Un président imaginaire renversé par une Assemblée qui n’existe pas

Note de Venezuelainfos : Depuis que Barack Obama décréta en 2015 que le Venezuela était « une menace extraordinaire et inhabituelle pour la sécurité des États-Unis », le blocus et les sanctions des USA/UE ont empêché la nation bolivarienne de produire 3,9 milliards de barils de pétrole (voir graphique). La perte de 232 milliards de dollars qui auraient dû être investis dans les salaires, l’éducation, les retraites, la santé et les services publics, a fait passer brutalement la population de la prospérité des années Chávez à une souffrance et un exode massif dénoncés par les experts de l’ONU. La reprise récente des activités de Chevron au Venezuela ne signifie nullement la fin des 928 sanctions : Joe Biden vient d’en allonger la liste et d’annoncer que cette politique de mesures coercitives unilatérales resterait « identique ». Bien que la droite et l’extrême droite vénézuéliennes ont récemment abandonné le putschiste Juan Guaido – nommé par Donald Trump « président du Venezuela » hors de tout scrutin présidentiel –, Washington refuse de reconnaitre le président élu, Nicolas Maduro, et ne fléchit pas dans son objectif d’éliminer le mauvais exemple d’une révolution participative. Quant à la promesse de la droite concédée en novembre 2022 lors de négociations avec le gouvernement bolivarien, à savoir de débloquer… 3 milliards de dollars gelés par l’Occident, afin de les consacrer « aux besoins humanitaires les plus pressants », elle est restée lettre morte. La politique d’alliances multipolaires et les investissements productifs de Nicolas Maduro permettent néanmoins au Venezuela de remonter la pente : la CEPAL (ONU) annonce pour 2023, comme en 2022, le taux de croissance le plus élevé du continent. Spécialiste de l’Amérique Latine, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, Maurice Lemoine dénude une fiction alimentée pendant des années par les journalistes occidentaux : la fake-présidence de Juan Guaido.

Illustration : Trump White House Archived / Flickr CC

Au Venezuela, l’opposition destitue Juan Guaido ». « L’opposition met fin à la présidence intérimaire ». « La présidence par intérim de Juan Guaido prend fin. »

Comme ces choses-là sont dites… Car, enfin… L’ex-député vénézuélien dont il est question n’a jamais été « président intérimaire » de son pays, mais « président autoproclamé ». Élue le 6 décembre 2015, la fraction de l’ « Assemblée nationale » qui, le 31 décembre dernier, a mis un terme à son pseudo-mandat n’existe pas plus. Suite aux élections législatives du 6 décembre 2020, tenues conformément à la Constitution, un nouveau Parlement a pris ses fonctions le 5 janvier 2021.

L’ « opposition » en apparence unique évoquée dans la majorité des commentaires est de même une fiction politico-médiatique. Son évocation ignore délibérément diverses forces représentatives opposées au chavisme et au président Nicolás Maduro, sans pour autant participer au « Guaido Circus » et à la déstabilisation du pays. Enfin, pour qui croirait encore à la fable d’un Guaido soutenu par 60 pays – la « communauté internationale » ! –, on rappellera que lors de l’Assemblée générale des Nations unies tenue en décembre 2021, seuls 16 pays sur 193 ont refusé de reconnaître le président Maduro.

Si l’on tient compte de toutes ces approximations, il n’est pas inutile de revenir sur ce « Monde de Narnia » [1], régulièrement raillé par les chavistes, pour en rappeler l’origine, l’évolution, mais aussi pour saisir l’ampleur des dégâts qu’il a causés.

A l’origine (et à grands traits)

Victorieuse des élections législatives du 6 décembre 2015, avec 112 sièges sur 167, la droite vénézuélienne – regroupée alors au sein de la Table d’unité démocratique (MUD) – aurait pu exercer les prérogatives qui lui revenaient si, faisant fi de la Constitution et de la séparation des pouvoirs, écartant avec dédain le mot « cohabitation », elle n’avait annoncé vouloir renverser le chef de l’Etat en six mois. Et si, par pure provocation, elle n’avait fait prêter serment et investi trois de ses députés de l’État d’Amazonas accusés de fraude par le Tribunal suprême de justice (TSJ). Dès lors, ce même TSJ décréta l’Assemblée en « desacato » (outrage à l’autorité) et lui retira toutes ses attributions tant qu’elle se maintiendrait dans l’illégalité.

Des émeutes insurrectionnelles (avril à août 2017) allant de pair avec la déstabilisation économique du pays amenèrent le chef de l’État à annoncer l’élection d’une Assemblée constituante le 30 juillet 2017. En l’absence d’Assemblée nationale (définitivement en « desacato »), il s’agissait de disposer d’un organe offrant un socle juridique aux mesures prises par le gouvernement. La MUD boycottant ce scrutin, la Constituante tomba entièrement entre les mains du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et de ses alliés (le Grand pôle patriotique ; GPP).

Tandis que le Parlement continuait à siéger, se considérant toujours en fonction, les élus de la nouvelle Assemblée s’installèrent dans un hémicycle mitoyen. Le 18 août, ils s’arrogèrent les pouvoirs législatifs, mettant l’Assemblée nationale élue en 2015 définitivement hors jeu.

Le blocage politique est à deux doigts de prendre fin quand, au terme d’un dialogue tenu en République dominicaine pendant plusieurs mois, chavisme et opposition s’accordent sur les conditions d’une prochaine élection présidentielle anticipée. Au tout dernier moment, début janvier 2018, et sur ordre du Département d’État américain, le chef de la délégation d’opposition Julio Borges se refuse à signer l’accord conjointement élaboré. Récusant cette dérobade téléguidée, le gouvernement maintient l’organisation de l’élection présidentielle, dans les conditions prévues et acceptées par les deux parties lors de la négociation. La consultation aura lieu le 20 mai 2018.

Au commencement était Obama

Si les partis composant la MUD boycottent à nouveau le scrutin, plusieurs candidats d’opposition, mécontents d’être exclus des principaux espaces de décision, décident de se présenter. Les deux principaux, Henri Falcón (Copei) et Javier Bertucci (Mouvement espérance pour le changement) obtiennent respectivement 20,94 % et 10,82 % des voix. Néanmoins, l’absence des gros bataillons d’électeurs de droite (54 % d’abstention) favorise Maduro, qui l’emporte largement avec 67,84 % des suffrages exprimés.

« Élection illégitime », proclament les États-Unis et leurs appendices – l’Organisation des États américains (OEA), l’Union européenne (UE) et les gouvernements latino-américains de droite regroupés au sein du Groupe de Lima. Ce très sélect club met le Venezuela à l’index pour « rupture de l’ordre démocratique ».

Prétexte « bidon », pure hypocrisie. Car c’est dès le 8 mars 2015, dans la grande tradition impérialiste des Richard Nixon et Ronald Reagan, que Barack Obama a, par décret, rangé le Venezuela au rang de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale des États-Unis ». Le cadre de l’agression à venir était d’ores et déjà posé.

Photo : Nicolás Maduro, Président de la République bolivarienne du Venezuela, lors de la COP 27 en Égypte, novembre 2022.

Depuis le début 2016, en vertu d’un accord, les quatre principaux partis constituant la MUD – Action démocratique (AD), Volonté populaire (VP), Primero Justicia (Justice d’abord ; PJ), Un Nouveau temps (UNT) – doivent alterner chaque année, et pour douze mois, à la tête du législatif. Le 5 janvier 2019, arrive le tour de VP : un de ses députés élu dans l’Etat de La Guaira avec 90 000 voix, Juan Guaido (VP), devient président de cette Assemblée nationale (AN) qui continue à se réunir sans aucunement légiférer.

Dix jours plus tard, premier étage de la fusée : en inaugurant l’ordre du jour de l’AN, Guaido annonce la recherche d’un « accord sur la déclaration d’usurpation de la Présidence de la République et l’application de la Constitution afin de la restaurer ».

Le deuxième étage se déploie le 22 janvier : depuis Washington, le vice-président étatsunien Mike Pence appelle le peuple vénézuélien à manifester le lendemain afin de « restaurer la démocratie et la liberté ».

Troisième étage, le 23 janvier : dans la rue, Guaidó s’autoproclame « président en exercice » du Venezuela et « prête serment » devant la foule fournie de ses partisans. Donald Trump l’adoube par tweet dans les minutes qui suivent.

A la fois président du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, Guaido, auquel il ne manque que la présidence du pouvoir judiciaire pour se transformer en Sainte Trinité [2], est reconnu immédiatement par les gouvernements latino-américains et européens épris (prétendent-ils) d’Etat de droit et de démocratie » !

Le grand jeu de la « pression maximale » peut commencer.

L’opération Guaido n’a en réalité qu’un seul objectif immédiat : faire basculer la Force armée nationale bolivarienne (FANB) et amener les militaires à renverser Maduro au nom d’une supposés « fin de l’usurpation ». A l’exception de quelques défections individuelles, ce putsch, recherché par la persuasion (à Caracas) et de menaçantes pressions (depuis Washington), n’aura jamais lieu. L’Armée demeure loyale à la Constitution et au chef de l’Etat. Il faut dès lors châtier les Vénézuéliens pour les obliger à plier.

Avec l’appui inconditionnel des dirigeants des quatre partis phares de la MUD, rebaptisés G-4, l’administration Trump instaure une politique de mesures coercitives unilatérales destinées à ruiner l’économie vénézuélienne. Ce qu’elle parvient à faire en paralysant drastiquement l’entretien des infrastructures, pétrolière et autres, ainsi que la production et la vente des hydrocarbures, principales ressources de la nation.

Dans l’indifférence générale – nous parlons-là des ténors, des porte-paroles et des « observateurs » de ce qu’on appelle improprement la « communauté internationale » – 927 mesures unilatérales de tous types (927 !) [3] vont frapper les dirigeants politiques, les hommes d’affaires, l’industrie, la production agricole, les exportations, les importations (même de médicaments, pendant la pandémie), les compagnies maritimes et aériennes – mais aussi les firmes internationales prétendant maintenir leurs liens commerciaux avec le Venezuela. La population paie l’agression au prix fort. Plusieurs millions de personnes choisissent de s’exiler. On demeurera prudent sur l’estimation de leur nombre, celui-ci, à des fins de propagande, ayant été régulièrement manipulé, mais, en tout état de cause, on assiste à une tragédie. Que justifie et justifiera en permanence Guaido : « Les sanctions sont le seul outil dont dispose le monde libre pour affronter les dictateurs. Elles sont insuffisantes. Mais elles sont nécessaires [4]. »

Photo : de gauche à droite : Carlos Vecchio (« ambassadeur » aux Etats-Unis), Julio Borges (« ministre des Affaires étrangères) et Juan Guaido, président autoproclamé, avec le « boss », Donald Trump.

« Toutes les options »

« Insuffisantes » prétendent Guaido et ceux qui le soutiennent, évoquant les « sanctions ». C’est bien ce que pense Donald Trump qu’assiste sa « Troïka de la tyrannie » personnelle – Mike Pompeo (secrétaire d’Etat), John Bolton (conseiller à la Sécurité nationale), Elliott Abrams (envoyé spécial pour le Venezuela et l’Iran) [5]. « Toutes les options sont sur la table », annonce donc en permanence Washington, agitant la menace d’une intervention militaire.

A ceux qui objectent qu’une telle intervention ajouterait à la souffrance du peuple, l’ultra-radicale María Corina Machado, dirigeante du parti Vente Venezuela (Viens Venezuela), répond : « J’en conviens, mais c’est pour son bien. »

Photo : Carlos Vecchio, « ambassadeur » du Royaume de Narnia à Washington avec Laura Richardson, cheffe du Commandement sud de l’Armée des Etats-Unis (Southern Command).

Pour mener leur offensive sans risquer d’être accusés d’impérialisme, les Etats-Unis font monter en première ligne le Groupe de Lima. Les rôles secondaires y sont tenus par le président équatorien Lenín Moreno (transfuge de la gauche), le chilien Sebastián Piñera (34 morts, 2300 blessés dont 1400 par armes à feu pendant la répression du mouvement social de 2019) ou le hondurien Juan Orlando Hernández (aujourd’hui incarcéré pour narcotrafic aux Etats-Unis) [6] ; en bellicistes principaux se distinguent les chefs d’Etat d’extrême droite Iván Duque (Colombie) et Jair Bolsonaro (Brésil). A la tête d’une OEA totalement inféodée, Luis Almagro joue les chefs d’orchestre. En Europe, les Emmanuel Macron (France) ou Pedro Sánchez (Espagne) suivent servilement ce douteux attelage, allant jusqu’à poser un ultimatum à un pays souverain pour qu’il organise de nouvelles élections.

Les médias dominants sanctifient ces grandes manœuvres – accablant Maduro en toute circonstance et détournant pudiquement les yeux lorsque Guaido, placé sur un piédestal, tente un coup d’Etat (avril 2019) ou participe personnellement à l’organisation d’une opération mercenaire (3 mai 2020) destinée à renverser ou « éliminer » Maduro [7].

Photo : Février 2019, Cúcuta (Colombie) : Juan Guaido avec – de gauche à droite –Sebastián Piñera (Chili), Iván Duque (Colombie), Mario Abdo Benítez (Paraguay), ses alliés du Groupe de Lima.

Fiction politique, pillage réel

A président autoproclamé, gouvernement autoproclamé. En marge de l’Etat que jamais ne cessera de contrôler le gouvernement bolivarien, Guaido crée une pléthorique structure parallèle dotée de pseudo ministres et d’une Cour suprême de Justice (installés en Colombie), d’ambassadeurs, de représentants internationaux, de présidents ad hoc d’entreprises publiques, comme la compagnie pétrolière PDVSA, ou d’institutions, comme la Banque centrale du Venezuela (BCV) [8].

Au-delà des grandes proclamations dégoulinantes destinées aux médias, jamais cette nébuleuse ne se souciera de malnutrition, de santé, de services publics – pas même pendant la pandémie. Sa seule préoccupation sera de parvenir à une rupture institutionnelle, à une intervention militaire étrangère et surtout… à s’emparer et jouir d’un fabuleux butin.

Grâce aux « sanctions », Washington s’est emparé de CITGO (filiale aux Etats-Unis de PDVSA) – trois raffineries et une chaîne de commercialisation de carburants d’une valeur de 8 milliards de dollars. D’autres millions de dollars de biens et d’actifs ont été gelés. En Colombie, l’entreprise d’Etat vénézuélienne Monómeros a été confisquée. En Europe, au nom d’une permanente servilité à l’égard de Washington, 1 milliard de réserves d’or placées en dépôt à la Banque d’Angleterre par la BCV, 1,543 milliard d’euros déposés dans la banque portugaise Novobanco et 123 millions reposant dans les coffres de la Deutsche Bank sont immobilisés ou saisis (on ne cite là que les cas les plus emblématiques).

Washington décidant de mettre ce pactole à disposition du « président intérimaire », Guaido et sa « pandilla » [9] se retrouvent en mesure de gérer à volonté de considérables sommes d’argent. Et de taper outrageusement dans la caisse ! En rémunérant les « fonctionnaires », les notables, les amis, les vautours (en juin 2021, le cabinet Arnold&Porter avait par exemple déjà reçu plus de 6 millions de dollars pour ses services juridiques dans l’affaire de l’or de la Banque d’Angleterre que tente de récupérer Caracas). Chaque année, en 2021 et 2022, le « gouvernement intérimaire » se verra octroyer 52 millions de dollars d’argent de poche par Washington qui, tenant Guaido et les siens en laisse, se réserve en dernière analyse la gestion des fonds.

Impossibles à cacher, les scandales d’appropriation et de détournements de fonds se multiplient.

Premières fractures

Significatif : à deux reprises candidat de la droite contre Hugo Chávez (2012 ; 44,3 % des voix), puis, après la mort de ce dernier, contre Nicolás Maduro (2013 ; 49,1 %), Henrique Capriles Radonski commence à tenir des propos sévères à l’égard du « gouvernement » de Guaido, auquel participent pourtant des membres de son parti Primero Justicia, à l’image de Julio Borges (« ministre des Affaires étrangères », à Bogotá). En effet, alors que les élections législatives approchent, les partis du G-4 se divisent en interne entre partisans du boycott et tenants de la participation. Las d’être contrôlés depuis l’étranger au service d’une politique qui enfonce leurs concitoyens dans la misère et d’appartenir à des partis dont les directions, contrairement aux statuts, n’ont pas été renouvelées depuis des années, des militants et dirigeants se rebellent. Le Tribunal suprême de justice arbitre et leur donne raison. C’est ainsi qu’Action démocratique (supposément social-démocrate), Primero Justicia (droite néolibérale) et Volonté populaire (droite extrême) se cassent en deux, une partie demeurant au sein du G-4, l’autre réintégrant le jeu démocratique. Où elles s’ajoutent aux opposants « modérés » qui, en 2018, ont participé à la présidentielle.

Première conséquence de ces fractures : en janvier 2020, alors que le député Guaido (c’est là son seul titre légitime) entend se maintenir à la tête de l’Assemblée nationale (qui continue à fonctionner en apesanteur), c’est un dissident de Primero Justicia, Luis Parra, qui est élu président grâce à l’alliance des mutins de l’opposition et des socialistes du PSUV. Mis en minorité, Guaido monte un show extravagant et va se faire « élire » président de l’AN par ses fidèles dans les locaux du quotidien d’opposition El Nacional – qui s’étonnera un peu plus tard d’avoir de sérieux problèmes avec le pouvoir !

Parra, lui, affronte immédiatement des problèmes d’une autre nature : venant de commettre un crime de lèse-majesté, il est, avec six autres députés d’opposition dissidents, sanctionné par le Département du Trésor américain pour « tentative infructueuse de prise de contrôle du Parlement ». Washington sachant faire preuve d’une grande mansuétude, il est néanmoins précisé que ces sanctions « pourront être retirées s’ils se rangent aux côtés du peuple vénézuélien et de Juan Guaido ».

Photo : show médiatique monté par Guaido pour entrer dans l’enceinte l’Assemblée nationale alors que personne ne l’a empêché d’y pénétrer normalement (5 janvier 2020).

La crise qui déchire désormais les diverses factions de la droite leur coûte cher : lors des législatives du 6 décembre 2020, la coalition (GPP), qui soutient le président Maduro, obtient 67,7 % des 5,2 millions de suffrages exprimés. La participation n’a été que de 31 % du corps électoral. Censées aider l’opposition, les « sanctions » américaines ont certes affaibli le gouvernement, mais elles ont aussi forcé les citoyens, à gauche comme à droite, à se concentrer sur la survie quotidienne au détriment de la mobilisation politique. Qui décroît par ailleurs, chez les opposants, au fur et à mesure que se révèle la nature prédatrice des marionnettes de la Maison-Blanche. Dans un tel contexte, l’opposition n’obtient que 22 % voix, les dissidents d’Action démocratique, du fait d’une significative présence territoriale, étant les plus votés (7 %). Indépendamment de ces résultats, qu’on peut juger médiocres, un premier constat saute alors aux yeux : la stratégie abstentionniste du G4 favorise le chavisme et consolide le positionnement des alternatives de droite modérées.

Installée début janvier 2021, la nouvelle Assemblée nationale dispose donc d’une large majorité de sièges pro-Maduro. Parmi les députés figurent des noms forts du chavisme tels que Diosdado Cabello (vice-président du PSUV), Cilia Flores (épouse de Maduro), Jorge Rodríguez (élu président de l’AN), ainsi que des leaders populaires, des femmes et des jeunes issus des mouvements de base. Devenue inutile, l’Assemblée constituante disparaît.

En pronostiqueurs avisés, les États-Unis et leurs satellites avaient par avance annoncé qu’ils ne reconnaitraient pas la validité de cette élection. La grande imposture peut donc continuer : chassés des locaux de l’Assemblée nationale, les ex-députés d’extrême droite, dont seule l’existence donne un semblant de légitimité à Guaido, continuent à se réunir par vidéoconférences, comme s’ils appartenaient toujours à l’assemblée parlementaire. Ils se baptisent « Assemblée nationale 2015 » (AN-2015), censément « la seule légitime », pour parfaire l’illusion.


Comme Donald Trump et Jair Bolsonaro le feront aux États-Unis et au Brésil, les ténors de l’ « AN-2015 » et du gouvernement autoproclamé continuent à mettre systématiquement en doute la régularité des scrutins – par définition « frauduleux ». Toutefois, les pauvres résultats de leur stratégie fissure chaque jour un peu plus l’opposition – y compris dans les rangs des radicaux. De sorte que, le 31 août 2021, la MUD annonce qu’elle participera aux prochains scrutins régionaux et municipaux, tout en ratiocinant : « Nous savons que ces élections ne seront ni justes ni classiques ». Dans cette hypothèse, pourquoi y participer ? Comprenne qui pourra.

En tout cas, dans la perspective de ces régionales du 21 novembre, toutes les composantes de la droite décident d’inscrire leurs candidats aux postes de maires et de gouverneurs. Réticent jusqu’au dernier moment à légitimer le processus électoral et par conséquent le « rrrrrrrégime » honni de Maduro, Guaido finit par appeler la droite au rassemblement derrière la MUD : « Ce n’est pas le moment pour les disputes entre partis, ce n’est pas le moment pour les disputes d’ego, ou les guéguerres de pouvoir mais c’est le moment de la réflexion et de l’unité.  » Trop tard, trop ambigu. Divisées, et même si elles remportent plus d’une centaine de municipalités, les oppositions s’inclinent devant le PSUV (42 % des suffrages), vainqueur dans la majorité des villes et des régions (19 États sur 23) [10].

A ce moment, il faut toute la mauvaise foi, l’ignorance ou, en France comme ailleurs, la connivence de l’appareil médiatique avec l’extrême droite, pour ne pas se rendre compte qu’il n’existe plus au Venezuela « une opposition », mais un nouvel écosystème de partis politiques divisé en au moins trois grands courants : représentant la cabale qui a sapé la souveraineté nationale et déstabilisé la vie sociale et politique de la République, la Plateforme unitaire (nouveau nom de la MUD), réunit une quarantaine de petites formations autour du G-4, de l’ « AN-2015 » et de Guaido ; l’Alliance démocratique, à laquelle se rattache le Copei (parti traditionnel social-chrétien), est une coalition de modérés dirigée par des leaders tels que Luis Parra ; nouveaux venus, Lapiz et Fuerza Vecinal (la Force du quartier, dissidence de partis comme Volonté populaire et Primero Justicia), s’opposent également aux errements du gouvernement autoproclamé.

On notera au passage que les divisions n’épargnent pas le camp chaviste, moins le PSUV d’ailleurs que le Grand pôle patriotique, dont le Parti communiste (PCV) s’est retiré, et au sein duquel Patrie pour tous (PPT) s’est divisé en deux factions, l’une demeurant fidèle à Maduro, l’autre passant, sans rejoindre la droite, dans l’opposition. Sans compter quelques ex-hiérarques, à l’instar de l’ex-procureure générale Luisa Ortega (accusée de corruption au Venezuela et… aux États-Unis !) ou Rafael Ramírez qui, depuis l’Italie, mène une guerre totale contre Maduro, mais qui, pour être crédible, devrait des explications au pays sur l’ampleur des détournements de fonds commis lorsqu’il était le « tzar du pétrole » au sein de PDVSA.

Toutefois, c’est bien à droite qu’ont lieu les plus durs affrontements. Alors que la Plateforme unitaire et Guaido ont repris à Mexico des négociations avec « le gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela » (reconnaissant, quoi qu’ils en disent, implicitement et explicitement Maduro), les partis de l’Alliance démocratique demandent à être inclus dans ces rencontres. De leur point de vue, des pourparlers plus inclusifs devraient permettre de prendre en compte d’autres points de vue que ceux du G-4 dans les discussions. Ils se heurtent à une fin de non recevoir dont témoigne, en mode particulièrement cassant, la réaction du secrétaire générale de la faction « dure » d’Action démocratique, Henry Ramos Allup : ces « alacranes [scorpions] n’appartiennent pas à l’opposition mais sont des employés du régime. »

Chaude ambiance. Mais on n’a encore rien vu. Car la soif de profit et l’intérêt politique donnent lieu à un enchevêtrement de calculs très évolutifs au fil du temps.

La chute

On l’a vu, les députés élus le 6 décembre 2015, y compris Guaidó, ont achevé leur mandat constitutionnel de cinq ans le 4 janvier 2021. Fonctionnant dès lors dans une semi-clandestinité, l’« AN-2015 » a une première fois approuvé la « continuité constitutionnelle de la présidence en exercice ». L’approbation sera renouvelée début 2022, dans l’indifférence générale des Vénézuéliens, mais aussi les critiques des voix qui, au sein d’Action démocratique et de Primero Justicia, récusent la persistance d’un « intérim » qui ne débouche sur aucun résultat concret. Critiques estompées par la satisfaction des Etats-Unis. Eux voient toujours dans cette fiction « la seule institution démocratique » restante dans le pays.

Fort de ces précédents, Guaidó demande à la direction de l’« AN-2015 » de le reconduire, ainsi que l’architecture institutionnelle parallèle, pour une durée d’un an à partir du 5 février 2023. A cette fin, il convoque une session extraordinaire pour le 22 décembre 2022. Et le ciel lui tombe sur la tête. Trois des partis du G-4 – Action démocratique, Primero Justicia et Un Nouveau Temps – qui se rebaptisent G-3 ! – considèrent que « le gouvernement provisoire a cessé d’être utile […] et ne présente aucun intérêt pour les citoyens ». Rien là de vraiment nouveau. En décembre 2021, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement imaginaire, Julio Borges (PJ), avait claqué spectaculairement la porte en dénonçant : « Le gouvernement intérimaire était un instrument pour sortir de la dictature, mais il a été déformé jusqu’à devenir une sorte de fin en soi, géré par une caste. Elle s’est bureaucratisée et ne remplit plus sa fonction. Il [le gouvernement] doit disparaître [11]. »

Ce 22 décembre, à une large majorité – 72 ex-parlementaires contre 24 –, l’ « AN-2015 » met fin au régime provisoire, cette figure n’ayant pas atteint son objectif : réaliser « une transition démocratique » et mettre fin à « l’usurpation » du pouvoir par Nicolás Maduro.

D’autorité, en « autoproclamé » habitué à s’arroger tous les droits, Guaido décide d’un report de la décision au 3 janvier 2023, « dans l’intérêt de la recherche d’un accord plus large pour le pays ». Le tollé provoqué au sein du G-3, qui n’a pas été consulté sur cette suspension, l’oblige a convoquer la nouvelle assemblée pour le 30 décembre. Tout en organisant la contre-attaque du camp de Narnia.

Réunissant d’« éminents juristes », le Bloc constitutionnel du Venezuela met en garde contre les conséquences institutionnelles, politiques, économiques et sociales de la fin de cette étape. Le TSJ en exil avertit (sans rire) que prétendre remplacer la figure présidentielle par un gouvernement parlementaire « viole la Constitution » ! Le vétéran politique Henry Ramos Allup se désolidarise de son parti, Action démocratique, et se prononce pour le maintien de l’ « autoproclamé ».

La tension monte d’un cran, les coups volent dans tous les sens. Selon l’ex-député Oneiber Peraza (Volonté populaire), il est « paradoxal » que le leader de Primero Justicia Henrique Capriles appelle à la fin du gouvernement intérimaire, « mais ne demande pas à Nicolás Maduro de quitter le pouvoir ». Pour le groupuscule Causa R (membre du G-4) l’élimination du gouvernement provisoire serait « un assassinat légal ». Guaido lui-même se démène comme un beau diable. Il prévient que l’alternative n’est pas sans risque « en raison des interprétations juridiques ou politiques que chaque pays [qui le reconnaît] pourrait donner ». Il dénonce un saut dans le vide. En désespoir de cause, il propose d’être remplacé à la « présidence intérimaire », cet outil devant être « défendu au-dessus des noms ou des intérêts personnels. Maintenir la présidence n’a rien à voir avec Juan Guaido ! »

Rien n’y fait. La session extraordinaire du 30 décembre confirme le verdict : par 72 voix pour, 29 contre et 8 abstentions, Guaido subit « un coup d’État parlementaire » – sans qu’existe ni État ni Parlement impliqués !

Interrogé quelques semaines auparavant par le quotidien espagnol El País – « Dans une élection propre, êtes-vous convaincu de pouvoir battre Maduro ? » – Guaido pérorait encore : « Dans une élection libre et propre, je ne serais pas le seul à battre Maduro. Si on lance un chien, on bat Maduro. Et ce n’est pas que je veuille banaliser un chien. Ce que je veux dire par là, c’est que la grande majorité des Vénézuéliens veulent une solution [12]. » Ses amis du G-3 semblent en avoir trouvé une – pas forcément celle qu’il espérait.

