En Occident il y a bien longtemps que la gauche n‘ose plus parler de démocratiser la propriété des médias. Les grands groupes privés imposent leur image du monde au service public et… balisent l'imaginaire de la gauche. Comme le Venezuela construit une démocratie participative et bat les records en nombre d'élections, les grands médias personnalisent le processus : «Chavez ceci», «Maduro cela», «populiste», «dictateur». Ceci est le journal d'une révolution, aux antipodes de l’AFP ou de Reuters
Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, avant toute chose je vous remercie de me recevoir à nouveau pour cette entrevue, il est bon de poursuivre cette tradition – c’est déjà la septième occasion où nous rencontrons à la fin d’une année pour aborder la suivante sur la base de vos analyses et du bilan, mis aussi des perspectives sur ce qui aura lieu. Cet entretien va tourner comme d’habitude autour de trois thèmes principaux : d’abord nous allons parler de politique intérieure, de la situation interne du Venezuela. Ensuite nous parlerons d’économie et enfin, de politique internationale. Trois questions pour chaque thème. Commençons par la situation au Venezuela. 2022 a été marqué par une série d’inondations, de tempêtes causées en partie par le phénomène appelé “La Niña”, et qui a provoqué en particulier au Venezuela des catastrophes, comme à Tejerias en octobre dernier, et je voulais vous demander Président comment est la situation sur place, qu’a fait votre gouvernement pour tenter d’aider les victimes de Tejerías? Quelle réflexion vous inspire la situation qu’a vécue le Venezuela?
Nicolás Maduro – Tout d’abord, Ramonet, tu es toujours le bienvenu au Venezuela. C’est en effet la septième fois que nous réalisons cette interview pour commencer l’année, le premier janvier. Bonne année à vous, à vos proches et bonne année à tous ceux qui nous voient et à tous ceux qui nous écoutent.
Oui, en 2022, nous avons connu des situations résultant du changement climatique qui ont douloureusement affecté des milliers de familles au Venezuela, en particulier le cas de Las Tejerías, qui était une avalanche impressionnante où, à partir d’un petit ravin, une débordement gigantesque s’est produit, un glissement de terrain qui a causé la mort de plus de 50 personnes, un groupe a disparu et des centaines de personnes se sont retrouvées sans abri. Nous avons agi immédiatement dans ce cas et dans tous les autres, car nous avons également été touchés dans le centre du pays, dans une région, dans un secteur appelé El Castaño. Nous avons également été touchés dans l’État de La Guaira sur la côte vénézuélienne, à Caracas, dans l’est du pays, dans les Andes, Mérida, Táchira, Trujillo; nous avons été actifs pendant des mois, nous entrons maintenant dans une saison un peu plus calme, mais nous sommes toujours présents directement, en personne, sur le terrain. Ici il n’y a pas de peuple orphelin, Ramonet, ici le peuple a un gouvernement pour le protéger, pour l’accompagner en toutes circonstances, surtout dans les plus difficiles, adverses, douloureuses, comme dans le cas de ces destructions causées par les pluies torrentielles; nous avons garanti à la population une assistance directe, un toit, un accompagnement constant. Puis nous avons commencé un processus de rétablissement de tous les services commerciaux, des services publics pour la vie des gens de Las Tejerías, et la vie de toutes les villes affectées par ces pluies torrentielles, qui a fait des progrès extraordinaires.
Et la garantie la plus importante : la garantie du logement, le droit d’avoir un toit au-dessus de sa tête. J’ai dit aux personnes qui ont perdu leurs maisons à Las Tejerías : vous entrerez dans l’année 2023 avec votre propre maison, et grâce aux efforts de la Grande Mission du Logement Venezuela nous avons tenu notre promesse. Ces personnes qui ont été si horriblement touchées, qui ont perdu leur maison et souvent leurs proches, ont maintenant retrouvé un logement. Le Venezuela est donc prêt à réagir. Cette année 2022 qui s’est écoulée nous a mis à l’épreuve, mais une fois de plus, le pouvoir du peuple, le pouvoir des Forces armées nationales bolivariennes et le pouvoir politique du gouvernement national se sont unis pour répondre aux besoins de la population.
Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, vous avez lancé cette année une nouvelle façon de gouverner, que vous appelez le système 1×10 de bonne gouvernance, et vous l’avez définie comme une méthode innovante, pouvez-vous nous expliquer en particulier, pour le public international, de quoi il s’agit ?
Et d’autre part, comment évaluez-vous ce système dans les politiques développées par votre gouvernement dans des circonstances particulières, celles imposées par le blocus économique international ?
Nicolás Maduro – Eh bien, nous renouvelons des formes d’action politique directe avec le mouvement populaire, avec le pouvoir populaire. Au Venezuela, il y a un pouvoir puissant, si je peux utiliser l’expression : un pouvoir populaire, un peuple doté de pouvoir et qui exerce son leadership dans les rues, dans les communautés, à la base. Il y a des millions d’hommes et de femmes qui sont les leaders des communautés, il y a plus de 48.000 conseils communaux à la base, qui fonctionnent de manière très démocratique ; et nous avons aussi un peuple mobilisé en permanence à travers des programmes sociaux, des missions éducatives, la mission de santé, avec les Comités d’Approvisionnement et de Production, les CLAP, un peuple qui s’active dans ses communautés. Nous avons donc cherché depuis quelque temps déjà, une méthode par laquelle les gens pourraient communiquer leurs alertes, leurs plaintes, leurs besoins directement au gouvernement national, en coordination avec les gouvernements régionaux et municipaux. Au-delà d’un morceau de papier, au-delà d’autres formes d’expression que les gens peuvent avoir, nous avons conçu plusieurs mécanismes. Tout d’abord, une application, une App qui est un réseau social, Ven-App, et dans l’application Ven-App nous avons placé une fenêtre : la Ligne 58, pour que les gens puissent faire leurs plaintes et que ces plaintes, ces alertes parviennent à un poste de commandement présidentiel central. Nous avons expliqué à la population que nous allions agir par le biais de cette application – qu’on peut activer depuis le téléphone portable, depuis une tablette, un ordinateur, différentes modalités technologiques. Et en effet, les gens ont commencé à l’utiliser.
Et nous nous sommes fixé trois priorités pour commencer : les plaintes concernant les situations dans le service public de l’eau, qui, selon toutes les enquêtes, était l’une des questions les plus prioritaires, les plus préoccupantes pour les gens. L’éducation et la santé. Nous avons commencé avec ces trois-là. Et ça a été fabuleux.
Puis après deux, trois mois, nous avons incorporé les télécommunications, l’électricité et d’autres secteurs. Cela signifie que nous avons traité l’équation des problèmes qui touchent le plus la population, afin que celle-ci puisse formuler ses plaintes. Et le résultat a été merveilleux, car cela nous connecte directement au véritable problème de la communauté, et oblige également l’État, les institutions, les organisations à y répondre et à les résoudre en temps réel. Nous avons atteint une capacité de réponse de 85 % en matière de plaintes, d’alertes, de résolution, par exemple, de la rupture d’une conduite d’eau ou d’un tuyau d’égout.
Après cela j’ai mis en place “le 1×10 de la bonne gouvernance”, nous l’appelons “1×10” parce que nous demandons aux gens de s’organiser en équipes de travail de dix personnes pour recueillir les plaintes, les alertes, faire ce travail communautaire. Et cela a fonctionné, près de 7 millions de personnes se sont inscrites, notamment des citoyens qui sont déjà membres des 1×10 de la bonne gouvernance. Ce système trouve son origine, Ramonet, tu dois le savoir, dans des mécanismes que nous avons historiquement appliqués pour nos mobilisations électorales : un(e) militant(e) cherche dix personnes pour les inciter à voter. Alors j’ai dit, eh bien, si ça marche pour la vie électorale, pour la vie politique, pourquoi cet immense capacité que les gens ont montré dans le 1×10 ne pourrait-il pas marcher pour gouverner, pour résoudre les problèmes des gens ? Et ça a été merveilleux.
