Venezuela : une sous-exposition… mise en lumière (FAIR.ORG)

Jim Naureckas

New York Times image of a Venezuelan protest, with half adjusted to a normal exposure.
Photo : manifestation vénézuélienne vue par le New York Times dont nous avons corrigé la moitié en lui rendant l’exposition normale.

Si vous travaillez pour un média de l’establishment qui couvre un ennemi officiel des États-Unis, votre principale tâche consiste à faire comprendre à votre public que ces pays sont des dystopies, où tout le monde est malheureux et où les sanctions économiques imposées par Washington ne peuvent pas créer de souffrances dans la population ni provoquer d’exode.

Le problème, c’est que nombre de ces ennemis sont des pays tropicaux qui bénéficient souvent d’un temps ensoleillé et d’une végétation luxuriante. Si vous diffusez une photo réaliste de ces pays, les gens pourraient penser que la situation n’y est pas si mauvaise et pourraient même commencer à se demander si l’enfer décrit dans votre texte est tout à fait exact.

C’est pourquoi les grands médias ont trouvé une astuce simple : si vous voulez que les gens pensent qu’un pays qui résiste à l’autorité des États-Unis est un paysage sinistre, il suffit de sous-exposer vos photos.

Ainsi, lorsque le New York Times (12/5/20) couvre une élection au Venezuela, il plante le décor avec une photo qui ressemble à celle-ci :

En revanche, lorsque vous prenez la même image et que vous la passez dans le filtre d’ajustement automatique de l’exposition d’un éditeur de photos populaire (en l’occurrence PicMonkey), vous obtenez ceci :

Lorsque le Times (4/3/19) a montré des Vénézuéliens manifestant sur un pont menant à la Colombie – un pont qui a fait l’objet de gros efforts de propagande anti-Maduro (FAIR.org, 2/9/19) – la photo aurait à l’origine ressemblé à ceci :

New York Times photo of a protest in Venezuela, exposure adjusted

Mais grâce à la magie de l’édition numérique, la manifestation baignée de soleil a pu être noyée dans l’ombre, afin de mieux faire comprendre l’oppression contre laquelle les manifestants luttaient :

underexposed New York Times photo of a Venezuelan protest
Photo sous-exposée par le New York Times d’une manifestation vénézuélienne

Ou bien vous avez un reportage photo (New York Times, 27/11/20) sur une mère et son fils déplacés de Colombie au Venezuela à cause de la pandémie de Covid. Vous voulez publier une photo du garçon au Venezuela avec la légende suivante : « Le Venezuela était dans un état bien pire que ce que la famille de Sebastián avait imaginé ». Le problème, c’est que la photo est beaucoup trop agréable :

Exposure-adjusted New York Times of a child in a field in Venezuela

La solution est simple : Il suffit de baisser la luminosité jusqu’à ce qu’on ait l’impression que la photo a été prise lors d’une éclipse totale de soleil, et vous obtenez l’image telle qu’elle est apparue dans le Times :

Le Times utilise souvent cette astuce pour couvrir le Venezuela (voir FAIR.org, 3/26/19, 12/19/20), mais elle fonctionne tout aussi bien dans d’autres pays – soit des nations ennemies, soit des nations qui ont simplement des ennemis en leur sein. Voici l’image qui illustrait un article du Times (30/04/23 ; voir FAIR.org, 12/05/23) sur le Brésil avec le titre classique de l’appât rouge, « Si vous n’utilisez pas votre terre, ces marxistes pourraient bien vous la prendre ».

Underexposed New York Times photo of land in Brazil
Photo sous-exposée par le New York Times de terres au Brésil

Naturellement, vous ne voulez pas voir cette photo avec une exposition correctement ajustée, car cela donnerait l’impression que la réforme agraire (parfaitement légale) décrite par le Times a eu lieu dans un pays qui n’est pas plongé dans une ombre permanente semblable à celle des terres obscures du Mordor :

New York Times photo of land in Brazil, exposure-adjusted
Photo du New York Times d’une terre au Brésil, exposition normale

Si le New York Times est le roi des photos sous-exposées, il est loin d’être le seul à baisser la luminosité à des fins de propagande. The Atlantic (27/02/20) a publié un article d’Anne Applebaum sur le Venezuela, expliquant comment les « citoyens d’une nation autrefois prospère vivent au milieu des ravages créés par le socialisme, le nationalisme illibéral et la polarisation politique », accompagné de cette photo :

Underexposed Atlantic depiction of a crowd in Venezuela
Foule au Venezuela, sous-exposée par The Atlantic

Si la photo avait été prise avec une exposition normale, le Venezuela aurait semblé connaître au moins 50 % de ravages en moins :

Atlantic photo of a crowd in Venezuela, exposure-adjusted
La même photo en exposition normale

Le Wall Street Journal (8/10/22) a publié un article sur l’exploitation du lithium dans le désert chilien d’Atacama, où de graves préoccupations environnementales font obstacle à l’extraction efficace des ressources par les multinationales (FAIR.org, 8/23/22) – ou, comme le dit le journal, les entreprises publiques « risquent de mal gérer la ressource dans une région où les entreprises d’État sont depuis longtemps embourbées dans la corruption et le népotisme ». L’article était précédé d’une photo de l’un des bassins d’évaporation d’où le lithium est extrait :

Wall Street Journal depiction of lithium production in Bolivia
Représentation par le Wall Street Journal de la production de lithium en Bolivie…

Les déserts, bien sûr, sont généralement des endroits lumineux et ensoleillés, mais présenter une photo d’une mine de lithium éclairée de manière réaliste ne va pas donner au lecteur l’image appropriée d’un lieu « embourbé dans la corruption » :

Wall Street Journal photo of lithium production in Chile, exposure-adjusted.
Photo du Wall Street Journal de la production de lithium au Chili, exposition normale.

À l’époque où la Chine tentait encore d’éradiquer le Covid, Reuters (20/12/21) a publié un article sur les cas quotidiens de coronavirus en Chine, qui sont passés de 102 à 81. Bien que cela ne représente qu’une infime partie du nombre de cas de Covid à l’époque aux États-Unis – qui ont enregistré quelque 241 000 nouveaux cas le 20 décembre -, nous étions toujours censés considérer cela comme une mauvaise nouvelle,puisque que la photo qui accompagnait l’article ressemblait à ceci :

Underexposed Reuters image of China
La Chine sous-exposée par Reuters

Contrairement à cette version normalement exposée de la photo, dont le ton est beaucoup moins inquiétant :

Reuters image from China with exposure adjusted
Image de Reuters de la Chine, exposition normale.

Si la technique d’assombrissement est généralement utilisée pour les photos de nations officiellement ennemies, elle peut également l’être pour les ennemis intérieurs. Lorsque le New Yorker (9/13/15) a publié un profil du critique de cinéma Anthony Lane sur Jeremy Corbyn, alors leader du parti travailliste britannique, qui le comparait au « grincheux de la classe, qui fait des histoires mais ne progresse jamais », quelqu’un qui vous fait « lever les yeux chaque fois qu’il lève la main, parce que vous savez ce qui va se passer ensuite », il était accompagné de cette image :

Underexposed New Yorker image of Jeremy Corbyn.
Jeremy Corbyn sous-exposé par le New Yorker.

Avec une exposition normale, Jeremy Corbyn ne ressemble pas à quelqu’un que l’on fuirait naturellement :

Exposure-adjusted New Yorker photo of Jeremy Corbyn
Photo de Jeremy Corbyn par le New Yorker, corrigée en exposition normale

Il est facile de comprendre comment ce traitement élémentaire des images répond aux besoins idéologiques de ces médias, en exploitant l’association grossière entre le sombre et le mauvais (rappelons-nous comment le magazine Time a assombri la peau d’OJ Simpson en 1994 lorsqu’il a mis sa photo d’identité en couverture après son arrestation). Mais l’application de ce type de distorsion est intrinsèquement contraire à l’éthique, puisque le principe de base du photojournalisme est que les photos sont censées refléter la réalité et non une interprétation politique. Comme le précise le code de déontologie de l’Association nationale des photographes de presse :

Le montage doit préserver l’intégrité du contenu et du contexte des images photographiques. Il ne faut pas manipuler les images, ni ajouter ou modifier le son d’une manière susceptible d’induire en erreur les téléspectateurs ou de déformer les sujets.

Si l’éthique ne suffit pas à dissuader les médias de l’establishment de procéder à de telles distorsions, ils devraient se rendre compte à quel point les photographies sont plus laides lorsqu’elles sont plongées dans un brouillard inutile. À maintes reprises, lorsque j’ai ajusté la luminosité sur des photos manifestement sous-exposées, j’ai sauvé les images des dessins animés unidimensionnels qu’elles présentaient, en révélant des détails, une atmosphère, une humanité. Les photos correctement exposées montraient des personnes réelles dans des lieux réels – mais, bien sûr, si votre intention est de publier de la propagande, c’est la dernière chose que vous souhaitez.

