En A. Vergara Figueroa y C. L. Cosme Puntiel (Eds.), Demando mi libertad. Mujeres negras y sus estrategias de resistencia en la Nueva Granada, Venezuela y Cuba, 1700-1800 (pp. 77-108). Universidad ICESI; CEAF.

Lock, M. (1993). Cultivating the body: Anthropology and epistemologies of bodily practice and knowledge. Annual Review of Anthropology, 22, 133-155. https://doi.org/10.1146/annurev.
an.22.100193.001025
Moscoso, F. (1995). Formas de resistencia de los esclavos en Puerto Rico, siglos XVI-XVIII.
América Negra, (10), 31-48.
Quintero, I. (2008). La palabra ignorada. La mujer: testigo oculto de la historia en Venezuela. Fundación Empresas Polar.
Rojas, N. (2014). Las Criollas y sus trapos. Matices de la moda femenina caraqueña durante la segunda mitad del siglo XVIII. En N. R. Ochoa Hernández y J. Flores González (Comps.), Se acata pero no se cumple. Historia y sociedad en la Provincia de Caracas (siglo XVIII) (pp. 217-287). Centro Nacional de Historia; Archivo General de la Nación.
Soto Lira, R. (1992). Negras esclavas. Las otras mujeres de la Colonia. Proposiciones, 21, 21-31.
Taylor, S. E. (2011). Negotiating honor: Women and slavery in Caracas, 1750-1854 [Tesis de doctorado, University of New Mexico]. UNM Digital Repository. https://digitalrepository.unm.edu/hist_etds/75.
Ugueto-Ponce, M. (2015). Estudio comparativo de dos casos de pueblos fundados por negros libres: Curiepe, Venezuela y San Mateo de Cangrejos, Puerto Rico [Tesina de diplomado, Instituto
de Altos Estudios Diplomáticos «Pedro Gual» / Instituto de Investigaciones Estratégicas sobre África y su Diáspora]. https://doi.org/10.13140/RG.2.2.16668.74882
Vergara Figueroa, A. y Cosme Puntiel, C. L.(2018). Demando mi libertad. Mujeres negras y sus estrategias de resistencia en la Nueva Granada, Venezuela y Cuba, 1700-1800. Universidad
ICESI; CEAF.
Zambrano, A. (2014). Las cenizas del amor. Matrimonio, divorcio y malos tratos a las mujeres casadas en la Provincia de Caracas (siglo XVIII). En N.R. Ochoa Hernández y J. Flores González (Comps.), Se acata pero no se cumple. Historia y sociedad en la Provincia de Caracas (siglo XVIII) (pp. 289-343). Centro Nacional de Historia; Archivo General de la Nación.

Traduit de l’espagnol pour Venezuelainfos par Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/02/03/le-venezuela-au-fond-des-yeux-7-les-memoires-dansees-de-meyby-ugueta-ponce/

Vidéo: le Venezuela que la télévision ne vous montrera pas. (Terra TV)

Le plan de la révolution bolivarienne, occulté par les grands médias, est de transférer le pouvoir d’État aux autogouvernements populaires. Depuis 22 ans, loin des caméras et des micros, le Venezuela édifie jour après jour, par toute sorte de lois et de luttes quotidiennes, une démocratie participative. Comme en décembre 2022 dans la municipalité de Simon Planas, état de Lara. Des assemblées citoyennes avaient proposé de réduire les dépenses somptuaires de la mairie pour pouvoir financer les réponses aux besoins les plus urgents de la population. Il ne manquait que l’approbation électorale. Des femmes de milieu populaire, en majorité, ont organisé avec des moyens de fortune un référendum consultatif – comme le leur permet la Constitution Bolivarienne -, un scrutin contre lequel se sont aussitôt ligués la droite locale et des secteurs corrompus de la mairie. Ce court-métrage documentaire de la jeune réalisatrice Lana Vielma, formée dans les ateliers de Terra TV, visibilise un maillon de cette « histoire populaire du Venezuela ».

La gauche pourrait s’intéresser au pays qui réalise le rêve historique d’une révolution participative, un rêve pour lequel tant de peuples se sont battus. Les États-Unis, eux, ont compris le danger de l’exemple, qui maintiennent leur blocus et leurs sanctions contre la révolution. Malgré les dures conséquences sociales de cet étau, le Venezuela tient bon. Majoritairement chaviste, l’Assemblée Nationale reprend la consultation publique sur l’extension des lois du pouvoir citoyen (photos). Le développement de la démocratie participative et des auto-gouvernements populaires à tous les niveaux est une des priorités fixées par le président Nicolas Maduro pour 2023.

Thierry Deronne, Caracas, 1 février 2023

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/02/01/video-le-venezuela-que-la-television-ne-vous-montrera-pas-par-terra-tv/

L’Ancien et le Nouveau. Comment passé et présent dialoguent dans les communes populaires au Venezuela.

Photo: Joel Galindez. « De très longs processus de résistance ont laissé une graine qui s’est finalement transformée en un projet communal. Nous devons nous pencher sur notre histoire pour comprendre notre présent. »

Au sud de l’État de Yaracuy, Urachiche est une commune nichée entre les montagnes d’Aroa et les plaines qui s’ouvrent sur les llanos vénézuéliens. Elle a une longue histoire de lutte et constitue, avec la commune voisine de Bruzual, le cœur du culte dynamique de María Lionza, une déesse syncrétique qui rassemble des traditions indigènes et africaines.

Urachiche abrite également deux communes étroitement liées : Hugo Chávez et Alí Primera. Nous découvrons ici l’histoire de ces communes et leurs luttes pour le contrôle collectif de la terre.

Photos : Joel Galíndez est membre de la coopérative du Fundo San Simón et parlementaire des organisations socio-productives de la commune Hugo Chávez | Germán Prado est porte-parole de la commune Hugo Chávez | Arturo Cordero est communard, fondateur des communes, et conseiller municipal d’Urachiche | José Alvarado est membre de la Commune d’Alí Primera | Wladimir Alvarado est parlementaire de la Commune d’Alí Primera et producteur de café | Ana Morales est parlementaire de la Commune d’Alí Primera et membre de la banque communale. (Voces Urgentes)

La résistance à la colonisation espagnole et le « cumbe »

Joel Galíndez : Ce que nous voyons aujourd’hui prendre forme ici à Urachiche s’inscrit dans le courant historique. Les processus de résistance de longue date ont laissé une graine qui a fini par se transformer en un projet communautaire. Nous devons regarder notre histoire pour comprendre notre présent.

Notre lutte a commencé lorsque les peuples indigènes ont résisté à la colonisation, qui a été suivie par la création des cumbes. Les cumbes étaient des communautés égalitaires où les personnes qui avaient échappé à l’esclavage s’associaient aux peuples indigènes pour vivre librement en marge de l’empire espagnol.

Ces terres ont également vu les paysans s’unir à José Antonio Páez dans la lutte pour l’indépendance. Ce sont les pardos [que l’on peut traduire par peuple brun] qui ont mené les guerres d’indépendance, et ils peuvent revendiquer l’indépendance du Venezuela comme leur propre victoire autant que celle de Bolívar. Cette victoire a jeté les bases d’un avenir prospère, mais l’oligarchie est retournée à ses anciennes habitudes.

La guerre d’indépendance [1810-23] et la trahison du projet émancipateur qui s’ensuivit furent suivies de la guerre fédérale [milieu du XIXe siècle], lorsque le peuple fit sien le slogan d’Ezequiel Zamora « Terre et hommes libres » [tierra y hombres libres]. Quelque 300 ans de lutte et de guerre ont culminé avec la mort de Zamora et les intérêts oligarchiques semblaient s’installer pour de bon… Mais est-ce le cas ? En fait, les gens ont continué à lutter ici, dans le sud de Yaracuy. Plus tard, dans les années 1960, la guérilla a fait de ces montagnes son port d’attache.

Douglas Bravo [un des commandants de la guérilla vénézuélienne] était ici et le commandant Magoya a dirigé un front basé dans ces montagnes. Ils ont laissé leurs enseignements chez nous. Ainsi, alors que les années 1970 ont vu la défaite militaire des Forces armées de libération nationale [FALN], l’héritage de ces hommes et femmes courageux est toujours présent parmi nous.

Nous sommes les héritiers du courant historique, et les communes d’ici sont leur héritage autant qu’elles sont notre fait. Il est triste que certains remettent en question notre passé rebelle et se tournent vers un avenir mercantile, mais le courant historique est dans notre sang et l’avenir, pour nous, va de pair avec notre passé.

Germán Prado : Les traités colonialistes nous disent que les Jirajara, le peuple indigène qui vivait ici, ont été exterminés par les troupes espagnoles en trois ans. Cette histoire n’est que cela : une histoire ! En fait, les Jirajara ont résisté avec des personnes qui fuyaient l’esclavage, et après une longue guerre, les Espagnols ont dû capituler. C’est l’histoire du premier cumbe [communauté marrone].

Arturo Cordero : Les peuples indigènes qui habitaient ces territoires avant la colonisation étaient les Jirajara, mais aussi les tribus Guachire, Chirimagüe et Urachiche. Ils étaient Caribes, et la propriété de la terre était communautaire.

La colonisation de ces territoires s’est produite vers 1539, lorsqu’ils avaient été cédés aux Welser [banquiers allemands à qui la couronne espagnole avait donné le contrôle de ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Venezuela entre 1528 et 1546]. Cependant, en 1552, il y a eu un soulèvement à Buría [Yaracuy], une région montagneuse. Ce fut le premier soulèvement contre les colons espagnols, et il a duré 75 ans.

À cette époque, les Jirajaras et les esclaves qui s’étaient enfuis ont commencé à former des cumbes dans ces terres. Après cette longue guerre, la Couronne espagnole a reconnu la « République des Zambos Nirgua » ou ce que l’on appelle aujourd’hui un « resguardo » [réserve].

Le territoire qui a été déclaré « république » était quatre fois plus grand que n’importe quelle autre réserve. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Yaracuy a été un bastion de la résistance à l’impérialisme et une réserve d’organisation communautaire. Bien avant la Commune de Paris, nous avions des cumbes qui étaient organisées démocratiquement avec des terres communes.

Germán Prado : Nous sommes les héritiers des peuples indigènes qui ont résisté à la violence des colonialistes, et il y a des éléments dans nos communes qui ont des racines dans leur cosmovision. Je vais en souligner un qui est important pour nous : dans les communes Hugo Chávez et Alí Primera, il n’y a pas de gros bonnet ou de gros bras qui dirige, comme c’est le cas dans d’autres organisations. Ici, non seulement nous respectons les préceptes formels établis par la loi des communes, qui sont basés sur l’assemblée, mais notre ADN organisationnel se mêle à l’organisation égalitaire des Jirajaras.

Arturo Cordero : De même, contrairement aux peuples indigènes du nord de Yaracuy, ceux du sud étaient matriarcaux. On peut le voir dans les saints patrons ici, qui sont toujours des femmes et souvent liés aux mythologies précoloniales, alors que dans le nord, les saints patrons sont des hommes. Mais l’héritage matriarcal va au-delà de ces autels : le mode de vie communautaire est également lié à ces formes d’organisation anciennes et nouvelles.

Photo : paysage de la commune Hugo Chavez (Voces Urgentes)

L’indépendance, la guerre fédérale et la trahison

Arturo Cordero : La Ley de Haberes Militares [loi sur les possessions militaires] de Bolívar de 1817 a constitué une réforme agraire radicale. Elle remettait les terres prises à la Couronne et aux colons aux soldats et officiers patriotes. Toutefois, les années suivantes ont vu une recomposition des classes et la réforme a été inversée : de nombreux soldats n’avaient pas les moyens de produire sur leurs terres, de sorte que les hommes puissants de la république naissante ont pris le contrôle de la plupart des terres par différents moyens.

Cela s’est produit dans tout le pays. De plus, en 1846, avant la guerre fédérale, Fernando Espinal, un juge d’Urachiche, a statué en faveur des plus puissants, dépossédant les indigènes de leurs terres. C’est ainsi qu’ils sont devenus des serfs [« tributarios »] sur leur propre territoire.

S’ensuivit la guerre fédérale [dirigée par le général Zamora], qui nous a légué le cri de guerre « Terre libérée et hommes libres ». Quelque 150 ans plus tard, ce slogan révolutionnaire a défini une grande partie de ce que la révolution bolivarienne allait essayer de faire dans les zones rurales.

Avec beaucoup d’autres, Prudencio Vásquez et José Blandfort – tous deux originaires d’Urachiche – ont combattu avec Zamora dans les premiers jours de la guerre. En fait, il est documenté que lors d’une conversation entre Zamora et Blandfort, ce dernier a évoqué la thèse de Proudhon selon laquelle « la propriété est un vol ». Ce à quoi Zamora a répondu : « La propriété est un vol quand elle n’est pas le produit du travail ».

Les luttes populaires pour la terre et la dignité provoquèrent la colère de l’oligarchie. Les troupes de Zamora ont été vaincues, mais les braises de la révolution se sont constamment rallumées, car le peuple a poursuivi son combat.

Cent ans plus tard, le peuple a repris les armes contre l’oppresseur.

Photos : De gauche à droite : Un enfant de Maimire, commune Alí Primera ; l’église d’Urachiche ; la commune Alí Primera. (Voces Urgentes)

La guérilla

José Alvarado : Je suis un communiste et un guérillero. J’ai été élevé à Cerro Atravesado, dans les montagnes entre Lara et Yaracuy, dans une famille de paysans pauvres.

Tout a commencé quand j’étais enfant. Alors que l’armée harcelait et dépossédait les travailleurs du campo, la guérilla était respectueuse et solidaire avec les paysans. Quand ils avaient besoin de quelque chose, ils l’achetaient chez nous.

C’est pourquoi j’ai rejoint la guérilla, où j’ai appris à lire et je suis devenu un cadre politico-militaire.

Arturo Cordero : Dès que les FALN ont pris les armes, Urachiche est devenu un épicentre de la guérilla. Un groupe d’hommes armés portant le nom de Livia Gouverneur – une jeune étudiante communiste qui avait été tuée un an auparavant – est entré dans le territoire et a commencé à tisser des liens avec les paysans, qui avaient beaucoup de sympathie pour la cause. Les camarades de Livia Gouverneur faisaient partie du Front José Leonardo Chirinos, plus important.

De nombreux habitants se sont joints à cette lutte de résistance et les montagnes d’Urachiche sont devenues connues dans tout le pays comme un important bastion de guérilleros. En fait, elle est devenue une sorte d’épicentre pour les fronts de guérilleros. Dans la chaîne de montagnes la plus rude qui se trouve derrière nous, à Cerro Atravesado, il y a un endroit appelé la Place Rouge, et c’est là que les fronts de guérilleros se rencontraient.

Des gens comme Calistro Efraín Rojas, l’un des premiers combattants, viennent d’ici, tout comme son fils, notre professeur bien-aimé Felipe Rojas. Magoya, le commandant des guérilleros, a fait de cette terre son port d’attache avec sa femme, la commandante Milagros, qui était en fait originaire d’Urachiche.

Ana Morales : La persécution des guérilleros était brutale : si l’armée les attrapait, ils étaient soit torturés, soit tués. Dans ces montagnes, la sympathie envers les guérilleros était large. Après tout, les gens d’ici étaient eux aussi victimes de la répression et du despotisme de l’État. Ils partageaient la vision de la guérilla pour un monde plus juste. Ils [les guérilleros] étaient aussi des enseignants : beaucoup de gens apprenaient à lire avec eux.

Wladimir Alvarado : Certains disent que la guérilla a été vaincue, mais l’histoire n’est pas si simple. La vérité est qu’ils ont laissé de nombreux enseignements derrière eux. C’est pourquoi je dis que la révolution bolivarienne est l’héritage des luttes passées et que le communisme est un projet que les guérilleros nous ont légué. Nous devons la lutte pour la terre à Zamora, et nous devons le socialisme à la guérilla. En fait, Chávez soulignait souvent l’importance de l’insurrection des années 60 lorsqu’il réfléchissait à notre passé.

Ana Morales : Les guérilleros ont ravivé d’anciennes luttes et nous ont laissé de nombreux enseignements. En fait, Felipe Rojas était notre professeur. Il nous expliquait souvent que le vrai socialisme est une question d’égalité et de solidarité, de vie dans la dignité et de reconstruction des communautés. C’est ce que sont nos communes.

* * *

José Alvarado : Notre lutte remonte à loin. Nous étions déjà sur le terrain – luttant contre l’oligarchie oppressive – bien avant la guerre d’indépendance. En tant que communistes, nous avons souffert de persécutions, mais le plus important est que ces luttes ont laissé derrière elles une communauté organisée.

C’est pourquoi, lorsque Chávez est arrivé, nous étions prêts. Nous avions traversé des années de préparation politique, idéologique et militaire. Nous étions aussi subversifs que Chávez lui-même ! Nous n’avions jamais pensé que nous aurions une révolution par le vote, car nos principaux modèles étaient le Che et Fidel. Mais quand nous avons vu l’homme, nous avons vu le potentiel pour faire une révolution, et les habitants d’Urachiche se sont engagés dans un projet qui s’appellerait d’abord bolivarien et ensuite socialiste.

Il y a encore beaucoup à faire. Il y a beaucoup de contradictions et tout le monde n’est pas engagé dans le socialisme, mais ne vous y trompez pas : ici, dans ces montagnes, les communes et le rêve d’une société communiste sont bien vivants ! Dans les terres basses, en particulier dans les grandes villes, certains ont abandonné, mais ici, le projet est vivant et bien vivant.

Germán Prado : La nôtre est une organisation paysanne et, depuis des siècles, nous luttons pour que la terre revienne à ceux qui la travaillent. Bien sûr, lorsque Chávez est arrivé au pouvoir, la corrélation des forces a changé, mais la lutte continue. C’est pourquoi – avec les peuples indigènes qui ont résisté à l’empire espagnol, avec les paysans qui ont combattu avec Zamora, et avec les guerrilleros qui ont laissé leurs empreintes dans nos montagnes – nous continuons à lutter avec les opprimés.

Arturo Cordero : Urachiche a une longue histoire de lutte, avec au centre la lutte pour avoir la terre et la justice. C’est pourquoi, lorsque Chávez a défini la commune comme le chemin historique vers le socialisme, tout cela a pris un sens pour nous, et c’est pourquoi Urachiche a trois communes combatives : Camunare Rojo (un peu moins active aujourd’hui), Alí Primera, et Hugo Chávez.

Les communes d’Urachiche sont unies dans la lutte : nous avons tous une dette envers nos ancêtres. Nous, les habitants et les paysans, sommes les arrière-petits-enfants des indigènes et des Noirs qui ont résisté à la colonisation ; nous sommes les élèves d’Argimiro Gabaldón [un commandant de la guérilla mort en 1964] et des guérilleros ; et nous sommes les fils et les filles des producteurs de café qui, à partir de 1961, ont réussi à déloger le terrible clan Giménez. Les Giménez étaient une famille qui avait dépouillé les paysans de leurs récoltes pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, les paysans d’Urachiche sont propriétaires des terres où ils produisent et les communes sont au centre de la vie politique d’Urachiche.

Photos : De gauche à droite : Maïs, membres de la commune Hugo Chávez, feu de cuisson à Maimire. (Voces Urgentes)

Entretien réalisé par Cira Pascual Marquina and Chris GilbertVenezuelanalysis

Photos : Voces Urgentes

Source : http://www.venezuelanalysis.com/interviews/15683

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article: https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/01/26/lancien-et-le-nouveau-comment-passe-et-present-dialoguent-dans-les-communes-populaires-au-venezuela/

Un président imaginaire renversé par une Assemblée qui n’existe pas

Note de Venezuelainfos : Depuis que Barack Obama décréta en 2015 que le Venezuela était « une menace extraordinaire et inhabituelle pour la sécurité des États-Unis », le blocus et les sanctions des USA/UE ont empêché la nation bolivarienne de produire 3,9 milliards de barils de pétrole (voir graphique). La perte de 232 milliards de dollars qui auraient dû être investis dans les salaires, l’éducation, les retraites, la santé et les services publics, a fait passer brutalement la population de la prospérité des années Chávez à une souffrance et un exode massif dénoncés par les experts de l’ONU. La reprise récente des activités de Chevron au Venezuela ne signifie nullement la fin des 928 sanctions : Joe Biden vient d’en allonger la liste et d’annoncer que cette politique de mesures coercitives unilatérales resterait « identique ». Bien que la droite et l’extrême droite vénézuéliennes ont récemment abandonné le putschiste Juan Guaido – nommé par Donald Trump « président du Venezuela » hors de tout scrutin présidentiel –, Washington refuse de reconnaitre le président élu, Nicolas Maduro, et ne fléchit pas dans son objectif d’éliminer le mauvais exemple d’une révolution participative. Quant à la promesse de la droite concédée en novembre 2022 lors de négociations avec le gouvernement bolivarien, à savoir de débloquer… 3 milliards de dollars gelés par l’Occident, afin de les consacrer « aux besoins humanitaires les plus pressants », elle est restée lettre morte. La politique d’alliances multipolaires et les investissements productifs de Nicolas Maduro permettent néanmoins au Venezuela de remonter la pente : la CEPAL (ONU) annonce pour 2023, comme en 2022, le taux de croissance le plus élevé du continent. Spécialiste de l’Amérique Latine, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, Maurice Lemoine dénude une fiction alimentée pendant des années par les journalistes occidentaux : la fake-présidence de Juan Guaido.

Illustration : Trump White House Archived / Flickr CC

Au Venezuela, l’opposition destitue Juan Guaido ». « L’opposition met fin à la présidence intérimaire ». « La présidence par intérim de Juan Guaido prend fin. »

Comme ces choses-là sont dites… Car, enfin… L’ex-député vénézuélien dont il est question n’a jamais été « président intérimaire » de son pays, mais « président autoproclamé ». Élue le 6 décembre 2015, la fraction de l’ « Assemblée nationale » qui, le 31 décembre dernier, a mis un terme à son pseudo-mandat n’existe pas plus. Suite aux élections législatives du 6 décembre 2020, tenues conformément à la Constitution, un nouveau Parlement a pris ses fonctions le 5 janvier 2021.

L’ « opposition » en apparence unique évoquée dans la majorité des commentaires est de même une fiction politico-médiatique. Son évocation ignore délibérément diverses forces représentatives opposées au chavisme et au président Nicolás Maduro, sans pour autant participer au « Guaido Circus » et à la déstabilisation du pays. Enfin, pour qui croirait encore à la fable d’un Guaido soutenu par 60 pays – la « communauté internationale » ! –, on rappellera que lors de l’Assemblée générale des Nations unies tenue en décembre 2021, seuls 16 pays sur 193 ont refusé de reconnaître le président Maduro.

Si l’on tient compte de toutes ces approximations, il n’est pas inutile de revenir sur ce « Monde de Narnia » [1], régulièrement raillé par les chavistes, pour en rappeler l’origine, l’évolution, mais aussi pour saisir l’ampleur des dégâts qu’il a causés.

A l’origine (et à grands traits)

Victorieuse des élections législatives du 6 décembre 2015, avec 112 sièges sur 167, la droite vénézuélienne – regroupée alors au sein de la Table d’unité démocratique (MUD) – aurait pu exercer les prérogatives qui lui revenaient si, faisant fi de la Constitution et de la séparation des pouvoirs, écartant avec dédain le mot « cohabitation », elle n’avait annoncé vouloir renverser le chef de l’Etat en six mois. Et si, par pure provocation, elle n’avait fait prêter serment et investi trois de ses députés de l’État d’Amazonas accusés de fraude par le Tribunal suprême de justice (TSJ). Dès lors, ce même TSJ décréta l’Assemblée en « desacato » (outrage à l’autorité) et lui retira toutes ses attributions tant qu’elle se maintiendrait dans l’illégalité.

Des émeutes insurrectionnelles (avril à août 2017) allant de pair avec la déstabilisation économique du pays amenèrent le chef de l’État à annoncer l’élection d’une Assemblée constituante le 30 juillet 2017. En l’absence d’Assemblée nationale (définitivement en « desacato »), il s’agissait de disposer d’un organe offrant un socle juridique aux mesures prises par le gouvernement. La MUD boycottant ce scrutin, la Constituante tomba entièrement entre les mains du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et de ses alliés (le Grand pôle patriotique ; GPP).

Tandis que le Parlement continuait à siéger, se considérant toujours en fonction, les élus de la nouvelle Assemblée s’installèrent dans un hémicycle mitoyen. Le 18 août, ils s’arrogèrent les pouvoirs législatifs, mettant l’Assemblée nationale élue en 2015 définitivement hors jeu.

Le blocage politique est à deux doigts de prendre fin quand, au terme d’un dialogue tenu en République dominicaine pendant plusieurs mois, chavisme et opposition s’accordent sur les conditions d’une prochaine élection présidentielle anticipée. Au tout dernier moment, début janvier 2018, et sur ordre du Département d’État américain, le chef de la délégation d’opposition Julio Borges se refuse à signer l’accord conjointement élaboré. Récusant cette dérobade téléguidée, le gouvernement maintient l’organisation de l’élection présidentielle, dans les conditions prévues et acceptées par les deux parties lors de la négociation. La consultation aura lieu le 20 mai 2018.

Au commencement était Obama

Si les partis composant la MUD boycottent à nouveau le scrutin, plusieurs candidats d’opposition, mécontents d’être exclus des principaux espaces de décision, décident de se présenter. Les deux principaux, Henri Falcón (Copei) et Javier Bertucci (Mouvement espérance pour le changement) obtiennent respectivement 20,94 % et 10,82 % des voix. Néanmoins, l’absence des gros bataillons d’électeurs de droite (54 % d’abstention) favorise Maduro, qui l’emporte largement avec 67,84 % des suffrages exprimés.

« Élection illégitime », proclament les États-Unis et leurs appendices – l’Organisation des États américains (OEA), l’Union européenne (UE) et les gouvernements latino-américains de droite regroupés au sein du Groupe de Lima. Ce très sélect club met le Venezuela à l’index pour « rupture de l’ordre démocratique ».

Prétexte « bidon », pure hypocrisie. Car c’est dès le 8 mars 2015, dans la grande tradition impérialiste des Richard Nixon et Ronald Reagan, que Barack Obama a, par décret, rangé le Venezuela au rang de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale des États-Unis ». Le cadre de l’agression à venir était d’ores et déjà posé.

Photo : Nicolás Maduro, Président de la République bolivarienne du Venezuela, lors de la COP 27 en Égypte, novembre 2022.

Depuis le début 2016, en vertu d’un accord, les quatre principaux partis constituant la MUD – Action démocratique (AD), Volonté populaire (VP), Primero Justicia (Justice d’abord ; PJ), Un Nouveau temps (UNT) – doivent alterner chaque année, et pour douze mois, à la tête du législatif. Le 5 janvier 2019, arrive le tour de VP : un de ses députés élu dans l’Etat de La Guaira avec 90 000 voix, Juan Guaido (VP), devient président de cette Assemblée nationale (AN) qui continue à se réunir sans aucunement légiférer.

Dix jours plus tard, premier étage de la fusée : en inaugurant l’ordre du jour de l’AN, Guaido annonce la recherche d’un « accord sur la déclaration d’usurpation de la Présidence de la République et l’application de la Constitution afin de la restaurer ».

Le deuxième étage se déploie le 22 janvier : depuis Washington, le vice-président étatsunien Mike Pence appelle le peuple vénézuélien à manifester le lendemain afin de « restaurer la démocratie et la liberté ».