Cela étant, beaucoup se demandent : que s’est-il passé ?

Une partie du mystère est levé lorsque le G-3 édicte les nouvelles règles du jeu : toutes les structures, organes, entités, dispositions du gouvernement provisoire seront éliminés, à l’exception de ceux qui sont liées aux actifs à l’étranger, comme le conseil ad hoc de PDVSA (en charge de CITGO), ou le conseil ad hoc de la Banque centrale du Venezuela.

Et pour quelques dollars de plus…

Les désaccords et divergences entre les partenaires du G-4 (VP, PJ, AD et UNT) ne sont pas de nature idéologique ou même politique. Il s’agit bel et bien d’affrontements liés à une répartition du butin. Dans la pratique, et au fil du temps, sur fond d’irrégularités administratives et de détournements de fonds, le gouvernement intérimaire de Guaido est devenu, grâce aux fortunes confisquées par les États-Unis ou aux fonds destinés à une supposée aide humanitaire, la plateforme financière de Volonté populaire. S’ils ont eu, dans le cadre de la coalition, leur part significative de pouvoir et d’argent – on parle de 1 600 fonctionnaires ! –, les autres partis n’ont jamais pu piocher dans le coffre-fort avec la même impudeur que VP. Lors de sa rupture en décembre 2021, feignant oublier son rôle dans le développement de ce pillage, dont il a largement profité dans son confortable exil à Bogotá, Julio Borges avançait : « La gestion des actifs est un scandale. Un fidéicommis doit être créé pour qu’il y ait de la transparence. Personne ne rend de comptes, les actifs sont utilisés à des fins personnelles. » Emblématique et dévastatrice (y compris et peut-être surtout chez les électeurs vénézuéliens de droite) : l’image de Leopodo López, leader de Volonté populaire et mentor de Guaido, jouissant en Espagne d’un exil particulièrement doré…

De ce pactole géré et distribué en dernière analyse par l’Oncle Sam, il a beaucoup été question lors des débats précédant la « destitution » de Guaido. Celui-ci a averti que la fin de son gouvernement intérimaire risquait d’entraîner la perte des actifs de la République qui, horreur suprême ! « pourraient finir dans les mains de Maduro ». « Les acteurs de l’Angleterre, des États-Unis et de l’OEA nous ont dit qu’ils ne peuvent pas garantir qu’avec la réforme de la loi sur les statuts, les actifs seront protégés », a renchéri l’ex-député Freddy Guevara.

Des sommes considérables sont en jeu. Indépendamment du hold-up réalisé par les États-Unis sur les avoirs vénézuéliens, la Conférence internationale des donateurs, qui s’est déroulée au Canada en juin 2021, a amené la Commission européenne à ajouter 147 millions d’euros au « paquet d’aide » de 319 millions déjà déboursés depuis 2018. Une partie de ces dons va à une pléthore d’Organisations non gouvernementales (ONG) gravitant dans l’orbite de Guaido. On ignore pour l’heure si Washington assignera en 2023, comme en 2021 et 2022, 52 millions de dollars au gouvernement parallèle pour son fonctionnement.

Le 5 janvier, lorsque Dinorah Figuera (Primero Justicia) a été désignée nouvelle présidente de l’« AN-2015 », en remplacement de Guaido, ses toutes premières paroles ont été édifiantes sur l’ordre des priorités : « J’ai la volonté de travailler avec tous les députés et de représenter tous les citoyens. Nous saluons et accueillons les moyens de protéger les biens de la République »…

Transition

Exit la « présidence par intérim ». Elle laisse place à un nouveau Parlement parallèle et a des « commissions » dirigés par une présidente, Dinorah Figuera, et deux vice-présidentes, Marianela Fernández (UNT) et Auristela Vásquez (AD). Dans le baroque, on peut difficilement faire mieux pour « gouverner » un pays ou même fédérer l’opposition. Quasiment inconnue du grand public vénézuélien, l’ex-députée Dinorah Figuera vit en Espagne depuis 2018. Auristela Vásquez demeure dans le même pays (elles pourront au moins se réunir !). Marianela Fernández réside, elle, aux États-Unis. Jamais l’expression « gouvernement Internet » n’aura été aussi conforme à la réalité.

Photo : de gauche à droite : Marianela Fernández (première vice-présidente), Dinorah Figuera (présidente), Auristela Vásquez (seconde vice-présidente).

Depuis les Etats-Unis, Carlos Vecchio a été le premier des trente-cinq « ambassadeurs » fantoches à annoncer mettre un terme à sa fonction. « Le pire, c’est que nous ne pouvons pas rentrer au Venezuela car nous avons tous des mandats d’arrêt, émis par le régime de Nicolás Maduro », a larmoyé depuis Madrid Enrique Alvarado, « ambassadeur » en Hongrie pendant quatre ans. Au Brésil, le 2 janvier, les dirigeants et les membres de plusieurs mouvements populaires [13], ont symboliquement remis les locaux de l’ambassade de la République bolivarienne à la délégation emmenée par le président de l’Assemblée nationale Jorge Rodríguez venue participer à l’intronisation du président Luiz Inácio Lula da Silva. Les lieux avaient été envahis en 2019 par des sympathisants de Guaido, mais repris par les militants de ces organisations sociales, avec l’aide de parlementaires de la gauche brésilienne et du corps diplomatique vénézuélien demeuré dans le pays. L’« ambassadrice » de Guaido, María Teresa Belandria, n’a jamais pu en prendre possession.

Venues de l’autre bord, les accusations fusent contre le G-3. Certains parlent de « suicide », d’autres de « capitulation ». « Si demain Maduro sort plus fort, sachez que c’est votre responsabilité »,tempête l’ex-vice président de l’ « AN-2015 » Freddy Guevara (VP). Guaido dénonce le viol de l’article 233 de la Constitution et n’hésite pas à évoquer un « coup d’Etat ». Après un long-long-long silence très commenté, Leopoldo López rend hommage à son « ami et camarade de lutte » : « De nombreuses voix à l’époque l’ont mis en garde, et elles avaient raison ; les mains de Guaidó étaient liées par l’AN, et ce qui a commencé comme un contrôle politique s’est rapidement transformé en chantage et en trahison. » Là, c’est surtout le leader de Volonté populaire, parti jusque-là dominant, éjecté par ses concurrents, qui exprime son ressentiment.

Photo : Juan Guaido et le leader de Volonté Populaire Leopoldo López, libéré alors qu’il se trouvait assigné à résidence, lors de la tentative de coup d’État du 30 avril 2019.

Washington ?

D’emblée, une chose apparaît certaine : l’éjection de Guaido n’a pas pu avoir lieu sans l’autorisation de l’administration états-unienne. Voire sans qu’elle l’ait suggérée ou ordonnée. Tous les leaders de feu le G-4 sont en relation permanente avec les représentants de Joe Biden. Ils n’auraient pas sauté dans le vide sans disposer d’un parachute aux couleurs de la bannière étoilée. « Ambassadeur » de Guaido en Colombie, Tomás Guanipa (PJ) a involontairement confirmé cette absolue dépendance lorsqu’il a révélé : « Tout ce qui concerne la réforme du statut a été préalablement communiqué aux pays alliés (…) On nous a toujours dit que la décision serait respectée. » Avant de lever le voile sur les raisons profondes de l’opération : « Un grand effort est fait pour construire une alliance de pays autour de l’accompagnement du Venezuela, non seulement dans le processus de négociation, en donnant de la force à l’opposition, mais surtout pour promouvoir, demander, lutter et travailler pour des élections libres. Et ce processus, dans lequel les pays les plus importants du monde sont impliqués, avait un caillou dans la chaussure. Ce caillou s’appelait gouvernement provisoire. Pourquoi ? Parce que le gouvernement intérimaire, en devenant une fin en soi, est aussi devenu une source de controverse dans ces pays. La plupart ne le reconnaissent plus, quelques-uns le reconnaissent et, pour la construction de cette alliance, il fallait le supprimer [14].  »
Tout est dit. C’est l’effritement de l’appui international au président de Narnia qui a imposé un changement de stratégie. Début 2021, l’UE n’a-t-elle pas cessé d’appeler Guaido « président par intérim », pour utiliser l’expression « leader de l’opposition » ? C’est donc, à l’instigation de Washington, d’une tentative de « reconstitution de ligue en train de se dissoudre » qu’il s’agit !

Photo : Juan Guaido et l’ambassadeur de France Romain Nadal (Caracas, 4 mars 2019).

En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées.

Washington joue sur tous les tableaux. On a pu croire un instant à un dégel quand, en mars 2022, sans même prévenir Guaido, le président Biden a envoyé une délégation de hauts responsables de la Maison Blanche et du Département d’Etat discuter avec le chef de l’Etat en exercice, Nicolás Maduro. A été évoqué un éventuel approvisionnement des Etats-Unis en pétrole, dans le contexte de la crise énergétique amplifiée par les sanctions occidentales contre la Russie. De fait, après un temps de latence, la multinationale Chevron a été autorisée à reprendre, sous conditions et pour six mois, une partie de ses opérations d’extraction et de commercialisation [15]. Début janvier, deux premiers pétroliers ont quitté le Venezuela pour les États-Unis.
Sur un autre plan, et dans le cadre des négociations entre le gouvernement vénézuélien et la Plateforme unitaire, au Mexique, a été signé un « accord social » prévoyant le déblocage de 3,15 milliards de dollars séquestrés illégalement à l’étranger pour les investir dans les services publics. L’affaire semble moins fluide que lorsque Washington est directement intéressé. « Cet accord a été signé, a confié Maduro, début janvier, au journaliste Ignacio Ramonet, mais il est difficile d’obtenir du gouvernement états-unien qu’il prenne les mesures nécessaires pour libérer ces ressources [16].  »

Pendant les dernières heures du « président autoproclamé », un porte-parole du Conseil national de sécurité (CNS) déclarait : « Le président Biden continuera à soutenir le gouvernement intérimaire quelle que soit la forme qu’il prendra. » Confirmation quelques jours plus tard, après le débarquement de Guaido. « Nous reconnaissons l’Assemblée nationale de 2015 », déclare le porte-parole du département d’État Ned Price, avant de souligner que la position des États-Unis à l’égard de Nicolás Maduro « ne va pas changer » car « il n’est pas le dirigeant légitime du Venezuela ». Washington autorise désormais l’ « AN-2015 », sa commission déléguée, ainsi que toute entité créée par l’institution d’opposition, à gérer les biens vénézuéliens à l’étranger.
Du côté des « alliés », soumission habituelle. La Grande-Bretagne s’aligne immédiatement sur les États-Unis. Bien qu’ayant serré la main de Maduro en l’appelant « Président », le 7 novembre 2022, à Charm el-Cheikh, dans le cadre de la COP27, Emmanuel Macron, pour ne citer que lui, refuse de commenter les décisions prises par les « forces démocratiques du Venezuela » qui sont libres de « s’organiser de la façon qui leur semble la meilleure ». On attend avec impatience de voir comment l’espagnol Pedro Sánchez va gérer la présence sur son territoire de la présidente d’une « Assemblée nationale » qui n’existe pas.

Tout changer pour que rien ne change ! Aucune mesure coercitive unilatérale n’a été en réalité levée. La stratégie est claire : maintenir la pression, en particulier économique, pour que, lors de l’élection présidentielle de 2024, les Vénézuéliens exercent un vote sanction.
Si, par rapport aux terribles années 2016-2021, la situation du pays s’est considérablement améliorée, de nombreuses manifestations sociales de travailleurs, enseignants, personnel médical et autres témoignent déjà, en ce moment, des difficultés quotidiennes qu’affronte la population.
Le 15 septembre, l’administratrice adjointe pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), Marcela Escobari, a témoigné devant la Commission des relations extérieures du Sénat américain. Évoquant « trois domaines pour promouvoir l’unité de l’opposition et faire pression pour améliorer les conditions électorales », elle a affirmé que l’USAID « soutiendra l’initiative d’une primaire » et « la formation » d’un candidat anti-chaviste – pour un scrutin qu’elle qualifie d’ores et déjà de « non libres » (au cas où…).
Car, avec ou sans Guaido, l’affaire est loin d’être gagnée pour l’opposition.

Des primaires déprimantes

Après avoir poussé les opposants, pendant des années, dans le ravin de l’abstention systématique, la Plateforme unitaire a décidé en juin 2022 de se lancer dans des primaires pour participer à la présidentielle. Avec au moins trois pré-candidats (dont Tomas Guánipa) et peut être Henrique Capriles, Primero Justicia devra sans doute organiser une « primaire dans la primaire » pour déterminer celui qu’elle lancera dans l’arène. Côté Action démocratique (tendance « dure » Henry Ramos Allup), Carlos Prosperi assure que sa candidature est accueillie avec enthousiasme par les électeurs de tout le pays, qu’il parcourt assidument. Président d’Un Nuevo Tiempo (UNT), ancien candidat à la présidence et actuel gouverneur du Zulia, Manuel Rosales, pour avoir rencontré Maduro à plusieurs reprises et l’avoir appelé « président » a été qualifié au sein du G-4 de « collaborationniste » – en bon français, « collabo ».

Premier écueil : ce sont ces trois partis – rebaptisés G-3 – qui ont éjecté Guaido de la « présidence » et ont mis Volonté populaire en minorité. Il est donc à prévoir que, à partir de maintenant, dénonçant la « trahison » et les « vendus », c’est plus une lutte « à mort » qu’un affrontement courtois, que va entreprendre VP contre ses anciens « amis ». Depuis Madrid, Leopoldo López accuse déjà ouvertement Tomás Guanipa (PJ), membre de la délégation de la Plateforme unitaire qui négocie avec le gouvernement (et à laquelle participe VP) : « Maduro a un câble de mise à la terre avec l’un des membres de la commission [17].  » Il ne se montre pas plus tendre avec Henrique Capriles et Manuel Rosales…
D’une manière générale, un tel affrontement entre « alliés » divise profondément la base, peu encline à se rallier au vainqueur lorsque la primaire a délivré son verdict.
Par ailleurs, ces quatre partis de l’ex-G-4 ont mené le pays dans l’impasse, l’ont dépouillé de ses fleurons – CITGO ou Monómeros –, ont pourri la vie quotidienne, y compris de leurs partisans, tandis que leurs chefs vivaient comme des rois au Venezuela, en Colombie, en Espagne ou aux États-Unis. Pas sûr que l’électeur se précipite pour plébisciter l’un d’entre eux – à commencer par Guaido (pour peu qu’il puisse se présenter, car de nombreuses poursuites judiciaires pèsent sur lui).

Longtemps opposée aux primaires et même aux élections – auxquelles elle préférerait une intervention militaire US –, l’« ultra » María Corina Machado (Vente Venezuela) a changé d’avis. L’effondrement du G-4, du « président autoproclamé », dont elle n’a cessé de dénoncer l’impuissance, et de la Plateforme unitaire, qualifiée par elle de « cartel », lui ouvre un espace dans le clan des opposants radicaux. Tenante d’une guerre éternelle, elle assure que si elle remporte les primaires, l’élection présidentielle ne se tiendra pas avec l’actuel Conseil national électoral (CNE) !
Dans un autre registre, le politologue et chaviste défroqué Nicmer Evans (Mouvement pour la démocratie et l’inclusion) tout en annonçant sa participation à la primaire, la critique férocement, estimant n’être pas suffisamment pris en compte par la coalition (le G-4 élargi).

Photo : María Corina Machado.

Reste que parler du processus est une chose, le mener à bien en est une autre. Tout ce beau monde se déchire sur les modalités de l’organisation. Après moult débats et affrontements, une Commission des primaires a finalement été présentée aux médias et au grand public le 18 novembre 2022. On ne parlera pas d’un très joyeux baptême. Les militants et sympathisants étant restés aux abonnés absents, la cérémonie n’a même pas pu remplir la petite enceinte où elle avait lieu, dans le Paseo El Hatillo (Caracas).
Cette commission va devoir décider de qui pourra être pré-candidat et qui devra être d’emblée éliminé – en imaginant que Guaido gagne les primaires, il ne sera vraisemblablement pas accepté comme candidat par CNE ! Elle devra déterminer si c’est ce même CNE (habituellement honni et vilipendé) qui conseillera, observera ou organisera l’événement. Elle devra également trancher sur la participation de l’ « opposition modérée », qui souhaite rejoindre la compétition, avec des chances non négligeables – mais que tous ou presque qualifient de nid de « collabos ». Lequel, s’il devait se présenter à part à la présidentielle, contre le candidat du PSUV certes, mais aussi contre celui issu des primaires, réduirait d’autant les chances des secteurs anti-chavistes.

Sachant par ailleurs que…

L’Amérique latine a changé. Après l’élection de Luis Arce en 2020, la Bolivie a repris des relations normales avec Caracas. Alberto Fernández a mis un terme à l’hostilité argentine. Le Pérou, qui s’était rapproché après l’élection de Pedro Castillo, a actuellement bien d’autres problèmes à régler que ceux du Venezuela. Plus important encore : en quelques semaines, Gustavo Petro, nouveau président de gauche en Colombie, a rencontré à deux reprises son homologue Maduro. Les relations diplomatiques et commerciales ont repris. Depuis le 1er janvier, c’est un ami qui gouverne le Brésil : Luiz Inácio Lula da Silva. Isolé hier, le Venezuela retrouve de l’oxygène. Le monde a une énorme soif de pétrole. Du fait de la crise à laquelle elle a été soumis, la République bolivarienne a diversifié son économie et marche désormais sur plusieurs pieds.

Photo : Première rencontre Nicolás Maduro – Gustavo Petro.

Tous les observateurs en sont d’accord (même quand c’est pour s’en désoler) : la chute de la maison Guaido est une formidable victoire pour le chavisme. Même le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, a mangé son chapeau en estimant que les processus de négociation passés se sont trop concentrés sur la sortie de Maduro, « qui, en tant qu’objectif stratégique, n’était probablement pas la plus viable, ni réalisable, ni réaliste ». Pauvre Almagro ! Il a même dû ajouter que, « dans de nombreux cas sous-estimé en ce qui concerne sa capacité de survie, sa gestion politique et ses compétences diplomatiques », Maduro consolide sa position.
Quoi qu’en aient pensé beaucoup, 2024 n’est pas joué.
Reste une inconnue. Confronté à son cuisant échec, jusqu’où ira Washington pour imposer ses règles du jeu ? L’incessante et insupportable question.

Photo : chômage technique pour la « spécialiste » préférée des plateaux de télévision français.

Mardi 17 janvier 2023   |   Maurice Lemoine


[1] Narnia est un monde imaginaire créé par l’auteur irlandais Clive Staples Lewis dans lequel se déroule une série de sept romans de fantasy : « Le Monde de Narnia ».

[2] Nous reprenons là une formule de l’ex-recteur de l’Université centrale du Venezuela (UCV) et actuel membre suppléant du Conseil national électoral (CNE) Luis Fuenmayor Toro – https://www.costadelsolfm.org/2023/01/05/luis-fuenmayor-toro-el-interinato-eterno-continua/

[3Los números del Bloqueo, relato de una estadística de una agresión 2014-2022, Caracas, 2022.

[4https://www.costadelsolfm.org/2021/05/05/quien-crea-que-desde-una-gobernacion-puede-enfrentar-la-dictadura-no-entiende-el-contexto-que-vivimos-dijo-juan-guaido/

[5] L’expression « Troïka de la tyrannie » a été inventée par John Bolton pour désigner Cuba, le Nicaragua et le Venezuela.

[6] Lire « Honduras : du coup d’État au narco-Etat », 22 avril 2022 – https://www.medelu.org/Honduras-du-coup-d-Etat-au-narco-Etat

[7] Lire « Baie des Cochons ou “Opération Mangouste” » (18 mai 2020) – https://www.medelu.org/Baie-des-Cochons-ou-Operation-Mangouste

[8] Au total, le gouvernement de Narnia comprendra : le Conseil d’administration ad hoc de PDVSA, le Conseil d’administration ad hoc de la Banque centrale du Venezuela, le Bureau du Procureur spécial de la République, et le Conseil national de la défense judiciaire, le Contrôleur spécial de la République, la Commission présidentielle pour l’administration des dépenses, les conseils d’administration ad hoc des institutions autonomes telles que la Banque de développement économique et social (Bandes) ou la Corporation de Guayana, des commissaires présidentiels, les représentations diplomatiques ou consulaires…

[9] Bande de délinquants.

[10] Lire « Paysages vénézuéliens avant la victoire (chaviste !) », 10 décembre 2021 – https://www.medelu.org/Paysages-venezueliens-avant-la-victoire-chaviste

[11https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-59549486

[12https://elpais.com/internacional/2022-11-05/guaido-le-ganaria-a-maduro-en-unas-elecciones-pero-a-el-le-ganaria-hasta-un-perro.html

[13] Mouvement des sans terre (MST), Parti des travailleurs (PT) centrale unique des travailleurs (CUT), Comité anti-impérialiste Abreu e Lima, etc.

[14https://correodelcaroni.com/pais-politico/tomas-guanipa-la-proxima-semana-reinician-reuniones-con-aliados-para-fortalecer-mexico/

[15] L’exploitation reprend dans le cadre de l’entreprise mixte Chevron (États-Unis)-Petropiar (Venezuela), comme l’exige la Constitution bolivarienne. Créant la surprise, la gérance générale de cette entreprise mixte a été confiée à Martin Philipsen, un cadre de Chevron.

[16] Lire « 2023, l’heure d’un monde nouveau : l’interview de Nicolás Maduro par Ignacio Ramonet », 4 janvier 2023 – https://www.medelu.org/2023-l-heure-d-un-monde-nouveau-l-interview-de-Nicolas-Maduro-par-Ignacio

[17https://www.resumenlatinoamericano.org/2023/01/13/venezuela-las-delaciones-de-leopoldo-lopez-contra-sus-socios-del-g4/

Source de cet article : https://www.medelu.org/Un-president-imaginaire-renverse-par-une-Assemblee-qui-n-existe-pas

Malhonnêteté « calibrée » : pourquoi les médias occidentaux continuent à occulter les sanctions contre le Venezuela (Fair.org)

Selon AP (17/5/22), les États-Unis vont « alléger quelques sanctions économiques contre le Venezuela »…

Par Ricardo VAZ

Les sanctions décrétées par les États-Unis d’Obama à Biden en passant par Trump ont tué, même selon des estimations déjà dépassées, des dizaines de milliers de Vénézuéliens. Ces politiques unilatérales ont été largement condamnées par les organismes multilatéraux et les experts en droits humains de l’ONU Alfred de Zayas ou Alena Douhan pour leur impact meurtrier, ainsi que pour leur violation du droit international (Venezuelanalysis, 18/09/21, 15/09/21, 25/03/21, 31/01/19).
Mais les lecteurs/téléspectateurs des médias privés du monde occidental ne sont absolument pas conscients de cette réalité, car les médias de l’establishment ont fait tout leur possible pour valider les sanctions en occultant complètement leurs effets humains et sociaux (FAIR.org, 6/4/21, 12/19/20) – en écrivant par exemple que Washington a « sanctionné le gouvernement » (AP, 5/21/22) plutôt que le peuple du Venezuela.

Une récente ouverture politique de la part de Biden, microscopique au départ et fermée assez rapidement, a mis en évidence tous ces traits malhonnêtes, illustrant à quel point les responsables des États-Unis ont les coudées franches pour continuer à infliger une punition collective aux Vénézuéliens sans être remis en question ni être contrôlés par personne.

Les sténographes l’ont à la bonne…

…alors que NBC (17/5/22) dit que les « États-Unis allègent certaines sanctions » en usant de l’indicatif présent…

Le 17 mai, le département du Trésor des États-Unis a autorisé la compagnie pétrolière américaine Chevron à s’entretenir avec PDVSA, la compagnie pétrolière d’État vénézuélienne, pour discuter de ses activités dans le pays. Les responsables ont clairement indiqué qu’il était toujours interdit au géant de l’énergie de forer ou de vendre du brut vénézuélien (AP, 17/5/22).
Deux semaines plus tard, la Maison Blanche a renouvelé la licence actuelle de Chevron, qui ne permet que des travaux de maintenance, jusqu’en novembre. Néanmoins, cette brève « ouverture » a révélé quelques techniques intéressantes…

Tout d’abord, tous les médias mainstream ont pratiquement fait le même titre, écrivant que les États-Unis « assouplissent certaines sanctions » (NBC, 17/5/22), allaient « assouplir quelques sanctions économiques » (AP, 17/5/22) ou « commencent à assouplir les restrictions » (Washington Post, 17/5/22) sur le Venezuela. Et bien que la portée très étroite de l’autorisation ait laissé peu de choix de mots, elle n’a certainement pas forcé les journalistes du secteur privé à s’en tenir aux informations fournies par des « fonctionnaires anonymes« .
Pas un seul média de l’establishment n’a mentionné que les sanctions ont un impact sur les Vénézuéliens ordinaires. Au lieu de cela, le privilège de « simplement pouvoir parler » à des compagnies pétrolières a été dépeint comme une incitation pour le président Nicolás Maduro à reprendre le dialogue avec l’opposition !

…et le Washington Post (17/5/22) annonce à ses lecteurs que les États-Unis « commencent à assouplir les restrictions ».

Le rachitique arrière-plan/contexte fourni dans la plupart des articles laisse la place à de nombreuses allégations. Lorsque l’on évoque les raisons de l’échec des pourparlers entre le gouvernement et l’opposition en octobre dernier, on dit aux lecteurs que Maduro s’est retiré après « l’extradition d’un allié proche/clé » aux États-Unis (Washington Post, 17/5/22 ; AP, 17/5/22). Toutefois, il n’est jamais fait mention du fait que, selon les documents officiels divulgués par Caracas, l' »allié » en question (Alex Saab) jouit de l’immunité diplomatique, et que Washington a violé la convention de Vienne en le faisant arrêter à l’étranger et en l’extradant (FAIR.org, 21/07/21).

Les médias privés ont continué à se faire l’écho d’accusations sans fondement contre le gouvernement élu de Nicolas Maduro comme s’il s’agissait de vérités absolues, qu’il s’agisse de fraude électorale (FAIR.org, 27/01/21), de trafic de drogue (FAIR.org, 24/09/19) ou de censure des médias (FAIR.org, 20/05/19). La conséquence est qu’à présent, aucun rédacteur en chef ne bronchera devant une description du gouvernement vénézuélien comme étant « autoritaire » (Washington Post, 17/5/22), « autocratique » (CNN, 17/5/22) ou « corrompu et répressif » (New York Times, 17/5/22).

Les journalistes de l’establishment se sont montrés assez enthousiastes dans le relai des menaces de style mafieux de leurs sources anonymes, à savoir que les États-Unis « calibreront » leurs sanctions en fonction des progrès jugés acceptables dans les pourparlers entre le gouvernement et la droite (Reuters, 17/5/22 ; NBC, 17/5/22 ; AFP, 17/5/22 ; AP, 17/5/22). Les responsables états-uniens font référence aux politiques qui tuent des milliers de civils comme s’il s’agissait d’un commutateur qu’ils peuvent baisser ou remonter à volonté, et leurs complices dans les médias ne voient aucune raison de s’en alarmer. D’ailleurs, pourquoi faudrait-il s’en alarmer ?

Le New York Times (17/5/22) a titré de manière plus correcte que les États-Unis allaient « offrir un allégement mineur des sanctions ».

Pour sa part, le New York Times (17/5/22) a décrit les mesures comme un « allégement mineur des sanctions« , ce qui, malgré l’adjectif, semble encore un peu exagéré, considérant que les sanctions impliquent un embargo pétrolier et qu’il n’y a eu en tout qu’une simple conversation avec Chevron. Le journal de référence a également essayé de dépeindre les sanctions comme ayant peu à voir avec l’effondrement de l’industrie pétrolière du Venezuela, en écrivant qu’elles n’ont commencé qu’en 2019. En fait, les premières mesures prises à l’encontre de PDVSA – la coupant du crédit international – datent de la mi-2017, après quoi la production s’est effondrée, passant de près de 2 millions de barils par jour à 350 000 en trois ans (Venezuelanalysis, 27/08/21), faisant perdre comme l’a rappelé l’ex-président économiste Rafael Correa 99% de ses revenus à l’État vénézuélien.