L’auteur : Jim Naureckas est le rédacteur en chef de FAIR.org et rédige la publication imprimée de FAIR, Extra !, depuis 1990. Il est coauteur de The Way Things Aren’t : Rush Limbaugh’s Reign of Error, et co-éditeur de The FAIR Reader. Il a été journaliste d’investigation pour In These Times et rédacteur en chef du Washington Report on the Hemisphere. Né à Libertyville, dans l’Illinois, il est diplômé en sciences politiques de l’Université de Stanford. Depuis 1997, il est marié à Janine Jackson, directrice des programmes de FAIR.

Source : https://fair.org/home/underexposure-exposed/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/06/05/venezuela-une-sous-exposition-mise-en-lumiere-fair-org/

(vidéo/photos:) Construire sa maison, construire son image, vision féminine de la révolution au Venezuela

Lorsqu’elles sont arrivées en 2015 sur le site où elles ont construit un immeuble de six étages, elles n’ont trouvé que de la ferraille et des débris. Aujourd’hui, les travailleuses (80% de femmes) et les travailleurs de l’AVV « Jorge Rodríguez Padre », sur l’avenue principale d’El Algodonal, secteur Antímano, Caracas, s’apprêtent à occuper leurs logements, et à vivre pleinement leur habitat.

L’école de communication des mouvements sociaux « Hugo Chávez » et TERRA TV appuient depuis longtemps ce collectif du féminisme populaire en réalisant ce type de chroniques audiovisuelles (comme le reportage ci-dessus, signé Victor Hugo Rivera) ou le documentaire « Nostalgiques du futur » tourné avec elles pendant une année et récemment projeté dans de nombreux cinémas en Europe. La finalité est de transférer aux travailleuses et travailleurs les outils de production artistique, pour qu’elles ou ils produisent eux-mêmes leurs images et leurs récits. D’où aussi, en 2023, l’organisation d’ateliers comme celui mené par le photographe Félix Gerardi (dimanche 5 février, voir le reportage photos ci-dessous) ou celui de théâtre donné par Douglas Estevam, du Mouvement des Sans terre du Brésil (du 13 au 16 avril, lire le reportage ici).

Thierry Deronne, Caracas, avril 2023.

Photos : « Voir ce que l’on ne voit plus, rendre l’ordinaire extraordinaire » : le 5 février 2023, la magie communicative de Félix Gerardi a permis qu’en quelques heures « las compañeras » s’emparent de nombreux outils pour écrire leur histoire, en vue de la rédaction d’un livre sur l’épopée de l’autoconstruction de leur immeuble. Photos : T. Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/04/12/video-photos-construire-sa-maison-construire-son-image-vision-feminine-de-la-revolution-au-venezuela/

Le Venezuela au fond des yeux (6) : «Je pensais que la photographie était réservée aux hommes.»

Photo : participantes de l’atelier-exposition « huit femmes 100% San Agustín : regards qui embrassent », à Caracas. Photo Félix Gerardi

Un groupe de femmes de Caracas qui n’avaient jamais pris de photos auparavant ont redécouvert, grâce à leur téléphone, les lieux quotidiens du quartier où elles vivent, qui leur étaient « cachés ». La vision de ces jeunes femmes, âgées de 15 à 30 ans, a été recueillie lors de l’atelier-exposition « huit femmes 100% San Agustín : regards qui embrassent », dont le résultat a été exposé au Centro Cultural Parque Central, près de leur quartier de San Agustín, à Caracas.

L’expérience valait pour défi. Les participantes n’avaient aucune expérience préalable de la photographie pour créer des compositions, tirer des portraits, jouer avec la lumière ou saisir le paysage de la capitale. L’espace de création fut l’endroit où elles ont grandi et vivent aujourd’hui : le quartier populaire de San Agustín, bastion de la culture afro-vénézuélienne et patrimoine musical et architectural de la ville. Voir, regarder, enregistrer l’image de leur espace de vie, outre la possibilité de le donner à connaître, est une manière de se l’approprier et de dissiper les stéréotypes sociaux, racistes, qui existent sur les quartiers populaires, leurs espaces et leurs habitants.

Photo : participantes de l’atelier-exposition « huit femmes 100% San Agustín : regards qui embrassent », à Caracas. Photo Félix Gerardi

Cette exposition, organisée par la fondation culturelle 100% San Agustín, dans le cadre d’un festival de cinéma qui s’est tenu en mai, a été réalisée par le photographe vénézuélien chevronné Félix Gerardi.

« Je vois des choses auxquelles je ne faisais pas attention ».

Rebeca González, 32 ans, a découvert cet appel à participer à l’atelier, ouvert aux femmes de sa communauté, lorsqu’elle a emmené sa fille à l’un des ateliers culturels organisés au théâtre Alameda, un lieu emblématique de ce secteur de Caracas, inauguré en 1943 et sauvé il y a près de dix ans. « Je n’avais jamais imaginé que je découvrirais autant la photographie. Avant, je prenais des photos de mes enfants, de ma maison, avec mon téléphone portable, mais pas comme maintenant ».

Considère-t-elle qu’il y a une différence entre son ancienne approche de l’appareil photo et sa création actuelle ? « Maintenant, les photos sont plus belles, je me concentre davantage sur les paysages, sur le fond et les formes, sur la lumière. Je le fais avec plus de détails et je vois des choses auxquelles je ne faisais pas attention auparavant ».

Photo : la fille d’Alannys, Rebeca González

La proposition de Félix Gerardi était de localiser un endroit du quartier qui attirait leur attention et de faire appel à leurs propres idées pour raconter une histoire d’un point de vue féminin. « Je pensais que la photographie était réservée aux hommes, mais j’ai réalisé que tout le monde peut prendre une photo s’il a les outils pour le faire. » En ce qui concerne le thème de ces images, elle dit avoir choisi sa fille et « ce que l’on ne voit pas de notre quartier ». Un exemple : le mur de briques, où elle a photographié la petite fille, à l’arrière d’une maison. « Généralement, les gens ne prennent pas de photos là-bas, car on ne voit que les façades des maisons » explique-t-elle.

« Je transmets l’essence de ma grand-mère. »

Photo : Mains de Sara Valera, grand-mère de Nazareth Astudillo

Nazareth Astudillo, 18 ans, est passé de la danse corporelle à la danse de l’image. C’est en pratiquant avec son groupe « La Nueva Dimensión » qu’elle a entendu parler de l’atelier-exposition de photographie.

« Je savais que la proposition concernait des femmes prenant des photos de femmes et j’ai tout de suite pensé à ma grand-mère, Sara Valera, qui souffre de troubles neurocognitifs et qui représente très bien San Agustín car elle y est arrivée à l’âge de 30 ans avec le rêve d’être couturière ».

Les images de Nazareth captent l’attention du spectateur dès qu’on entre dans la pièce. Le visage, les mains et l’empreinte de sa grand-mère créent un lien immédiat. « On m’a souvent dit que je transmettais l’essence de ma grand-mère, qui est très calme et paisible. J’aime que les gens s’identifient à elle ».

Le registre est le résultat de ses promenades avec Sara. « Pendant que nous marchons, je prends des photos d’elle. Ceux qui m’ont approchée m’ont dit que ces images leur rappelaient leurs grands-parents décédés ou qui se trouvent dans la même situation ». Toutes deux se rendent dans les lieux que la vieille dame avait l’habitude de fréquenter régulièrement et dont elle ne se souvient plus en raison de son état neurologique.

Nazareth, qui, en plus de pratiquer la danse, étudie le dessin artistique et envisage de faire carrière dans le graphisme, explique que, malgré la différence d’âge, elle a établi une relation très étroite avec sa grand-mère. « C’est compliqué de s’occuper d’une personne malade, je pense que c’est une façon de la remercier pour ce qu’elle a fait pour moi depuis que je suis petit ».

Un « changement de perspective »

Alannys Garcia, 15 ans, se souvient que Félix Gerardi les a emmenés faire une promenade dans le quartier pour réfléchir au sujet qu’ils devaient choisir. Le premier jour, elle n’arrivait pas à en trouver une, mais après la visite, elle a opté pour les peintures murales, qui sont une présence constante dans le quartier, et pour l’architecture, dont certaines remontent au début du XXe siècle.

« J’étais là tout le temps et je n’avais jamais fait attention aux peintures murales. Je ne les avais jamais vus sous un angle aussi artistique ». Elle explique que, bien qu’elle a été initiée à la photographie par les paysages qu’elle prenait à la plage, elle a constaté qu’elle ne les identifiait pas au sein de son propre quartier.

Photo : fresque murale photographiée par Alannys García

Cette lycéenne de quatrième année explique que pour l’exposition, elle a pris la photo d’une fresque représentant une femme aux cheveux afro parce qu’elle voulait refléter la culture de son quartier, l’art du tambour et la salsa. Cet atelier a « changé sa perspective » sur la photographie. Elle aimerait maintenant se lancer dans la photographie qui la passionne.