Troisième étage, le 23 janvier : dans la rue, Guaidó s’autoproclame « président en exercice » du Venezuela et « prête serment » devant la foule fournie de ses partisans. Donald Trump l’adoube par tweet dans les minutes qui suivent.

A la fois président du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, Guaido, auquel il ne manque que la présidence du pouvoir judiciaire pour se transformer en Sainte Trinité [2], est reconnu immédiatement par les gouvernements latino-américains et européens épris (prétendent-ils) d’Etat de droit et de démocratie » !

Le grand jeu de la « pression maximale » peut commencer.

L’opération Guaido n’a en réalité qu’un seul objectif immédiat : faire basculer la Force armée nationale bolivarienne (FANB) et amener les militaires à renverser Maduro au nom d’une supposés « fin de l’usurpation ». A l’exception de quelques défections individuelles, ce putsch, recherché par la persuasion (à Caracas) et de menaçantes pressions (depuis Washington), n’aura jamais lieu. L’Armée demeure loyale à la Constitution et au chef de l’Etat. Il faut dès lors châtier les Vénézuéliens pour les obliger à plier.

Avec l’appui inconditionnel des dirigeants des quatre partis phares de la MUD, rebaptisés G-4, l’administration Trump instaure une politique de mesures coercitives unilatérales destinées à ruiner l’économie vénézuélienne. Ce qu’elle parvient à faire en paralysant drastiquement l’entretien des infrastructures, pétrolière et autres, ainsi que la production et la vente des hydrocarbures, principales ressources de la nation.

Dans l’indifférence générale – nous parlons-là des ténors, des porte-paroles et des « observateurs » de ce qu’on appelle improprement la « communauté internationale » – 927 mesures unilatérales de tous types (927 !) [3] vont frapper les dirigeants politiques, les hommes d’affaires, l’industrie, la production agricole, les exportations, les importations (même de médicaments, pendant la pandémie), les compagnies maritimes et aériennes – mais aussi les firmes internationales prétendant maintenir leurs liens commerciaux avec le Venezuela. La population paie l’agression au prix fort. Plusieurs millions de personnes choisissent de s’exiler. On demeurera prudent sur l’estimation de leur nombre, celui-ci, à des fins de propagande, ayant été régulièrement manipulé, mais, en tout état de cause, on assiste à une tragédie. Que justifie et justifiera en permanence Guaido : « Les sanctions sont le seul outil dont dispose le monde libre pour affronter les dictateurs. Elles sont insuffisantes. Mais elles sont nécessaires [4]. »

Photo : de gauche à droite : Carlos Vecchio (« ambassadeur » aux Etats-Unis), Julio Borges (« ministre des Affaires étrangères) et Juan Guaido, président autoproclamé, avec le « boss », Donald Trump.

« Toutes les options »

« Insuffisantes » prétendent Guaido et ceux qui le soutiennent, évoquant les « sanctions ». C’est bien ce que pense Donald Trump qu’assiste sa « Troïka de la tyrannie » personnelle – Mike Pompeo (secrétaire d’Etat), John Bolton (conseiller à la Sécurité nationale), Elliott Abrams (envoyé spécial pour le Venezuela et l’Iran) [5]. « Toutes les options sont sur la table », annonce donc en permanence Washington, agitant la menace d’une intervention militaire.

A ceux qui objectent qu’une telle intervention ajouterait à la souffrance du peuple, l’ultra-radicale María Corina Machado, dirigeante du parti Vente Venezuela (Viens Venezuela), répond : « J’en conviens, mais c’est pour son bien. »

Photo : Carlos Vecchio, « ambassadeur » du Royaume de Narnia à Washington avec Laura Richardson, cheffe du Commandement sud de l’Armée des Etats-Unis (Southern Command).

Pour mener leur offensive sans risquer d’être accusés d’impérialisme, les Etats-Unis font monter en première ligne le Groupe de Lima. Les rôles secondaires y sont tenus par le président équatorien Lenín Moreno (transfuge de la gauche), le chilien Sebastián Piñera (34 morts, 2300 blessés dont 1400 par armes à feu pendant la répression du mouvement social de 2019) ou le hondurien Juan Orlando Hernández (aujourd’hui incarcéré pour narcotrafic aux Etats-Unis) [6] ; en bellicistes principaux se distinguent les chefs d’Etat d’extrême droite Iván Duque (Colombie) et Jair Bolsonaro (Brésil). A la tête d’une OEA totalement inféodée, Luis Almagro joue les chefs d’orchestre. En Europe, les Emmanuel Macron (France) ou Pedro Sánchez (Espagne) suivent servilement ce douteux attelage, allant jusqu’à poser un ultimatum à un pays souverain pour qu’il organise de nouvelles élections.

Les médias dominants sanctifient ces grandes manœuvres – accablant Maduro en toute circonstance et détournant pudiquement les yeux lorsque Guaido, placé sur un piédestal, tente un coup d’Etat (avril 2019) ou participe personnellement à l’organisation d’une opération mercenaire (3 mai 2020) destinée à renverser ou « éliminer » Maduro [7].

Photo : Février 2019, Cúcuta (Colombie) : Juan Guaido avec – de gauche à droite –Sebastián Piñera (Chili), Iván Duque (Colombie), Mario Abdo Benítez (Paraguay), ses alliés du Groupe de Lima.

Fiction politique, pillage réel

A président autoproclamé, gouvernement autoproclamé. En marge de l’Etat que jamais ne cessera de contrôler le gouvernement bolivarien, Guaido crée une pléthorique structure parallèle dotée de pseudo ministres et d’une Cour suprême de Justice (installés en Colombie), d’ambassadeurs, de représentants internationaux, de présidents ad hoc d’entreprises publiques, comme la compagnie pétrolière PDVSA, ou d’institutions, comme la Banque centrale du Venezuela (BCV) [8].

Au-delà des grandes proclamations dégoulinantes destinées aux médias, jamais cette nébuleuse ne se souciera de malnutrition, de santé, de services publics – pas même pendant la pandémie. Sa seule préoccupation sera de parvenir à une rupture institutionnelle, à une intervention militaire étrangère et surtout… à s’emparer et jouir d’un fabuleux butin.

Grâce aux « sanctions », Washington s’est emparé de CITGO (filiale aux Etats-Unis de PDVSA) – trois raffineries et une chaîne de commercialisation de carburants d’une valeur de 8 milliards de dollars. D’autres millions de dollars de biens et d’actifs ont été gelés. En Colombie, l’entreprise d’Etat vénézuélienne Monómeros a été confisquée. En Europe, au nom d’une permanente servilité à l’égard de Washington, 1 milliard de réserves d’or placées en dépôt à la Banque d’Angleterre par la BCV, 1,543 milliard d’euros déposés dans la banque portugaise Novobanco et 123 millions reposant dans les coffres de la Deutsche Bank sont immobilisés ou saisis (on ne cite là que les cas les plus emblématiques).

Washington décidant de mettre ce pactole à disposition du « président intérimaire », Guaido et sa « pandilla » [9] se retrouvent en mesure de gérer à volonté de considérables sommes d’argent. Et de taper outrageusement dans la caisse ! En rémunérant les « fonctionnaires », les notables, les amis, les vautours (en juin 2021, le cabinet Arnold&Porter avait par exemple déjà reçu plus de 6 millions de dollars pour ses services juridiques dans l’affaire de l’or de la Banque d’Angleterre que tente de récupérer Caracas). Chaque année, en 2021 et 2022, le « gouvernement intérimaire » se verra octroyer 52 millions de dollars d’argent de poche par Washington qui, tenant Guaido et les siens en laisse, se réserve en dernière analyse la gestion des fonds.

Impossibles à cacher, les scandales d’appropriation et de détournements de fonds se multiplient.

Premières fractures

Significatif : à deux reprises candidat de la droite contre Hugo Chávez (2012 ; 44,3 % des voix), puis, après la mort de ce dernier, contre Nicolás Maduro (2013 ; 49,1 %), Henrique Capriles Radonski commence à tenir des propos sévères à l’égard du « gouvernement » de Guaido, auquel participent pourtant des membres de son parti Primero Justicia, à l’image de Julio Borges (« ministre des Affaires étrangères », à Bogotá). En effet, alors que les élections législatives approchent, les partis du G-4 se divisent en interne entre partisans du boycott et tenants de la participation. Las d’être contrôlés depuis l’étranger au service d’une politique qui enfonce leurs concitoyens dans la misère et d’appartenir à des partis dont les directions, contrairement aux statuts, n’ont pas été renouvelées depuis des années, des militants et dirigeants se rebellent. Le Tribunal suprême de justice arbitre et leur donne raison. C’est ainsi qu’Action démocratique (supposément social-démocrate), Primero Justicia (droite néolibérale) et Volonté populaire (droite extrême) se cassent en deux, une partie demeurant au sein du G-4, l’autre réintégrant le jeu démocratique. Où elles s’ajoutent aux opposants « modérés » qui, en 2018, ont participé à la présidentielle.

Première conséquence de ces fractures : en janvier 2020, alors que le député Guaido (c’est là son seul titre légitime) entend se maintenir à la tête de l’Assemblée nationale (qui continue à fonctionner en apesanteur), c’est un dissident de Primero Justicia, Luis Parra, qui est élu président grâce à l’alliance des mutins de l’opposition et des socialistes du PSUV. Mis en minorité, Guaido monte un show extravagant et va se faire « élire » président de l’AN par ses fidèles dans les locaux du quotidien d’opposition El Nacional – qui s’étonnera un peu plus tard d’avoir de sérieux problèmes avec le pouvoir !

Parra, lui, affronte immédiatement des problèmes d’une autre nature : venant de commettre un crime de lèse-majesté, il est, avec six autres députés d’opposition dissidents, sanctionné par le Département du Trésor américain pour « tentative infructueuse de prise de contrôle du Parlement ». Washington sachant faire preuve d’une grande mansuétude, il est néanmoins précisé que ces sanctions « pourront être retirées s’ils se rangent aux côtés du peuple vénézuélien et de Juan Guaido ».

Photo : show médiatique monté par Guaido pour entrer dans l’enceinte l’Assemblée nationale alors que personne ne l’a empêché d’y pénétrer normalement (5 janvier 2020).

La crise qui déchire désormais les diverses factions de la droite leur coûte cher : lors des législatives du 6 décembre 2020, la coalition (GPP), qui soutient le président Maduro, obtient 67,7 % des 5,2 millions de suffrages exprimés. La participation n’a été que de 31 % du corps électoral. Censées aider l’opposition, les « sanctions » américaines ont certes affaibli le gouvernement, mais elles ont aussi forcé les citoyens, à gauche comme à droite, à se concentrer sur la survie quotidienne au détriment de la mobilisation politique. Qui décroît par ailleurs, chez les opposants, au fur et à mesure que se révèle la nature prédatrice des marionnettes de la Maison-Blanche. Dans un tel contexte, l’opposition n’obtient que 22 % voix, les dissidents d’Action démocratique, du fait d’une significative présence territoriale, étant les plus votés (7 %). Indépendamment de ces résultats, qu’on peut juger médiocres, un premier constat saute alors aux yeux : la stratégie abstentionniste du G4 favorise le chavisme et consolide le positionnement des alternatives de droite modérées.

Installée début janvier 2021, la nouvelle Assemblée nationale dispose donc d’une large majorité de sièges pro-Maduro. Parmi les députés figurent des noms forts du chavisme tels que Diosdado Cabello (vice-président du PSUV), Cilia Flores (épouse de Maduro), Jorge Rodríguez (élu président de l’AN), ainsi que des leaders populaires, des femmes et des jeunes issus des mouvements de base. Devenue inutile, l’Assemblée constituante disparaît.

En pronostiqueurs avisés, les États-Unis et leurs satellites avaient par avance annoncé qu’ils ne reconnaitraient pas la validité de cette élection. La grande imposture peut donc continuer : chassés des locaux de l’Assemblée nationale, les ex-députés d’extrême droite, dont seule l’existence donne un semblant de légitimité à Guaido, continuent à se réunir par vidéoconférences, comme s’ils appartenaient toujours à l’assemblée parlementaire. Ils se baptisent « Assemblée nationale 2015 » (AN-2015), censément « la seule légitime », pour parfaire l’illusion.


Comme Donald Trump et Jair Bolsonaro le feront aux États-Unis et au Brésil, les ténors de l’ « AN-2015 » et du gouvernement autoproclamé continuent à mettre systématiquement en doute la régularité des scrutins – par définition « frauduleux ». Toutefois, les pauvres résultats de leur stratégie fissure chaque jour un peu plus l’opposition – y compris dans les rangs des radicaux. De sorte que, le 31 août 2021, la MUD annonce qu’elle participera aux prochains scrutins régionaux et municipaux, tout en ratiocinant : « Nous savons que ces élections ne seront ni justes ni classiques ». Dans cette hypothèse, pourquoi y participer ? Comprenne qui pourra.

En tout cas, dans la perspective de ces régionales du 21 novembre, toutes les composantes de la droite décident d’inscrire leurs candidats aux postes de maires et de gouverneurs. Réticent jusqu’au dernier moment à légitimer le processus électoral et par conséquent le « rrrrrrrégime » honni de Maduro, Guaido finit par appeler la droite au rassemblement derrière la MUD : « Ce n’est pas le moment pour les disputes entre partis, ce n’est pas le moment pour les disputes d’ego, ou les guéguerres de pouvoir mais c’est le moment de la réflexion et de l’unité.  » Trop tard, trop ambigu. Divisées, et même si elles remportent plus d’une centaine de municipalités, les oppositions s’inclinent devant le PSUV (42 % des suffrages), vainqueur dans la majorité des villes et des régions (19 États sur 23) [10].

A ce moment, il faut toute la mauvaise foi, l’ignorance ou, en France comme ailleurs, la connivence de l’appareil médiatique avec l’extrême droite, pour ne pas se rendre compte qu’il n’existe plus au Venezuela « une opposition », mais un nouvel écosystème de partis politiques divisé en au moins trois grands courants : représentant la cabale qui a sapé la souveraineté nationale et déstabilisé la vie sociale et politique de la République, la Plateforme unitaire (nouveau nom de la MUD), réunit une quarantaine de petites formations autour du G-4, de l’ « AN-2015 » et de Guaido ; l’Alliance démocratique, à laquelle se rattache le Copei (parti traditionnel social-chrétien), est une coalition de modérés dirigée par des leaders tels que Luis Parra ; nouveaux venus, Lapiz et Fuerza Vecinal (la Force du quartier, dissidence de partis comme Volonté populaire et Primero Justicia), s’opposent également aux errements du gouvernement autoproclamé.

On notera au passage que les divisions n’épargnent pas le camp chaviste, moins le PSUV d’ailleurs que le Grand pôle patriotique, dont le Parti communiste (PCV) s’est retiré, et au sein duquel Patrie pour tous (PPT) s’est divisé en deux factions, l’une demeurant fidèle à Maduro, l’autre passant, sans rejoindre la droite, dans l’opposition. Sans compter quelques ex-hiérarques, à l’instar de l’ex-procureure générale Luisa Ortega (accusée de corruption au Venezuela et… aux États-Unis !) ou Rafael Ramírez qui, depuis l’Italie, mène une guerre totale contre Maduro, mais qui, pour être crédible, devrait des explications au pays sur l’ampleur des détournements de fonds commis lorsqu’il était le « tzar du pétrole » au sein de PDVSA.

Toutefois, c’est bien à droite qu’ont lieu les plus durs affrontements. Alors que la Plateforme unitaire et Guaido ont repris à Mexico des négociations avec « le gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela » (reconnaissant, quoi qu’ils en disent, implicitement et explicitement Maduro), les partis de l’Alliance démocratique demandent à être inclus dans ces rencontres. De leur point de vue, des pourparlers plus inclusifs devraient permettre de prendre en compte d’autres points de vue que ceux du G-4 dans les discussions. Ils se heurtent à une fin de non recevoir dont témoigne, en mode particulièrement cassant, la réaction du secrétaire générale de la faction « dure » d’Action démocratique, Henry Ramos Allup : ces « alacranes [scorpions] n’appartiennent pas à l’opposition mais sont des employés du régime. »

Chaude ambiance. Mais on n’a encore rien vu. Car la soif de profit et l’intérêt politique donnent lieu à un enchevêtrement de calculs très évolutifs au fil du temps.

La chute

On l’a vu, les députés élus le 6 décembre 2015, y compris Guaidó, ont achevé leur mandat constitutionnel de cinq ans le 4 janvier 2021. Fonctionnant dès lors dans une semi-clandestinité, l’« AN-2015 » a une première fois approuvé la « continuité constitutionnelle de la présidence en exercice ». L’approbation sera renouvelée début 2022, dans l’indifférence générale des Vénézuéliens, mais aussi les critiques des voix qui, au sein d’Action démocratique et de Primero Justicia, récusent la persistance d’un « intérim » qui ne débouche sur aucun résultat concret. Critiques estompées par la satisfaction des Etats-Unis. Eux voient toujours dans cette fiction « la seule institution démocratique » restante dans le pays.

Fort de ces précédents, Guaidó demande à la direction de l’« AN-2015 » de le reconduire, ainsi que l’architecture institutionnelle parallèle, pour une durée d’un an à partir du 5 février 2023. A cette fin, il convoque une session extraordinaire pour le 22 décembre 2022. Et le ciel lui tombe sur la tête. Trois des partis du G-4 – Action démocratique, Primero Justicia et Un Nouveau Temps – qui se rebaptisent G-3 ! – considèrent que « le gouvernement provisoire a cessé d’être utile […] et ne présente aucun intérêt pour les citoyens ». Rien là de vraiment nouveau. En décembre 2021, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement imaginaire, Julio Borges (PJ), avait claqué spectaculairement la porte en dénonçant : « Le gouvernement intérimaire était un instrument pour sortir de la dictature, mais il a été déformé jusqu’à devenir une sorte de fin en soi, géré par une caste. Elle s’est bureaucratisée et ne remplit plus sa fonction. Il [le gouvernement] doit disparaître [11]. »

Ce 22 décembre, à une large majorité – 72 ex-parlementaires contre 24 –, l’ « AN-2015 » met fin au régime provisoire, cette figure n’ayant pas atteint son objectif : réaliser « une transition démocratique » et mettre fin à « l’usurpation » du pouvoir par Nicolás Maduro.

D’autorité, en « autoproclamé » habitué à s’arroger tous les droits, Guaido décide d’un report de la décision au 3 janvier 2023, « dans l’intérêt de la recherche d’un accord plus large pour le pays ». Le tollé provoqué au sein du G-3, qui n’a pas été consulté sur cette suspension, l’oblige a convoquer la nouvelle assemblée pour le 30 décembre. Tout en organisant la contre-attaque du camp de Narnia.

Réunissant d’« éminents juristes », le Bloc constitutionnel du Venezuela met en garde contre les conséquences institutionnelles, politiques, économiques et sociales de la fin de cette étape. Le TSJ en exil avertit (sans rire) que prétendre remplacer la figure présidentielle par un gouvernement parlementaire « viole la Constitution » ! Le vétéran politique Henry Ramos Allup se désolidarise de son parti, Action démocratique, et se prononce pour le maintien de l’ « autoproclamé ».

La tension monte d’un cran, les coups volent dans tous les sens. Selon l’ex-député Oneiber Peraza (Volonté populaire), il est « paradoxal » que le leader de Primero Justicia Henrique Capriles appelle à la fin du gouvernement intérimaire, « mais ne demande pas à Nicolás Maduro de quitter le pouvoir ». Pour le groupuscule Causa R (membre du G-4) l’élimination du gouvernement provisoire serait « un assassinat légal ». Guaido lui-même se démène comme un beau diable. Il prévient que l’alternative n’est pas sans risque « en raison des interprétations juridiques ou politiques que chaque pays [qui le reconnaît] pourrait donner ». Il dénonce un saut dans le vide. En désespoir de cause, il propose d’être remplacé à la « présidence intérimaire », cet outil devant être « défendu au-dessus des noms ou des intérêts personnels. Maintenir la présidence n’a rien à voir avec Juan Guaido ! »

Rien n’y fait. La session extraordinaire du 30 décembre confirme le verdict : par 72 voix pour, 29 contre et 8 abstentions, Guaido subit « un coup d’État parlementaire » – sans qu’existe ni État ni Parlement impliqués !

Interrogé quelques semaines auparavant par le quotidien espagnol El País – « Dans une élection propre, êtes-vous convaincu de pouvoir battre Maduro ? » – Guaido pérorait encore : « Dans une élection libre et propre, je ne serais pas le seul à battre Maduro. Si on lance un chien, on bat Maduro. Et ce n’est pas que je veuille banaliser un chien. Ce que je veux dire par là, c’est que la grande majorité des Vénézuéliens veulent une solution [12]. » Ses amis du G-3 semblent en avoir trouvé une – pas forcément celle qu’il espérait.

Cela étant, beaucoup se demandent : que s’est-il passé ?

Une partie du mystère est levé lorsque le G-3 édicte les nouvelles règles du jeu : toutes les structures, organes, entités, dispositions du gouvernement provisoire seront éliminés, à l’exception de ceux qui sont liées aux actifs à l’étranger, comme le conseil ad hoc de PDVSA (en charge de CITGO), ou le conseil ad hoc de la Banque centrale du Venezuela.

Et pour quelques dollars de plus…

Les désaccords et divergences entre les partenaires du G-4 (VP, PJ, AD et UNT) ne sont pas de nature idéologique ou même politique. Il s’agit bel et bien d’affrontements liés à une répartition du butin. Dans la pratique, et au fil du temps, sur fond d’irrégularités administratives et de détournements de fonds, le gouvernement intérimaire de Guaido est devenu, grâce aux fortunes confisquées par les États-Unis ou aux fonds destinés à une supposée aide humanitaire, la plateforme financière de Volonté populaire. S’ils ont eu, dans le cadre de la coalition, leur part significative de pouvoir et d’argent – on parle de 1 600 fonctionnaires ! –, les autres partis n’ont jamais pu piocher dans le coffre-fort avec la même impudeur que VP. Lors de sa rupture en décembre 2021, feignant oublier son rôle dans le développement de ce pillage, dont il a largement profité dans son confortable exil à Bogotá, Julio Borges avançait : « La gestion des actifs est un scandale. Un fidéicommis doit être créé pour qu’il y ait de la transparence. Personne ne rend de comptes, les actifs sont utilisés à des fins personnelles. » Emblématique et dévastatrice (y compris et peut-être surtout chez les électeurs vénézuéliens de droite) : l’image de Leopodo López, leader de Volonté populaire et mentor de Guaido, jouissant en Espagne d’un exil particulièrement doré…

De ce pactole géré et distribué en dernière analyse par l’Oncle Sam, il a beaucoup été question lors des débats précédant la « destitution » de Guaido. Celui-ci a averti que la fin de son gouvernement intérimaire risquait d’entraîner la perte des actifs de la République qui, horreur suprême ! « pourraient finir dans les mains de Maduro ». « Les acteurs de l’Angleterre, des États-Unis et de l’OEA nous ont dit qu’ils ne peuvent pas garantir qu’avec la réforme de la loi sur les statuts, les actifs seront protégés », a renchéri l’ex-député Freddy Guevara.

Des sommes considérables sont en jeu. Indépendamment du hold-up réalisé par les États-Unis sur les avoirs vénézuéliens, la Conférence internationale des donateurs, qui s’est déroulée au Canada en juin 2021, a amené la Commission européenne à ajouter 147 millions d’euros au « paquet d’aide » de 319 millions déjà déboursés depuis 2018. Une partie de ces dons va à une pléthore d’Organisations non gouvernementales (ONG) gravitant dans l’orbite de Guaido. On ignore pour l’heure si Washington assignera en 2023, comme en 2021 et 2022, 52 millions de dollars au gouvernement parallèle pour son fonctionnement.

Le 5 janvier, lorsque Dinorah Figuera (Primero Justicia) a été désignée nouvelle présidente de l’« AN-2015 », en remplacement de Guaido, ses toutes premières paroles ont été édifiantes sur l’ordre des priorités : « J’ai la volonté de travailler avec tous les députés et de représenter tous les citoyens. Nous saluons et accueillons les moyens de protéger les biens de la République »…

Transition

Exit la « présidence par intérim ». Elle laisse place à un nouveau Parlement parallèle et a des « commissions » dirigés par une présidente, Dinorah Figuera, et deux vice-présidentes, Marianela Fernández (UNT) et Auristela Vásquez (AD). Dans le baroque, on peut difficilement faire mieux pour « gouverner » un pays ou même fédérer l’opposition. Quasiment inconnue du grand public vénézuélien, l’ex-députée Dinorah Figuera vit en Espagne depuis 2018. Auristela Vásquez demeure dans le même pays (elles pourront au moins se réunir !). Marianela Fernández réside, elle, aux États-Unis. Jamais l’expression « gouvernement Internet » n’aura été aussi conforme à la réalité.

Photo : de gauche à droite : Marianela Fernández (première vice-présidente), Dinorah Figuera (présidente), Auristela Vásquez (seconde vice-présidente).

Depuis les Etats-Unis, Carlos Vecchio a été le premier des trente-cinq « ambassadeurs » fantoches à annoncer mettre un terme à sa fonction. « Le pire, c’est que nous ne pouvons pas rentrer au Venezuela car nous avons tous des mandats d’arrêt, émis par le régime de Nicolás Maduro », a larmoyé depuis Madrid Enrique Alvarado, « ambassadeur » en Hongrie pendant quatre ans. Au Brésil, le 2 janvier, les dirigeants et les membres de plusieurs mouvements populaires [13], ont symboliquement remis les locaux de l’ambassade de la République bolivarienne à la délégation emmenée par le président de l’Assemblée nationale Jorge Rodríguez venue participer à l’intronisation du président Luiz Inácio Lula da Silva. Les lieux avaient été envahis en 2019 par des sympathisants de Guaido, mais repris par les militants de ces organisations sociales, avec l’aide de parlementaires de la gauche brésilienne et du corps diplomatique vénézuélien demeuré dans le pays. L’« ambassadrice » de Guaido, María Teresa Belandria, n’a jamais pu en prendre possession.

Venues de l’autre bord, les accusations fusent contre le G-3. Certains parlent de « suicide », d’autres de « capitulation ». « Si demain Maduro sort plus fort, sachez que c’est votre responsabilité »,tempête l’ex-vice président de l’ « AN-2015 » Freddy Guevara (VP). Guaido dénonce le viol de l’article 233 de la Constitution et n’hésite pas à évoquer un « coup d’Etat ». Après un long-long-long silence très commenté, Leopoldo López rend hommage à son « ami et camarade de lutte » : « De nombreuses voix à l’époque l’ont mis en garde, et elles avaient raison ; les mains de Guaidó étaient liées par l’AN, et ce qui a commencé comme un contrôle politique s’est rapidement transformé en chantage et en trahison. » Là, c’est surtout le leader de Volonté populaire, parti jusque-là dominant, éjecté par ses concurrents, qui exprime son ressentiment.

Photo : Juan Guaido et le leader de Volonté Populaire Leopoldo López, libéré alors qu’il se trouvait assigné à résidence, lors de la tentative de coup d’État du 30 avril 2019.

Washington ?