Simultanément, l’espagnol Repsol et l’italien Eni ont obtenu des licences d’exploitation de pétrole en contrepartie de dettes qui « ne profiteront pas financièrement à [PDVSA] » (Reuters, 6/5/22). Et aucun journaliste de média privé n’a trouvé à redire sur le fait que, d’une manière ou d’une autre, c’est le département du Trésor américain qui a le pouvoir « d’autoriser » les entreprises européennes à traiter avec le Venezuela.

Toutes les critiques ne sont pas égales…

Wall Street Journal : L’allégement des sanctions contre le Venezuela est un piège pour Biden. Mary Anastasia O’Grady (Wall Street Journal, 19/5/22) a averti que les États-Unis « se dirigeaient sur la pointe des pieds vers un rapprochement avec le dictateur Nicolás Maduro ».

Le fait que l’administration Biden revisite ne serait-ce qu’un peu sa politique de sanctions a généré une réaction féroce qui a alimenté le parti pris des médias d’entreprise. La section d’opinion du Wall Street Journal a fourni son extrémisme habituel, avec un membre du comité éditorial, Mary Anastasia O’Grady (26/5/22) écrivant que les États-Unis pourraient se diriger « sur la pointe des pieds vers un rapprochement avec le dictateur Nicolás Maduro qui abandonnera la cause de la liberté vénézuélienne« .

La chroniqueuse du Wall Street Journal a qualifié le « président intérimaire » vénézuélien non élu de l’opposition, Juan Guaidó, de « reconnu internationalement« , alors que le nombre de pays qui le reconnaissent effectivement n’est plus que de 16 (Venezuelanalysis, 12/8/21). Elle a en quelque sorte présenté le coup d’État militaire, médiatique et patronal d’avril 2002, soutenu par les États-Unis et qui a brièvement renversé le président démocratiquement élu Hugo Chávez, comme « des opposants qui défendent l’État de droit en utilisant les institutions« .

Mais les reportages étaient également très partiaux lorsqu’il s’agissait de peser le pour et le contre de l’initiative de l’administration Biden. En effet, seules les critiques « bellicistes » de la politique officielle sont diffusées (FAIR.org, 5/2/22).

Un groupe de personnalités de la droite vénézuélienne, allant d’économistes à des analystes politiques en passant par des chefs d’entreprise, a écrit une lettre à l’administration Biden en avril pour demander un allègement des sanctions (Bloomberg, 4/14/22). Bien qu’ils aient reconnu le rôle supposé des États-Unis dans la résolution de la crise politique du pays, ils ont souligné l’évidence : les sanctions nuisent au peuple vénézuélien. Néanmoins, lorsqu’il a été temps de discuter de la politique de sanctions, aucune de ces personnalités n’a été contactée par les journalistes des médias privés pour faire un commentaire.

The Guardian : L’Occident ne doit pas lever les sanctions contre Maduro, affirme l’opposition vénézuélienne
La levée des sanctions contre le Venezuela « donnerait la victoire à une alliance autocratique dirigée par Vladimir Poutine », selon celui que le Guardian (14/5/22) appelle « le vice-ministre des affaires étrangères du pays ».

Au lieu de cela, le Guardian (14/5/22) a tendu la main aux partisans de la ligne dure, allant jusqu’à interviewer une personne ayant un emploi fictif dans le « gouvernement intérimaire » de Guaidó et l’appelant « vice-ministre des affaires étrangères du pays« . La politicienne parrainée par les États-Unis s’oppose à l’allègement des sanctions sans concessions politiques et – suivant les dernières tendances en matière de propagande – prévient que « si Maduro est aidé, Poutine l’est aussi. »

Un certain nombre de démocrates de la Chambre des représentants des États-Unis s’opposent de plus en plus vivement à la politique vénézuélienne de l’administration, en raison de ses conséquences humanitaires. Quelques jours avant les timides ouvertures, ils ont écrit une autre lettre à Biden (The Hill, 5/12/22). Mais lorsqu’il a fallu évaluer la dernière mesure, cette lettre n’a mérité qu’une seule phrase dans un seul rapport (AP, 17/5/22).

En revanche, le sénateur Marco Rubio (Guardian, 19/5/22) et le représentant Michael McCaul (New York Times, 17/5/22), tous deux républicains d’extrême droite, étaient présents pour accuser l’administration d' »apaiser » ou de « capituler » devant Maduro. Le seul démocrate présent était le faucon anti-Cuba et anti-Venezuela notoire Bob Menendez, dont le rejet de toute pitié envers le Venezuela a été largement diffusé (AP, 17/5/22 ; AFP, 17/5/22 ; NBC, 17/5/22 ; Washington Post, 17/5/22 ; Reuters, 17/5/22).

Il est remarquable que, même après la décision de l’administration Biden de repousser l’octroi de la licence à Chevron jusqu’aux élections de mi-mandat, des agences comme Associated Press (27/5/22) n’ont fait que soutenir les partisans de la ligne dure. Et donc, avec pratiquement aucun changement dans les efforts de « pression maximale » de Trump, le public des médias privés verra la Maison Blanche critiquée pour « s’être pliée en quatre pour apaiser un despote du pétrole« , mais pas pour avoir causé la sous-alimentation de 30% de la population vénézuélienne (Venezuelanalysis, 22/08/21).

Des impérialistes au pays des merveilles

Bloomberg : Les États-Unis ont besoin d’en voir plus de la part de Maduro pour alléger les sanctions contre le Venezuela. « La levée unilatérale des sanctions contre le Venezuela ne va pas améliorer la vie des Vénézuéliens », a affirmé de manière absurde un haut conseiller de la Maison Blanche à Bloomberg (19/5/22).

Si les journalistes occidentaux ne sont pas désireux de dire à leur public ce que les sanctions ont signifié, ils sont encore moins désireux de contester les faussetés flagrantes provenant de personnalités haut placées du Beltway.

Dans un reportage de Bloomberg (19/5/22), les rédacteurs Patrick Gillespie et Erik Schatzker ont emprunté un chemin familier en permettant au conseiller principal de la Maison Blanche Juan Gonzalez de jouer les preneurs d’otages, en exigeant que l’allègement des sanctions nécessite des « mesures démocratiques » non spécifiées et des « libertés politiques plus grandes« . Mais dans le processus, ils ont publié un mensonge scandaleux et flagrant.

« La levée unilatérale des sanctions à l’encontre du Venezuela ne va pas améliorer la vie des Vénézuéliens« , a déclaré M. Gonzalez, cité par Bloomberg. Étonnamment, les auteurs ont publié cette déclaration sans émettre la moindre réserve ou critique, alors qu’en fait la levée des sanctions est la chose la plus évidente que les États-Unis pourraient faire pour améliorer la vie des Vénézuéliens.

Le gouvernement vénézuélien, des personnalités/groupes de la droite vénézuélienne, des rapporteur(se)s spéciaux des Nations Unies, des groupes de réflexion, des économistes, des représentants des États-Unis et même la Chambre de commerce états-unienne ont documenté ou au moins reconnu les conséquences néfastes des sanctions unilatérales. Ne pas inclure une seule de ces sources pour équilibrer les propos de Gonzalez est un choix aussi délibéré que malhonnête.

La dernière apparition du Venezuela sous les projecteurs a montré une fois de plus à quel point les médias privés sont essentiels pour défendre la politique étrangère des États-Unis. Avec leurs efforts « calibrés » pour dissimuler les conséquences des sanctions, les journalistes occidentaux ont en fait rendu invisibles au public des milliers et des milliers de victimes vénézuéliennes. Ce sont eux qui mériteraient d’être sanctionnés.

Ricardo Vaz

Source : https://fair.org/home/calibrated-dishonesty-western-media-coverage-of-venezuela-sanctions/

Traduit de l’anglais par Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/06/15/malhonnetete-calibree-pourquoi-les-medias-occidentaux-continuent-a-occulter-les-sanctions-contre-le-venezuela-fair-org/

En Colombie, « c’est maintenant ou jamais », par Maurice Lemoine

Jeudi 26 mai 2022 par Maurice Lemoine, journaliste, spécialiste de l’Amérique Latine, auteur de nombreux ouvrages, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique

Juste quelques vibrations d’air surchauffé, pas le moindre souffle de vent. L’ATR 72-600 d’Avianca vient d’atterrir. Le taxi s’éloigne de l’aéroport. Le conducteur bougonne. Une manifestation « d’on ne sait trop qui » l’oblige à modifier son itinéraire pour gagner le centre de Barrancabermeja. Bavard, le conducteur, il a mille choses à raconter. Il répond sans réticences à toutes les questions. Et justement, en voici une. Un peu délicate, pas vrai ? Comme si de rien n’était, le conducteur répond : « A Barrancabermeja, on vote Petro ! »

Incroyable. Prodigieux. Ahurissant…

N’oublions pas qu’on est à « Barranca » (comme on appelle la ville en abrégé) ! Un port fluvial et centre pétrolier stratégique, doté de la première raffinerie du pays, mais aussi et surtout une ville longtemps livrée à la vindicte des tueurs paramilitaires (alors qu’y stationnaient cinq mille hommes des bataillons 45 et Nueva Granada, des Forces spéciales et de la police). Au cœur du Magdalena Medio (huit départements le long du fleuve Magdalena). Lui aussi sous la coupe des grands propriétaires, des militaires, des « narcos » et des « paracos ». Déchainés contre les militants et sympathisants de gauche, les syndicalistes, les paysans, accusés de connivence avec les guérillas. Une permanence de la violence – un paroxysme terrifiant. Un long cortège de morts, de torturés et de disparus. De messages téléphoniques aux militants : « Si vous ne quittez pas la ville, votre fille va souffrir, on va la brûler vive, on va éparpiller ses doigts dans toute la maison », « Vends ta terre ou c’est ta veuve qui le fera ». Une angoisse constante obligeant chacun à raser les murs. A regarder autour de lui avant de parler. A peser ses mots. A se méfier des inconnus. Et là… Dans un sourire capté par le rétroviseur, le chauffeur de taxi répond à un étranger qu’il voit pour la première fois de sa vie : « A Barranca, on vote Petro ! »

Oui, Gustavo Petro : le candidat de gauche, en tête de tous les sondages à quelques semaines de l’élection présidentielle.

Incroyable. Prodigieux. Ahurissant…

Quelque chose a changé en Colombie.

Barrancabermeja.

En bien ? Au-delà des apparences, pas complètement. Depuis 2018 et l’élection du président de droite extrême Iván Duque (Centre démocratique), on pourrait même prétendre que la situation s’est aggravée. Le pays vit une triple crise, humanitaire, politique et sociale. « Une criminalité croissante, une réduction des libertés, une absence de garanties pour les dirigeants sociaux », résume Yvan Madero dans les locaux de la Corporation régionale pour la défense des droits humains (Credhos), à Barrancabermeja. Sur le dernier point, les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre le 1er janvier et le 5 avril 2022, 75 de ces dirigeants sociaux ont été assassinés. Presque 1 400 (quasiment un par jour, pour faire un chiffre rond) d’après l’Institut d’études pour le développement et la paix (Indepaz), depuis la signature des Accords de paix entre l’Etat et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2016. Trois cent vingt des ex-guérilleros revenus à la vie civile ayant pour leur part été tués (sans parler des 27 portés « disparu »).

Là se trouve le cœur du problème auquel est confrontée la Colombie : aucune volonté politique du pouvoir n’accompagne cette période de transition dans la construction de la paix. Au contraire : dès son arrivée à la présidence, Duque a annoncé sa volonté de « mettre en pièces » les historiques accords signés à La Havane par son prédécesseur Juan Manuel Santos et entérinés à Bogotá le 24 novembre 2016. Avec l’aide de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême de justice et la majorité de droite du Congrès, il a partiellement réussi.

« Municipio » Yondo, « vereda » Caño Blanco [1]. Le soleil assomme la mauvaise route qui serpente entre collines verdoyantes et « haciendas ». A une soixantaine de kilomètres de « Barranca » et à l’initiative de l’Association paysanne de la Vallée du fleuve Cimitarra (ACVC), plusieurs Conseils d’action communale se réunissent sous un petit hangar ouvert à toutes les absences de vent. L’ACVC : une longue histoire. Née en 1996, elle a remis l’an passé à la Commission de la vérité un rapport détaillant comment, entre 1990 et 2010, le mouvement paysan du Magdalena Medio a subi une persécution systématique visant à désarticuler son tissu social et à exterminer ses dirigeants [2]. En 2003, le frère de l’actuelle présidente Irene Ramírez a été assassiné. En 2007, les six dirigeants de l’ACVC se sont retrouvés en prison. Quinze années plus tard, Irene Ramírez se bat toujours en première ligne. « Notre lutte, c’est de promouvoir les accords de paix en nous réunissant pour faire connaître aux autorités municipales la réalité du paysan, nous a-t-elle expliqué en préalable au déplacement. Dans ce sens, on organise un noyau dur de “juntas” [Conseils d’action communale], espace dans lesquels nous avons une pleine légitimité ».

Irene Ramírez, présidente de l’ACVC.

La paysannerie a de fait eu un rôle primordial dans l’obtention de la négociation entreprise en octobre 2012 entre les FARC et le gouvernement. Elle payait le plus lourd du prix d’un interminable conflit dépourvu de sortie militaire. En mai 2013, c’est sous sa pression que les belligérants ont signé à La Havane le premier point d’une réforme rurale intégrale – stigmatisée dès l’origine par les secteurs dominants. Au cours d’un soulèvement marqué en août 2013 par de nombreux barrages routiers et de violentes manifestations, les paysans ne questionnèrent pas seulement la répartition des terres et les traités de libre commerce, mais revendiquèrent la dignité de la vie dans les campagnes – infrastructures, accès à l’éducation et à la santé –, le respect de leur environnement et, de manière générale, une place dans la société. Les engagements pris dans un plan d’aide spécial décrété par le président Santos ne furent pas tenus. En conséquence, lors d’un Sommet agraire de 5 000 personnes inauguré en mars 2014 par le maire de Bogotá Gustavo Petro, les revendications de souveraineté alimentaire, de défense des territoires et de « paix avec justice sociale » précédèrent un nouveau mouvement national qui bloqua pendant onze jours la « Panamericana », un important axe routier nord-sud qui traverse le continent sud-américain. « C’est sur la promesse de continuer les négociations avec le monde rural et, sur un autre plan, avec les FARC, que Santos a été réélu en 2014, précise Irene Ramirez. Les paysans ont eu du mal à voter pour lui, car il a été un protagoniste des faux positifs [3], mais c’est un effort qu’ils ont fait. »

Caño Blanco. Une certaine déception marque le début de la réunion. Les dirigeants de l’ACVC avaient prévu davantage d’assistance à cette assemblée. On doit y échanger sur les problèmes de sécurité de la zone, les modalités de la lutte contre les violences faites aux femmes et la prochaine élection présidentielle. « En sabotant les accords de paix, commente en grimaçant Any Martínez, le gouvernement ruine ce qui a été construit dans les espaces de participation communautaires. La seule chose qui a été accomplie est le désarmement des FARC. Le reste ? Rien ! D’où une certaine démobilisation des paysans. » Le constat concerne l’ensemble du pays. A titre d’exemple, le dernier rapport de la Mission de vérification des Nations unies souligne que, en ce qui concerne le premier point de l’Accord, à savoir la réforme rurale intégrale, 473 464 hectares ont été remis aux paysans, ce qui ne représente que 16 % des surfaces initialement envisagées.

« On survit, vous dit l’un, à Caño Blanco. Les coûts de production sont supérieurs au prix de vente de nos marchandises. » Une autre hausse les épaules, désabusée : « Il se perd beaucoup du peu qu’on cultive, comme le yucca, à cause du mauvais état des chemins. » Guérillera des FARC démobilisée, parfaitement à l’aise au milieu de l’assemblée, Alicia de Jesús Apriles assiste à toutes les réunions de son Conseil communal et de l’ACVC. Etonnant ? « On avait une base sociale, sourit-elle en évoquant l’ex-opposition armée, on était déjà intégrés dans les communautés, on faisait des “asados” [4] avec elles, on partageait régulièrement le café, on discutait. » Alicia habite un proche Espace territorial de formation et de réincorporation (ECTR) où ses « camaradas » tentent de vivre de la culture du yucca, de la banane et du cacao. « Pour nous, la vie est plus dure maintenant que quand nous étions dans la lutte armée », constate-t-elle, un léger réseau de rides se creusant sur son front.

L’ACVC à Caño Blanco. Une part importante de l’activité de l’association est dirigée vers les droits des femmes.

Colonne vertébrale de (l’alors) ambitieux accord de paix, le Programme national intégral de substitution (PNIS) devait permettre de remplacer la coca – matière première de la malédiction appelée cocaïne – par des cultures légales. Pour les premiers intéressés, l’opportunité de sortir d’une illégalité qui leur a toujours fait courir des risques insensés. « Avec la paysannerie organisée, on a fait partie du processus de construction du PNIS », rappelle Any Martínez en évoquant le rôle de l’ACVC. Propositions de projets productifs, élaboration de plans, pédagogie dans les territoires… Résultat : « Le gouvernement de Duque n’ayant pas respecté les engagements pris avec les producteurs, la crise économique et sociale, déjà terrible, s’est aggravée. »

Entre 2017 et 2020, l’assignation de ressources au PNIS a présenté une diminution du 81 % [5]. En mai 2021, ce recul, les éradications forcées et les violentes agressions policières et militaires ont conduit des centaines de paysans à protester. Surgissant du Meta, du Caquetá, du Cauca et d’autres départements, ils ont rejoint les autres protagonistes de l’énorme explosion sociale qui a mis la Colombie cul par-dessus tête cette année-là [6].

Ce naufrage du PNIS a néanmoins d’autres conséquences. « Nous avons poussé les paysans à éradiquer volontairement la coca, précise Lucy Córdoba, travailleuse sociale au sein de l’ACVC. Après l’avoir fait, manuellement, de leur plein gré, ils se retrouvent dans une situation catastrophique. Ils nous reprochent aujourd’hui de les avoir poussés dans cette direction. Derrière la stratégie du pouvoir, il y a une intentionnalité : rompre le tissu social. » Mais il y a plus…

« Campesinos », ils binent, sarclent et récoltent dans des champs étriqués. Aucune garantie sur le prix des denrées alimentaires produites. Une charge de 150 kilos de yucca rapporte 100 000 ou 120 000 pesos (250 ou 260 euros). Demain, elle en vaudra peut-être moins. Il faut la vendre en ville, la transporter en camion sur des chemins de charretier. Un simple kilo de coca ramène 3,5 millions de pesos (875 euros). Une pleine journée de travail pour récolter le yucca : 30 000 pesos (7,50 euros). Une demi-journée de « raspachine », le journalier qui gratte les tiges des cocaïers pour en ôter les feuilles : 150 000 pesos (38 euros).Les comptes sont vite faits.

Ici, on appelle ça « le marché noir » ou « le micro-trafic », c’est selon. Dans le « municipio » de Yondo, il y avait peu de coca – 50 ou 60 hectares – au moment des accords de paix. La situation évolue, et pas dans la bonne direction. A Cantagallo, à San Pablo, au nord de Barrancabermeja, sur le fleuve Magdalena, les surfaces plantées ont augmenté de 100 à 200 hectares depuis un an. « Beaucoup de paysans n’ont pas d’autre alternative, constate Mario Martínez, qui vit à Cantagallo. Celui qui a un hectare ou deux de coca ne devient pas riche et ne se transforme pas en narco, mais il résout les problèmes de sa petite économie familiale. » Nul besoin, pour être payé, d’attendre que la marchandise soit transportée et vendue, comme l’exigent le maïs ou le yucca : culture illicite, la coca est achetée sur place et payée comptant par les intermédiaires des « narcos ».

Feuilles de coca après la récolte.

« Quel est le principal bénéficiaire de la non mise en œuvre des accords de paix », interroge Any Martínez ? Sûrement pas le pays. Jouissant de bonnes terres, le Magdalena Medio pourrait produire du riz, du maïs, du haricot. Depuis des années, cette production agricole disparaît, remplacée par la coca. Le pays importe plus qu’il n’exporte – à l’exception de la cocaïne (3 % du PIB). Longtemps accusées d’être un groupe « narcoterroriste », les FARC ont déposé les armes. Les institutions devaient arriver dans les zones abandonnées par cette guérilla. Cela ne s’est pas produit. « L’Etat, sursaute Abelardo Sánchez, du Credhos, à « Barranca » ? Zéro ! Double zéro ! » Que ce soit en matière de sécurité, de santé, d’éducation ou de tout autre service public, il n’en existe effectivement aucune trace dans le Magdalena Medio, le Putumayo, le Catatumbo, le sud de Córdoba ou de Bolivar, sur toute la côte pacifique, dans le Choco…

La nature a horreur du vide. La dynamique de la guerre a changé. Les groupes générateurs de violence se sont renforcés. En tête d’affiche, les paramilitaires de toutes sortes, avec, en vaisseau amiral, les Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC). Mais aussi, dissidences des FARC, séparés de l’organisation depuis la signature d’accords qu’elles ont d’emblée rejetés. Certains fronts de l’Armée de libération nationale (ELN), en proie à une profonde crise interne. Réduits de l’Armée populaire de libération (EPL) [7]. Groupuscules divers et mafieux, qui n’avaient jamais été présents sur le territoire. La dynamique des acteurs a changé, les colonnes vertébrales politiques se diluent. Indépendamment des discours, le contrôle de l’économie illégale – coca et activités minières – est devenu le cœur et la seule justification de l’activité.

La pratique nous est racontée par l’un de nos interlocuteurs. Le paysan est approché par des membres des groupes armés. Le naufrage du PNIS, auquel il a cru, l’a entraîné dans la noyade. « On te prête 5 millions de pesos [1 250 euros] pour que tu re-sèmes de la coca. » Quoi qu’il arrive, la somme (parfois très supérieure) devra être remboursée dans les deux ans. Asphyxié par les difficultés du moment, le paysan reconnaissant accepte, sans se rendre compte du danger. « Du coup, tout le monde est enchaîné à la coca ! » Avec impossibilité d’en sortir. Qui ne rembourse pas prend une balle dans la tête, cadeau de deux « sicarios » en moto. Quiconque entend cultiver autre chose est menacé, forcé à se soumettre. Entre le 24 novembre 2016 et le 30 juin 2021, 75 dirigeants promoteurs de la substitution des cultures illégales ont été assassinés [8].

Si l’on prend le Magdalena Medio, exemple facilement transposable à d’autres parties du pays, les FARC y existaient depuis un demi siècle. « Hormis les paramilitaires d’extrême droite, pour nous l’ennemi absolu, c’était le seul groupe qui exerçait un réel contrôle sur cette région, vous explique-t-on à « Barranca ». Ses méthodes pouvaient être parfois musclées. Mais, d’une façon ou d’une autre, en tant que paysans, nous y avions des interlocuteurs, certains même d’entre nous sympathisaient politiquement, on pouvait discuter… » Autres temps, autres mœurs. Bien que revendiquant le label « FARC », les dissidences ne dialoguent pas, imposent sans distinction leurs lois et leurs « vacunas » (impôts). Les paramilitaires tuent des paysans en les accusant de produire de la coca pour l’ELN. Les chefs de cette dernière procèdent de la même façon. Cette guerre de tous contre tous se transforme en mêlée. « N’importe lequel d’entre nous peut se retrouver dans cette situation, sans même savoir qui est qui. »

Santé, habitat, éducation, formations, possibilités professionnelles ? « Nada » ! Les jeunes ont très peu de chances d’échapper à cet univers désenchanté. Pain béni pour l’exécution des basses œuvres. « Sans exception aucune, tous les acteurs hors-la-loi les approchent et leur offrent un million de pesos [250 euros], une moto et une arme pour se joindre à eux. » Les gamins « se font un film », décrit l’enseignante Laicy Suárez. Ils plongent. Ils touchent 1,5 millions de pesos (375 euros) tous les mois. En boivent une partie. Se mettent à consommer eux-mêmes la cocaïne, « dans une région où c’était impensable auparavant ». Surveillent, menacent, forcent à partir ou assassinent sur ordre les dirigeants, porte-paroles et militants locaux.

« J’ai pensé me déplacer, soupire une paysanne rencontrée à Yondo. Abandonner ce que j’ai, parce que je ne peux pas l’emporter. Mais, récupérer l’argent serait impossible. Cette terre a un prix et je ne l’obtiendrai jamais. » Avec une ironie un peu amère, elle ajoute : « Des gens opportunistes, qui ont de l’argent, attendent que des personnes comme moi leur en fassent cadeau… »

La force publique ? Le 22 mai, alertée en urgence, l’ACVC devra envoyer une « mission de vérification communautaire » dans les « veredas » Tamar Bajo et Puerto Nuevo Ité du « municipio » Remedios, situé dans la Zone de réserve paysanne de la vallée du fleuve Cimitarra [9].La veille, alors que se déroulait un affrontement entre des unités de l’armée et un ennemi indéterminé, des hélicoptères ont balayé de rafales de mitrailleuses les humbles « caserios » [10]. Surgissant au milieu des habitations, dépourvus d’insignes et d’identification, les militaires se sont présentés comme « un groupe armé », semant la panique dans la communauté. Coups de crosse, horions, fouille brutale des logis, sans mandat de perquisition, les soldats ont menacé plusieurs hommes de les abattre, les traitant de « fils de putes de guérilleros ». Pour faire bonne mesure, ils ont volé argent et téléphones portables dans les maisons [11].

« En tant qu’organisation paysanne, concluait quelques jours plus tôt Any Martínez, dans les locaux de l’ACVC, on ne sait plus de qui on doit se protéger. Nous nous trouvons au cœur de la cible. Indépendamment des différents groupes armés, dont nous rejetons les méthodes, le pouvoir veut en terminer avec tant d’années d’organisation en faveur de la paix, et donc avec nous. »

Sur le fleuve Magdalena.

Gros caillou dans le soulier du pouvoir : créée par les Accords, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Un mécanisme qui, reconnaissant la centralité des victimes, limite les peines encourues par tous les acteurs du conflit armé en échange de la vérité, de la reconnaissance des responsabilités et de la réparation [12]. Guérilleros, membres des forces de sécurité, mais aussi agents de l’Etat et civils appartenant aux mondes économique ou politique devaient être appelés à comparaître. Malgré l’ombre de la mort et la persécution politique, Comunes – le parti fondé par les combattants des FARC démobilisés – respecte sa parole et se soumet aux exigences qu’il a signées, assumant les erreurs, exactions ou crimes commis dans le cadre du très long et très brutal conflit armé. Par leurs révélations, les ex-guérilleros se livrent à la vindicte des médias dominants – qui les crucifient systématiquement en décontextualisant allégrement les faits. Porté sur les fonds baptismaux et dirigé en sous-main par l’ex-président Álvaro Uribe, lié depuis des décennies au paramilitarisme, le pouvoir, lui, tourne le dos à ses engagements. Dès 2017, la Cour constitutionnelle a établi que la comparution des « tiers » – ce que d’autres appelleraient les membres de la « société civile » – ne se ferait que sur une base volontaire. En conséquence, la justice transitionnelle a perdu le pouvoir de les poursuivre, même si elle dispose de preuves de leur participation directe ou indirecte (en particulier par le financement) à des crimes liés au conflit.

Soupir de soulagement au sein de la classe dominante et des secteurs qui se sont toujours nourris de la violence. Et vigilance extrême pour limiter les confidences par trop compromettantes. Dernier exemple en date, mais ô combien significatif, l’ « affaire Otoniel ».

Dirigeant numéro un des Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC), « Otoniel » s’appelle en réalité David Antonio Úsuga. Guérillero de l’EPL démobilisé en 1991, il rejoint sans états d’âme les paramilitaires d’extrême droite. Avec l’aide d’un des leaders des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), Daniel Rendón Herrera, alias « Don Mario », il crée le groupe armé illégal Los Urabeños qui, après la capture de « Don Mario » en 2009, devient le Clan Úsuga, avant de changer une nouvelle fois d’appellation pour devenir Clan du Golfe, puis les AGC. En 2020, la structure criminelle compte plus de 3 000 membres, répartis dans 211 « municipios » des territoires du Bajo Atrato, du Choco et du Magdalena Medio, pour ne citer qu’eux.

