En Occident il y a bien longtemps que la gauche n‘ose plus parler de démocratiser la propriété des médias. Les grands groupes privés imposent leur image du monde au service public et… balisent l'imaginaire de la gauche. Comme le Venezuela construit une démocratie participative et bat les records en nombre d'élections, les grands médias personnalisent le processus : «Chavez ceci», «Maduro cela», «populiste», «dictateur». Ceci est le journal d'une révolution, aux antipodes de l’AFP ou de Reuters
En février 2023, à la suite d’une réunion avec la commune « Las Cinco Fortalezas » de Cumanacoa, au Venezuela, la brigade Argelia Laya de l’Union communarde a entamé un travail spécifique pour les vingt foyers alimentaires (« casas de alimentacion ») de la municipalité de Montes, dans l’État de Sucre. L’objectif est de construire des potagers pour améliorer le menu quotidien servi à plus de 5000 personnes par cette mission sociale créée par le gouvernement bolivarien. La brigade – qui comprend notamment les deux communicatrices de la Commune «El Maizal» Dailiz et Eleidys, ainsi que les deux compagnons du Mouvement des Travailleurs Sans Terre de Brésil Jorge et Felipe – est reçue par Vanessa Pérez, porte-parole de « Las Cinco Fortalezas », à l’antenne universitaire de la municipalité de Montes. L’atelier, destiné aux organisations populaires, porte sur la lombriculture et sur la conservation des semences dans les banques de semences des foyers alimentaires. Dans un autre atelier, on apprend à conserver les semences de manière naturelle et saine pour chaque potager, où les chargées de la transformation seront les compagnes cuisinières elles-mêmes. En même temps, des graines de légumes produites par le mouvement social brésilien y sont semées. Ce fut une des demandes du président Chávez lorsqu’il a invité les Sans terre à travailler au Venezuela : produire et reproduire des semences, produire des aliments sains pour le peuple.
Réalisateur et éditeur : Jesús Reyes. Production : Terra TV, République bolivarienne du Venezuela, avril 2023. VO, sous-titres français.
Dans le but de renforcer une méthode originale de pratiquer la communication communarde, des exercices visuels et sonores ont été réalisés pour comprendre, observer et composer des images et des sons à partir des réalités concrètes des communes. Un espace de réflexion et de dialogue constant s’est créé sur la nécessité de construire un imaginaire audiovisuel endogène qui concentre toute la force expressive de la commune.
Production et montage : Victor Hugo Rivera. Production : Terra TV. République bolivarienne du Venezuela, 2023.
Venezuela, janvier 2023. Sur les terres de la résistance héroïque des ex-esclaves emmenés par Guillermo Ribas, le Ministère des Communes et des Mouvements Sociaux – accompagné de membres du mouvement afro-vénézuélien et du Mouvement des Sans Terre du Brésil – se réunit avec la communauté organisée de Mango de Ocoita. Objectif: écouter les critiques et les propositions pour construire un plan de travail commun, entre autres sur la production du cacao comme maillon de la nouvelle économie communale. Reportage sous-titré en français (17 min.). Prod. Terra TV, République Bolivarienne du Venezuela 2023.
Photo: Joel Galindez. « De très longs processus de résistance ont laissé une graine qui s’est finalement transformée en un projet communal. Nous devons nous pencher sur notre histoire pour comprendre notre présent. »
Au sud de l’État de Yaracuy, Urachiche est une commune nichée entre les montagnes d’Aroa et les plaines qui s’ouvrent sur les llanos vénézuéliens. Elle a une longue histoire de lutte et constitue, avec la commune voisine de Bruzual, le cœur du culte dynamique de María Lionza, une déesse syncrétique qui rassemble des traditions indigènes et africaines.
Urachiche abrite également deux communes étroitement liées : Hugo Chávez et Alí Primera. Nous découvrons ici l’histoire de ces communes et leurs luttes pour le contrôle collectif de la terre.
Photos : Joel Galíndez est membre de la coopérative du Fundo San Simón et parlementaire des organisations socio-productives de la commune Hugo Chávez | Germán Prado est porte-parole de la commune Hugo Chávez | Arturo Cordero est communard, fondateur des communes, et conseiller municipal d’Urachiche | José Alvarado est membre de la Commune d’Alí Primera | Wladimir Alvarado est parlementaire de la Commune d’Alí Primera et producteur de café | Ana Morales est parlementaire de la Commune d’Alí Primera et membre de la banque communale. (Voces Urgentes)
La résistance à la colonisation espagnole et le « cumbe »
Joel Galíndez : Ce que nous voyons aujourd’hui prendre forme ici à Urachiche s’inscrit dans le courant historique. Les processus de résistance de longue date ont laissé une graine qui a fini par se transformer en un projet communautaire. Nous devons regarder notre histoire pour comprendre notre présent.
Notre lutte a commencé lorsque les peuples indigènes ont résisté à la colonisation, qui a été suivie par la création des cumbes. Les cumbes étaient des communautés égalitaires où les personnes qui avaient échappé à l’esclavage s’associaient aux peuples indigènes pour vivre librement en marge de l’empire espagnol.
Ces terres ont également vu les paysans s’unir à José Antonio Páez dans la lutte pour l’indépendance. Ce sont les pardos [que l’on peut traduire par peuple brun] qui ont mené les guerres d’indépendance, et ils peuvent revendiquer l’indépendance du Venezuela comme leur propre victoire autant que celle de Bolívar. Cette victoire a jeté les bases d’un avenir prospère, mais l’oligarchie est retournée à ses anciennes habitudes.
La guerre d’indépendance [1810-23] et la trahison du projet émancipateur qui s’ensuivit furent suivies de la guerre fédérale [milieu du XIXe siècle], lorsque le peuple fit sien le slogan d’Ezequiel Zamora « Terre et hommes libres » [tierra y hombres libres]. Quelque 300 ans de lutte et de guerre ont culminé avec la mort de Zamora et les intérêts oligarchiques semblaient s’installer pour de bon… Mais est-ce le cas ? En fait, les gens ont continué à lutter ici, dans le sud de Yaracuy. Plus tard, dans les années 1960, la guérilla a fait de ces montagnes son port d’attache.
Douglas Bravo [un des commandants de la guérilla vénézuélienne] était ici et le commandant Magoya a dirigé un front basé dans ces montagnes. Ils ont laissé leurs enseignements chez nous. Ainsi, alors que les années 1970 ont vu la défaite militaire des Forces armées de libération nationale [FALN], l’héritage de ces hommes et femmes courageux est toujours présent parmi nous.
Nous sommes les héritiers du courant historique, et les communes d’ici sont leur héritage autant qu’elles sont notre fait. Il est triste que certains remettent en question notre passé rebelle et se tournent vers un avenir mercantile, mais le courant historique est dans notre sang et l’avenir, pour nous, va de pair avec notre passé.
Germán Prado : Les traités colonialistes nous disent que les Jirajara, le peuple indigène qui vivait ici, ont été exterminés par les troupes espagnoles en trois ans. Cette histoire n’est que cela : une histoire ! En fait, les Jirajara ont résisté avec des personnes qui fuyaient l’esclavage, et après une longue guerre, les Espagnols ont dû capituler. C’est l’histoire du premier cumbe [communauté marrone].
Arturo Cordero : Les peuples indigènes qui habitaient ces territoires avant la colonisation étaient les Jirajara, mais aussi les tribus Guachire, Chirimagüe et Urachiche. Ils étaient Caribes, et la propriété de la terre était communautaire.
La colonisation de ces territoires s’est produite vers 1539, lorsqu’ils avaient été cédés aux Welser [banquiers allemands à qui la couronne espagnole avait donné le contrôle de ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Venezuela entre 1528 et 1546]. Cependant, en 1552, il y a eu un soulèvement à Buría [Yaracuy], une région montagneuse. Ce fut le premier soulèvement contre les colons espagnols, et il a duré 75 ans.
À cette époque, les Jirajaras et les esclaves qui s’étaient enfuis ont commencé à former des cumbes dans ces terres. Après cette longue guerre, la Couronne espagnole a reconnu la « République des Zambos Nirgua » ou ce que l’on appelle aujourd’hui un « resguardo » [réserve].
Le territoire qui a été déclaré « république » était quatre fois plus grand que n’importe quelle autre réserve. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Yaracuy a été un bastion de la résistance à l’impérialisme et une réserve d’organisation communautaire. Bien avant la Commune de Paris, nous avions des cumbes qui étaient organisées démocratiquement avec des terres communes.
Germán Prado : Nous sommes les héritiers des peuples indigènes qui ont résisté à la violence des colonialistes, et il y a des éléments dans nos communes qui ont des racines dans leur cosmovision. Je vais en souligner un qui est important pour nous : dans les communes Hugo Chávez et Alí Primera, il n’y a pas de gros bonnet ou de gros bras qui dirige, comme c’est le cas dans d’autres organisations. Ici, non seulement nous respectons les préceptes formels établis par la loi des communes, qui sont basés sur l’assemblée, mais notre ADN organisationnel se mêle à l’organisation égalitaire des Jirajaras.
Arturo Cordero : De même, contrairement aux peuples indigènes du nord de Yaracuy, ceux du sud étaient matriarcaux. On peut le voir dans les saints patrons ici, qui sont toujours des femmes et souvent liés aux mythologies précoloniales, alors que dans le nord, les saints patrons sont des hommes. Mais l’héritage matriarcal va au-delà de ces autels : le mode de vie communautaire est également lié à ces formes d’organisation anciennes et nouvelles.
Photo : paysage de la commune Hugo Chavez (Voces Urgentes)
L’indépendance, la guerre fédérale et la trahison
Arturo Cordero : La Ley de Haberes Militares [loi sur les possessions militaires] de Bolívar de 1817 a constitué une réforme agraire radicale. Elle remettait les terres prises à la Couronne et aux colons aux soldats et officiers patriotes. Toutefois, les années suivantes ont vu une recomposition des classes et la réforme a été inversée : de nombreux soldats n’avaient pas les moyens de produire sur leurs terres, de sorte que les hommes puissants de la république naissante ont pris le contrôle de la plupart des terres par différents moyens.
Cela s’est produit dans tout le pays. De plus, en 1846, avant la guerre fédérale, Fernando Espinal, un juge d’Urachiche, a statué en faveur des plus puissants, dépossédant les indigènes de leurs terres. C’est ainsi qu’ils sont devenus des serfs [« tributarios »] sur leur propre territoire.
S’ensuivit la guerre fédérale [dirigée par le général Zamora], qui nous a légué le cri de guerre « Terre libérée et hommes libres ». Quelque 150 ans plus tard, ce slogan révolutionnaire a défini une grande partie de ce que la révolution bolivarienne allait essayer de faire dans les zones rurales.
Avec beaucoup d’autres, Prudencio Vásquez et José Blandfort – tous deux originaires d’Urachiche – ont combattu avec Zamora dans les premiers jours de la guerre. En fait, il est documenté que lors d’une conversation entre Zamora et Blandfort, ce dernier a évoqué la thèse de Proudhon selon laquelle « la propriété est un vol ». Ce à quoi Zamora a répondu : « La propriété est un vol quand elle n’est pas le produit du travail ».
Les luttes populaires pour la terre et la dignité provoquèrent la colère de l’oligarchie. Les troupes de Zamora ont été vaincues, mais les braises de la révolution se sont constamment rallumées, car le peuple a poursuivi son combat.
Cent ans plus tard, le peuple a repris les armes contre l’oppresseur.
Photos : De gauche à droite : Un enfant de Maimire, commune Alí Primera ; l’église d’Urachiche ; la commune Alí Primera. (Voces Urgentes)
La guérilla
José Alvarado : Je suis un communiste et un guérillero. J’ai été élevé à Cerro Atravesado, dans les montagnes entre Lara et Yaracuy, dans une famille de paysans pauvres.
Tout a commencé quand j’étais enfant. Alors que l’armée harcelait et dépossédait les travailleurs du campo, la guérilla était respectueuse et solidaire avec les paysans. Quand ils avaient besoin de quelque chose, ils l’achetaient chez nous.
C’est pourquoi j’ai rejoint la guérilla, où j’ai appris à lire et je suis devenu un cadre politico-militaire.
Arturo Cordero : Dès que les FALN ont pris les armes, Urachiche est devenu un épicentre de la guérilla. Un groupe d’hommes armés portant le nom de Livia Gouverneur – une jeune étudiante communiste qui avait été tuée un an auparavant – est entré dans le territoire et a commencé à tisser des liens avec les paysans, qui avaient beaucoup de sympathie pour la cause. Les camarades de Livia Gouverneur faisaient partie du Front José Leonardo Chirinos, plus important.
De nombreux habitants se sont joints à cette lutte de résistance et les montagnes d’Urachiche sont devenues connues dans tout le pays comme un important bastion de guérilleros. En fait, elle est devenue une sorte d’épicentre pour les fronts de guérilleros. Dans la chaîne de montagnes la plus rude qui se trouve derrière nous, à Cerro Atravesado, il y a un endroit appelé la Place Rouge, et c’est là que les fronts de guérilleros se rencontraient.
Des gens comme Calistro Efraín Rojas, l’un des premiers combattants, viennent d’ici, tout comme son fils, notre professeur bien-aimé Felipe Rojas. Magoya, le commandant des guérilleros, a fait de cette terre son port d’attache avec sa femme, la commandante Milagros, qui était en fait originaire d’Urachiche.
Ana Morales : La persécution des guérilleros était brutale : si l’armée les attrapait, ils étaient soit torturés, soit tués. Dans ces montagnes, la sympathie envers les guérilleros était large. Après tout, les gens d’ici étaient eux aussi victimes de la répression et du despotisme de l’État. Ils partageaient la vision de la guérilla pour un monde plus juste. Ils [les guérilleros] étaient aussi des enseignants : beaucoup de gens apprenaient à lire avec eux.
Wladimir Alvarado : Certains disent que la guérilla a été vaincue, mais l’histoire n’est pas si simple. La vérité est qu’ils ont laissé de nombreux enseignements derrière eux. C’est pourquoi je dis que la révolution bolivarienne est l’héritage des luttes passées et que le communisme est un projet que les guérilleros nous ont légué. Nous devons la lutte pour la terre à Zamora, et nous devons le socialisme à la guérilla. En fait, Chávez soulignait souvent l’importance de l’insurrection des années 60 lorsqu’il réfléchissait à notre passé.
Ana Morales : Les guérilleros ont ravivé d’anciennes luttes et nous ont laissé de nombreux enseignements. En fait, Felipe Rojas était notre professeur. Il nous expliquait souvent que le vrai socialisme est une question d’égalité et de solidarité, de vie dans la dignité et de reconstruction des communautés. C’est ce que sont nos communes.
* * *
José Alvarado : Notre lutte remonte à loin. Nous étions déjà sur le terrain – luttant contre l’oligarchie oppressive – bien avant la guerre d’indépendance. En tant que communistes, nous avons souffert de persécutions, mais le plus important est que ces luttes ont laissé derrière elles une communauté organisée.
C’est pourquoi, lorsque Chávez est arrivé, nous étions prêts. Nous avions traversé des années de préparation politique, idéologique et militaire. Nous étions aussi subversifs que Chávez lui-même ! Nous n’avions jamais pensé que nous aurions une révolution par le vote, car nos principaux modèles étaient le Che et Fidel. Mais quand nous avons vu l’homme, nous avons vu le potentiel pour faire une révolution, et les habitants d’Urachiche se sont engagés dans un projet qui s’appellerait d’abord bolivarien et ensuite socialiste.
Il y a encore beaucoup à faire. Il y a beaucoup de contradictions et tout le monde n’est pas engagé dans le socialisme, mais ne vous y trompez pas : ici, dans ces montagnes, les communes et le rêve d’une société communiste sont bien vivants ! Dans les terres basses, en particulier dans les grandes villes, certains ont abandonné, mais ici, le projet est vivant et bien vivant.
Germán Prado : La nôtre est une organisation paysanne et, depuis des siècles, nous luttons pour que la terre revienne à ceux qui la travaillent. Bien sûr, lorsque Chávez est arrivé au pouvoir, la corrélation des forces a changé, mais la lutte continue. C’est pourquoi – avec les peuples indigènes qui ont résisté à l’empire espagnol, avec les paysans qui ont combattu avec Zamora, et avec les guerrilleros qui ont laissé leurs empreintes dans nos montagnes – nous continuons à lutter avec les opprimés.
Arturo Cordero : Urachiche a une longue histoire de lutte, avec au centre la lutte pour avoir la terre et la justice. C’est pourquoi, lorsque Chávez a défini la commune comme le chemin historique vers le socialisme, tout cela a pris un sens pour nous, et c’est pourquoi Urachiche a trois communes combatives : Camunare Rojo (un peu moins active aujourd’hui), Alí Primera, et Hugo Chávez.
Les communes d’Urachiche sont unies dans la lutte : nous avons tous une dette envers nos ancêtres. Nous, les habitants et les paysans, sommes les arrière-petits-enfants des indigènes et des Noirs qui ont résisté à la colonisation ; nous sommes les élèves d’Argimiro Gabaldón [un commandant de la guérilla mort en 1964] et des guérilleros ; et nous sommes les fils et les filles des producteurs de café qui, à partir de 1961, ont réussi à déloger le terrible clan Giménez. Les Giménez étaient une famille qui avait dépouillé les paysans de leurs récoltes pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, les paysans d’Urachiche sont propriétaires des terres où ils produisent et les communes sont au centre de la vie politique d’Urachiche.
Photos : De gauche à droite : Maïs, membres de la commune Hugo Chávez, feu de cuisson à Maimire. (Voces Urgentes)
Entretien réalisé par Cira Pascual Marquina and Chris Gilbert – Venezuelanalysis
L’alliance inédite entre un mouvement social et un gouvernement révolutionnaire, scellée par le président Chávez en 2006, se renforce : le président Nicolas Maduro a demandé à son Ministère des Communes et des Mouvements Sociaux d’intensifier la coopération avec les Sans Terre du Brésil.
Le ministère dirigé par Jorge Arreaza, et le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre du Brésil (MST), représenté par son coordinateur national Joao Pedro Stédile, ont tenu le 30 novembre 2022 une vidéoconférence dans le but de renouveler et d’intensifier le programme de coopération et de travail. Un moment particulièrement propice, a rappelé Arreaza, puisque le Venezuela aborde une nouvelle étape de sa transition vers le socialisme et le Brésil entame une nouvelle étape politique avec la victoire de Lula da Silva.