Sur cette base du “1×10” de la bonne gouvernance, face aux problèmes de l’éducation et de la santé très affectées par le manque d’investissement en raison des sanctions et du blocus, nous avons créé quelque chose qui s’appelle les Bricomiles, les Brigades communautaires militaires pour l’éducation et la santé, leur mission est la réparation structurelle totale des établissements scolaires, écoles, lycées, des établissements de santé, des cliniques, des centres de diagnostic intégral, etc. Et ça a été merveilleux.
Nous faisons des miracles, nous faisons des choses qui seraient impossibles à planifier en raison du manque de ressources, en raison du blocus, de la persécution criminelle de l’impérialisme ; nous faisons des choses avec les ressources du pouvoir populaire, des forces armées, et avec les ressources fournies par le gouvernement national, nous avons réparé des milliers d’écoles, réparées et rénovées à 100%. Nous avons réparé des centaines de cliniques et nous progressons sur les grands problèmes. Le 1×10 de la bonne gouvernance a donc été une heureuse création de 2022. Et cette année 2023, nous allons approfondir tous les mécanismes qui nous conduisent à une connexion directe avec les gens, leurs besoins, car c’est là que l’on se demande, Ramonet, pourquoi un gouvernement existe ?
Ignacio Ramonet – Révolutionnaire en particulier, parce que c’est une des dimensions, j’imagine, de la révolution bolivarienne, justement.
Nicolás Maduro – Exact.
Ignacio Ramonet – Réaliser une sorte de démocratie directe également, en articulant la société et le gouvernement, comme vous dites.
Nicolás Maduro – La méthode du 1×10 est une expression de la démocratie réelle, de la nouvelle démocratie, de la démocratie populaire, de la démocratie directe. Le 1×10 répond à la question : A quoi sert un gouvernement ? Un gouvernement doit servir le peuple, les citoyens. Et comment va-t-il s’y prendre ? Eh bien, nous créons des moyens technologiques à travers de nouveaux réseaux sociaux, à travers de nouvelles applications, et surtout à travers l’organisation et la responsabilisation du peuple, l’organisation et la responsabilisation du pouvoir populaire.
Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, parlons de la politique en termes concrets. Fin novembre de l’année dernière, après 15 mois d’interruption, les pourparlers ont repris avec une partie de l’opposition, disons l’opposition extra-parlementaire.
Quelle est votre évaluation du processus de dialogue qui a été relancé ? Et d’autre part, quels obstacles voyez-vous à la poursuite de ce processus de dialogue avec l’opposition ?
Nicolás Maduro – Eh bien, remarquons d’abord que le monde fait une erreur, une erreur induite par les agences de presse et les grands médias hégémoniques du capitalisme mondial : dire que le gouvernement bolivarien que je préside, et les forces bolivariennes, entament un dialogue avec « l’opposition ».
Ignacio Ramonet – « L’opposition ».
Nicolás Maduro – Oui, car la première chose à comprendre est qu’il n’y a pas « une » mais plusieurs oppositions, et ce processus de fragmentation, de création et d’atomisation de l’opposition est le résultat des politiques extrémistes qui ont été appliquées pendant quatre ans par le gouvernement de Donald Trump, pour mettre le Venezuela à genoux, pour soumettre le Venezuela ; Suite aux graves dommages causés dans les domaines économique, financier, commercial, énergétique et social, l’opposition a implosé en tentant d’appliquer une politique déconnectée de la réalité, avec des gouvernements parallèles, des pouvoirs parallèles qui n’étaient pas enracinés dans la réalité. L’empire états-unien, certains en Europe, plusieurs gouvernements de droite en Amérique latine, ont cru comme nous disons ici, que « le travail était fait ». Qu’il suffisait de nommer “leur président”, point final.
Mais ils n’ont pas compris le Venezuela, ils n’ont pas compris la force institutionnelle républicaine du Venezuela, ils n’ont pas compris la force populaire de la révolution bolivarienne ; ils ont pensé » ça y est « , qu’il suffisait de mener une campagne de dénigrement contre Maduro et le destituer. Ils ne comprennent pas que Maduro est le produit d’un processus historique, d’une force, d’une puissante union civile-militaire, avec des racines idéologiques, culturelles et politiques profondes. En ne comprenant pas cela, ils se sont autodétruits, ont volé en éclats. Donc, la première chose que nous devons dire est que nous sommes en dialogue avec toutes les oppositions.