Le 23 octobre 2021, « Otoniel » est capturé – ou se rend volontairement, comme il le prétend – dans le village de Pítica de Turbo, dans la région d’Urabá (Antioquia). Outre le narcotrafic, des dizaines de déplacements forcés, de « disparitions » et d’homicides de leaders sociaux lui sont attribués. Deux mois plus tard, il témoigne pour la première fois devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Créant l’émoi, il y exprime sa volonté de dire la vérité et de révéler les relations entre le narcotrafic, la politique, les affaires, la justice et les forces de sécurité. D’emblée, il affirme avoir travaillé avec l‘armée et met en cause l’ex-commandant en chef de cette dernière, le général Leonardo Barrero.

Chance : depuis 2018, les Etats-Unis ont mis 5 millions de dollars sur la tête d’« Otoniel » et réclament son extradition. C’est comme allumer la lumière pour approfondir les ténèbres. La justice de ce pays ne se préoccupe que des crimes liés au narcotrafic. En aucun cas elle n’oblige un individu extradé à évoquer d’autres questions spécifiques à la Colombie, quand bien même il s’agirait de crimes contre l’Humanité. En décembre 2021, les représentants des victimes colombiennes d’« Otoniel » envoient une lettre au président Joe Biden. Ils lui demandent de suspendre l’extradition afin de sauvegarder leurs droits « à la vérité, à la justice, à la réparation et à la non-répétition ». C’est que, la machine à gommer les crimes est déjà en action. Le 17 février précédent, l’audience tenue par la Commission de la vérité pour entendre le « narco », au siège de la Direction d’investigation criminelle et Interpol (Dijín), a été brusquement interrompue par des membres des forces de sécurité, obligeant le commissaire Alejandro Valencia Villa, l’enquêteur de la Commission et un avocat de la défense à quitter la cellule où se déroulait l’audience. Quelques jours plus tard, des enregistrements numériques contenant les premiers témoignages du baron de la drogue devant la Commission de la vérité disparaissent mystérieusement. En dénonçant le vol, l’instance indépendante réclame de pouvoir poursuivre son travail « sans intimidations ».

Peine perdue. Début mars, les policiers qui l’escortent refusent une première fois de quitter les locaux où « Otoniel » doit être auditionné par la JEP. Le 22, une nouvelle audience au cours de laquelle il va témoigner sur la situation de violence en Urabá est suspendue : des membres de la Dijin refusent de quitter la salle de l’audition. Pourtant, une décision de justice oblige les membres de la police nationale à ne pas rester sur le site. « Comment un témoin va-t-il parler de personnels en uniforme impliqués dans des exécutions extrajudiciaires s’il y a des membres des forces de sécurité dans la salle d’audience », s’interroge un avocat des victimes [13] ? « C’est clair, a déjà protesté le sénateur du Pôle démocratique alternatif (PDA) Iván Cepeda : Ceux qui ont été ses partenaires et qui jouissent aujourd’hui de l’impunité veulent à tout prix faire taire alias « Otoniel ». »

Malgré ce sabotage et l’inertie totale du chef de l’Etat, les magistrats de la JEP et des membres de la Commission de la vérité réussiront, le 23 mars 2022, à interroger l’ex-chef paramilitaire sur son implication dans des crimes contre l’humanité dans le département de Casanare. Lors de l’audience, celui-ci réitère ses accusations contre l’ex-général Leonardo Barrero – connu au sein des « paracos » sous le pseudonyme d’ « El Padrino » (« Le Parrain ») –, évoque le nom d’un autre ex-commandant en chef, le général Mario Montoya, d’après lui « au courant de la pratique des “faux positifs” dans le département du Meta », affirme que l’armée continue à collaborer avec les paramilitaires dans certaines régions du pays et fournit une liste de soixante-trois personnes ayant eu des liens avec les AUC et les groupes dissidents formés après leur démobilisation en 2005 [14]. Cette liste est transmise au bureau du procureur général et à la Cour suprême de justice afin qu’elles enquêtent sur ces accusations. Parmi les mis en cause figurent des membres des forces de sécurité, d’anciens fonctionnaires de l’Etat et des hommes politiques tels que l’ancien gouverneur d’Antioquia Luis Pérez, candidat indépendant à la présidentielle de 2022 ; les anciens sénateurs Miltón Rodríguez Sarmiento et Carlos Cárdenas Ortíz ; l’ex-directeur du Département administratif de sécurité (DAS) Jorge Noguera (qui purge déjà vingt-cinq ans de prison pour association de malfaiteurs et homicide) [15] ; l’ancien ministre de l’Intérieur et de la Justice Sabas Pretelt (condamné à six ans et huit mois d’incarcération en avril 2015 pour achat de votes et corruption)…

Il devenait urgent d’agir. Malgré la clameur de milliers de proches des victimes et du Pacte historique (l’opposition de gauche), la Chambre pénale de la Cour suprême de justice a entériné début avril 2022 la demande d’extradition des Etats-Unis. Menotté, portant un casque et vêtu d’un gilet pare-balles, escorté de policiers lourdement armés et même d’un convoi de véhicules blindés, « le plus grand narcotrafiquant du pays » s’est envolé pour New York le 4 mai. D’autres « capos », livrés par Uribe aux Etats-Unis, pour les mêmes raisons, ont certes collaboré à distance avec la justice colombienne depuis leur prison de New York ou de Floride, à l’image du plus redoutable d’entre eux, Salvatore Mancuso [16]. Mais, d’autres, comme Rodrigo Tovar Pupo, alias « Jorge 40 » et Daniel Rendón Herrera, alias « Don Mario », ont refusé de parler et de fournir une once de vérité sur leurs complices et sur les exactions auxquelles ils ont ensemble été mêlés. On ignore pour l’heure quelle sera l’attitude d’« Otoniel ». Pariant sur l’avenir, Duque n’en a pas moins « remercié » la Cour suprême, le Conseil d’Etat – ainsi que la JEP ! – « pour avoir évité les manipulations intentionnelles de ce criminel pour tenter d’éviter cette extradition ».

Premier coup de semonce pour l’« uribisme » en 2018 : candidat de la coalition Colombie humaine, Gustavo Petro se qualifie pour le second tour de l’élection présidentielle avec 25,1 % des suffrages. Si, le 17 juin, Duque l’emporte finalement avec 54 % des voix contre 41,8 % à son adversaire, il n’en demeure pas moins que jamais un candidat de gauche n’a obtenu un tel résultat. Arrivé en tête dans la capitale Bogotá et dans plusieurs départements – Atlántico, Nariño, Cauca, Chocó, Vaupés, Sucre, Putumayo et Valle –, Petro a fait de son mouvement la seconde force politique du pays. Bilan d’autant plus remarquable que, pour l’emporter, Duque a bénéficié, sur ordre d’Álvaro Uribe, d’achats de votes organisés par les familles Char et Gerlein – puissantes « camarillas » politiques de la région de la Caraïbe – en lien avec un « narco » notoire, José Guillermo Hernández Aponte, dit « Ñeñe ». Officiellement invité, ce dernier assistera à l’investiture du nouveau chef de l’Etat, le 7 août 2018, à une place privilégiée [17]. Pas de quoi fouetter un média. Nul ne cherche de poux dans la tête de Duque. Le « méchant absolu », dans la région, nul n’en ignore, s’appelle Nicolás Maduro.

En interne, Duque fait du Uribe ; à l’international il se marie avec Donald Trump. Torpillage des accords de paix, rupture des négociations entreprises à La Havane avec l’ELN, agression permanente du Venezuela, usurpation par l’exécutif des autres pouvoirs étatiques, politique antisociale (aggravée par les effets de la pandémie) : 21 millions de pauvres, dont 7,5 millions en extrême pauvreté… Le pays se révolte le 28 avril 2021. Une nouvelle génération entre en « première ligne » – rejetons de la classe moyenne, étudiants, jeunes précarisés des milieux populaires. La répression s’abat, démesurée : 84 morts, 1 790 blessés (dont 103 victimes d’un traumatisme oculaire) [18]. A balles réelles, des paramilitaires en civil assistent les brutes en uniforme des Escadrons anti-émeutes (ESMAD). Estomaquées, les villes découvrent les méthodes historiquement utilisées dans les zones rurales – « el campo ». L’épisode laisse des traces. Il y a désormais un avant et un après. Le crépuscule de l’« uribisme » et du néolibéralisme armé vient de commencer.

« Si tu lèves la tête, on t’assassine » (Bogotá).

A quelques encablures de l’élection présidentielle du 29 mai 2022, sur la base de multiples sondages, le sénateur Gustavo Petro, candidat du Pacte historique, est donné largement en tête. Tant en interne, chez les Colombiens progressistes ou même simplement « civilisés », qu’à l’international, de nombreuses voix augurent d’une « nouvelle victoire de la gauche » – après le Pérou (Pedro Castillo), le Chili (Gabriel Boric) et le Honduras (Xiomara Castro), avant le Brésil (Luiz Inacio « Lula » da Silva) dans quelques mois. La perspective d’un renouveau dans une Colombie d’aujourd’hui 50 millions d’habitants, gouvernée par la droite depuis la nuit des temps.

Pour autant, et sans vouloir doucher l’enthousiasme de qui que ce soit, on attirera ici l’attention sur le parcours d’obstacles qui demeure à franchir pour qu’une telle prophétie puisse se réaliser. « On ne fait pas la fête avant le mariage », nous a déclaré à cet égard Germán Navas, lucide conseiller juridique de la campagne de Petro, lorsqu’il nous a reçu à Bogotá.

Certes remportées par le Pacte historique, les récentes élections législatives donnent effectivement à penser…

Doivent être élus ce 13 mars 2022 : 107 sénateurs, 167 représentants (Sénat et Chambre formant le Congrès). Le même jour, lors de primaires, le corps électoral doit également désigner les candidats à la présidence des trois grands blocs qui proposent des listes au Congrès : le Pacte historique (gauche), la Coalition de l’Espérance (centre), Equipe pour la Colombie (droite).

Jadis militant de la guérilla du M-19 qui, en échange de sa démobilisation en 1990, obtiendra la création d’une Assemblée constituante pour doter (en 1991) le pays d’une nouvelle constitution, Petro a mené une longue carrière politique, élu au Congrès depuis la fin des années 1990, maire de Bogotá entre 2012 et 2015. Le Pacte historique regroupe son parti, Colombie humaine, le Pôle démocratique alternatif (PDA ; centre gauche), l’Union patriotique (UP ; gauche ; exterminée dans les années 1980), le Parti communiste (PCC), des formations amérindiennes et afro-colombiennes, des mouvements de femmes et autres organisations de la « société civile ». Son programme décline tous les ingrédients d’une politique sociale-démocrate (ce qui, en Colombie, s’apparente à une révolution) : revenu de base, réforme de la santé, de l’éducation et de la protection de l’environnement, redistribution de la propriété agricole, réforme fiscale structurelle, respect total et relance des accords de paix. Sur une telle perspective, et fort de sa trajectoire, Petro a réussi à articuler diverses forces sociales et politiques qui, séparément et isolées, ne seraient pas en mesure d’affronter la caste dominante. Au terme du scrutin, il s’impose sans surprise (plus de 80 % des suffrages) pour porter les couleurs de cette famille politique le 29 mai.

Le centre – Coalition pour l’Espérance – se caractérise d’emblée par son hétérogénéité, les égos de ses dirigeants et ses conflits internes. S’y disputent le leadership Sergio Fajardo (ex-maire de Medellín, puis gouverneur d’Antioquia), Alejandro Gaviria (ex-ministre et intellectuel respecté de l’élite libérale de Bogotá), Jorge Robledo (dissident du PDA, ennemi intime de Petro) et Juan Manuel Galán, fils du leader du Nouveau libéralisme Luis Carlos Galán, assassiné le 18 août 1989 par des tueurs des cartels de la drogue. Dirigeante du micro-parti Oxygène vert, récemment ressuscité, l’ex-prisonnière des FARC Ingrid Betancourt rejoint un temps la coalition avant d’y « mettre le bazar » et de s’en retirer, accusant ses brefs amis de magouilles politiciennes. Tout en prônant quelques mesures positives – le contrôle des prix des médicaments, l’interdiction de l’utilisation du glyphosate et des épandages aériens contre la coca ou respect des accords de paix signés avec les FARC –, ces centristes assumés négligent quelque peu l’urgence sociale, « rejettent les extrêmes » et se concentrent sur le sociétal cher aux classes moyennes – euthanasie, avortement, etc. Au terme de la primaire, Fajardo s’impose à ses concurrents.

Droite ou extrême droite ? Equipe Colombie ne peut renier sa filiation abruptement néolibérale. La plupart de ses protagonistes sont liés aux gouvernements Uribe et Duque ainsi qu’aux politiques socialement dévastatrices qui ont été mises en œuvre. S’y retrouvent la droite dure, dont le Parti conservateur, Changement radical et La U, qui fut le parti de l’ex-président Santos. S’y distinguent Federico « Fico » Gutiérrez (ex-maire de Medellín, membre de l’Opus Dei), Alejandro Char (figure notable de mafia caribéenne), David Barguil (grand propriétaire lié au paramilitarisme) Dilian Toro (ex-gouverneure de Cali), Juan Carlos Echeverry (ex ministre des Finances sous la présidence de Santos), Enrique Peñalosa (deux fois maire de Bogotá). Ne manque dans le tableau que le Parti libéral de l’ex-président et ex-secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) César Gaviria. Et, d’où la question ouvrant ce paragraphe, le Centre démocratique, parti d’Uribe et Duque, qui annonce vouloir jouer seul sa partition avec Oscar Iván Zuluaga comme candidat. Il n’en demeure pas moins que l’aspirant à la présidence émergeant de la consultation, « Fico » Gutiérrez, est considéré proche de l’ « uribisme ». Ce que l’avenir confirmera.

Un premier constat s’impose alors : lors de ces primaires, Petro a rassemblé 4 475 000 voix ; Gutiérrez, 2 152 670 voix (deux fois moins) ; Fajardo, 721 521 voix (six fois moins). Un rapport de forces significatif dans la perspective de la présidentielle. Cerise sur l’« empanada » [19] : lors de la primaire du Pacte historique qui l’opposait à Petro, la militante sociale afro-colombienne Francia Márquez a recueilli 783 000 voix, ce qui la place globalement en troisième position des postulants à la présidence, derrière Petro et Gutiérrez, mais devant le centriste Fajardo et tous les autres pré-candidats.

Pour les législatives et la présidentielle, « votez Petro » (Arauca).

Spécificité colombienne : après l’enregistrement des listes de candidats aux législatives, la Fondation pour la paix et la réconciliation (Pares) a présenté un rapport intitulé « Les héritiers et héritières de toutes les formes de corruption » dans lequel elle a révélé qu’au moins 108 de ces candidats – 50 au Sénat, 58 à la Chambre des représentants – faisaient l’objet d’enquêtes judiciaires, disciplinaires ou fiscales pour des actes présumés de corruption ou de liens avec des groupes armés illégaux. « Bien que ce pourcentage semble très faible par rapport au nombre total de candidats, les candidats mentionnés sont les plus susceptibles d’être élus », précisait le texte [20].

Au jour dit, 54,5% des personnes disposant du droit de vote s’abstiennent (plus qu’au Venezuela où la droite non démocratique promeut le boycott des scrutins !). Les résultats tombent. Au Sénat, avec 14,52 % des suffrages, le Pacte historique arrive en tête et obtient 16 sièges, faisant jeu égal avec le Parti conservateur et précédant le Parti libéral (15). Jusque-là hégémonique, la droite dure – Centre démocratique, Changement radical et Parti de la U – perd 16 sièges et 1 700 000 voix.

A la Chambre des représentants, la coalition dirigée par Petro obtient 25 sièges, en seconde position derrière le Parti libéral (32), mais au coude-à-coude avec les conservateurs. L’« uribisme » s’effondre en abandonnant 41 sièges (Centre démocratique, 17 ; Changement radical, 14 ; La U, 10). Avec deux représentants, les centristes de la Coalition pour l’Espérance subissent une véritable Bérézina.

Les premiers commentaires enthousiastes fleurissent : «  Le Pacte historique a obtenu les meilleurs résultats du progressisme dans l’histoire de la République ». Ce qui est vrai. Mais encore incomplet… Car, nous l’avons déjà noté, la Colombie demeure la Colombie.

« Ici, l’imagination dépasse tout. Ce qui ne peut se passer nulle part ailleurs se passe ici ! » Conseiller juridique de la campagne présidentielle de Petro, Germán Vargas, représentant de la circonscription de Bogotá à la Chambre, pour le compte du Pôle démocratique, raconte avec le recul l’épisode en souriant. « On s’en est rendu compte le jour même, alors que les élections se terminaient : curieusement, il y avait des endroits ou aucun vote n‘apparaissait en faveur du Pacte historique. C’était absolument impossible ! » Chaque bureau de vote comporte plusieurs tables de vote. Alors que, dans l’ensemble du pays, le Pacte réalise un score historique, dans 29 000 de ces tables, soit 25 % du total, il n’obtient aucune voix. « Dans les villes, dans les campagnes, nos militants et assesseurs se sont répandus partout, comme des langoustes. Ils ont commencé à faire un recomptage et se sont rendus compte qu’il avait de grossières altérations. » Plus de 500 000 voix manquent à l’appel, Petro et son parti ont disparu ! Juristes et avocats montent au créneau. Bien que minimisé par les médias, le scandale éclate. Dirigée par Alexander Vega, la Registraduría (organisme chargé de la logistique des élections) affirme que cette anomalie est liée à la conception d’un imprimé – le formulaire E-14 – et aux « erreurs » commises par les jurys électoraux. Vargas en sursaute encore : « 29 000 tables ! Cela a été fait de façon réitérée, il n’y a pas d’erreurs, c’est intentionnel, l’exemple qu’a donné la Registraduría est honteux. »

La clameur oblige les autorités à réagir. Le Pacte historique récupère finalement 600 000 voix, ce qui lui octroie quatre sénateurs supplémentaires [21]. Dont l’historique pilier de l’Union patriotique (UP) Jahel Quiroga.

Germán Vargas.

Dirigeante de l’association Reiniciar, Quiroga se bat depuis des décennies pour faire reconnaître la responsabilité de l’Etat dans le massacre des militants de l’UP par les paramilitaires, la police politique (DAS) et l’armée, dans les années 1980 [22]. Le 4 mars dernier, la JEP a rendu public les derniers chiffres établis par le juge Gustavo Salazar : 8 300 victimes dont 5 733 assassinés ou disparus. Parmi ces derniers figurent les candidats à la présidence Jaime Pardo Leal et Bernardo Jaramillo, tués respectivement en 1987 et 1990. En octobre 2017, Quiroga a elle-même été menacée de mort dans un pamphlet intitulé « Plan pistolet contre l’Union patriotique » diffusé par les AGC. Longtemps éliminée de la scène politique « faute de combattants », l’UP n’a récupéré son statut légal, grâce à un arrêt du Conseil d’Etat, qu’en 2013.

Bien que surprise par cette élection obtenue lors des « prolongations », Quiroga se réjouit : « C’est une grande satisfaction que de voir l’UP au Sénat, les victimes le prennent ainsi. » Et elle raconte la suite de l’histoire : « Après qu’on ait récupéré les voix qui nous avaient été soustraites avec une mauvaise intention, Uribe, qui sait qu’il a perdu, a protesté, exprimé des doutes sur le processus électoral et réclamé de nouvelles élections ! Comme on dit en Colombie, c’est une « “payasada” – une pitrerie. Heureusement, tous les partis ont été contre, sauf Ingrid Betancourt. Même les libéraux et les conservateurs ont fait le pari de sauver la démocratie. »

Jahel Quiroga.


Une démocratie qui prend eau de toutes parts. Pour la première fois, ce 13 mars, des représentants des victimes du conflit devaient être élus dans seize « circonscriptions spéciales temporaires pour la paix », promises par les accords de La Havane. Une telle élection destinée à donner une représentation aux régions et communautés historiquement les plus frappées par le conflit aurait dû prendre effet en 2018. Par son action au Congrès, l’« uribisme » a réussi à empêcher cette avancée jusqu’à ce que, en août 2020, la Cour constitutionnelle n’ordonne enfin de respecter les engagements pris en 2016 par l’Etat. Les populations ciblées ont été identifiées sur la base de quatre critères : nombre élevé de victimes, fort taux de pauvreté, faiblesse des institutions de l’Etat et présence d’une économie illicite, telle que la culture de coca. La règle : seules les victimes enregistrées peuvent concourir pour ces sièges et les partis politiques ordinaires en sont exclus. Dans ce contexte, 403 personnes se sont présentées pour ces 16 sièges qui, à la Chambre des représentants, seront en place pour deux mandats. Avec, au final… une déception à la hauteur des espoirs entrevus.
« Jamais les ressources prévues ne sont arrivées pour que nous puissions travailler », nous a relaté Irene Ramírez à Barrancabermeja. Que ce soit le long du fleuve Magdalena, dans le Cauca, le Putumayo ou dans le Choco, difficile pour des habitants qui peinent déjà à débourser 16 000 pesos pour parcourir quelques dizaines de kilomètres dans une embarcation ou un car déglingué, de payer 7 000 000 de pesos (1 750 euros) au bureau de la Registraduria pour enregistrer une candidature. Dans ces zones rurales, avec les distances, les mauvais chemins, l’absence d’inscription sur les listes électorales, beaucoup ne voient pas l’utilité d’envoyer à Bogotá un « politique » impuissant à changer le désastre quotidien. Seuls 42,8 % des électeurs autorisés à voter dans ce cadre ont exercé leur droit. Par ailleurs, dans la majorité des cas se répètent les phénomènes déjà connus. Si dans les villes et les métropoles, le progressisme progresse (comme il se doit !), le « campo » demeure soumis aux structures politiques traditionnelles, au clientélisme, aux relations de voisinage – « Je connais Fulano qui connaît Fulano [23] »… Même en milieu urbain, comme à « Barranca », les habitants peuvent très bien choisir Petro pour la présidentielle, mais voter à droite aux élections locales, là où se concentre le pouvoir qui régit leur vie quotidienne.
Pour en revenir à nos seize sièges de victimes, tous attribués en milieu rural, il a fallu aussi compter sur les acteurs armés. « Dans le Magdalena Medio, les paramilitaires ont mis des candidats. L’ELN en a eu aussi. “Votez pour untel” : ils ont fait pression sur les habitants. »

C’est ainsi que, dans la circonscription numéro 12, qui couvre treize « municipios » du Cesar, de La Guajira et du Magdalena, Jorge Rodrigo Tovar, dit « Yoyo », fils du redoutable chef paramilitaire « Jorge 40 », a été « élu » en représentation des victimes. Lorsque, après sa démobilisation, « Jorge 40 » a été soumis au procès dit « Justice et Paix » imaginé par Uribe pour sortir du champ médiatique des criminels devenus trop voyants, il a avoué environ 600 crimes. Puis a été extradé pour « trafic de drogue, en mai 2008, aux Etats-Unis. En 2020, son fils « Yoyo » a été nommé par Duque, au sein du ministère de l’Intérieur, au poste de Coordinateur des victimes du conflit armé. La promotion a déclenché des hurlements : Tovar défend publiquement son père, qu’il considère comme un « prisonnier politique aux Etats-Unis » et un « héros ».
Quelques semaines avant les élections de mars dernier, certains des candidats de la douzième circonscription ont dénoncé l’existence de zones qui leur étaient fermées pour faire campagne, seul le fils de « Jorge 40 » pouvant y accéder. Le 11 mars, dix-huit de ces candidats ont renoncé, estimant insuffisantes les garanties leur permettant de se présenter. Et « Yoyo » a été démocratiquement élu.
Ailleurs, des candidats qui se prétendaient apolitiques ont été promus par des partis. « Ici, rappelle Irene Ramírez, nous avions un candidat, Francisco González. Il a été battu. Le vainqueur, on ne le connaît pas. Il est de Santa Rosa del Sur. Ce qu’on comprend, c’est qu’il disposait de ressources économiques. Les conditions n’ont pas été égales. On n’a pas grand-chose à dire de plus. » Ah, si… « Les principaux vainqueurs, dans ces juridictions, n’ont pas défendu les accords de paix ; ils les ont même attaqués. C’est une réalité. A l’exception de trois ou quatre sièges, le mouvement social a perdu. »

Foin de ces détails, passés inaperçus. Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, notent nombre d’observateurs, les secteurs alternatifs sont la première force au Congrès. De bon augure pour la présidentielle. Soit. Mais, tout de même. La prudence s’impose. Il ne s’agit pas ici de désespérer les Billancourt colombiens, mais de conserver un regard lucide sur la suite possible des événements.
Vingt sénateurs, d’accord, mais sur… 108. Vingt-cinq représentants sur… 188. Le Pacte historique pourra bien sûr compter sur quelques alliés. Les dix représentants et sénateurs des ex-FARC, en vertu des sièges qui leur ont été accordés d’office par les Accords pour les périodes législatives 2018-2022 et 2022-2026. Les vainqueurs des deux circonscriptions spéciales indigènes, qui lui sont acquis. Une poignée de représentants des victimes, comme nous venons de le voir. Et puis ? A la Chambre des représentants la majorité absolue s’établit à 95 sièges ; au Sénat, à 54. Le Pacte historique en est très loin. Même si Petro gagne la présidentielle, les droites conserveront largement le contrôle du Congrès. C’est tout sauf une partie de plaisir qui se profile à l’horizon.

L’étoile d’Álvaro Uribe s’éteint peu à peu. Les poursuites judiciaires le cernent. Pour des accusations de corruption et de subornation de témoins, il risque jusqu’à 12 ans de prison. Enfoncé dans les profondeurs des sondages, son homme lige, Oscar Iván Zuluaga, en a rapidement pris acte et, renonçant à sa candidature, a rallié « Fico » Gutiérrez. Lequel a évité de s’en féliciter trop ouvertement. Il a besoin des voix, mais ne souhaite pas avoir, ce qui serait contre-productif, Uribe à ses côtés sur la photo. D’où un discours tiré au cordeau : « Il y a deux modèles de pays. Je veux un pays qui progresse, pas un pays brisé, dans la misère. Et toi, Petro, tu es Chávez et Maduro. Moi, je ne suis ni Uribe ni Duque. Je suis Fico et je vais être le président des gens. » Belle tentative. Personne n’est dupe. Malgré l’appui de Changement radical, du parti de la U et du Parti conservateur, Gutiérrez ne décolle pas dans les enquêtes d’opinion.

Panique à bord. Une partie de la droite semble tentée de changer son fusil d’épaule. Dans un possible deuxième tour, un candidat jusque-là considéré secondaire, apparait susceptible de rassembler plus facilement les forces conservatrices : Rodolfo Hernández. Riche homme d’affaires, ex-maire de Bucaramanga (500 000 habitants), l’homme a un côté excentrique, voire grossier, et joue à merveille des réseaux sociaux sur lesquels il se positionne dans le registre anti-establishment et anti-corruption [24]. Si l’on considère les sondages (à croire avec modération), Hernández, que rallient en panique de nombreux transfuges de la coalition Centre Espérance, monte en puissance et « pourrait » menacer « Fico ».

Au centre, en effet, un poids écrasant s’abat sur les épaules de Fajardo. Il a beau hausser la voix, ses discours ne portent pas. Son projet politique se résume en quelques mots : « Les changements doivent être modérés », « nous ne pouvons pas sauter dans le vide », « Petro est un populiste et un démagogue ». Fajardo traîne pas mal de casseroles, au demeurant : accusé par la Cour suprême de graves irrégularités dans la gestion de contrats durant son mandat de gouverneur de Medellín, il devrait comparaître en justice courant 2022. Lors de la présidentielle de 2018, ratant de peu le second tour, devancé de 250 000 voix par Petro, Fajardo a appelé à voter « blanc », favorisant ouvertement la victoire de l’extrême droite en la personne de Duque (53 % des voix).En 2021 enfin, s’il a critiqué vertement la brutalité excessive de la répression, il s’est maintenu prudemment à l’écart du mouvement. Interrogé à ce sujet, il s’est contenté de répondre : « Nous (la Coalition de l’espérance) ne sommes pas allés dans les cortèges parce on ne devrait pas y trouver de politiciens ; nous devons interpréter et comprendre qu’il y a un mécontentement face à la politique du pays, mais participer est usurper l’espace d’autres personnes. » Sans faire directement référence à Petro, vu à Bogotá au milieu des protestataires (sans en faire des kilos et en rejetant la violence), il souligna que la présence de politiciens dans les manifestations lui semblait « irresponsable [25] ». Les rebelles d’alors, et en particulier la jeunesse, lui passent la facture aujourd’hui.