En août dernier, le président Nicolás Maduro avait déjà demandé aux Sans terre de l’aider à développer un projet agro-écologique de plantation de riz. Des représentants du Mouvement ont alors effectué une visite technique au Complexe électronique de systèmes technologiques d’Alcaraván, situé dans l’État rural de Guárico, et ont étudié la possibilité d’une coopération technique. Le protocole d’accord entre ce mouvement social et le ministère des communes existe déjà et a été signé en 2014, huit ans après le premier accord signé avec le gouvernement bolivarien à la suite d’une visite-surprise du Président Chavez à une terre occupée et mise en production par les Sans Terre au Brésil.
Dans son discours, le ministre des Communes Arreaza, a défini le rapprochement comme une nouvelle étape pour générer une alliance politique, technique, technologique et sociale, une alliance intégrale entre le Venezuela et le Brésil, dans laquelle le Mouvement des Sans Terre (MST) et le ministère des communes et mouvements sociaux du Venezuela sont les principaux interlocuteurs.
Un échange de techniques et de savoirs : le Venezuela met à la disposition du MST les processus et les connaissances sur l’expérience de l’organisation du pouvoir populaire et des organisations communardes comme l’outil technologique Sistema de Integración Comunal (SINCO), plate-forme en ligne créée par le Conseil Fédéral du Gouvernement bolivarien pour maintenir une communication directe avec les Conseils Communaux, les Communes, les Mouvements Sociaux et toute organisation de base qui formule ses propres projets et demande l’appui des ressources de l’État.
« Nous avons toujours compris, en théorie et en pratique, que les changements structurels et sociaux ne sont possibles dans une société que lorsque nous parvenons à une équation qui unit un gouvernement populaire à des mouvements populaires forts et disposant d’une masse organisée. Nous suivons votre expérience vénézuélienne avec grand intérêt, car vous avez la possibilité de réunir cette équation » a déclaré Joao Pedro Stedile, de la coordination nationale du MST brésilien, au début de sa participation, au cours de laquelle il a remercié le Venezuela pour sa solidarité constante dans sa lutte politique.
Stedile a expliqué l’expérience particulière du Mouvement en matière « d’organisation, de production, de vie dans les zones rurales« , afin que le ministère des Communes puisse décider comment en faire bénéficier le Venezuela, un aspect de la coopération qu’il a divisé en plusieurs domaines : l’éducation technique, « nous avons investi beaucoup d’énergie dans le développement d’écoles supérieures d’agroécologie et de coopérativisme » ; la formation politique pour élever le niveau de culture et de conscience ; le contrôle des semences, l’agro-industrie coopérative, les machines et outils agricoles, et les bio-intrants, fondamentaux pour affronter le modèle agro-industriel.
Le coordinateur national des Sans Terre a également avancé l’idée d’établir un bureau ou une antenne à Caracas pour la coordination technologique et scientifique, ce que le ministre Arreaza a accueilli positivement, tandis qu’il a proposé de renforcer l’Institut universitaire d’agroécologie « Paulo Freire », situé à Barinas, né de la coopération avec le Mouvement des Sans Terre, dont le leader a ajouté que des écoles d’agroécologie devraient également être créées dans les organisations communardes. Lors de cette vidéoconférence organisée à Caracas le 30 novembre, les deux parties se sont engagées à maintenir la communication et à établir d’autres réunions directes afin de concrétiser et de faire le suivi de ces actions.
Photo: Messilene Gorete, coordinatrice de l’équipe des Sans Terre du Brésil au Venezuela. « Parfois, à gauche, nous avons des schémas très fermés sur le niveau de préparation et de planification nécessaire pour avancer, et cela peut devenir un obstacle. Au Venezuela, les gens savent que tout cela est nécessaire, mais la créativité – dans un pays où les gens sont très spontanés – est une grande vertu de la révolution bolivarienne. Et la commune vénézuélienne est un modèle dont notre continent a besoin.«
Le Mouvement brésilien des Travailleurs Sans Terre est une puissante organisation paysanne qui lutte pour une réforme agraire radicale et populaire. L’organisation a une longue tradition internationaliste et envoie des brigades de solidarité dans le monde entier pour accompagner les mouvements paysans. Au Venezuela, l’équipe des Sans Terre a été invitée par Hugo Chávez et travaille depuis près de 18 ans. Elle y joue un rôle important dans l’aide aux mouvements communaux et paysans de ce pays des Caraïbes. Entretien avec Messilene Gorete, qui coordonne cette équipe.
L’internationalisme a toujours été important pour le Mouvement des Sans Terre. Ici, au Venezuela, la Brigade Apolônio de Carvalho accompagne les mouvements paysans depuis près de deux décennies. Comment le Mouvement des Sans Terre conçoit-il l’internationalisme ?
L’internationalisme est dans l’ADN de notre organisation. Depuis la naissance de l’organisation, nous appuyons les luttes qui ont lieu au-delà des frontières du Brésil comme si elles étaient les nôtres. Sur le drapeau des Sans Terre, on voit un homme et une femme sur fond de carte du Brésil, mais aussi une machette paysanne qui s’étend au-delà de la frontière. Nous avons intégré l’internationalisme à notre stratégie politique de manière plus formelle, car nous comprenons que la lutte pour la réforme agraire ne peut être menée de manière isolée. Il est nécessaire de construire des liens de solidarité, d’apprendre avec les autres et de lutter ensemble.
Notre internationalisme découle d’une longue tradition en Amérique latine et dans le monde. La révolution cubaine est un exemple clé pour les Sans Terre; l’internationalisme extraordinaire du peuple cubain nous a beaucoup enseigné. Nous avons également appris des luttes de libération en Amérique Centrale, en particulier des brigades internationalistes qui ont accompagné les révolutions sandiniste et salvadorienne. Bien sûr, l’internationalisme bolivarien du processus vénézuélien a également laissé sa marque sur notre organisation. Nous comprenons l’internationalisme à la fois comme un principe et comme une pratique. En tant qu’organisation révolutionnaire, nous ne pouvons survivre que si nous construisons et apprenons avec les autres de manière solidaire.
La brigade Apolônio de Carvalho, l’équipe des Sans Terre basée au Venezuela, tire son nom d’un grand révolutionnaire brésilien : Apolônio est parti en Espagne pour lutter contre Franco avec les Brigades Internationales. Lorsque nous sommes arrivés au Venezuela, nous avons pris ce nom pour lui rendre hommage.
Photos : Le drapeau des Sans Terre du Brésil
L’un des défis auxquels le Venezuela est confronté aujourd’hui est de surmonter la logique rentière qui a transformé l’économie vénézuélienne en une économie dépendante et « portuaire ». Le Mouvement des Sans Terre, fort de sa vaste expérience, accompagne les organisations paysannes et communales dans tout le Venezuela, en promouvant une agriculture durable qui peut rompre avec la dépendance et construire la souveraineté alimentaire.
Comment travaillez-vous avec ces organisations locales ?
La Brigade Apolônio de Carvalho est présente au Venezuela depuis 2005. Hugo Chávez avait demandé que le Mouvement des Sans Terre apporte son expérience au Venezuela et accompagne les organisations paysannes dans la production alimentaire, avec pour objectif la transition vers la souveraineté alimentaire. Nous avons accompagné diverses organisations paysannes dans le pays. Nous avons fait de la production de semences une priorité afin que l’agriculture locale puisse assurer la souveraineté alimentaire du pays. Mais la production de semences ne peut être un objectif isolé. L’objectif est de changer l’ensemble du modèle de production. L’ensemble du modèle doit être radicalement modifié. Pour cela, il faut appliquer un schéma agroécologique intégral.
Dans notre travail, nous nous concentrons également sur les chaînes productives, terme utilisé par Chávez pour désigner le cycle intégral de production, de commercialisation et de consommation des aliments. C’est une chose à laquelle nous devons penser lorsque nous tentons de construire la souveraineté alimentaire. Sortir de l’économie rentière basée sur le pétrole passe par développer une nouvelle conscience. Cependant, cette conscience ne viendra que lorsque de nouvelles pratiques de production et d’organisation commenceront réellement à émerger.
Photos: En 2005, Hugo Chávez a visité le campement du MST de Lagoa do Junco, à Río Grande do Sul, au Brésil. Un accord de coopération a été signé lors de cette visite. (MST)
Avec quels types d’organisations et d’institutions le Mouvement des Sans Terre travaille-t-il au Venezuela ?
À nos débuts, nous avons travaillé avec le mouvement paysan Frente Campesino Ezequiel Zamora. Nous avons également travaillé avec des institutions gouvernementales et des organisations communales. Nous avons assumé les communes comme une priorité. Nous soutenons les organisations communales au Venezuela, mais nous apprenons aussi d’elles. Le modèle communal est quelque chose dont tout le continent a besoin ; c’est une façon de faire qui transforme vraiment le système existant, et la révolution bolivarienne en a fait une pratique. C’est très important pour les Sans Terre du Brésil.
Ce que nous avons fait avec les communes, c’est les aider comme nous le pouvons. Mais il est encore plus important d’apprendre des pratiques quotidiennes des gens lorsqu’ils se réunissent, construisent une commune sur leur territoire et développent une stratégie de production ayant pour objectif le bien commun. Dans une commune, tout cela se passe en construisant une nouvelle hégémonie. Au fur et à mesure que les conseils communaux, les entreprises de propriété sociale et le parlement communal se développent, le projet prend forme comme quelque chose de viable dans l’esprit des gens. Je pense que le plus grand enseignement de la révolution bolivarienne pour ceux qui luttent, y compris les Sans Terre, est la commune.
Le Mouvement des Sans Terre s’est engagé dans l’agriculture écologique. Comment faites-vous pour promouvoir cela ici au Venezuela ?
Il n’est possible de construire un projet souverain que si nous changeons réellement le modèle productif dans les zones rurales. Pour ce faire, une formation et une préparation techniques sont nécessaires, mais l’éducation politique est également indispensable. Pour qu’un tel changement se produise, les gens doivent comprendre que si nous luttons pour un modèle social différent, si notre horizon est le socialisme et si nous travaillons avec l’idée d’une nation souveraine, il est urgent de repenser nos modes de production. Pour résoudre ce casse-tête, l’agroécologie est un élément important. Par ailleurs, l’agriculture technologique doit devenir une politique d’État. En d’autres termes, l’agroécologie n’est pas seulement une méthode pittoresque à appliquer dans la production de conucos [parcelles traditionnelles de production familiale] ; le modèle doit être viable et permettre de nourrir l’ensemble de la société de manière durable. En ce qui concerne l’agriculture durable, notre tâche consiste à la promouvoir, à offrir un soutien technique et une éducation politique. Les Sans Terre ont également fait don de semences à l’Union Communarde pour aider à la transition vers l’agriculture durable.
Lorsque nous organisons des ateliers avec les paysans, nous enseignons les techniques de l’agriculture durable : de la production d’intrants agricoles biologiques aux méthodes non toxiques d’éradication des parasites. Il est intéressant de noter que la crise et le blocus ont fait tomber certains des obstacles au passage à l’agriculture durable. Désormais, de nombreux paysan(ne)s comprennent qu’il est possible et nécessaire de produire sans produits chimiques. Néanmoins, le passage à des pratiques écologiques dans la production à grande échelle reste un défi immense. Le but n’est pas de forcer les gens à changer leur modèle agricole, mais d’aider à créer les conditions pour qu’ils comprennent que ce changement est viable et nécessaire. Après tout, si cela ne se produit pas, les producteurs continueront à être dépendants des sociétés transnationales et le pays continuera à importer d’énormes quantités d’intrants agricoles. Il va sans dire que les pratiques agricoles traditionnelles ont des effets néfastes sur la vie des paysan(ne)s, mais aussi sur l’environnement.
Un modèle social différent exige un changement dans la façon dont la production se déroule dans les zones rurales. C’est pourquoi nous offrons des ateliers technico-politiques aux communes et aux autres organisations paysannes.
Les Sans Terre font désormais partie du paysage des mouvements populaires au Venezuela, dans une révolution qui se considère comme bolivarienne et, pour cette raison, latino-américaine. Qu’ont appris les Sans Terre de ce processus ?
Cela fait presque 18 ans que la première équipe de Sans Terre a atterri au Venezuela. Notre méthode de formation des brigades est la suivante : les compagnes et compagnons internationalistes Sans Terre restent ici pendant environ deux ans, puis nous retournons au Brésil, pour partager notre apprentissage avec d’autres membres de l’organisation. Dans l’ensemble, nous pensons que nous avons appris beaucoup plus que ce que nous avons enseigné ici.
Les membres de l’organisation qui viennent au Venezuela apprennent du processus bolivarien. Partager l’expérience des Sans Terre dans un pays en plein processus révolutionnaire constitue pour nous une école. Nous apprenons beaucoup des succès de la révolution bolivarienne, mais nous apprenons aussi des contradictions de la vie quotidienne des gens. Nous apprenons ce que nous devons et ne devons pas faire dans une société en transition vers le socialisme.
Parmi les choses les plus concrètes que nous avons apprises, il y a la façon dont le peuple vénézuélien a été l’acteur central de son processus révolutionnaire – en particulier les organisations politiques de base – et comment un processus en mouvement constant élève le niveau de conscience du peuple par la participation directe. Il ne s’agit pas d’une simple spontanéité, mais d’une participation intense, liée à une organisation territoriale et nationale. C’est une grande leçon pour nous : les gens doivent être impliqués dans les processus d’organisation dans toutes les sphères de la vie. Et oui, la commune est un espace où nous avons beaucoup appris. Dans les espaces communaux, les gens comprennent la nécessité de s’organiser pour construire une société vraiment différente.
Nous avons également appris de la créativité quotidienne des gens dans le processus bolivarien. Parfois, à gauche, nous avons des schémas très fermés sur le niveau de préparation et de planification nécessaire pour avancer, et cela peut devenir un obstacle. Au Venezuela, les gens savent que tout cela est nécessaire, mais la créativité – dans un pays où les gens sont très spontanés – est une grande vertu de la révolution bolivarienne.
Nous avons également beaucoup appris des processus électoraux. Le Mouvement des Sans Terre accompagne ces processus parce que le conflit électoral est aussi une bataille pour la défense du projet révolutionnaire. Ici, les élections ne sont pas liées à des intérêts individuels ou de groupe, mais à des intérêts collectifs. C’est très différent du Brésil, où les élections sont une sorte de marché et où la finance tend à gagner et à conserver le pouvoir. Ce qui est en jeu dans un processus électoral au Venezuela, c’est un projet politique. Ici, les élections ne sont pas un marché.
Le Venezuela nous a appris qu’une campagne n’est pas seulement un outil pour être élu, c’est aussi un moment pour se rapprocher des organisations de base et stimuler la participation du peuple. Le Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV, principal parti chaviste) est le parti le plus avancé du continent lorsqu’il s’agit de défendre une révolution dans un tourbillon électoral. Bien sûr, les élections se déroulent ici dans les paramètres de la démocratie bourgeoise, mais les campagnes aident à construire un autre type de démocratie.
Nous avons aussi appris de l’anti-impérialisme et des pratiques patriotiques de la révolution bolivarienne, qui sont très tangibles dans la vie quotidienne du peuple vénézuélien. Le Brésil n’a pas connu de lutte historique pour son indépendance, et c’est peut-être pour cela que nous avons une société très fragmentée, une société qui n’a pas la défense de la patrie comme valeur fondamentale.
D’un point de vue politique, notre société est beaucoup plus dominée. Au Venezuela, nous avons appris comment construire un sentiment patriotique – non pas au sens du nationalisme bourgeois, mais avec l’objectif d’avoir un pays véritablement indépendant à tous les niveaux : économique, politique et social.
Photo: L’école technique agricole Ernesto Guevara d’El Maizal est gérée en collaboration avec les Sans Terre. (Commune d’El Maizal)
Le Brésil a des élections présidentielles le 2 octobre 2022. La course opposera l’extrême droitier Jair Bolsonaro au progressiste Lula da Silva. Quelle est l’importance de cet événement pour le Brésil et pour le continent ?
Le Brésil traverse une grave crise sociale et économique : les conditions de vie de la population sont catastrophiques. Des dizaines de milliers de personnes vivent dans la rue, dans des conditions de misère absolue, tandis que 60 millions de personnes sont directement touchées par la crise capitaliste : le chômage et l’inflation des prix alimentaires sont endémiques et les idées fascistes continuent de progresser. Bien entendu, le gouvernement d’extrême droite de Bolsonaro n’a aucun intérêt à résoudre les nombreux problèmes sociaux de notre pays. Au contraire, ses politiques favorisent le marché et la bourgeoisie, tandis qu’il encourage les idées fascistes et promeut un discours de violence.
C’est pourquoi nous pensons que les prochaines élections présidentielles revêtent une importance stratégique pour le Brésil et pour l’Amérique latine dans son ensemble. Si Lula gagne, la carte du conflit continental changera : cela permettra à la gauche et aux projets progressistes de continuer à avancer. La confrontation avec l’impérialisme et son projet économique broyeur se fera également dans des conditions plus favorables.
Le peuple brésilien doit choisir Lula comme président. Ce ne sera pas facile, mais il y a de bonnes chances que nous réussissions. En tout cas, pour atteindre notre objectif, nous devons travailler dur ; nous luttons contre un ennemi très puissant. Il dispose d’un solide soutien de 30% d’électeurs et de nombreux pouvoirs de facto, et de tentacules de grande envergure.
Le Mouvement des Sans Terre participe à la bataille électorale en organisant des comités de base. Les débats au sein de ces comités vont de l’avenir du pays aux politiques qu’un gouvernement populaire du PT [Parti des Travailleurs] devrait promouvoir. Les élections du 2 octobre sont très importantes, mais une victoire ne serait qu’un début. Les gens devront être prêts à défendre cette victoire. La situation du pays ne sera pas résolue avec des politiques d’assistanat, mais avec des politiques qui restructurent les choses en faveur du peuple. La crise du Brésil fait partie de la crise du capitalisme. Pour aller de l’avant avec les grandes réformes dont nous avons besoin, la mobilisation sera essentielle.
Enfin, le Brésil a un rôle important à jouer en matière d’unité latino-américaine. Il est urgent de réactiver les projets qui rassemblent le continent. Chávez a promu l’intégration économique et politique avec des mécanismes tels que la CELAC [Communauté des États Latino-américains et des Caraïbes] et l’UNASUR [Union des Nations Sud-américaines]. Alors que l’impérialisme états-unien perd son hégémonie, les gouvernements progressistes du continent doivent unir leurs forces. C’est pourquoi une victoire de Lula et du Parti des Travailleurs (PT) en octobre est importante non seulement pour le Brésil mais aussi pour l’ensemble de l’Amérique latine.