D’emblée, une chose apparaît certaine : l’éjection de Guaido n’a pas pu avoir lieu sans l’autorisation de l’administration états-unienne. Voire sans qu’elle l’ait suggérée ou ordonnée. Tous les leaders de feu le G-4 sont en relation permanente avec les représentants de Joe Biden. Ils n’auraient pas sauté dans le vide sans disposer d’un parachute aux couleurs de la bannière étoilée. « Ambassadeur » de Guaido en Colombie, Tomás Guanipa (PJ) a involontairement confirmé cette absolue dépendance lorsqu’il a révélé : « Tout ce qui concerne la réforme du statut a été préalablement communiqué aux pays alliés (…) On nous a toujours dit que la décision serait respectée. » Avant de lever le voile sur les raisons profondes de l’opération : « Un grand effort est fait pour construire une alliance de pays autour de l’accompagnement du Venezuela, non seulement dans le processus de négociation, en donnant de la force à l’opposition, mais surtout pour promouvoir, demander, lutter et travailler pour des élections libres. Et ce processus, dans lequel les pays les plus importants du monde sont impliqués, avait un caillou dans la chaussure. Ce caillou s’appelait gouvernement provisoire. Pourquoi ? Parce que le gouvernement intérimaire, en devenant une fin en soi, est aussi devenu une source de controverse dans ces pays. La plupart ne le reconnaissent plus, quelques-uns le reconnaissent et, pour la construction de cette alliance, il fallait le supprimer [14].  »
Tout est dit. C’est l’effritement de l’appui international au président de Narnia qui a imposé un changement de stratégie. Début 2021, l’UE n’a-t-elle pas cessé d’appeler Guaido « président par intérim », pour utiliser l’expression « leader de l’opposition » ? C’est donc, à l’instigation de Washington, d’une tentative de « reconstitution de ligue en train de se dissoudre » qu’il s’agit !

Photo : Juan Guaido et l’ambassadeur de France Romain Nadal (Caracas, 4 mars 2019).

En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées.

Washington joue sur tous les tableaux. On a pu croire un instant à un dégel quand, en mars 2022, sans même prévenir Guaido, le président Biden a envoyé une délégation de hauts responsables de la Maison Blanche et du Département d’Etat discuter avec le chef de l’Etat en exercice, Nicolás Maduro. A été évoqué un éventuel approvisionnement des Etats-Unis en pétrole, dans le contexte de la crise énergétique amplifiée par les sanctions occidentales contre la Russie. De fait, après un temps de latence, la multinationale Chevron a été autorisée à reprendre, sous conditions et pour six mois, une partie de ses opérations d’extraction et de commercialisation [15]. Début janvier, deux premiers pétroliers ont quitté le Venezuela pour les États-Unis.
Sur un autre plan, et dans le cadre des négociations entre le gouvernement vénézuélien et la Plateforme unitaire, au Mexique, a été signé un « accord social » prévoyant le déblocage de 3,15 milliards de dollars séquestrés illégalement à l’étranger pour les investir dans les services publics. L’affaire semble moins fluide que lorsque Washington est directement intéressé. « Cet accord a été signé, a confié Maduro, début janvier, au journaliste Ignacio Ramonet, mais il est difficile d’obtenir du gouvernement états-unien qu’il prenne les mesures nécessaires pour libérer ces ressources [16].  »

Pendant les dernières heures du « président autoproclamé », un porte-parole du Conseil national de sécurité (CNS) déclarait : « Le président Biden continuera à soutenir le gouvernement intérimaire quelle que soit la forme qu’il prendra. » Confirmation quelques jours plus tard, après le débarquement de Guaido. « Nous reconnaissons l’Assemblée nationale de 2015 », déclare le porte-parole du département d’État Ned Price, avant de souligner que la position des États-Unis à l’égard de Nicolás Maduro « ne va pas changer » car « il n’est pas le dirigeant légitime du Venezuela ». Washington autorise désormais l’ « AN-2015 », sa commission déléguée, ainsi que toute entité créée par l’institution d’opposition, à gérer les biens vénézuéliens à l’étranger.
Du côté des « alliés », soumission habituelle. La Grande-Bretagne s’aligne immédiatement sur les États-Unis. Bien qu’ayant serré la main de Maduro en l’appelant « Président », le 7 novembre 2022, à Charm el-Cheikh, dans le cadre de la COP27, Emmanuel Macron, pour ne citer que lui, refuse de commenter les décisions prises par les « forces démocratiques du Venezuela » qui sont libres de « s’organiser de la façon qui leur semble la meilleure ». On attend avec impatience de voir comment l’espagnol Pedro Sánchez va gérer la présence sur son territoire de la présidente d’une « Assemblée nationale » qui n’existe pas.

Tout changer pour que rien ne change ! Aucune mesure coercitive unilatérale n’a été en réalité levée. La stratégie est claire : maintenir la pression, en particulier économique, pour que, lors de l’élection présidentielle de 2024, les Vénézuéliens exercent un vote sanction.
Si, par rapport aux terribles années 2016-2021, la situation du pays s’est considérablement améliorée, de nombreuses manifestations sociales de travailleurs, enseignants, personnel médical et autres témoignent déjà, en ce moment, des difficultés quotidiennes qu’affronte la population.
Le 15 septembre, l’administratrice adjointe pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), Marcela Escobari, a témoigné devant la Commission des relations extérieures du Sénat américain. Évoquant « trois domaines pour promouvoir l’unité de l’opposition et faire pression pour améliorer les conditions électorales », elle a affirmé que l’USAID « soutiendra l’initiative d’une primaire » et « la formation » d’un candidat anti-chaviste – pour un scrutin qu’elle qualifie d’ores et déjà de « non libres » (au cas où…).
Car, avec ou sans Guaido, l’affaire est loin d’être gagnée pour l’opposition.

Des primaires déprimantes

Après avoir poussé les opposants, pendant des années, dans le ravin de l’abstention systématique, la Plateforme unitaire a décidé en juin 2022 de se lancer dans des primaires pour participer à la présidentielle. Avec au moins trois pré-candidats (dont Tomas Guánipa) et peut être Henrique Capriles, Primero Justicia devra sans doute organiser une « primaire dans la primaire » pour déterminer celui qu’elle lancera dans l’arène. Côté Action démocratique (tendance « dure » Henry Ramos Allup), Carlos Prosperi assure que sa candidature est accueillie avec enthousiasme par les électeurs de tout le pays, qu’il parcourt assidument. Président d’Un Nuevo Tiempo (UNT), ancien candidat à la présidence et actuel gouverneur du Zulia, Manuel Rosales, pour avoir rencontré Maduro à plusieurs reprises et l’avoir appelé « président » a été qualifié au sein du G-4 de « collaborationniste » – en bon français, « collabo ».

Premier écueil : ce sont ces trois partis – rebaptisés G-3 – qui ont éjecté Guaido de la « présidence » et ont mis Volonté populaire en minorité. Il est donc à prévoir que, à partir de maintenant, dénonçant la « trahison » et les « vendus », c’est plus une lutte « à mort » qu’un affrontement courtois, que va entreprendre VP contre ses anciens « amis ». Depuis Madrid, Leopoldo López accuse déjà ouvertement Tomás Guanipa (PJ), membre de la délégation de la Plateforme unitaire qui négocie avec le gouvernement (et à laquelle participe VP) : « Maduro a un câble de mise à la terre avec l’un des membres de la commission [17].  » Il ne se montre pas plus tendre avec Henrique Capriles et Manuel Rosales…
D’une manière générale, un tel affrontement entre « alliés » divise profondément la base, peu encline à se rallier au vainqueur lorsque la primaire a délivré son verdict.
Par ailleurs, ces quatre partis de l’ex-G-4 ont mené le pays dans l’impasse, l’ont dépouillé de ses fleurons – CITGO ou Monómeros –, ont pourri la vie quotidienne, y compris de leurs partisans, tandis que leurs chefs vivaient comme des rois au Venezuela, en Colombie, en Espagne ou aux États-Unis. Pas sûr que l’électeur se précipite pour plébisciter l’un d’entre eux – à commencer par Guaido (pour peu qu’il puisse se présenter, car de nombreuses poursuites judiciaires pèsent sur lui).

Longtemps opposée aux primaires et même aux élections – auxquelles elle préférerait une intervention militaire US –, l’« ultra » María Corina Machado (Vente Venezuela) a changé d’avis. L’effondrement du G-4, du « président autoproclamé », dont elle n’a cessé de dénoncer l’impuissance, et de la Plateforme unitaire, qualifiée par elle de « cartel », lui ouvre un espace dans le clan des opposants radicaux. Tenante d’une guerre éternelle, elle assure que si elle remporte les primaires, l’élection présidentielle ne se tiendra pas avec l’actuel Conseil national électoral (CNE) !
Dans un autre registre, le politologue et chaviste défroqué Nicmer Evans (Mouvement pour la démocratie et l’inclusion) tout en annonçant sa participation à la primaire, la critique férocement, estimant n’être pas suffisamment pris en compte par la coalition (le G-4 élargi).

Photo : María Corina Machado.

Reste que parler du processus est une chose, le mener à bien en est une autre. Tout ce beau monde se déchire sur les modalités de l’organisation. Après moult débats et affrontements, une Commission des primaires a finalement été présentée aux médias et au grand public le 18 novembre 2022. On ne parlera pas d’un très joyeux baptême. Les militants et sympathisants étant restés aux abonnés absents, la cérémonie n’a même pas pu remplir la petite enceinte où elle avait lieu, dans le Paseo El Hatillo (Caracas).
Cette commission va devoir décider de qui pourra être pré-candidat et qui devra être d’emblée éliminé – en imaginant que Guaido gagne les primaires, il ne sera vraisemblablement pas accepté comme candidat par CNE ! Elle devra déterminer si c’est ce même CNE (habituellement honni et vilipendé) qui conseillera, observera ou organisera l’événement. Elle devra également trancher sur la participation de l’ « opposition modérée », qui souhaite rejoindre la compétition, avec des chances non négligeables – mais que tous ou presque qualifient de nid de « collabos ». Lequel, s’il devait se présenter à part à la présidentielle, contre le candidat du PSUV certes, mais aussi contre celui issu des primaires, réduirait d’autant les chances des secteurs anti-chavistes.

Sachant par ailleurs que…

L’Amérique latine a changé. Après l’élection de Luis Arce en 2020, la Bolivie a repris des relations normales avec Caracas. Alberto Fernández a mis un terme à l’hostilité argentine. Le Pérou, qui s’était rapproché après l’élection de Pedro Castillo, a actuellement bien d’autres problèmes à régler que ceux du Venezuela. Plus important encore : en quelques semaines, Gustavo Petro, nouveau président de gauche en Colombie, a rencontré à deux reprises son homologue Maduro. Les relations diplomatiques et commerciales ont repris. Depuis le 1er janvier, c’est un ami qui gouverne le Brésil : Luiz Inácio Lula da Silva. Isolé hier, le Venezuela retrouve de l’oxygène. Le monde a une énorme soif de pétrole. Du fait de la crise à laquelle elle a été soumis, la République bolivarienne a diversifié son économie et marche désormais sur plusieurs pieds.

Photo : Première rencontre Nicolás Maduro – Gustavo Petro.

Tous les observateurs en sont d’accord (même quand c’est pour s’en désoler) : la chute de la maison Guaido est une formidable victoire pour le chavisme. Même le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, a mangé son chapeau en estimant que les processus de négociation passés se sont trop concentrés sur la sortie de Maduro, « qui, en tant qu’objectif stratégique, n’était probablement pas la plus viable, ni réalisable, ni réaliste ». Pauvre Almagro ! Il a même dû ajouter que, « dans de nombreux cas sous-estimé en ce qui concerne sa capacité de survie, sa gestion politique et ses compétences diplomatiques », Maduro consolide sa position.
Quoi qu’en aient pensé beaucoup, 2024 n’est pas joué.
Reste une inconnue. Confronté à son cuisant échec, jusqu’où ira Washington pour imposer ses règles du jeu ? L’incessante et insupportable question.

Photo : chômage technique pour la « spécialiste » préférée des plateaux de télévision français.

Mardi 17 janvier 2023   |   Maurice Lemoine


[1] Narnia est un monde imaginaire créé par l’auteur irlandais Clive Staples Lewis dans lequel se déroule une série de sept romans de fantasy : « Le Monde de Narnia ».

[2] Nous reprenons là une formule de l’ex-recteur de l’Université centrale du Venezuela (UCV) et actuel membre suppléant du Conseil national électoral (CNE) Luis Fuenmayor Toro – https://www.costadelsolfm.org/2023/01/05/luis-fuenmayor-toro-el-interinato-eterno-continua/

[3Los números del Bloqueo, relato de una estadística de una agresión 2014-2022, Caracas, 2022.

[4https://www.costadelsolfm.org/2021/05/05/quien-crea-que-desde-una-gobernacion-puede-enfrentar-la-dictadura-no-entiende-el-contexto-que-vivimos-dijo-juan-guaido/

[5] L’expression « Troïka de la tyrannie » a été inventée par John Bolton pour désigner Cuba, le Nicaragua et le Venezuela.

[6] Lire « Honduras : du coup d’État au narco-Etat », 22 avril 2022 – https://www.medelu.org/Honduras-du-coup-d-Etat-au-narco-Etat

[7] Lire « Baie des Cochons ou “Opération Mangouste” » (18 mai 2020) – https://www.medelu.org/Baie-des-Cochons-ou-Operation-Mangouste

[8] Au total, le gouvernement de Narnia comprendra : le Conseil d’administration ad hoc de PDVSA, le Conseil d’administration ad hoc de la Banque centrale du Venezuela, le Bureau du Procureur spécial de la République, et le Conseil national de la défense judiciaire, le Contrôleur spécial de la République, la Commission présidentielle pour l’administration des dépenses, les conseils d’administration ad hoc des institutions autonomes telles que la Banque de développement économique et social (Bandes) ou la Corporation de Guayana, des commissaires présidentiels, les représentations diplomatiques ou consulaires…

[9] Bande de délinquants.

[10] Lire « Paysages vénézuéliens avant la victoire (chaviste !) », 10 décembre 2021 – https://www.medelu.org/Paysages-venezueliens-avant-la-victoire-chaviste

[11https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-59549486

[12https://elpais.com/internacional/2022-11-05/guaido-le-ganaria-a-maduro-en-unas-elecciones-pero-a-el-le-ganaria-hasta-un-perro.html

[13] Mouvement des sans terre (MST), Parti des travailleurs (PT) centrale unique des travailleurs (CUT), Comité anti-impérialiste Abreu e Lima, etc.

[14https://correodelcaroni.com/pais-politico/tomas-guanipa-la-proxima-semana-reinician-reuniones-con-aliados-para-fortalecer-mexico/

[15] L’exploitation reprend dans le cadre de l’entreprise mixte Chevron (États-Unis)-Petropiar (Venezuela), comme l’exige la Constitution bolivarienne. Créant la surprise, la gérance générale de cette entreprise mixte a été confiée à Martin Philipsen, un cadre de Chevron.

[16] Lire « 2023, l’heure d’un monde nouveau : l’interview de Nicolás Maduro par Ignacio Ramonet », 4 janvier 2023 – https://www.medelu.org/2023-l-heure-d-un-monde-nouveau-l-interview-de-Nicolas-Maduro-par-Ignacio

[17https://www.resumenlatinoamericano.org/2023/01/13/venezuela-las-delaciones-de-leopoldo-lopez-contra-sus-socios-del-g4/

Source de cet article : https://www.medelu.org/Un-president-imaginaire-renverse-par-une-Assemblee-qui-n-existe-pas

« 2023, l’heure d’un monde nouveau » : l’interview de Nicolas Maduro par Ignacio Ramonet

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, avant toute chose je vous remercie de me recevoir à nouveau pour cette entrevue, il est bon de poursuivre cette tradition – c’est déjà la septième occasion où nous rencontrons à la fin d’une année pour aborder la suivante sur la base de vos analyses et du bilan, mis aussi des perspectives sur ce qui aura lieu. Cet entretien va tourner comme d’habitude autour de trois thèmes principaux : d’abord nous allons parler de politique intérieure, de la situation interne du Venezuela. Ensuite nous parlerons d’économie et enfin, de politique internationale. Trois questions pour chaque thème. Commençons par la situation au Venezuela. 2022 a été marqué par une série d’inondations, de tempêtes causées en partie par le phénomène appelé “La Niña”, et qui a provoqué en particulier au Venezuela des catastrophes, comme à Tejerias en octobre dernier, et je voulais vous demander Président comment est la situation sur place, qu’a fait votre gouvernement pour tenter d’aider les victimes de Tejerías? Quelle réflexion vous inspire la situation qu’a vécue le Venezuela?

Nicolás Maduro – Tout d’abord, Ramonet, tu es toujours le bienvenu au Venezuela. C’est en effet la septième fois que nous réalisons cette interview pour commencer l’année, le premier janvier. Bonne année à vous, à vos proches et bonne année à tous ceux qui nous voient et à tous ceux qui nous écoutent.

Oui, en 2022, nous avons connu des situations résultant du changement climatique qui ont douloureusement affecté des milliers de familles au Venezuela, en particulier le cas de Las Tejerías, qui était une avalanche impressionnante où, à partir d’un petit ravin, une débordement gigantesque s’est produit, un glissement de terrain qui a causé la mort de plus de 50 personnes, un groupe a disparu et des centaines de personnes se sont retrouvées sans abri. Nous avons agi immédiatement dans ce cas et dans tous les autres, car nous avons également été touchés dans le centre du pays, dans une région, dans un secteur appelé El Castaño. Nous avons également été touchés dans l’État de La Guaira sur la côte vénézuélienne, à Caracas, dans l’est du pays, dans les Andes, Mérida, Táchira, Trujillo; nous avons été actifs pendant des mois, nous entrons maintenant dans une saison un peu plus calme, mais nous sommes toujours présents directement, en personne, sur le terrain. Ici il n’y a pas de peuple orphelin, Ramonet, ici le peuple a un gouvernement pour le protéger, pour l’accompagner en toutes circonstances, surtout dans les plus difficiles, adverses, douloureuses, comme dans le cas de ces destructions causées par les pluies torrentielles; nous avons garanti à la population une assistance directe, un toit, un accompagnement constant. Puis nous avons commencé un processus de rétablissement de tous les services commerciaux, des services publics pour la vie des gens de Las Tejerías, et la vie de toutes les villes affectées par ces pluies torrentielles, qui a fait des progrès extraordinaires.

Et la garantie la plus importante : la garantie du logement, le droit d’avoir un toit au-dessus de sa tête. J’ai dit aux personnes qui ont perdu leurs maisons à Las Tejerías : vous entrerez dans l’année 2023 avec votre propre maison, et grâce aux efforts de la Grande Mission du Logement Venezuela nous avons tenu notre promesse. Ces personnes qui ont été si horriblement touchées, qui ont perdu leur maison et souvent leurs proches, ont maintenant retrouvé un logement. Le Venezuela est donc prêt à réagir. Cette année 2022 qui s’est écoulée nous a mis à l’épreuve, mais une fois de plus, le pouvoir du peuple, le pouvoir des Forces armées nationales bolivariennes et le pouvoir politique du gouvernement national se sont unis pour répondre aux besoins de la population.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, vous avez lancé cette année une nouvelle façon de gouverner, que vous appelez le système 1×10 de bonne gouvernance, et vous l’avez définie comme une méthode innovante, pouvez-vous nous expliquer en particulier, pour le public international, de quoi il s’agit ?

Et d’autre part, comment évaluez-vous ce système dans les politiques développées par votre gouvernement dans des circonstances particulières, celles imposées par le blocus économique international ?

Nicolás Maduro – Eh bien, nous renouvelons des formes d’action politique directe avec le mouvement populaire, avec le pouvoir populaire. Au Venezuela, il y a un pouvoir puissant, si je peux utiliser l’expression : un pouvoir populaire, un peuple doté de pouvoir et qui exerce son leadership dans les rues, dans les communautés, à la base. Il y a des millions d’hommes et de femmes qui sont les leaders des communautés, il y a plus de 48.000 conseils communaux à la base, qui fonctionnent de manière très démocratique ; et nous avons aussi un peuple mobilisé en permanence à travers des programmes sociaux, des missions éducatives, la mission de santé, avec les Comités d’Approvisionnement et de Production, les CLAP, un peuple qui s’active dans ses communautés. Nous avons donc cherché depuis quelque temps déjà, une méthode par laquelle les gens pourraient communiquer leurs alertes, leurs plaintes, leurs besoins directement au gouvernement national, en coordination avec les gouvernements régionaux et municipaux. Au-delà d’un morceau de papier, au-delà d’autres formes d’expression que les gens peuvent avoir, nous avons conçu plusieurs mécanismes. Tout d’abord, une application, une App qui est un réseau social, Ven-App, et dans l’application Ven-App nous avons placé une fenêtre : la Ligne 58, pour que les gens puissent faire leurs plaintes et que ces plaintes, ces alertes parviennent à un poste de commandement présidentiel central. Nous avons expliqué à la population que nous allions agir par le biais de cette application – qu’on peut activer depuis le téléphone portable, depuis une tablette, un ordinateur, différentes modalités technologiques. Et en effet, les gens ont commencé à l’utiliser.

Et nous nous sommes fixé trois priorités pour commencer : les plaintes concernant les situations dans le service public de l’eau, qui, selon toutes les enquêtes, était l’une des questions les plus prioritaires, les plus préoccupantes pour les gens. L’éducation et la santé. Nous avons commencé avec ces trois-là. Et ça a été fabuleux.

Puis après deux, trois mois, nous avons incorporé les télécommunications, l’électricité et d’autres secteurs. Cela signifie que nous avons traité l’équation des problèmes qui touchent le plus la population, afin que celle-ci puisse formuler ses plaintes. Et le résultat a été merveilleux, car cela nous connecte directement au véritable problème de la communauté, et oblige également l’État, les institutions, les organisations à y répondre et à les résoudre en temps réel. Nous avons atteint une capacité de réponse de 85 % en matière de plaintes, d’alertes, de résolution, par exemple, de la rupture d’une conduite d’eau ou d’un tuyau d’égout.

Après cela j’ai mis en place “le 1×10 de la bonne gouvernance”, nous l’appelons “1×10” parce que nous demandons aux gens de s’organiser en équipes de travail de dix personnes pour recueillir les plaintes, les alertes, faire ce travail communautaire. Et cela a fonctionné, près de 7 millions de personnes se sont inscrites, notamment des citoyens qui sont déjà membres des 1×10 de la bonne gouvernance. Ce système trouve son origine, Ramonet, tu dois le savoir, dans des mécanismes que nous avons historiquement appliqués pour nos mobilisations électorales : un(e) militant(e) cherche dix personnes pour les inciter à voter. Alors j’ai dit, eh bien, si ça marche pour la vie électorale, pour la vie politique, pourquoi cet immense capacité que les gens ont montré dans le 1×10 ne pourrait-il pas marcher pour gouverner, pour résoudre les problèmes des gens ? Et ça a été merveilleux.

Sur cette base du “1×10” de la bonne gouvernance, face aux problèmes de l’éducation et de la santé très affectées par le manque d’investissement en raison des sanctions et du blocus, nous avons créé quelque chose qui s’appelle les Bricomiles, les Brigades communautaires militaires pour l’éducation et la santé, leur mission est la réparation structurelle totale des établissements scolaires, écoles, lycées, des établissements de santé, des cliniques, des centres de diagnostic intégral, etc. Et ça a été merveilleux.

Nous faisons des miracles, nous faisons des choses qui seraient impossibles à planifier en raison du manque de ressources, en raison du blocus, de la persécution criminelle de l’impérialisme ; nous faisons des choses avec les ressources du pouvoir populaire, des forces armées, et avec les ressources fournies par le gouvernement national, nous avons réparé des milliers d’écoles, réparées et rénovées à 100%. Nous avons réparé des centaines de cliniques et nous progressons sur les grands problèmes. Le 1×10 de la bonne gouvernance a donc été une heureuse création de 2022. Et cette année 2023, nous allons approfondir tous les mécanismes qui nous conduisent à une connexion directe avec les gens, leurs besoins, car c’est là que l’on se demande, Ramonet, pourquoi un gouvernement existe ?

Ignacio Ramonet – Révolutionnaire en particulier, parce que c’est une des dimensions, j’imagine, de la révolution bolivarienne, justement.

Nicolás Maduro – Exact.

Ignacio Ramonet – Réaliser une sorte de démocratie directe également, en articulant la société et le gouvernement, comme vous dites.

Nicolás Maduro – La méthode du 1×10 est une expression de la démocratie réelle, de la nouvelle démocratie, de la démocratie populaire, de la démocratie directe. Le 1×10 répond à la question : A quoi sert un gouvernement ? Un gouvernement doit servir le peuple, les citoyens. Et comment va-t-il s’y prendre ? Eh bien, nous créons des moyens technologiques à travers de nouveaux réseaux sociaux, à travers de nouvelles applications, et surtout à travers l’organisation et la responsabilisation du peuple, l’organisation et la responsabilisation du pouvoir populaire.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, parlons de la politique en termes concrets. Fin novembre de l’année dernière, après 15 mois d’interruption, les pourparlers ont repris avec une partie de l’opposition, disons l’opposition extra-parlementaire.

Quelle est votre évaluation du processus de dialogue qui a été relancé ? Et d’autre part, quels obstacles voyez-vous à la poursuite de ce processus de dialogue avec l’opposition ?

Nicolás Maduro – Eh bien, remarquons d’abord que le monde fait une erreur, une erreur induite par les agences de presse et les grands médias hégémoniques du capitalisme mondial : dire que le gouvernement bolivarien que je préside, et les forces bolivariennes, entament un dialogue avec « l’opposition ».

Ignacio Ramonet« L’opposition ».

Nicolás Maduro – Oui, car la première chose à comprendre est qu’il n’y a pas « une » mais plusieurs oppositions, et ce processus de fragmentation, de création et d’atomisation de l’opposition est le résultat des politiques extrémistes qui ont été appliquées pendant quatre ans par le gouvernement de Donald Trump, pour mettre le Venezuela à genoux, pour soumettre le Venezuela ; Suite aux graves dommages causés dans les domaines économique, financier, commercial, énergétique et social, l’opposition a implosé en tentant d’appliquer une politique déconnectée de la réalité, avec des gouvernements parallèles, des pouvoirs parallèles qui n’étaient pas enracinés dans la réalité. L’empire états-unien, certains en Europe, plusieurs gouvernements de droite en Amérique latine, ont cru comme nous disons ici, que « le travail était fait ». Qu’il suffisait de nommer “leur président”, point final.

Mais ils n’ont pas compris le Venezuela, ils n’ont pas compris la force institutionnelle républicaine du Venezuela, ils n’ont pas compris la force populaire de la révolution bolivarienne ; ils ont pensé  » ça y est « , qu’il suffisait de mener une campagne de dénigrement contre Maduro et le destituer. Ils ne comprennent pas que Maduro est le produit d’un processus historique, d’une force, d’une puissante union civile-militaire, avec des racines idéologiques, culturelles et politiques profondes. En ne comprenant pas cela, ils se sont autodétruits, ont volé en éclats. Donc, la première chose que nous devons dire est que nous sommes en dialogue avec toutes les oppositions.

L’opposition la plus connue en Occident, appelée Plate-forme Unie du Venezuela, qui a été dirigée par Guaidó de manière erratique pendant un certain temps, et qui rassemble des gens comme Capriles Radonski, Ramos Allup et d’autres, Manuel Rosales gouverneur de Zulia, eh bien, oui, avec eux nous avons une conversation, un dialogue permanent, nous avons une négociation et nous avons trouvé certains accords. Nous avons signé deux accords, entre le gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela et la plate-forme unitaire de l’opposition.