Restent, le vent en poupe, Petro et le Pacte historique. De très nombreux Colombiens veulent un changement. Petro sait qu’il lui faut élargir sa base dans l’espoir de gagner au premier tour (hypothèse idéale, mais, sauf grande surprise, assez improbable) ou, dans des conditions plus difficiles, tous ses adversaires faisant bloc, au second. La rumeur a longtemps couru d’une alliance avec le Parti libéral, dépourvu de candidat, à qui serait offerte la vice-présidence. A cet effet, Petro a rencontré le chef de cette formation, César Gaviria. « On veut les ministères de l’Economie et de la Défense », a exigé celui-ci. « Ah oui, les armes et le fric ! », s’est esclaffé Petro. Devant tant d’arrogance, la négociation en est restée la. Fidèle à sa véritable nature, Gaviria a donc annoncé illico qu’il rejoignait Gutiérrez (en 2018, au second tour, il a appuyé Duque). Prenant la décision qui lui fera peut-être gagner l’élection, Petro a du coup choisi pour vice-présidente Francia Márquez, la dirigeante éco-féministe noire qui, par sa spectaculaire irruption lors des primaires, a étonné la Colombie. « En terme électoral, c’est un bon choix, analyse David Moreno, conseiller de la sénatrice Sandra Ramírez (Comunes)  ; au lieu d’offrir cet espace à la droite, Petro fait le pari d’une femme qui impacte fortement l’opinion publique par ses origines et ses prises de positions radicales. » De fait, là où l’hypothèse Gaviria suscitait de vives réticences au sein du Pacte historique, « Francia » provoque l’enthousiasme dans les milieux populaires. « Petro et elle, c’est la formule parfaite pour tout ce dont nous avons besoin, aussi bien dans notre région que dans toute la Colombie », pouvons-nous entendre à Yondo et, sous d’autres formes, mais dans le même esprit, à Bogotá ou dans le département d’Arauca.

L’ACVC à Caño Blanco : les difficultés quotidiennes et l’âpreté de la lutte n’empêchent pas la bonne humeur.

La tension marque la fin de campagne. La droite se sait le dos au mur. Les signes de raidissement et de nervosité se multiplient. Le 10 mai, provoquant la stupeur, la procureure générale Margarita Cabello (ex-ministre de la Justice de Duque) suspend de ses fonctions, par un communiqué envoyé aux médias, sans comparution ni droit à la défense, le maire indépendant de Medellín, Daniel Quintero. Il lui est reproché une brève déclaration supposée « appuyer » la candidature de Petro. La Constitution colombienne interdit (assez curieusement) aux fonctionnaires publics et aux élus de s’ingérer dans la vie politique. En fait, il semble que tout le monde ne soit pas au courant. Duque lui-même multiplie les déclarations contre le leader du Pacte historique. Par ses insultes et ses menaces, le commandant en chef de l’armée, le général Enrique Zapateiro, ne se prive pas de faire la même chose, violant autrement plus sérieusement les articles 127 et 219 de la Constitution. La procureure générale ne semble pas le remarquer. Plutôt que de nommer pour l’intérim à Medellín un proche du maire défenestré, Duque a désigné à sa place Juan Camilo Restrepo Gómez, un fonctionnaire de son gouvernement. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la destitution par le procureur d’extrême droite Alejandro Ordoñez, pour, « erreurs administratives », le 9 décembre 2013, de Gustavo Petro, alors maire de Bogotá. Ce dernier se vit infliger une interdiction d’exercer toute fonction publique pendant une durée de quinze ans. Il lui fallut attendre le 23 avril 2014 pour que la justice mette un terme à cette tentative d’évincement de la vie politique et le rétablisse dans ses fonctions.

Les plus de 500 000 voix égarées des législatives ont laissé des traces. « On demande que soit suspendu le “registrador” [directeur de la « Registraduria »], nous déclarait Germán Vargas le 22 avril dernier. Des actions juridiques sont en cours pour le séparer de la fonction, car il ne jouit d’aucune crédibilité. » Nulle réaction des autorités compétentes, justifiant une autre affirmation de Vargas : « La concentration du pouvoir est totale. La Fiscalía, la Controlaría, la Registraduría, la Procuraduría, la Defensoría sont entre les mains du gouvernement » [26]. Silence total, donc, jusqu’au 17 mai, quand le conservateur Juan Diego Gómez, président du Sénat, demande qu’Alexander Vega soit destitué de sa fonction pour avoir altéré les résultats des législatives en faveur… du Pacte historique ! Dès le lendemain, le Ministère public ouvre une enquête préliminaire contre Vega. A onze jours de la présidentielle, que celui-ci est censé organiser ! L’annonce provoque l’effroi – peut-être même un début de paranoïa (qui s’apparente souvent à de la clairvoyance en Colombie). Petro monte au créneau : « J’appelle toutes les campagnes concurrentes, celle de Sergio Fajardo, celle de Rodolfo Hernández, à être vigilantes et à se réunir lundi parce que, mardi 24, ils ont l’intention de porter un coup aux élections du 29 mai. Ils prévoient de les suspendre et de suspendre les organes qui régissent le processus électoral en Colombie. » En d’autres termes, un coup d’Etat.
Le pouvoir s’insurge, multiplie les démentis. Les élections auront bien lieu, et dans des conditions exemplaires. A condition, bien sûr, de ne pas se montrer trop regardant.

A cinq jours du premier tour – cinq jours ! –, le directeur du Conseil national électoral (CNE), Luis Guillermo Pérez, informe que, par manque de temps et de prestataire, il n’a pas été possible de procéder à l’audit international du software du logiciel qui sera utilisé pour le décompte du scrutin. Il y avait bien une offre de l’entreprise Datasys, « mais il y a une série d’exigences légales et ils ne les ont pas respectées ». Bien entendu, précisent les autorités, un tel audit aurait permis la tranquillité d’esprit, mais « la transparence de l’élection n’est pas en danger », assurée qu’elle sera « par les témoins électoraux et les autres entités territoriales ». Tout va bien, fermez le ban (qu’on imagine la même situation au Venezuela !).

Puisqu’on parle du Venezuela… Habituellement plus prolixes, les Etats-Unis se montrent particulièrement discrets. Washington se contente de ligoter le prochain gouvernement. Après avoir fait de la Colombie un « partenaire global » de l’Organisation de l’Atlantique nord (OTAN) [27], le président Joe Biden a désigné le 24 mai la Colombie comme « principal allié des Etats-Unis non membre de l’OTAN ». Les deux formulations peuvent sembler contradictoires, elles ne le sont pas : tout en permettant une interopérabilité poussée des armées, le statut de « partenaire global » n’accorde pas les garanties de sécurité dont bénéficient les membres à part entière du bloc militaire. En tout cas, avec un tel blindage, bon courage à qui vaudrait remettre en cause la permanence des sept bases militaires utilisées par les Etats-Unis en Colombie. Pour bien marquer son appartenance au « camp du bien », Bogotá vient d’annoncer l’envoi d’une escouade de ses militaires en Ukraine. De son côté, l’ambassadeur de Washington en Colombie, Philippe Goldberg (expulsé de Bolivie par Evo Morales en septembre 2008 pour son ingérence dans la vie politique du pays) a enfin réussi à se faire remarquer : le 15 mai, s’attirant une réaction vigoureuse de Francia Márquez, il affirmé détenir des informations « sur un éventuel financement et une intervention éventuelle des gouvernements de la Russie et du Venezuela dans les élections en Colombie ».

La campagne se termine. Insultes, calomnies. Francia Márquez reçoit des menaces de mort. Après avoir suspendu quelques jours sa campagne, Petro ne s’exprime plus en public que derrière une haie de boucliers blindés. Le Pacte historique l’emportera le 29, c’est certain. Si un deuxième tour s’avère nécessaire, la victoire sera plus incertaine. Classes supérieure et même moyenne, « les gens » protègent leurs biens, leurs intérêts économiques. La droite pilonne : « Si Petro gagne, il y aura des expropriations, des spoliations. » « Si Petro l’emporte, la Colombie deviendra un nouveau Venezuela. » Chez les centristes, les dirigeants qui ne gagnent pas se vendent assez facilement. « Ils se disent du centre, maugrée Germán Vargas, mais basculent là où il y a des prébendes. » Nul ne sait de quel côté leurs électeurs tomberont. En toute hypothèse, ils se diviseront. Après la décision de Gaviria de soutenir Gutiérrez, le Parti libéral s’est cassé – une partie de la base soutient Petro. Une victoire au second tour n’est donc nullement impossible, compte tenu de la dynamique et des attentes du moment.

1er mai à Bogotá : la base du Parti libéral avec Petro.

Restera dans ce cas pour le Pacte historique à gérer la victoire et à gouverner. Sur l’enthousiasme manifesté par ceux et celles qui souhaitent le changement flotte une crainte perceptible. La tâche sera ardue. A commencer par la gestion des Forces armées. Sous la férule d’Uribe et de Duque, celles-ci ont été politisées comme jamais. Sombre bilan. En février, le général Jorge Hernando Herrera Díaz, commandant de la septième division, a été destitué, pour ses liens avérés avec les narco-paramilitaires « Los Pocillos ». Cinq autres généraux et colonels ont été condamnés. Les 26 et 27 avril, lors d’une audience historique, dix militaires à la retraite, dont un général et quatre colonels, ainsi qu’un civil, ont reconnu leur responsabilité dans l’assassinat de pauvres hères qu’ils faisaient passer pour des guérilleros morts au combat – les « faux positifs » (6 402 en tout, d’après la JEP). Déjà sur la défensive, montrés du doigt, nombre d’officiers supérieurs vivront mal de ne plus être protégés par un pouvoir passablement complice et, qui plus est, d’avoir comme commandant en chef un… ex-guérillero. Uribe a ses fanatiques dans l’institution. Petro envisage une réforme de la doctrine militaire – doctrine de la « sécurité nationale » et de l’ « ennemi interne » toujours en vigueur dans le pays. « Certes, la Constitution colombienne dit que les Forces armées sont soumises au pouvoir civil, rit David Moreno, mais le pouvoir civil auquel elles se soumettent est celui des Etats-Unis ! »

Militaire ou civil, l’« uribisme » a beaucoup à perdre. Il ne va pas partir sans résister. Dans le Magdalena Medio, dans le Cauca, sur les terres particulièrement violentes de l’Arauca [sujet d’un prochain article], en gros dans le « campo », les militants et sympathisants de gauche souhaitent la victoire et se battent pour l‘obtenir, mais tous expriment la même idée : « Si Petro gagne, préparons-nous au pire, l’extrême droite va se déchainer. » A cet égard, un fait récent a commotionné les campagnes. Le 5 mai, suite à l’extradition de leur chef « Otoniel », les paramilitaires des AGC se sont déchainés. Pendant quatre jours, un « paro armado » (par la menace, confinement et arrêt des activités) a paralysé une centaine de « municipios », dans dix départements – Antioquia, Bolivar, Magdalena et Magdalena Medio, Sucre, Santander, Córdoba, Choco, etc. –, imposé d’une poigne de fer et avec une violence extrême aux populations. Six morts, près de deux cents véhicules détruits (la plupart brûlés) ont payé leur non respect des consignes. La Police nationale a annoncé avoir détenu 92 personnes à cette occasion. Toutefois, il n’échappé à personne que les AGC ont désormais la capacité de contrôler de vastes zones du pays et que la police et l’armée, si promptes à réprimer les manifestations populaires, n’a en réalité déployé aucune opération d’envergure pour affronter ces hordes de « paracos ». De quoi, à juste titre, inquiéter les communautés.

Soleny Torres, ex-guérillera des FARC dans l’Espace territorial de formation et réinsertion (ETCR) de Poblado Villapaz (département d’Arauca) : « Le destin de la Colombie ne peut pas être la guerre ».

Paradoxe… En ville, c’est une autre partie de la population qui a peur, celle qui a voté Duque en 2018 parce qu’une arrivée de Petro la terrorisait : « Si la gauche gagne, elle va vouloir se venger ! »
A en croire la tonalité générale et le discours des intéressés, il n’en est rien. Même les ex-guérilleros rencontrés à Bogotá, dans le Magdalena Medio et en Arauca se battent essentiellement et avant tout pour une mise en œuvre intégrale des accords de paix. Et partout, dans les quartiers aux murs proprets, à la frange des villes, dans les baraques de planches vermoulues et les cabanes en papier goudronné, dans la lumière qui escalade les collines, dans les Andes et au bord de la Caraïbe, dans l’ensemble du pays, flottent un espoir, une mélopée, une consigne : « Pour que la Colombie change, c’est maintenant ou jamais. »

Photos : Maurice Lemoine


[1« Municipio »  : municipalité, parfois très étendue en milieu rural. « Vereda »  : subdivision rurale du « municipio », comprenant parfois un centre micro-urbain (entre 50 et 1000 habitants) établi le long d’une voie de communication secondaire.

[2] « Nos quisieron acabar », Barrancabermeja, avril 2021.

[3] Sous la présidence d’Álvaro Uribe, dont Juan Manuel Santos était ministre de la Défense, meurtres de civils par des membres des Forces armées, dans le but de les faire passer pour des guérilleros morts au combat.

[4] Viandes grillées au feu de bois.

[5https://viacampesina.org/fr/colombie-peu-de-progres-quant-a-limplementation-de-laccord-de-paix/

[6] Lire « Guerre totale contre le mouvement social » (22 mai 2021) – https://www.medelu.org/Guerre-totale-contre-le-mouvement-social

[7] Fondée en 1967 par une scission maoïste du Parti communiste colombien (PCC), l’EPL s’est en grande partie démobilisée en 1991.

[8] Corporación Viso Mutop, Asociación Minga, Programa Somos Defensores, « La Sustitución Voluntaria Siembra Paz », avril 2021.

[9] Les Zones de réserve paysanne (ZRP) trouvent leurs origines dans la loi 160 de 1994, qui vise officiellement l’aménagement du territoire via la réglementation des zones agricoles. Ce sont des espaces gérés en majorité par des paysans qui décident de la gestion de la terre et d’un plan de développement durable associé à celle-ci.

[10] Hameaux.

[11https://prensarural.org/spip/spip.php?article28050

[12] L’accord a instauré la mise en place d’un système intégral de justice et de réparation, composé de trois instances : la Commission de la Vérité, chargée de faire la lumière sur les crimes commis et les dynamiques profondes du conflit ; la Juridiction spéciale pour la paix, responsable d’enquêter et de sanctionner les responsables ; l’Unité de recherche des personnes disparues, chargée d’enquêter et de retrouver les corps des plus de 80 000 victimes de disparitions forcées.

[13https://www.elespectador.com/judicial/de-nuevo-la-dijin-impide-que-otoniel-hable-ante-la-jep/

[14] La justice colombienne évalue à environ 150 000 morts l’action des AUC et des groupes paramilitaires qui les ont précédés.

[15] Noguera a également été condamné à 6 ans de prison en 2017 pour avoir utilisé le DAS afin de persécuter des journalistes, des dirigeants syndicaux, des politiciens et des magistrats opposés à Álvaro Uribe.

[16] Agé de 58 ans, Salvatore Mancuso était l’un des principaux chefs des paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Officiellement démobilisée en 2006 sous la présidence d’Álvaro Uribe, il a été extradé vers les Etats-Unis par ce dernier pour éviter les révélations compromettantes sur la classe politique en général et son entourage en particulier. Condamné à 15 ans et huit mois de prison, peine ensuite réduite pour « bonne conduite », Mancuso a théoriquement fini de purger sa peine en avril 2020, mais il demeure incarcéré.

[17] Lire « La Colombie au temps du choléra » (24 mars 2020) – https://www.medelu.org/La-Colombie-aux-temps-du-cholera

[18] Lui aussi durement réprimé, un premier mouvement social, en 2019, s’était soldé par 27 morts, 3 649 blessés, 22 000 arrestations.

[19] Petit chausson farci de viande, de poisson, d’œuf, de pomme de terre ou d’autres ingrédients.

[20https://www.reporterosasociados.com.co/2021/12/cerca-de-100-candidatos-al-congreso-son-investigados-por-la-justicia/

[21] Ce qui en fait perdre un au Parti conservateur, un à l’Alliance verte et deux au Centre démocratique.

[22] De sensibilité communiste, l’UP est née lors d’une tentative de processus de paix entre les FARC et le président Belisario Betancur (1982-86).

[23] Fulano : Untel, Machin.

[24] Tout en dirigeant sa Ligue des gouvernants anticorruption, Hernandez est poursuivi pour un cas de… corruption. Lorsqu’il était maire de Bucaramanga, il aurait signé un contrat favorisant une firme, Vitalogic, liée à son fils.

[25https://www.infobae.com/america/colombia/2021/05/22/sergio-fajardo-explica-por-que-no-ha-estado-en-las-marchas-y-habla-de-su-posicion-en-las-encuestas/

[26Fiscalía  : parquet général ; Controlaría  : contrôle comptable de l’ensemble du fonctionnement financier de l’Etat et des collectivités territoriales ; Registraduría  : distinct du Conseil national électoral (CNE), organisme chargé de la logistique des élections ; Procuraduría  : organisme chargé de surveiller le comportement de l’administration et des fonctionnaires ; Defensoría  :bureau du défenseur des droits humains.

[27] Lire « OTAN, suspends ton vol » (14 mars 2022) – https://www.medelu.org/OTAN-suspends-ton-vol

Source : https://www.medelu.org/En-Colombie-c-est-maintenant-ou-jamais

Comment Trump proposa à Guaido une attaque militaire contre le Venezuela

Dans ses mémoires récemment publiées, l’ex-Secrétaire à la Défense (républicain), le lieutenant colonel Mark Esper (à gauche sur la photo) révèle les détails sur une attaque militaire envisagée contre le Venezuela et proposée par le président Trump lors d’une réunion à la Maison Blanche avec le putschiste vénézuélien d’extrême droite Juan Guaido.

Le 9 juin 2020, lors d’une réunion du Conseil National de Sécurité, Robert O’Brien, conseiller présidentiel, propose une attaque militaire contre le complexe de la raffinerie de Jose, dans l’est du Venezuela. C’est ce qu’explique Esper lui-même, qui était présent à la réunion.

L’objectif tactique était de paralyser l’économie pétrolière du Venezuela et, grâce au chaos et à la souffrance populaire, d’atteindre l’objectif stratégique : renverser le président Maduro et imposer Juan Guaidó comme président du Venezuela.

L’opération serait exécutée par une frappe aérienne sur le complexe pétrolier ou par un assaut amphibie avec des troupes spéciales de la marine des USA. Un acte de guerre conforme aux appels continus de Trump à une action militaire depuis 2017.

Le secrétaire d’État, M. Esper, le président des chefs d’état-major interarmées, M. Milley, et le directeur de la CIA, M. Haspel, ont considéré que l’attaque serait un acte de guerre contre-productif, car elle unirait le peuple pour défendre le président Maduro.

Photo : une des deux réunions de Guaido à la Maison Blanche, accompagné de ses alliés d’extrême droite Borges et Vecchio. Les vénézuéliens firent comprendre aux Etats-Uniens qu’ils serait bien que ceux-ci fassent le travail à leur place, à savoir qu’ils interviennent militairement pour éliminer Maduro.

Ce groupe n’a donc pas approuvé l’attaque militaire, préférant des attaques cybernétiques (sur les systèmes numériques de l’infrastructure économique) et des opérations clandestines soutenues par les USA mais exécutées par les forces de droite à l’intérieur du Venezuela.

Le général Milley a proposé en outre des opérations de guerre irrégulière (du type de la Contra au Nicaragua) exécutées par des mercenaires vénézuéliens formés en Colombie. Cette idée fut proposée à Guaidó plusieurs fois lors de la rencontre avec Trump à la Maison Blanche le 5 février 2020.

Ces cyberattaques/incursions eurent bien lieu (sabotages électriques, attaques depuis la Colombie, etc.). Le Washington Post publia in extenso un premier contrat signé quelques mois auparavant par le Juan Guaido avec des mercenaires états-uniens pour mener une attaque et assassiner Nicolas Maduro : https://www.washingtonpost.com/…/a86baff6-40fa-4116…/

La Colombie narco-paramilitaire est la base principale d’où partent les incursions armées contre le gouvernement du Venezuela. Plusieurs camps d’entraînement ont été créés à cette fin. La Colombie est occupée par 7 bases militaires états-uniennes. Elle est devenue en 2022 « l’Allié stratégique principal de l’OTAN » pour reprendre les termes récents de la Maison Blanche. Comme le rappelle le spécialiste de l’Amérique Latine Maurice Lemoine, c’est à Bruxelles, le 14 février 2022, et en présence du président Duque, que le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg déclare : « Nous avons échangé des points de vue sur l’approfondissement de la coopération entre la Russie et la Chine, et notamment sur leur soutien au régime répressif du Venezuela ».

A noter que la France a soutenu le putschiste Guaido (proche des paramilitaires et narcotrafiquants colombiens, aujourd’hui lâché par ses alliés d’extrême droite pour sa corruption extrême) dans ces tentatives de renverser un gouvernement élu. Photos : Juan Guaido à Paris (Macron, Le Drian) et avec l’ambassadeur Romain Nadal à Caracas.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/05/13/comment-trump-proposa-a-guaido-une-attaque-militaire-contre-le-venezuela/

« Amérique latine. Vox tisse sa toile néofasciste outre-Atlantique » par Rosa Moussaoui (L’Huma)

Classique « retard de la conscience sur le réel » ? Il aura fallu que les croisés coloniaux ressortent leur arsenal au Pérou en 2021 ou en Bolivie en 2019 dans le but d’empêcher les victoires électorales de Pedro Castillo ou d’Evo Morales, pour dessiller les yeux sur les insurrections d’extrême droite au Venezuela de 2014 à 2017, qui n’étaient pas davantage des « révoltes démocratiques ». Les secteurs populaires – 90 % de la population vénézuélienne – n’avaient pas participé à ces violences : les médias les ont donc invisibilisés. Sur les écrans internationaux, la droite raciste qui a lynché des afrodescendants vénézuéliens parce que « noirs donc chavistes » devint, par défaut le « peuple révolté », et le président Maduro… le « dictateur ». En inversant le montage de l’agresseur/agressé, les médias occidentaux ont non seulement blanchi les violences des « enfants cachés du général Pinochet » contre un président élu. Ils ont encouragé en direct les préparatifs d’un coup d’État et portent une responsabilité dans le massacre, dont ont été en majorité victimes le camp bolivarien ou des personnes sans affiliation politique. En attendant, la gauche qui ne voyage pas et qui « s’informe » par les médias, est tombée les pieds joints dans le piège du « Venezuela-dictature ».

Comme l’expert espagnol en réseaux sociaux Julian Macias Tovar (« Derrière Guaido, le Plan Condor 2.0 des extrêmes droites espagnole, états-unienne et latino-américaine« ), la journaliste Rosa Moussaoui nous éclaire sur l’identité politique de ceux que les médias ont relookés en « combattants de la liberté ». Rappelons que les « champions de la démocratie » comme l’oligarque vénézuélien Leopoldo Lopez, poursuivi pour sa responsabilité dans ces violences meurtrières, a fui la justice vénézuélienne pour s’installer dans le luxueux quartier de « Little Caracas » (Salamanca) à Madrid, où il se prend à rêver avec ses voisins de Vox d’une « reconquista » de l’Amérique Latine. Il vient d’ailleurs de voyager au Pérou pour soutenir ses chers alliés, les putschistes fujimoristes.

L’extrême droite bolsonariste, déguisée par les médias en « révolte contre la corruption » manifeste pour la destitution de la Présidente du Brésil Dilma Rouseff devant le Congrès national à Brasilia le 2 décembre 2015.
Des partisans d’un coup d’État de Keiko Fujimori à Lima utilisant les symboles des autorités coloniales espagnoles (Croix de Bourgogne). Sacarías Meneses, partisan du président élu Pedro Castillo, vient de mourir quelques jours après avoir subi une attaque brutale d’un de leurs commandos.
Freddy Guevara (en bas à gauche) et ses croisés « pacifiques » de l’extrême droite vénézuéliens, lyncheurs d’afrodescendants, lors de l’insurrection de 2017.
Le même Freddy Guevara (droite), reçu à l’Élysée le 4 septembre 2017 avec un autre putschiste d’extrême droite, Julio Borges, par Emmanuel Macron, pour évoquer « de nouvelles sanctions contre le gouvernement du Venezuela ».

Thierry Deronne, Caracas, le 1 juillet 2021

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Jeudi 1 Juillet 2021, Rosa Moussaoui

La formation d’extrême droite espagnole veut étendre à travers le monde son réseau politique, idéologique et militant pour contenir, selon ses termes, « l’avancée du communisme ».

Ils se rêvent en nouveaux conquistadors, en fantassins d’une « bataille culturelle » globale pour endiguer la « menace communiste », dont l’axe longitudinal premier relierait le Vieux Continent au Nouveau Monde. Dans une filiation assumée avec le franquisme, qui nourrissait l’ambition de restaurer l’influence espagnole en Amérique latine, tout en contrant celle des exilés ayant fui la dictature, les néofascistes espagnols de Vox tissent leur toile, troussent leurs basses œuvres, sèment leurs fausses nouvelles, cultivent la nostalgie colonialiste de la Grande Espagne. Ils ont baptisé leur terre de prêche « Ibérosphère », enrôlent dans leur croisade leurs amis de l’extrême droite européenne comme les ultraconservateurs états-uniens.

L’an dernier, le chef de Vox, Santiago Abascal, après avoir échoué à faire tomber le chef du gouvernement espagnol, le socialiste Pedro Sanchez, allié à la formation de gauche Podemos, résumait à la tribune du Congrès le sens de cette entreprise à l’habillage trum­piste marqué : « L’Ibérosphère est la clé de l’avenir et des solutions dont l’Espagne a besoin. (…) L’alliance de ce gouvernement avec la tyrannie (du président vénézuélien) Nicolás Maduro au Venezuela est une attaque contre la liberté et les liens qui nous unissent avec les pays de l’Ibérosphère. » « L’alternative », selon lui : «  Rendre à l’Espagne son rôle capital de pierre angulaire des deux côtés de l’Atlantique. »

Le clan Le Pen enrôlé

Dans un délire aux accents complotistes assumés, ses lieutenants désignent les citadelles à prendre : les pays dirigés par des gouvernements de gauche, bien sûr, mais aussi le Groupe de Puebla ou le Forum de São Paulo, des cercles de gauche dédiés à la réflexion sur les alternatives au néolibéralisme. Vox a passé un cap, en 2020, dans la structuration de cette offensive aux contours jusque-là gazeux. Une Gazette de l’Ibérosphère est venue compléter son dispositif médiatique déjà bien ancré et fort peu soucieux de vérité. Cette plateforme numérique destinée au public hispanophone a été mise à flot le 12 octobre, jour de l’Hispanité qui commémore chaque année, en Espagne, l’arrivée en 1492 des premiers colonisateurs en Amérique, sous les auspices de Christophe Colomb… Marraine de l’initiative : la fondation Disenso, créée quelques mois plus tôt pour fixer à cette reconquête politique son cap idéologique. Vox entend ratisser large et se projeter loin, sans regarder à la dépense : ce think tank a d’emblée mis sur pied un programme de formation, d’échanges et de conférences, avec des bourses, tous frais payés, pour des jeunes Européens et Latino-Américains de 25 à 35 ans. Objectif affiché : faire émerger les futurs dirigeants néofascistes d’une rive à l’autre de l’Atlantique.

Au même moment, ce « laboratoire d’idées » rendait publique sa charte de Madrid, un manifeste paraphé par 50 personnalités de 15 pays d’Amérique et d’Europe pour dénoncer l’influence supposée de « régimes totalitaires narco-socialistes » et les menaces que ferait peser « l’avancée du communisme » sur «la prospérité, le développement, les libertés ». Parmi les signataires : la Française Marion Maréchal Le Pen et quelques eurodéputés néerlandais, suédois, grecs et italiens, tous issus de la droite nationaliste, mais aussi la romancière cubaine Zoé Valdés, le putschiste bolivien Arturo Murillo, le député brésilien Eduardo Bolsonaro (fils du président d’extrême droite Jair Bolsonaro), María Corina Machado (figure de la droite insurrectionnelle au Venezuela), l’acteur mexicain Eduardo Verástegui (l’hispanique le plus influent de l’administration Trump) ou encore l’ancien représentant de George W. Bush à l’Organisation des États américains (OEA), Roger Noriega.