Ignorée par la gauche occidentale, la stratégie fondamentale de la révolution bolivarienne repose depuis 22 ans sur le retour dans le champ politique de la majorité sociale exclue par une élite coloniale. Cet objectif d’approfondir la démocratie vise à sortir d’un jeu politique faussé par l’interférence de pouvoirs non-élus (insurrections des secteurs putschistes d’extrême droite, lobbies et monopoles de l’économie privée, concentrationcapitaliste des médias, blocus, sanctions, sabotages, incursions paramilitaires et menaces de guerre des États-Unis et de leurs satellites européens et latino-américains, etc..). Cette volonté démocratique est palpable dans les témoignages des auto-gouvernements populaires qui se créent un peu partout sur le territoire.
Photo: Alcadio Lemus est un des parlementaires de la commune de Monte Sinaí. José Luis Pinto est enseignant et cultive des haricots et des avocats sur sa petite parcelle familiale. Il est parlementaire de Monte Sinaí. Ariaska Llovera est parlementaire de la commune. Maritza Solano est productrice de café, porte-parole du conseil communal de Peñas Blancas et parlementaire de la commune de Monte Sinaí. Luis González est communard, travaille au parc Guacamayal et s’occupe de la pépinière communale. Domingo Llovera dirige avec sa famille la chocolaterie Los Lloveras et fait partie de la commune. Llubidit Llovera est parlementaire communale et s’occupe des projets éducatifs. Luis Solórzano est producteur de fromage, porte-parole du conseil communal de Las Pichiguas et parlementaire communale. (Voces Urgentes).
Histoire et production
Les communard(e)s de la Comuna Monte Sinaí ont formé une jeune organisation qui s’efforce de développer la production communale et les relations sociales non marchandes. Le territoire de cette commune s’étend sur les États d’Anzoátegui et de Miranda, mais son épicentre se trouve dans la petite ville de Santa Bárbara, dans la vallée de Guanape. On y cultive le café, le cacao, les haricots noirs, divers tubercules et l’avocat. Comme les caféiers sont vieux et peu productifs, la commune a construit une pépinière pour faire pousser les nouveaux plants de café.
Maritza Solano : Ces terres d’altitude embrassent la commune de Rio Guanape, mais celle-ci était trop grande et s’est divisée en cinq communes plus petites. La nôtre est une commune jeune qui doit faire face à de nombreux défis. Par exemple, certaines personnes doivent marcher pendant des heures pour se rendre à la réunion hebdomadaire de Santa Bárbara, car les routes sont en mauvais état et il est difficile de se procurer de l’essence. Cependant, nos terres possèdent un énorme potentiel productif.
Alcadio Lemus : Le processus de formation de notre commune a commencé il y a environ un an. Depuis, nous avons travaillé très dur. Comme on dit, notre diamant est encore brut, mais la beauté du projet émerge. Notre parlement se réunit tous les mercredis, quoi qu’il arrive. C’est là que nous apportons nos idées, que nous débattons et que nous planifions.
Ariasca Llovera : Notre « commune mère » [la commune de Rio Guanape] était très grande, et ceux d’entre nous qui vivaient à Santa Bárbara devaient marcher des heures pour se rendre aux réunions. Ce n’était pas facile pour tout le monde. Aujourd’hui, certaines personnes peuvent faire un court trajet à pied, d’autres doivent encore marcher longtemps pour assister à une réunion.
Alcadio Lemus : Chávez a promu le pouvoir populaire. Son héritage est très important pour nous, nous travaillons dur pour organiser la commune à partir de la base. Nous sommes confrontés à de nombreux défis, mais nous avons le potentiel suffisant pour construire une commune solide. Ici, les gens travaillent dur mais la nature est généreuse. La principale culture de la région est le café. Historiquement, celui que nous cultivions était la variété régionale, mais nous sommes en train de passer au C27 [une nouvelle variété de café plus productive] avec l’aide de la CVC [la Corporation d’État Vénézuélienne du Café]. Ils nous aident à faire pousser des plants pour rénover nos petites parcelles, ce qui est très important car nos caféiers sont très vieux. Le cacao est également important ici, nous cultivons aussi l’ocumo (tubercule), l’igname, le manioc, les haricots noirs, les bananes plantains et les avocats. Il y a de petits producteurs de fromage dans la commune. Enfin, nous avons deux petites Unités de Production Familiale [UPF] : une usine de traitement du manioc et une usine de chocolat.
Lenin González : Notre commune a également un grand potentiel pour l’écotourisme. Notre principal atout est le parc Guacamayal, un parc municipal de loisirs abandonné pendant un certain temps mais qui est en train d’être récupéré grâce à une initiative conjointe du gouvernement local et de la commune.
Yuvidí Llovera : Nous pensons que notre commune va réussir, mais nous avons besoin de formation politique et technique pour progresser. Nous avons besoin d’ateliers pour mieux prendre soin de la nouvelle variété de café que la Corporation Vénézuélienne du Café introduit dans la région, et nous devons en apprendre davantage sur les processus administratifs qu’implique la construction d’une commune.
Photo : Café et cacao (Voces urgentes)
Sanctions des États-Unis : impacts sociaux et solutions locales
Luis Solórzano : En 2015, Barack Obama a publié un décret qui déclarait que le Venezuela constituait une « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité des États-Unis. » (sic). Avec les sanctions, la vie s’est détériorée très rapidement. Nous nous demandions : Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous manger ? Comment allons-nous obtenir les médicaments pour notre mère ou notre tante ? Puis est venu le blocus pétrolier, qui est une politique véritablement criminelle. Pendant ces années, le CLAP [aide alimentaire mensuelle du gouvernement aux familles populaires] est devenu très important pour tout le monde, mais cet apport de nourriture n’était pas suffisant. Je connais des familles qui faisaient des repas avec de l’eau de riz et rien d’autre. Ces années ont été très dures !
José Luis Pinto : La situation est devenue très pénible vers 2018. Obtenir de l’essence était presque impossible, et nous ne pouvions plus transporter nos récoltes au marché. La santé dans la commune a commencé à se détériorer à peu près au même moment, certaines personnes sont mortes et d’autres ont quitté le pays. Ce furent des années vraiment difficiles, mais maintenant les choses vont un peu mieux.
Domingo Llovera : Pendant les années les plus difficiles du blocus, nous n’avions plus d’intrants agricoles comme l’urea, les engrais ou les pesticides.
Luis Solórzano : La production est tombée à zéro pendant un certain temps. Je vous le dis en connaissance de cause parce que je suis un enseignant, mais aussi agriculteur. Je cultive des haricots noirs, de l’igname, de l’ocumo et des avocats. Pendant ces années, je suis passé à une agriculture de subsistance. En plus, nous souffrons des impacts du changement climatique. Nous avons connu des périodes de pluies intenses suivies de longues sécheresses. Et la déforestation et l’agriculture sur brûlis assèchent de nombreuses sources d’eau. Les pauvres sont toujours les grands perdants… Mais nous avons gardé la force de nous organiser.
Maritza Solano : Depuis un certain temps, il est devenu très difficile de se procurer des pesticides et autres intrants agricoles. D’abord, il n’y en avait pas, puis les prix ont grimpé en flèche. Cela signifie que la production ici, dans les terres hautes de la Valle Guanape, est devenue essentiellement biologique. Nous avons également appris à faire du compost à partir de déchets organiques. Tout cela a des avantages – puisque nous ne sommes pas exposés aux produits agro-toxiques mais il ne faut pas romantiser. La production a chuté ces dernières années. L’agriculture biologique nécessite des connaissances, des formations et des ressources. L’État, à travers la Corporation Vénézuélienne du Café, nous a proposé des ateliers. Ils nous ont aidés à passer du café local à la variété C27, qui est meilleure, mais nous devons acquérir davantage de connaissances pour tirer le meilleur parti de nos nouveaux caféiers.
Luis Solórzano : Nous avons appris plusieurs choses pendant le blocus. Par exemple, en tant que pays, nous ne pouvons pas dépendre exclusivement de la rente pétrolière. Pour garder la tête hors de l’eau, notre seule option dans les zones rurales est de travailler collectivement. Aujourd’hui, nous faisons plus attention aux ressources : nous apprécions le soutien de la Corporation Vénézuélienne du Café, nous prenons soin de nos quelques outils et nous bénissons la commune – car s’y trouve la solution. Cependant, construire une commune dans un pays en état de siège n’est pas facile. Notre principal défi est qu’il s’agit d’une commune rurale sur un territoire très étendu. Une grande partie de la population est concentrée à Santa Bárbara, mais il y a des gens qui doivent marcher deux ou même trois heures pour se rendre à une réunion.
Photo : pépinière communale de café en haut ; pépinière de Maritza Solano en bas. (Voces Urgentes)
Pépinières de café
Lenin González : L’année dernière, nous avons obtenu le soutien de la Corporation Vénézuélienne du Café pour renouveler nos plants à Valle Guanape. Notre objectif est maintenant d’augmenter notre production, qui est très faible actuellement. Ici, dans le parc Guacamayal, nous avons une pépinière et nous avons récemment planté 32 kilos de graines de café C27. Elles sont en train de germer en ce moment.
Yosmel Díaz : Nous avons cinquante mille plantules dans la pépinière, mais notre objectif est de produire un million de plantes en 2022 pour remplir les collines de la commune. Cependant, nous ne voulons pas seulement faire pousser des plants de café ici ; nous voulons aussi faire pousser des plants de cacao.
Unités de production familiales
Lenin González : Nous avons deux UPF ici dans la commune : une usine de chocolat et une usine de gaufres de casabe. Toutes deux ont un grand potentiel. Les UPF font partie du système économique communal de Chávez. Elles intègrent le travail des familles qui possèdent leurs propres parcelles ou des moyens de production dans le projet communal.
William Flores : Nous plantons le manioc amer dans notre conuco [lopin traditionnel de culture intensive] et, dix mois plus tard, nous récoltons. Chaque jour, très tôt, nous transportons la récolte à l’usine de manioc amer, à dos d’âne. D’abord, nous pelons le manioc, puis nous le lavons et en extrayons le poison, nous le traitons [c’est le seul procédé mécanique] et nous le mettons à sécher au soleil. Pendant ce temps, ma femme ramasse du bois pour allumer le feu et préparer les galettes de manioc sur le budare [feuille de métal placée sur un feu ouvert]. Toute ma famille travaille à l’UPF : mon père, mon oncle et ma femme. Des enfants nous aident aussi à charger le manioc, à l’éplucher et à apporter de l’eau à l’usine. Nous nous levons tous à 3 heures du matin et nous travaillons jusqu’au coucher du soleil. C’est un travail difficile.
Domingo Llovera : Nous cultivons un bon cacao ici, il est évident que nous devrions produire du chocolat. En l’état actuel des choses, nous produisons des barres de chocolat et du cacao en poudre à petite échelle, mais nous espérons augmenter notre production. Il est important de dépasser la logique d’exporter nos matières premières et de générer des revenus pour la communauté avec des usines de transformation. Même une petite usine de chocolat fait la différence. Imaginez ce que ce serait si nous avions plusieurs usines ! C’est l’un de nos objectifs.
Troc communal
José Luis Pinto : Dans la montagne, entre producteurs, il y a une longue tradition de troc. Cette tradition a été ravivée pendant la crise : si j’ai du fromage et que j’ai besoin de manioc ou de café, je vais faire du troc avec mon voisin. Cela présente un avantage évident : nous échangeons en dehors des lois du marché. Nous pensons qu’en tant que commune, nous devons promouvoir le troc, notamment avec d’autres communes.
José Luis Pinto : Quand les choses sont devenues vraiment difficiles ici, notre production est tombée à presque rien : les gens produisaient juste pour leur subsistance et pour un troc à petite échelle. Cela nous a aussi obligés à diversifier notre production : maintenant nous produisons des bananes plantains et nous cultivons la canne à sucre pour faire du guarapo [jus de canne à sucre] avec lequel nous sucrons notre café. Les choses s’améliorent un peu, mais une partie importante de notre économie reste basée sur le troc. De temps en temps, nous apportons encore un sac de café en ville et l’échangeons contre un outil.
Photo : le parlement communal de Monte Sinaí se réunit tous les mercredis. (Voces Urgentes)
Alcadio Lemus : Nous avons un long chemin à parcourir parce que nous sommes une jeune commune – et une commune née dans le feu de la crise en plus ! Il y a beaucoup de facteurs défavorables. Néanmoins, nous gardons le projet de Chávez en tête et nous comprenons que la construction d’une commune est un effort collectif : il s’agit de défendre les biens communs. Telle nous le comprenons, une commune, c’est le peuple qui s’organise pour produire et satisfaire les besoins collectifs.
Luis Solórzano : Chávez a parlé de la nécessité de construire une nation souveraine. Quand il parlait de souveraineté, il ne faisait pas seulement référence à la souveraineté territoriale et politique. Il parlait aussi de la souveraineté alimentaire. Malheureusement, nous n’avons pas compris l’importance de sa conception : si nous avions intériorisé sa pensée, nous ne serions pas dans cette situation aujourd’hui, les choses auraient été différentes et moins douloureuses lorsque l’impérialisme états-unien allié à l’oligarchie locale ont conspiré pour renverser le gouvernement du président Maduro. Bien sûr, nous ne devons pas oublier que le gouvernement de Chávez était déjà assiégé en permanence : rappelez-vous le coup d’État, le sabotage du pétrole et les incursions paramilitaires. La crise nous a frappés durement, elle a également endommagé l’organisation de base : nous luttions tous pour survivre. Aujourd’hui, les choses reprennent, et nous avons bon espoir de faire en sorte que notre commune s’enracine et se développe.
Entretien réalisé par Cira Pascual Marquina et Chris Gilbert pour Venezuelanalysis
Les communard(e)s de Cinco Fortalezas devant un champ de canne à sucre. (Voces Urgentes)
« Las Cinco Fortalezas de la Revolución Bolivariana » – « les cinq forces de la révolution bolivarienne« , tel est le nom complet d’une merveilleuse organisation communarde de l’est du Venezuela, dans le chef-lieu de Cumanacoa, où l’on cultive la canne à sucre. Dirigée principalement par des femmes, cette commune a connu une histoire de lutte intense. Elle s’est consolidée vers 2016, lorsqu’un groupe de travailleurs journaliers de la région a occupé les terres du propriétaire initial. Six ans plus tard, les communard(e)s se sont retrouvé(e)s pour une deuxième bataille, après qu’un homme d’affaires a escroqué les producteurs locaux en s’emparant de leurs récoltes sans paiement.
La récente escroquerie – ainsi que la crise et les sanctions occidentales – sont des obstacles importants sur la route, mais les communard(e)s de « Cinco Fortalezas » sont prêt(e)s à travailler dur et à se battre. Avec 57 hectares collectivisés consacrés à la culture de la canne à sucre et un engagement puissant en faveur de la communalisation de la vie, « Cinco Fortalezas » est appelé à devenir concrètement une sorte de vivier pour le socialisme. Dans la première partie de cet entretien, nous découvrons l’histoire récente de la commune et ses différentes entreprises de production communale. Dans la deuxième partie, les communards nous parleront de l’impact de la crise et du blocus sur leur vie, ainsi que des moyens créatifs qu’ils utilisent pour surmonter ces obstacles.
Yusmeli Domínguez est secrétaire du parlement communal et fait partie du conseil de planification du Bloc Productif la Esperanza. Oswaldo Noguera est porte-parole de la commune. Vanessa Pérez est parlementaire communale et fait partie de la direction nationale de l’Union Communarde. Wilfredo Enrique est membre du comité de planification de la commune de Cinco Fortalezas et dirige, avec sa compagne María Romero, le laboratoire Réseau Tilapia. José Luis Gamboa est un parlementaire communal. Carlos Andrade fait partie de la directive de l’association des producteurs de canne à sucre de la commune de Montes (Cumanacoa) et est porte-parole de la commune de Río San Juan. (Voces Urgentes)
Histoire récente
Cinco Fortalezas a beau être une commune relativement jeune, la rébellion des habitants de cette région s’ancre dans l’histoire longue. La commune se trouve dans une belle vallée longtemps habitée par les peuples Kari’ña et Chaima, qui ont farouchement résisté aux incursions espagnoles dans la zone depuis le début du XVIIe siècle. Des siècles plus tard, la zone constituera une importante base d’arrière-garde pour les guérilleros vénézuéliens inspirés par la révolution cubaine.
Vanessa Pérez : Nous avons fait les premiers pas dans la construction d’une commune il y a six ou sept ans. À cette époque, nous luttions également pour récupérer les terres de l’Hacienda Rosario, qui est finalement devenue l’épicentre de notre commune.
Oswaldo Noguera : La terre qui est maintenant le siège de la commune appartenait autrefois à Asunción Rodríguez. A l’époque, elle s’appelait l’Hacienda Rosario. Rodríguez contrôlait les bonnes terres, tandis que les campesinos ne pouvaient cultiver que sur les terres d’altitude, où ils n’avaient pas accès à l’eau et étaient éloignés des routes.
Yusmeli Domínguez : Je suis née ici. Quand j’étais enfant, mes parents n’avaient pas de terre et ils travaillaient pour le terrateniente [propriétaire terrien]. Nous le voyions devenir de plus en plus riche, alors que nous n’avions rien. Ils lui ont donné leur vie, et lui ne leur a rien donné en retour.
Quand la réforme agraire de Chávez a commencé, nous avons commencé à nous organiser pour que ceux qui travaillaient la terre ne restent pas sans terre. Vers 2007, l’INTI [l’institut National des Terres du Venezuela] a commencé à inspecter ces terres dans l’idée de les récupérer. À cette époque, la production avait chuté.
En 2011, un groupe de dix paysans s’est installé sur certaines des terres abandonnées. L' »entreprise » [une sucrerie industrielle appartenant à l’État] s’est opposée à eux et a détruit leurs cultures. Cela a suscité beaucoup d’indignation. Après tout, il s’agissait de pauvres gens qui n’avaient d’autre objectif que de produire.
Puis, en 2016, la sucrerie a tenté de s’approprier 80 hectares de terres pour y faire pousser de la canne à sucre, mais ils ont été bloqués par la résistance des paysans. Quelques mois plus tard, nous avons commencé à travailler sur la terre collectivement. À peu près au même moment, l’INTI est venu nous voir et nous a dit que les terres seraient réparties entre le chef-lieu, l’État et le peuple. C’était très injuste et nous l’avons fait savoir. Qu’en est-il des 500 familles qui ont travaillé et lutté pour ces terres pendant des décennies, voire des siècles ?