L’opposition la plus connue en Occident, appelée Plate-forme Unie du Venezuela, qui a été dirigée par Guaidó de manière erratique pendant un certain temps, et qui rassemble des gens comme Capriles Radonski, Ramos Allup et d’autres, Manuel Rosales gouverneur de Zulia, eh bien, oui, avec eux nous avons une conversation, un dialogue permanent, nous avons une négociation et nous avons trouvé certains accords. Nous avons signé deux accords, entre le gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela et la plate-forme unitaire de l’opposition.
Le dernier accord que nous avons signé est un accord social élaboré dans le détail pour récupérer 3,15 milliards de dollars gelés, séquestrés dans des banques à l’étranger. Cet argent appartient à l’État vénézuélien, à la société vénézuélienne. Le plan est de récupérer cet argent pour l’investir dans les services publics – l’électricité, l’eau, l’éducation, la santé – et pour atténuer certains des dégâts causés par les pluies torrentielles de 2022. Cet accord a été signé, mais il a été difficile d’obtenir du gouvernement états-unien qu’il prenne les mesures nécessaires pour libérer ces ressources. J’ai vraiment confiance dans le pouvoir de la parole donnée par une personne honorable comme Gerardo Blyde, par exemple, qui est le chef de la commission de négociation de ce secteur de l’opposition, ils devront montrer au pays s’ils tiennent ou non leur parole. Espérons-le.
Maintenant, je peux aussi te dire, Ramonet, qu’en 2022, nous avons promu le dialogue avec toute les oppositions. J’ai eu des réunions au palais présidentiel avec l’Alliance démocratique, qui réunit les secrétaires généraux du parti Action démocratique, de Copei (parti social-chrétien), du parti Primero Venezuela, du parti Cambiemos et du parti Avanzada Progresista. Cette alliance est celle qui a obtenu le plus de voix lors des dernières élections de gouverneurs et de maires au Venezuela. J’ai également rencontré le parti Fuerza Vecinal, un mouvement jeune composé d’une quarantaine de maires du pays, j’ai écouté leurs critiques, leurs contributions, leurs propositions, nous nous sommes écoutés, nous avons eu un long dialogue. J’ai également rencontré un jeune dirigeant vénézuélien du parti Lápiz, qui regroupe un ensemble de mouvements éducatifs, culturels et sociaux, avec Antonio Ecarri, nous sommes donc dans un dialogue politique permanent avec tous les secteurs économiques, avec tous les secteurs sociaux et culturels du pays. Si quelque chose nous caractérise, et me caractérise en tant que président de la République, c’est que j’ai toujours tendu la main, j’ai toujours été disposé à écouter, à dialoguer, à parler avec tous les secteurs, et je pense que c’est l’une des clés qui explique qu’en 2022 nous ayons consolidé ce climat d’harmonie, de paix, de coexistence que le Venezuela a aujourd’hui.
Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, nous allons passer au deuxième sujet, nous allons parler de l’économie. Et à cet égard, il y a une opinion majoritaire, peut-être en raison de l’atmosphère dont vous parliez, de l’harmonie qui a été créée. Et c’est que la plupart des observateurs considèrent que l’année 2022 a été spectaculairement positive pour l’économie du Venezuela. Votre gouvernement en particulier a remporté une victoire, que beaucoup de gens pensaient impossible, en vainquant l’hyperinflation, par exemple. Et maintenant, la Banque centrale du Venezuela dit que la croissance au Venezuela a été d’environ 19%, alors que la CEPAL (ONU) parle d’une perspective de croissance de 12%.
La question est donc la suivante : que pouvez-vous nous dire sur ce miracle économique vénézuélien, quelle en est la raison, comment l’expliquez-vous ? Et d’autre part, quelles sont les perspectives économiques du Venezuela en 2023, quels sont les objectifs que vous vous fixez ?