Menaces et propos racistes

Mais les néofascistes espagnols ne font pas seulement dans l’agitation d’idées. Ils n’hésitent pas à franchir le cap de la barbouzerie. Vox a ainsi dépêché ses émissaires en Bolivie dès le lendemain du coup d’État contre Evo Morales, le 10 novembre 2019. L’un de ses arrogants propagandistes, Alejandro Entrambasaguas, qui se présente comme « journaliste d’investigation », était reçu avec faste par les putschistes à La Paz. Pendant un an, via le site Internet OKdiario, il a couvert de boue et de mensonges le Mouvement vers le socialisme (MAS) et ses dirigeants, alors pourchassés et persécutés. À la veille des élections du 18 octobre 2020, qui devaient consacrer le retour de la démocratie et de la gauche au pouvoir, ce nervi publiait les photos des observateurs espagnols, parmi lesquels des députés Podemos, désignés à la vindicte des milices d’extrême droite comme des « agitateurs bolivariens ». L’origine de ces clichés ? Les images prises par la police de l’air et des frontières à l’arrivée de la délégation à Santa Cruz. À la manœuvre : le ministre de l’Intérieur du gouvernement de facto, Arturo Murillo, qui promettait sur un ton martial de remettre dans l’avion ou de jeter en prison les observateurs et les journalistes étrangers. Ce bras droit de l’autoproclamée « présidente par intérim » Jeanine Añez a pris la poudre d’escampette au lendemain du scrutin ; il est aujourd’hui poursuivi aux États-Unis dans une affaire de malversations financières portant sur l’achat de bombes de gaz lacrymogène. Entrambasaguas, lui, a dû renoncer à ses séjours dorés en Bolivie, où la justice le poursuit pour ses propos racistes faisant des électeurs du MAS, de culture quechua ou aymara pour la majorité d’entre eux, des « analphabètes » au « niveau intellectuel nul, pratiquement inexistant ».

En Argentine, Ortega Smith, le secrétaire général de Vox, s’est rendu à Buenos Aires en août 2019, sous la présidence de Mauricio Macri, pour y donner au Cercle militaire une conférence niant les crimes contre l’humanité commis sous la dictature de Jorge Rafael Videla. Au Chili, les néofascistes espagnols ont noué des liens étroits avec le président du mouvement Action républicaine, José Antonio Kast, un nostalgique d’Augusto Pinochet . En Colombie, l’ex-président d’ultradroite Alvaro Uribe ne dissimule pas son admiration pour la stratégie de Santiago Abascal, qu’il pourrait bien répliquer dans son pays. En Équateur, une délégation de Vox s’est rendue en mai à Quito pour assister à l’investiture du président de droite, le riche banquier Guillermo Lasso. Lors de sa tournée en Europe, l’an dernier, le Vénézuélien Juan Guaido était reçu à bras ouverts, à Madrid, par ses amis d’extrême droite. Plus récemment, au Pérou, les activistes de Vox ont pris une part active à la campagne de la candidate d’ultradroite Keiko Fujimori, qui refuse de reconnaître sa défaite face au syndicaliste Pedro Castillo. Leur objectif : redonner corps à « une communauté de nations qui partagent, des deux côtés de l’Atlantique, leurs racines, leur héritage culturel avec l’Espagne ». Autrement dit, retrouver le temps béni des colonies.

Source : https://www.humanite.fr/amerique-latine-vox-tisse-sa-toile-neofasciste-outre-atlantique-713007

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/07/01/amerique-latine-vox-tisse-sa-toile-neofasciste-outre-atlantique-par-rosa-moussaoui-lhuma/

Colombie : guerre totale contre le mouvement social, par Maurice Lemoine (Mémoire des Luttes)

Si un peuple sort pour manifester au milieu d’une pandémie, c’est parce que le gouvernement est plus dangereux que le virus. » Sous cette forme ou sous une autre, ce slogan figurait sur d’innombrables pancartes, panneaux et banderoles quand, le 28 avril, dans les rues de Bogotá, Cali, Medellín, Pereira, Manizales, Neiva ou Pasto, des flots de manifestants ont commencé à se déverser. Une indignation majuscule portait les participants : trois jours auparavant, le gouvernement avait annoncé sa nouvelle… « Loi de solidarité durable » (ou « soutenable », selon les traductions). C’était la meilleure, celle-là ! Préparée par le ministre des Finances, un néolibéral orthodoxe, Alberto Carrasquilla, cette réforme fiscale entendait recouvrer 6,3 milliards de dollars afin de réduire un déficit fiscal que la catastrophe sanitaire a considérablement aggravé. Soit. Mais en tapant essentiellement sur les classes moyennes et les milieux populaires. Coup pas trop élégant, on en conviendra. Surtout quand, au milieu des cris d’alarme des hôpitaux débordés, le pays subissait la troisième vague de la pandémie.

« Solidaire », une loi faisant passer la TVA (IVA en espagnol) de 5 % à 19 % sur des produits comme l’essence ou, depuis les aliments jusqu’aux vêtements, les biens de première nécessité ? « Soutenable » l’augmentation de la taxe sur les services publics, dont l’eau, le gaz ou l’électricité ? Acceptable un impôt sur les retraites ou l’élargissement de la base imposable en direction des moins fortunés ? Très difficile à avaler quand, au même moment, la Direction nationale des statistiques (DANE) publie ses derniers chiffres : de 35,7 % en 2019, le taux de pauvreté est passé à 46,1 % en 2020 [1]. A peine moins – 42 % – si l’on intègre dans les calculs les maigres – et provisoires – programmes d’assistance mis en place pour atténuer les effets du Covid-19 [2].
Trois millions six cent mille nouveaux pauvres (pour arriver à un total de 21 millions, dont 7,5 millions en extrême pauvreté) … Et il faudrait subir encore plus ? La Colombie se révolte.
La fièvre est le symptôme, pas la cause de la maladie.

Le Comité national de grève (Comité de Paro  ; CNP) rassemble les principales centrales syndicales et divers mouvements sociaux [3]. Il appelle à la mobilisation. Malgré les ravages de la pandémie (plus de 80 000 morts), l’appel est massivement suivi. Aux travailleurs et salariés, syndiqués ou non, se joignent les étudiants, des pans entiers de la classe moyenne, les organisations paysannes, la « minga » [4] indigène et, surtout, les jeunes précarisés des quartiers populaires, nouvelle génération « sans futur », qui se réveille comme un volcan. D’impressionnantes colonnes de protestataires s’ébranlent pacifiquement.
Vingt-quatre heures ne se sont pas écoulées que le procureur général de la Nation Francisco Barbosa donne le ton de ce que va être la réaction gouvernementale en annonçant l’arrestation de plusieurs membres de « cellules subversives » dédiées au « terrorisme urbain ». Le lendemain, alors que la rue bouillonne de colère, l’ex-président Álvaro Uribe se manifeste une première fois, dans le registre qu’on lui connaît : « Soutenons le droit des soldats et des policiers à utiliser leurs armes pour défendre leur intégrité et pour défendre les personnes et les biens contre l’action criminelle du terrorisme et du vandalisme », ordonne-t-il sur les réseaux asociaux. Petit doigt sur la couture du pantalon, Iván Duque, celui que nombre de Colombiens ont surnommé « le sous-président », obéit à son mentor. Dès le 1er mai, il annonce le déploiement l’armée dans les rues « pour protéger la population ».

Alvaro Uribe : « Renforcer les Forces armées, affaiblies car comparées aux terroristes par La Havane et la JEP » ; « Reconnaître » : terrorisme plus grand que ce qu’on imaginait » ; « Accélérer le social » ; Résister à la Révolution Moléculaire Dissipée ».

Les premières victimes tombent, bien mal protégées. Portés par la rage et l’indignation, plus spontanés, plus émotionnels, les jeunes débordent le Comité de grève et se projettent en « première ligne » du mouvement. Si les manifestations demeurent pacifiques, conjuguant les marches, rassemblements, carnavals, sit-in et orchestres de rue, se greffent sur elles, très classiquement, des groupes de « casseurs » – irresponsables et/ou infiltrés. Bien que marginaux par rapport à l’ampleur du soulèvement, destruction de biens publics et privés, de bus, de gares, attaques et incendies de postes de police – les Centres d’attention immédiate – font le lait des médias. Dans un formidable déploiement, policiers et membres du très redouté Escadron mobile antiémeutes (ESAMD) jouent de la matraque, de la « lacrymo », de la munitions paralysante, du gaz irritant, du canon à eau et… de l’arme à feu. Commandant en chef de l’armée, le général Eduardo Zapateiro déploie ses troupes et se rend à Cali, troisième ville du pays, devenue l’épicentre de la rébellion, pour y diriger personnellement les opérations.

Zapateiro ? Un chef militaire bien « à la colombienne ». En février, des mères de victimes des « faux positifs » – ces pauvres hères assassinés par des militaires, puis, pour « faire du chiffre » et obtenir des récompenses, affublés d’uniformes de guérilleros – se sont insurgées. Elles exigeaient de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) que ne soient pas uniquement jugés les soldats, mais aussi leurs officiers supérieurs ainsi que les responsables gouvernementaux. En guise de réponse, le général Zapateiro a décoché un Tweet venimeux : « Nous sommes des soldats de l’armée et nous ne nous laisserons pas vaincre par les vipères et pervers qui veulent nous attaquer, nous montrer du doigt et nous affaiblir. Officiers, sous-officiers et soldats, nous ne nous rendrons pas, nous ne faiblirons pas, toujours forts, la tête haute. Dieu est avec nous [5]. »

Dieu ? On l’ignore. Mais l’ex-président Uribe, oui, assurément. Réapparaissant le 3 mai, celui-ci a fait l’événement en évoquant une mystérieuse « révolution moléculaire dissipée » (RMD) pour stigmatiser les manifestants. Cette théorie fumeuse a été importée en Colombie par un certain Alexis López, chilien néonazi et nostalgique d’Augusto Pinochet. Officiellement invité à plusieurs reprises par l’Université militaire Nouvelle Grenade (UMNG), établissement public d’éducation supérieure chargé à Bogotá de la formation des sous-officiers, officiers et policiers, il y a donné plusieurs conférences, dont une intervention intitulée « Violence dans la protestation sociale : loi et ordre entre l’épée et la légitimité », le 23 juillet 2020. D’après López, les grandes organisations dirigeant la révolution ayant disparu, tout comme « le communisme », ce sont désormais des forces occultes qui, à travers des entités autonomes, mènent « une guerre civile permanente » contre l’Etat – à l’image des soulèvements de 2019 en Colombie, en Equateur et au Chili (ou le pouvoir s’est vu « tragiquement imposer par le terrorisme » l’organisation d’une Convention constituante), ou même à travers « Black Lives Matter » aux Etats-Unis. Par conséquent, les manifestants et membres des mouvements populaires, c’est-à-dire les civils – rebaptisés « molécules » – doivent être considérés comme des « cibles militaires » [6].

Alexis Lopez : « Aujourd’hui j’ai eu l’honneur de recevoir la médaille du groupe des Ingénieurs militaires de Colombie, des mains du général (en retraite) et ex-chef d’état-major conjoint, Juan Carlos Salazar Salazar ».

Un retour assumé à l’ « ennemi interne » cher à la Doctrine de sécurité nationale imposée dans toute l’Amérique latine, via les dictatures, pendant les années de Guerre froide, par les Etats-Unis. Un concept appliqué au pied de la lettre par les forces de sécurité colombiennes. Deux semaines après le début de la contestation, on déplorait déjà 963 détentions arbitraires, 800 blessés (dont 28 éborgnés) et 47 morts (dont un capitaine de police).

Pourtant, malmené par la pression sociale, le président Duque a retiré la réforme des finances contestée dès le 2 mai (version officielle : en réalité, c’est le Congrès qui a traîné des pieds au moment de l’examiner). Géniteur du projet, le ministre Carasquilla a démissionné. La contestation ne s’en est pas moins poursuivie. Elle s’est même amplifiée. Indignation devant les violences policières. Exaspération portée à son paroxysme. Car, en fait, la fameuse réforme n’a été que le détonateur d’une situation qui ne demandait qu’à exploser. Et qui n’a rien d’une nouveauté.

A partir du 21 novembre 2019 – au moment où se révoltaient d’autres victimes du néolibéralisme, du Chili à l’Equateur en passant par Haïti – des protestations massives ont déjà secoué la Colombie. Convoquées à l‘origine par les centrales ouvrières (CUT, CGT, CTC), elles contestaient la politique économique, la privatisation des caisses de retraite, les réformes affectant le monde du travail, le sabotage des Accords de paix signés en 2016 par l’Etat avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), les assassinats de dirigeants sociaux. Elles reçurent le renfort d’un mouvement étudiant qui réclamait davantage de ressources pour l’éducation supérieure. Et qui, en l’absence d’une direction politique claire et définie, le mouvement ayant pris de l’ampleur de façon très spontanée, devint le fer de lance des affrontements avec l’ESMAD et les policiers. Les jeunes, déjà, symboles d’un changement générationnel.
Alors que plus d’un million de personnes se mobilisaient dans les principales villes du pays, le pouvoir, comme à son habitude, choisit la confrontation. Il décréta un couvre-feu à Bogotá, militarisa le pays et octroya des facultés extraordinaires aux autorités locales pour « rétablir l’ordre ». On eut à déplorer trois morts, 250 blessés et des centaines d’arrestation.
Conséquence de ce mouvement considéré comme « historique », le Comité de Paro s’organisa. Fin 2019, il remit au pouvoir une série de revendications. Qui demeurèrent lettre morte. Plus que les vacances de fin d’année, la propagation du Covid-19 interrompit les mobilisations – le pays entamant un confinement général de cinq mois à partir du 25 mars 2020.

La trêve fut on ne peut plus brève. Malgré la pandémie, quinze organisations indigènes, paysannes et afro-colombiennes relancèrent la contestation sociale au mois d’octobre 2020. Surgies des entrailles du Département du Cauca, région du sud-ouest du pays très affectée par les près de 60 ans de conflit armé, huit mille membres de la « Minga » entassés dans des cars et « chivas » multicolores [7], parcoururent les 450 kilomètres les séparant de Bogotá. Ils souhaitaient rencontrer le président Duque pour lui présenter leur demande d’un pays « plus démocratique, pacifique et égalitaire ». C’était beaucoup attendre d’un chef d’Etat élu sous les couleurs du Centre démocratique, le parti d’Uribe, féroce allié des « terratenientes » (les grands propriétaires terriens) et du secteur privé. Duque refusa de les recevoir. Ils ne purent donc lui rappeler que, dans les populations indigènes, le taux de pauvreté atteint 63 %.
En revanche, partout où ils passèrent, puis sur la symbolique place Bolivar, à Bogotá, les étudiants, les jeunes et le mouvement social réservèrent un accueil triomphal aux consignes et au courage de la « Minga ». Et, sous la cendre, le feu continua à couver.

Ce sont ces braises qui embrasent à nouveau la Colombie, la réforme des finances (et les projets gouvernementaux touchant aux retraites et à la santé) ne faisant que s’ajouter aux raisons de l’exaspération exprimées en 2019.

Entre 2012 et 2016, tandis que les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), la plus ancienne et importante guérilla du pays, négociait avec le gouvernement du président Juan Manuel Santos, les Colombiens ont « fait un rêve merveilleux ». Le retour de la paix. D’une « paix avec justice sociale » ajoutaient même les pans situés sur le flanc gauche de la société. Le 26 septembre 2016, à Cartagena, Santos et Rodrigo Londoño Echeverri (alias Timoleón Jiménez ou « Timochenko »), numéro un des FARC, ont signé l’Accord tant attendu. Pas une simple démobilisation des rebelles. En 297 pages, l’accord contenait six points principaux : réforme rurale intégrale ; participation politique ; fin du conflit ; solution au problème des drogues illicites ; réparations aux victimes ; mise en œuvre, vérification et approbation. Sur cette cet engagement solennel de l’Etat, 13 511 guérilleros ont déposé les armes, ôté leurs bottes noires et quitté leur treillis.
Depuis, cinq années ont passé. Le constat est implacable, la frustration terrible : emmenée par Uribe et son Centre démocratique, l’extrême droite a exercé une énorme pression pour torpiller les accords. Un travail de sape que Duque a parachevé. Il n’existe toujours ni paix ni justice sociale en Colombie.

A la place de la paix, un massacre quotidien, au compte-gouttes, passant inaperçu au niveau international, mais sanglant : 904 dirigeants sociaux et 276 ex-combattants des FARC revenus à la vie civile ont été assassinés depuis le 1er novembre 2016, d’après la Juridiction spéciale pour la paix (JEP).
Créée dans le cadre des Accords, cette même JEP a subi les assauts de ceux qui ne veulent en aucun cas qu’éclate la vérité historique. Les guérilleros, paramilitaires et membres des forces de sécurité ne sont pas les seuls à avoir exercé la violence au cours de la guerre. Censée entendre tous les acteurs impliqués dans le confit – combattants de tous ordres, hommes d’affaires liés au financement du paramilitarisme, acteurs engagés de la société dite « civile », fonctionnaires, cols blancs donneurs d’ordres, etc. – pour établir leurs responsabilités et éventuellement les juger, la JEP a vu ses prérogatives rognées par la Cour constitutionnelle, le 13 juillet 2018, après un long passage par le Congrès. Alors que les ex-guérilleros respectent leurs engagements, comparaissent et assument leurs responsabilités, la JEP n’a plus la possibilité de convoquer des civils, seule une comparution « volontaire » de ces derniers étant désormais autorisée. Une loi du silence encore trop limitée ! Fin 2020, le Centre démocratique a présenté des propositions visant à abroger définitivement la juridiction et à transférer ses fonctions à la justice ordinaire – qu’il contrôle beaucoup mieux.

Réforme rurale intégrale ? Trois millions d’hectares de terre devaient être attribués à près de 14 millions de paysans qui en sont dépourvus. Dans le même temps, 7 millions d’hectares de petites et moyennes propriétés devaient se voir régularisés. Farce absolue. Fin 2020, le premier hectare remis gratuitement aux paysans sans terre n’avait pas encore été enregistré [8]. Selon l’Agence nationale des terres (ANT), seuls 10 554 hectares avaient été régularisés à la fin février 2020 sur l’objectif de 7 millions d’hectares annoncé [9]. Une poignée de « terratenientes » continuent à posséder plus de 40 millions d’hectares sur lesquels ils pratiquent l’élevage extensif du bétail ou exploitent le palmier à huile, la canne à sucre et autres cultures industrielles.

Pendant des décennies (pour ne pas dire des siècles), les élites rurales, « terratenientes » et « gamonales » [10] ont contrôlé de manière hégémonique les pouvoirs locaux et nationaux. En 2011, un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) indiquait à cet égard : « La surreprésentation des propriétaires fonciers (notamment dans les départements les plus arriérés) et la sous-représentation des groupes sociaux non propriétaires de biens (classes subordonnées) empêchent les demandes et les aspirations des habitants ruraux les plus vulnérables d’être canalisées par le système politique et d’être prises en compte par ceux qui ont le pouvoir de décider des dépenses et des politiques publiques. »
Partant de ce constat, seize Circonscriptions spéciales pour la paix ont été créées (point 2.3.6 de l’Accord de 2016) pour réparer ce déséquilibre dans la représentation des communautés agraires. L’Etat s’engage alors à garantir une meilleure intégration des 167 « municipios » présents dans ces territoires du Chocó, du Cauca, de Nariño, du Catatumbo, du Guaviare et de l’Urabá, les plus affectés par la violence et l’abandon de l’Etat, en leur octroyant d’office, pour une période de deux législatures, seize sièges au Congrès.
 Intolérable pour toutes sortes de gens importants ! Il leur suffit de demander une chose pour l’obtenir. En 2017, leurs représentants au Congrès trucident la loi qui devait donner vie aux seize Circonscriptions. Le 8 avril 2021 encore, vingt jours avant le début de l’explosion sociale, la procureure générale Margarita Cabello Blanco demandait à la Cour constitutionnelle – devant qui un recours a été déposé – de ne pas relancer les « sièges de la paix » – représentation politique octroyés fort justement aux victimes du conflit armé.

Depuis les années 1990 et l’ouverture du marché national à la production agricole de pays comme le Brésil, le Chili, la Chine ou le Canada, les ananas, le café, le yucca, le maïs, les haricots, les pommes de terre produits en Colombie ont commencé à être payés en dessous de leurs coûts de production et de commercialisation. Pour survivre, des dizaines de milliers de familles, accrochées à leurs maigres parcelles, cultivent la coca. L’activité attire aussi des journaliers qui, auparavant, cueillaient le café, le coton et vendaient leur force de travail dans l’agriculture traditionnelle.
Coca = cocaïne. Dieu sait combien la « coke » a permis de financer de condominiums à Cali, Medellin ou Bogotá. Mais le mafieux, c’est le paysan. A l’initiative des négociateurs des FARC, l’Accord de 2016 a promu un traitement prioritaire et bienveillant à l’égard du maillon le plus faible de la chaîne du narcotrafic en établissant un Programme national intégral de substitution des cultures d’usage illicite (PNIS). Les « campesinos », est-il alors prévu, doivent y participer sur une base volontaire et définir les cultures qu’ils envisagent de développer en fonction des sols et du climat. Ils recevront la première année un million de pesos par mois (environ 340 dollars) pour préparer la terre à accueillir des plantations légales ou travailler à des œuvres communautaires. Ils pourront également percevoir une prime unique de 800 000 à 9 millions de pesos (entre 272 et 3 000 dollars) pour financer des projets autonomes de sécurité alimentaire.

Le « campesino » colombien n’a rien d’un gangster. S’il peut sortir de l’illégalité, qui lui fait courir des risques insensés, il le fait. Dans son Rapport de gestion du PNIS du 31 décembre 2020, le Bureau consultatif pour la stabilisation et la consolidation (dépendant de la Présidence de la République et chargé de suivre la mise en œuvre des Accords de paix) a indiqué que 215 244 familles vivant dans 99 « municipios » de 14 Départements du pays ont signé des accords collectifs de substitution volontaire de cultures illicites. Seulement, il y a un hic… De ce total, seules 99 907 familles (de 56 municipalités), soit moins de la moitié, ont été intégrées au PNIS par la signature définitive d’accords de substitution individuels. Les autres – 116 147 familles – sont demeurées sur le bord du chemin [11]. Peu armées pour créer des « start-up » dans leurs précaireshabitations de « barenque » (mélange de boue et de bouse de vache pressé entre des bambous), elles n’ont eu d’autre choix que de continuer à dépendre de la feuille de coca et de la « pasta » [12] (ou de la marijuana, ou du pavot).
Comme toujours (et sous la pression de Donald Trump lorsque celui-ci occupait la Maison Blanche), Duque entend tuer le malade plutôt que la maladie. A la substitution volontaire, il préfère l’éradication forcée mise en œuvre manuellement par le biais de groupes mobiles d’éradication (GME) accompagnés de militaires ou de policiers. Le mode opératoire étrangle les communautés rurales, qui crèvent la bouche ouverte ou se révoltent et sont réprimées. Il expose aussi les « éradicateurs », des journaliers aussi pauvres que ceux dont ils détruisent les plantations, aux attaques et assassinats commis par les « sicarios », quand ils ne perdent pas une jambe après avoir sauté sur une mine posée par les « narcos » [13].

Dans leur espoir absurde de réduire la production de drogue sans procéder à des réformes sociales, les gouvernements colombiens successifs ont utilisé toute une gamme de produits chimiques comme le Paraquat et le Triclopyr, ou d’autres, infiniment plus nocifs, et dans ce cas illégalement : l’Imazapyr, l’Hexaxinona, le Tebuthiron. Déversé depuis le ciel à partir de 1986, le glyphosate a pris le relais. C’est le fameux RoundUp de la firme Monsanto. En 2015, le gouvernement de Juan Manuel Santos en a suspendu les épandages. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) venait de déterminer que le glyphosate est « probablement cancérigène pour les êtres humains ». Le 12 avril dernier, le ministre de la Défense Diego Molano a signé un décret en vue de reprendre les pulvérisations aériennes. Outre les effets sanitaires directs sur les humains, on en connaît les conséquences : le glyphosate tue toutes les plantes qu’il contamine… Il suffit d’une petite brise pour qu’il soit dispersé bien au-delà des champs de coca, sur les cultures vivrières des environs [14].
Poussés par la misère, les paysans continueront à abattre des pans de forêt pour replanter la coca un peu plus loin.

Spectaculaires résultats : de 48 000 hectares en 2013, les cultures de coca sont passées à 169 000 ha en 2018 (et même à 212 000 ha fin 2019 si l’on en croit le Bureau de la politique nationale pour le contrôle des drogues [ONDCP] [15] américain) ! Et ce, alors que les FARC longtemps accusées d’être les principales responsables de ce fléau, ont déposé les armes en 2016.

Les « narcos », eux, se portent bien. Le pouvoir et ses médias ne les nomment plus « paramilitaires ». Après la supposée démobilisation en 2006 de treize mille hommes des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), responsables, avec d’autres organisations supplétives de l’armée, de près 80 % des crimes commis contre les civils depuis le début des années 1980, la création de concepts tels que Bandes criminelles émergentes (BACRIM) et Groupes armés organisés (GAO) a permis de les transformer en acteurs censément dépourvus de liens avec les forces obscures du pouvoir [16].
Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC, également connues sous le nom de Clan del Golfo, Los Urabeños, Clan Úsuga), Los Caparrapos, Los Rastrojos (grands amis du président autoproclamé vénézuélien Juan Guaido) [17], Los Paisas, La Empresa se sont abattus sur les territoires autrefois occupés par les FARC, contrées dont l’Etat n’a fait aucun effort véritable pour reprendre le contrôle. Quand on parle de carence de l’Etat, on ne se réfère pas uniquement à l’absence de la Force publique, mais de l’Etat dans son intégralité : éducation, système judiciaire et de santé, voierie, communications, crédits pour l’agriculture, etc.
 
Toutes ces structures criminelles – auxquelles il convient d’ajouter quelques groupes résiduels des FARC, qui ne se sont pas démobilisés – sont directement impliquées dans la production et le transport de la cocaïne. Mais pas uniquement. Elles agissent dans le champ politique. En octobre 2017, les AGC publiaient un pamphlet intitulé « Plan pistolet contre l’Union patriotique » dans lequel elles menaçaient de mort Jahel Quiroga et Pablo Arenales, respectivement directrice et membre de l’ONG progressiste de droits humains Reiniciar [18]. Depuis, et pour ne citer qu’elles, les AGC ont été l’une des principales responsables de l’augmentation des assassinats sélectifs de dirigeants communautaires et sociaux, de militants politiques de gauche et de déplacements forcés de population. En 2020, d’après le très officiel Défenseur du peuple, 28 509 personnes ont été victimes de ces déplacements forcés dans les Départements du Cauca, de Putumayo, du Choco, de Cordoba, du Bolivar et du Nord Santander ; 15 000 autres ont subi le même sort, précise l’Institut d’Etudes pour la paix (Indepaz), pendant les trois premiers mois de 2021.
 
S’ajoute à ce désastre la putréfaction à la tête du pouvoir. Álvaro Uribe (le chef à peine caché derrière le trône) : assigné à résidence, accusé (entre autres affaires) de fraude procédurale et corruption – pour avoir soudoyé des témoins afin de faire condamner son ennemi juré, le sénateur de gauche Iván Cepeda –, il démissionne de son poste de sénateur en août 2020. Il évite ainsi la Cour suprême de justice, seule habilitée à juger les élus et, libéré, voit son affaire passer entre les mains de la justice ordinaire, aux ordres du Procureur général Francisco Barbosa, ami proche et ex-collaborateur… d’Iván Duque. Bonne pioche ! Le parquet a annoncé le 5 mars 2021 son intention de demander au juge de prononcer un non-lieu. «  Merci à Dieu pour cette avancée positive. Merci à tous pour vos prières et solidarité  », a réagi Uribe sur Twitter.

Duque (le Président) : embourbé dans le scandale dit de la « Ñeñepolítique ». L’écoute téléphonique d’un narcotrafiquant suspecté d’homicide, José Guillermo Hernández, dit « el Ñeñe Hernández », débouche sur une découverte inattendue : « sur ordre d’Álvaro Uribe », il a « acheté des votes » et aidé à organiser une fraude électorale, sur la côte caraïbe et dans la Guajira, pour favoriser en 2018 l’élection de l’actuel chef de l’Etat. Informé de ces révélations, le Procureur général de l’époque, Néstor Humberto Martínez, un autre « grand ami » du Centre démocratique, s’empressa de les enterrer et de n’en rien révéler [19].