À peu près à la même époque, nous sommes allés parler au propriétaire foncier. Nous lui avons dit que nous nous organisions et que nous allions reprendre la terre… et c’est ce que nous avons fait.
L’INTI n’a pas immédiatement reconnu notre utilisation de la terre comme légitime. En fait, il y a eu beaucoup de frictions et de conflits. L’INTI a même essayé de mobiliser la population de Cumanacoa contre la commune.
Quoi qu’il en soit, nous avons continué à nous organiser et à travailler. Après tout, nous étions motivés par l’idée que la terre appartient à ceux qui la travaillent. Ce que nous faisions était un pas vers la justice historique et c’était inspiré par Chávez lui-même.
Enfin, en 2018, nous nous sommes rendus à Caracas et avons exigé que le titre d’occupation productive [carta agraria] soit accordé à la commune par l’Etat… Nous avons réussi !
Les communards de Cinco Fortalezas se tiennent devant le moulin à sucre communal, bientôt au travail. (Voces Urgentes)
Cinco Fortalezas a la chance de posséder des terres fertiles et une source naturelle qui irrigue les plus de 60 hectares communaux qu’elle cultive. Cependant, la commune manque de machines agricoles pour la récolte de la canne à sucre. La récolte se fait encore à l’aide de machettes et est ensuite portée sur les épaules des communards. C’est pourquoi la mécanisation est l’un des principaux objectifs de la commune.
Vanessa Pérez : Nous avons deux Entreprises de Propriété Sociale [EPS] enregistrées appartenant à la commune : le projet de canne à sucre et l’élevage de tilapia. Nous aurons bientôt une usine de transformation de la canne à sucre [une nouvelle EPS], et nous envisageons de former une autre EPS pour prendre en charge la commercialisation et la distribution.
Le projet de canne à sucre, qui s’appelle « Bloc Productif La Esperanza« , est chargé de l’ensemble du processus, de la plantation à la récolte. Le moulin à sucre de l’Entreprise de Propriété Sociale transformera la canne à sucre en plaques de sucre brun, en sucre cristallin et en jus de canne à sucre. Nous évoluons vers l’autonomie de notre production : nous voulons aller au-delà de la production de matières premières et passer à la maîtrise du cycle complet de production et de distribution.
La commune compte également deux Unités de Production Familiale, une UPF de tilapias et une UPF de fabrication de briques.
Oswaldo Noguera : En plus de la culture du sucre, nous cultivons également des cultures à cycle court comme le maïs, la citrouille, les haricots noirs, la yuca (manioc) et d’autres légumes sur nos terres communales. Nous avons six hectares consacrés à ces cultures à cycle court.
ENTREPRISE COMMUNALE DE CANNE À SUCRE ET LUTTE POUR LA JUSTICE
La Centrale Sucrière de Cumanacoa est une entreprise publique de raffinage de sucre. En 2020, un contrat a été signé avec un entrepreneur, Juan Ramírez, pour que ce soit TecnoAgro, l’entreprise privée de Ramírez, qui gère la sucrerie.
Vanessa Pérez : La principale entreprise de la commune est le Bloc Productif La Esperanza. Il s’agit d’une production collective de 1700 tonnes de canne à sucre par an sur 57 hectares.
La Esperanza, c’est un peu notre « Compagnie publique pétrolière ». Pourquoi ? Parce que l’excédent produit par la canne à sucre nous permet de réaliser des travaux sur tout le territoire, qu’il s’agisse de réparer l’école ou les routes, d’assurer l’éclairage public, d’obtenir des médicaments pour ceux qui en ont besoin, etc.
Mais cette dernière année, l’Entreprise de Propriété Sociale – et la commune dans son ensemble – a connu des difficultés à cause d’une escroquerie réalisée à la centrale sucrière [sucrerie industrielle].
Carlos Andrade : En 2021, Juan Ramírez a escroqué tous les producteurs de canne à sucre de la région : il a « acheté » nos récoltes mais ne les a jamais payées. La dette envers les producteurs est d’environ 300.000 dollars.
Yusmeli Domínguez : Le Sucre central appartient à CorpoSucre [entité gouvernementale régionale], mais il est maintenant entre les mains de TecnoAgro, l’entreprise de Juan Ramírez. En 2020, un accord a été conclu pour l’achat de la récolte de canne à sucre dans la zone. Nous avons fait notre part, en cédant la totalité de notre récolte en 2021. Sa dette impayée avec cette seule commune est de 14 000 dollars.
Cela a beaucoup nui à notre production et à nos vies, mais M. Ramírez a des dettes envers tout le monde, y compris les autres communes de la région et de nombreux producteurs familiaux. La situation a été dévastatrice pour de nombreuses personnes dans la région de Cumanacoa.
En outre, M. Ramírez ne paie pas les 80 travailleurs de l’usine : il n’a pas versé leurs salaires depuis cinq mois !
Bien sûr, nous ne sommes pas restés sans rien faire. Nous nous sommes rendus au siège du gouvernement de l’État de Sucre et à l’Assemblée nationale pour faire entendre notre voix. Nous avons également introduit une réclamation auprès du bureau du procureur général. Malheureusement, nous n’avons pas eu de nouvelles.
Plus récemment, nous avons eu une réunion avec Gilberto Pinto, le gouverneur de Sucre, ainsi qu’avec Juan Ramírez. La plupart des producteurs ont assisté à la réunion et nous avons conclu un nouvel accord. Cependant, nous attendons toujours que M. Ramírez remplisse les conditions.
Carlos Andrade : Les conséquences de l’escroquerie ont été dévastatrices et ont eu un effet d’entraînement. Certaines personnes sont mortes parce qu’elles n’ont pas pu obtenir leurs médicaments et d’autres sont parties. Entre-temps, deux mille tonnes de canne à sucre n’ont pas été récoltées cette année. Nous avions toujours vendu notre récolte à la centrale de Sucre, mais maintenant ce n’est plus possible. C’est pourquoi nous retardons la récolte.
Yusmeli Domínguez : M. Ramírez est un criminel… et pourtant, cette année, l’État a prolongé son contrat pour diriger la sucrerie ! Pourquoi ? Malheureusement, comme Chávez nous le rappellerait, l’État bourgeois bureaucratique n’est pas encore mort, et qu’il est encore du côté des intérêts privés plutôt que des intérêts collectifs.
Une de nos propositions est que la Centrale Sucrière soit transféré à la commune. Après tout, c’est nous qui produisons la canne à sucre, nous connaissons le processus, et certains d’entre nous ont travaillé à la centrale. Il y a ici des gens formés techniquement pour reprendre l’administration de l’usine.
Puisque le capital privé a prouvé son inefficacité et sa brutalité, il est temps d’ouvrir la porte au pouvoir populaire. Cela devient d’autant plus urgent maintenant, car ils adaptent l’usine pour pouvoir raffiner du sucre de base apporté d’Argentine ! Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’expliquer à quel point c’est absurde. Après tout, la centrale a été nationalisée en 2005 par l’État vénézuélien pour traiter la canne à sucre vénézuélienne dans un territoire producteur de canne à sucre !
L’ALTERNATIVE : UNE SUCRERIE COMMUNALE
Jose Luis Gamboa : Lorsque M. Ramírez nous a escroqués, il est devenu d’autant plus clair que nous devions travailler pour avoir le contrôle total du cycle de production du sucre. Nous avons donc décidé de réactiver un trapiche [un petit moulin à sucre artisanal] qui avait été abandonné. C’est un très vieux moulin, mais il peut traiter 30 tonnes de canne à sucre par jour.
Nous avons évalué l’état du « trapiche », et pour le remettre en marche, nous avons besoin d’un investissement de deux à trois mille dollars américains. Dès que M. Ramírez aura payé ce qu’il nous doit, nous mettrons le moulin en service. En attendant, nous recherchons également un soutien institutionnel. Nous sommes déterminés à activer le moulin d’une manière ou d’une autre.
Vanessa Pérez : Nous voulons pouvoir traiter la canne à sucre produite par la commune et par d’autres producteurs de Cumanacoa. Le nôtre ne serait pas la seule « trapiche » de la région, mais les autres moulins des environs sont nettement plus petits. De plus, nous avons l’avantage de notre situation géographique, puisque la commune se trouve dans les plaines et qu’il est facile de s’y rendre.
Nous prévoyons de travailler avec les producteurs locaux pour transformer leur canne à sucre en papelón [blocs de sucre brun], en sucre cristallin et en jus de canne à sucre. Nous ferons de même avec notre propre production, et nous espérons faire du troc avec d’autres communes. Le potentiel est énorme : il y a 13 communes dans le canton [neuf sont déjà légalement enregistrées], et elles produisent toutes de la canne à sucre.
La nôtre ne sera pas une entreprise capitaliste : le coût de la transformation de la canne à sucre sera inférieur à celui du marché et les revenus seront investis dans des initiatives sociales et productives.
Étang de pisciculture de la commune de Cinco Fortalezas. (Voces Urgentes)
LA PRODUCTION À PETITE ÉCHELLE
Vanessa Pérez : Il existe d’autres initiatives productives plus petites dans la commune. Il y a une petite usine de fabrication de briques, qui est active, et il y a une pisciculture qui se développe rapidement. Elle a été financée par SUFONAPP [institution associée au ministère des Communes]. Nous élevons des tilapias rouges, et nous apprenons beaucoup de l’expérience. Le principal goulot d’étranglement est la nourriture pour poissons, qui est très chère.
Wilfredo Enrique : L’initiative de pisciculture a commencé il y a environ trois ans avec un petit crédit pour acheter des vairons de tilapia. Nous avons ensuite mis en place le laboratoire de tilapia rouge, où nous prenons soin des vairons et des mères. Quand ils grandissent, nous les emmenons dans la lagune d’Amaguto, sur notre terrain communal.
Actuellement, entre le laboratoire et la lagune, nous avons quelque 30.000 tilapias. Nous considérons ce projet comme un vivier: nous espérons envoyer des vairons dans d’autres communes, tandis qu’une partie des tilapias récoltés sera destinée aux repas des écoles et à la cantine populaire [qui offre des repas gratuits aux personnes dans le besoin]. En d’autres termes, il ne s’agira pas d’une entreprise capitaliste. Nous la considérons comme une nouvelle initiative pour satisfaire les besoins de la commune.
Yusmeli Domínguez : Chávez a conçu un système communal holistique. Ici, au cœur de notre commune, nous avons le Bloc Productif La Esperanza, qui est en quelque sorte « notre compagnie publique pétrolière ». Mais une commune rassemble une pluralité d’initiatives. Une commune, c’est comme une courtepointe : elle nous rassemble tous.
Interview réalisée par Cira Pascual Marquina et Chris Gilbert pour Venezuelanalysis
Face aux lobbies qui veulent imposer le business de l’importation de semences, le gouvernement révolutionnaire du Venezuela et les organisations paysannes viennent de certifier une nouvelle semence autochtone : la pomme de terre des Andes. Le journaliste Roberto Malaver dialogue avec Liccia Romero sur l’importance de cette lutte patiente et sur les résistances économique, culturelle, qu’elle incarne. Liccia Romero est biologiste, diplômée de l’Universidad Simón Bolívar, titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat en écologie tropicale, et enseignante universitaire. Cette caraquègne a décidé de vivre à Mérida, dans les Andes. Chercheuse passionnée de la pomme de terre autochtone, elle est aussi une des roues motrices de l’extraordinaire projet Proinpa consacré notamment à cette variété autochtone. Pour elle, « à partir de maintenant, de merveilleuses possibilités s’ouvrent pour le Venezuela, si le rôle dirigeant des organisations paysannes et l’esprit d’articulation et la cohérence de l’Etat vénézuélien se maintiennent. »
Liccia Romero (à droite) reconnue par la Ministre de Science et de Technologie Gabriela Jimenez pour ses recherches comme investigatrice scientifique
Avril 2022, dans les Andes vénézuéliennes. Le gouvernement révolutionnaire du Venezuela et les organisations paysannes certifient une nouvelle semence autochtone de pomme de terre.
Liccia Romero – C’est une manière de rappeler les actes de résistance des femmes âgées, des grand-mères qui étaient responsables de familles avec de jeunes enfants, à une époque où la modernisation commençait dans les Andes vénézuéliennes. Cette modernisation s’est accompagnée d’une modification importante du modèle de production agricole. Les familles des hautes Andes, en particulier dans les hauteurs des « páramos », ont dû transformer leur technologie de production, basée sur l’agriculture avec jachère. Elles étaient des rebelles parce que, tout d’abord, elles ont refusé d’abandonner l’agriculture, et non seulement ne l’ont pas abandonnée, mais l’ont enseignée à leurs enfants, l’ont maintenue comme un système qui survit encore dans une grande partie des « paramos ». En outre, elles ont conservé les semences autochtones, non seulement celles de la pomme de terre mais aussi d’autres tubercules d’origine andine. Elles ont même conservé des variétés qui ne sont pas indigènes mais historiques, comme le blé ancien, les haricots anciens, et tout cela aujourd’hui, dans le cadre de la crise de ce modèle moderne, est devenu une alternative, pour elles comme pour beaucoup de communautés.
R.M. – Et pourquoi dites-vous « qu’elles ont déjoué le piège » ?
L.R. – Elles ont démonté le piège que signifie ne pas disposer de la semence, car cela signifie que vous continuez à être une agricultrice ou agriculteur, mais que vous êtes dépendant du type de semences, de tubercule, qui peut changer à tout moment. Dans ce cas, circulent des tubercules de variétés ou d’hybrides à croissance rapide qui sortent du contrôle des producteurs, proviennent de l’extérieur par le biais d’un circuit commercial. On a donc besoin d’argent pour pouvoir acquérir cette semence, et pas seulement la semence, mais aussi l’ensemble des produits agrochimiques qui entourent cette semence pour pousser, pour qu’elle puisse donner le rendement le plus abondant. Elles ont réalisé que sans leurs propres semences, elles allaient manquer de nourriture, parce qu’en plus, à cette époque, dans un environnement très patriarcal, ceux qui allaient travailler à l’extérieur étaient les hommes, donc elles allaient être plus dépendants des salaires des hommes, entrés dans un régime salarial. Avant l’habitude était de travailler principalement avec des figures d’échange, de travail collectif solidaire, avec lequel on pouvait se soutenir mutuellement : avec le contrôle des graines, le travail, l’eau et les nutriments fournis par le sol, tout marchait. Lorsqu’ils se sont retrouvés sans semences, ils se sont retrouvés sans leur propre outil de production et sont devenus dépendants de tiers. Il était donc très intelligent de conserver les semences, cela signifiait préserver l’autonomie en matière de production alimentaire.
R.M. – Un processus de résistance, donc ?
L.R. – Oui, parce que cette modernisation de l’agriculture s’accompagnait de termes défavorables envers elles, qu’on accusait de maintenir des méthodes arriérées, improductives, gaspilleuses de terres, parce que l’agriculture en jachère apparaissait, sous le prisme obscurantiste du modernisme, comme un « abandon de terres ». Alors que pour nous, d’un point de vue agroécologique, cela fait partie du processus productif, de la régénération de la terre.
R.M. – Ces connaissances sont-elles encore transmises ?
L.R. – Oui, bien sûr. Ces connaissances sont transmises des enfants à leurs petits-enfants. Nous intervenons à un moment où nous rencontrons ces enfants pour les aider à résister au discours qu’on entend encore à l’école : « si tu ne veux pas devenir paysan comme ton père, tu dois étudier », ou « si tu veux être quelqu’un, tu dois cesser d’être un paysan ». Nous intervenons pour renforcer ce pont, cette transmission, pour que celles et ceux qui ont reçu cet enseignement puissent surmonter ce discours de sous-estimation et puissent le transmettre à leurs enfants.
R.M. – Qu’est-ce que le « tinopó » ?
L.R. – C’est une forme de gestion de la pomme de terre. Une partie des semences reste dans le sol. Vous avez une parcelle de terre, vous récoltez une partie de la pomme de terre, vous l’arrachez, mais une partie reste dans la terre. Il n’y a là aucune négligence (au sens où certains disent : « quelle négligence de laisser la pomme de terre dans le sol ! »). En fait on la laisse en terre ex profeso, il s’agit d’un cycle de reproduction, on peut gérer simultanément une parcelle qui produit pour la consommation et une parcelle productrice de semences. Voyez aussi l’importance du « tinopó » selon l’endroit où il se trouve. Soit il est situé à côté de la maison, et dans ce cas c’est un endroit où l’on a des pommes de terre toute l’année, une façon de rendre la pomme de terre disponible pour la consommation dans le temps, on garde la semence. Soit ce « tinopo » est situé dans des zones éloignées, à plusieurs heures de route, même dans des zones plus élevées, des zones sauvages où les pommes de terre entament un processus de progression génétique, commencent à se croiser avec la pomme de terre sauvage, c’est ainsi qu’on génère patiemment la diversité. Puis, là-haut, on arrache des pommes de terre, on les ramène, on les sélectionne et on crée de nouvelles variétés, c’est un laboratoire de diversification.
Bernabé Torres, gardien des semences de Gavidia
R.M. – Peut-on parler de patrimoine alimentaire des Andes ?
L.R. – En 2015 notre IPC – Institut du Patrimoine Culturel – a émis une déclaration, un décret en quelque sorte : la déclaration du patrimoine culturel immatériel des connaissances sur les graines indigènes de la communauté Gavidia. Cette déclaration reconnaît les connaissances, les matériaux physiques et biologiques, par ailleurs protégés par la Loi sur les Semences également approuvée en 2015. Ce qui est important dans cette déclaration, c’est qu’elle établit ce qu’on appelle le plan de gestion, c’est-à-dire tout ce qu’il faut faire pour que ce patrimoine culturel et immatériel soit transmis et continue son processus d’enrichissement pour les générations futures. Nous avons une forte composante éducative, à travers les communautés d’apprentissage, nous sommes alliés au Système National d’Études ouvertes et nous avons une communauté d’apprentissage locale. Dans cette communauté d’apprentissage, l’épine dorsale de la colonne est la connaissance, bien sûr, puis chacun est impliqué de son point de vue particulier, santé, tourisme, aquaculture, mais c’est là tout l’enjeu de cette communauté d’apprentissage : la connaissance est développée comme partie intégrante du plan de gestion que nous appliquons sur le terrain.
R.M. – Tout cela se passe-t-il à Gavidia ?