Le dernier accord que nous avons signé est un accord social élaboré dans le détail pour récupérer 3,15 milliards de dollars gelés, séquestrés dans des banques à l’étranger. Cet argent appartient à l’État vénézuélien, à la société vénézuélienne. Le plan est de récupérer cet argent pour l’investir dans les services publics – l’électricité, l’eau, l’éducation, la santé – et pour atténuer certains des dégâts causés par les pluies torrentielles de 2022. Cet accord a été signé, mais il a été difficile d’obtenir du gouvernement états-unien qu’il prenne les mesures nécessaires pour libérer ces ressources. J’ai vraiment confiance dans le pouvoir de la parole donnée par une personne honorable comme Gerardo Blyde, par exemple, qui est le chef de la commission de négociation de ce secteur de l’opposition, ils devront montrer au pays s’ils tiennent ou non leur parole. Espérons-le.

Maintenant, je peux aussi te dire, Ramonet, qu’en 2022, nous avons promu le dialogue avec toute les oppositions. J’ai eu des réunions au palais présidentiel avec l’Alliance démocratique, qui réunit les secrétaires généraux du parti Action démocratique, de Copei (parti social-chrétien), du parti Primero Venezuela, du parti Cambiemos et du parti Avanzada Progresista. Cette alliance est celle qui a obtenu le plus de voix lors des dernières élections de gouverneurs et de maires au Venezuela. J’ai également rencontré le parti Fuerza Vecinal, un mouvement jeune composé d’une quarantaine de maires du pays, j’ai écouté leurs critiques, leurs contributions, leurs propositions, nous nous sommes écoutés, nous avons eu un long dialogue. J’ai également rencontré un jeune dirigeant vénézuélien du parti Lápiz, qui regroupe un ensemble de mouvements éducatifs, culturels et sociaux, avec Antonio Ecarri, nous sommes donc dans un dialogue politique permanent avec tous les secteurs économiques, avec tous les secteurs sociaux et culturels du pays.
Si quelque chose nous caractérise, et me caractérise en tant que président de la République, c’est que j’ai toujours tendu la main, j’ai toujours été disposé à écouter, à dialoguer, à parler avec tous les secteurs, et je pense que c’est l’une des clés qui explique qu’en 2022 nous ayons consolidé ce climat d’harmonie, de paix, de coexistence que le Venezuela a aujourd’hui.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, nous allons passer au deuxième sujet, nous allons parler de l’économie. Et à cet égard, il y a une opinion majoritaire, peut-être en raison de l’atmosphère dont vous parliez, de l’harmonie qui a été créée. Et c’est que la plupart des observateurs considèrent que l’année 2022 a été spectaculairement positive pour l’économie du Venezuela. Votre gouvernement en particulier a remporté une victoire, que beaucoup de gens pensaient impossible, en vainquant l’hyperinflation, par exemple. Et maintenant, la Banque centrale du Venezuela dit que la croissance au Venezuela a été d’environ 19%, alors que la CEPAL (ONU) parle d’une perspective de croissance de 12%.

La question est donc la suivante : que pouvez-vous nous dire sur ce miracle économique vénézuélien, quelle en est la raison, comment l’expliquez-vous ?
Et d’autre part, quelles sont les perspectives économiques du Venezuela en 2023, quels sont les objectifs que vous vous fixez ?

Nicolás Maduro – Les années les plus difficiles ont été celles où tout ce groupe de sanctions criminelles a été activé, plus de 927 sanctions criminelles contre toute la société vénézuélienne, contre l’économie, contre l’appareil productif, contre l’industrie pétrolière – la grande industrie du Venezuela. Pendant plus de 100 ans, le Venezuela a vécu uniquement grâce au pétrodollar, d’une part le flux de dollars, et d’autre part il a dépensé avec un chéquier gigantesque pour importer tout ce qu’il consommait.
Pratiquement 80, 85% de tout ce qui est consommé au Venezuela provient des pétrodollars, et cela a permis au Venezuela d’avoir l’un des niveaux les plus élevés de dépenses publiques et de qualité de vie, surtout à l’époque du commandant Hugo Chávez.

Pendant ces années difficiles où l’industrie pétrolière a été attaquée, je peux te donner un chiffre : le Venezuela a perdu 232 milliards de dollars, et le produit intérieur brut a subi un préjudice économique de plus de 630 milliards de dollars. Ces chiffres sont gigantesques ; pour un pays, passer d’un niveau de revenus de 56 milliards de dollars à 700 millions de dollars en un an, c’est une catastrophe. Néanmoins, grâce à la politique sociale de la révolution, aux missions sociales de la révolution, nous avons réussi à résister à l’impact dévastateur des sanctions, des persécutions et de toute cette guerre de missiles économiques, de missiles lancés contre toute l’économie, contre toute la société.

Nous avons créé les bases d’un processus de redressement structurel : le premier fut l’activation des 18 moteurs de l’agenda économique bolivarien. Le second, l’établissement d’un nouveau système de taux de change. Et puis il y a tout un ensemble de décisions et de mesures qui ont été prises pour protéger le système industriel, le système de production agricole, le système bancaire. Il s’agit d’un ensemble de politiques publiques judicieuses qui ont été accordées avec tous les secteurs économiques, sociaux et politiques du pays et qui sont le fruit de débats, de conversations et de dialogues.

A la fin de 2020, l’année de la pandémie, nous avons commencé à voir les premiers signes de reprise. En 2021, le Venezuela a connu sa première année de croissance modérée, et cette année, en 2022, les forces productives du pays se sont libérées.

Je peux te donner un autre fait : le Venezuela, qui dépendait des importations pour 80, 85% de toute sa nourriture, produit aujourd’hui 94% de la nourriture qui arrive aux foyers vénézuéliens, un record, un miracle agricole. Grâce à quoi ? Au fait que des centaines de producteurs, d’entrepreneurs ruraux, ont commencé à travailler, à produire, et que leur production parvient aux principaux marchés du pays, directement aux foyers.

Il y a une croissance industrielle qui a un grand impact mais qui connaît encore une brèche, nous pouvons croître encore plus. Le Venezuela a une croissance à deux chiffres cette année, la Banque centrale du Venezuela a déjà donné quelques chiffres importants, la CEPAL en a donné d’autres en ce sens. Cette croissance, je peux te le dire, pour la première fois depuis plus de 100 ans, est une croissance de l’économie réelle non pétrolière, c’est une croissance de l’économie qui produit de la nourriture, des biens, des services, de la richesse, qui paie aussi des impôts. Parce que nous battons des records dans la collecte des impôts pour l’année 2022.

Ignacio Ramonet – En d’autres termes, il s’agit également d’une diversification de l’économie vénézuélienne, qui était auparavant trop étroitement liée au pétrole.

Nicolás Maduro – Exact. Et c’est ce que je suis déterminé à dire à tous les secteurs économiques, à tous les secteurs politiques, à tout le Venezuela, notre chemin ne peut pas être de revenir à la dépendance pétrolière, notre chemin doit être de nous libérer de la dépendance pétrolière de manière définitive, de nous libérer du vieux modèle capitaliste rentier dépendant du pétrole. Le Venezuela a ce qu’il faut, le Venezuela a un appareil industriel avec un bon niveau technologique, une bonne capacité productive, et il le prouve.

Dans les pires années : 2018, 2019, je disais cela, et certaines personnes me regardaient comme si j’étais fou, « Maduro est devenu fou ». Mais je savais que ce dont nous disposons, nous l’avons étudié. Je peux te le dire : nous avons une équipe du plus haut niveau, de la plus haute qualité technique, économique et académique, pour formuler les politiques publiques, nous avons une super équipe pour l’économie, qui s’est aussi diversifiée et qui écoute toutes les opinions. Ce qui pourrait faire le plus de dégâts à une économie qui sort du sous-développement, qui sort de la dépendance pétrolière, qui est soumise au harcèlement et à la persécution états-unienne et impérialiste, ce qui pourrait faire le plus de dégâts, c’est que nous tombions dans des dogmes. Non ! Nous sommes anti-dogmatiques, nous avons un projet national, le projet national Simón Bolívar, nous avons des objectifs très clairs dans la construction d’un modèle diversifié, productif, et nous nous adaptons, nous nous mettons d’accord sur des politiques publiques de récupération structurelle.

Le Venezuela, je peux le dire aujourd’hui, vit la première étape d’un long cycle de reprise et de croissance structurelle, d’une nouvelle structure, d’une nouvelle économie, et c’est le chemin que nous allons poursuivre.

Ignacio Ramonet – Président, il y a cependant quelques nuages dans ce panorama très positif, à savoir la question du dollar, la pression du dollar parallèle et aussi la hausse des prix qui a été observée ces derniers mois. Pensez-vous que ces deux questions, la pression du dollar parallèle et la hausse des prix, puissent constituer un danger pour la reprise économique du pays ? Quels outils comptez-vous utiliser pour limiter la pression de la hausse des prix et la pression du dollar parallèle ?

Nicolás Maduro – C’est une grande perturbation, ce sont les blessures qui restent des instruments de la guerre économique, une phase que nous sommes en train de surmonter pas à pas, progressivement. Il y a eu une guerre contre notre monnaie et il y a eu différents instruments pour cela : le Dollar Today, le Dollar Cúcuta, c’était un dollar fictif, pour la guerre économique. Maintenant les mécanismes sont plus sophistiqués, ils passent par les crypto-monnaies, qui régissent le taux de change de manière spéculative avec un objectif politique, ce sont effectivement des perturbations. Je peux te dire que si nous comparons avec les années 2020, 2021 et 2022, nous avons réussi à calmer une bonne partie de cette perturbation, mais au cours des trois derniers mois, elle a eu de nouveau un grand impact sur le nouveau système de taux de change qui existe dans le pays, qui est fondamentalement un système de taux de change lié au marché. Pendant 100 ans, Ramonet, le Venezuela a vécu avec des systèmes de change dépendant du pétrodollar ; aujourd’hui, il n’y a pas de pétrodollar, l’économie doit donc avoir un système de change où elle se nourrit du dollar, de devises dans son propre processus productif, suivant des cercles vertueux qui lui permettent d’avoir un approvisionnement suffisant en devises. Il existe des facteurs objectifs et non-objectifs. Parmi les facteurs objectifs à l’origine des turbulences que nous avons connues au cours des trois derniers mois, il y a la surchauffe du commerce. Les échanges commerciaux ont été multipliés par sept par rapport au reste de l’année ; par exemple, dans le Banco de Venezuela, notre plus grande banque, normalement au cours de l’année dans un bon jour d’activité commerciale on effectue jusqu’à 100 mille transactions par minute, puis en octobre cela a atteint 500 mille transactions, et maintenant en décembre il y a eu des jours où il a atteint 700 mille transactions par minute. Cette surchauffe a nécessité un montant plus important et plus élevé de devises étrangères pour faire bouger le marché. Il s’agit d’une raison économique, mais elle ne justifie en rien les raisons non objectives, à savoir la spéculation pour causer des dommages économiques, pour poignarder la reprise économique. Mais nous allons contrôler cette situation, tous les secteurs économiques et le gouvernement vont construire un système de taux de change stable, pour défendre la monnaie et pour que l’économie fonctionne avec des circuits vertueux à partir de maintenant; nous allons aussi guérir cette perturbation, cette blessure.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, à la fin du mois de novembre, votre gouvernement a annoncé des accords avec la compagnie pétrolière américaine Chevron et, à cet égard, je voudrais vous demander si cet accord avec Chevron signifie que Washington lève certaines des sanctions contre le Venezuela et quel pourrait être l’impact des accords avec Chevron sur l’industrie pétrolière vénézuélienne.

Nicolás Maduro – Eh bien, cela ne signifie pas que les sanctions ont été levées, elles donnent simplement à Chevron, une entreprise états-unienne qui produit au Venezuela depuis 100 ans maintenant en 2023, une licence pour venir travailler, produire, investir. Les relations avec Chevron et les négociations avec eux ont eu lieu dans le cadre de la Constitution, des lois ; le dialogue et les conversations avec eux sont extraordinaires, et j’espère que tous les projets qui ont été signés, tous les contrats qui ont été signés, seront effectivement réalisés.

Et j’envoie un message à toutes les entreprises énergétiques du monde, aux États-Unis, en Europe, en Amérique latine, en Asie ; ici, au Venezuela, nous avons les plus grandes réserves de pétrole certifiées du monde, ici, au Venezuela, nous sommes en train de certifier les quatrièmes plus grandes réserves de gaz du monde. Le Venezuela est une puissance énergétique, personne ne pourra nous sortir de l’équation énergétique mondiale. Nous sommes fondateurs de l’OPEP, fondateurs et leaders de l’OPEP-Plus, et nous allons poursuivre ce processus. Le Venezuela a donc les portes ouvertes, avec des conditions spéciales pour l’investissement, pour la production, avec la stabilité politique, avec la stabilité sociale. Donc, c’est un bon pas, cette licence Chevron, lorsqu’elle sera mise en pratique va démontrer que nous pouvons travailler ensemble et qu’ils peuvent venir au Venezuela pendant encore 100 ans, s’ils le veulent.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, nous arrivons maintenant à la dernière étape de cette interview, la politique internationale, un sujet que vous connaissez déjà, nul n’oublie que vous avez été ministre des Affaires étrangères de la République pendant au moins huit ans.

En juin dernier, vous avez effectué une tournée internationale réussie, vous avez visité des pays comme la Turquie, l’Iran, l’Algérie, le Koweït, le Qatar, l’Azerbaïdjan, et vous avez montré que vous n’étiez pas isolé, pas plus que le Venezuela. D’autre part, d’importants changements géopolitiques et énergétiques se produisent actuellement dans le monde, notamment en raison du conflit en Ukraine, et de nombreuses capitales – comme vous l’aviez suggéré à l’époque – se rapprochent à nouveau ou pourraient se rapprocher du Venezuela, qui, comme vous l’avez souligné, est l’une des principales réserves d’hydrocarbures au monde.

Dans ce contexte, je voulais vous demander, quelles perspectives voyez-vous à une éventuelle normalisation des relations entre le Venezuela et les États-Unis, et également une normalisation des relations avec l’Union européenne, ou avec d’autres puissances qui, à un moment donné, se sont jointes aux sanctions contre votre gouvernement ?

Nicolás Maduro – Eh bien, avec l’Union européenne, je dirais que les choses avancent bien, il y a un dialogue permanent avec M. Borrell, un dialogue avec l’ambassadeur de l’Union Européenne au Venezuela. Récemment, l’Espagne a nommé un ambassadeur à Caracas, et a donné son approbation à la diplomate vénézuélienne Coromoto Godoy comme nouvelle ambassadrice à Madrid, elle sera à Madrid très bientôt. Je pense qu’en général, pas à pas, avec une patience stratégique, avec de la diplomatie, avec du respect, nous pouvons progresser avec l’Union Européenne.

Avec les États-Unis, ils restent malheureusement piégés par leur politique insensée sur le Venezuela, en soutenant des institutions inexistantes, une présidence intérimaire, une assemblée fictive qu’ils continuent à soutenir, d’une manière ou d’une autre le chantage éléctoral de la Floride, de Miami-Dade, influence fortement la politique étrangère de la Maison Blanche, du Département d’État, c’est regrettable. Le Venezuela est prêt, totalement prêt à aller vers un processus de normalisation et de régularisation des relations diplomatiques, consulaires, politiques, avec ce gouvernement des États-Unis et avec les gouvernements qui pourraient venir ; une chose sont les différences politiques stratégiques, la vision que l’on peut avoir du monde, une autre qu’il n’y ait pas de relations. C’est l’anti-politique qui a été imposée par le modèle Trump. Trump a imposé un modèle au Venezuela, l’anti-politique du coup d’Etat, la menace d’invasions, des sanctions extrémistes, la tentative de briser le pays de l’intérieur, d’imposer un président de l’extérieur. Et toutes ces politiques ont échoué, elles ont été vaincues, d’abord par la réalité et ensuite par notre force. Nous sommes une réalité au Venezuela : le chavisme, le bolivarianisme, sont une réalité puissante au Venezuela, au-delà de Nicolás Maduro. Ils ressassent leur petite musique, la même qu’ils ont appliquée au Comandante Chávez, “le régime Chávez”, “le régime Chávez”. Il n’y a jamais eu de régime Chávez, il y a eu un régime constitutionnel, un état de droit social et démocratique, de justice ; et donc maintenant ils répètent la même formule : Le “régime de Maduro”. Moi, Maduro, je voudrais construire un régime pour moi ? S’il vous plaît ! un peu de considération, un peu d’intelligence.

Nous sommes prêts pour un dialogue au plus haut niveau, pour des relations respectueuses, et j’espère, j’espère, qu’un halo de lumière éclairera les États-Unis d’Amérique, qu’ils tourneront la page et laisseront de côté cette politique extrémiste, et arriveront à des politiques plus pragmatiques par rapport au Venezuela, nous sommes prêts, j’espère que cela arrivera.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, en Amérique latine, il y a eu de nombreux changements relativement positifs du point de vue, je pense, de Caracas ; ce premier janvier 2023, votre ami Lula da Silva va reprendre la présidence du Brésil, c’est une immense victoire, et il y a eu aussi la récente victoire de Gustavo Petro en Colombie. Nous pourrions dire que malgré la situation actuelle au Pérou, nous sommes globalement face à une nouvelle Amérique latine avec une majorité de gauche. La question est la suivante : quelle est votre analyse de cette nouvelle Amérique latine, et quelles perspectives lui voyez-vous ? Et en particulier, comment voyez-vous l’évolution des relations entre le Venezuela et la Colombie, lorsque ce premier janvier, en principe, la continuité et la liaison routière entre la Colombie et le Venezuela seront rétablies ?

Nicolás Maduro – En 2022, il y a eu de bonnes nouvelles, dans le contexte d’une Amérique latine caribéenne en conflit – le projet impérial de domination, de recolonisation, d’assujettissement de nos pays est en conflit avec les différents projets d’indépendance, de démocratisation, d’amélioration de la vie de nos peuples ; Il s’agit d’une lutte historique, une lutte historique entre les projets latino-américains et caribéens, avec leur propre empreinte et leur propre signe national, et les projets oligarchiques liés, malheureusement, et soumis, aux intérêts impériaux ; dans cette lutte, on a dit qu’une deuxième vague se lève, on l’a beaucoup dit. Par rapport à la première vague, nous savions tout ce qui découlait du triomphe du Commandant Chávez et des triomphes de Lula da Silva, Néstor Kirchner, Tabaré Vázquez, Evo Morales, Rafael Correa, le Front Sandiniste, Daniel Ortega, la force de Cuba…

Ignacio Ramonet – Fernando Lugo…

Nicolás Maduro – … Mel Zelaya, toute cette vague.

Ignacio Ramonet – Lugo au Paraguay.

Nicolás Maduro – Cette vague qui a surgi sur le continent avait beaucoup de cohésion, beaucoup de cohérence, beaucoup de force, beaucoup d’impact. Puis vint la contre-offensive de l’extrême droite et maintenant une nouvelle vague libératrice, démocratisante, avancée et progressiste semble se lever avec force. Le triomphe de Gustavo Petro en Colombie a signifié d’importants changements pour la vie et la recherche de la paix pour le peuple colombien ; le triomphe et l’accession à la présidence de la République par Lula da Silva signifie, enfin, une formidable avancée géopolitique pour les projets régionalistes, pour la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes, pour la reprise des projets du Sud, de l’UNASUR, de la Banque du Sud, pour la reprise des projets d’intégration dans nos pays. C’est donc une bonne nouvelle. Avec la Colombie, cette année nous avons fait beaucoup de progrès, comme l’ouverture libre et totale des passages frontaliers, maintenant l’ouverture du pont Antonio Ricaurte à Tienditas, sur la frontière entre notre état du Táchira et le nord de Santander en Colombie. Nous avons également pris des mesures importantes dans le domaine du commerce. On estime que la balance commerciale des premiers mois est passée à plus de 600 millions d’euros. La balance commerciale entre la Colombie et le Venezuela commence tout juste à atteindre 600 millions, ce qui représente un grand potentiel.

De même, au Venezuela, des pourparlers de paix ont été mis en place avec le projet de paix totale du président Petro, et nous soutenons pleinement toutes les initiatives de paix, y compris celle qui a été mise en place au Venezuela, dans les pourparlers de paix avec l’Armée de libération nationale. Je crois que dans ce sens, le Venezuela et la Colombie sont en train d’embrasser la réunion des frères, et c’est une bonne nouvelle pour les deux pays et pour toute l’Amérique latine.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, une dernière question. Vous vous êtes récemment rendu en Égypte notamment pour participer au Sommet sur le Climat et vous avez pu y développer votre propre vision des solutions à apporter au changement climatique, ainsi que votre analyse de la situation géopolitique internationale, mais vous avez également profité de cette rencontre internationale pour établir des contacts directs avec des dirigeants internationaux. Pour conclure cette interview, j’aimerais vous demander quelle est votre vision du nouveau scénario international conflictuel, et quels sont, selon vous, les atouts et les espoirs d’un nouveau monde multipolaire ?

Nicolás Maduro – Au sommet sur le changement climatique, la COP-27 en Égypte, nous avons pu rencontrer pendant trois jours les délégations de plus de 190 pays. Je peux vous dire que j’ai serré la main de la grande majorité des chefs d’État, des chefs de gouvernement, des chefs de presque toutes les délégations ; nous avons eu de longues réunions, des conversations avec tous ces présidents et premiers ministres. Qu’ai-je ressenti, Ramonet ? Du respect. De l’admiration pour les actions du peuple vénézuélien. La reconnaissance des dirigeants du monde pour le Venezuela debout, pour le Venezuela victorieux, pour le Venezuela qui donne l’exemple et qui ne s’est pas laissé écraser, ni mettre à genoux par les empires du monde. Et c’est ainsi que les gens du monde entier m’ont dit en privé, dans des conversations, dans le couloir, dans la salle de réunion, dans des conversations bilatérales : admiration, respect, reconnaissance pour la révolution bolivarienne, pour le peuple du Venezuela, pour toute la trajectoire démocratique que nous avons accomplie pendant toutes ces années.

Nous avons porté la voix du Venezuela : véritablement les ravages causés par le modèle capitaliste en 200 ans nous ont conduit à une urgence climatique, nous vivons déjà une urgence climatique. Nous y avons rencontré le président Petro, le président du Suriname, et nous avons fait une proposition que le président Lula a acceptée, celle d’organiser très prochainement au Brésil un sommet de l’Organisation du traité de l’Amazonie, qui réunira tous les pays amazoniens d’Amérique du Sud ; Nous y porterons la voix du Venezuela pour réactiver l’Organisation du Traité de l’Amazone, et aussi pour parvenir à un plan d’urgence pour récupérer l’Amazonie, pour défendre l’Amazonie comme le grand poumon du monde ; c’est l’un des grands accords que nous avons conclus avec le président Petro, avec le président du Suriname et maintenant avec le président Lula da Silva du Brésil.

Le monde est sans aucun doute dans une situation très difficile, nous vivons les douleurs de l’accouchement d’un monde différent. Nous avons toujours prôné la construction d’un monde pluripolaire, multicentrique, de divers pôles de développement, de pouvoir, de centres qui accompagnent toutes les régions du monde. Le vieux monde des 15ème, 16ème, 17ème, 18ème, 19ème siècles, du colonialisme, puis du néo-colonialisme du 20ème siècle, doit être abandonné pour de bon. Personne ne peut croire qu’à partir de deux ou trois métropoles, on peut gouverner le monde, on peut soumettre les peuples. Il y a déjà des régions très fortes, comme l’Asie, le Pacifique, l’Afrique elle-même, l’Amérique latine et les Caraïbes, nous sommes des blocs de pays qui sont en train de devenir des pôles de la puissance mondiale. Devons-nous renoncer à nos droits à la paix, au développement, au progrès scientifique et technologique, à nos propres modèles culturels, à nos propres modèles politiques ? Devons-nous y renoncer ? Non. Devrions-nous assumer la domination unipolaire d’une métropole qui prétend dicter sa loi au monde ? Non. C’est l’heure d’un monde nouveau, d’une nouvelle géopolitique qui redistribue le pouvoir dans le monde. La guerre en Ukraine fait partie des douleurs de l’accouchement d’un monde qui va émerger.

Nous ne doutons pas que nous en serons, nous avons voulu être l’avant-garde, fermement, courageusement, depuis la diplomatie bolivarienne, depuis la diplomatie chaviste, de la construction de ce nouveau monde. Nous apportons notre contribution de manière humble mais significative, depuis les idées de Bolivar, depuis les idées de Hugo Chávez, dans la construction d’un autre monde où nous pouvons tous nous intégrer, où nous pouvons vivre ensemble en paix et où les peuples peuvent surmonter les séquelles de siècles de colonialisme et de néocolonialisme. Nous croyons en ce monde et ce monde va émerger, n’en doute pas, Ramonet.

Ignacio Ramonet – Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour cette interview. Je profite de l’occasion pour vous souhaiter, ainsi qu’à votre famille, votre pays, votre peuple et la révolution bolivarienne, de bonnes fêtes de fin d’année et une nouvelle année prospère.

Nicolás Maduro – Bien, et mes salutations à tous ceux qui nous regardent et nous écoutent à la télévision, sur YouTube, sur Instagram, sur Facebook, sur Periscope, sur Twitter, de toutes les manières dont vous pouvez nous voir et nous entendre, mes salutations du Venezuela à tous nos amis du monde entier. Merci Ramonet.

Ignacio Ramonet – Merci, Monsieur le Président.

Entretien réalisé à Caracas et diffusé le 1er janvier 2023

Source : https://t.co/JFsB2jU18Z

Traduction : Thierry Deronne pour Venezuelainfos

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/01/01/2023-lheure-dun-monde-nouveau-linterview-de-nicolas-maduro-par-ignacio-ramonet/

Victoires de la gauche ou défaites de l’extrême droite ?, par Maurice Lemoine (Mémoire des Luttes)

Ils ont tenté de m’enterrer vivant et je suis là ! » Incarcéré pour « corruption » en avril 2018, au terme d’une conspiration politico-juridique, blanchi en mars 2021 par le Tribunal suprême fédéral, après un séjour de 580 jours dans une prison de Curitiba, Luiz Inácio « Lula » da Silva vient de remporter l’élection présidentielle brésilienne du 30 octobre 2022, avec 50,9 % des voix. Victoire étroite sur le président sortant Jair Bolsonaro (49,1 % des suffrages), mais victoire réelle – le plus grand nombre de voix (60 345 999) jamais obtenu dans l’histoire brésilienne par un candidat. Une victoire d’autant plus importante qu’elle empêche l’extrême droite de s’incruster à la tête de l’Etat. Car, avec Bolsonaro, c’est bien un néo-fasciste qui occupait le palais du Planalto, à Brasilia.

Comment en était-on arrivé là ?