Marta Lucía Ramírez (la vice-présidente) : obligée d’avouer en juin 2020 qu’elle a payé 150 000 dollars de caution en juillet 1997 pour faire sortir de prison son frère Bernardo, accusé de narcotrafic aux Etats-Unis. Finalement condamné à quatre ans et six mois, Bernardo Ramírez Blanco a purgé sa peine et payé sa dette à la société. Toutefois, jamais les électeurs n’ont été informés de ce détail de la vie d’une femme politique qui, ministre de la défense d’Uribe entre 2002 et 2003, puis « numéro deux » de la République actuellement, s’acharne sur les paysans producteurs de coca ou traite le président vénézuélien Nicolás Maduro de « narcotrafiquant ». Lorsque la « minga » indigène a planté ses modestes tentes de plastique noir à Cali pour appuyer l’actuel soulèvement, Ramírez n’a pas hésité a insinuer : « On me dit que le maintien de la minga coûte environ 1 milliard de pesos [225 000 euros] par jour. Qui est derrière ce financement ? Quelle activité est aussi lucrative pour être aussi dépensière ? »

Le pilote Samuel David Niño Cataño et Álvaro Uribe.

Samuel David Niño Cataño : pilote, il se tue le 3 décembre 2019 en s’écrasant dans la région du Petén, au nord du Guatemala, à proximité de la frontière mexicaine, au manche de son bimoteur chargé de 500 kilos de cocaïne destinés au cartel de Sinaloa. Cataño avait été en 2018 le pilote des célèbres duettistes Uribe (lors de sa campagne pour le Sénat) et Duque (candidat à la présidence). « On a dit qu’il était le pilote officiel et qu’il travaille pour moi, réagira ce dernier, après son élection et la mort de Cataño. Non, il n’était pas le pilote officiel et ne travaillait pas pour moi [20]. » Dont acte. Mais, tout de même… Par le plus grand des hasards, lors de la très officielle et huppée cérémonie d’investiture de Duque comme chef de l’Etat, le 7 août 2018, Niño Cataño figurait parmi les invités – de même que José Guillermo Hernández, « el Ñeñe » (assassiné au Brésil depuis).

Dernier haut le cœur (avant les prochains ?) : pendant longtemps, les organisations de défense des droits humains ont estimé que le phénomène dit des « faux positifs » avait provoqué la mort d’environ 3 000 personnes. Le 18 février 2021, la JEP a rendu public l’état de ses dernières investigations : entre 2002 et 2008, sous la présidence d’Uribe (et avec comme ministre de la Défense le futur prix Nobel de la paix Juan Manuel Santos), ce sont 6 402 Colombiens qui ont été assassinés de sang froid par l’armée, dans 29 des 32 Départements du pays.

Un écœurement massif. Une indignation énorme, depuis trop longtemps contenue. Les Colombiens décents crèvent l’abcès. Avant 2016, quiconque manifestait se voyait accusé de sympathie pour la lutte armée. Depuis la démobilisation des FARC – et même si l’Armée de libération nationale (ELN) poursuit le combat dans la clandestinité –, les revendications explosent plus librement, dans toutes leurs diversités. A tel point que, si c’est le Comité de Paro qui lance les consignes, ce n’est pas forcément à lui que répond la rue. Les jeunes s’émancipent, s’autogèrent et souvent mènent la danse.

José Guillermo Hernández, dit « el Ñeñe Hernández », avec Iván Duque.

Aux mobilisations massives, hétérogènes et souvent spontanées, répondent les anathèmes jetés par des illuminés médiévaux : il s’agit « d’un plan macabre de la gauche radicale et criminelle financée par le narcotrafic pour déstabiliser la démocratie », ose le Centre démocratique. A Bogotá, les forces de l’ordre vont jusqu’à agresser la veillée d’une foule rassemblée en hommage à des victimes. A Cali, le 5 mai, les policiers agressent et tirent à balles réelles sur un groupe de défenseurs des droits humains accompagnés de fonctionnaires de l’ONU. « Historiquement, témoigne depuis Medellin l’universitaire Luis Ramírez, la répression s’exerçait sur les groupes les plus marginaux : les populations paysannes, indigènes et rurales éloignées. Le reste de la société colombienne n’était pas directement concerné et ne voyait pas trop ce qui se passait. Maintenant, cette répression se généralise dans tout le pays. Alors qu’on prétend habituellement qu’elle s’exerce sur tout ce qui respire “la gauche”, c’est sur les multiples secteurs d’exercice de la citoyenneté libre et active qu’elle s’abat [21]. »

Très vite, le 5 mai, on parle de 87 « disparus ». Réelle inquiétude. Quatre jours plus tard, le nombre des personnes dont les proches se déclarent sans nouvelles s’élève à 548. Frayeur justifiée dans un pays où l’on estime à au moins 80 582 (d’après le Centre national de la mémoire historique) ou même 84 330 (selon le Parquet général) le nombre des disparitions forcées durant les quarante dernières années de conflit. Comparaison n’est pas raison. Les absences inexpliquées des derniers jours se rattachent – tout du moins doit-on l’espérer – au phénomène des détentions arbitraires (666, des jeunes en majorité, au 12 mai). En cause, la Loi de transfert pour protection. Datant de 2016, celle-ci permet l’interpellation par la police de toute personne dépourvue « de défense ou [victime] d’altération grave de l’état de conscience due à des problèmes mentaux, ou sous l’influence de boissons alcoolisées ou de substances psychoactives ou toxiques », le transfert étant le seul moyen disponible pour protéger son intégrité ou celle des tiers, mais, surtout, et infiniment plus fréquemment, lorsque un individu « est impliqué dans une querelle ou fait preuve d’un comportement agressif ou imprudent, effectue des activités dangereuses ou à risque qui mettent en danger sa vie ou son intégrité ou celles de tiers (…)  ». La police expédie alors le détenu dans un Centre de transfert pour protection – façon poétique de ne pas employer l’appellation centre de détention.

José Guillermo Hernández, dit « el Ñeñe Hernández », avec son « grand ami » le général Adolfo Hernández (accusé par des organisations sociales d’être responsable d’au moins 39 cas de faux positifs).

« Or, dénonce depuis Medellin Vanessa Vasco, de la Corporation Juridique Liberté, la police, de façon délibérée, injustifiée, capture des gens qui sont en train de manifester ou même simplement de marcher ; elle enregistre leur nom de façon erronée, ce qui empêche les organismes de défense des droits humains de savoir qui est là, d’informer les familles. Les détenus sont frappés et maintenus pour un temps indéterminé, de trois ou quatre jours, hors de toute protection de la loi [22]. » Le 16 mai, alors que se multipliaient les cris d’alarme et les dénonciations, les Bureaux du Procureur et du Défenseur du peuple ont fait savoir que 227 personnes ont été retrouvées et qu’ils en recherchaient 168 autres. En ce qui les concerne, le jeune Brahian Gabriel Rojas López, qu’on avait aperçu le 28 avril dans le « municipio » La Virginia (Risaralda), pendant une intervention de l’ESMAD, et un autre homme non encore identifié, ont été retrouvés, morts, flottant dans le courant du fleuve Cauca.
Au terme de la grève nationale de 2019, diverses organisations sociales ont entrepris une procédure destinée à protéger les droits des manifestants. Dans sa sentence STC-7641-2020 du 22 septembre 2020, la Cour suprême de justice a satisfait à leur demande en ordonnant au président de la République de convoquer une Table de travail destinée à revoir les directives sur l’usage de la force par les 140 000 intégrants des forces de l’ordre. Le pouvoir a fait la sourde oreille. Expédier les auteurs de « bavures », sévices ou assassinats devant les tribunaux ordinaires plutôt que devant les Cours militaires ne l’intéresse pas. Oter au ministère de la Défense son contrôle sur la Police nationale pour placer celle-ci sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, comme dans tous les pays civilisés, ne lui traverse pas plus l’esprit. « La situation du narcotrafic et des groupes hors-la-loi ne le permet pas en ce moment », s’est contenté de réagir récemment le chef de la Police nationale, le général Jorge Luis Vargas [23]. C’est donc avec la férocité habituelle que le gouvernement lance ses forces de répression à la rencontre des protestataires. Elles ont même perfectionné leurs méthodes – en mode plus dangereux. Inconnu ailleurs en Amérique latine, est apparu un blindé léger équipé de lanceurs – Venom – projetant en même temps, à la manière d’un Katioucha (dit « orgue de Staline ») [24], jusqu’à 150 mètres de distance, une volée de projectiles générant un flash lumineux et sonore, paralysant, et des cartouches génératrices de nuages de gaz lacrymogènes et de fumée. Des tirs qui, illégalement effectués à l’horizontale, se révèlent particulièrement redoutables pour les manifestants.

Blindé léger « Venom », équipé de lanceurs, des forces de répression colombiennes

Troisième ville de Colombie avec 2,2 millions d’habitants, Cali est devenue la capitale de la rébellion. Stratégiquement située à proximité des Départements du Chocó, du Cauca et de Nariño, à moins de trois heures de route de la côte Pacifique et de son important port de Buenaventura, toutes zones particulièrement affectées par le conflit armé, Cali a servi de réceptacle à des dizaines de milliers de réfugiés internes, paysans misérables déplacés par la violence. Sans parler d’une faune interlope d’aventuriers, « paracos », « narcos » etmembres de « pandillas » [25].
Dès le deuxième jour des manifestations, le maire « écolo » Iván Ospina (Parti Alliance Verte) a livré la ville en demandant au gouvernement une assistance militaire. Ce renoncement à une gestion locale de la situation a provoqué un très fort rejet de la population et interrompu les possibilités de dialogue avec les manifestants.
Défiant le pouvoir et les 3 500 militaires envoyés en renfort, ouvriers, travailleurs informels, femmes et étudiants défilent à n’en plus finir. Ils ont aussi organisé vingt-et-un « points de résistance ». « Des jeunes, y compris des adolescents, certains plus organisés que d’autres, très hétérogènes, sont présents en permanence sur ces points de “bloqueo” »,décrit Irene Velez-Torres, anthropologue de l’Université d’El Valle, le 12 mai [26]. Le plus fameux de ces points, la rotonde Puerto Rellena, rebaptisée Port Résistance, à l’est de la ville, jouxte la périphérie d’Aguablanca, agglomération populeuse à mauvaise réputation car occupée, depuis les années 1980, par les flots de déplacés. Pas de quoi rendre les forces de l’ordre particulièrement bienveillantes…

« Affrontement hier [11 mai] entre police et jeunes dans les secteurs Siloé et Pont du Commerce, commente John J, artiste de rap (Fondation HipHop Peña) et enseignant. La police a répondu par des tirs [27]. » Sur la cinquantaine de morts déplorés dans l’ensemble du pays (à l’heure de boucler cet article), trente-cinq ont été tués à Cali. Que le pouvoir tente d’étouffer et réduire au silence. « La nuit, sur les “points de résistance”, les coupures d’électricité laissent des quartiers entiers dans l’obscurité et sans Internet, raconte Irene Velez-Torres. Dans certaines zones, pour certaines personnes, les communications en direct à travers Facebook sont limitées ; des courriers électroniques, que nous avons envoyés, ne sont jamais arrivés. Il semble qu’à partir de certains mots clés, ils sont interceptés et éliminés. »
 
Accourue en renfort le 5 mai avec sa « garde indigène », une sorte de police communautaire non armée, les trois mille hommes et femmes de la « minga » sont restés une semaine en ville avant de devoir se replier sur leurs territoires ancestraux du Cauca. Précairement installés sur le campus de l’Université del Valle, ils exerçaient une présence permanente sur les « points de résistance » pour y protéger « les jeunes » – souvent attaqués la nuit.
 Le 5 mai, néanmoins, ce sont des membres de la « minga » qui ont subi une agression particulièrement violente. Au sud de Cali, dans le quartier chic de Cañasgordas, des civils vêtus de blanc, protégés par des policiers, ont ouvert le feu sur plusieurs « chivas » qui se rendaient à l’Université del Valle pour y participer à une réunion avec des porte-paroles du Comité de grève afin d’établir un agenda de négociation avec le gouvernement. L’attaque a fait douze blessés, dont quatre dans un état grave. Explicitement et plus ou moins élégamment, les autorités locales, départementales et nationales ont demandé aux Indigènes de « retourner dans leurs montagnes ». Le 12 mai, au terme d’une Assemblée permanente et après avoir pris congés des « points de résistance », ceux-ci sont de fait repartis en caravane vers le Cauca, non sans avoir précisé : « Nous continuerons à participer à la grève nationale depuis nos territoires ancestraux. » Archevêque de Cali, Mgr Darío Monsalve leur a demandé pardon au nom de la ville pour ce qu’ils ont subi. D’autres s’inquiètent ouvertement : « Leur départ laisse les jeunes très vulnérables sur les points de concentration. »

Que ce soit à Cali ou ailleurs, les barrages sur les routes, les barricades citadines, l’entrave aux déplacements, la paralysie des transports, des services et de l’activité économique, les difficultés d’approvisionnement provoquent le mécontentement de secteurs de la société, qui s’estiment lésés. Et qui, parfois, réagissent avec véhémence. Toutefois, ces réactions émotionnelles et spontanées ne peuvent occulter le développement de pratiques infiniment plus inquiétantes.
La première alerte a émané précisément de Cali, le 6 mai. Surgis d’un camion banalisé, un groupe de policiers en civil pourchasse des manifestants et tirent à balle réelle. Au vu de vidéos filmées par les protestataires, la Police devra admettre que le véhicule lui appartient effectivement (tout en trouvant une explication des plus « vaseuse » sur les agissements de ses fonctionnaires).
Dans toute la Colombie, se déplaçant souvent dans des véhicules haut de gamme, des civils menacent ou répriment les protestataires. Et parfois ouvrent le feu. Et parfois tuent. Ce qui arrive à Pereira, dans l’ouest du pays, où deux jeunes hommes qui organisent un sit-in pacifique sont gravement blessés par un groupe d’hommes non identifiés, tandis qu’un troisième, Lucas Villa, ne survit pas. Fait divers malheureux dû à une poignée d’irresponsables ? Quelques jours auparavant, le 2 mai, le maire Carlos Maya, s’était fendu d’une déclaration très remarquée : « Nous allons convoquer toutes les corporations de la ville ainsi que les membres de la sécurité privée pour faire un front commun avec la police et l’armée afin de rétablir l’ordre dans la sécurité publique. La ville de Pereira ne s’arrête pas et ne s’arrêtera pas et nous ne la laisserons pas entre les mains des violents. » Des pratiques qui renvoient à de funestes antécédents : la création des Coopératives de sécurité (Convivir en milieu rural), particulièrement promues par le gouverneur du Département d’Antioquia, Álvaro Uribe, dans les années 1980. Il ne fallut pas très longtemps pour qu’elles révèlent leur véritable nature en rejoignant les paramilitaires des AUC.

Un compte Twitter appelé « Brigade anticommuniste », révèle le Collectif d’avocats José Alvear Restrepo, « stigmatise la Minga indigène en signalant qu’elle a des liens avec des groupes armés illégaux »  ; on y trouve des messages tels que « Minga = FARC »  ; un appel y a été lancé aux habitants de Cali « pour qu’ils envoient l’emplacement exact des manifestants et utilisent des armes pour les attaquer [28 ».
Dans le « municipio » de Jamundi (Valle del Cauca), le jeune membre de la garde indigène Geovanny Cabezas Cruz (18 ans) sera assassiné le 15 mai de plusieurs balles dans le dos par deux inconnus. D’après les témoignages recueillis par Indepaz, des escouades paramilitaires des AGC arpentent la zone et, les jours précédents, des menaces avaient été proférées contre les dirigeants indigènes s’étant déplacés avec la « Minga » à Cali.
Toujours dans cette ville, divulgue le 9 mai « Noticias Uno », diffusé sur la chaîne de télévision payante CableNoticias, un groupe organisé, « Cali Fuerte » (Cali forte), planifie sur WhatsApp des stratégies pour démanteler les points de blocage. Les échanges ont lieu en termes ordinaires – « Je sais que, nous allons avoir en abondance du renseignement, parce que (…) nous pouvons arriver à quelque chose de bon pour la ville » –, mais aussi en usant, pour certains des intervenants, d’un vocabulaire spécialisé, codé, très « policier ».
Après que, la nuit du 16 mai, des affrontements aient fait deux morts et trente-quatre blessés dans le quartier La Estancia de Yundo, la gouverneure du Valle del Cauca, Clara Luz Roldán, a exprimé son indignation pour avoir vu, sur une vidéo, aux côtés des militaires, des civils n’appartenant en aucun cas aux forces de l’ordre, armés et cagoulés.

L’enchaînement de ces divers événements ramène immanquablement au paramilitarisme et à l’Etat – responsable de ce qu’il laisse faire, mais aussi de ce qu’il fait. Car les traces de liaisons aussi dangereuses que troubles ne manquent pas. Ainsi des Águilas Negras (Aigles noirs). Après les Autodéfenses gaitanistes de Colombie, il s’agit de l’organisation responsable du plus grand nombre de menaces de mort et d’avertissements ciblés proférées, sur l’ensemble du territoire national, contre les dirigeants communautaires, politiques et sociaux. Curieusement, on ne lui connaît aucun leader, on ignore totalement ses structures et son fonctionnement, on n’a jamais repéré aucun supposé campement. Pour se livrer à son œuvre mortifère, elle a une stupéfiante capacité d’identifier ses cibles, leurs localisations, adresses mail et numéros de téléphone. Du travail « de police » ou de « service de renseignements ». Qui exerce une incontestable fonction de discipline et de contrôle social en terrorisant les secteurs opposés tant au gouvernement qu’aux pouvoirs locaux.

« L’épidémie qui devrait nous préoccuper est l’épidémie communiste. Sauvons la Colombie. » Le message n’a rien de clandestin. Il figure sur un énorme panneau d’affichage, dans le secteur de Las Palmas, l’un des plus fréquentés de la ville de Medellín. Les médias du « système » chantent à l’unisson. Si les élus ne parviennent pas à persuader les manifestants d’abandonner les barrages, « le gouvernement a l’obligation de recourir aux outils que la Constitution lui accorde pour garantir la prévalence de l’intérêt général », prévient le quotidien El Tiempo. Hebdomadaire, Semana révèle « en exclusivité » (15 mai) « le plan violent des dissidences des FARC et des milices urbaines de l’ELN pour assiéger la capitale [Cali] du Valle del Cauca. Les enregistrements et les informations des services de renseignement prouvent qu’il y avait une intention criminelle au milieu de la grève. Qui est derrière tout cela ? »

Les Etats-Unis se disent « très préoccupés » par la situation. L’Union européenne est elle aussi « très préoccupée ». L’Organisation des Etats américains (OEA) a mis beaucoup de temps à se préoccuper, mais elle s’est finalement déclarée « très préoccupée ». Il faut préciser qu’avant d’être « très préoccupé », son secrétaire général Luis Almagro était « très occupé ». Le 5 mai, en Floride, il recevait les clés de la ville de North Miami Beach, des mains du maire Anthony DeFilippo. Un hommage rendu à « son incessant travail pour la justice dans la région » et à sa lutte « pour la liberté et la démocratie ».

Travail des médias colombiens. A gauche : les violences d’extrême droite au Venezuela de 2014, 2017.. étaient présentées comme des révoltes démocratiques contre Maduro sous le titre d' »explosion sociale ». A droite : les actuelles protestations populaires contre le gouvernement narcoparamilitaire d’extrême droite sont présentées comme « une menace pour la Colombie ». (légende de Venezuelainfos)

Fort heureusement, Almagro a participé ensuite à Miami au forum « Défense de la Démocratie dans les Amériques », organisé (forcément !) par l’Institut interaméricain pour la démocratie, au cours duquel, dans une de ses dernières envolées avant de déposer le bilan, le président équatorien Lenín Moreno a exprimé avec une rare véhémence « une demande unanime »  : que le président vénézuélien Nicolás Maduro retire « ses mains sanglantes et corrompues de la démocratie et la stabilité du peuple colombien ». D’où la préoccupation (presque) soudaine d’Almagro. Le 10 mai, tout en condamnant « les cas de torture et d’assassinats commis par les forces de l’ordre », il a précisé que « le droit à la protestation ne peut être un prétexte pour violer les droits fondamentaux de la population » et a stigmatisé « ceux qui ont transformé les manifestations en vandalisme et ont confondu le vandalisme avec des actions de nature terroriste contre les institutions et les autorités de l’Etat ». C’était bien le moins. La Colombie n’est tout de même pas le Venezuela ou la Bolivie, où tout est permis à l’opposition !

L’inquiétude n’en demeure pas moins réelle. Même Uribe, à l’origine, avait senti le danger et s’était prononcé contre cette réforme fiscale arrivant au plus mauvais moment. Dirigeants de Cambio radical (Changement radical) et du Parti libéral, les dirigeants de droite Germán Vargas Lleras et César Gaviria avaient ordonné à leurs troupes de ne pas voter le texte. Pour Gaviria, ex-président (1990-1994), cette réforme était « la pire chose qui puisse arriver à la classe moyenne » : elle allait « achever le pays et l’économie [29 ». Les centristes et les Verts – Sergio Fajardo, Jorge Robledo, Juan Manuel Galán, Humberto de la Calle, etc. – ont exprimé le même rejet. Sans être plus entendus. Et ce qui devait arriver est arrivé. La droite perd le contrôle de la situation.
 Panique à bord. Ministre des Affaires étrangères, Claudia Blum démissionne (elle sera remplacée par Marta Lucía Ramírez). « Chaque déclaration du ministre de la Défense sur la grève est un permis de tuer », dénonce Gaviria. « La solution à la grève se trouve dans les Accords de paix et dans des objectifs de développement soutenable », renchérit l’ex-président Santos. C’est que tous les yeux sont désormais tournés vers l’élection présidentielle de 2022. Signe des temps, même les Etats-Unis, plutôt que prononcer leur habituel soutien inconditionnel, ont exhorté les forces de l’ordre colombiennes à faire preuve d’un « maximum de retenue » pour éviter de nouveaux décès. Et ne pas entacher davantage l’image des gouvernants.
Au-delà de cette tentative pour « limiter les dégâts », beaucoup subodorent que cette révolte d’ampleur exceptionnelle marque sans doute, ou peut-être, le crépuscule de l’Uribisme et de son entourage mafieux. Chacun fait un pas de côté. Une droite plus présentable, décente, intelligente, civilisée, serait la bienvenue. Pas trop indépendante tout de même – Washington a besoin d’alliés obéissants aux directives (n’oublions pas le contexte régional et surtout le Venezuela).
Seulement, l’aiguille de la boussole ne tourne pas dans le bon sens. Alors qu’« on » la voudrait fixée sur la droite classique, au pire le centre droit, elle s’incline clairement en direction… du centre-gauche.

Le second tour de la présidentielle, le 17 juin 2018, opposait Duque au candidat de la Colombie humaine, Gustavo Petro. Une première évolution dans un pays habitué à des duels entre candidats de droite ou opposant la droite à l’extrême droite. Confronté à la « maquinaría » (appareil) et aux partis traditionnels, victime d’une campagne de la peur faisant de lui un proche d’« ex-terroristes » [30] et un représentant du « castro-chavisme », victime d’une trahison des pseudo « centristes – De la Calle, Fajardo, Robledo – ayant appelé à voter « blanc », Petro fut finalement battu (41,8 % des voix contre 54 % à Duque) [31]. Toutefois, il était arrivé en tête dans la capitale Bogotá et dans les départements Atlántico, Nariño, Cauca, Chocó, Vaupés, Sucre, Putumayo et Valle, tout en faisant de son mouvement la seconde force politique du pays. La Colombie n’était pas encore prête pour le changement. Elle vient de faire un grand pas dans cette direction. Et l’ombre du Chili plane désormais sur elle, tout un chacun en est conscient.
Lors de l’élection de la Convention constituante, le gouvernement de Sebastián Piñera (37 sièges sur 155) et les partis traditionnels viennent d’y subir une défaite cinglante, historique, le 16 mai dernier. A l’origine de ce séisme, l’apparition d’une nouvelle génération politique née de l’explosion sociale de 2019, elle aussi férocement réprimée (27 morts, 22 000 arrestations, 3 649 blessés).

Tout plutôt qu’un gouvernement réformiste. Tout plutôt que le « Petro-madurisme »  ! L’Uribisme n’entend pas lâcher le pouvoir aussi facilement. Il a peur. Il joue son va-tout. Il a en face de lui un Comité national de grève qui exige des garanties pour le libre exercice de la protestation, la fin des violences, une réforme de la police. Malgré la répression, la pression paye. Le pouvoir lâche du lest : après le retrait de la réforme fiscale, celle de la santé a également disparu de l’agenda (rejetée par le Congrès) ; le gouvernement approuve une subvention de 25 % du salaire minimum pour tout employeur embauchant un jeune ; il annonce la gratuité des frais d’inscription dans l’enseignement public supérieur pour les étudiants des strates 1,2 et 3 (les couches les plus modestes) ; enfin, le 22 mai, la Cour constitutionnelle rétablit les 16 Juridictions spéciales pour la paix (qui disposeront de sièges à partir des prochaines élections législatives) ! Ce pour la carotte. Mais le bâton n’est pas loin. On ne voit même que lui. Le 17 mai, alors que le pays espérait des avancées en matière de négociations, Duque a coupé court et ordonné « l’augmentation de toutes les capacités opérationnelles des forces de l’ordre sur le terrain (…) ».

A bout de trois semaines de soulèvement, on déplore déjà une cinquantaine de morts et 1 600 blessés. Portées par le refus de la pauvreté, de la corruption, de l’insécurité, des inégalités dans l’accès aux études et à la santé, les manifestations massives continuent à se succéder. A chaque jour son tragique, son sordide, son poignant. Popayán : le 13 mai, la très jeune Alison Meléndez est interceptée et détenue par des agents de l’ESMAD. Le lendemain, libérée, bouleversée, elle dénonce avoir subi des violences sexuelles, puis se suicide. L’indignation est telle que des manifestants attaquent et incendient l’Unité de réaction immédiate (URI) où ont eu lieu les sévices. Huit quartiers se soulèvent. A 22 ans, Sebastián Quintero Múnera meurt à son tour, atteint au cou par une grenade assourdissante…

Le pouvoir avait-il pressenti une telle résistance ? Le 6 mai, le sénateur Wilson Arias (Pôle démocratique alternatif) a dénoncé la commande par l’Etat, de 130 000 grenades, 60 000 balles de marquage pour lanceurs de balles de défense (LBD), 4 734 boucliers anti-émeute, 107 lanceurs de gaz, etc., destinés à l’ESMAD, pour plus de 3 643 451 dollars (14 milliards de pesos). A Cali, John J réfléchit à haute voix : « Nous qui sommes des dirigeants communautaires, on connaît les jeunes, on sait pourquoi ils sont dans la rue. On s’inquiète de savoir s’il y aura une sortie négociée, concertée, au moins avec les autorités locales, parce qu’avec le gouvernement ça va être difficile… Qu’est-ce qui va leur arriver à ces jeunes ? On connaît l’histoire de notre pays ! »

Illustration : Flickr CC


[1https://www.dane.gov.co/index.php/estadisticas-por-tema/pobreza-y-condiciones-de-vida/pobreza-monetaria

[2] Le gouvernement revendique la mise en place d’un programme de soutien à l’emploi formel bénéficiant à environ 3,5 millions de travailleurs ; le remboursement de la TVA pour près de 2 millions de ménages vulnérables ; le renforcement du Fonds de solidarité éducative (700 000 étudiants).

[3] Le CNP regroupe 26 organisations nationales, 29 comités départementaux et plus de 300 comités municipaux.

[4] C’est ainsi que les indigènes appellent leurs rassemblements et actions collectives.

[5https://www.semana.com/nacion/articulo/no-nos-dejaremos-vencer-por-viboras-venenosas-comandante-del-ejercito-en-polemica-por-informe-de-la-jep-sobre-falsos-positivos/202143/

[6] Pour ajouter à son délire, López se réfère aux… philosophes français post-structuralistes Félix Guattari (qui a publié en 1977 La révolution moléculaire), Jacques Derrida, Gilles Deleuze et au très oriental Jeu de GO !

[7] Véhicules collectifs ouverts à tous les vents et souvent vétustes, typiques des régions montagneuses de Colombie.

[8https://viacampesina.org/es/colombia-reforma-rural-integral-solo-se-ha-completado-el-4/

[9] Senadores y representantes – Informe multipartidista (2020) « ¿En qué va la paz a 2 años del gobierno Duque ? », Bogotá, 18 de agosto 2020.