L.R. – Le centre est Gavidia, qui se trouve dans un parc national, il ne s’agit donc pas d’un espace de production intensive, mais d’un espace de diversification et de création d’options de diversification. Que faisons-nous ? Nous apportons ces matériaux à l’ensemble du processus mené à bien par l’association paysanne, dont le chef de file est Proinpa, l’Association des producteurs intégraux du Paramo, qui dispose d’un laboratoire appelé CEBISA, à Mucuchíes, et là, en planifiant des techniques de culture tissulaire et de propagation in vitro, nous reproduisons cette semence pour disposer d’une quantité à reproduire et à produire en masse. Ce que l’on ne peut pas faire, c’est passer à une autre échelle, parce qu’il est impossible de déboiser un grand nombre de terres pour planter beaucoup de pommes de terre, il faut se spécialiser.
R.M. – Alors comment aller plus loin si on ne peut le faire à Gavidia ?
L.R. – Il faut amener la pomme de terre là où il y a de grandes zones qui ne sont pas des zones protégées, qui ont la capacité de produire des semences, et c’est pourquoi nous tissons ensemble les noyaux de semences pour qu’il y ait une organisation sociale responsable et spécialisée dans les semences.
R.M. – Tu as cité Bernabé, un paysan qui semble tout savoir…
L.R. – Bernabé est un de mes plus chers compagnons. C’est avec lui que j’ai commencé à travailler, il est très ouvert, nous avons une empathie très forte. C’est un éleveur, et ils sont tous très particuliers : chacun possède sa propre personnalité, et lui c’est un « domestiqueur ». Les pommes de terre qui se trouvent dans ces « tinopos » doivent suivre une sorte de processus de domestication, parce qu’elles sont « sauvages », alors il crée ce qu’on appelle un « paramito », il les fait descendre de niveau en niveau, elles passent par une transition en plusieurs récoltes, jusqu’à ce qu’il les amène sur la parcelle où il les multiplie massivement, les sélectionne, en tentant de les unifier phénotypiquement comme des pommes de terre, il les baptise avec un nom particulier. Ce processus de domestication est bien sûr rejeté par les grandes corporations privées qui travaillent dans le sens contraire, celui de l’homogénéisation des semences de la pomme de terre, et des cultures en général. La compétence et la connaissance de Bernabé, peu de monde la possède… reconstruire avec lui tout ce processus et l’aider à prendre conscience que c’est un savoir très puissant, a été l’une des choses que j’ai le plus aimée dans ma vie, vraiment.
Spécimens de pommes de terre noires récoltées par Benabé Torres (Gavidia, décembre 2021)
R.M. – Quel bénéfice tire le Venezuela de cette pomme de terre ?
L.R. – Imaginez ! Il a tant de gènes pour créer la pomme de terre de rêve, tous ces génotypes, une fois développés, offrent une infinité de possibilités.
R.M. – On peut donc résister à une guerre économique en produisant et en consommant cette pomme de terre ?
– C’est le futur. Dans l’histoire des Andes, la pomme de terre incarne la culture de la résistance. Elle est un organe de stockage, de résistance. La plante stocke ses réserves d’énergie afin de les utiliser quand elle en a besoin. En outre existent ces pommes de terre noires, qu’on n’appelle pas seulement noires à cause de la couleur, mais aussi « papas de año » (pommes de terre de l’année). Ce sont des pommes de terre qui prennent beaucoup de temps pour sortir de terre, plus que les 90 jours de la pomme de terre blanche. Je pensais que le nom « papa de año » était dû au fait qu’il fallait un an pour le récolter, mais non, les « grands-mères rebelles » me l’ont expliqué : on l’appelle « papa de año » parce qu’on peut la garder dans une pièce jusqu’à un an, comme réserve alimentaire, c’est-à-dire qu’elle est très résistante.
R.M. – Il y a de nombreuses variétés de pommes de terre…
L.R. – Bien sûr. Ce qui se passe, c’est que nous avons été éduqués à ne manger que les produits les plus commerciaux. Celle qu’on appelle la pomme de terre jaune, ou la pomme de terre colombienne, (si on prend la Colombie dans l’acception de Miranda et Bolivar, une seule nation faite du Venezuela et de la Colombie actuelle), qui vient aussi du nord des Andes, où nous nous trouvons. Dans nos paramos, cette pomme de terre est appelée papa reinosa, et il en existe différents types : à fleurs blanches, à fleurs violettes. Il y a une diversité, donc on pense que c’est la pomme de terre colombienne, mais non, cette pomme de terre est nôtre.
R.M. – Et qu’en est-il de la pomme de terre noire, ou « arbolone noire » ?
L.R. – Si tu te dis producteur de pommes de terre noires, c’est que tu cultives des pommes de terre autochtones, sans compter les spécialités, par exemple, il y a des pommes de terre qui répondent au profil de l’agriculteur, et qui ont le nom de l’agriculteur, comme la Dorilera noire, parce qu’elle appartient à Mr. Dorilo, il est le seul à la cultiver.
R.M. – Est-ce que cette pomme de terre est abondante là-bas ?
L.R. – Aujourd’hui, elle est abondante à Gavidia, parce que nous en avons pris soin. Elle se limitait même à certaines familles de Gavidia.
R.M. – Qui a le privilège de manger cette pomme de terre ?
L.R. – Au départ, on ne le voyait pas comme un privilège, c’était le problème, on le voyait comme ce qui nous restait. Lorsqu’on a pris conscience qu’il s’agissait d’un privilège, c’est là que nous avons commencé à tout inventer, comme l’Eco-Festival de la pomme de terre autochtone. Nous avons décidé de transmettre cette culture de notre pomme de terre à d’autres, de là est venue la déclaration du patrimoine culturel immatériel parce que l’idée était, bon, développons-la, mais nous avons besoin de mécanismes de protection. De fait, la chose à peine connue, le représentant de la corporation privée Frito Lay au Canada m’a appelée personnellement, en me disant qu’il voulait avoir accès au germoplasme indigène, cette déclaration est donc un mécanisme de protection crucial contre la privatisation ou ses tentatives.
Liccia Romero
R.M. – Et Liccia Romero continue de planter avec la même énergie ?
L.R. – Je continue à travailler avec ce groupe de familles, avec cette relation de fraternité qui nous dit que nous sommes ensemble dans une cause, que nous sommes solidaires dans cette cause. Et avec l’Alliance scientifique-paysanne, nous nous sentons plus forts. Et nous avons reçu beaucoup de soutien de la part du Ministère de la Science et de la Technologie, au début on comprenait davantage l’importance de ce travail au Ministère de la Science et de la Technologie, qu’au Ministère de l’Agriculture et des Terres. La dimension des investissements que le ministère de la Science et de la Technologie a réalisés pour toute cette structure de laboratoires qui existent à Mucuchíes, est immense. C’est un énorme potentiel. C’est pourquoi j’ai proposé une gestion enracinée dans les communautés, on y développe tous les aspects de la gestion territoriale, avec tous les champs de diversification, avec la sagesse ancestrale, tout ce potentiel de diversité agroécologique.
Il existe un Centre international de la pomme de terre, avec une banque de matériel génétique, mais toutes ces banques sont comme des photos figées de l’évolution agroécologique. Ils doivent ensuite sortir ces matériaux pour les refroidir, afin de les rendre à la vie et recommencer à faire ce que fait notre « tinopó », ici. Ces gens là-bas font ce travail, c’est leur vie… Vous avez le laboratoire de technologie là-bas, composé de gens de là-bas, mais vous avez aussi le réseau des multiplicateurs de ces pommes de terre ici même, dans les Andes, de manière beaucoup plus appropriée, ce qu’il manque, c’est une politique qui gère et renforce tout cela. Et par exemple, nous permette d’éviter de revenir à l’histoire de l’importation de pommes de terre de semence du Canada ou d’ailleurs.
R.M. – Pour l’instant, au Venezuela, on ne le fait pas ?
L.R. – Non, le Venezuela ne le fait pas, mais il y a de fortes pressions pour pousser nos dirigeants à les faire revenir à l’importation. À l’âge d’or de l’importation de semences de pommes de terre, on m’a raconté que des gens qui vivaient au Canada sont devenus millionnaires rien qu’en fabriquant les caisses de bois pour les semences que le Venezuela importait. Chávez a raconté, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, dans l’un de ses premiers programmes « Allo Président », que le premier ministre du Canada l’avait appelé pour le féliciter de son investiture, et qu’ensuite il s’est rendu compte que cet appel concernait en fait la rénovation du contrat d’importation de semences de pommes de terre au Venezuela… Aujourd’hui, de nouveaux acteurs entrent en lice, les petits-fils et petites-filles qui commencent à assumer la coordination de la coopérative. Et je crois qu’une opportunité est créée pour renforcer et recréer toutes ces connaissances au sein des nouvelles générations.
Louise Michel en rêvait, le Venezuela l’a fait. Pour la communarde Cati Lobo, “au Venezuela, c’est le peuple qui impulse les communes. Les bases citoyennes, s’approprient le projet communal. Si nous ne croyons pas en notre propre pouvoir, si nous n’en faisons pas un précédent, on ne nous reconnaîtra pas. Nous sommes appelé(e)s à chercher les formes et les alternatives, à créer l’autogouvernement.”
Dans la Commune Che Guevara vivent 1600 familles, quelques 6000 personnes, organisées en 12 conseils communaux. Tous nos remerciements à l’ami Gil Lahout pour son énorme travail de traduction qui permet aux lecteurs francophones d’accéder à cette passionnante enquête de terrain dont les auteurs(trices) sont Chris Gilbert et Cira Pascual Marquina. Photos : Katrina Kozarek, Gerardo Rojas, César Mosquera, Commune Che Guevara, Sinco/Condiciones, Cira Pascual Marquina, archives. Nous remercions toutes et tous les camarades de la Commune Che Guevara où fleurissent la démocratie populaire et l’autogestion collective. Nous sommes également reconnaissants envers la Chaire Libre Anti-Blocus de l’Université bolivarienne du Venezuela.
Introduction
La Commune Che Guevara se trouve sur les flancs fertiles qui montent du Lac de Maracaibo vers la cordillère des Andes. La culture historique de la région est le cacao, mais récemment, le café y a été introduit, puis la canne à sucre et l’ananas. Proche de la frontière, cette zone est marquée par la migration. De nombreux communards et communardes ont leurs racines en Colombie. Leurs familles ont fui la persécution politique, ou ont simplement cherché une vie meilleure au Venezuela. Les membres de la Commune Che Guevara ont construit un projet sociopolitique qui a surmonté bien des obstacles et tourne autour de deux activités productives : une usine de traitement du cacao sur les terres basses (Entreprise de propriété sociale —EPS— Che Guevara) et une coopérative de café sur les terres hautes (Collines du Mirador, Colimir).
Après un court vol de Caracas à El Vigía (état de Merida) et un voyage de deux heures sur la route Panaméricaine, nous sommes arrivés à cette jolie commune dans le village de Mesa Julia (municipalité de Tucaní). Notre visite a pour objet de comprendre comment cette commune, d’une réputation révolutionnaire digne de ce nom, a su faire face aux sanctions des États-Unis et à la crise générale que traverse le Venezuela. Mais nous nous sommes proposés également de mieux appréhender la perspective des communards et communardes sur la construction communale en général et sur la transition socialiste dans un pays assiégé.
Nous présentons ci-après les témoignages des hommes et des femmes qui construisent une alternative populaire et démocratique dans la Commune Che Guevara. Les thèmes abordés vont de l’impact du blocus impérialiste aux réponses créatrices face aux défis que posent les sanctions, tout en nous arrêtant sur les nouvelles formes de production démocratique et sur la formation socio-politique qui est un des piliers de la Commune Che Guevara.
Chris Gilbert et Cira Pascual Marquina
Histoire de la Commune Che Guevara
Sise sur le piémont andin, la Commune Che Guevara est connue autant pour ses processus démocratiques que pour sa résilience en des temps difficiles. Deux communards racontent l’histoire de la commune et en décrivent les principaux projets productifs.
Ernesto Cruz : C’est vers 2010-2011 que nous avons décidé de fonder une commune. À l’époque, il existait dix conseils communaux dans la région. Nous avons commencé le travail de coordination petit à petit. Mais après le décès du Commandant Chávez en 2013, nous avons accéléré le rythme, et nous avons enregistré la commune auprès de Fundacomunal [institution publique qui administre les communes].
Lorsque nous avons enfin réussi à enregistrer la commune, nous avons impulsé plusieurs projets dont la construction de logements. C’est aussi à cette époque que nous avons commencé à élaborer le projet de construction d’une usine de traitement du cacao, qui deviendrait ensuite l’EPS Che Guevara [une EPS est une entreprise de propriété sociale].
Ma tante Olga Veracruz a été formée politiquement en pleine guerre en Colombie. C’est elle qui a proposé de baptiser la commune ‘Che Guevara’. Elle est maintenant très âgée, mais toutes ces années, elle a été le moteur de l’organisation des conseils communaux dans la région, puis de la commune.
Olga lisait avidement tout ce qui concerne le marxisme. Elle a organisé des groupes d’étude avec les femmes de la région, puis a animé un journal local de tendance à gauche. Elle a laissé sa marque dans cette commune, en proposant que la conception de solidarité de Che Guevara soit un principe recteur pour nous.
Zulay Montilla : La Commune Che Guevara, située sur les hauteurs de la municipalité de Tucaní, au sud du Lac de Maracaibo [état de Mérida], est un projet à vocation agricole. Le café et le cacao sont nos principaux produits, mais nous cultivons aussi des bananes plantains et des ananas.
Dans la commune vivent 1.562 familles, distribuées en 14 conseils communaux. Chaque conseil élit un porte-parole qui participe au parlement de la commune. Le parlement est chargé de veiller au bon fonctionnement des initiatives et projets. Mais au-dessus du parlement se trouve l’Assemblée, instance supérieure d’autogouvernement et espace de prise des décisions les plus importantes. Toute personne habitant le territoire de la commune peut participer à l’Assemblée. Le droit de parole et de vote est le même pour tous.
Sur le territoire de la commune fonctionnent deux unités de production : l’Entreprise de Production Sociale (EPS) Che Guevara, pour le traitement du cacao, et la coopérative Collines du Mirador (Colimir), pour le traitement du café. Chacune de ces unités dispose d’un(e) porte-parole au parlement communal.
Impacts du blocus occidental et de la crise du capitalisme
Les sanctions financières imposées par les États-Unis au Venezuela et l’embargo pétrolier ont eu un impact dévastateur dans la société vénézuélienne. A partir de 2014, l’État vénézuélien a été privé de 99% de ses revenus pétroliers, d’où un exode massif de population. Les médias ont occulté le blocus occidental pour pouvoir marteler « la-faute-au-socialisme ». Les habitants de la Commune Che Guevara expliquent ici les effets du blocus dans leurs vies et leurs projets productifs.
Douglas Mendoza : Le blocus a été très dur pour nous. Ici, sur les hauteurs de Tucaní, le carburant est indispensable. Comment un petit producteur de café pourrait-il livrer sa récolte à l’acheteur s’il n’a pas d’essence, ou si celle-ci coûte 3 dollars le litre? La pénurie de carburant nous a porté un lourd préjudice, à nous producteurs.
Ces dernières années, nombreux sont ceux qui ont émigré en Colombie, puisque cela devenait invivable ici. Certaines familles ont tout vendu et ont quitté le pays. D’autres ont laissé ici leurs membres plus âgés et ont émigré en Colombie ou au Pérou. Il y a aussi des gens qui partent travailler une saison, puis qui reviennent.
Ernesto Cruz : Ces derniers mois, le commerce à Tucaní a quelque peu récupéré, mais il n’y a toujours pas assez de travail. D’ailleurs, en ce moment même, nous observons une nouvelle vague d’émigration vers Caracas, où l’économie des services connaît une reprise.
La situation migratoire ne doit pas nous surprendre : un petit agriculteur de cacao peut gagner quelque 500 dollars par récolte, mais cela ne suffit pas pour vivre. En vérité, il y a très peu d’avantages pour inciter les jeunes à rester dans la région… C’est pourquoi nous voyons la population vieillir petit à petit.
Zulay Montilla : Actuellement, il est très difficile de commercialiser le chocolat à cause de la pandémie et de la pénurie d’essence. Il y a deux ans, nous avions des clients qui venaient des états de Trujillo et de Táchira pour nous acheter notre chocolat, mais maintenant, avec la pénurie de carburant, de tels achats ne sont plus rentables.
Quant aux fournitures pour la production de l’EPS, nous avons heureusement réussi à obtenir ce dont nous avons besoin, à savoir : le cacao, du lait en poudre et du sucre. Par contre, il est très difficile de trouver le matériel pour une bonne présentation de nos produits.
Notre principal problème aujourd’hui vient des coupures de courant. Le chocolat moulu doit être conservé à basse température et donc nous l’entreposons dans une pièce réfrigérée. Si la température augmente, le bonbon ou la barre de chocolat perd sa brillance et sa texture. Il faut alors tout recommencer. Autrement dit, mettre le chocolat au bain-marie, puis l’envoyer au moulin et enfin le remettre au moulage.
Tout cela se répercute sur notre production. Malgré tout, nous n’avons pas arrêté et faisons des miracles pour honorer nos engagements. À l’EPS, nous luttons pour rester debout, dans l’espoir de sortir renforcés de ces temps difficiles.
Ernesto Cruz : Jour après jour, nous affrontons d’innombrables défis, conséquences du blocus et de la crise générale capitaliste. Nos problèmes principaux actuellement sont les coupures de courant et la pénurie de carburant.
Heureusement, le problème du carburant s’estompe peu à peu depuis plusieurs mois. Désormais, nous achetons de l’essence une fois par semaine à 90 cents le litre, alors qu’il y a deux ans, les prix atteignaient 4 dollars le litre.
La pénurie de carburant a durement frappé l’EPS Che Guevara. Les paysans ont du mal à nous livrer leur cacao et les intermédiaires privés en profitent, en se rendant directement dans les parcelles pour proposer aux paysans un prix inférieur à celui du marché. Et bien sûr, entre perdre la récolte et la vendre bon marché, les producteurs préfèrent encore la seconde option.
Par ailleurs, sans essence, pas moyen d’acheminer les commandes. Il n’est pas un seul producteur de la région qui n’ait pas été impacté par la pénurie de carburant. Une situation dont profitent d’ailleurs les mafias.
L’électricité est un autre goulot d’étranglement. Les coupures de courant ici peuvent durer jusqu’à trois jours. Tout le traitement mécanisé du cacao est alors interrompu. Mais en plus, le chocolat déjà moulu perd sa brillance, et il faut tout recommencer.