Filles et grands-mères

Reinaldo Mijares, coordinateur de la Fondation 100% San Agustín, a déclaré lors de l’inauguration de l’exposition que ce sont les femmes « qui ont le leadership » dans les organisations culturelles du quartier. « Je me réjouis qu’elles aient osé nous donner leur vision du quartier. Quand on regarde autour de soi, on trouve deux thèmes : les filles et les grands-mères. Le quartier se dévoile à travers ces figures ».

Photo : Sara Valera, grand-mère de Nazareth Astudillo

Le photographe Gerardi, évoquant le processus d’apprentissage avec ces participantes, ajoute que l’engagement qu’elles ont pris envers elles-mêmes et envers le quartier est devenu une « source de fierté ». « Je fus un guide qui les a accompagnées dans l’atelier, elles ont atteint leurs objectifs et j’espère qu’elles n’abandonneront pas le projet ».

Natali Gomez

Source : https://actualidad.rt.com/author/387379-nathali-gomez

Traduit de l’espagnol par Thierry Deronne

Photos : Rebeca González / Alannys García / Nazareth Astudillo / Felix Gerardi / photos de l’exposition : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/06/07/le-venezuela-au-fond-des-yeux-6-je-pensais-que-la-photographie-etait-reservee-aux-hommes/

Deux campagnes chavistes « au cœur du peuple » : une mémoire photographique.

Ces dernières semaines notre équipe de formateurs de l’École Populaire et Latino-américaine de Cinéma et du canal alternatif Terra TV se sont retroussé les manches pour soutenir, à leur demande, deux communes populaires qui présentaient leurs candidat(e)s aux élections municipales du 21 novembre.

Nous avons donné des ateliers de formation en communication populaire, reportage et documentaire, réalisé des reportages photographiques et des vidéotracts pour la campagne, en veillant à ne jamais séparer les leaders du collectif social et politique qui les portent. Les campagnes actuelles personnalisent le(a) candidat(e) pour le vendre comme un produit individuel. Il s’agit d’une caractéristique ancienne mais anachronique de la publicité capitaliste. Les images réalisées par Victor Hugo Rivera et par Jesus Reyes rendent visibles les visages d’un gouvernement citoyen, occultés par les grands médias. Nous n’avons pas oublié le conseil du cinéaste Dziga Vertov : ne montrez pas le produit, décrivez un processus. Une maxime stratégique pour une démocratie participative où l’acteur principal – le peuple enfin constitué en sujet historique – cherche à créer un État communal, émancipateur, égalitaire.

Vous pouvez soutenir concrètement ce travail de formation et de production qui croît au fil du temps, via ce lien : https://terratve.com/ayudarnos-contactarnos/

Première série de photos, réalisées par Victor Hugo Rivera : le leader communard Angel Prado a été élu maire de Simón Planas avec une participation de 53% (10% de plus que la moyenne nationale). La Commune Socialiste El Maizal incarne bien la stratégie originale de Chavez : mettre en place un système d’organisations communales autogérées, destinées à exercer une démocratie directe et à créer les conditions de la souveraineté alimentaire. L’équipe de TERRA TV a participé à toute la campagne, formant un noyau de jeunes communicateur(trices) communaux.

Deuxième série de photos, réalisées par Jesus Reyes : le jeune Jesus Garcia, infatigable organisateur et formateur de la Commune populaire d’Altos de Lidice (Caracas), a réussi son pari d’être élu conseiller municipal au bout d’une campagne intense d’écoute et d’engagements dans les quartiers populaires de la capitale. Il a prêté serment le 24 novembre 2021.

Des scènes de ces deux campagnes seront visibles dans notre nouveau documentaire « Nostalgiques du futur » (sortie: février 2022).

  1. Campagne d’Angel Prado / Mairie de Simon Planas / Commune El Maizal
  1. Campagne de Jesus Garcia / Conseiller Municipal de Caracas / Commune Altos de Lidice

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/11/25/deux-campagnes-chavistes-au-coeur-du-peuple-une-memoire-photographique/

Venezuela: culture d’une Caraïbe en résistance, par Maria Claudia Rossel

Photo : Mídia NINJA

L’auteure : Maria Claudia Rossel. Ingénieure culturelle, artiste, productrice et coordinatrice de réseaux et féministe cofondatrice de la plateforme Cyberculture.

Depuis 2014, le Venezuela traverse une forte crise qui s’est encore aggravée depuis 2016, une crise économique pour l’essentiel. Cette crise englobe plusieurs éléments : d’une part, les effets dus aux sanctions et blocus émanant des pays centraux, que nous appelons la Guerre Economique proprement dite, et d’autre part, les facteurs liés à l’épuisement du modèle économique vénézuélien lui-même. 

Dans ce contexte, le secteur culturel a été touché de plein fouet, c’est pourquoi une analyse sur la situation du pays et les mesures palliatives à envisager en ce moment pour ce secteur doit être faite à la lumière d’une réalité antérieure de forte résistance, dans des conditions qui, avant le Covid déjà, pouvaient être qualifiées de conditions de guerre. 

Voici quelques idées et réflexions susceptibles de décrire notre réalité culturelle dans une Caraïbe en état de résistance.

  • Le Venezuela a été l’un des pays de la région qui a mis en place des mesures vraiment efficaces contre le Covid-19, comme le montrent les indicateurs – confirmés par l’OMS – qui présentent l’une des courbes de cas les plus plates de la région; ces mesures ayant eu pour effet, non seulement de réduire fortement la contagion, mais aussi de maintenir un taux très bas de mortalité, alors que le taux de dépistages (gratuits) est le plus élevé du continent.
  • Les mesures préventives prises par l’Etat ont accompagné l’évolution des politiques visant à enrayer en amont cette nouvelle crise. Dans un pays assiégé comme le nôtre, ces politiques se sont focalisées sur la base de la Pyramide de Waslow, basée sur deux axes essentiels : 
  •  L’accès à des aliments subventionnés au travers des Conseils Locaux d’Approvisionnement et de Production (CLAP), 
  •  et l’attribution d’allocations à divers secteurs sociaux par l’intermédiaire du système “Carnet de la Patria”. 

Ce système est un mécanisme que nous pourrions réexaminer dans le cadre de la reprise d’un débat historique sur la nécessité d’un revenu universel, après la pandémie. 

Ces politiques ont été conçues pour la protection de la population en général, et plus particulièrement pour les zones populaires et les secteurs les plus vulnérables.  Ce ne sont donc pas des mesures prises uniquement pour le secteur culturel. Pourtant, un certain nombre d’artistes et de créateurs de culture bénéficient de ces prestations ; je trouve donc important de présenter ces dispositifs, qui font partie du paysage actuel.

Photos: Cacica Honta/ Cacri Photos

Evidemment, face à une situation d’hyperinflation et de dollarisation de l’économie, face à un dollar qui augmente de jour en jour de manière exponentielle et indiscriminée, et fait bondir les prix des biens de consommation, ces bons représenteraient dans le meilleur des cas des allocations de subsistance.

Au niveau du Ministère de la Culture, organisme responsable de la politique culturelle au niveau de l’Etat, aucune politique officielle d’inclusion de ce secteur n’a été menée. Cependant, divers organismes publics ont développé des programmes afin de réinventer leurs activités suivant trois axes : la formation en ligne, la reconversion numérique de certains espaces (par exemple, les festivals) et la remise d’allocations comme encouragement à la création.

Diverses expériences ont été menées par des gouvernements locaux comme la Mairie de Caracas, non seulement dans le but d’ouvrir des champs de possibilités pour les artistes et les créateurs ou dans certains cas, de préserver des contrats antérieurs, mais aussi pour garantir une offre de consommation culturelle aux citoyens.

En voici quelques exemples :

  • L’un des évènements qu’il me paraît essentiel d’analyser en ce moment, sont les tentatives de reconfiguration analogique de l’activité culturelle entrepris par la mouvance indépendante, et parfois par la Mairie. Je me réfère à diverses activités expérimentées dans la rue et sur tout le territoire, à la réalisation d’évènements sans public à proximité immédiate et dans des zones de forte densité de population comme les zones urbaines ou celles dont la situation géographique le permet. Des équipements y sont installés pour l’organisation de concerts, d’activités ou de “sérénades”, tout en respectant les mesures de distanciation sociale, ce qui permet de créer des espaces de divertissement et de consommation culturelle.

Voici quelques exemples de ces expérimentations analogiques : 

  • Les activités de Radio Verdura (système sonore Tiuna+Tiuna El Fuerte 

On peut les regarder dans l’article suivant  

Photos: Giuliano Salvatore / CACRI photos

Photo: Dikó/ Cacri Photos

Pourquoi nous paraît-il si important d’évaluer ces expériences ? 