[10] Propriétaire terrien qui a du pouvoir politique.

[11http://ilsa.org.co/efectos-de-la-reanudacion-de-la-aspersion-aerea-sobre-la-legitimidad-del-programa-nacional-de-sustitucion-de-cultivos-ilicitos-pnis-en-colombia/

[12] La « pasta » ou pâte base : stade intermédiaire entre la feuille de coca et la cocaïne pure, obtenu avec des moyens souvent rudimentaires sur le lieu de production.

[13] Entre 2009 et 2018, 126 « éradicateurs » des GME et membres de la Force publique ont été tués et 664 blessés – la majorité par amputation (Fundacion Ideas por la Paz, Bogotá, 29 mai 2020).

[14] Lire Maurice Lemoine, « Cultures illicites, narcotrafic et guerre en Colombie », Le Monde diplomatique, Paris, janvier 2001.

[15] Pour une production potentielle de 951 tonnes de cocaïne.

[16] Les paramilitaires trouvent leur origine dans des groupes civils « d’autodéfense » légalement crées par l’armée colombienne, conseillée par le Commandement sud de l’Armée des Etats-Unis (Southern Command), dans les années 1970 et 1980, pour lui venir en aide pendant les opérations anti-insurrectionnelles.

[17] « Venezuela : aux « sources » de la désinformation », 7 octobre 2019 – https://www.medelu.org/Venezuela-aux-sources-de-la-desinformation

[18] L’Union patriotique (UP) est un parti politique issu d’un « processus de paix » mené en 1984 sous la présidence du conservateur Belisario Betancur et composé de guérilleros démobilisés, du Parti communiste et de membres de la société civile. Entre 3 000 et 5 000 de ses membres ont été assassinés, torturés et victimes de disparition, essentiellement par les paramilitaires.

[19] Lite « La Colombie aux temps du choléra » – https://www.medelu.org/La-Colombie-aux-temps-du-cholera

[20https://www.lavozdeyopal.co/el-piloto-desaparecido-en-guatemala-no-trabajaba-para-mi-presidente-duque/

[21] Témoignage recueilli le 12 mai lors d’un Webinaire « Que se passe-t-il en Colombie ? » organisé à l’initiative de France Amérique latine 33 (Bordeaux), Les 2 Rives et le collectif ALBA-TCP France.

[22]  Idem.

[23https://www.nytimes.com/es/2021/05/12/espanol/protestas-colombia-policia.html

[24] Lance-roquettes multiple soviétique de la Seconde Guerre mondiale.

[25]  « Pandilla »  : bande ; « paraco »  : paramilitaire.

[26Ibid, « Que se passe-t-il en Colombie ? »

[27 Ibid.

[28https://www.colectivodeabogados.org/10861-2/

[29El Espectador, Bogotá, 21 avril 2021.

[30] Actuellement sénateur, maire de Bogotá de 2012 à 2015, Petro a été, à partir de 1977, membre de la guérilla du Mouvement 19 Avril (M-19), dissoute en 1990.

[31] Lire : « Qui a trahi le camp de la paix en Colombie ? » – https://www.medelu.org/Qui-a-trahi-le-camp-de-la-paix-en

URL de cet article : https://www.medelu.org/Guerre-totale-contre-le-mouvement-social

« Biden doit mettre fin aux sanctions illégales contre le Venezuela » par Ken Livingstone

Photo : les nouveaux députés chavistes, redevenus majoritaires après les législatives du 6 décembre 2020, prennent possession de leurs sièges à l’Assemblée Nationale le 5 janvier 2021, et ramènent les portraits d’Hugo Chavez et de Simon Bolivar, héros de l’indépendance, que la majorité de droite et d’extrême droite avait interdits dans les espaces du Congrès.

Malgré les coûts énormes pour son économie et son peuple imposés par les sanctions états-uniennes illégales, le Venezuela a survécu au mandat du président Donald Trump et à son objectif déclaré de renverser le gouvernement élu de Nicolas Maduro.

Dès le début de son mandat, Trump a considérablement renforcé les sanctions imposées au Venezuela par l’administration Obama, ce qui signifie de plus en plus que le pays est soumis à un blocus états-unien du type de celui imposé à Cuba.

Ces sanctions ont été accompagnées de menaces constantes d’action militaire et d’une campagne de désinformation persistante destinée à retourner les pays et l’opinion internationale (non sans succès) contre le Venezuela pour soutenir l’objectif de « changement de régime » de Trump.

Le but était de reprendre le contrôle des grands gisements de pétrole du monde.

La stratégie états-unienne a donc été de ruiner l’économie vénézuélienne, visant à pousser la population vers une migration de masse ou un conflit civil interne et de créer ainsi les conditions d’une soi-disant « intervention humanitaire ».

Les effets ont été considérables, en particulier pour un pays qui dépend fortement des exportations pétrolières pour financer ses politiques publiques.

Les sanctions interfèrent avec la possibilité de commercer internationalement du Venezuela, limitant sévèrement l’accès aux médicaments mais aussi à la nourriture et aux autres biens essentiels.

Elles bloquent les transactions financières, tant les paiements que les envois de fonds, gèlent les actifs financiers du Venezuela détenus à l’extérieur et retardent les opérations d’achat et de vente, non seulement du gouvernement et des entreprises vénézuéliennes, mais aussi des partenaires commerciaux étrangers.

On sait depuis toujours que les sanctions ont des répercussions négatives sur les citoyens les plus pauvres et les plus vulnérables du Venezuela. Un rapport de 2019 du Centre for Economic and Policy Research, basé à Washington, a estimé que les sanctions avaient causé plus de 40 000 décès entre 2017 et 2018.

Au total, ces sanctions décrétées par les Etats-Unis ont coûté à l’économie vénézuélienne plus de 116 milliards de dollars (84,8 milliards de livres sterling).

Alors que la crise Covid-19 s’est étendue jusqu’en 2020 et 2021, les mesures coercitives unilatérales de Trump contre le Venezuela sont non seulement plus dommageables pour le peuple vénézuélien, mais aussi encore plus difficiles à justifier.

L’opposition à ces mesures est venue de diverses voix, comme l’appel du Pape à la fin des sanctions empêchant les pays de « fournir un soutien adéquat à leurs citoyens ». Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a également appelé à la levée des sanctions : « C’est le moment de la solidarité, pas de l’exclusion ».

Mais malgré ces appels de haut niveau, les États-Unis ont refusé de lever les sanctions pour permettre au Venezuela (et à d’autres pays sanctionnés de la même manière comme Cuba et le Nicaragua) de faire face à la pandémie plus efficacement.

Au lieu de cela, tout au long de l’année 2020, les États-Unis ont agi encore plus vigoureusement pour renforcer le blocus.

Depuis mai 2020, ils ont ciblé quatre compagnies maritimes pour les sanctions et ont envisagé des sanctions contre des dizaines de navires dans le but de mettre le Venezuela « hors limites ».

Comme s’en vantait Brian Hook, conseiller politique du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, lors d’une interview à la mi-juillet : « Je pense que la communauté maritime sait que si vous recevez un appel téléphonique pour transporter du carburant au Venezuela, c’est une offre que vous ne devriez pas accepter. Les cinq pétroliers qui ont fait route vers le Venezuela, tous leurs capitaines ont été sanctionnés et ils vont devoir faire face à un avenir très difficile économiquement parce qu’ils ont dit oui à cette offre de transport de carburant. Nous allons donc continuer à sanctionner toute activité sanctionnable ».

Un mois plus tard, les États-Unis ont saisi plus d’un million de barils d’essence expédiés au Venezuela par quatre pétroliers en provenance d’Iran, aggravant la pénurie de carburant domestique causée par le blocage des diluants et des pièces de rechange pour les raffineries de pétrole brut du pays.

Et en novembre, l’envoyé spécial des États-Unis pour le Venezuela, Elliott Abrams, a annoncé un durcissement des accords d’échange de pétrole contre du diesel, intensifiant le blocus contre le pays malgré l’avis d’un groupe d’ONGs avertissant dans une lettre à l’administration Trump que « cette décision aurait des conséquences dévastatrices pour la population ».

Le Venezuela, cependant, survit grâce au soutien et à la solidarité de pays amis.

Depuis mars 2020, la Chine a acheminé par voie aérienne plus de 250 tonnes de fournitures, de médicaments et de matériel sanitaire pour lutter contre la pandémie.

Cuba a envoyé 50 professionnels de la santé hautement qualifiés de la brigade Henry Reeve pour aider les médecins vénézuéliens à contenir l’urgence du Covid-19.

Sur le plan politique, le Venezuela est entré dans une phase nouvelle avec l’élection d’une nouvelle Assemblée nationale.

N’étant plus membre de l’assemblée, s’auto-proclamant « président intérimaire » – en réalité un putschiste – Juan Guaido est désormais totalement dépourvu de toute légitimité juridique ou constitutionnelle.

Cela n’a pas empêché Trump de continuer à reconnaître Guaido, même si, à la différence politique états-unienne, l’Union européenne ne le désigne plus comme « président par intérim ».

M. Trump a tout récemment imposé de nouvelles sanctions au Venezuela alors qu’il est sur le point de quitter la Maison Blanche (la veille de son départ, il a étranglé un peu plus l’économie vénézuélienne en décrétant de nouvelles sanctions contre des hommes d’affaire, navires et compagnies maritimes « soupçonnées d’aider le Venezuela à vendre du pétrole », NdT) et son envoyé spécial pour le Venezuela, Elliott Abrams, a exhorté le nouveau président Joe Biden à maintenir la politique de sanctions et son objectif de « changement de régime ».

Le président Maduro a déclaré qu’il était prêt à participer à un « dialogue décent » basé sur « le respect et la coopération » et à conclure des « accords » avec la nouvelle administration états-unienne.

Mais compte tenu des antécédents et de la position de M. Biden à ce jour, un tel dialogue n’est pas sûr.

Aujourd’hui plus que jamais, il est vital d’intensifier nos expressions de solidarité internationale avec le Venezuela pour défendre sa souveraineté nationale et de faire comprendre que les sanctions sont non seulement illégales, mais aussi inacceptables et injustifiables.

Signez la pétition de la campagne de solidarité avec le Venezuela contre les sanctions illégales des États-Unis contre le Venezuela à bit.ly/stopvenezuelasanctions

Source : Biden must end the US’s illegal sanctions on Venezuela | Morning Star (morningstaronline.co.uk)

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

L’auteur : Ken Livingstone, ex-député du Parti Travailliste, ex-Maire de Londres (2000-2008). Du même auteur, on peut lire : Bellicisme tous azimuts : Trump veut reprendre le contrôle de l’Amérique Latine, par Ken Livingstone (RT) | Venezuela Infos (wordpress.com). On peut suivre Ken Livingstone sur www.twitter.com/Ken4London et www.facebook.com/KenLivingstoneOfficial

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/01/19/biden-doit-mettre-fin-aux-sanctions-illegales-contre-le-venezuela-par-ken-livingstone/

L’invasion du Capitole, boomerang de la politique étrangère états-unienne, par Margaret Kimberley (Black Agenda Report)

par Margaret Kimberley, BAR senior columnist 13 Janvier 2021

L’attaque du Capitole des États-Unis ne fait que s’ajouter aux nombreux traumatismes créés par l’élection de Donald Trump. L’image de ses partisans défonçant littéralement les portes et provoquant la fuite ou la mise à l’abri des parlementaires n’est pas celle que les états-uniens souhaitent voir de leur pays. De toutes les réactions créées par l’émeute, la défense de l’exception américaine est la plus dominante mais aussi la plus cruelle : parmi ces personnes et institutions qui déplorent aujourd’hui l’état de la république, nombreuses sont celles qui ont donné à Trump et à ses prédécesseurs le feu vert pour subvertir la démocratie dans le monde entier. Le péché impardonnable de Donald Trump est de tendre enfin le miroir qui rend moins fier de ce que sont les Etats-Unis.

D’habitude, l’image de « foules en colère » qui prennent d’assaut les sièges du pouvoir est réservée à ce qu’il a appelé des « pays de merde » et aux « républiques bananières ». Les États-Unis ont défait la volonté populaire dans des pays comme le Guatemala parce que la United Fruit Company ne voulait pas d’un gouvernement qui travaillerait au nom du peuple et non de ses intérêts, et depuis, l’expression « république bananière » a naturalisé le récit impérialiste.

Rappelons que Donald Trump a fait la guerre non seulement en soutenant des coups d’Etat mais aussi et surtout en imposant des sanctions économiques unilatérales contre le Venezuela, la Syrie, Cuba, l’Iran, le Nicaragua et bien d’autres pays. Leurs citoyens souffrent du manque de nourriture et de médicaments à la suite de cette agression. Les infrastructures physiques et économiques de ces nations sont gravement touchées. Après tout, le but recherché est la destruction.

Pourtant, des millions de personnes sont horrifiées à l’idée que ce qui se passe dans d’autres pays puisse maintenant leur arriver, chez eux. Revenons sur la conversation téléphonique, quelques jours avant l’émeute du Capitole, entre M. Trump et le secrétaire d’État géorgien, révélée par les médias. Trump exigeait que 11.780 voix supplémentaires soient ajoutées sur son nom afin de remporter cet État. Cet acte insolite n’avait rien d’une tactique nouvelle pour M. Trump. Il l’a testée au Venezuela. Un jour, son administration a proclamé Juan Guaido président de ce pays et s’est entendue avec 50 pays alliés pour faire reconnaître l’usurpateur non élu.

Non seulement les présidents états-uniens détruisent la démocratie dans le monde entier, mais ils sont soutenus dans ces efforts par les médias de masse et le duopole politique. Lorsque des manifestants violents, à l’instigation des États-Unis et sous la surveillance de l’État, comme le National Endowment for Democracy, ont saccagé le Conseil législatif de Hong Kong, ils ont reçu des mots d’éloge de ces mêmes membres du Congrès qui ont fui la rage des trumpistes qui ont envahi le Capitole. Même les membres du Congrès soi-disant progressistes ne sortent pas du rang lorsque les États-Unis décident qui doit gouverner des endroits éloignés. Lorsqu’on lui a demandé quelle était sa position sur la tentative de coup d’État contre le Venezuela, Alexandria Ocasio-Cortez a déclaré : « Je m’en remets à la direction du caucus pour savoir comment nous allons gérer cela. »

Une combinaison de racisme réactionnaire de droite et de cynisme politique a conduit à l’invasion armée du Capitole. L’indignation est justifiée, de même que toute punition qui peut être infligée à Trump avant qu’il ne quitte ses fonctions le 20 janvier 2021. Mais il convient de se livrer à un examen de conscience et dire la vérité sur les invasions, les interventions, les coups d’État et les sanctions qui sont bien plus destructrices que ce que les adeptes de Trump pourraient jamais être.

En mai 2017 lors d’une de ses insurrections relookée par les grands médias occidentaux en « révoltes populaires contre le dictateur Maduro », l’extrême droite vénézuélienne a brûlé vifs plusieurs citoyens afrodescendants (dans ce cas le jeune Orlando Figuera), soupçonnés d’être chavistes à cause de leur couleur de peau. (Note de Venezuelainfos)

Tous les anciens présidents encore en vie ont fait des déclarations condamnant Trump et ses hordes d’extrême droite, mais aucun d’entre eux ne saurait échapper au devoir d’inventaire.  George W. Bush ne devrait pas être autorisé à se prononcer sur le vandalisme des marcheurs du « Make America Great Again » sans être interrogé sur ses mensonges qui ont conduit à l’invasion de l’Irak et à la mort d’un million de personnes ou à l’enlèvement du président haïtien Jean-Bertrand Aristide. Barack Obama a détruit la Libye et a tenté de détruire la Syrie, créant ainsi une crise humanitaire permanente. Bill Clinton a soutenu l’attaque de Boris Eltsine contre le parlement russe en 1993, qui a entraîné la mort de plus de 100 personnes. Il est intervenu lors des élections russes de 1996 pour maintenir Eltsine au pouvoir.

Les dirigeants étrangers qui agissent comme des marionnettes des États-Unis sont tout aussi mal placés pour jouer les gardiens de la morale démocratique. L’OTAN est un membre zélé du syndicat du crime américain et les Justin Trudeau, Boris Johnson ou Emmanuel Macron prêtent volontiers leur concours aux États-Unis pour déstabiliser d’autres nations. Petits rouages des entreprises criminelles que Washington met en place, pourquoi viendraient-ils pleurer les malheurs de la « démocratie » ?

Les États-Unis ne sont ni un « phare de la démocratie » ni le « nombril du monde ». Les euphémismes qui occultent les crimes doivent être écartés au profit de la vérité. L’examen de conscience doit commencer chez nous et l’acceptation des interventions états-uniennes dans le reste du monde, prendre fin.

Source: Freedom Rider: Capitol Riot Brings U.S. Foreign Policy Home | Black Agenda Report

Traduit de l’anglais par Thierry Deronne

L’auteure : Margaret Kimberley est une écrivaine basée à New York. Le Dr Cornel West l’a qualifiée de « l’une des rares grandes diseuses de vérité qui, avec Glen Ford, Adolph Reed, Jr. et Bruce Dixon, a préservé son intégrité pendant les années Obama ». Elle est rédactrice et chroniqueuse principale pour le Black Agenda Report depuis sa création en 2006. Son travail a été publié dans le Dallas Morning News, Consortium News, American Herald Tribune et CounterPunch. Elle a contribué à l’anthologie « In Defense of Julian Assange ». Elle est diplômée du Williams College. Son œuvre majeure, PREJUDENTIAL est une exploration concise et autorisée de la relation de l’Amérique avec la race et les noirs américains à travers la lentille des présidents qui ont été élus pour représenter l’ensemble de son peuple. Tout au long de l’histoire des États-Unis, de nombreux présidents ont laissé en héritage leur rôle de négriers, de fanatiques et d’incitateurs à la violence raciale, mais ceux qui étaient généralement considérés comme plus sensibles à la situation et aux intérêts des Noirs américains – comme Lincoln, FDR et Clinton – étaient-ils vraiment meilleurs ? Au cours de 45 chapitres – un pour chaque président – Margaret Kimberley éclaire et informe les lecteurs sur les attitudes et les actions du plus haut représentant élu du pays. Pour Counterpunch, PREJUDENTIAL « trouve sa place à côté des œuvres de Howard Zinn et de Roxanne Dunbar-Ortiz. Il devrait être obligatoire de le lire dans chaque école ».

La rubrique Freedom Rider de Margaret Kimberley paraît chaque semaine dans le Black Agenda Report, et est largement reprise ailleurs. Elle tient également un blog fréquemment mis à jour sur patreon.com/margaretkimberley et elle publie régulièrement sur Twitter @freedomrideblog. Mme Kimberley peut être jointe par courrier électronique à l’adresse Margaret.Kimberley(at)BlackAgendaReport.com.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/01/15/linvasion-du-capitole-boomerang-de-la-politique-etrangere-etats-unienne-par-margaret-kimberley-black-agenda-report/

Le président bolivien Arce invite le président Maduro à son investiture, alors que les putschistes invitent Guaido

Le gouvernement putschiste tente d’empêcher le président vénézuélien d’être présent à la cérémonie d’investiture. D’autre part, il est très peu probable que le leader d’extrême droite nommé par Trump fake-président du Venezuela, soit présent.

Luis Arce, était ce dimanche le quartier de Senkata dans la ville d’El Alto pour
« recevoir les âmes » comme le veut la tradition de la Toussaint. Il a rencontré les familles des personnes assassinées par les putschistes blanchis par les médias occidentaux.

En Bolivie le gouvernement putschiste a perdu les élections le 18 octobre dernier, mais quelques jours avant de quitter le palais présidentiel, il tente de prendre des décisions de dernière minute. L’une d’entre elles concerne les invitations internationales à l’investiture du gouvernement nouvellement élu de Luis Arce et David Choquehuanca, qui aura lieu le 8 novembre.

Un des principaux points de tension est apparu autour du Venezuela, quand le ministère des affaires étrangères a invité l’autoproclamé Juan Guaidó, tandis que le gouvernement élu, et en particulier la « Commission de passation des pouvoirs » créée pour coordonner ces questions, a invité le président Nicolás Maduro.

La politique étrangère du gouvernement de facto à l’égard du Venezuela était prévisible dès le début : la non-reconnaissance de Maduro et la reconnaissance de Guaidó, l’entrée de la Bolivie dans le groupe de Lima (pays néo-libéraux gravitant sur orbite états-unienne) et, le 20 octobre dernier, c’est-à-dire deux jours après la victoire électorale du MAS, la réception des lettres de créance de « l’ambassadeur » envoyé de Guaidó par la présidente de facto, Jeanine Áñez.

Avec le nouveau gouvernement Arce, la politique étrangère bolivienne envers le Venezuela reconnaîtra à nouveau le président Maduro, et les relations avec Cuba, qui avaient été suspendues en janvier par Áñez, seront également rétablies. « Nous allons rétablir toutes les relations, ce gouvernement a agi de manière très idéologique en privant le peuple bolivien de l’accès à la médecine cubaine, à la médecine russe, aux progrès de la Chine », a déclaré M. Arce.

Cependant, le gouvernement de facto tente, via le ministère des affaires étrangères, d’imposer sa politique étrangère dans le cadre d’invitations internationales. Jusqu’à présent, il a été confirmé que le roi Philippe VI d’Espagne sera présent aux côtés du vice-président des droits sociaux, Pablo Iglesias, et du président du Chili, Sebastián Piñera, et la liste des confirmations devrait s’allonger dans les heures et jours à venir.

Cette manœuvre de dernière minute du gouvernement de facto vise donc à essayer de faire en sorte que le gouvernement vénézuélien ne soit pas présent lors de la passassion de pouvoir. Il est très peu probable, voire impossible, que Guaidó y assiste. Celui-ci est confronté à une nouvelle exposition de preuves de sa participation à l’opération Gedeón, lorsqu’un groupe de mercenaires a tenté d’entrer dans le pays en mai 2020, et il cherche comment continuer à occuper un espace politique dans le pays après ses erreurs, sa perte de crédibilité et à peu de temps des élections législatives du 6 décembre, auxquelles il ne participera pas.

Les derniers jours précédant l’entrée en fonction du nouveau gouvernement en Bolivie sont marqués par les incertitudes propres à un scénario exceptionnel : celui d’un gouvernement putschiste et raciste, battu politiquement et électoralement, qui doit céder le pouvoir politique à la majorité un an après avoir organisé un coup d’État.

On s’attend à une semaine agitée par de possibles actes désespérés de la part de certains facteurs de la droite. Vendredi et samedi, il y a eu des blocages et des violences à Santa Cruz et à Cochabamba, et le président de la conférence épiscopale ainsi qu’un ministre du gouvernement de facto, Iván Arias, se sont joints à l’appel à un audit international des élections du 18 octobre.

Pendant ce temps, la ville de La Paz est calme. Pendant la Toussaint, Arce s’est rendu dans le quartier de Senkata à El Alto, où le 19 novembre de l’an dernier dix personnes ont été tuées par des putschistes blanchis par les médias occidentaux. « Ils ont perdu la vie en défendant la démocratie », a déclaré le président élu. Ce n’est pas le seul massacre : il y en a eu un aussi à Sacaba, dans le département de Cochabamba, le 15 novembre, avec huit morts.

La violence et la persécution exercées pendant un an ont été considérables. Le nouveau gouvernement devra faire face à de nombreux défis de tous ordres. Pour l’instant, l’un des objectifs est que la dernière semaine avec Añez à la présidence de facto se passe dans le calme, en particulier dans les zones où il y a eu des protestations et des annonces de nouvelles actions de rue. Le 8 novembre sera un jour historique avec la transmission des pouvoirs, et les jours suivants, avec l’annonce du retour d’Evo Morales en Bolivie, sera un autre événement d’envergure nationale.

Marco Teruggi

Source : https://www.pagina12 

Traduction : Venesol

Le chef d’une opération paramilitaire contre Nicolas Maduro confirme l’implication de la Maison Blanche

Alors que l’administration Trump poursuit son plan combiné d’attentats terroristes pour détruire des raffineries d’essence au Venezuela et de sanctions économiques (comme le blocus récent sur l’importation de diesel par le gouvernement bolivarien), le journal états-unien Miami Herald publie une longue enquête, particulièrement fouillée, qui comporte de nouvelles révélations de Jordan Goudreau, ex-béret vert et patron de l’organisation mercenaire SilverCorp, organisateur de l’opération Gedeon, incursion paramilitaire sur les côtes du Venezuela qui a échoué en mai 2020.

L’ex-béret vert et actuel patron de l’organisation paramilitaire Silvercorp, Jordan Goudreau, ici membre de l’équipe de sécurité du candidat Trump en 2016

Goudreau a remis des documents audio et vidéo confirmant que « deux responsables de l’administration de Trump se sont réunis et ont offert leur soutien aux organisateurs de l’opération Gedeon » explique le journal de Miami, qui confirme par ailleurs l’approbation par Juan Guaidó (le fake-président nommé par Trump) de l’incursion de mercenaires armés.

Les deux responsables américains sont Andrew « Drew » Horn, qui était à l’époque l’assistant du vice-président Mike Pence, et Jason Beardsley, un ancien soldat qui est aujourd’hui conseiller au ministère des anciens combattants.

Les hauts fonctionnaires de la Maison Blanche étaient pleinement conscients de ce projet d’invasion armée par des mercenaires étrangers et vénézuéliens et y ont apporté leur soutien.

Le propriétaire de la SilverCorp « a insisté sur le fait qu’il avait le soutien de l’administration Trump et a même tenu des réunions pour planifier l’opération au Trump Hotel à Washington et au club de golf Trump Doral à Miami.

Goudreau a décider d’attaquer un conseiller en guerre psychologique d’Alvaro Uribe, Juan Jose Rendon, pour « rupture de contrat », « exigeant le paiement de 1,4 million de dollars ». Cette plainte a été déposée vendredi par l’avocat Gustavo J. Garcia-Montes devant le Tribunal du Circuit de Miami-Dade.

Dans cette plainte, il est allégué que « Horn a assuré à Goudreau que les licences du gouvernement états-unien concernant l’acquisition d’armes et d’armements pour le projet étaient sur le point d’arriver ».

Le document complet, obtenu par le Miami Herald et sa société mère McClatchy, contient une clause inédite qui donnait à Guaidó la possibilité de se dissocier de l’opération Gedeon si la mission échouait.

Photo du « General Services Agreement » signé par Juan Guaidó et d’un amendement qui inclut la clause permettant au fake-président vénézuélien de se distancer de l’opération Gedeón (Photo : Jordan Goudreau)

Le New Herald précise:

« Les messages de texte dévoilés par Goudreau suggèrent qu’au moins une des réunions a eu lieu au restaurant de P.J. Clarke, situé à quelques blocs de la Maison Blanche, tandis que les témoignages de personnes liées à l’opération indiquent que des personnalités de haut rang de l’opposition ont été informées de l’opération à différentes occasions, notamment le chef du parti d’extrême droite de Guaidó, Leopoldo López, qui a fui Venezuela la semaine dernière.

Le journal insiste sur le fait que « Goudreau a dit qu’il se sentait abandonné et utilisé comme un bouc émissaire » et qu’il a donc décidé de donner les éléments qui prouvent sa version des faits, contrairement à ce que proclament les porte-parole du parti d’extrême droite vénézuélien « Volonté populaire », de l’équipe Guaidó et des États-Unis.

En raison de ces informations, on tente de faire taire l’équipe de SilverCorp, comme le rapporte le Miami Herald:

« Goudreau, qui a reçu trois étoiles de bronze pour sa bravoure au combat au cours de sa carrière militaire, allègue que le FBI a tenté de provoquer une confrontation armée avec lui pour provoquer artificiellement ce qui est connu aux États-Unis sous le nom de « suicide par la police » pendant le raid.

« Un autre participant à l’opération a confirmé que Goudreau fait l’objet d’une enquête fédérale en cours.

Sources: Miami Herald https://amp.miamiherald.com/news/nation-world/world/americas/article246819562.html et Mision Verdad https://misionverdad.com/jordan-goudreau-la-casa-blanca-respald%C3%B3-la-operaci%C3%B3n-gede%C3%B3n

Traduction: Thierry Deronne

URL de cet article: https://venezuelainfos.wordpress.com/2020/11/02/le-chef-dune-operation-paramilitaire-contre-nicolas-maduro-confirme-limplication-de-la-maison-blanche/