Néanmoins, si l’on ne peut nier que les sanctions ont eu de graves conséquences pour nous, il est vrai aussi que l’EPS Che Guevara continue de produire et de prouver qu’il est possible de construire une alternative avec le peuple.
Douglas Mendoza : Beaucoup ici ont vendu leur jeep ou leur camionnette qu’ils utilisaient pour descendre leurs 10, 20 ou 50 sacs de café. Certains ont recommencé à travailler avec des mules, ou transportent le café à moto, deux sacs à la fois. D’autres sont obligés de payer le service, ou alors vendent la récolte à des intermédiaires peu scrupuleux. Et il y a ceux qui ont quitté le pays.
Aujourd’hui, par exemple, j’ai dû acheter 5 litres d’essence pour ma débroussailleuse, à un dollar le litre. Ce n’est pas facile pour moi de débourser 5 dollars, mais dans les pires moments, le litre d’essence avait grimpé à 4 dollars.
C’est le problème ici, nous dépendons beaucoup du carburant, surtout pour transporter les récoltes. Cela veut dire que si les prix de l’essence grimpent, un paysan peut facilement se retrouver ruiné.
La guerre des États-Unis contre le Venezuela est terrible. Mais nous voyons aussi des problèmes dans le gouvernement local. Ici, nous sommes de vrais chavistes. Nous sommes très loyaux et nous ne donnerons jamais notre vote à l’opposition. Mais cela ne veut pas dire que nous allons applaudir nos représentants quand ils ne font pas bien les choses.
Malgré la guerre, les contradictions et autres difficultés, nous avons un engagement envers cette magnifique terre. Et nous continuerons de travailler pour la famille et au sein de Colimir, où nous apportons aussi notre pierre à l’édifice de la communauté.
Felipe Vanegaz Quintero : La pénurie d’essence et de gasoil se fait particulièrement sentir ici au sud du Lac. Aux sanctions s’ajoute le problème de la distribution. En fait, le carburant devrait arriver par un oléoduc qui traverse le Lac de Maracaibo. Or, celui-ci est obstrué à cause du manque de maintenance. Donc, le carburant arrive de Puerto Cabello par camions citernes, ou alors par contrebande depuis la Colombie. Bien sûr, les prix augmentent d’autant.
Marta Botello : Un autre problème concerne le manque de fertilisants et d’herbicides. D’où une diminution du rendement de notre production. En cas de rouille du café [champignon du caféier], nous n’avons rien pour le combattre. Il y a quatre ans, nous pouvions encore acheter des intrants à Agropatria [société publique de fournitures agricoles], mais les magasins sont désormais fermés.
Malgré tout cela, nous continuons. Dieu merci, mes enfants n’ont pas quitté le pays. Je n’ai pas à me plaindre.
Créativité et innovation en réponse aux sanctions
La Commune Che Guevara a développé une série de réponses créatives aux difficultés qui surviennent dans le cadre de la crise. Refusant la capitulation capitaliste, les hommes et les femmes de la Mesa Julia démontrent que les communes peuvent constituer une solution populaire et souveraine à la crise.
TRANSFORMATION TECHNOLOGIQUE
Johandri Paredes : Ces derniers mois, nous avons fait un grand pas en avant pour surmonter notre dépendance du gasoil dans l’usine de traitement du café. Notre séchoir utilisait du gasoil comme combustible. Grâce à la transformation technologique, c’est l’exocarpe du café [coque extérieure du grain de café] qui nous sert de combustible. C’est un grand pas en avant, car il nous offre l’autonomie et réduit nos coûts. En plus, il s’agit d’un combustible durable sur le plan environnemental.
Le Conseil fédéral de gouvernement nous a soutenus dans cette transformation technologique et nous avons pu importer les machines de Colombie.
Felipe Vanegaz Quintero : À Colimir, notre dépendance vis-à-vis du carburant a considérablement diminué ces derniers mois. Il y a un an, nous consommions 12 000 litres de gasoil par mois. Évidemment, lorsque le carburant se fait rare et devient très cher, une telle consommation était un vrai problème pour nous. Nous avons donc décidé d’acquérir les composantes industrielles nécessaires pour ne plus dépendre du gasoil. Les coques de grains de café sont notre carburant. Et cela fonctionne aussi bien que le gasoil, voire mieux, malgré l’excédent de fumée.
Pastora Ruiz de Macaneo : À l’heure actuelle, il est difficile de trouver des intrants agricoles. Bien sûr, au début, cela posait quelques problèmes, mais avec le temps, nous avons appris à produire de l’engrais. Nous utilisons la coque du cacao pour faire du compost que nous appliquons ensuite à la terre dans nos serres.
Nous procédons aussi à des essais avec le mucilage, qui est le liquide visqueux qui protège les fèves de cacao, pour fabriquer de l’engrais organique dont nous aspergeons directement les plantes. Et tout en essayant de nouvelles méthodes pour l’entretien des plants de cacao, nous poursuivons la phase de recherche pour mettre au point de nouvelles techniques.
Luis Miguel Guerrero : On a assisté ces dernières années à de nombreuses failles du système électrique. Et notre séchoir, en plus de dépendre du gasoil, a aussi besoin d’électricité.
Le projet de séchoir solaire est né parce qu’il y a quelques mois, nous avons vécu une coupure de courant de trois jours. Tout a cessé de fonctionner. Il fallait faire quelque chose. Et on s’est mis à fabriquer un séchoir solaire. Nous l’avons construit nous-mêmes et nous en sommes très satisfaits. D’ailleurs, nous nous préparons à en fabriquer un deuxième.
Le séchoir sèche le café au soleil sous une épaisse bâche de plastique qui absorbe la lumière, mais isole et protège les grains de café. Cet espace fonctionne aussi comme un tunnel de vent, avec un ventilateur à une extrémité et une ouverture contrôlée de l’autre.
Évidemment, le processus est plus lent qu’avec le séchoir industriel, qui permet de sécher 800 kilos en 12 heures. Avec notre système, nous ne pouvons sécher que quelque 300 kilos en dix jours.
Felipe Vanegaz Quintero : Ces dernières années, nous avons décidé de diversifier notre production. La canne à sucre pousse bien par ici. Nous construisons donc un moulin, qui fonctionnera bientôt. Nous avons également une menuiserie et deux parcelles collectives où nous cultivons de la canne à sucre et du café. Nous voulons avancer de manière durable.
VISITE DE LA BRIGADE PRODUCTIVE OUVRIÈRE (EPO)
Ernesto Cruz : L’EPO est une initiative extraordinaire de femmes et d’hommes d’une grande expérience, qui organisent des brigades de travail volontaire afin de résoudre des problèmes dans des usines d’entreprises publiques et dans les communes. Ils ont séjourné chez nous pendant une semaine en septembre dernier.
Leur première tâche a consisté en un diagnostic de la situation de l’usine. Ensuite, ils ont résolu quelques problèmes de notre système électrique, ils ont réparé une unité de conditionnement d’air, ainsi qu’une machine écabosseuse cacao. Ils ont aussi animé un atelier sur les circuits électriques.
Car l’EPO est aussi une initiative d’éducation. Les travailleurs jouissent d’une grande expérience dans les industries lourdes et ont accumulé beaucoup de savoir-faire. Et cela nous a été très utile. Enfin, la visite de l’EPO a permis un apprentissage à deux voies : les camarades de l’EPO ont ainsi appris les rouages de l’organisation communale, la production de chocolat, etc.
Nous aimerions continuer de travailler avec l’EPO. Les camarades nous ont bien aidés à un moment où il était crucial de résoudre les problèmes techniques. Auparavant, nous pouvions engager un technicien, ou acheter une pièce détachée, mais ce n’est plus possible désormais. Des initiatives telles que l’EPO sont donc très précieuses.
LE CAFÉIER ET L’ÉCONOMIE DU TROC
Felipe Vanegaz Quintero : En 2018, nous avons vécu une spirale d’inflation et le bolívar perdit pratiquement toute sa valeur. Nous avons donc décidé de battre notre propre monnaie, que nous avons appelée ‘caféier’. Un caféier avait la valeur assignée d’un kilo de café [sec et grillé]. Autrement dit, chaque caféier était soutenu par un kilo de café entreposé ici à Colimir.
Notre caféier est né parce que la dévaluation du bolívar nous conduisait droit à la faillite. Si nous avions maintenu nos comptes en bolívars, nos fonds seraient partis en fumée.
Déjà en 2016, lorsque la situation s’est corsée, les gens ont spontanément commencé à mesurer la valeur des choses en kilos de café. Ainsi, la valeur d’une moto ou d’une voiture se calculait en café : 25 kilos, 50 kilos, 200 kilos, etc.
Nous n’avons fait que suivre un mouvement spontané et le café est devenu notre unité de compte. La coopérative a adopté une pratique en la formalisant comme un moyen de payement. Nous avons généré une réserve de 17 mille kilos de café. À l’époque, cela équivalait à 17 000 dollars. Nous avons donc émis 17 000 caféiers.
C’était une bonne idée. Par contre, nous nous sommes trompés sur un point : Colimir a prêté trop d’argent en caféiers, et certaines personnes sont encore endettées envers nous. De fait, la dette accumulée envers la coopérative atteint quelque 13 000 caféiers.
Les gens veulent une monnaie sûre et stable. Si le caféier était beaucoup plus stable que le bolívar, il a toutefois gagné peu à peu en valeur, car le prix du café augmenta d’un dollar le kilo à un dollar et demi. La dette des gens ayant bénéficié d’un crédit en caféiers a donc grimpé en proportion et les remboursements devinrent de plus en plus difficiles.
Quoi qu’il en soit, le caféier était une monnaie beaucoup plus stable que le bolívar. À l’époque, le dollar ne circulait pas librement; le caféier était donc une bonne solution. Maintenant que l’économie est dollarisée dans les faits, le caféier ne circule plus, mais l’unité monétaire de Colimir reste le caféier.
Nous avons beaucoup appris avec notre caféier et tout a bien fonctionné pendant un temps. Le caféier a donné de la stabilité aux salaires des travailleurs et nous a permis de stabiliser notre comptabilité. Et plus important encore : contrairement à d’autres entreprises, nous n’avons pas été victimes de la dévaluation. Certes, nous avons perdu de l’argent, parce que nous avons prêté à des gens qui n’ont pas pu rembourser. Ce fut une mauvaise décision financière, mais nous n’avons pas perdu d’argent à cause de l’inflation.
Yeini Urdaneta : Le caféier circulait de différentes manières. Il y avait 400 comptes numériques, et une application permettait de payer facilement les biens et les services. Il y avait aussi de la monnaie papier.
Quand les gens livraient leur café à Colimir, nous leur versions leur argent sur leur compte numérique en caféier. De plus, les travailleurs étaient aussi payés en caféiers. Il y avait un magasin où les gens pouvaient payer en caféiers.
En général, l’expérience fut positive, parce qu’elle nous a permis de conjurer l’hyperinflation.
Felipe Vanegaz Quintero : Ce n’est pas Colimir qui a inventé le caféier, c’est le peuple. Les agriculteurs de la zone l’ont créé, sans l’appeler caféier. En fait, l’hyperinflation avait rendu impossible de calculer les coûts en bolívars. Donc les gens ont commencé à calculer les valeurs en prenant le café comme référence.
Par ailleurs, le troc fait partie de la culture paysanne, surtout dans les zones les plus éloignées des centres urbains. C’est pourquoi le troc de café pour d’autres produits n’a rien de nouveau. Nous nous sommes contentés de formaliser ce qui avait déjà été improvisé.
Cependant, il faut savoir une chose : le troc n’est pas une mesure socialiste, pas plus que le caféier. Ce sont des solutions à des problèmes réels d’une société capitaliste en crise. Maintenant que le caféier ne circule plus, le troc continue. Par exemple, nous avons à quatre ou cinq reprises acquis de la farine de maïs en échange de café et de chocolat avec la Commune El Maizal. Et nous échangeons aussi du café contre des pommes de terre auprès de Proinpa [coopérative du plateau de Mérida].
LE GAZ
Marta Botello : Pendant presque deux ans, le gaz n’arrivait plus dans la région. Nous avons dû recommencer à cuisiner au feu de bois. Mais ça veut dire qu’il fallait ramasser du bois, entretenir et préparer les foyers, etc. C’était laborieux et fatigant.
Nos mères et grands-mères utilisaient du guamo, un arbuste à croissance rapide qui donne ombrage au café et au cacao, qui sert aussi de combustible. C’est ainsi que, des années après l’arrivée chez nous des cuisinières à gaz, nous sommes revenus aux fourneaux. Cela va mieux maintenant, parce que la Commune gère la distribution du gaz, et celui-ci nous est livré régulièrement.
En plus, ici dans la communauté, nous cherchons des solutions pour résoudre nos problèmes. Par exemple, quand il y a une défaillance dans le réseau électrique d’un secteur, nous demandons à un voisin versé en circuits électriques de nous aider à résoudre le problème. Il est payé en nature : les uns et les autres paient avec une boîte de sardines, un kilo de riz, de haricots noirs ou de café, etc.
Régulo Duarte : En tant que porte-parole de la gestion du gaz communal, je peux vous dire que l’an dernier a été très difficile. PDVSA Gaz ne livrait plus de gaz dans la région et nous avons tous été obligé de cuisiner au feu de bois. À présent, la disponibilité est limitée, mais nous pouvons garantir une bonne distribution dans la commune chaque famille reçoit deux petites bonbonnes de gaz tous les deux ou trois mois. Avec les fourneaux à bois en appoint, les gens peuvent satisfaire leur quotidien.
Ernesto Cruz : Après la ‘coupure de gaz’, on a tenté de privatiser la distribution. Heureusement, nombreux sont ceux qui exprimèrent leur désaccord et dénoncèrent la corruption dans les usines de remplissage de PDVSA Gas. La privatisation a ainsi pu être stoppée.
Désormais, c’est la Commune qui se charge de distribuer le gaz sur son territoire. Nous avons divisé la carte en secteurs et la distribution est assurée selon une rotation pour que les familles reçoivent deux bouteilles tous les trois mois.
SÉCURITÉ
Felipe Vanegaz Quintero : Vers 2017, nous avons rencontré un autre problème : le vol des récoltes de la région. Chez nous à Mesa Julia, il ne s’agissait pas de délinquance organisée à grande échelle, mais plutôt de petits délinquants. Ils volaient les récoltes de café ou de cacao pendant la nuit, ou pendant les averses.
Quand on s’est rendu compte que le problème n’avait rien de ponctuel ou de passager, nous avons mis au point un plan de sécurité. Et maintenant, on peut dire que la délinquance n’est plus un problème dans la région. On voit ici clairement l’importance de s’organiser. Toutefois, dans les zones plus basses, hors du territoire de la commune, le crime organisé est bel et bien présent : les commerçants, les camionneurs sont régulièrement victimes de racket.
Daniel Zambrano : Aux pires moments de la crise, nous avons dû renforcer nos mécanismes de défense. On venait la nuit voler le café ou le cacao, ou même nos poules. Nous avons donc décidé de renforcer la sécurité sur notre territoire : mettre en place des systèmes de communication interne, établir des liens avec la Milice bolivarienne. Nous nous sommes préparés à défendre le territoire.
Le plan de défense fonctionne bien. Il n’y a presque plus de vol dans la Commune. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de problèmes. Il y a parfois des disputes entre voisins, ou entre les producteurs. Le Comité de sécurité doit aussi intervenir pour résoudre ces conflits.
Neftalí Vanegaz : Quand la situation a empiré, vers 2018-2019, nous avons subi les vols de nos récoltes, ici dans la région de Mesa Julia. C’est alors que nous avons organisé nos équipes de sécurité.
Désormais, la Commune Che Guevara est une espèce d’oasis. Il y a plusieurs raisons : c’est une communauté organisée, mais la géographie joue aussi en notre faveur. Il n’y a qu’une voie d’accès à la Commune. C’est donc plus facile à contrôler.
L’Entreprise de Production Sociale « Che Guevara »
L’EPS Che Guevara est une usine de production de chocolat, dont la propriété est collective et la gestion démocratique. L’idée est née dans la foulée de la fondation de la Commune Che Guevara. L’EPS a été enregistrée en 2014 après bien des années de travail. elle dispose aujourd’hui d’une grande serre, de structures destinées à la fermentation et au séchage du cacao, ainsi que d’une installation de traitement du cacao et de production de pralines et de barres de chocolat.
Ernesto Cruz : Lorsque nous avons enregistré l’EPS, le pays ne comptait encore que très peu d’entreprises communales de propriété sociale. Notre seule référence était la Loi sur l’Économie communale, de Chávez, qui établit le contrôle démocratique de la production et la distribution. C’est ce qui a guidé nos pas dans l’organisation de l’entreprise, même si des camarades du ministère des Sciences et Technologies nous ont bien aidés au départ.
Dans les grandes lignes, nos objectifs étaient (et sont encore) de promouvoir la culture du cacao au plan local et de fournir une infrastructure industrielle destinée à la production de chocolat. Et ce, tout en progressant dans la démocratisation des processus de production.
La conception du projet a duré presque une année. Dans cette période, nous avons participé à des ateliers, visité des unités de production de chocolat, collecté des échantillons de cacao et de chocolat et établi un réseau avec les producteurs de la région.
En 2016, nous avons bâti une grande serre d’une capacité de 80 000 plantules, dont nous avons commencé la production en 2017. Cette même année, le financement de l’unité de traitement du cacao a été approuvé. Les fonds ne nous ont pas été versés directement, mais ont été transférés à la mairie de Tucaní.
Avec la lenteur de l’administration et la bureaucratie, la mairie a gardé nos fonds pendant presque un an. Et lorsque nous avons pu y accéder, malheureusement l’argent a juste suffi à l’acquisition du terrain où nous avons fini par construire l’usine de traitement. L’inflation avait rongé notre budget.
Le terrain étant désormais aux mains de l’EPS, nous avons commencé à traiter le cacao sur place, de manière artisanale. Entretemps, nous continuions de chercher des soutiens pour construire l’usine… Jusqu’à ce que, enfin, nous trouvions un financement institutionnel en 2018!
Une fois l’usine construite, nous avons commencé à produire du chocolat, du séchage à la torréfaction, du broyage au moulage. Comme nous n’avions pas de moules, nous utilisions des bouteilles d’huile découpées, ou d’autres récipients, pour effectuer les tests. Quand le produit a finalement donné satisfaction, nous avons lancé la commercialisation [en 2019].