Parce que dans un pays où l’accès à internet est précaire, ou la fourniture d’électricité est instable, penser que la seule et unique manière de réinventer le secteur culturel est d’utiliser internet pose problème. 

S’y ajoutent d’autres raisons, découlant toutes des « sanctions » – mesures coercitives unilatérales – occidentales contre le Venezuela, par exemple : 

  •  Les possibilités de rémunération des créateurs et créatrices de ces contenus deviennent de plus en plus précaires;    
  • Il existe des plateformes comme Spotify dont l’accès est bloqué au Venezuela ; dans le cas de Facebook et Instagram, des plateformes existent et fonctionnent mais modifient chaque semaine leurs interdictions et règles d’utilisation en fonction de leur promotion et rentabilisation. 

Pour mieux illustrer la situation au Venezuela, nous donnerons un exemple récent qui a agité les réseaux sociaux : le cas de DirectTV, un opérateur de chaînes de télévisions qui, suite aux sanctions états-uniennes, a cessé d’émettre sur le territoire national; dans un pays dont nous venons de vous rappeler la situation de confinement généralisé, et où la consommation culturelle est fortement réduite à la télévision, un tel évènement nous permet d’évaluer le niveau des difficultés  que rencontre ce secteur, et donne un exemple de la dimension géopolitique du conflit qui nous impacte durement. 

A mon avis, le Venezuela a sans cesse démontré, au risque de tomber dans le lieu commun, que « les crises représentent des opportunités ». Comme l’affirme un dicton populaire vénézuélien : “nous sommes un cuir sec, si on l’écrase d’un côté, il se relève de l’autre”. C’est pourquoi, sans minimiser la gravité de cette nouvelle crise liée à la pandémie, je préfère croire, étant une incorrigible optimiste, que les solutions surgiront du terrain. 

Mai et juin sont les mois les plus effervescents pour ce qui est des fêtes populaires au Venezuela, et nos créateurs nous ont démontré que la culture cherchera toujours les formes, les interstices et les moyens qui lui permettront de renaître. Car, pour nous autres créateurs, créer ne se réduit pas à un simple choix, mais est l’expression de la vie même. Ne pas créer, c’est mourir. 

Depuis le 3 mai, date de la Fête de la Croix de Mai, fête de l‘abondance et de la prospérité, la culture populaire s’est mise à expérimenter des dispositifs qui tout en respectant les règles de distanciation sociale, permettent de perpétuer la tradition vivante. C’est pourquoi, voyant de nouvelles activités émerger quotidiennement, je m’approprie les mots d’un grand Vénézuélien Aquiles Nazoa et de son Credo en affirmant que je crois aux pouvoirs créateurs du peuple. Je suis certaine que malgré les moments difficiles que nous traversons, nous trouverons ensemble les meilleures technologies, collaborations et redistributions collectives et en réseau qui nous permettront de rebondir face aux défis de cette nouvelle ère où la culture doit jouer un rôle vital et devrons saisir cette deuxième opportunité qui nous est offerte, pour faire mieux encore.

María Claudia Rossell

Source : https://medium.com/especial-observa-culturas/venezuela-caracas-la-cultura-desde-un-caribe-en-resistencia-3d1e920b4e9a

Traduction : Frédérique Buhl

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Le Venezuela au fond des yeux (5) : le collectif Cacri brosse la vie populaire en temps de pandémie

Cacri est un collectif vénézuélien qui a décidé de mettre la photographie dans la rue. Le groupe des sept ami(e)s est resté actif pendant la période de confinement que traverse le pays et profitent des heures ouvrables (les magasins essentiels ouvrent jusqu’à 14 heures) non seulement pour effectuer leurs emplettes ou démarches, mais aussi pour peindre le moment particulier que vit la nation caraïbe. Le collectif est composé des photographes Maxwell Briceño, Cacica Honta, Carlos Foucault, Marcelo Volpe, Nica Guerrero, Dikó Betancourt et Giuliano Salvatore.

Avant de sortir l’appareil photo, ils prennent toutes les mesures nécessaires pour prendre soin d’eux-mêmes et de leur entourage. Même si la production photographique n’est pas comparable à celle qu’ils ou elles menaient avant la pandémie, ils ont réussi à réaliser un travail important sur le travail de désinfection dans les rues, les visites médicales et le dépistage massif à domicile, la vie chez soi pendant le confinement et l’organisation du pouvoir populaire pour faire face aux problèmes sociaux. (NdT : au 23 mai 2020, le Venezuela a réussi à maintenir le nombre de décès à 10, chiffres confirmés par l’OMS. 74% des 1010 cas sont venus des pays voisins. Le gouvernement bolivarien a mis en place une vaste opération de rapatriement gratuit par les avions de la compagnie publique Conviasa ou d’accueil aux frontières, avec assistance médicale et logistique gratuites également, pour les dizaines de milliers de vénézuélien(ne)s en détresse, fuyant les régimes néo-libéraux qui ont laissé exploser l’hécatombe : Chili, Brésil, Colombie, Equateur ou Pérou.)

Les photographes de Cacri ont été parmi les rares à saisir les images de l’arrivée des premiers compatriotes revenant de Colombie. Ce fut pour eux une expérience unique. Ils n’avaient pas prévu de couvrir ce moment mais lorsqu’ils ont reçu la nouvelle, ils n’ont pas hésité une seconde.

Les compagnons de Cacri ont également documenté la façon dont la vie quotidienne des vénézuélien(ne)s a été transformée, en capturant dans leurs images la transformation de l’économie populaire et les alternatives que les gens ont imaginées pour rendre la pandémie plus supportable. Ils ont profité de cette période pour publier des travaux inédits, grâce à leur compte dans le réseau social instagram @cacriphotos, et continuent à se former à la photographie documentaire et sociale pour dire la patience du peuple vénézuélien.

Source: http://www.ultimasnoticias.com.ve/noticias/coronavirus/historias-de-cuarentena-los-cacri-registran-las-dinamicas-del-pueblo/

Traduction : Thierry Deronne

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Le Venezuela au fond des yeux (4) : « contribuer à écrire l’Histoire » par le photographe Giuliano Salvatore

GiulianoGiuliano Salvatore (photo) est un talentueux réalisateur audiovisuel, documentaliste et photographe vénézuélien. Directeur de photographie chez Salvaje Films et à la coopérative La Célula, Giuliano a contribué à réaliser divers projets audiovisuels, dont le long métrage Juntera (2014). Giuliano a aussi été l’un des premiers photographes que nous avions mis en valeur dans cette série “Esta vida nuestra”.

L’art et la précision dont fait preuve le réalisateur vénézuélien lorsqu’il capte et fixe les expressions des sujets photographiés sous leurs multiples facettes nous étonne toujours encore. Nous avons voulu en savoir davantage sur l’auteur de cet important travail audiovisuel. Voici son histoire.

De quelle partie du Venezuela es-tu originaire ? Parle-nous un peu de toi et de tes débuts dans le pays.

Je suis né à Cumana où j’ai vécu jusqu’à mes dix ans. Ensuite, je suis allé à San Antonio de Los Altos et plus tard à Caracas. A vrai dire, même si en ce moment je ne suis pas un “caraqueno”, je considère Caracas comme mon chez moi, bien que j’aie voulu m’installer dans d’autres endroits du pays depuis un certain temps déjà et que j’ai failli le faire à maintes reprises. Mais plus maintenant. Caracas est tout un pays en lui-même, petit, hétéroclite et isolé du restant du pays. Quand je reste longtemps sans en partir, cette impression se renforce. Puis on sort de la ville, et l’univers que nous pensions être se dilate à l’infini tandis que Caracas se fait toute petite face au reste du monde.

Il est bien évident pour nous autres qui sommes de l’intérieur de ce petit monde, que lorsque nous quittons la ville, nous nous dilatons aussi et nous retrouvons des horizons que nous avions souvent oubliés.

Tu as fait des études littéraires. Qu’est-ce qui t’y a poussé ? Pourrais-tu nous citer un auteur qui t’a influencé ?

J’ai étudié la littérature à l’Université Centrale du Venezuela. Ma mère est écrivaine, j’ai donc passé mon enfance entouré de livres et occupé à lire; jusqu’à mes treize ans, rien ne m’intéressait hormis la lecture. Plus tard, j’ai attrapé le bon filon et me suis mis à écrire de la poésie, et à quinze ans j’avais déjà décidé d’étudier la littérature, bien qu’au fond étudier ne m’intéressait pas vraiment. A cette époque, je voulais surtout connaître des gens qui avaient la même motivation.