Président de la République du 1ᵉʳ janvier 2003 au 1ᵉʳ janvier 2011 : Lula. Tant sur le plan matériel que symbolique, l’âge d’or pour les plus modestes des Brésiliens. Programmes sociaux, augmentation du salaire minimum, efforts sans précédents en matière de santé et d’éducation. Trente-six millions de personnes sortent de la pauvreté… Le tout en chef d’Etat réformiste, c’est-à-dire redistribuant, mais sans affronter le capital. Et bien que le Parti des travailleurs (PT) ne dispose au Congrès que de la première des minorités. Impossible d’y obtenir une majorité permettant de mettre en œuvre ces politiques inclusives, sans composer avec un marais de partis liés aux caciques régionaux et nationaux, formations dépourvues d’idéologie et de conscience, toujours prêtes à se vendre au plus offrant : le Centrão. D’où le recours à des expédients qui débouchent sur le scandale dit du Mensalão lorsque, en 2005, on découvre que le PT, pour s’assurer leur soutien, a acheté le vote d’un nombre conséquent de députés. Fixée sur les faits sans en analyser les causes, baptisant sans nuance le phénomène de « corruption », une première fraction de la classe moyenne prend ses distances avec le « lulisme » et le PT.

Cette première ombre sur le tableau n’empêche pas Lula d’être réélu pour un second mandat, puis Dilma Rousseff (PT) de lui succéder le 1er janvier 2011. Toutefois, dès juin 2013, des manifestations convoquées par des jeunes de la classe moyenne sur des revendications légitimes ayant trait à l’incurie des services publics et au pouvoir d’achat sont récupérées et instrumentalisées par la droite. Celle-ci expulse la gauche de la rue, y importe ses mots d’ordre et sa violence. Présentée comme « sociale », cette fronde amène la cheffe de l’Etat à promettre « un grand pacte » destiné à « oxygéner » le système politique pour le rendre « plus perméable à l’influence de la société ». Sur cette base, elle remporte l’élection 2014 – de très peu (51,6 % des voix). Mais, cette fois, la guerre est déclarée. La droite n’a plus en tête que de « corriger » le résultat d’un scrutin qui l’a plongée, à l’image d’Aecio Neves, le candidat battu du Parti social démocrate brésilien (PSDB), dans une rage infinie.

C’est que, à l’heure où la crise économique frappe le pays, les secteurs dominants n’acceptent plus ni le partage du gâteau négocié initialement avec Lula ni une quelconque forme de redistribution. D’un autre côté, mais en lien direct, démarre sous l’autorité d’un juge de Curitiba jusque-là inconnu, Sergio Moro, l’opération « Lava-Jato » (« lavage express »). Axée en grande partie sur des « delaçãos premiadas » (dénonciation récompensée par des remises de peine), l’enquête révèle un vaste système de marchés publics truqués liant l’entreprise pétrolière d’Etat Petrobras et des firmes du bâtiment et des travaux publics – Odebrecht, OAS, Camargo – au profit d’un grand nombre d’élus de toutes tendances politiques. Particularité des investigations : épargnant en grande partie la droite, elles s’acharnent, avec l’objectif clair de le détruire, sur le PT. Pain béni : de 2003 à 2005, Dilma Rousseff a été ministre de l’Energie et, de ce fait, présidente du conseil d’administration de Petrobras. Même si « Lava Jato » n’évoque son nom ni parmi les suspects ni parmi les coupables, les médias diffusent une pluie ininterrompue de missiles invoquant sa « responsabilité ».

Sans qu’on y prenne garde, une très forte odeur de pétrole flotte sur les événements : la désignation (par Lula) de Petrobras comme opérateur de l’exploration de champs pétroliers (dits « pré-salifères ») découverts en 2006 au large de Rio de Janeiro irrite profondément Washington. Ayant fait plusieurs voyages à Brasilia pour, entre autres points, suggérer à Dilma Rousseff d’en confier l’exploitation à des multinationales étatsuniennes, le vice-président de Barack Obama, Joe Biden, a été gentiment mais fermement éconduit. En septembre 2013, Rousseff a découvert que, comme Petrobras, elle a été espionnée par l’Agence nationale de sécurité (NSA). « Ces tentatives de violation et d’espionnage de données et d’informations sont incompatibles avec la cohabitation démocratique entre des pays amis, a-t-elle souligné. Nous prendrons toutes les mesures pour protéger le pays, le gouvernement et les entreprises. »

Brasilia dérange également pour d’autres raisons, ne serait-ce que pour ses relations cordiales avec la République bolivarienne du Venezuela, Cuba et le Nicaragua, ou son implication dans le renforcement des BRICS (alliance semi-formelle Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud). Cerise sur le « despacito » (un excellent gâteau brésilien), Rousseff a profondément indisposé les militaires en créant une Commission nationale de la vérité (CNV) ayant pour mission d’enquêter sur les violations des droits humains commis pendant la dictature (1964-1985) [1].

Sous le prétexte spécieux d’un « crime de responsabilité », le président de la Chambre des députés Eduardo Cunha, figure de proue du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) et chantre ultra-conservateur des évangélistes, déclenche en décembre 2015 une procédure de destitution contre la cheffe de l’Etat – dont il était jusque-là l’« allié politique ». Le crime en question, un « pédalage budgétaire », n’est autre qu’une pratique courante destinée à minimiser le déficit public, en fin d’exercice, en recourant à l’emprunt. Depuis 1985, elle a été pratiquée par tous les prédécesseurs de la Présidente ainsi que par les édiles municipaux et fédéraux.

Dans son offensive, Cunha a pour principal partenaire le président du PMDB Michel Temer, professionnel de la politique élu sur le ticket de Dilma Rousseff à la fonction de vice-président, dans le cadre de l’inévitable alliance de circonstance permettant au PT de gouverner. Le 17 avril 2016, en plein hémicycle, au cours d’obscènes débats précédant l’« impeachment », le député d’extrême droite Jair Bolsonaro rend un hommage public à la mémoire du colonel Carlos Brilhante Ustra, tortionnaire de Dilma – jeune militante marxiste et rédactrice dans un journal clandestin – après son arrestation en 1970. Ce 17 avril, au terme de ce qui est en fait un « coup d’Etat juridico-parlementaire » ou « coup d’Etat institutionnel », la cheffe de l’Etat est destituée.

Temer devenu président, la droite traditionnelle attend avec impatience la présidentielle de 2018 pour conforter son retour aux affaires. Car plus rien ne s’y oppose. Poursuivant l’entreprise de destruction, le juge Moro et le procureur de la République Deltan Dallagnol, coordinateur de la Força-tarefa da Operação Lava Jato (Force de frappe de l’Opération Lava Jato) mènent une action coordonnée pour expédier Lula en prison et ainsi l’empêcher de se présenter à un scrutin dont tous les sondages l’annoncent gagnant. Ce qu’ils obtiennent sans coup férir lorsque, le 7 avril, le dirigeant charismatique du PT se rend à la police fédérale et est incarcéré dans la ville de Curitiba.

Echec et mat ! A un détail près… La bourgeoisie a mal calculé son coup. La situation lui échappe. Le PT est certes au sol, marqué du sceau de l’infamie : « corrompu ». Mais, les Brésiliens ne sont pas dupes : 60 % des parlementaires qui ont participé à la « destitution » de Rousseff ont ou ont eu à affronter la justice (pour des affaires allant de la corruption à des meurtre, enlèvement et séquestration en passant par de la déforestation illégale). Sept des vingt-quatre ministres du gouvernement Temer sont cités ou font l’objet d’une investigation judiciaire dans le cadre de l’affaire Petrobras. En mars 2017, Eduardo Cunha est condamné à quinze ans et quatre mois de prison pour corruption, blanchiment d’argent et évasion illégale de devises.

« Tous pourris » ! Il faut un « Monsieur propre ». Un candidat résolument antisystème. Après avoir mis le PT à terre, la droite classique est elle-même balayée. Et c’est ainsi que l’extrême droite, sans être encore un phénomène de masse, tire les marrons du feu.

Bolsonaro est propulsé au Planalto, sans aucun programme de gouvernement. La suite est connue. Recul dans tous les secteurs : économie, éducation, santé. Gestion négationniste de la pandémie : 670 000 victimes. Apologie de l’ex-dictature militaire, de la torture et de la peine de mort. En 2016, sur les ondes d’une radio, Bolsonaro ira jusqu’à déclarer que « l’erreur de la dictature a été de torturer sans tuer ».

Le triptyque « BBB » occupe le pouvoir : «  Biblia, balas, buey » (« Bible, balles, bœuf »). Dit autrement : les religieux conservateurs évangéliques, les militaires, les grands propriétaires terriens (éleveurs de bœuf) [2]. Si l’on rajoute Bolsonaro à ces puissants lobbys aux considérables capacités financières, on élargit le concept : « BBBB ».

De sa position de pouvoir, l’outsider Bolsonaro conforte et amplifie sa base. Pour complaire aux « fazendeiros », il met à mal la protection de l’environnement et la démarcation des terres des peuples indigènes. L’Amazonie en paie le prix. A travers une série de décrets et en émule de Donald Trump, il encourage la population à s’armer. D’après l’Institut Sou da Paz, spécialisé en thèmes de sécurité, une moyenne de 1 300 nouvelles armes sont achetées chaque jour par des civils [3]. Ex-capitaine médiocre, manquant cruellement de cadres techniques et politiques pour garnir son gouvernement, Bolsonaro s’entoure de militaires – une caste ravie d’élargir son pouvoir politique –, dont il glorifie les « exploits anticommunistes » passés.

Plus que dans les Forces armées, le noyau dur de ses appuis « musclés » se trouve toutefois au sein de la Police militaire (PM), sorte de gendarmerie (disposant actuellement de 500 000 hommes) créée sous la dictature et particulièrement répressive, en particulier à l’égard des « sans terre » et des paysans. Des milices paramilitaires organisées à l’origine pour combattre la délinquance des « favelas » en dehors des procédures légales et tombées elles-mêmes dans tous les trafics complètent le tableau [4]. Que bénissent les évangéliques. Considérable force de frappe : 30 % de la population dont, en 2018, 70 % ont voté pour Bolsonaro. Et pour cause… RecordTV, la deuxième chaîne de télévision du pays après Globo, appartient à l’Eglise Universelle du multimillionnaire Edir Macedo, tout comme Folha Universal, le journal le plus lu.

Les médias traditionnels font le reste pendant quatre ans en relayant le discours de Bolsonaro et en imprimant dans de très nombreux esprits, y compris des secteurs populaires, l’image d’un PT « corrompu » et du « voleur » Lula.

Ainsi nait une extrême droite, « de masse » cette fois, qui, malgré les absurdités proférées en permanence par son référent, lui offrira 49,1 % des suffrages le 30 octobre dernier.

Autres temps, autres méthodes

Au-delà du cas brésilien, ce « bolsonarisme » marque la montée en puissance d’une extrême droite latino-américaine distincte, dans ses méthodes, de celle connue par le passé. Laquelle, lorsqu’elle souhaitait passer à l‘action, dans un contexte de guerre froide mettant par définition Washington dans son camp, frappait directement aux portes des casernes. L’armée se chargeant du traditionnel coup d’Etat (Brésil, Chili, Argentine, Uruguay, Paraguay, Bolivie, etc.), épargnant ainsi l’image des cercles civils impliqués dans l’opération.

Le souvenir et la réprobation des dictatures des années de plomb ont rendu plus difficile (mais pas totalement impossible) pour les forces militaires de s’impliquer à nouveau dans des opérations aussi voyantes. Toutefois, faibles ou forts, les signaux envoyés par le radicalisme conservateur se multiplient.

Au Chili, l’explosion sociale d’octobre 2019, laissait présager une élection « confortable » de la gauche à la présidentielle du 19 décembre 2021. Cataclysme : au premier tour, le candidat arrivé en tête (27,91 % des voix) s’appelle José Antonio Kast. Un avocat multimillionnaire de 55 ans, porteur d’un programme ultra conservateur et nostalgique de Pinochet dont il revendique l’héritage. Face à Gabriel Boric, jeune candidat de gauche favorable à la mise en place d’un Etat providence « à l’européenne », Kast distille au second tour un discours de haine s’inspirant d’un « liberté ou communisme » digne de la Doctrine de sécurité nationale des années 1960-1980 [5]. Finalement battu, il n’en enregistre pas moins un très significatif 44,13 % des voix [6].

Deux ans auparavant (27 octobre 2019), en Argentine, en représentation du Front de tous (FDT : centre gauche, péroniste) Alberto Fernández et sa vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner avaient battu le représentant d’une droite très néolibérale, mais somme toute classique, le chef de l’Etat sortant Mauricio Macri. La véritable « surprise » eut lieu en septembre 2021, lorsque Javier Milei arriva troisième, avec 13,66 % des suffrages, lors de la primaire aux législatives, dans la province de Buenos Aires – où vivent un tiers des 47 millions d’Argentins. Ex-rockeur, joueur de football professionnel et homme de radio, comparable à Trump et Bolsonaro, Milei relève à la fois de l’ultralibéralisme et de l’extrême droite libertarienne [7]. Antisystème, il dénonce « la caste politique » et n’hésite pas à faire campagne en proclamant délicatement : « Je ne suis pas venu ici pour guider des agneaux mais pour réveiller les lions ! »

Elu député de la ville de Buenos Aires en novembre 2021, à la tête de La liberté avance, parti créé pour l’occasion, il a, bien que proposant la suppression des aides sociales, fait son meilleur score dans les quartiers défavorisés. Le 12 juin 2022, à São Paulo (Brésil), Milei a participé à un forum en compagnie de Kast et d’Eduardo Bolsonaro (digne fils de son père et député fédéral), avant de se rendre en Colombie pour y appuyer la campagne de l’homme d’affaires Rodolfo Hernández, rival au second tour de Gustavo Petro.

Le 1er octobre suivant trouva Milei à Tucumán où il tint un important meeting en compagnie de Ricardo Bussi, le leader de Force républicaine. Ce parti a été créé après le retour de la démocratie par le général Antonio Bussi, surnommé « le boucher de Tucumán », condamné en 2008 à la peine perpétuelle pour crimes contre l’Humanité (et décédé en 2011). Lorsqu’il parle de son père, avec qui il a travaillé, Ricardo Bussi a coutume de répéter : « Tes valeurs sont celles dont Tucumán a besoin. » Présent dans les provinces de Mendoza, Córdoba et Tucumán, Force républicaine devrait apporter son soutien à Milei l’an prochain, dans la perspective de l’élection présidentielle à laquelle le FDT arrive divisé entre une aile centriste (Alberto Fernández) et un courant plus ancré à gauche (Cristina Fernández de Kirchner).

De gauche à droite : Javier Milei, Eduardo Bolsonaro et José Antonio Kast (São Paulo, juin 2022).

La Colombie – dans le contexte il est vrai très particulier d’un long conflit armé interne – a été gouvernée par l’extrême droite de 2002 à 2010 (Álvaro Uribe) et de 2018 à 2022 (Iván Duque). Si leur parti, le Centre démocratique, s’est électoralement effondré lors de la récente élection du candidat du Pacte Historique Gustavo Petro, ce courant n’en demeure pas moins dangereusement présent. Dans l’ombre, il conserve des liens avec certains groupes mafieux ou paramilitaires. Au grand jour, et suppléant au relatif effacement d’Uribe (en délicatesse avec la justice), de nouvelles figures émergent, telles les sénatrices María Fernanda Cabal et Paloma Valencia, fermement décidées à mener un combat aussi frontal que radical contre les gauches sociale et de gouvernement.

En Bolivie, depuis décembre 2005 et la première élection d’Evo Morales (pour ne parler que des années les plus récentes), l’extrême droite fascisante n’a jamais désarmé. Enkystée à Santa Cruz, ville la plus peuplée et la plus prospère du pays, capitale de l’oligarchie liée à l’agro-négoce, elle trouve à l’occasion de précieux alliés dans les départements de Beni, Pando et Tarija, qui constituent la Media Luna [8]. A Santa Cruz même, elle a pour bras politiques (et à l’occasion armés) le Comité civique pro-Santa Cruz et l’Union des jeunes cruceñiste (UJC), héritiers de la Phalange socialiste bolivienne (née en 1937), dont les militants se réclamaient du « caudillo » espagnol Francisco Franco. Avec comme leader le richissime boliviano-croate Branko Marinkovic, cette faction a mené en septembre 2008 une première tentative de renversement d’Evo Morales. Soutenue par Washington, mais heureusement neutralisée par l’action déterminée de la jeune Union des Nations sud-américaines (Unasur) récemment créée, le coup d’Etat échoua.

Poursuivi par la justice et exilé au Brésil depuis 2010, Marinkovic a été remplacé à la tête du Comité civique par cinq présidents successifs jusqu’à ce que, en février 2019, soit élu Luis Fernando Camacho. Riche catholique de 40 ans, authentique fasciste, proche des milieux évangéliques pentecôtistes, celui-ci a été le principal instigateur de la campagne de terreur qui a accompagné le coup d’Etat contre Evo Morales en novembre 2019 [9]. L’ont rejoint à l’époque le Comité civique de Potosí et des organisations de type paramilitaire telle la Résistance Cochala à Cochabamba. La sénatrice Janine Añez s’étant emparée du pouvoir, bénie par la hiérarchie catholique et adoubée par les ambassadeurs de l’Union européenne – Washington agissant dans l’ombre par l’intermédiaire de l’organisation des Etats américains (OEA) –, la répression a pu se déployer et Marinkovic revenir en Bolivie. Accueilli à bras ouverts par la dictature, il y occupera immédiatement la fonction de ministre de la Planification, puis, un peu plus tard, de l’Economie.

Un an de souffrance et de « k’encherío » (« malheur », en argot local)… La montée en puissance des mobilisations populaires a obligé Añez et son gouvernement de facto à organiser de nouvelles élections. En toute logique, le candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS) Luis Arce, ex-ministre de l’Economie d’Evo Morales (qui, à ce moment poursuivi par la justice pour… « terrorisme et sédition », ne pouvait se présenter), l’a emporté le 18 octobre 2020 avec 55,10 % des voix. Pour ce faire, il a battu le représentant de la droite dite traditionnelle, Carlos Mesa (Communauté citoyenne ; CC ; 28,83 %) et le néofasciste Camacho (Creemos), crédité d’un modeste 14 % [10].

Avec un tel score, on pourrait considérer ce douteux personnage et son courant neutralisés. C’est oublier leur caractère factieux. Dès le 20 octobre 2020, un rassemblement tenu à Santa Cruz contestait le résultat électoral. Devenu gouverneur de ce Département, Camacho adressa rapidement un avertissement au chef de l’Etat : « Si l’attitude envers Santa Cruz ne change pas, si se poursuivent l’intimidation et la persécution, si l’on continue à nous faire du mal avec des mesures économiques qui nous étouffent, la seule chose qui nous reste est de nous défendre, et vous n’ignorez pas que nous savons le faire et que nous le faisons très bien. »

Le 22 octobre 2022, ce courant « fascistoïde » est repassé à l’action. Prétexte : l’organisation d’un recensement national. Initialement prévu en septembre 2023, celui-ci a été retardé de quelques mois du fait des difficultés apportées à sa préparation par la pandémie. Ce dénombrement de la population sert à recalculer la répartition des sièges au Parlement et les ressources publiques attribuées aux Départements, Santa Cruz étant le plus peuplé du pays. A l’instigation du gouverneur Camacho, du président du Comité civique Rómulo Calvo et du recteur de l’Université autonome Gabriel René Moreno (UAGRM) Vicente Cuéllar, Santa Cruz s’est vue paralysée par un « paro » exigeant la mise en œuvre du recensement avant 2024.

Si le blocage de la ville a affecté les petites entreprises, le commerce informel et l’approvisionnement des habitants, il est apparu rapidement qu’il laissait la totale liberté aux grandes firmes liées à l’oligarchie locale de poursuivre leurs activités. En conséquence, le gouvernement a interdit les exportations de produits alimentaires de base – dont le soja, le sucre, l’huile et la viande de bœuf –, qui, tout en alimentant les finances de ces factions politico-économiques, risquaient de provoquer des pénuries sur le marché intérieur. De leur côté, les mouvements sociaux proches du MAS ont entrepris d’encercler et isoler Santa Cruz par le biais de barrages routiers. Ils considéraient que la grève ne pouvait uniquement affecter ceux qui, de condition modeste, vivent au jour le jour, tandis que les patrons comploteurs et la classe dominante continuaient à produire et engranger des profits.

Tenue à Cochabamba, une « grande réunion plurinationale » a réuni tous les gouverneurs – sauf Camacho, qui a refusé d’y assister – ainsi que l’ensemble des maires, autorités indigènes et recteurs universitaires du pays. A son terme, et après consensus, un comité technique a établi que la réalisation du recensement aura lieu entre mars et avril 2024. Sur la base de ses résultats, la redistribution des ressources économiques destinées au développement régional et national devrait avoir lieu en octobre, soit cinq mois plus tard. « Dans aucun pays, un acte technique comme le recensement n’est un prétexte politique pour déstabiliser et affronter la population, a observé le président Arce, mais certaines personnes ont politisé un processus (…) convenu avec pratiquement toutes les autorités du pays. »

Le 12 novembre, le Comité pro-Santa Cruz a annoncé la poursuite illimitée du « paro ». Contrairement à ce qui s’est passé en 2008 et 2019, Camacho et ses ultras ne sont pas parvenue à étendre leur mouvement aux autres Départements. Même un maire très à droite, comme celui de Cochabamba, Manfred Reyes Villa, a pris ses distances avec ce néofascisme : « Si nous ne pacifions pas le pays, tout peut arriver. Nous ne voulons pas d’effusion de sang, surtout venant de jeunes irresponsables et sans scrupules [qui] veulent amener le problème à Cochabamba. J’ai déjà cette expérience, je ne la referai plus jamais. Nous l’avons fait [en 2008] dans la Media Luna, vous vous en souvenez [11] ? »

De fait, la situation s’est dangereusement tendue. Comme au Venezuela (2014 et 2017) et au Nicaragua (2018), l’extrême droite « cruceñiste » a laissé des délinquants recrutés dans le « lumpen » – « ivrognes, voyous et drogués », accuse le porte parole du Comité interinstitutionnel de Santa Cruz – occuper les points de blocage et, en particulier la nuit, terroriser ceux qui tentaient de circuler. Au 13 novembre, le conflit avait déjà fait 4 morts et 178 blessés. Parmi les victimes, et là encore comme au Venezuela en 2014 lors des « guarimbas », un motocycliste a été décapité le 8 novembre par un câble tendu en travers d’une avenue. L’Union des jeunes cruceñistes a multiplié les exactions. Le 11 novembre, une manifestation pacifique d’organisations sociales a été attaquée avec une extrême violence par des paramilitaires parfaitement organisés. Débordant la police anti-émeutes, ceux-ci incendièrent ensuite les locaux de la Fédération départementale des travailleurs paysans et mirent à sac la Centrale ouvrière départementale (COD).

Malgré un ultimatum lancé aux autres comités civiques du pays, Santa Cruz s’est finalement trouvée isolée dans sa contestation de la date du recensement. Un temps, les factieux ont changé leur fusil d’épaule. Reprenant les thèmes séparatistes employés sans succès en 2008, ils ont prétendu convoquer une commission constitutionnelle pour « examiner les futures relations politiques de Santa Cruz avec l’Etat bolivien ». Le 13 novembre, le président du Comité civique, Rómulo Calvo, déclarait que si le dit comité n’est pas écouté, « des actions seront entreprises vers le fédéralisme ». Avant de céder au bout de 36 jours de troubles, le rapport de forces ne permettant guère d’aller plus avant dans l’immédiat. En effet, au Brésil voisin, Bolsonaro qui eut pu être un allié de poids (il l’a été en 2019 en envoyant des armes au gouvernement de facto pour mater les protestations), venait de perdre l’élection présidentielle. « A partir de maintenant, nous faisons un entracte, levons la grève et les blocus, sans suspendre notre combat », a souligné, le 16 novembre, Rómulo Calvo.

Même mise pour l’instant en échec, une telle organisation du chaos porte un nom : tentative de déstabilisation.

Luis Fernando Camacho (à droite) et son complice Luis Almagro, secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (au centre), à Washington en décembre 2019.

Démocratique la droite péruvienne depuis que, le 19 juillet 2021, a été proclamé vainqueur de la présidentielle l’enseignant et syndicaliste Pedro Castillo ? Comme au Chili, mais en sens politique inverse, le premier tour avait été marqué par un séisme : si, pour la droite, Force populaire (FP) et Keiko Fujimori accédaient au second tour (13,35 % des voix), un parfait inconnu arrivait en tête, le candidat de la gauche radicale Castillo (19 %).

Keiko Fujimori n’est pas stricto sensu classée à l’extrême droite, même si elle est la fille de l’ancien dictateur Alberto Fujimori (1990-2000), condamné en 2007 à vingt-cinq ans de réclusion pour crimes contre l’humanité et à huit ans pour corruption. Il n’en demeure pas moins qu’elle se situe à la droite de la droite et, qu’entre les deux tours, des dizaines de militaires à la retraite lui apportèrent ouvertement leur soutien (comme le firent, depuis l’étranger, l’ancien président colombien Álvaro Uribe ou l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa).

Malgré ces appuis « de marque », son adversaire Castillo l’emporta le 6 juin. Avec, toutefois, un bémol de taille, peu noté sur le moment : une bonne moitié des électeurs qui lui offrirent sa très courte avance (51 % des voix) ne le firent pas par adhésion à son programme. Il s’agissait avant tout pour eux d’éliminer le danger « Fujimori ». A la Chambre, avec 37 des 130 sièges, le parti Pérou Libre, dont Castillo était le candidat, ne serait que la première minorité. En d’autres termes, plus qu’une victoire de la gauche, c’est la droite radicale qui fut battue. Provisoirement…

A partir de sa prise de pouvoir, Castillo a subi un calvaire. En mars 2022, après seulement sept mois de gestion, le Congrès avait déjà renversé plusieurs de ses ministres et premiers ministres. Dans une démarche ubuesque, le chef de l’Etat lui-même dut faire face à d’incessantes procédures de destitution. En août 2022, le prétexte en fut une très vague « permanente incapacité morale ». N’atteignant pas les deux tiers des votes nécessaire (87 voix), le Congrès repartit à l’offensive, appuyé par une campagne permanente des médias nationaux.

Cinquième enquête préliminaire : Castillo est accusé par la procureure Patricia Benavides de diriger une « organisation criminelle », de « trafic d’influence et de collusion ». « Un nouveau type de coup d’Etat a commencé au Pérou », dénonce le Président. Il n’a pas tort. Le 11 novembre, par 11 voix contre 10, la sous-commission des accusations constitutionnelles du Congrès l’accuse de « trahison de la patrie ». Prétexte : en 2018, à La Paz, lors d’un congrès syndical, bien avant son élection, il a déclaré que le Pérou « pourrait faciliter un accès à la mer à la Bolivie » – accès qui, depuis la Guerre du Pacifique, lui est nié par le Chili [12]. Eclair de lucidité ? Le 22 novembre, le Tribunal constitutionnel déclare fondée la demande d’habeas corpus déposée par les avocats du chef de l’Etat et, en conséquence, ordonne au Congrès d’annuler son accusation.