Ces années-là ont été dures. L’impact des sanctions se faisait cruellement sentir et entre auto-proclamations présidentielles et tentatives de coup d’État, la situation politique était très instable. Malgré tout, nous avons réussi à mettre en œuvre la production d’un chocolat de qualité.
Zulay Montilla : L’EPS Che Guevara a quinze travailleurs. Nous nous organisons en quatre domaines : administration, audit, gestion de la production et éducation.
Cependant, ce qui est plus important encore que la structure de l’organisation, c’est le fait que dans l’EPS, il n’y a pas ni président, ni directeur, ni chef. Ici, les décisions sont collectives. Tous les travailleurs y participent sur un pied d’égalité. Toutes les décisions importantes, de l’affectation des ressources à la résolution des problèmes, passent par l’assemblée.
En un mot comme en cent, l’EPS est une organisation fondée sur l’assemblée. Parfois, des gens nous demandent : ‘Qui dirige ici?’ Nous leur répondons qu’il n’y a pas de chef, que la voix de tout un chacun compte. Les gens ont du mal à comprendre cette nouvelle forme d’organisation. Nous avons beaucoup travaillé et la vérité est que nous avons surmonté de vieux défauts et bâti une culture démocratique dans l’EPS Che Guevara.
Bien sûr, cela ne veut pas dire que toutes les petites décisions quotidiennes passent pas l’assemblée. En fait, elles passent par les quatre départements que j’ai mentionnés. Chacun connaît ses responsabilités.
Pastora Ruiz de Marcaneo : Construire un tel projet depuis la base est difficile, mais c’est une belle expérience. Je me suis engagée envers le projet de l’EPS Che Guevara dès le départ, j’ai aidé à la construire de mes propres mains. Nous qui sommes ici avons consenti des sacrifices pour que le projet fonctionne, mais nos efforts ont valu la peine. Parce que maintenant, nous avons des moyens de production au service de la communauté, et non pour enrichir les chefs.
En plus, qui travaille avec le chocolat en tombe amoureux. Nous nous chargeons de tous les aspects de la production, de la sélection des fèves à l’entretien des plantules, en passant par la fermentation et le séchage du cacao, le traitement et la préparation finale.
Carlos Eduardo Urbina : Cette usine de traitement du cacao a été construite par les travailleurs de l’EPS, avec beaucoup d’efforts, un grand engagement et de nombreux sacrifices. Nous avons aussi bénéficié du soutien du ministère des Sciences et Technologies.
La serre a été le premier grand pas en avant de l’EPS. Elle a servi à améliorer la production dans la région, tant sur le plan de la qualité qu’en termes de volume produit. Pour ce faire, il faut choisir des variétés bien adaptées aux conditions de la région, sélectionner les meilleures graines et bien soigner les plants pour qu’ils soient forts en poussant. Tout ce processus doit être très précis, afin d’améliorer la qualité des plantes. Par contre, nous ne faisons pas d’expériences pour des modifications génétiques.
Outre les plants de cacao, nous avons aussi des arbres d’ombrage. Le cacaoyer, tout comme le caféier, a besoin d’ombre pour pousser.
Au fil des années, nous avons beaucoup appris, mais nous savons que les travailleurs de l’EPS, tout comme les producteurs de la région, ont bien des choses à apprendre, que ce soit à propos de la sélection des graines et de l’entretien des plants, ou en matière de séchage et de traitement du cacao.
Pastora Ruiz de Macaneo : Après lecture d’une étude des plantations de la région, nous avons conclu que les cacaoyers étaient très vieux, ou n’avaient pas été bien soignés. Aussi fallait-il les remplacer pour accroître la production. D’où la construction de cette grande serre.
Celle-ci permet de produire entre 40 et 50 000 plantules. La première année, les producteurs étaient nombreux à vouloir des plantules, parce que prix du cacao était élevé et ils voulaient renouveler leurs plantations. En 2018, nous en avons produit quelque 40 000. Mais depuis, la moyenne est de 20 000 par an.
Outre les plantules de cacao, nous cultivons désormais des légumes et des plantes médicinales. Cela a commencé avec la pandémie, quand les produits alimentaires sont devenus difficiles d’accès.
Ernesto Cruz : L’EPS fabrique des pralines, du cacao en poudre et une vaste gamme de barres de chocolat. Nous avons une capacité installée pour produire 1 300 kilos par semaine. Mais en ce moment, nous ne produisons pas autant, car la crise et les sanctions nous ont fortement touchés.
Quant à la distribution, la plupart de notre production est livrée à des chocolatiers de Mérida. Cependant, avant que la crise ne s’aggrave avec la pénurie de carburant, nous avions des commandes en provenance d’autres États.
Les commandes actuelles sont relativement modestes : entre 30 et 80 kilos. Pendant l’année scolaire, nous distribuons aussi du chocolat auprès des centres éducatifs de la région. Par ailleurs, nous faisons du troc avec la Commune El Maizal. L’opération la plus récente concernait l’échange de 400 kilos de chocolat contre de la farine de maïs et d’autres produits. Cet échange a été très gratifiant.
À l’avenir, nous espérons exporter. Notre chocolat est de grande qualité et pourrait se vendre à l’étranger. En attendant, nous devons augmenter notre production et obtenir tous les permis sanitaires et d’exportation nécessaires. Pour l’instant, nous avons les permis pour la commercialisation locale. Cela n’a pas été facile de les obtenir, à cause de obstacles de la bureaucratie.
La Coopérative Collines du Mirador (Colimir)
Colinas del Mirador, plus connue sous le nom de Colimir, est une coopérative de producteurs de café sur les hauteurs de Mesa Julia. Ses actifs principaux sont une usine de traitement du café et une pépinière destinée à l’amélioration de la qualité et du rendement du café dans la région. Colimir s’attache aussi à offrir de meilleures conditions de vie à la communauté de Río Bonito Alto, où siège la coopérative.
Neftalí Vanegaz : Je suis arrivé au Venezuela en 2003. J’ai dû fuir la Colombie après avoir été victime d’une tentative de meurtre. Là-bas nous avions un bon travail avec les coopératives de café, mais le paramilitarisme et la guerre de l’État colombien contre le peuple nous ont obligés à fuir.
Bien sûr, nous n’étions pas les seuls. Des milliers de gens ont émigré au Venezuela à l’époque. Moi j’ai dû marcher pendant six jours avec ma compagne et mon fils pour atteindre la frontière. Une fois au Venezuela, nous nous sommes installés à Machique, dans la Guajira [état de Zulia]. Mais la situation était difficile là-bas. Deux ans plus tard, nous sommes venus à Tucaní, où nous avions des amis. Nous sommes tombés amoureux de cette terre, car elle ressemble beaucoup à la terre où nous avons grandi, un haut-plateau propice au café.
Ma compagne et moi avons acquis une parcelle sur les hauteurs et avons commencé à travailler. Mais nous voulions aussi promouvoir l’organisation, une pratique que nous avons dans les veines. Il y avait déjà une coopérative, mais elle était en berne. Aussi avons-nous commencé à la réactiver.
Ça n’a pas été facile. Il y avait notamment un courant très clientéliste. Beaucoup d’associés voyaient en la coopérative un moyen d’obtenir des ressources de l’État. En revanche, notre vision visait de meilleures conditions de production et la création de liens de solidarité au sein de la communauté.
Petit à petit, nous avons surmonté les contradictions et, en 2010, la coopérative a commencé à grandir. C’est alors que le ministère des Sciences et Technologies a transféré des ressources pour planter 10 000 caféiers. Mais avec les ressources transférées, la coopérative a réussi à en planter 30 000. Ce fut un grand pas en avant pour nous.
En 2014, nous avons reçu un financement pour construire une pépinière destinée à améliorer la production de café dans la région. Aussi avons-nous commencé à concevoir les plans d’une usine de traitement du café.
Ça n’a pas été facile, parce que le ministère des Sciences et Technologie voulait gérer le projet directement. Mais pour nous, la construction autogérée était plus efficace. Finalement, nous pûmes gérer nous-mêmes les ressources et, avec un financement approuvé pour l’usine et les bureaux, nous avons même réussi à bâtir un auditoire et deux dortoirs.
Felipe Vanegaz Quintero : La coopérative a précédé le conseil communal et la commune. Elle est fondée sur la production paysanne. Colimir est née dans le but d’améliorer la production de café de la région et d’industrialiser le processus. Et c’est ce que nous faisons de mieux ici, sur les hauteurs de Tucaní.
Colimir a connu des hauts et des bas. Vers 2006, la Corporation vénézuélienne du Café [entreprise publique] est arrivée et a commencé à acheter la production directement auprès des agriculteurs. À l’époque, les producteurs abandonnaient la culture de café parce que le prix réglementé était trop bas pour être rentable. Dans le plan de Chávez, les prix réglementés devaient être compensés par des subsides de la Corporation vénézuélienne du Café, mais ces fonds ne nous sont jamais parvenus. Tout cela a poussé beaucoup d’agriculteurs à remplacer le café par des cultures d’ananas, de plantains ou de cacao.
Un autre élément a influé sur la croissance de Colimir : avec la Loi sur les Conseils communaux, les coopératives ont commencé à être perçues comme ‘l’erreur de Chávez’.
Dans ces années-là, la coopérative est passée de 100 associés à 14. Toutefois, nous n’avons pas baissé les bras. La coopérative a continué de travailler et a participé à la formation du Conseil communal, puis à la création de la Commune Che Guevara, qui a su regrouper plusieurs processus.
Petit à petit, Colimir a repris vie. Nous avons reçu un financement pour terrasser les collines et semer du café. Puis le Conseil fédéral de gouvernement a apporté un soutien à la construction d’une serre pour 80 000 plantules de café. Finalement, en 2016, un autre financement nous a permis d’édifier ce petit complexe industriel. Nous l’avons fait en 14 mois, sans passer par des sous-traitants et en autogestion. C’est ainsi que nous avons construit l’usine, la cuisine et les bureaux, tel que stipulé selon le financement, mais aussi un auditoire et deux dortoirs dans la partie supérieure de l’usine.
Quand l’usine a commencé à fonctionner, la coopérative s’est mise à croître. Même si, ce n’est un secret pour personne, la spirale inflationnaire, la pénurie de gasoil, les coupures de courant et la pandémie ont eu un impact négatif sur notre production.
L’an dernier, après une longue période de ‘sécheresse’ où le carburant était rare, nous nous sommes mis à réfléchir à un changement technologique. Nous voulions arrêter de dépendre du gasoil et le guamo du café semblait être une bonne alternative. Nous avons donc assuré le financement de ce changement technologique et importé les machines de Colombie, avec le soutien du Conseil fédéral de gouvernement. Après la mise en œuvre du changement, la production a vite repris.
Les organisations naissent toujours d’une nécessité commune des associés. S’il n’y a pas d’objectif partagé, alors l’organisation est vouée à l’échec. Colimir reste active parce que nous parvenons à résoudre ici-même certains problèmes des producteurs de café de Mesa Julia.
La question fondamentale que doit se poser toute coopérative est la suivante : vaut-il mieux pour un producteur appartenir à la coopérative ou pas? Avec la crise, certains agriculteurs sont partis en Colombie. D’autres ont renoncé au travail en coopérative. Or, la trajectoire et la résistance de Colimir sont des preuves vivantes, du moins pour ceux qui sont restés et continuent de cultiver du café, que la production en coopérative est la meilleure solution. Elle offre une bonne alternative aux intermédiaires privés, accorde des ristournes aux associés et leur concède des crédits. C’est aussi une importante institution sociale de la communauté.
Cependant, nous devons continuer de travailler et de croître. L’étape suivante sera d’obtenir les autorisations pour commercialiser notre café dans tout le pays. Et les obstacles bureaucratiques sont nombreux. Malheureusement, ne pas disposer de la licence de commercialisation nationale limite notre capacité à grandir.
Neftalí Vanegaz : Les coopératives se forment pour satisfaire des besoins partagés. Le but de Colimir est de résoudre les problèmes des producteurs de café qui n’ont nulle part où traiter et distribuer leurs récoltes.
Mais le projet de Colimir va plus loin : notre coopérative est d’une nature plus populaire, parce notre objectif principal est de construire un nouveau modèle social.
Felipe Vanegaz Quintero : l’assemblée est l’organe suprême de gouvernement de la coopérative. Tous les producteurs associés participent à une réunion hebdomadaire pour prendre ensemble toutes les décisions importantes. Des questions telles que la vente d’un immeuble ou la réorganisation de l’organigramme sont abordées à l’assemblée.
Sous l’assemblée vient le Conseil de direction, qui actuellement compte six départements : éducation, industrie, secrétariat, finances, projets et audit. La direction prend des décisions au niveau intermédiaire, comme par exemple, d’accorder un prêt à un associé. Les prêts sont remboursés à Colimir en nature [café] et sans intérêt.
Ensuite viennent les différentes coordinations qui prennent les décisions du quotidien. Par exemple, le comité d’éducation se charge de toutes les initiatives éducatives et de leur supervision. S’il estime qu’il faut repeindre l’école, le Conseil de direction examine la proposition et assigne les fonds.
Douglas Mendoza : C’est une petite coopérative, mais d’un grand impact sur la communauté : n’importe quel producteur peut traiter son café ici. De plus, Colimir est engagée envers les habitants du territoire et s’occupe de la scolarisation de nos enfants. Elle entretient aussi la voirie et offre une assistance sociale.
Être producteur associé de Colimir présente de nombreux avantages. Tout d’abord, nous sommes une communauté de producteurs qui se soutiennent mutuellement et partagent leur savoir-faire. Ensuite, les associés bénéficient de 30% de ristourne pour faire traiter leur café. Et nous avons accès à des crédits sans intérêt. Cela compte beaucoup quand il faut acheter un outil ou payer des travailleurs pendant la cueillette du café.
Nous disons souvent que l’union fait la force. C’est pour ça que j’ai rejoint Colimir. Nous sommes des gens humbles, de petits caféiculteurs. Mais ensemble, nous sommes plus forts. C’est ce que nous a enseigné Chávez. Et nous suivrons sa voie.
Arianny Tomas : La pépinière de Colimir a été conçue pour produire jusqu’à 80 000 plantules. Mais en ce moment, à cause de la pandémie, nous n’en produisons que 40 000.
Cette pépinière a été construite pour renouveler les caféiers de la région. C’est dans ce but que nous sélectionnons les graines et veillons à ce que les plantules soient bien adaptées à la terre de Mesa Julia.
Ces dernières années, nous avons dû explorer différentes méthodes pour soigner nos plantules. Les mesures coercitives unilatérales [sanctions imposées au pays] empêchent l’acquisition des intrants agricoles tels que les fertilisants et les pesticides. C’est pourquoi, lorsque les problèmes de fourniture ont commencé, nous avons opté pour produire de l’engrais organique. Nous avons découvert que les déchets organiques du café peuvent former un fertilisant très efficace. En outre, un camarade nous enseigne à fabriquer des pesticides organiques.
Felipe Vanegaz Quintero : Nous espérons pouvoir dire un jour que notre production de 8 à 16 quintaux par hectare, qui est la moyenne nationale [un quintal représente 46 kilos de café], est passée à 80 quintaux par hectare, comme en Colombie. Mais cela exige du travail, de l’investissement et de la préparation technique.
Il faut savoir que la région ne compte que huit professionnels, dont six sont enseignantes. Nous avons besoin de gens qualifiés, des agronomes et des ingénieurs en particulier, si nous voulons augmenter notre production. Il y a de la science derrière l’agriculture. La seule attitude romantique ne suffit pas pour produire.
Johandri Paredes : Je suis un des associés les plus récents. Et je suis content. Si tu veux t’associer, tu dois être parrainé par 5 membres, puis passer un an à titre d’essai.
Quant aux avantages, les associés bénéficient d’une ristourne de 30% pour le traitement du café, ont accès aux plantules et ont droit au crédit. Si Colimir me prête 1 000 dollars, je devrai rembourser avec du café de ma prochaine récolte, mais sans intérêt. C’est une bonne solution pour nous, parce que notre récolte est annuelle, et nous avons des frais pendant l’année.
De plus, Colimir achète le café des producteurs associés et non-associés, mais à un prix un peu supérieur à celui d’autres acheteurs. C’est pourquoi de nombreux agriculteurs indépendants vendent leur production ici.
Pour moi, le travail coopératif est ce qui donne un sens à ce que nous faisons. Cela nous pousse à sortir de la parcelle pour entrer dans un processus où nous apprenons les uns des autres. Et aussi, ici, il n’y a pas de chef, et j’aime bien ça.
Felipe Vanegaz Quintero : Les coopératives peuvent tomber dans une logique capitaliste. Mais à Colimir, nous avons une conception plus sociale et nous voulons rendre quelque chose à la communauté. Notre objectif est d’offrir de bonnes conditions aux agriculteurs, mais aussi garantir l’accès à la santé, à l’éducation et à une bonne voirie pour tous.
Mais nous nous voilons pas la face. Nous ne construisons pas le socialisme. Nous sommes plutôt en train de planter une graine. Nous espérons, pour commencer, que les gens diront : ‘Je préfère vivre à Río Bonito Alto, parce que la santé et l’éducation y sont garanties. Et le logement aussi.’
Les lundis de travail collectif
Les lundis de travail collectif constituent une pratique mise en place par Colimir à ses débuts. Ces journées de travail volontaire réunissent les associés de la coopérative pour résoudre des problèmes communs et affirmer l’esprit de corps.
Neftalí Vanegaz : Cette pratique des lundis de travail collectif a commencé dès le début de Colimir. L’idée est que tous les producteurs associés se réunissent, partagent leurs inquiétudes et travaillent ensemble. S’il faut ouvrir un chemin, peindre un immeuble ou couper de la canne à sucre, nous le faisons tous ensemble. L’avantage de ces lundis collectifs est qu’ils génèrent un esprit de corps. Les producteurs rompent leur isolement et construisent une communauté.
Arianny Tomas : Nos premiers lundis de travail collectif ne réunissaient que les producteurs associés de Colimir. Mais petit à petit, d’autres voisins nous ont rejoints, pour nettoyer des chemins ou des espaces communs. Avec le travail collectif, il y a une espèce de déclic : les gens sont plus ouverts à la coopération autour de l’objectif du bien commun. La collectivité est contagieuse.
Les lundis de travail collectif créent de liens de solidarité entre nous. Ils nous aident à comprendre que les problèmes se résolvent plus efficacement si nous travaillons ensemble.