L’Université m’a transformé. J’ai un peu traîné les premières années, mais j’ai tenu bon et j’ai même fait une maîtrise en littérature latino-américaine à L’Université Simon Bolivar, dont je me suis échappé juste au moment de passer ma thèse pour réaliser mon premier documentaire, sans jamais y retourner. Beaucoup d’auteurs m’ont influencé : Ramos Sucre, Julio Garmendia, Lezama, Juarroz, Saint-Exupéry, Kafka, Borges, Barthes, Deleuze, Derrida, Mutis, Faulkner, Capote, Cabrera Infante, Miguel Hernandez, Araujo, entre autres.

Comment se sont passés tes débuts dans la photographie ?

Eh bien, il se trouve que je suis aussi fils de photographe, donc la photographie et la littérature m’ont toujours été proches. Très souvent, petit, je m’asseyais sur une petite chaise dans le laboratoire de mon père pour le regarder développer ses photos ; l’ambiance me plaisait beaucoup, le silence, l’odeur du révélateur, la lumière rouge. J’ai grandi dans cette atmosphère dans ma propre maison. Le premier appareil photo à pellicule que j’ai eu entre les mains, préparé par mon père vers mes seize ans, a été un vrai désastre : j’avais bougé en prenant les photos, elles étaient brouillées, floues, l’exposition était mal faite. Je ne m’y suis plus intéressé pendant plusieurs années. Je préférais faire des vidéos.

J’ai réalisé mon premier court métrage avec un ami, à vingt ans. Par la suite, nous en avons fait quelques autres. Puis je suis revenu à la littérature. En 2008, j’ai présenté un film documentaire au Centre National du Cinéma, et il a été accepté. A partir de ce moment, j’ai commencé à tourner des vidéos documentaires. Il y a environ cinq ans, je me suis mis à prendre des photos avec un portable, puis j‘ai utilisé une Canon avec laquelle je faisais presqu’exclusivement des vidéos jusqu’à ce que je l’aie prise au bureau pour commencer à faire de la photo. C’était en 2017. Je faisais déjà de la photo avant, mais pas très sérieusement.

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Quel photographe ou réalisateur -ou leur travail- t’ont-ils influencé ?

Au Venezuela, disons qu’il y a eu mon propre père, Rafael Salvatore, puis Paolo Gasparini, Claudio Perna, Torito, Joaquin Cortez, Alexis Pérez Luna, Antolin Sanchez, Leo Alvarez, Luis Brito et quelques autres. A l’étranger, je crois que c’est Alex Webb qui restait à mes yeux le plus étonnant, techniquement et artistiquement parlant ; il y a eu aussi Blossfeld, Weston, Arbus, Mary Ellen Mark, Brassaï, Marilyn Mugot, Saul Leiter, David Alan Harvey.

Ta série de photographies “La Pastora” publiée le 16 mars nous plait beaucoup. Pourrais-tu nous en dire quelques mots ?

Eh bien, la Commune Altos de Lidice est un lieu qui m’est très proche, politiquement et affectivement parlant, et je connais bien le sérieux et la ferveur avec lesquels les habitant(e)s poursuivent leur action. Je suis allé photographier cela, pas les petits faits de l’existence quotidienne, mais la cohérence de l’effort qu’ils font et la logique qui est la leur, l’état d’esprit qui anime le quotidien.

La photographie est également l’art du temps, aussi bien par rapport au contenu de la photo que de sa publication, et en ce moment, juste au début de la quarantaine, je sens qu’il faut nous rendre compte que nous pouvons prendre en charge par nous-mêmes cette situation, nous mettre en retrait en l’assumant avec courage, efficacité et dévouement. Rien ne vaut une communauté faisant face au problème avec ses propres moyens et de manière solidaire.

A certains moments, on se rend compte que ce qu’il faut réussir à faire, c’est de contribuer à écrire l’Histoire, à fournir des arguments (même si ce n’est qu’une photo) pour qu’ensuite nous revoyions le passé, la photo nous donnant une image de nous-mêmes qui nous plaise ou, en tout cas, nous évoque.

Parlons à présent de matériel. Qu’utilises-tu pour prendre les photos que tu publies sur Instagram ?

Depuis l’an dernier, j’utilise un Sony Alpha 7II, équipé de trois lentilles, de 50 mm, de 14 mm et de 28-70 mm, toutes étant de gamme moyenne ou basse. Avant, j’avais une Canon 60D, avec des lentilles de meilleure qualité parfois, et avec plus de possibilités de distances focales. Mais je n’utilise plus la Canon ni le capteur APSC. La Sony me convient très bien, c’est moi qui dois encore m’améliorer, et beaucoup.

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Quels projets as-tu prévu pour les années à venir ?

J’en ai plusieurs en cours, que je ne pensais pas aussi longs à réaliser. A Caracas, j’aimerais faire un essai sur Altagracia, l’une des communes de Caracas qui me plait le plus, car j’y ai vécu deux ans et je crois bien que c’est là que j’ai commencé à me mettre sérieusement à la photo, même si ce n’était qu’avec un portable ; et un autre sur Santa Rosalia, un bel aménagement urbain de la ville. Mais Caracas m’étouffe un peu, j’aimerais retourner, cette fois avec une caméra photo, à des endroits qui me manquent comme les régions de Barinas, Apure ou Sucre. De plus, en ce moment, l’un de mes grands projets est le collectif dont je fais partie, Cacri Photos et les projets de mes étudiants de UNEARTE.

Pour finir, une question que nous posons à tous nos interviewés en ce moment : que fais-tu pendant le confinement ?

Depuis la deuxième semaine de confinement, je ne suis presque pas sorti faire de photos. Je n’ai pas voulu prendre de risques et je ne savais pas quoi photographier qui ne l’ait déjà été par d’autres collègues. J’ai commencé à écrire sur la photographie comme sur le cinéma, je lis des ouvrages de référence et je regarde aussi des films. Sans oublier de voir des memes et écouter de la musique.

Pour suivre le travail de Giuliano Salvatore sur Instagram: https://www.instagram.com/giuliosalvadio/ et sur Behance: https://www.behance.net/GiulianoSalvatore

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Source: https://estavidanuestra.com/giuliano-salvatore-la-voz-detras-de-las-fotografias/

Traduction: Frédérique Buhl

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Le Venezuela au fond des yeux (3) : le Caracas qu’on ne vous a jamais montré, par Marco Teruggi

Photo: Darwin Canas (Diko)

Reportage: Marco TERUGGI 14.12.2019

Caracas est décrite par les médias traditionnels comme une ville invivable, dangereuse et plongée dans la pauvreté. Un groupe de photojournalistes a décidé de se mobiliser pour présenter la ville telle qu’elle est en réalité. Sputnik a interviewé deux membres de la Callejera Criolla (CACRI), un collectif qui montre la capitale vénézuélienne dans toute sa vitalité, au fil de sa vie quotidienne.

Caracas semble prisonnière du mythe qui s’est construit autour d’elle : une ville invivable, en proie à des types armés de revolvers et toujours prêts à vous braquer, offrant le spectacle de rues pleines de pauvreté et des zones d’oasis où le dollar est roi. Cette image est le produit d’une construction sociale alimentée par les grands médias qui la reproduisent chaque jour en se basant essentiellement sur le travail de leurs photojournalistes.

Photo de Caracas prise par Marcelo Volpe, membre du collectif Callejera Criolla (CACRI)

C’est ce cliché dominant qui imprègne l’imaginaire de ceux qui ne connaissent pas la capitale du Venezuela ou qui vivent dans ses oasis. La ville en elle-même, cependant, ne correspond pas et ne se réduit pas aux stéréotypes créés à son sujet. Caracas abrite plusieurs villes mais peu de travaux photographiques les exposent.

“Le Collectif de photojournalistes “Callejera Criolla” a été créé dans l’objectif de déconstruire les mythes qui l’entourent. L’ambition initiale du CACRI était de révéler un pays très différent de l’image qu’en a élaboré la stratégie de la droite, qui dépeint à grands traits un pays chaotique, faisant face à une guerre civile et dont la société s’effondre”, explique Giuliano Salvatore, qui fait partie du Collectif Callejera Criolla (CACRI) créé cette année par un groupe de sept reporters.

Ils ont commencé à se mettre en relation à partir de mi 2019. Salvatore, Maxwell, Briceno, Marcelo Volpe, Darwin Canas -alias Diko-, Nica Guerrero, Carlos Foucault et Cacica Honta ont intégré le Collectif chacun avec son projet personnel. Cependant l’idée n’était pas de promouvoir leur travail individuel mais de faire émerger un projet collectif ; l’objectif premier étant de d’inverser l’image hégémonique donnée sur le Venezuela, les Vénézuéliens et Vénézuéliennes”, précise Salvatore.

“L’esprit du projet initial était de faire appel à des photojournalistes qui couvriraient le champ de l’une des rives du fleuve politique et s’identifieraient avec le courant de la gauche ; à aucun moment il n’a été question que le travail de ce Collectif soit apolitique”.