Un tel harcèlement politico-juridique a eu pour première conséquence de faire exploser le champ politique – de l’extrême gauche (Pérou Libre) au centre gauche de Veronika Mendoza (Ensemble pour le Pérou) – qui appuyait le chef de l’Etat. En permanence sur la défensive et faute de base sociale organisée, celui-ci s’agite dès lors comme un nageur en train de se noyer. En désespoir de cause, il sollicite l’Organisation des Etats américains (OEA) pour qu’elle active la Charte démocratique – engagement collectif supposé renforcer et préserver le système démocratique dans la région. De quoi provoquer des sourires lorsqu’on connaît le rôle de cette organisation dans la déstabilisation des gouvernements progressistes. L’OEA, en l’occurrence ne se « mouille » pas » : le 1er décembre, elle recommande d’« initier une trêve politique » en attendant que soit convoqué un dialogue et qu’« un consensus minimum soit atteint pour assurer la gouvernabilité ». En réponse, et le jour même, le Congrès lance cyniquement une troisième motion de destitution du chef de l’Etat – pour « incapacité morale permanente » à nouveau.

Acculé comme il l’est, Castillo ne peut plus mettre en œuvre une quelconque politique « sociale », mais, de réactions improvisées en manœuvres erratiques, il survit, tout simplement. Et le 7 décembre, l’opposition atteint l’un de ses buts : elle le pousse à la faute. Peu avant que le Congrès ne se réunisse pour débattre de la motion visant à le destituer, il tente de prendre les devants. Dans un message à la nation, il proclame la dissolution « temporaire » dudit Congrès, l’établissement d’un « gouvernement d’urgence nationale », et enfin l’établissement « dans les plus brefs délais » d’un Congrès constituant (prévu dans son programme de campagne et que l’opposition a tout fait pour empêcher). D’ici à la rédaction d’une nouvelle Constitution « dans un délai ne dépassant pas neuf mois », précise Castillo, « le pays sera gouverné par décrets-lois ».

Sur le fond, la démarche est politiquement cohérente. Dans la forme, elle a laissé de côté un détail qui n’a rien d’anodin : constitutionnellement, un président de la République n’a le droit de dissoudre le Congrès que si celui-ci refuse par deux fois d’accorder sa confiance à un cabinet ministériel.

Le 11 novembre, une telle question de confiance a été posée par l’Exécutif pour modifier la norme régissant l’appel à un référendum (en vue de la fameuse Constituante). Le Congrès a décidé de « rejeter purement et simplement » la demande, c’est-à-dire de ne pas y répondre – ce qui lui permet de prétendre qu’elle n’a pas « refusé ». Au-delà de l’hypocrisie de la démarche, il manque de toute façon une seconde censure ou refus de confiance du Congrès envers le Conseil des ministres. La décision de Castillo tombe dans le domaine de l’illégalité. Que l’opposition qualifie immédiatement d’« auto-coup d’Etat ».

Ce 7 décembre, la police arrête Castillo avant même que sa destitution ne soit approuvée par le Congrès (101 voix pour, 6 contre, 10 abstentions). Issue de la gauche radicale, la vice-présidente Dina Boluarte prête serment. Comme ses homologues Roberto Micheletti (Honduras), Francisco Franco (Paraguay), Michel Temer (Brésil) au moment des renversements de Manuel Zelaya, Fernando Lugo et Dilma Rousseff, elle affiche une évidente satisfaction d’accéder à la magistrature suprême. Exécute oralement Castillo. Demande au Congrès « une trêve politique » (comme l’OEA quelques jours auparavant). Annonce qu’elle va installer « un gouvernement d’union nationale » et convoque « un ample dialogue » avec toutes les forces politiques. La droite l’ovationne. Keiko Fujimori la félicite… La population ne bouge pas.

Pendant le cours des événements, l’ambassadrice américaine à Lima n’a pu s’empêcher de tweeter : « Les Etats-Unis demandent instamment au président Castillo de revenir sur sa tentative de fermer le Congrès et de permettre aux institutions démocratiques du Pérou de fonctionner conformément à la Constitution. » Après le dénouement, et lui aussi par tweet, le président mexicains López Obrador a fait entendre une autre chanson : « Nous considérons regrettable qu’en raison des intérêts des élites économiques et politiques, depuis le début de la présidence légitime de Pedro Castillo, une atmosphère de confrontation et d’hostilité ait été entretenue contre lui, l’amenant à prendre des décisions qui ont servi à ses adversaires pour consumer sa destitution. »

Prestation de serment de Dina Boluarte, Lima, 7 décembre 2022.

Préalablement, lors des élections régionales du 4 octobre 2022, Pérou libre (qui a fait élire Castillo) et Force populaire (de Keiko Fujimori) avaient subi une cinglante défaite. Partout ou presque, des partis « indépendants » ou « régionaux » l’ont emporté. Castillo renversé, nul ne peut prédire si Dina Boluarte passera un pacte avec la droite ou sera à son tour renversée par cette dernière – qui rêve de porter à la magistrature suprême le suivant dans la ligne de succession, José Williams, ex-général et président du Congrès. L’homme appartient au groupe Avanza País, un parti qui, avec le Fujimorisme et le parti néo-fasciste Rénovation populaire, forme le bloc de l’extrême droite péruvienne. D’où la question : que Boluarte termine ou non son mandat, et sachant que la population ne croit plus en personne, qui tirera la couverture à lui ?

Au premier tour de l’élection présidentielle, un certain López-Aliaga (Rénovation populaire) est arrivé troisième avec 11,7 % des suffrages, à seulement quatre points de Keiko Fujimori. Pendant la campagne, le candidat de la droite traditionnelle, l’économiste Hernando de Soto, avait déclaré qu’une victoire de López-Aliaga « serait le pire qui puisse arriver au pays ». Eliminé de la présidentielle, ce dernier n’en a pas moins resurgi à l’occasion des élections régionales et municipales du 4 octobre 2022. Dans la course pour la mairie de Lima, scrutin au cours duquel – pour reprendre la formule du journaliste français Romain Migus [13] – s’affrontaient « la droite, l’extrême droite et l’ultra-droite », López-Aliaga l’a finalement emporté. D’extrême justesse, il a battu le général à la retraite Daniel Urresti, poursuivi pour son implication présumée dans la mort d’un journaliste en 1991.

Homme d’affaire à succès, López-Aliaga est devenu le roi du ferroviaire péruvien en bénéficiant de la privatisation par Alberto Fujimori, dans les années 1990, de l’Entreprises nationale des chemins de fer (Enafer) et d’EnturPerú (hôtels Monasterio et Machu Picchu). Membre de l’Opus Dei, pratiquant l’auto-flagellation « pour s’unir à la passion du Christ », ce néolibéral a su conquérir tant les évangéliques qu’une partie des catholiques, sur un agenda ultraconservateur en matière de mœurs.

Affichant clairement la couleur, ce nouveau maire de Lima est signataire de la Charte de Madrid [14]. Elaborée en octobre 2020 par la Fondation Disenso, que préside Santiago Abascal, leader du parti d’extrême droite espagnol Vox, cette Charte « anticommuniste » compte parmi ses adeptes les inévitables José Antonio Kast, Eduardo Bolsonaro et Javier Milei, mais aussi María Corina Machado (« ultra » vénézuélienne), Arturo Murillo (ministre de l’Intérieur de la putschiste bolivienne Janine Añez, actuellement emprisonné aux Etats-Unis pour corruption), María Fernanda Cabal (du Centre démocratique, en Colombie), Otto Ramón Sonnenholzner (vice-président de Lenín Moreno en Equateur entre 2018 et 2020) et… la nouvelle première ministre italienne Giorgia Meloni.

On objectera que, surnommé « le Bolsonaro péruvien », López-Aliaga n’a été élu qu’avec 26,29 % des voix. De sa position stratégique à la mairie de Lima (30 % de la population nationale), il ne s’en trouve pas moins en situation très favorable pour poursuivre son offensive politique. Et éventuellement profiter de la chute de Dina Boluarte. A moins qu’un autre « antisystème » ne lui dame le pion s’il réussit sa résurrection : Antauro Humala.

Frère de l’ex-président Ollanta Humala (2011-2016), cet ex-militaire a été condamné à vingt-cinq ans de prison pour s’être soulevé contre le chef de l’Etat Alejandro Toledo, à Andahuaylas, le 1er janvier 2005. Pour avoir « travaillé et étudié », Humala vient de bénéficier d’une libération anticipée au terme de dix-sept ans et demi de détention. Idéologue de l’ethnocacérisme, ultra-nationaliste et quelque peu antisémite à l’époque de son incarcération [15], il a, à sa sortie de prison, été accueilli par des dizaines de partisans aux cris de « Antauro, président » !

« Personne ne sort après 18 ans de prison pour plaisanter, a-t-il lancé en conférence de presse le 8 octobre dernier, à Arequipa. Nous allons donner une leçon historique. » Quelque peu inquiétante si l’on en croit les détails qui ont suivi : « A l’été 2023, avec un demi-million d’ethnocacéristes, d’agriculteurs, d’étudiants et de travailleurs, nous allons arriver au Congrès pour le fermer ». S’il est élu président, fonction à laquelle il prétend postuler, Humala assure qu’il fera fusiller quiconque « ne défend pas les intérêts de la patrie ». Face à l’immigration, le discours n’est guère plus tendre : « Ma doctrine est le nationalisme. Il ne peut pas y avoir d’étranger employé alors qu’il y a un Péruvien sans emploi [16].  »

José Williams, López-Aliaga, Antauro Humala… Tristes présages. La « gauche » ayant été pulvérisée, de quoi faire apparaître Keiko Fujimori comme une aimable modérée.

De quoi, de qui, ces extrêmes droites montantes sont-elles le nom ? Des plus anciens aux plus récents, d’un faisceau de facteurs entremêlés à des degrés divers selon les pays.

Crises de foi

« Je ne sais pas si cela sera pour notre génération, ou quand, mais les évangéliques vont élire un président de la République (…)  », prophétisait au début des années 2010 l’évêque néo-pentecôtiste Marcelo Crivella, maire de Rio de Janeiro de 2017 à 2020, arrêté pour « corruption » quelques jours avant la fin de son mandat. Indépendamment des tribulations du personnage, sa prédiction s’est réalisée. Que ce soit en 2018 ou lors de la dernière campagne présidentielle, la pénétration des évangéliques dans la société et les sphères du pouvoir brésiliennes a été unanimement soulignée [17]. Pour le pire lorsque, en 2020, le chef de l’Eglise Universelle du Règne de Dieu Edir Macedo appelle ses ouailles à « ne pas se préoccuper du coronavirus », la pandémie étant orchestrée par une alliance « entre Satan, les médias et les intérêts économiques » pour « semer la terreur ». Pour le… pire encore quand la Première Dame Michelle Bolsonaro proclama que « le Seigneur » avait choisi son mari pour « vaincre le démon » incarné par Lula.

Dépassant le seul cas du Brésil, le phénomène s’inscrit dans le temps long (celui qui permet de se faire oublier). En 1969, à la demande du président Richard Nixon, Nelson Rockefeller, gouverneur de l’Etat de New York, membre du Parti républicain et fils du milliardaire John D. Rockefeller, dirigea une mission d’enquête sur la situation des pays latino-américains. Dans son rapport, il attira l’attention du gouvernement sur le danger représenté par l’Eglise catholique, alors en pleine vitalité, et sa « théologie de la libération » – l’option préférentielle pour les pauvres – « inspirée par la propagande communiste ». Pour contrebalancer ce courant, le même rapport préconisa le financement des groupes évangéliques américains présents au sud du Rio Grande.

Aux Etats-Unis même, subventionnés par plusieurs fondations, dont certaines proches du Parti républicain, naquirent des centres théologiques d’un type nouveau – le Département de théologie de l’American Enterprise lnstitute (dirigé par Michael Novak), l’Institute for Religion and Democracy (conduit par Peter Berger) – ayant pour objectif la lutte contre l’aile gauche de l’Eglise catholique. Une déferlante de groupes évangéliques étatsuniens s’abattit sur l’Amérique centrale (où couvaient les conflits armés des prochaines années 1980) et le Brésil (où des foyers de pentecôtisme étaient présents depuis les années 1910). Novak donna de nombreuses conférences en Amérique latine où ses ouvrages, traduits en espagnol, furent diffusés entre autres par les ambassades des Etats-Unis.

Base de la politique extérieure de Ronald Reagan, un rapport élaboré en 1980 par la commission dite de Santa-Fe désigna lui aussi l’Eglise populaire comme objets de sérieuses préoccupations pour la Sécurité nationale des Etats-Unis : « La politique étrangère américaine devrait commencer à confronter la théologie de la libération (et non pas se contenter de réagir a posteriori) […] En Amérique latine, l’Eglise joue un rôle vital dans la promotion du concept de liberté politique ; malheureusement, les forces marxistes-léninistes ont utilisé l’Eglise comme arme politique contre la propriété privée et le système capitaliste de production, infiltrant les communautés religieuses avec des idées qui sont plus communistes que chrétiennes. »

Le raidissement de la politique étrangère américaine coïncida avec l’élection d’un nouveau pape, en octobre 1978, le polonais Karol Józef Wojtyła – Jean-Paul II [18]. Dès sa première visite officielle en Amérique latine en janvier 1979, ce pape férocement anti-communiste monta au front contre le courant progressiste de l’Eglise et les initiatives pastorales qu’il inspirait. En étroite collaboration avec celui qui deviendrait son successeur, le cardinal Joseph Ratzinger, et en phase sur ce point avec l’Oncle Sam, Jean-Paul II réussira à affaiblir, contenir et finalement « casser » les théologiens de la libération – dont ne restent aujourd’hui que quelques rescapés [19].

La nature ayant horreur du vide, les évangéliques vont bousculer l’Eglise de Rome, jadis en situation de quasi-monopole religieux. Dans les grands pays (Argentine, Brésil, Mexique), le catholicisme, même s’il demeure majoritaire, perd de 20 % à 30 % de fidèles en une quarantaine d’années. En Amérique centrale, il devient minoritaire [20].

A l’approche très émotionnelle des dévotions, cultes, cérémonies et autres assemblées de prière des évangéliques s’ajoute leur « théologie de la prospérité » (née aux Etats-Unis). En gros : en plus du salut en Jésus-Christ, les chrétiens recevront richesse, santé et succès, pour autant qu’ils mettent leur foi en action (et en fonction des dons qu’ils font à leur pasteur, cela va de soi !). Aux antipodes de la croyance dans la vie publique et les luttes sociales, une vision particulièrement conservatrice de la vie. Une division du monde entre les « bons » et les « mauvais ».

Pour autant, on aurait tort de ne voir dans les évangéliques – qui, tous, d’ailleurs, n’appuient pas l’extrême droite – les seuls vecteurs de la montée du conservatisme dans les sociétés latinas. En effet, les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI ont sciemment favorisé l’essor de l’Opus Dei – parachevé par la nomination du premier cardinal de ce mouvement ultraconservateur en la personne de l’archevêque Juan Luis Cipriani en 1981 au Pérou.

Sur cette partie du continent encore emplie de « religiosité », et malgré la présence à Rome du pape argentin Francisco (Jorge Bergoglio), ouvertement en empathie avec les causes progressistes, nombre de hiérarchies catholiques jouent leur partition dans la droitisation radicale de la société. Au Venezuela, où, depuis le début des années 2000, l’épiscopat a béni toutes les tentatives de coups d’Etat et de déstabilisations menées contre Hugo Chávez, puis Nicolás Maduro, par les secteurs les plus extrémistes de l’opposition. Au Honduras où le cardinal Oscar Rodríguez Maradiaga a accompagné le renversement du président Manuel Zelaya (2009) et a ultérieurement maintenu une étroite alliance avec le « narco-pouvoir » qui s’est incrusté à Tegucigalpa [21]. Au Nicaragua où, sans remonter aux années 1980, la conférence épiscopale a joué un rôle majeur dans les violences insurrectionnelles de 2018.

L’unité de l’Eglise a vacillé en Colombie en 2016 lors du plébiscite sur les Accords de paix avec les FARC convoqué par le gouvernement de Juan Manuel Santos (un catholique pratiquant). Certains secteurs catholiques (et les votes des évangéliques) ont lourdement contribué à faire pencher la balance en faveur du « non », donnant une sorte de légitimité au président Iván Duque lorsqu’il entreprit de torpiller les dits accords, au prix de la stabilité du pays.

Sans entrer ici dans l’évocation du thème de l’avortement, qui unit catholiques et pentecôtistes dans une même lutte frontale, on notera que, pour l’archevêque de la ville de La Plata, Mgr Héctor Aguer, connu pour sa défense des positions les plus conservatrices de l’Eglise catholique, la vague de « féminicides » enregistrée en Argentine trouve son origine dans la crise du mariage, une institution devenue « un patchwork temporaire ».

Bolivie, 2019 : qui pourrait oublier l’entrée dans le Palais du Gouvernement, à La Paz, de la putschiste Jeanine Ánez, levant au-dessus de sa tête une énorme Bible tout en criant « Dieu revient au Palais ! Dieu est de retour ! » Qui pourrait oublier que c’est dans les locaux de l’Université catholique bolivienne (UCB) qu’eut lieu la réunion consolidant le « golpe »  ? Le 11 novembre 2019, alors que le coup d’Etat était consommé et présidant un service religieux, l’évêque auxiliaire de Santa Cruz, Estanislao Dowlaszewicz, soulignait : « Aujourd’hui, c’est la résurrection d’une nouvelle Bolivie, un jour historique pour notre pays… Merci pour le rétablissement de la démocratie, merci pour le sacrifice tout au long des grèves et des blocus… Merci à la police et aux forces armées… ».

En octobre et novembre 2022, c’est appuyé en sous-main par une partie conséquente de l’Eglise catholique que Luis Fernando Camacho a jeté ses néofascistes organisés et armés sur les quartiers populaires de Santa Cruz. Le 3 novembre, le secrétaire général de la Conférence épiscopale bolivienne, Mgr Giovani Arana, a lancé un appel urgent au gouvernement pour qu’il « assume ses responsabilités et cherche des solutions aux conflits qui affligent le peuple bolivien en rétablissant la paix, la coexistence démocratique et en apportant une réponse urgente aux demandes du peuple  ». Dix jours plus tard, le président de la Conférence épiscopale, Mgr Aurelio Pesoa, apportait lui aussi un soutien tacite aux positions radicales et antigouvernementales : « Dans la société bolivienne, on tente actuellement d’imposer un projet de pays, qui est le projet de certains, mais qui ne représente pas l’ensemble du peuple bolivien. »

Aux antipodes de cette meute de théologiens enragés, et sans le mentionner directement, un groupe d’évêques catholiques brésiliens a publié une lettre se prononçant contre la réélection de Jair Bolsonaro. Intitulé « Evêques du dialogue pour le Royaume », le document affirmait que le second tour des élections plaçait la population brésilienne « devant un défi dramatique » ne permettant pas « la neutralité ».

La loi du « lawfare »

Président, ex-président, homme ou femme politique, de droite ou de gauche, nul ne peut être considéré au-dessus de la loi. Par ailleurs, omniprésente en Amérique Latine depuis une éternité, la corruption touche autant les fonctionnaires de l’Etat que les acteurs privés. La confusion s’installe lorsque, instrumentalisée, la lutte anticorruption se transforme en persécution judiciaire destinée à détruire un leader populaire ou un courant politique.

La moitié du Brésil est persuadée que Lula, le président récemment élu, est un voleur. N’a-t-il pas été accusé, puis condamné pour « corruption active, détournement d’argent public, blanchiment, corruption passive et obstruction à la justice » ?

La publication en juin 2019, par le site The Intercept Brasil de messages échangés entre le juge Moro, le procureur Dallagnol et d’autres magistrats chargés de l’enquête « Lava Jato », a mis à jour leur collusion et leurs motivations politiques pour éliminer Lula en le condamnant, non pas avec des preuves, mais avec des « convictions » [22]. En récompense, Sergio Moro devint un temps ministre de la Justice de Bolsonaro, dont il s’éloignera, avant de l’appuyer lors de la dernière élection (et d’être lui-même élu sénateur).

En décembre 2020, en Argentine, à l’occasion d’un séminaire sur la politique régionale, Lula a déclaré : « Les Etats-Unis ne nous ont jamais permis d’être indépendants. Il y a eu des ingérences des ambassadeurs, plus tard des militaires, et maintenant du pouvoir judiciaire. C’est l’industrie de la construction du lawfare. »

Contraction des mots anglais « loi » (law) et « guerre » (warfare), le « lawfare » est l’instrumentalisation des appareils juridiques pour déstabiliser et éliminer les adversaires politiques. On en trouve une première mention lorsque, en 2001, le général de l’US Air Force Charles Dunlap prône l’utilisation des magistrats et procureurs comme « substituts aux moyens militaires traditionnels pour atteindre un objectif de guerre ». En décembre 2017, sous l’administration de Donald Trump, le document définissant la nouvelle stratégie de Sécurité nationale assumera clairement que la lutte contre la corruption est un moyen de déstabiliser les gouvernements des pays « concurrents » ou « ennemis » des Etats-Unis [23].

On n’entrera pas ici dans une description détaillée des lois – telles la Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) – à travers lesquelles Washington impose ses normes au niveau international. On ne dénombrera pas plus les multiples organismes, think tank et institutions (nationaux et multilatéraux) permettant aux Etats-Unis d’influencer, former et coopter une pléthore de magistrats latino-américains – Office of Overseas Prosecutorial Development, Assistance and Training (OPDAT), USAID, OEA, universités diverses, etc. On se contentera de résumer en précisant que le Federal Bureau of Investigation (FBI) a collaboré en sous-main et en violant les lois brésiliennes à la mise en cause de Lula dans le cadre de « Lava Jato ».

Destruction politique d’un dirigeant : le colombien Gustavo Petro y a eu droit une première fois lorsque, maire de Bogotá, en décembre 2013, il fut destitué et inhabilité à occuper un quelconque poste politique pendant 15 ans par le procureur général « uribiste » Alejandro Ordóñez. Après que le Tribunal supérieur de Bogotá ait ordonné son rétablissement dans ses fonctions, le 23 avril 2014, une deuxième tentative eut lieu. Désormais sénateur, Petro venait pour la première fois de porter très haut le score d’un candidat de gauche à la présidentielle, en juin 2018. Le thème mortel du « financement par le narcotrafic » sortit du chapeau. « Ils veulent éliminer de la vie politique légale le candidat qui a obtenu 8 millions de voix et qui a failli devenir président », s’insurgea Petro. Ils ne cherchent pas à ce que je quitte le Sénat, mais à ce que je ne sois plus candidat à la présidence du pays. » Dans ce cas précis, non sans laisser des traces dans une partie de l’opinion publique, la manœuvre échoua.

Sans aucune preuve irréfutable, le vice-président équatorien Jorge Glass a été condamné en 2017 à deux peines d’incarcération, l’une (« corruption aggravée ») de 8 ans, l’autre (« association illicite ») de 6 ans (il est sorti de prison, après appel, le 28 novembre 2022). Sa mise en cause a suivi une démarche du Département de la Justice des Etats-Unis dénonçant le versement par Odebrecht de pots de vin destinés à des « fonctionnaires corrompus ». Plus emblématique encore : promoteur de la révolution citoyenne (2007-2017), l’ex-président Rafael Correa, de même que certains de ses ex-ministres ou dirigeants de son parti, doit faire face à une multitude d’accusations plus ubuesques les unes que les autres. En 2018, Correa a ainsi été reconnu coupable d’« influence psychique » : si, selon le tribunal, il n’a commis aucun crime, il a « psychiquement influencé » d’autres personnes qui en ont commis ! Sur une telle base, il a été condamné par contumace à huit ans de prison et 25 ans d’interdiction de participation à la vie politique. Vivant actuellement en Belgique, il lui est impossible de rentrer dans son pays. Dans son cas, l’ « enquête » a démarré après la publication d’un article sur le site Mil Hojas – fondation « défenseuse de la liberté d’expression » financée par la National Endowment for Democracy (NED), organisme dépendant du Département d’Etat américain.

On passera rapidement sur le cas d’Evo Morales, accusé en décembre 2018 de « sédition », « terrorisme » et « financement du terrorisme », alors qu’il venait d’être renversé. Il ne dut son salut qu’au refuge alors offert par le Mexique d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), puis l’Argentine d’Alberto Fernández. D’où il participa à la reconquête du pouvoir – et de la démocratie.

On évoquera tout aussi brièvement le président paraguayen Fernando Lugo, qui dut subir, entre 2008 et 2012, sous les prétextes les plus divers, vingt-trois tentatives de « jugements politiques » (« juicios políticos »). On ne mentionnera que pour mémoire le péruvien Pedro Castillo, harcelé sous les accusations les plus diverses pour obtenir ou forcer sa démission.

Expérience toute particulière que celle de Nicolás Maduro, le chef de l’Etat vénézuélien. Le 26 mars 2020, le procureur général américain William Barr a mis sa tête à prix 15 millions de dollars ! – une récompense promise à qui aiderait à le capturer. Depuis 2018 et une requête des supplétifs de Washington – Argentine et Colombie (qui se sont rétractés depuis l’arrivée au pouvoir de Fernández et de Petro), Chili, Paraguay, Pérou et Canada –, la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête sur les allégations de crimes contre l’humanité commis par « son » régime.

La reine du « lawfare » s’appelle incontestablement Cristina Fernández de Kirchner (CFK). Actuelle vice-présidente de l’Argentine, présidente de 2007 à 2015. Depuis 2004, 650 plaintes ont été déposées contre elle par des adversaires politiques [24]. La persécution est telle qu’un de ses collaborateurs les plus brillants et respectés, l’ex-ministre des Affaires étrangères Héctor Timerman, accusé comme elle dans le cadre de l’affaire de l’attentat contre l’AMIA [25], se vit interdire de sortir du territoire pour suivre aux Etats-Unis le traitement expérimental contre le cancer qu’il avait entamé (il en mourut le 30 décembre 2018).

Dans ce domaine, CFK aura tout vécu. En 2017, on essaya de transformer en affaire judiciaire la politique de taux de change mise en place par son gouvernement. En août 2022, malgré l’absence totale de preuves et trois années de procès, les procureurs fédéraux Diego Luciani et Sergio Mola ont requis contre elle une peine de douze années de prison pour corruption dans une affaire concernant l’attribution de marchés publics. Trois jours plus tard, le sénateur du Texas Ted Cruz, un Républicain ultra-droitier, a appelé le Département d’Etat américain à lui imposer des sanctions.

Après avoir rebaptisé ce procès « peloton d’exécution médiaco-judiciaire » et ajouté « ce n’est pas un procès de Cristina, c’est un procès du péronisme et des gouvernements populaires », CFK a demandé que les procureurs Luciani et Mola fassent l’objet d’une enquête pour prévarication. Sur la base de photos publiées dans la presse locale, on sait qu’ils jouent à l’occasion au football avec le président du tribunal, Rodrigo Giménez Uriburu, dans la propriété « Los Abrojos » de l’ancien chef d’Etat Mauricio Macri. En février 2020, impliqué dans un réseau d’espionnage et d’extorsion de fonds destiné à persécuter des personnalités politiques opposées au gouvernement néolibéral, le faux avocat Marcelo d’Alessio affirmait déjà : « Si je dis ce que je sais, les quatre affaires que la justice de Macri a ouvertes contre le kirchnérisme et l’ex-présidente Cristina Fernández de Kirchner s’effondrent [26]. »

Juges et procureurs jouant au football dans la propriété « Los Abrojos » de Mauricio Macri.

