(Vidéo/photos:) Un théâtre pour la révolution bolivarienne

Documentaire sous-titré en français sur l’atelier de théâtre offert par Douglas Estevam aux autoconstructrices d’Antimano, 13-16 mars 2023. Production: Terra TV. Réalisation: Jesus Reyes. Durée: 44 minutes.

Le sixième étage de briques rouges, presque achevé, surplombe Antimano, le plus grand quartier populaire du Venezuela. Ici les femmes ont décidé d’assumer elles-mêmes la construction de leurs logements. Lorsqu’elles ont découvert ce terrain en 2015, il n’était que ferrailles et débris. Depuis la colline, entre les piliers de ciment qui s’échappent vers le ciel, on aperçoit le quartier des entassés, des exploités, invisibles sur les cartes d’avant la révolution. « Ce ne fut pas facile de nous semer dans les institutions » explique Ircedia. Cette épopée de bâtisseuses a connu, comme dans toute révolution, son lot d’abandons, de renoncements, de luttes avec la bureaucratie, mais la persévérance des Ayary, Ircedia, Maira, Andreina et tant d’autres, maintiennent en vie le plan de la révolution bolivarienne – transférer le pouvoir d’État aux organisations populaires. C’est ici que nous avons invité le Mouvement des Travailleurs Sans Terre du Brésil à jeter les fondations d’un théâtre populaire.

Le Mouvement des Travailleurs Sans Terre est surtout connu au Venezuela pour sa solidarité fidèle et son soutien à l’agriculture agroécologique : un vaste accord de coopération signé sous l’impulsion de Chávez a été renforcé par Nicolas Maduro. Mais le « mouvement social le plus important de l’Amérique Latine » (Fidel Castro) a aussi développé au Brésil un immense front culturel : quarante groupes de théâtre, écoles artistiques, ateliers d’écriture, réflexions théoriques, publication des pièces, contes et romans écrits par les asentados et asentadas, en témoignent. D’où l’invitation faite par notre École de Communication des Mouvements Sociaux « Hugo Chávez » au Secteur National de la Culture des Sans Terre pour qu’il transmette cette expérience aux communes populaires du Venezuela, en mars 2023.

Pendant que Maria da Silva part donner une formation audiovisuelle dans la commune rurale de El Maizal, à six heures de Caracas, Douglas Estevam offre un atelier de théâtre à une quinzaine d’autoconstructrices d’Antimano. « Qu’ils viennent tous » répond-il aux compagnes qui lui demandent si leurs enfants peuvent participer.

Douglas enseigne à passer de la relation quotidienne au gestus social du théâtre. La construction collective d’une pièce suppose que chaque participant(e) habite son espace, et construise des personnages non naturalistes, à partir de leurs contradictions, et donc transformables. « L’atelier nous permet d’intérioriser notre relation au public » dit Ircedia. « Cela fait des années que nous nous côtoyons dans le travail mais j’ai découvert plus que jamais les autres» ajoute Claudia.

Des personnages naissent de la mémoire des débuts. Ircedia raconte comment après la mort de son mari, Ursulina a mis longtemps à ouvrir la boite à outils du défunt puis, un jour, s’est saisie des tenailles pour se joindre au chantier et nouer les tiges du béton armé sur six étages. Voici Claudia, la vendeuse de rue, qui – telle la Madre Carrar de Brecht -, préfère continuer à vendre ses colliers et ses bracelets malgré la chaleur qui fait qu’on ne vend rien. Il faudra toute la patience d’Ursulina qui vient la chercher une fois, deux fois, pour qu’un jour elle accepte de se rendre à une réunion des bâtisseuses. « De vendeuse de rue à constructrice, oui, j’ai beaucoup changé » expliquera-t-elle à la fin de l’atelier. A l’autre bout de la scène, c’est Maira l’esthéticienne, armée de ses outils de maquillage, qui parle : « mes mains étaient habituées aux pinceaux. Elles ne serviront plus seulement à souligner la beauté des femmes vénézuéliennes mais aussi à les aider à construire leurs maisons ». Miguel Rojas s’avance dans son uniforme militaire pour raconter comment il s’était enamouré du chantier au point d’y passer tout son temps, jusqu’à ce que sa femme lui reproche de l’avoir abandonnée : « Tu as sûrement une amante là-bas ». L’ex-soldat interroge le chœur des femmes : « que faire ? ». « Qu’elle vienne travailler avec nous ! » lui crient-elles.

Dans cet atelier de trois jours et demi – véritable course contre la montre – Douglas Estevam recueille calmement les idées, rassemble les images, parcourt le terrain du chantier, interroge les participant(e)s et, la nuit venue, réfléchit aux exercices qui permettent d’aller plus loin.

L’immeuble de six étages est l’espace parfait pour un théâtre révolutionnaire. Avec son air de « ring de boxe », ses quatre côtés et les étages qui donnent au public des points de vue différents, le rez-de-chaussée rappelle le laboratoire, entre cirque et usine, où Sergueï Eisenstein expérimenta le « cubisme  » dialectique qu’il allait développer au cinéma.

Puis, sur les roches et sur la plaine qui s’étendent au pied de l’immeuble, battues par le vent, Douglas propose aux autoconstructrices de réinstaller les décombres et les ferrailles du début, leurs outils de travail et quelques matériaux de construction : un territoire ouvert vers le passé et vers le futur, sans murs ni rideaux, dans la lumière totale du soleil. Chaque outil émet des sons nouveaux, se mêle aux instruments de musique rapportés par les participant(e)s. Dès que Douglas soumet aux participant(e)s quelques lignes des « Jours de la Commune », le « tous ou personne, tout ou rien » de Brecht se mue en rap. Le « théâtre de l’ère scientifique » et l’énergie anti-coloniale de la révolution bolivarienne se sont vite reconnus.

L’Histoire est le capital des peuples. Une révolution ne peut durer sans un front culturel puissant, déterminé à transmettre à ses propres organisations, aux nouvelles générations et aux peuples du monde entier, les leçons de l’action. Au Venezuela, paradoxalement, un processus visant à construire un État basé sur le pouvoir communard, semble encore paralysé à l’heure de porter au théâtre ou au cinéma de fiction les millions d’histoires quotidiennes de la révolution. Les autoconstructrices d’Antimano montrent la voie, avec leur chœur comme organe vocal d’une révolution féminine. Ircedia Boada insiste : «  Jamais nous ne cesserons de nous former ».

Thierry Deronne, Caracas, 08 avril 2023

Photo ci-dessus: à droite, le formateur du Secteur Culture de la direction nationale du Mouvement des Sans Terre, Douglas Estevam, également membre de la coordination politico-pédagogique de l’École Nationale Florestan Fernandes (Brésil). A gauche, Thierry Deronne, de l’école de communication des mouvements sociaux « Hugo Chávez » (Venezuela), Antimano, 16 mars 2023. Photo: Andreina San Martin.

Photos: Jesus Reyes, Thierry Deronne, Andreina San Martin.

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