UNE VILLE SANS IMAGE

Caracas a des frontières internes. L’une d’elle, la plus importante, divise l’est de l’ouest ; c’est celle qui sépare les zones économiques aisées et les classes populaires. Il ne s’agit pas d’un découpage linéaire – Petare, le plus grand faubourg populaire de la ville, se trouve par exemple à l’est-, mais cette coupure relève à la fois de l’imaginaire et de la réalité : les classes moyenne et supérieure qui vivent à l’est ne mettent généralement pas les pieds à l’ouest.

La partie ouest représente le cœur même de la ville, avec la Place Bolivar, les institutions publiques, le palais présidentiel, le Panthéon, le centre-ville. Un centre-ville qui est lui-même entouré de quartiers populaires comme 23 de Enero, Catia, La PastoraSarria ou San Agustín.

Tous les membres du CACRI vivent à l’ouest, ont grandi dans ses rues, fréquentent ses bars, partagent ses discussions et son quotidien. “Nous prenons des photos lors de nos activités quotidiennes, en relation avec nos vies sociale et professionnelle”, dit Salvatore. Et comme l’exprime bien le nom du Collectif, la rue est l’axe central de son activité.

Garçon jouant au ballon à La Pastora, Caracas. Photo de Cacica Honta.

L’appartenance au milieu et la manière d’aborder les personnes interviewées surprennent ceux qui regardent nos photos : “Comment faites-vous pour sortir dans la rue sans vous faire voler ?” car tout le monde considère Caracas comme un endroit dangereux. Tout le monde pense : “Si je sors dans la rue, on va m’agresser”, donc les gens retrouvent leur motivation en voyant notre travail, en constatant que “nous sortons capter la réalité quotidienne sans rencontrer aucun problème”, remarque Briceno.

Comme nous l’explique Salvatore, “les photos ne sont pas prises depuis une voiture ou une moto en marche, en cachette. Mais en pleine avenue, au milieu de la rue, sur une place, dans une démarche de rencontre entre le photographe et la personne photographiée”.

C’est l’une des dimensions politiques du travail réalisé par le CACRI, une partie de notre approche qui consiste à montrer une ville différente, dynamique, vivante prenant en photo des endroits dont les gens pensent “qu’on ne devrait pas sortir une caméra ici” ; ce n’est donc pas seulement le thème de la photo mais son existence même qui importe dans le cadre d’une ville qui aux yeux du plus grand nombre est la ville la plus dangereuse de la planète”.

LA VILLE MUTANTE

Coiffeur de rue à Caracas. Photo de Giuliano Salvatore.

Caracas a changé au cours des trois dernières années. L’une de ces transformations a eu lieu dans les rues mêmes et résulte d’une économie qui est sous le joug d’un blocus international, donc affaiblie et en crise. “La crise a poussé la population à sortir davantage en public, les dynamiques sociales, professionnelles, affectives, familiales et culturelles ont été incitées à réinvestir la rue sous l’effet de la crise”, selon l’analyse de Salvatore.

L’économie de rue a pris une place fondamentale dans une économie déjà coutumière de l’informalité, “caractérisée par la débrouille”, explique le photographe. C’est ainsi qu’apparaissent des services comme celui de coiffeurs de rue qui se sont multipliés dans toute la ville.

La ville est beaucoup plus riche visuellement et ce que nous photographions, c’est cette vie quotidienne forcée par la crise à être ce qu’elle est devenue, la population s’efforçant de définir sa propre dynamique ; l’Etat apporte des solutions ponctuelles au niveau économique, comme les Comités Locaux d’Approvisionnement et de Production, les allocations, mais une autre partie de l’économie est gérée par le peuple lui-même via le travail informel et les transferts des vénézuéliens de l’extérieur.

Le CACRI montre cette réalité quotidienne, la vie qui se renouvelle au milieu de l’adversité, “dans une période difficile mais pas aussi désastreuse qu’on le prétend à l’étranger car tu sors dans la rue et tu vois le Venezuela en train de travailler et de régler ses problèmes quotidiens”, dit Briceno. La ville ne s’arrête jamais et la ville, ce sont aussi ses habitants.

Beaucoup de gens ne sont plus là, cela aussi fait partie de la mutation de Caracas et du pays. Briceno raconte qu’il a reçu de nombreux messages de ceux qui ont quitté le pays, qui disent en voyant les photos:”Waouh, pour un instant je me suis retrouvé au pays!” ; ils se nourrissent de ces images.

Vie quotidienne à Caracas. Photo: Carlos Foucault

Salvatore définit un nouveau sujet vénézuélien qui n’existait pas encore il y a quelques années en arrière “de manière massive” : il s’agit du migrant : “nous sommes à peine en train de le décrypter, lui-même aussi bien que la relation entre nous qui sommes restés et lui qui est parti ; et simultanément le nouveau sujet que nous sommes en tant que “ceux qui sont restés”. La photo représente une passerelle qui “contribue à ce que le lien symbolique et affectif entre nous ne se brise pas”, explique-t-il. Le CACRI a une image positive au sens moral du terme, notre apport à nous qui sommes restés, ceux qui sont partis se reliant ainsi à Caracas dans une logique de retrouvailles, de nostalgie.

UNE VILLE QUI RÉSISTE

Garçons jouant au ballon le soir à Caracas. Photo: Nica Guerrero

Le travail réalisé par le CACRI nous montre une autre facette de la ville, sans retouches numériques : “nous ne modifions quasiment jamais la couleur du ciel, il ne s’agit pas d’une photographie basée sur une reconfiguration technique et technologique de l’image, c’est une image réelle, documentaire ; une relation historique s’établit entre la population et la photo et tu te retrouves devant une réalité authentique”, nous dit Salvatore. C’est ce qui rend la photo crédible, c’est ainsi que nous décrivons une ville invisible occultée par l’image hégémonique qui en est donnée.

Le CACRI s’efforce “d’évacuer les préjugés visuels concernant ce qui est bon ou mauvais, photographiable ou non, les sujets pouvant entrer dans le champ de la caméra et ceux qui ne le devraient pas”. Les photos montrent par conséquent une ville qui résiste de multiples façons, une ville qui appartient à ceux qui sont debout jour après jour pour vendre de la nourriture, couper les cheveux, ceux qui montent dans un autobus, se réunissent dans leur quartier, surmontant les difficultés causées par l’augmentation et des prix et l’éloignement de ceux qui sont partis. Ce sont de multiples façons de résister qui, prises dans leur ensemble, créent une vie quotidienne que cherche à détruire la tentative d’étranglement dirigée contre le Venezuela depuis l’étranger.

“Cette stratégie d’asphyxie consiste à détruire notre quotidien, à s’attaquer à ce qui est le plus fondamental, la nourriture, le temps de repos, les relations affectives entre les personnes : maintenir malgré tout cette vie quotidienne représente donc une réponse forte à cette stratégie ; démontrer que nous sommes toujours présents et que nos liens sociaux subsistent est la meilleure  riposte que nous puissions opposer à ce qui représente le nœud gordien de l’attaque extérieure”, selon Giuliano Salvatore.

Le travail réalisé par le CACRI est un miroir qui reflète Caracas et ses habitants sous un jour que les médias traditionnels occultent ou que ceux qui habitent dans leurs oasis dollarisées ne connaissent pas. C’est une ville vivante, traversée de contradictions, de personnes bien réelles qui rient, font face, souffrent, se lèvent chaque matin pour façonner un pays, former une patrie.

Source: https://mundo.sputniknews.com/reportajes/201912141089646358-la-caracas-que-nunca-te-mostraron–fotos/

Traduction: Frédérique Buhl

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Le Venezuela au fond des yeux (2): Carolina Cruz

La photographe Carolina Cruz (à gauche)

Thierry Deronne – Comment vois-tu le visage d’une photographie révolutionnaire dans un pays soumis depuis si longtemps et, aujourd’hui encore, à la culture publicitaire et au marketing politique ?

Carolina Cruz – Il est très complexe de parler de la culture publicitaire. Une des grandes victoires du capitalisme est son hégémonie culturelle, symbolique. Depuis toujours, nous sommes bombardés, ceux d’entre nous qui avons grandi dans les espaces urbains du moins, par le culte publicitaire du « beau », du parfait et du standardisé, on trouve à peine dans la publicité des gens qui ne répondent pas aux paramètres occidentaux de la beauté. Les quelques campagnes publicitaires qui en sortent, comme Femmes réelles de Dove ou United Colors Of Benetton, ne sont en définitive que des variations du modèle sur un mode « détonant » .

Bien entendu, le Venezuela n’a pas échappé à cette globalisation. Cependant, il y a un avant et un après dans la visibilisation du peuple : nous devons cette rupture à la Révolution bolivarienne. Cette image nouvelle ne découle pas bien sûr de la publicité commerciale mais d’une volonté politique de donner un visage à ce peuple qui, pour la droite propriétaire de la majorité des médias de ce pays, n’était qu’une masse amorphe.