Attendu, le dénouement n’a pas surpris : le 6 décembre, déclarée coupable « d’administration frauduleuse au préjudice de l’Etat », CFK a été condamnée à six ans de prison et à l’inéligibilité à vie. Quelques minutes après le verdict, depuis son bureau au Sénat, la vice-présidente a réagi : « Il ne s’agit même plus de persécution politique ni de lawfare. C’est encore plus simple : il s’agit d’un Etat parallèle et d’une mafia judiciaire. »

L’assertion ne manque pas de pertinence. Quelques jours auparavant, grâce au quotidien Pagina12, un nouveau scandale de collusion politico-judiciaire avait éclaté. A l’invitation du Groupe Clarín, holding médiatique frontalement opposée à Alberto Fernández (et plus encore à Cristina Kirchner), un groupe de juges parmi lesquels Julian Ercolini (qui a entamé le procès contre CFK), le ministre de la Justice de la Sécurité de la Ville autonome de Buenos Aires (CABA) Marcelo D’Alessandro ainsi que d’autres notables et hommes d’affaires ont bénéficié tous frais payés d’un vol charter les amenant dans la propriété de Joe Lewis, homme d’affaires britannique milliardaire, grand ami de Mauricio Macri, sur le Lac Escondido.

Si elle nie toutes les charges et va faire appel, Cristina Kirchner a d’ores et déjà annoncé qu’elle ne se présentera pas à la prochaine élection présidentielle : « Je ne vais pas soumettre la force politique qui m’a fait l’honneur d’être deux fois présidente et vice-présidente au risque d’ être maltraitée en période électorale, en disant qu’elle a une candidate condamnée. » Objectif atteint pour la droite. Mais, dans une Argentine où la base péroniste et même le Président de la République ne peuvent cacher leur indignation, la polarisation, déjà très forte, vient de monter d’un cran. Le pays risque de tanguer très sérieusement.

Même en cas d’acquittement ou de doute quant à la justesse du verdict, l’effet du « lawfare » sur l’opinion publique est dévastateur. Car les accusateurs, pendant toute leur besogne, bénéficient d’une aide inestimable : celle des médias. Avant même d’être jugés en jouissant d’un juste droit à la défense (ce qui est rarement le cas), les accusés ont été exposés, dénigrés, lynchés et condamnés sans appel par le lobby du lavage de cerveaux. Le pape Francisco lui-même s’en est inquiété au moment de la crucifixion de Lula : « Des conditions obscures sont créées pour condamner une personne (…) Les médias commencent à dire du mal des gens, des dirigeants et, avec la calomnie et la diffamation, ils les salissent. Puis entre en jeu la justice qui les condamne et, à la fin, on fait le coup d’Etat. C’est un des systèmes les plus honteux [27].  » Diffamez, diffamez, il en restera toujours quelque chose…

Seulement, et comme au Brésil, l’opération agit comme un boomerang. Car même si les médias, cette fois, se taisent, il transpire à l’occasion que les accusateurs devraient être les accusés. Lorsque, en octobre 2021, éclate le scandale dit des « Pandora Papers » – une énième fuite de documents financiers menant à de discrets comptes dans les paradis fiscaux –, trois noms de chefs d’Etat latino-américains sautent aux yeux : l’équatorien Guillermo Lasso, le chilien Sebastián Piñera et le dominicain Luis Abinader. Leurs prédécesseurs César Gaviria et Andrés Pastrana (Colombie), Pedro Pablo Kuczynski (Pérou), Porfirio Lobo (Honduras), Alfredo Cristiani et Francisco Flores (Salvador), Horacio Cartes (Paraguay), Juan Carlos Varela, Ricardo Martinelli et Ernesto Pérez Balladares (Panamá) ainsi que quatre-vingt-dix dirigeants de haut niveau les accompagnent, parmi lesquels la vice-présidente colombienne Marta Lucía Ramírez, le séparatiste bolivien Branko Marinkovic, le ministre de l’Economie de Bolsonaro, Paulo Guedes, le président de la Banque centrale brésilienne, Roberto Campos Neto – sans parler des membres de la famille de Mauricio Macri.

Un tel panorama global mène à l’inévitable « Tous pourris ». Pour le plus grand profit de l’extrême droite – nous y revoilà. Avec une autre et redoutable dimension. La montée de la haine. L’incessante violence verbale, politique et judiciaire, les campagnes médiatiques qui l’accompagnent, échauffent les esprits, exacerbent les tensions. Le 1er septembre, désormais honnie par l’opposition, Cristina Kirchner a échappé par miracle à une tentative d’assassinat commise avec une arme de poing. Tatoué sur le coude d’un « soleil noir », un symbole néonazi, l’individu arrêté, Fernando André Sabag Montiel, peut apparaître comme un « loup solitaire » – selon l’expression consacrée. Malgré un appareil judiciaire cette fois passablement inerte, des liens avec un groupuscule d’extrême droite, Révolution fédérale, sont néanmoins fortement suspectés.

Cristina Fernández de Kirchner : « C’est un peloton d’exécution médiatico-judiciaire ».

Le grand air de la fraude

Bolsonaro innove-t-il lorsqu’il conteste par avance les résultats d’une élection qu’il sait perdue ? Quand, le 21 août 2021, il lance à ses partisans, à propos du Tribunal suprême fédéral : « Le moment est venu de dire que vous n’accepterez pas que quiconque à Brasilia vous impose sa volonté. » Quant, à Curitiba (22 mai 2022), devant une assemblée de pasteurs évangéliques, il professe : « Seul Dieu me sortira du fauteuil présidentiel. »

Le 18 juillet, face à plusieurs dizaines d’ambassadeurs du monde entier et critiquant le système de vote électronique, le chef de l’Etat se livre à une attaque en règle contre les institutions, dont il est censément le garant : « Ce que nous voulons, ce sont des élections propres, transparentes ! »

Nouveau ? Que non pas. On avancera : « banalisé ». Au Nicaragua, en novembre 2006, devant la probable victoire du sandiniste Daniel Ortega, alors dans l’opposition, la droite dénonce à l’avance une fraude – la sandiniste défroquée Dora María Tellez se chargeant d’en alerter l’ambassadeur des Etats-Unis Paul A. Trivelli [28]. Mêmes accusations, systématiques, à chaque scrutin présidentiel – 2011, 2016, 2021. Episode comique, qui aurait dû attirer l’attention : en 2008, lors d’élections municipales remportées par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) – 109 villes sur 153 –, le banquier Eduardo Montealegre, battu à Managua, hurle à la fraude. Le Conseil supérieur électoral (CSE) annonce un recomptage des votes. Pris à leur propre piège, les libéraux refusent d’assister à l’opération. Ils n’apporteront ultérieurement aucune preuve sustentant leur accusation. Pas plus que ne le fera l’opposant vénézuélien Henry Ramos Allup après que, en 2004, Hugo Chávez ayant gagné un référendum révocatoire (59 % des voix), il a annoncé : « Nous allons réunir des éléments afin de prouver au Venezuela et au monde la gigantesque fraude qui a été perpétrée contre la volonté du peuple. »

Chaque scrutin et chaque victoire chaviste feront ultérieurement l’objet des mêmes accusations. En revanche, lorsque la droite l’emporte – gouvernorats, députations, mairies –, avec le même Conseil national électoral (CNE), jamais elle ne conteste le résultat. C’est ainsi en accusant le gouvernement de ne pas lui avoir donné de garanties suffisantes quant à l’organisation du scrutin, que la coalition de la Table de l’unité démocratique (MUD), principale force politique d’opposition, a décidé de boycotter l’élection présidentielle du 20 mai 2018. Alors que Nicolás Maduro l’emportait avec 67,7 % des voix (et 53,9 % d’abstention), la manœuvre a permis aux Etats-Unis, à l’Union européenne et aux Etats inféodés à Washington du Groupe de Lima [29] de faire de la République bolivarienne un paria international et de son chef de l’Etat un « dictateur ». Et donc de considérer également « frauduleuses » les législatives de décembre 2020.

C’est au nom d’une fraude tout aussi imaginaire qu’Evo Morales s’est vu privé de sa victoire du 20 octobre 2019, grâce à l’intense campagne menée par le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro.

A chaque fois ou presque, Washington atteint ses objectifs. Les gauches de gouvernement qui dérangent s’en trouvent soit discréditées et affaiblies, soit (pour un temps) éliminées. Dès lors, pourquoi ce qui est accepté et prôné par tous, s’agissant des succursales, ne serait pas permis dans la maison mère ? Face au Parti démocrate, Donald Trump réplique la stratégie tant de fois appliquée et franchit le Rubicon. Dans la nuit du 19 décembre 2020, il diffuse vingt-et-un tweets, dont celui d’1 h 42 du matin : « Il est statistiquement impossible d’avoir perdu les élections. Grande manifestation à Washington le 6 janvier. Soyez-y, ce sera dingue ! »

On connaît la suite. Joe Biden et les démocrates l’apprécient moins que lorsqu’elle se déroule à Caracas, La Paz ou Managua.

Le serpent, évidemment, se mord la queue. Si, en plus de tous les subalternes, le « boss » Trump l’a fait, pourquoi hésiter ? Au Pérou où, dès le 16 juin 2021, l’Office national des processus électoraux (ONPE) a annoncé la victoire de Pedro Castillo, il faudra attendre plus d’un mois pour que celle-ci soit proclamée par le Jury national des élections (JNE), le 19 juillet. Refusant de reconnaître sa défaite, Keiko Fujimori s’est entretemps lancée dans une bataille judiciaire accompagnée d’une vaste campagne de désinformation pour contester des centaines de milliers de votes.

Bolsonaro, suit lui aussi le mouvement. Le 3 juin 2022, il déclare encore  : « Si c’est nécessaire, j’irai à la guerre pour défendre la liberté. » Il tente d’entraîner l’armée dans son aventure. Laquelle refuse, consciente de l’isolement international dans lequel la jetterait une telle aberration. Obligeant in fine Bosonaro, qui en outre n’a pas la Maison-Blanche de Biden dans la poche, à céder. Après un long silence qui incite ses partisans à manifester violemment et… à demeurer en alerte, en attendant des jours « meilleurs ». Comme en Bolivie.

« Alors, sortez de chez vous et votez Bolsonaro ! »

Du centre droit à l’ultra droite

On observe donc une montée l’ « extrémisme ». Celui-ci progresserait-il autant s’il n’était encouragé et nourri par la dérive de la droite dite classique (et même de certains secteurs de gauche) ? Depuis le début des années 2000, la présence de présidents et de gouvernements catalogués « progressistes », « socialistes » ou « révolutionnaires », a hystérisé les néolibéraux et leurs alliés. La démocratie ne serait acceptable que si elle les porte et maintient au pouvoir. Sinon, plus aucun cordon sanitaire n’existe, tout est permis…

Au Venezuela, ce sont les partis traditionnels, social-démocratie comprise, qui, en 2002, organisent le coup d’Etat contre Hugo Chávez. Ce sont eux qui – Action démocratique, Primero Justicia, Voluntad Popular, Un Nuevo Tiempo –, depuis 2013, ont accompagné sans critique les tentatives d’assassinat de Maduro (août 2018), les opérations mercenaires (mai 2020), l’imposition de sanctions dévastatrices, promus par les leaders les plus extrémistes et leurs sponsors étatsuniens.
Au Honduras, deux formations appartenant à l’ « arc démocratique » – Parti libéral et Parti national – s’unissent en 2009 pour renverser Manuel Zelaya. Au Paraguay, en 2012, c’est le Parti libéral radical authentique (PLRA) du vice-président Federico Franco qui défenestre le chef de l’Etat Fernando Lugo.
En Bolivie, la figure d’un néofasciste comme Camacho ne peut occulter le fait que le coup d’Etat de 2019 contre Evo Morales fut tout autant l’œuvre de l’ex-président Carlos Mesa, porte-parole de la classe dominante « fréquentable », des partis traditionnels et du capital financier. La large coalition qui, avec l’armée et la police mutinée, mena le putsch à son terme comprenait de larges pans de la classe moyenne urbaine et même des personnages bien en cour au sein de la gauche européenne – Pablo Solón [30] – ou de l’ « industrie de la défense des droits humains » – Waldo Albarracín et Amparo Carvajal. La mythique « société civile » qu’adore la tout autant mythique « communauté internationale ».

Au second tour de l’élection présidentielle chilienne, José Antonio Kast a pu compter sur l’appui des candidats de la droite trsditionnelle éliminés au premier tour, Sebastián Sichel et Joaquín Lavín, et de la coalition Chile Vamos, qualifiée de « centre droit ».
Keiko Fujimori a de même pu compter au Pérou sur le ralliement du technocrate libéral Hernando de Soto – « unique manière de l’emporter à long et à court terme sur le marxisme léninisme », d’après lui. Considéré comme appartenant au centre droit, Alfredo Barnechea a en ce qui le concerne ouvertement appelé à une intervention militaire et à la formation d’un régime civico-militaire pour empêcher l’entrée en fonction de Castillo.
En 2006, le futur « chouchou » argentin du FMI Mauricio Macri avait fait le voyage dans la province de Tucumán pour passer un pacte et une alliance politique avec Ricardo Bussi (actuel soutien de Javier Milei), allant jusqu’à faire l’éloge de son père, le tortionnaire Antonio Bussi.
Impossible enfin pour Bolsonaro d’obtenir le score de 49 % au second tour de la présidentielle sans le concours de larges pans des conservateurs et autres esprits conformistes dits « civilisés ». D’où un constat glaçant : la frontière de plus en plus poreuse entre droite classique, droite radicale et droite ultra explique en grande partie cette montée aux extrêmes et la menace qu’elle fait planer sur les sociétés.

Information, désinformation, mésinformation

L’Amérique latine n’échappe pas à la tendance mondiale : les médias privés y sont dans les mains de puissants groupes soucieux de diffuser les bontés du capitalisme. Canaux d’une information censément objective, ces médias non seulement exploitent les erreurs et les lacunes des gouvernements de gauche (ce qui est normal) mais font aussi passer en contrebande le pire des valeurs conservatrices en cas de besoin.
Le sujet étant trop vaste pour être ici traité en détail, on se contentera d’un bref survol en pointillés. En commençant par le Brésil où le puissant groupe multimédia Globo – télévision, radio, presse écrite – a activement soutenu l’opération « Lava Jato », la destitution de Dilma Rousseff, la condamnation et l’emprisonnement de Lula, ouvrant la voie, comme le firent entre autres les quotidiens O Estado do São Paulo ou Folha do São Paulo, à l’ascension de Bolsonaro. Les outrances de celui-ci ont rompu cette alliance en cours de mandat, amenant Globo à « réhabiliter » le Parti des travailleurs dans la perspective de 2022, mais tout en continuant à « étriper » Lula. L’espoir (non couronné de succès) était qu’un ralliement de la gauche, débarrassée de son leader naturel, permettrait à un candidat de droite classique de l’emporter sur Bolsonaro.
On retrouva le même type d’approche dans l’éditorial de l’ Estado do São Paulo du 26 mai 2022 : « Il n’y a aucun doute, Jair Bolsonaro et Lula sont nés l’un pour l’autre ; aussi bien le président de la République que le parrain PTiste s’associent dans la plus absolue absence de scrupules avec des niveaux qui feraient même rougir Machiavel [31]. » Que Lula mène demain une politique qui dérange et les mêmes n’hésiteront pas à redonner tout l’espace nécessaire aux discours d’extrême droite, à leur tour réhabilités.

Prenant prétexte du 99e anniversaire du quotidien équatorien El Universo, le président qui a trahi la gauche, Lenín Moreno, s’est personnellement déplacé dans ses locaux pour le décorer le 19 août 2020. Directeur du journal, Carlos Pérez a reçu le prix qu’on peut sans hésitation aucune qualifier de « récompense pour services rendus ». Une extravagante surenchère a poussé et pousse ce quotidien à débiter les contes les plus invraisemblables sur l’ex-président Rafael Correa, ses ministres et collaborateurs, son parti, les actuels députés se réclamant de lui, et à accompagner le « lawfare » qui, depuis l’arrivée au pouvoir de Moreno en 2017, tente d’expulser ce courant de la vie politique. Ardent défenseur de la « liberté d’expression », El Universo n’a eu de cesse de dénoncer la présence du « hacker australien Julian Assange, fondateur de WikiLeak » dans l’ambassade londonienne du pays, après que Correa lui eut accordé et l’asile et la nationalité équatorienne. Cela n’en fait pas un quotidien d’extrême droite, mais, incontestablement, un démolisseur de la gauche et de ses politiques sociales – au profit de qui ramasse le pouvoir, quel qu’il soit (pour l’instant le néolibéral Guillermo Lasso)…

Tandis que l’agence de presse mexicaine Article 19, résolument opposée au gouvernement d’Andrés Manuel López (AMLO), est financée depuis l’étranger et en particulier par le Département d’Etat américain, cinq groupes économiques contrôlent l’intégralité des grands opérateurs médiatiques en Colombie [32]. Représentant peu ou prou le même type d’intérêts, les quotidiens boliviens Pagina Siete, Los Tiempos et El Deber ainsi que les chaînes de télévision PAT, Unitel et, depuis Santa Cruz, Bolivisión, ont allégrement participé au coup d’Etat de 2019 et aux diverses tentatives de déstabilisation. En Argentine, les armes de la guerre idéologique s’appellent Clarín ou La Nación. Porte-parole du Groupe Clarín, Marcelo Longobardi, a récemment suscité une certaine émotion en déclarant : « Un jour, nous aurons une surprise car nous allons devoir formater l’Argentine de façon plus autoritaire pour gérer une telle catastrophe [33].  »

Démultipliés par le pouvoir destructeur des réseaux sociaux, que contaminent fake news et discours de haine, ces médias préparent le terrain de l’extrême droite de mille et une façons. Ne serait-ce qu’en justifiant, dans leur couverture de l’« international », toutes les opérations tordues affectant, hier et aujourd’hui, les pays gouvernés par un gouvernement progressiste.
Il est vrai qu’en la matière, la banalisation de l’extrémisme et l’acceptation de ses méthodes touchent autant les pays européens que les latino-américains. Ce qui permet aux forces obscures, à l’abri de ce bouclier protecteur, d’agir en toute impunité.

On ne prendra ici qu’un exemple, celui du quotidien français Le Monde, symbole dans un lointain passé d’un journalisme de qualité. Renversement de Dilma Rousseff – éditorial du 30 mars 2016 : « Ceci n’est pas un coup d’Etat ». « Golpe » contre le chef de l’Etat bolivien – édito du 15 novembre 2019 : « Les erreurs d’Evo Morales ». Tribune libre, le 12 juin 2020, « Sauvons le Venezuela ensemble ! », signée… Juan Guaido. Très peu de temps auparavant, le 3 mai, des mercenaires issus des rangs de l’armée vénézuélienne emmenés par deux anciens membres des forces spéciales américaines ont lancé des actions commando en deux endroits de la côte vénézuélienne. Au moment où Le Monde offre ses colonnes au président imaginaire, nul n’ignore (nous parlons là des journalistes compétents) que cette « opération » a fait l’objet d’un contrat de 212 millions de dollars signé par Guaido et le chef d’une compagnie de sécurité privée étatsunienne (SilverCorp), Jordan Goudreau, pour « capturer/détenir/éliminer Nicolás Maduro (ci-après l’objectif principal) ». Et si l’on connaît l’existence de ce contrat et de son sinistre propos c’est qu’aux Etats-Unis, Factores de Poder (Miami, 3 mai), CNN (7 mai), Diario Las Américas (Miami, 8 mai), Bloomberg (6 juin) en ont confirmé l’existence. The Washington Post l’a publié en intégralité (8 mai). C’est donc en toute connaissance de cause que le quotidien français offre cinq colonnes de propagande à un individu dont les méthodes font la jonction entre celles de l’extrême droite et celles de la mafia – car on parle bien, là, d’un éventuel « assassinat ». Sciemment désinformée, l’opinion publique – Le Monde n’étant que l’archétype des organes de propagande hexagonaux – continuera à considérer les extrémistes vénézuéliens comme des paladins de la démocratie. Et donc, s’agissant de la sphère politique, à les appuyer.

On objectera que Le Monde en particulier, et la presse française (ou européenne) en général n’ont manifesté aucune sympathie à l’égard de personnages comme Trump ou Bolsonaro. C’est vrai. Pour une raison très simple. En gérant comme ils l’ont fait la pandémie de Covid-19 et surtout en refusant de s’associer à la lutte contre le réchauffement climatique, tous deux ont profondément heurté la sensibilité d’observateurs cette fois directement concernés (surtout s’agissant du climat) par d’aussi contestables décisions. S’ils s’étaient contentés de harceler les gauches latino-américaines, de soutenir Guaido au Venezuela et Janine Añez en Bolivie, d’attaquer Cuba et le Nicaragua, ils auraient, comme leur homologue colombien Iván Duque – 1400 dirigeants sociaux assassinés en quatre ans –, bénéficié d’un traitement médiatique beaucoup plus indulgent. Pour l’ordre dominant, à certaines conditions et pour peu qu’il favorise le néolibéralisme, l’extrémisme n’est pas un danger.

« …une opération pour capturer/détenir/éliminer Nicolás Maduro (ci-après l’objectif principal)… »

Conjurer le pire

Portée par tous ces vents mauvais – auxquels on rajoutera la fatigue de populations confrontées à la criminalité dans la périphérie des grandes villes et les zones rurales, ainsi que, pour certains pays (en particulier le Chili), le rejet de flux migratoires en forte augmentation – l’extrême droite est montée en puissance.
Pourtant, de 2018 à 2022, treize présidents qu’on dira « progressistes » sont demeurés ou ont accédé au pouvoir en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Colombie, à Cuba, au Honduras, au Mexique, au Nicaragua, à Panama, au Pérou, en République dominicaine et au Venezuela.
Reste à savoir si, d’une manière générale, il s’est agi du résultat d’un classique affrontement « droite-gauche » ou d’un bras de fer « néofascisme-démocratie ».

On mettra ici à part les trois pays de la « Troïka de la Résistance » – Cuba, le Nicaragua et le Venezuela.
Cuba : le 12 novembre 2022, 185 Etats ont voté en faveur de la résolution annuelle de l’Assemblée générale des Nations unies portant sur la « nécessité de lever le blocus économique, commercial et financier imposé à Cuba par les Etats-Unis » depuis six décennies. Ce blocus entraîne des dommages dévastateurs sur l’économie de l’île et donc sur la situation sociale de ses habitants. D’où, de notables manifestations de mécontentement en juillet 2021. Une insatisfaction parfaitement compréhensible si ce n’est que, de l’intérieur et de l’extérieur, les forces qui rêvent de « changement de régime » en provoquent les causes, puis les attisent et les exploitent : de l’arrivée de Trump à la Maison Blanche en janvier 2017 à la veille de ces manifestations très remarquées, l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), avait investi près de 50 millions de dollars pour financer l’opposition cubaine, tandis que la National Endowment for Democracy (NED), financée par le Congrès américain, avait alloué plus de 23 millions de dollars à des fins similaires. « C’est bien cela que devraient prendre en compte ceux qui émettent des jugements sur notre modèle économique, faisant retomber toute la responsabilité des difficultés sur la seule gestion de l’Etat cubain et occultant le poids historique des administrations étatsuniennes dans la situation que vit l’île », ont fait remarquer les organisations de la société civile cubaine contre le blocus, depuis La Havane, le 7 juillet 2022.

Nicaragua : le pays vit toujours les conséquences de la tentative de renversement du président Daniel Ortega par l’opposition en 2018 (253 morts, d’après la Croix Rouge Internationale). A une agression permanente téléguidée depuis Washington, le pouvoir répond par des mesures judiciaires débouchant sur des emprisonnements. Contrairement à une idée amplement médiatisée par la droite, qu’assistent certains groupuscules d’extrême gauche, il ne s’agit pas là d’un combat de « la démocratie » contre « la dictature d’Ortega », mais d’un bras de fer, sans concessions de part et d’autre, entre « moyenne bourgeoisie mondialisée » et « secteurs populaires sandinistes ». D’où l’appui au gouvernement de larges pans de la gauche latino-américaine – Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), Forum de São Paulo, Groupe de Puebla –, qui, plutôt que de se cantonner dans une surenchère émotionnelle, analysent politiquement la situation.

Venezuela : malgré la violence et l’énorme coût social de la déstabilisation menée de l’intérieur et de l’extérieur pour tenter de renverser le président Nicolás Maduro, la République bolivarienne a résisté grâce à la dignité des mouvements populaires et à la loyauté des Forces armées. L’hypocrisie de la « communauté internationale » s’étale désormais à la vue de tous, les pénuries d’hydrocarbures liées à la crise Russie-OTAN-Ukraine ayant amené le président Joe Biden à envoyer une délégation à Caracas pour y rencontrer le pouvoir légitime et le français Emmanuel Macron à serrer la main de Maduro –considéré et traité jusque-là comme un délinquant.

Ailleurs, la situation est moins tendue. Sans être pour autant d’une simplicité biblique… Chacun des nouveaux chefs d’Etats arrivant y répond et devra y répondre demain à sa façon.

Malgré les attaques systématiques dont il a été l’objet, le Parti des travailleurs a survécu. Mais il a perdu de sa force. Face à Bolsonaro et à son candidat à la vice-présidence, le général de ligne dure Walter Braga Netto, impossible de prendre le risque d’une défaite. D’où la nécessité d’alliances. Certaines naturelles, avec le Parti socialiste et liberté (PSOL), le Parti communiste du Brésil (PCdoB) ou le Mouvement des sans terre (MST). D’autres moins. Ainsi, l’union de Lula avec Geraldo Alckmin, aujourd’hui son vice-président, a-t-elle été abondamment commentée.
Ex-gouverneur de São Paulo (2001-2006, 2011-2018), membre pendant une trentaine d’années du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), parfait représentant de la classe dominante, Alkmin a été l’adversaire malheureux de Lula lors de la présidentielle de 2006 et a, dix ans plus tard, appuyé le coup d’Etat contre Dilma Rousseff. Il a ensuite été l’un des principaux soutiens du président de facto Michel Temer. Seulement, le multimillionnaire et leader du PSDB João Doria ayant fait dériver le parti à la droite de la droite pendant la présidence de Bolsonaro, Alkmin a rendu sa carte et rejoint une formation plus présentable, le Parti socialiste brésilien (PSB). C’est là que, en décembre 2021, dans sa volonté d’« unir les divergents » Lula vint le chercher : « Peu importe que nous ayons été adversaires par le passé, que nous ayons échangé quelques coups de pied, que dans le feu de l’action nous nous soyons dit ce que nous n’aurions pas dû dire, expliqua le vieux lion Ptiste. L’ampleur du défi qui nous attend fait de chacun de nous un allié (…). »

Entre les deux tours, l’ex-président néolibéral Fernando Henrique Cardoso (1994-2002), rival historique de Lula, compléta l’attelage. Celui-ci fut également rejoint par l’écolo-évangélique Marina Silva, ex-alliée ayant pris ses distances avec le PT, puis par Simone Tebet, candidate du Mouvement démocratique brésilien (MDB) éliminée au premier tour (4,16 % des voix). Parti du « félon » Michel Temer – vice-président tombeur et successeur de Dilma Rousseff –, le MDB n’avait pas donné de consigne, laissant ses membres « suivre leur conscience » (moyennant quoi Temer soutint Bolsonaro). Malgré les fortes réticences de son leader Ciro Gomes (3 % des suffrages), pour qui Bosonaro serait « un fou », « un criminel » et Lula « l’expression d’un populisme sud-américain pourri », le Parti démocrate travailliste appela lui aussi à voter pour le candidat du PT.