Dioselina Quintero Quintero : Les lundis de travail collectif sont un outil qui nous aide à créer des liens… ou pour le dire autrement : la pratique fait que nous ne sommes pas une simple entreprise de traitement du café. Le lundi, nous nous réunissons, nous travaillons ensemble, nous prenons des nouvelles des autres producteurs et nous réfléchissons aux processus internes de la coopérative.
Pour nous, la coopérative est comme une seconde famille. Bien sûr, le travail collectif est parfois épuisant, mais la coopération fait partie de ce que nous sommes. Et la solidarité est fondamentale pour le nouveau genre d’organisation dont nous rêvons.
Johandri Paredes : Pour moi, le lundi est un jour très spécial, parce que je retrouve mes camarades et, ensemble, nous construisons un avenir meilleur.
Prendre soin de la communauté
Face aux mesures coercitives des États-Unis et leurs effets dévastateurs sur la vie du peuple, de nombreuses organisations de la base ont dû assumer des responsabilités qui incombaient à l’État. La Commune Che Guevara a contribué aux services d’éducation, de transport et de santé dans sa communauté.
Yeini Urdaneta : Les sanctions et la crise ont fait que le gouvernement s’est retrouvé dans l’incapacité de satisfaire les besoins du pays en matière de santé et d’éducation. Et dans ce genre de situation, la responsabilité tend à retomber sur les épaules des organisations.
Autrement dit, il faut souvent chercher des solutions à des problèmes concrets de la communauté, par exemple en cas de décès, ou lorsqu’une femme est sur le point d’accoucher, ou quand un voisin fait une crise d’hypertension. Dans ces cas-là, nous pouvons offrir un prêt, un don, voire le transport vers l’hôpital le plus proche.
Évidemment, ce n’est pas facile pour Colimir. Les médecins facturent entre 100 et 150 dollars pour un accouchement. Et les services funéraires sont beaucoup plus chers. Si nous n’avons pas de ressources pour résoudre un problème, alors il nous faut faire appel aux institutions, et tenter de se frayer un chemin.
C’est une situation sociale très complexe. C’est pourquoi nous mettons sur pied un fonds exclusif pour l’attention sociale. Par ailleurs, une camarade de la coopérative fait des études d’infirmière. Ce sera bien d’avoir une personne qualifiée dans le domaine de la santé.
Felipe Vanegaz Quintero : Ici, les gens savent qu’en cas de problème, ils peuvent compter sur Colimir. Si quelqu’un a une urgence médicale, la coopérative ne le laissera pas tomber.
De plus, notre école est toujours ouverte, ce qui est essentiel pour les familles. C’est pourquoi le prix de la terre est en train d’augmenter. Les gens savent qu’ils peuvent compter sur nous. En fait, nous sommes une espèce d’État dans l’État, un espace de double pouvoir, si l’on veut.
Ernesto Cruz : En tant qu’EPS, nous sommes régis par la Loi sur l’Économie communale, qui stipule qu’une entreprise de propriété sociale doit destiner de 6% à 10% de ses bénéfices à l’attention sociale.
Actuellement, les recettes de l’EPS ne couvrent pas toujours les nécessités de base de l’entreprise elle-même. Mais nous répondons à la communauté de différentes manières, de la distribution de chocolat dans les écoles à l’aide pour transporter quelqu’un à un centre médical. Quand il y a un excédent, il va tout d’abord à un fonds pour des besoins tels que la remise en état du centre médical ou de l’école, ou pour lancer un autre projet productif dans la commune.
Zulay Montilla : L’EPS soutien aussi le comité de santé de la commune. Par exemple, si quelqu’un a besoin de médicaments, nous pouvons l’aider à les trouver. Et en cas de d’urgence médicale, nous donnons à la famille 10, 20 ou 30 litres d’essence pour qu’elle puisse se rendre à l’hôpital. C’est une aide d’autant plus précieuse vu la pénurie de carburant. Nous aidons aussi au transport personnel médical de Mesa Julia.
En ces temps difficiles, les besoins dans la commune sont nombreux. Nous mentirions si nous disions que nous pouvons répondre à toutes les demandes. Toutefois, nous faisons tout ce que nous pouvons.
Ernesto Cruz : Le transport est un autre domaine où apportons beaucoup à la communauté. Pendant les années les plus dures, en 2018 et 2019, le transport public était paralysé à Mesa Julia, ce qui s’est transformé en un problème collectif de taille pour cette région rurale. De nombreux habitants se sont retrouvés sans transport pour faire leurs achats ou aller chez le médecin ou à l’école. C’est alors que nous avons commencé à assurer le transport : Colimir et l’EPS ont mis leurs camions au service de la commune —la priorité allait aux maîtresses et aux écoliers.
Mais nos camions ne sont pas adaptés au transport de personnes. À l’époque, un camarade nous a commenté qu’il y avait un autobus arrêté depuis dix ans sur le parking de la mairie. Nous avons donc demandé que ce véhicule soit transféré à la commune. Nous sommes arrivés à un accord, mais le processus administratif pour permettre le transfert était trop long. Finalement, Felipe [Vanegas] a proposé que nous récupérions collectivement ce bus pour la commune, ce que nous avons fait.
Une fois le problème du bus résolu, nous avons ouvert un service de transport sur toute la commune. L’autobus est maintenant un bien communal, géré depuis le parlement de la commune. Les itinéraires, horaire et tarifs sont définis de manière collective et les recettes alimentent un fonds pour l’entretien du véhicule.
Une école pour la nouvelle société
Les hommes et les femmes de la Commune Che Guevara estiment que l’éducation, politique et technique, est la clé aussi bien du succès du projet local que de la transition vers le socialisme au Venezuela.
Neftalí Vanegaz : L’éducation a beaucoup d’importance pour nous. Un projet ne peut aller de l’avant, en termes politiques, sans une école; et la production ne va pas augmenter sans la formation technique. C’est pourquoi nous estimons que l’éducation est un des piliers fondamentaux de la coopérative.
Avec Chávez, nous avons fait du chemin au niveau de la formation politique, mais ce n’est pas suffisant. Les gens ici sont jeunes. Ils ont besoin d’apprendre sur le monde dans lequel nous vivons. Cet apprentissage ne va pas tomber du ciel. En outre, notre pays a sous-estimé la formation technique pendant des années. Nous en payons le prix aujourd’hui. Aussi encourageons-nous la formation aussi bien politique que technique.
Luis Miguel Guerrero : Quand la situation s’est aggravée, nous nous sommes rendu compte que l’éducation était encore plus importante. Il a fallu comprendre comment nous en étions arrivés là, quelles étaient nos forces et nos faiblesses, et il fallait trouver des solutions aux gaves problèmes que nous affrontions.
Nous avons aussi constaté combien il était urgent de penser à la situation des enfants de la communauté. Déjà avant la pandémie, l’école n’ouvrait pas régulièrement, et beaucoup d’écoliers avaient abandonné la scolarité. Nous avons donc cherché des solutions pour que nos enfants soient instruits en grandissant.
Felipe Vanegaz Quintero : Nous avons besoin de cadres avec une préparation politique et technique, parce que nous ne voulons pas rester coincés dans le passé. Il faut améliorer la production, pour que les gens aient une vie meilleure. Mais cela exige des processus d’industrialisation, et donc des cadres préparés.
Chávez a envoyé des milliers de personnes à Cuba, où ils ont reçu une formation politique. C’était merveilleux, mais maintenant ces gens veulent être maires, députés ou ministres. Ils ont appris la politique, mais pas la production.
C’est une des raisons pour lesquelles de nombreuses entreprises d’État ont échoué. Ce n’est pas que les industries d’État ou la production socialisée soit condamnée à l’échec. Non. Le vrai problème, c’est que ceux qui gèrent ces entreprises ne comprennent rien aux processus industriels, ni aux chaînes d’approvisionnement. Et ils ignorent tout de la comptabilité.
De plus, les petits producteurs comme nous avons aussi besoin de formation. Au fil des ans, nous n’avons appris qu’à gérer la pauvreté pour ne pas mourir de faim. Maintenant, nous devons surmonter la pauvreté et construire une société meilleure.
UNE ÉCOLE COMMUNALE POUR GARÇONS ET FILLES
Yeini Urdaneta : Déjà avant la pandémie, les salaires des instituteurs étaient si bas qu’ils ne pouvaient venir régulièrement à l’école. Après avoir constaté le problème, nous avons conçu un plan pour soutenir les maîtresses de l’école de Río Bonito Alto, où se trouve Colimir.
Le plan était le suivant : Colimir a conclu un accord de 10 ans avec le Conseil communal pour louer un terrain communal. Les loyers alimentent un fonds destiné à l’assistance sociale à la communauté.
Sur le terrain en question, nous produisons du café qui sert de supplément aux salaires des enseignantes. Avant la pandémie, nous leur versions 7 kilos de café par mois, ce qui était beaucoup plus que leur salaire mensuel d’enseignantes. Donc, la coopérative consacrait chaque mois 21 kilos de café pour que l’école reste ouverte. Le système a bien fonctionné jusqu’au début du confinement.
Malheureusement, avec la période d’intense confinement, l’école n’a pas fonctionné pleinement. En plus, nous avons constaté avec inquiétude que les enfants de la région ne savaient ni lire ni écrire. C’est alors que nous avons décidé d’ouvrir une petite école pour offrir un complément à l’enseignement formel.
Nous avons pu compter sur la collaboration du Conseil communal, qui disposait d’un modeste immeuble désaffecté, anciennement un Mercal. Colimir a trouvé des fonds pour réparer le toit et les toilettes, repeindre à l’intérieur et à l’extérieur, fabriquer des chaises et des tables, etc. Nous avons réparé la structure pendant plusieurs périodes de travail volontaire. La petite école fonctionne depuis fin octobre.
Trois productrices associées de Colimir assurent le travail pédagogique. La maîtresse principale est éducatrice de formation, tandis que ses deux camarades —une étudiante en infirmerie et une autre en administration— offrent leur soutien.
C’est un merveilleux projet, mais qui implique de grandes responsabilités pour Colimir.
Luis Miguel Guerrero : La réhabilitation de l’ancien Mercal où fonctionne la petite école exigeait beaucoup de travail, du toit aux toilettes, en passant par la fabrication de chaises et de tables pour les enfants. Maintenant, l’école est un chouette petit espace bien conditionné pour l’apprentissage : l’intérieur est peint de couleurs vives, avec des chiffres et des lettres sur les murs, et nous avons fabriqué un joli mobilier pour les enfants.
Nous sommes en train d’aménager une nouvelle classe pour les plus petits.
Tout ce travail est volontaire et collectif. Certains nettoient, d’autres peignent, tandis que d’autres encore préparent à manger pour que tous puissent continuer de travailler. Même les plus grands enfants nous ont aidés!
Nous préparons aussi un plan éducatif pour joindre l’apprentissage en classe à des activités pratiques. Nous allons en discuter avec le Conseil communal et les maîtresses de l’école formelle, pour plus de cohérence entre les deux projets éducatifs.
Yeini Urdaneta : Nous sommes en train de mettre au point un plan d’étude avec les conseils de camarades du MST [Mouvement des Sans Terre du Brésil]. Le MST a ouvert des écoles dans ses implantations et applique une méthodologie compatible avec la réalité locale. Dans ses écoles, les garçons et les filles apprennent à lire et à écrire, à faire des additions et soustractions, mais ils apprennent aussi sur l’agriculture, l’art, la musique, etc. La mystique [méthode du MST pour renforcer les liens groupaux] y est très importante.
Comme notre communauté est rurale, nos garçons et filles apprennent la biologie en classe et la culture du café dans les champs. Autrement dit, leur enseignement à l’école porte sur leur propre réalité.
Notre objectif vise un processus éducatif intégral. Nous ne voulons pas que les écoliers se forment uniquement en vue du marché du travail. Au contraire, nous aspirons à ce qu’ils deviennent des jeunes capables d’interpréter leur réalité de manière critique. Nous avons besoins de personnes préparées à travailler la terre, avec des capacités techniques, mais aussi une vision d’ensemble.
Arianny Tomas : Avec la pandémie, l’enseignement à distance est devenu la norme, mais cette méthode ne fonctionne pas dans les zones rurales. Les gens ici n’ont ni l’équipement ni la connexion internet pour des cours en ligne.
C’est pour cela qu’à un moment, nous avons tiré le signal d’alarme : certains enfants ne savaient pas lire, ni effectuer la plus simple des additions. Dans les derniers mois, lorsque l’enseignement à distance est devenu semi-présentiel, les maîtresses venaient à l’école au mieux deux ou trois jours sur deux semaines. Ce n’était pas suffisant. Notre petite école est donc là pour renforcer ce que les enfants apprennent dans l’enseignement officiel.
À la petite école, le plan d’études intègre le volet académique à la mystique et aux activités pratiques. Pour développer notre proposition, nous avons le soutien des camarades du MST.
Pour l’instant, la petite école enseigne jusqu’à la sixième année. En toute premier lieu, chaque garçon et chaque fille passe un test diagnostique sur sa capacité de lecture et d’écriture. À partir de là, nous mettons en œuvre un plan adapté au niveau et aux besoins de chaque enfant.
UNE ÉCOLE SOCIO-POLITIQUE ET TECHNIQUE POUR ADULTES
Felipe Vanegaz Quintero : Nous avons conçu l’École José Carlos Mariátegui avec l’aide de camarades de Patria Grande [Argentine]. Ils sont arrivés au Venezuela il y a environ cinq ans pour animer des ateliers dans tout le pays.
Ici, à Mesa Julia, ils ont organisé un atelier de 15 jours pour la commune. L’idée de créer notre propre école de formation est née de cette expérience. Au début, nous organisions trois ou quatre ateliers par an, mais les choses se sont peu à peu accélérées. Maintenant, nous avons des sessions pour producteurs associés tous les 20 jours. Les thèmes abordés vont de la formation politique à la production de café.
L’école organise aussi des ateliers pour la communauté dans son ensemble, ainsi que pour l’Union Communarde.
Ainsi, il y a un mois, nous avons tenu un atelier pour 50 jeunes de la JPSUV. Le parti a fourni la nourriture et nous nous sommes chargés des ateliers. Ces expériences sont positives, parce qu’elles permettent d’approcher des jeunes provenant de différents contextes.
La formation est un des piliers de notre projet.
Luis Miguel Guerrero : Moi j’ai étudié dans une école agro-technique, puis je suis venu à Colimir en tant que stagiaire. Je suis venu ici parce que j’avais une affinité avec l’orientation sociale du projet. C’est ici, entre le travail collectif et les débats dans les assemblées, que j’ai commencé à me former politiquement.
L’École Mariátegui est également importante pour moi. Colimir dispose d’un auditoire et de deux dortoirs pour loger de gens de l’extérieur, des camarades de diverses organisations, de provenances diverses. C’est un bon espace pour l’étude et le débat. Et puis, c’est vrai, les ateliers nous aident à mieux comprendre le monde au-delà de Mesa Julia.
À l’École, des ateliers sont organisés sur l’histoire, l’économie, l’importance de la coopération, etc. Le dernier atelier, c’était avec les jeunes de la JPSUV. En examinant leur profil, nous avons conçu un atelier d’introduction sur l’histoire du Venezuela, sur Bolívar et la lutte pour l’émancipation. Notre objectif était de donner une perspective historique à nos luttes d’aujourd’hui.
Arianny Tomas : L’École Mariátegui impartit aussi une formation technique. Nous organisons des ateliers pour les producteurs associés sur les différents aspects techniques de la production. Il y a par exemple des cours sur le soin à apporter aux plantules de café, ou sur les alternatives aux pesticides industriels, ou sur les circuits électriques.
De plus, la formation politique que nous recevons ici ne se limite pas à l’aspect formel. Les lundis de travail collectif font aussi partie de la formation politique. nous apprenons les uns des autres, tout en menant des débats pour surmonter nos contradictions.
Faire vivre le projet révolutionnaire de Chávez
Engagée envers l’héritage socialiste de Chávez, la Commune Che Guevara œuvre pour la réorganisation de la société vénézuélienne dans son ensemble. C’est pourquoi la commune est une pièce maîtresse dans l’organisation de l’Union Communarde.
Felipe Vanegaz Quintero : Nous faisons partie de l’Union Communarde, un espace où se rejoignent des initiatives communardes de tout le pays, pour former un mouvement national engagé envers le socialisme et la vie communale.
Toutefois, l’Union Communarde est encore en phase de construction et il y a diversité d’interprétations au sein du mouvement. Certains ont une vision romantique et rêvent sous les étoiles à la construction d’une puissante union. D’autres ont une conception plus pragmatique du projet. En résumé, l’Union Communarde englobe aujourd’hui des expériences diverses, des besoins variés et des points de vue différents… mais c’est aussi une de ses forces. Pour nous, l’Union Communarde est un projet très important.
Ernesto Cruz : Chávez disait que la commune était la manière de surmonter le capitalisme. Toutefois, il semble qu’aujourd’hui, l’État a perdu de vue le projet communal. Et c’est un problème réel, mais nous devons aussi faire preuve d’autocritique. Nous qui appartenons au Processus Bolivarien, nous pensions que la révolution aurait toujours les ressources pétrolières à sa disposition. Ce fut un mauvais calcul, et maintenant, nous en subissons les conséquences.
Cela ne veut pas dire que Chávez avait tort avec sa proposition communale. Bien au contraire : nous devons générer les conditions pour nous développer et nous diversifier. Et l’expérience prouve que la commune est vraiment le meilleur moyen d’y parvenir. Bien sûr, tout comme les entreprises capitalistes reçoivent le soutien des banques et des institutions publiques, les initiatives communales ont besoin de soutien pour prospérer. Quant à nous, nous devons nous centrer sur la formation technique et la planification stratégique.
Quand nous pensons au rôle de la commune dans la construction d’une nouvelle hégémonie, il faut être capable de rester debout. L’EPS produit du chocolat et Colimir produit du café. Tout cela aide les gens à ne pas se démoraliser.
D’en bas, nous devons promouvoir notre projet communal avec notre exemple, mais le gouvernement doit lui aussi soutenir les initiatives communales et encourager la voie communale vers le socialisme comme une option viable. Les communes ne sont pas des initiatives marginales, ce sont des initiatives avec le potentiel de transformer la société!
Felipe Vanegaz Quintero : Nous suivons une double stratégie : industrialiser la production de café et promouvoir le projet révolutionnaire de Chávez dans la région de Mesa Julia et au-delà. Autrement dit, nous voulons industrialiser et socialiser la production. Il ne s’agit pas uniquement de distribuer la richesse, mais aussi de la produire. La pauvreté est déjà assez distribuée dans le monde, ce n’est pas elle que nous voulons promouvoir.
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