Rendre visibles les éternels invisibilisés, objectif déjà difficile dans n’importe quel contexte, se révèle d’autant plus ardu dans un pays comme le Venezuela qui mène depuis 20 ans la bataille de la multipolarité face à un monde hégémonique, unipolaire. Tous les outils de communication dont dispose le capitalisme (les outils traditionnels et ceux qui sont en cours de développement et d’essai) sont activés pour mentir, invisibiliser et manipuler, ordonner les succès et les erreurs de la Révolution bolivarienne dans le storytelling de la « dictature », du « gouvernement failli », de la « banqueroute du socialisme ». Un exemple de ce sens commun indépassable est le rapport de la Haute-Commissaire des Nations Unies, Michelle Bachelet, qui fait disparaître la majorité des victimes – celles de la déstabilisation violente de l’extrême droite urbaine et celles des tueurs à gages des grands propriétaires terriens -, « éliminant » non seulement les faits mais l’existence même d’un groupe de population dont le défaut est d’appartenir à l’être chaviste.

Cette contextualisation est fondamentale pour répondre à ta question sur ce que serait une photographie révolutionnaire. Elle ne peut naître, comme tout fait révolutionnaire, que d’un besoin. Je vois avec beaucoup d’espoir la tendance parmi nous, les photographes né(e)s à la chaleur d’un processus révolutionnaire, de vouloir concrétiser la possibilité d’une société égalitaire, de considérer que la politique n’est plus le domaine réservé de fonctionnaires publics. De comprendre sur la base de cette prémisse, que les femmes et les hommes pauvres nous sommes des sujets politiques qui avons la pleine capacité de planifier/exécuter les politiques, d’en organiser le contrôle social de notre espace territorial local, et que nous sommes des sujets actifs dans la politique nationale; je note la volonté de visibiliser ce qui se passe au cœur du quartier, au sommet des escaliers de nos collines, dans les profondeurs rurales, dans les prises de terres, dans toutes ces réalités que les médias hégémoniques de la droite n’ont jamais montrées et que les médias gouvernementaux ont cessé de montrer. J’évoque ces derniers parce que je crois qu’en tant que gouvernement nous avons perdu beaucoup de potentiel en limitant ce qui est montré des processus de construction et des luttes populaires. Les médias d’Etat, dans une révolution, devraient refléter l’intégralité du processus révolutionnaire, avec ses réussites et ses contradictions, mais souvent cela en reste aux effets de propagande, aux actions répétitives dans lesquelles beaucoup ne se sentent pas reflétés. C’est là, dans ce manque d’espaces, que s’approfondit ce besoin d’expression qui est collectif, de raconter, de nous raconter et de nous représenter.

La droite a une immense expérience dans l’usage de la photographie comme outil de marketing, tant commercial que politique. Prenons l’exemple des centaines de photos d’une excellente qualité technique qui ont transformé les combattants d’extrême droite et la violence fasciste des rues de Caracas en lutte libertaire; la photographie a ce pouvoir. Je reprends ce point parce qu’il nous mène à la question: à quoi sert la photographie ? Une photographie révolutionnaire doit servir à déconstruire les faux récits que fabrique la droite mais aussi à construire notre discours, à établir notre sens commun, nous devons comprendre clairement, au-delà de notre besoin de nous exprimer individuellement, à quoi servent nos images.

Personnellement je suis militante d’un mouvement social et politique, membre de son équipe de communication, et une grande partie des photos que je réalise servent à construire des messages en phase avec une ligne politique qui vient soit de la conjoncture, soit du projet stratégique; quand nous luttons contre un ennemi aussi puissant que le capitalisme nous devons savoir pourquoi nous faisons les choses, quelle est la stratégie à suivre. Je crois que la photographie doit faire partie d’un “marketing politique” au service des masses, au service des luttes populaires. Pour que cela soit efficace, et serve concrètement les luttes pour une société vraiment juste, nous devons nous former, dépasser notre adversaire en qualité (ce que la capitalisme appelle « être compétitifs »), innover constamment, nous former techniquement dans l’objectif de disputer concrètement et systématiquement le champ auquel nous a amené(e)s l’hégémonie du capital.

Donc, le visage de la photographie révolutionnaire serait celui d’un outil au service des communs, un outil prodigieux pour disputer un projet dans l’imaginaire collectif, je crois que pour que la photographie soit un fait révolutionnaire elle doit dépasser cette conception bourgeoise de l’art comme processus individuel et embrasser le processus collectif; elle doit se sentir et se comprendre comme un processus collectif. La révolution bolivarienne a besoin de toutes et de tous selon leurs potentiels et leurs talents, et nous qui d’une certaine façon manions les outils communicationnels devons les mettre au service des luttes populaires.

Si la photographie est une relation avec l’autre, qu’as-tu appris des paysan(ne)s, ont-elles, ont-ils modifié ta façon de travailler, de penser tes images ?

C’est une question très intéressante, il y a différentes situations dans lesquelles nous prenons des photos sans connaître les gens que nous représentons, alors que dans d’autres cas je photographie des compagnes(on)s militant(e)s, que je connais pour certain(e)s et que je découvre pour d’autres, mais en général j’ai déjà une idée ou la possibilité de savoir quelles sont leurs histoires. Dans quelques cas j’ai pu partager quelques jours avec eux dans leurs vies quotidiennes et cette coexistence nous fait toujours voir des gens depuis un autre lieu. La règle veut que ce « lieu » finisse par être celui de l’affection et de l’admiration.

Je pourrais mentionner beaucoup de choses concrètes que j’ai apprises sur l’art de semer, sur les soins de la terre et des animaux, mais je pense que la chose la plus enrichissante a été de voir comment la persévérance, le dévouement et la volonté des gens se matérialisent dans une lutte. L’histoire de la lutte pour la terre est jalonnée de grandes douleurs, de carences, de beaucoup d’impuissance et de mépris, mais tout cela finit par trouver une issue transformatrice dans l’énorme dignité non quantifiable qui s’incarne dans nos paysannes et nos paysans. Cette dignité et cette ténacité me mènent parfois à un dilemme essentiellement esthétique. Parfois les situations, la nécessité politique nous poussent à cadrer dans le viseur les carences et la douleur, cependant les paysan(ne)s se perçoivent rarement eux-mêmes ou elles-mêmes comme des victimes, comme des sujets gris, à fortiori au Venezuela où le sens de l’humour reste de mise même dans les situations les plus tendues. Ainsi, cette image de dignité (j’utilise beaucoup le mot dignité parce que c’est le mot que j’associe immédiatement aux femmes et aux hommes qui luttent pour la terre) me donne envie de les représenter comme je les vois et comme je les perçois: comme un groupe plein d’énergie et de joie.

Il y a des situations dans lesquelles prévalent la tristesse et la frustration, j’ai dû accompagner des entrevues à des personnes dont les familles, des amis ou des compagnons avaient été assassinés par des tueurs à gage des mafias agraires et parfois il est difficile de ne pas sentir comme envahisseur d’un moment qui devrait rester intime; ce respect de l’humanité des compagnes et compagnons dont je tire le portrait reste présent dans la façon dont je travaille, dont je compose. Par conséquent, je dois dire que ma relation avec les compagnes et compagnons n’a pas modifié ma manière de travailler, elle l’a déterminée. J’ai le privilège de me former comme photographe (et je sens que c’est un processus constant dans lequel je débute à peine) en accompagnant ces luttes et c’est cela qui a déterminé ma formation éthique et les décisions esthétiques.

Quels sont tes projets ou tes rêves en tant que photographe, que femme, que citoyenne ?

Je crois nécessaire d’ajouter un aspect qui unifie la photographe, la femme et la citoyenne : la militante. Croître avec Chávez (quand il a été élu, j’avais cinq ans), appartenir à la vaste génération née de la révolution bolivarienne, être aujourd’hui membre d’une organisation concrète dotée d’un horizon politique, fait que chaque aspect de ma vie, présente et future, se lit à travers le prisme de la militance pour un monde plus juste et humain. Comme photographe, femme et militante, j’aspire à accompagner par mon travail autant de luttes, de personnes et d’espaces invisibilisés que possible et de contribuer à la construction d’une nouvelle géométrie du pouvoir pour continuer à approfondir une Amérique Latine humaine, souveraine, égalitaire, unie et en paix.

Photos: Carolina Cruz

Compte Twitter: @skap606

Compte Facebook: https://www.facebook.com/skap606

Compte Instagram: https://www.instagram.com/zuipa06/

Traduction: Thierry Deronne

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Le Venezuela au fond des yeux (1): Albert Cañas

Face à l’objectif médiatique de fixer notre imaginaire, Venezuelainfos poursuit doucement son travail de le ressourcer au réel. Nous vous invitons à un voyage au long cours à la rencontre de la jeune génération des photographes vénézuélien(ne)s. Après une première étape parmi les photos de Cacica Honta, voici un avant-goût de celles de l’ami Albert Cañas.