Si l’on rajoute à cette configuration le fait que, à la Chambre, le Parti libéral de Bolsonaro est devenu la première minorité (99 députés sur 513) devant la fédération « Brésil de l’espoir » du PT (80 sièges) et qu’au Sénat les fidèles de Bolsonaro sont également les plus nombreux, Lula, pour gouverner, devra composer avec des élus qui penchent très à droite et nouer des alliances avec les partis opportunistes du « centrão ». Sachant par ailleurs que sur les 27 Etats du Brésil, 14 (dont São Paulo, Rio de Janeiro et le Minas Gerais) sont désormais dirigés par des gouverneurs pro-Bolsonaro.

On a vu dans un article précédent que le président colombien Gustavo Petro se trouve peu ou prou dans la même situation [34]. Numériquement minoritaire à la Chambre (28 représentants sur 167) et au Sénat (20 sur 107) avec son Pacte historique, il n’a pu y construire une majorité que grâce au ralliement de partis qui ont toujours considéré la gauche comme une ennemie – Parti libéral et Parti de la U. Il a de même établi un panachage « droite-gauche » au sein de son gouvernement.

Au Honduras, douze ans après le coup d’Etat contre son époux Manuel Zelaya, Xiomara Castro (Liberté et refondation ; LIBRE) l’a emporté le 28 novembre 2021 sur Nasry Asfura du Parti national (PN), parti au pouvoir depuis 2010. On ne parle pas, dans ce cas, de victoire sur l’extrême droite, mais de succès écartant un pouvoir particulièrement corrompu. En effet, bien qu’appuyé sans réserves par les Etats-Unis pendant ses deux désastreux mandats (2014-2022), l’ex-président Juan Orlando Hernández (JOH) a été accusé par ceux-ci de « narcotrafic » dès qu’il a quitté le palais présidentiel [35]. Extradé le 21 avril à New York, il s’y trouve en attente de jugement.

Toutefois, avant cet épisode, la victoire de Xiomara Castro n’avait rien d’assurée. Raison pour laquelle, dans la dernière ligne droite, elle a accepté le ralliement de Salvador Nasralla, leader du Parti sauveur du Honduras (PSH), en échange de la vice-présidence de la République pour lui et de la présidence du Congrès pour l’un des siens.
Au Parlement monocaméral de 128 membres, LIBRE ne dispose que de 50 députés, auxquels s’ajoutent les 10 élus du PSH de Nasralla. Face aux 44 représentants du Parti national, la formation au pouvoir doit donc, pour disposer d’une majorité, négocier avec les autres acteurs de droite – notamment le Parti libéral (22 sièges), le Parti anti-corruption et le Parti de la démocratie chrétienne (un élu chacun). Ce qui, déjà, constitue un handicap. Un deuxième se profile lorsqu’une vingtaine de « frondeurs » mettent à mal l’unité de LIBRE. Un troisième, aux conséquences potentiellement plus graves, finit de lézarder la coalition.
Par certains côtés, le PSH ressemble au « centrão » brésilien. Dans ses relations avec LIBRE, Nasralla lui-même a varié les postures – un coup en alliance, un coup en concurrence, un coup en ennemi – en fonction de ses intérêts du moment. Dès juillet 2022, il a exprimé son mécontentement : ses avis de vice-président n’étaient pas suffisamment pris en compte dans les décisions du gouvernement. Bien que le président du Congrès Luis Redondo et les ministres Manuel Matheu (Santé) et Pedro Barquero (Développement économique) soient alors (et sont toujours) membres de son parti, la rupture a été consommée en octobre : le PSH et LIBRE ont rompu leur alliance. D’après le député Jhosy Toscano, « le banc du PSH continuera à voter en faveur de tous les projets qui profitent au Honduras et s’opposera à ceux qui y font obstacle ».

Chili : victoire de Gabriel Boric, mais match nul à la Chambre basse. La droite extrême (15 députés), les libéraux classiques (53) et quelques indépendants (6) y font face à 37 députés du Front large et du Parti communiste (la coalition présidentielle) et 37 du centre gauche. Au Sénat, les différentes factions de la droite font jeu égal avec celles de la gauche (25-25). Boric devra négocier pour faire passer les réformes qu’il a promises. D’emblée, il a donc engagé des discussions avec les partis de feu la Concertation (Parti socialiste et Démocratie chrétienne, qui ont gouverné ensemble sur des programmes centristes) [36]. Et a largement fait appel à eux pour former son gouvernement. Après le rejet massif, le 4 septembre, d’une nouvelle Constitution, un certain nombre de ministres ont été remplacés par des personnalités issues du gouvernement social-libéral de Michelle Bachelet, comme Carolina Toha, à l’Intérieur, et Ana Lya Uriarte, au Secrétariat général, chargé des relations entre l’exécutif et le Parlement.

On l’aura compris : les récentes victoires électorales n’amènent pas au pouvoir des gouvernements susceptibles d’appliquer des programmes radicalement « de gauche », mais plutôt des coalitions cherchant à revenir sur les effets les plus désastreux des politiques néolibérales et à réintroduire des mesures d’inclusion et de justice sociale. En d’autres termes, ce n’est pas au sens propre du terme « la gauche » qui a gagné, ce sont la droite radicalisée et l’extrême droite qui ont été contenues.

Des bouteilles à moitié pleines valent mieux que des bouteilles vides

Pour limitées qu’elles paraissent, on ne sous-estimera pas ces victoires. Elles écartent le capitalisme dans sa forme la plus ténébreuse. Malgré des marges de manœuvre réduites, un « animal politique » tel que Lula saura manœuvrer pour revenir sur les mesures les plus néfastes de Bolsonaro. Parmi les 121 points du programme de gouvernement Lula-Alckmin, des mesures très concrètes – fin du plafonnement des dépenses publiques, remplacé par un mécanisme fiscal permettant d’augmenter le salaire minimum et d’accroître les dépenses d’aide sociale et d’infrastructures [37] – iront de pair avec l’interruption des privatisations prévues et pour certaines entamées d’Eletrobrás, Petrobrás et Correos.
En Colombie, Gustavo Petro fait feu de tout bois. A peine arrivé au pouvoir, il a présenté au Congrès la réforme fiscale la plus ambitieuse de l’histoire du pays. Destinée à « éradiquer la faim, réduire la pauvreté et les inégalités ainsi que les privilèges de quelques-uns, et à faire des progrès en matière d’inégalité » (d’après le ministre de l’Economie José Antonio Ocampo), celle-ci a été approuvée par les deux chambres début novembre, moyennant quelques modifications. La loi de Paix totale a également franchi l’obstacle. Elle permettra d’ouvrir des négociations avec les groupes armés de toutes natures – dont vingt-trois se sont déclarés intéressés. Principale organisation insurgée à caractère politique, l’Armée de libération nationale (ELN) a déjà entamé les pourparlers, à Caracas, avec les délégués du gouvernement.

Malgré les manœuvres des putschistes de Santa Cruz auxquelles s’ajoutent des tensions internes au sein du Mouvement vers le socialisme (MAS) entre « evistas » (partisans d’Evo Morales) et « rénovateurs » (proches du vice-président David Choquehuanca), la Bolivie de Luis Arce engrange les succès. Dans un contexte international troublé et grâce à l’application du Modèle économique social communautaire productif, dans lequel l‘Etat joue un rôle important à travers la production et la redistribution des revenus, le pays enregistre l’un des taux d’inflation les plus bas du monde (1,62 %) et, depuis le retour de la démocratie, reconstruit graduellement son économie. Pauvreté et extrême pauvreté ont régressé depuis 2020, grâce à la remise en route des programmes sociaux – à l’image de la prime Juancito Pinto distribuée à 2,3 millions d’élèves des écoles publiques, des écoles conventionnées et des centres d’éducation spécialisée du pays.

Au Chili où Boric a proposé une feuille de route comprenant 102 mesures à même de garantir les droits sociaux réclamés lors de la révolte sociale d’octobre 2019, la réforme du système de retraites a débuté dans la douleur son parcours législatif (la droite la trouve trop radicale, le mouvement social l’estime trop timorée). Son financement dépend de l’approbation d’un autre texte, celui de la réforme fiscale. Suite à un dialogue social (via des audiences publiques ainsi que des réunions citoyennes) entamé au mois d’avril, le contenu et le calendrier de celle-ci ont a été annoncés le 30 juin. De cette réforme, qui vise à mobiliser 3,6 % du PIB en introduisant une redevance sur l’activité minière et un impôt sur la fortune, dépend également le financement des programmes de protection sociale en matière de santé et d’éducation. Dans un Congrès où Boric n’a pas de majorité, cette réforme ne bénéficie pas non plus du soutien de l’opposition.

De tous les nouveaux présidents, Boric est celui qui a provoqué le plus d’enthousiasme au sein de la gauche et des médias européens. Passé directement des luttes étudiantes (2011) à la députation (2014), puis à la présidence (2021), sans transit par la « vie réelle », ne revendique-t-il pas très ostensiblement tous les paramètres – démocratique, féministe, LGBTiste, indigéniste, écologiste, droit-de-l’hommiste, anti-extractiviste – d’une « nouvelle gauche » en rupture avec celle du début des années 2000 ? Paradoxalement, malgré cet adoubement, Boric est sans doute le chef d’Etat progressiste dont la popularité régresse le plus vite dans les rangs de ceux qui l’ont élu.
Multipliant les critiques et donnant beaucoup de leçons, au nom des « droits de l’homme », à Cuba, au Venezuela et au Nicaragua, Boric, dans un pays que personne n’agresse, n’en a pas moins maintenu l’état d’exception et militarisé les provinces du sud – Biobío et Araucanía – affectées par les revendications des indigènes Mapuches. C’est sous l’autorité du même Boric que, en août dernier, a été arrêté le dirigeant mapuche et porte-parole de la Coordination Arauco Malleco (CAM) Héctor Llaitul – certes radical, mais infiniment moins dangereux pour le Chili que ne l’a été Juan Guaido pour le Venezuela. Pour « incitation et apologie de la violence, vol de bois, atteinte à l’autorité et usurpation », le parquet régional de La Araucanía a requis le 2 décembre une peine de 25 ans de prison contre Llaitul, dans le cadre de la loi sur la sécurité de l’Etat.
En voyage en Araucanía, où des manifestations organisées pour l’accueillir débouchent sur des violences, Boric se livre à des commentaires fort peu « indigénistes » et particulièrement maladroits : « Vous savez ce que me rappelle l’incendie de l’école et de l’église que nous avons vu aujourd’hui ? Cela me rappelle quand, dans les années 30, les nazis brûlaient les synagogues (…) Je ne veux pas entrer dans une polémique sémantique à ce sujet, je pense que cela nous fait beaucoup de mal. Je crois que dans la région, il y a eu des actes de nature terroriste. »

Dès son arrivés au pouvoir, Gustavo Petro a manifesté son intention de faire libérer les plus de 200 jeunes Colombiens – « la première ligne » – encore incarcérés du fait de leur participation à la révolte sociale de 2021. Le 3 décembre 2022, lors d’un dialogue avec les Conseils d’action communale de Pasto (département de Nariño), Petro a annoncé qu’ils sortiraient de prison avant le jour de l’an. A cette annonce, la sénatrice d’extrême droite María Fernanda Cabal a violemment réagi : « Ils n’ont pas le droit. Assez de grossièreté. Qu’ils paient, ce sont des délinquants. »
Comme Petro dans son pays, Boric est arrivé au pouvoir porté par le soulèvement populaire de 2019-2020 (30 morts, 3 600 blessés, plus de 25 000 arrestations). La comparaison s’arrête là. Au Chili aussi, une soixantaine de jeunes demeurent emprisonnés, dont le mouvement social réclame la libération. Boric détourne les yeux.

S’agissant du corps très répressif des carabiniers, « pacos » (flics) dont beaucoup demandent la disparition, il prend grand soin de distinguer « ceux qui violent les droits humains » et ceux qui ont tout son appui « pour combattre la délinquance et assurer l’ordre public dans le cadre de l’état de droit ». En revanche, déclare-t-il sur un ton très critique, « l’explosion sociale a été un champ fertile pour l’expansion de comportements violents et destructeurs, qui ont également fait des victimes et laissé des séquelles, ce que, depuis toutes les positions politiques, nous devons dire clairement ». L’ex-président de droite Sebastián Piñera ne dirait pas mieux. Et Boric ne lève pas le petit doigt pour, au minimum, examiner les cas de prisonniers victimes d’un abus grave de la part de l’Etat. En revanche, il a réussi la performance de se faire ovationner par les députés de droite violemment hostiles à AMLO, en déclarant, le 24 novembre, lors d’un discours devant le Congrès mexicain : « Nous ne pouvons pas détourner le regard devant les prisonniers politiques au Nicaragua. »

Comme au début du XXe siècle, plusieurs gauches arrivent donc au pouvoir. Indépendamment de leurs différences, le vaisseau « Amérique latine » a déjà modifié son cap en direction des mers de l’Indépendance. On en a eu un premier aperçu lorsque, à l’occasion du Sommet des Amériques tenu à Los Angeles en juin 2022, les Etats-Unis ont unilatéralement prétendu en exclure Cuba, le Venezuela et le Nicaragua. Emboîtant le pas à la décision du mexicain AMLO, les dirigeants de la Bolivie, du Honduras, de Grenade, de Saint-Vincent-et-les-Grenadines ont fait le choix de rester à la maison. Se plaignant de l’ingérence étatsunienne sur leurs territoires, les gouvernants de droite guatémaltèque et salvadorien les ont imités. A ces boycotts se sont ajoutées les condamnations du chef d’Etat argentin Alberto Fernández, mais aussi des représentants du Belize, de Trinité-et-Tobago et de la République dominicaine.

Les quatre plus puissantes économies latino-américaines – Brésil, Mexique, Argentine, Colombie – sont désormais dirigées par des gouvernements de gauche. Les réalités économiques et politiques ne pouvant être ignorées, aucun de ceux-ci (ni même des autres) n’a l’intention d’entrer en guerre avec les Etats-Unis. Mais bien peu semblent devoir se soumettre aux habituels diktats de Washington. Parmi ses toutes premières mesures, le colombien Petro a rétabli les relations diplomatiques avec le Venezuela et le Nicaragua. Il s’est offert le luxe souverain de rencontrer en tête à tête son homologue Nicolás Maduro.

Dirigeante d’un petit pays comme le Honduras, Xiomara Castro n’hésite pas à fustiger le capitalisme et l’impérialisme lors de son intervention du 30 octobre 2022 devant l’Assemblée générale de l’ONU : « Depuis notre arrivée à la fin du mois de janvier, nous avons fait preuve d’une volonté ferme de parvenir à des accords sur nos engagements, sans en renier aucun. Mais, l’intention de saper la volonté du peuple nous vient de toutes les directions, tandis que se fomentent des conspirations entre les mêmes qui ont pillé le pays et leurs alliés putschistes, enhardis par l’attitude éhontée anti-démocratique, parfois déguisée en diplomatie (…) Les nations pauvres du monde ne supportent plus les coups d’Etat, l’utilisation du lawfare, ni les révolutions de couleurs habituellement organisées pour piller nos vastes ressources naturelles. »

Gustavo Petro, reçu le 1er novembre 2022 à Caracas par son homologue vénézuélien Nicolás Maduro.

Rires polis : en marge du Sommet des Amériques, la Chambre de commerce américaine a distribué un sac bleu rempli de cadeaux censés promouvoir l’industrie US, mais contenant entre autres une gourde et des lunettes de soleil… « Made in China ».
En 2009, au cours de son second mandat, Lula fut l’un des fondateurs des BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – avec les présidents Dmitry Medvedev et Hu Jintao, le premier ministre indien Manmohan Singh, rejoints un an plus tard par le sud-africain Jacob Zuma. Le retour du Brésilien au Planalto devrait renforcer la coopération entre ces pays, éloignés géographiquement et culturellement, mais convergents sur la nécessité de remettre en cause l’hégémonie américaine sur le système monétaire et financier international. Malgré un contexte particulièrement agité, et des Etats-Unis en confrontation directe avec la Russie et la Chine, l’Argentine et le Mexique font partie des pays qui (avec l’Iran, le Nigeria et l’Arabie saoudite) frappent à la porte de l’organisation.

S’ajoutant à l’arrivée de Petro, la réapparition de Lula modifie de fait totalement les rapports de force régionaux et internationaux. Habituelles courroies de transmission du Département d’Etat, l’Organisation des Etats américains (OEA) et son secrétaire général Luis Almagro ne sont plus en odeur de sainteté sur le sous-continent. Déjà réactivée par AMLO, la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac) devrait reprendre de la vigueur et remettre à l‘ordre du jour l’intégration régionale. Que la destruction de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) par la restauration conservatrice des « Macri-Duque-Moreno-Bolsonaro » était censée avoir définitivement enterrée. Rien n’indique qu’elle ne puisse renaître de ses cendres. Lorsqu’elle fut créée en 2008, l’Unasur réunit des gouvernements aussi radicalement de gauche – Venezuela d’Hugo Chávez, Argentine de Cristina Kirchner, Equateur de Rafael Correa – que radicalement de droite – Colombie d’Álvaro Uribe, Pérou d’Alán García, Paraguay de Nicanor Duarte – ou radicalement modérés – Chili de Michelle Bachelet, Uruguay de José Mujica. Pendant sa campagne électorale Lula n’a-t-il pas repris une idée de Chávez en préconisant la création d’une monnaie commune sud-américaine baptisée « Sur » (Sud), qui réduirait le rôle du dollar dans le commerce régional tout en garantissant la souveraineté des monnaies nationales ? Une hypothèse considérée d’autant plus nécessaire depuis que Washington et Bruxelles ont exclu la Russie du système de paiement international Swift en guise de sanction pour avoir envahi l’Ukraine. Un fâcheux précédent pour tout pays revendiquant sa souveraineté.

Le verre est plus qu’à moitié plein. Pour cette raison, précisément, la droite et l’extrême droite ne lâcheront rien. Pas plus que la « communauté internationale » (Etats-Unis, Union européenne et leurs médias) qui, derrière ses sourires de circonstance, ne facilitera nullement la tâche de ces gauches de gouvernement. Elles sont assises sur des trésors (pétrole vénézuélien, gaz bolivien, lithium du triangle Bolivie-Pérou-Argentine). Sans approuver la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, aucune d’entre elles (à l’exception de la chilienne) n’a suivi le « premier monde » dans la condamnation pure et simple de Moscou. Aucune ne lui a appliqué de sanctions. Aucune ne considère la Chine (deuxième partenaire commerciale de l’Amérique latine) et ses Routes de la soie comme des ennemis. Ouvertement ou sous le manteau, les coups pleuvront donc.

« Nous avons appris que la démocratie doit être une action permanente de mobilisation, de mobilisation autour de la construction de politiques publiques, de certaines lois pour renforcer la réalisation des droits, a eu l’occasion de déclarer Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien obligée de démissionner et de se réfugier à l’ambassade du Mexique pendant que les bottes et la Bible prenaient d’assaut le palais présidentiel en 2019. Quand on gouverne en écoutant le peuple, il y a une mobilisation permanente pour défendre le projet politique. (…) Aujourd’hui, les organisations sociales sont absolument claires : le processus de changement n’est pas seulement défendu par la gestion publique, mais aussi par une participation effective à toute décision prise par le gouvernement [38]. » De la capacité de s’appuyer sur un mouvement social mobilisé ou remobilisé dépendra de fait la capacité de résistance des gauches de gouvernement. Faute de quoi, l’actuelle « vague progressiste » prendrait le risque de ne constituer qu’une simple alternance, remplacée à terme par une autre alternance, qu’une nouvelle alternance déplacerait… Au risque que des régimes autoritaires inopportuns ne profitent de la situation pour bouleverser les règles du jeu.


Illustration : Lula à Porto Alegre le 19 octobre 2022. Mídia NINJA / Flickr CC


[1] Emis le 10 décembre 2014, le rapport final de la CNV a conclu que la pratique de la détention illégale et arbitraire, de la torture, des violences sexuelles, des exécutions et des disparitions forcées a représenté une politique d’Etat qui, étant donnée sa portée, constitue un crime contre l’humanité. Pour la période 1946-1988, 434 décès et disparitions ont été identifiés. Une liste de 377 fonctionnaires responsables à différents niveaux a été soumise à la Présidente. La CNV a été officiellement dissoute le 16 décembre 2014.

[2] D’près le dernier recensement agricole (2017), 1 % des propriétaires terriens contrôlent presque 50 % des zones rurales du pays.

[3https://soudapaz.org/noticias/o-globo-na-vespera-do-7-de-setembro-sou-da-paz-faz-libelo-antiarmas/

[4https://revistacrisis.com.ar/notas/lula-va-ser-muchos-lulas

[5] La Doctrine de Sécurité nationale est née en réalité en 1947 avec le vote, aux Etats-Unis, du National Security Act, qui a créé le Conseil national de sécurité (et la CIA). Elle prône l’intégration des forces armées de tout le continent, sous la houlette de Washington, pour lutter contre l’ « ennemi interne » lié au communisme international.

[6] Lire « L’âge d’or et la fin de cycle ne sont plus ce qu’ils étaient » (31 janvier 2022) – https://www.medelu.org/L-Age-d-or-et-la-Fin-de-cycle-ne-sont-plus-ce-qu-ils-etaient

[7] De l’anglais (Etats-Unis) « libertarian » (traduction du français libertaire), le terme libertarien désigne un courant de libéraux radicaux pour lesquels l’individu doit jouir d’une liberté absolue sur sa personne et sa propriété. Cet anarcho-capitalisme prône la réduction, voire la suppression des pouvoirs de l’Etat.

[8] Demi-lune : en référence à la position géographique de ces départements de l’est du pays, qui encerclent les hauts plateaux.

[9https://www.medelu.org/Les-petits-telegraphistes-du-coup-d-Etat-qui-n-existe-pas

[10] Luis Arce l’a emporté à La Paz (65,3 % des suffrages) et à Cochabamba (63 %). Potosí, Chuquisaca, Tarija et Beni ont majoritairement voté pour la droite en la personne de Carlos Mesa. Santa Cruz, sans surprise, a donné ses voix à Luis Fernando Camacho.

[11https://www.la-razon.com/nacional/2022/11/10/reyes-villa-afirma-que-nunca-mas-llevara-el-problema-de-la-media-luna-a-cochabamba/

[12] Alliés lors de la guerre du Pacifique (1879-1883) contre le Chili, le Pérou et la Bolivie n’ont pas oublié la perte des provinces d’Arica, Tarapacá et Antofagasta (les Boliviens s’étant vu privés de leur accès à la mer – plaie toujours béante – à cette occasion). Lire : « Pourquoi le thème de la mer fait des vagues entre la Bolivie et le Chili » – https://www.medelu.org/Pourquoi-le-theme-de-la-mer-fait

[13https://www.les2rives.info/

[14] Dénomination officielle : Charte de Madrid en défense de la liberté et de la démocratie dans l’ibéro-sphère.

[15] Ce courant s’inspire du maréchal Andrés Avelino Cáceres, qui, à la tête de troupes majoritairement indigènes, résista à l’occupation chilienne du Pérou pendant la guerre du Pacifique (1879-1883).

[16https://convoca.pe/agenda-propia/el-mensaje-extremista-que-antauro-humala-esta-llevando-las-regiones-del-peru

[17] Sur ce sujet, lire : Lamia Oualalou, Jésus t’aime. La déferlante évangélique, Les Editions du Cerf, Paris, 2018.

[18] Le 6 octobre 1979, Jean-Paul II fut le premier pontife de l’Histoire à se rendre à la Maison-Blanche.

[19] Voir, par exemple, le blog du prêtre français vivant en Equateur Pierre Riouffrait – http://padrepedropierrefrances.blogspot.com/

[20https://mission-universelle.catholique.fr/sinformer/amerique-latine/299691-basculement-religieux-latino-americain/

[21] Lire : « Honduras : du coup d’Etat au narco-Etat » (22 avril 2022) – https://www.medelu.org/Honduras-du-coup-d-Etat-au-narco-Etat

[22https://theintercept.com/2020/01/20/linha-do-tempo-vaza-jato/

[23] Lire Celso Amorim, Carole Proner, « Lawfare et géopolitique : focus sur l’Amérique latine » – https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2021/01/2-Prog-Amerique-Latine-Caraibe-Janvier-2021.pdf

[24https://www.celag.org/quienes-son-los-que-denuncian-a-cristina-fernandez-de-kirchner/

[25] Le 18 juillet 1994, à Buenos Aires, un attentat à la bombe contre l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA), de caractère clairement antisémite, fit 84 morts et 230 blessés. Le procureur Alberto Nisman (mystérieusement assassiné depuis) a accusé CFK et Timmerman de collusion avec l’Iran pour avoir signé en 2013, avec Téhéran, un pacte levant les accusations contre des suspects iraniens, en échange de pétrole à un prix avantageux.

[26http://www.cubadebate.cu/noticias/2020/01/12/si-hablo-se-caen-las-causas-contra-el-kirchnerismo-y-cristina-dice-falso-espia-en-argentina/#.XhrXyS17R_8

[27] Homélie du pape François, le 17 mai 2018, « Contre le poison des commérages » – https://www.vatican.va/content/francesco/fr/cotidie/2018/documents/papa-francesco-cotidie_20180515_troupeau-pas-la-carriere.html

[28https://thegrayzone.com/2021/11/05/nicaragua-us-informant-dora-maria-tellez-mrs/

[29] Disparu à ce jour du fait retour des gauches au pouvoir, le Groupe de Lima comptait 14 pays : Argentine, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Guyana, Honduras, Mexique, Panama, Paraguay, Pérou, Sainte-Lucie.

[30https://france.attac.org/nos-idees/placer-l-altermondialisme-et-la-solidarite-au-coeur-des-relations/article/lettre-ouverte-au-mouvement-altermondialiste-sur-la-situation-en-bolivie

[31https://opiniao.estadao.com.br/noticias/notas-e-informacoes,nascidos-um-para-o-outro,70003314350

[32] Luis Carlos Sarmiento Angulo (l’homme le plus riche du pays) ; le Groupe Santo Domingo (immobilier, tourisme, logistique, transport, loisirs, industrie) ; l’OrganisationArdila Lülle ; le groupe Gilinski ; Prisa (multinationale espagnole).

[33https://www.panoramical.eu/america-latina-y-caribe/68579/

[34] « Nouvelle offensive de la paix en Colombie » (21 septembre 2022) – https://www.medelu.org/Nouvelle-offensive-de-la-paix-en-Colombie

[35] Lire « Du coup d’Etat au narco-Etat » (22 avril 2022) – https://www.medelu.org/Honduras-du-coup-d-Etat-au-narco-Etat

[36] Ont gouverné au nom de la Concertation : Patricio Aylwin (1990-1994), Eduardo Frei (1994-2000), Ricardo Lagos (2000-2006), Michelle Bachelet (2006-2010 et 2014-2018).

[37] En 2016, introduite dans la Constitution par le Congrès, la mesure-phare du président de facto Michel Temer limite pendant vingt ans la hausse des dépenses publiques à l’indice d’inflation de l’année précédente, y compris dans l’éducation et la santé.

[38https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/01/03/adriana-salvatierra-la-grande-lecon-de-letape-precedente-en-amerique-latine-est-que-nous-ne-pouvons-plus-gouverner-timidement/

URL de cet article : https://www.medelu.org/Victoires-de-la-gauche-ou-defaites-de-l-extreme-droite