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Le photographe vénézuélien Albert Cañas.

Thierry Deronne – En quoi le fait d’avoir grandi dans le “barrio” (quartier populaire) influence-t-il ta manière de regarder Caracas ?

Albert Cañas – J’ai grandi à La Pastora, un secteur populaire qui est une icône traditionnelle de Caracas. J’ai appris à regarder ma ville à partir de la vie en commun et de la chaleur du “barrio”. Pendant longtemps je n’ai pas eu le besoin de quitter mon quartier: ma vie entière s’y déroulait. Quand j’ai commencé à parcourir la ville, adolescent, j’ai découvert les classes sociales, j’ai appris que les stations de métro ressemblent à leurs noms, que des gens vivent dans des maisons très pauvres, d’autres dans des immeubles ou dans des maisons de luxe. Naître et vivre dans le barrio a forgé mon caractère, m’a fait aimer la lutte pour montrer son meilleur visage, expliquer qu’il ne peut être réduit à la délinquance. Quand j’ai commencé à faire des photos il y a environ dix ans, j’ai toujours pensé à dépeindre la ville que je vois comme une ville merveilleuse habitée par des gens merveilleux. Puis j’ai roulé ma bosse dans toutes sortes de médias, avec ou sans contrat.

Plonger dans le monde du journalisme m’a amené à comprendre qu’il s’agit d’une fonction sociale, des gens pour les gens, et c’est ce que je veux appliquer dans mon travail. Être la voix et le moyen de celui qui n’a pas de visibilité, être la voix du créateur qui n’a pas d’espace pour montrer son art, du poète qui écrit dans l’anonymat, être la voix qui dénonce l’injustice et l’indifférence. 

T.D. – Quelle expérience en tires-tu, quel devrait être pour toi un média au service d’un peuple et d’une révolution ?

A.C.-  Ce n’est pas moi qui ai le plus travaillé dans la rue mais j’ai réalisé chacun de mes reportages avec passion. J’ai développé une bonne partie de mon travail à partir de mes propres envies, sans qu’il soit commandé ni couvert par personne, ce furent des enquêtes que j’ai menées pour mon propre compte. Mon rêve de journaliste est de faire le travail juste, ne pas travailler sous couvert d’un salaire. Chaque espace dans lequel j’ai travaillé et les personnes avec qui j’ai collaboré ont laissé leur trace en moi, j’ai eu la chance de travailler avec de grands professionnels du journalisme et de chacun d’eux j’ai essayé d’apprendre le plus possible. L’un d’eux m’a dit “tout peut être dit, tout, il faut savoir comment le dire”.

Je considère que les médias, les journalistes, doivent fonctionner au-delà des partis politiques. Malheureusement nous nous convertissons souvent en porte-paroles et en propagandistes d’intérêts externes au champ social, repliés sur les conférences de presse ou le suivi de Twitter. C’est un phénomène que je rejette totalement: c’est dans la rue qu’est la vérité, avec les gens, nous ne pouvons en rester à la vérité des maires, des ministres, des députés, des porte-paroles de l’opposition ou du gouvernement. Une citation dans une note de presse ne suffit pas. Une information a beaucoup d’aspects et il faut les envisager tous. Bref: le journalisme doit être social, pour protéger les gens et non les partis. Souvent on choisit de ne pas mentionner une information parce qu’elle affecte un parti, une institution, un politicien, cela n’est pas correct. Le journalisme doit être un espace de consultation y compris pour les politiques eux-mêmes, un moyen qui permette par exemple à un président de s’informer de ce qui se passe, c’est cela pour moi révolutionner le journalisme: un journalisme sans censure, qui se reconnaît comme l’arme la plus puissante d’un peuple.

T.D. – Tout ce peuple que tu photographies, comment réagit-il à ta production, que t’a-t-il appris dans ta pratique photographique, l’as-tu modifiée à travers cette rencontre ?

A.C. – Quand j’ai commencé à faire des photos, je me consacrais beaucoup au paysagisme et à l’architecture, j’avais beaucoup de mal à me rapprocher des gens pour leur demander de prendre une photo. Quand je me suis mis à écrire et à faire des reportages, j’ai vécu de mauvaises expériences parce que les gens n’aiment pas qu’on fasse des images d’eux s’ils ne savent pas pourquoi on les fait. Quand ai-je perdu cette peur ? Je n’en sais rien. J’ai appris à sentir la relation, à me rapprocher, à parler avec les personnes, à leur expliquer ce que je faisais là, et pourquoi je le faisais, et crois-moi, ce fut merveilleux. Quand les gens savent que tu es là pour raconter leur histoire, pour montrer leur essence par une photographie, ils sont très heureux. Parfois ils ont du mal à le croire, parce qu’ils n’ont jamais vécu cela. Quand tu te montres chaleureux, ils s’ouvrent et montrent qui ils sont, et parlent, parlent, te demandent comment tu veux prendre la photo, d’une certaine manière ils veulent que tu fasses un bon travail.

Dans mon cas personnel je remplis la double fonction: j’écris et je fais les photos, ce qui est très gratifiant en général. Parfois des choses m’échappent, je tente de capturer dans le portrait l’image vivante de celles et ceux qui me racontent leur vie mais je dois veiller aussi à ce qu’ils me confient toutes les données, c’est pourquoi parfois mes travaux ressemblent plus à une chronique qu’à un reportage formel. Je vis l’instant dans un rapport plus libre: plus qu’une interview, nous soutenons une conversation qui me permet de poser des questions à mesure que les personnes parlent, et quand on y pense le moins, et qu’ils ont oublié l’appareil, je prends la photo.

Le site d’Alberto Cañas : https://albertenriquebox.wixsite.com/trebla/

Sur Facebook : https://www.facebook.com/el.trebla.1

Ci-dessus: ils sont à Caracas depuis 15 mois maintenant, plus de 600 hommes et femmes, et tous ont plus de 50 ans, certains près de 80 ans. Qui allait penser qu’à ce stade de leur vie, ils ou elles seraient obligé(e)s de descendre dans la rue pour réclamer l’argent qui leur est dû. Cette histoire commence à l’époque où ils travaillaient pour la transnationale états-unienne Exxon Mobil. Lorsque celle-ci abandonna le pays, elle signa un accord avec la compagnie publique du pétrole PDVSA, le Ministère du Travail et la Présidence pour payer chacun des employés dont l’Etat se faisait désormais responsable. Selon les travailleurs, les paiements ont bien commencé à être effectués, d’abord à la haute direction, à certains syndicalistes et dirigeants mais pour l’heure eux, ils ou elles, restent dans la rue, dans l’attente de recevoir leur dû…

La ballerine aux pieds nus.

La ballerine aux pieds nus.

C'est un rituel à Caracas: le vendeur de hot dogs est l'un des travailleurs de la rue qui travaille le plus, c'est courant de voir un chariot avec plus de 10 personnes en train de manger et le gars affairé mais détendu, qui garde un calme parfait, tu lui demandes le hot dog et il te le prépare en moins d'une minute, "sans oignon, rien que des frites, sans moutarde ou avec tout". J'aime le son des pinces quand il commence à mettre l'oignon, le chou et les pommes de terre frites, un bon maître sait comment verser la sauce avec rapidité et précision pendant qu'il vous lance une blague sur la saucisse à l'intérieur. Merde, nom de Dieu, de vrais salopards.

C’est un rituel à Caracas: le vendeur de hot dogs est l’un des travailleurs de la rue qui a le plus à faire, il est courant de voir un chariot avec plus de 10 personnes en train de manger et le gars affairé mais détendu, qui garde un calme parfait, tu lui demandes le hot dog et il te le prépare en moins d’une minute, « sans oignon, rien que des frites, sans moutarde ou avec tout ». J’aime le son des pinces quand il commence à mettre l’oignon, le chou et les pommes de terre frites, un bon maître sait comment verser la sauce avec rapidité et précision pendant qu’il vous lance une blague sur la saucisse à l’intérieur. Merde, nom de Dieu, de vraies canailles.

Le rémouleur qui fait des miracles avec les vieux couteaux et refuse que tu le payes avant la fin du travail

La Pastora: nostalgie du quartier natal où les arbres voudraient parfois se toucher

Charly, le portier des restaurants de La Candelaria. “Pourquoi tu t’habilles comme ça?” “Parce que ça me plaît”.

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Créer ensemble. Avec les amis, complices, les peintres des murs du barrio.

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Le culte de San Juan, le solstice d’été et l’arrivée des pluies. L’héritage vivant de la culture afro-descendante qui une fois par an invoque en chantant ce saint et lui joue du tambour pour le faire sortir du Vatican et l’emmener à la côte. San Juan est plus à nous qu’à eux. Quartier de San Juan (Caracas). « Demande ce que tu veux au saint »

Photos et légendes: Albert Cañas.

Traduction: T.D.

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