Nicolás Maduro – Les années les plus difficiles ont été celles où tout ce groupe de sanctions criminelles a été activé, plus de 927 sanctions criminelles contre toute la société vénézuélienne, contre l’économie, contre l’appareil productif, contre l’industrie pétrolière – la grande industrie du Venezuela. Pendant plus de 100 ans, le Venezuela a vécu uniquement grâce au pétrodollar, d’une part le flux de dollars, et d’autre part il a dépensé avec un chéquier gigantesque pour importer tout ce qu’il consommait. Pratiquement 80, 85% de tout ce qui est consommé au Venezuela provient des pétrodollars, et cela a permis au Venezuela d’avoir l’un des niveaux les plus élevés de dépenses publiques et de qualité de vie, surtout à l’époque du commandant Hugo Chávez.
Pendant ces années difficiles où l’industrie pétrolière a été attaquée, je peux te donner un chiffre : le Venezuela a perdu 232 milliards de dollars, et le produit intérieur brut a subi un préjudice économique de plus de 630 milliards de dollars. Ces chiffres sont gigantesques ; pour un pays, passer d’un niveau de revenus de 56 milliards de dollars à 700 millions de dollars en un an, c’est une catastrophe. Néanmoins, grâce à la politique sociale de la révolution, aux missions sociales de la révolution, nous avons réussi à résister à l’impact dévastateur des sanctions, des persécutions et de toute cette guerre de missiles économiques, de missiles lancés contre toute l’économie, contre toute la société.
Nous avons créé les bases d’un processus de redressement structurel : le premier fut l’activation des 18 moteurs de l’agenda économique bolivarien. Le second, l’établissement d’un nouveau système de taux de change. Et puis il y a tout un ensemble de décisions et de mesures qui ont été prises pour protéger le système industriel, le système de production agricole, le système bancaire. Il s’agit d’un ensemble de politiques publiques judicieuses qui ont été accordées avec tous les secteurs économiques, sociaux et politiques du pays et qui sont le fruit de débats, de conversations et de dialogues.
A la fin de 2020, l’année de la pandémie, nous avons commencé à voir les premiers signes de reprise. En 2021, le Venezuela a connu sa première année de croissance modérée, et cette année, en 2022, les forces productives du pays se sont libérées.
Je peux te donner un autre fait : le Venezuela, qui dépendait des importations pour 80, 85% de toute sa nourriture, produit aujourd’hui 94% de la nourriture qui arrive aux foyers vénézuéliens, un record, un miracle agricole. Grâce à quoi ? Au fait que des centaines de producteurs, d’entrepreneurs ruraux, ont commencé à travailler, à produire, et que leur production parvient aux principaux marchés du pays, directement aux foyers.
Il y a une croissance industrielle qui a un grand impact mais qui connaît encore une brèche, nous pouvons croître encore plus. Le Venezuela a une croissance à deux chiffres cette année, la Banque centrale du Venezuela a déjà donné quelques chiffres importants, la CEPAL en a donné d’autres en ce sens. Cette croissance, je peux te le dire, pour la première fois depuis plus de 100 ans, est une croissance de l’économie réelle non pétrolière, c’est une croissance de l’économie qui produit de la nourriture, des biens, des services, de la richesse, qui paie aussi des impôts. Parce que nous battons des records dans la collecte des impôts pour l’année 2022.
Ignacio Ramonet – En d’autres termes, il s’agit également d’une diversification de l’économie vénézuélienne, qui était auparavant trop étroitement liée au pétrole.
Nicolás Maduro – Exact. Et c’est ce que je suis déterminé à dire à tous les secteurs économiques, à tous les secteurs politiques, à tout le Venezuela, notre chemin ne peut pas être de revenir à la dépendance pétrolière, notre chemin doit être de nous libérer de la dépendance pétrolière de manière définitive, de nous libérer du vieux modèle capitaliste rentier dépendant du pétrole. Le Venezuela a ce qu’il faut, le Venezuela a un appareil industriel avec un bon niveau technologique, une bonne capacité productive, et il le prouve.
Dans les pires années : 2018, 2019, je disais cela, et certaines personnes me regardaient comme si j’étais fou, « Maduro est devenu fou ». Mais je savais que ce dont nous disposons, nous l’avons étudié. Je peux te le dire : nous avons une équipe du plus haut niveau, de la plus haute qualité technique, économique et académique, pour formuler les politiques publiques, nous avons une super équipe pour l’économie, qui s’est aussi diversifiée et qui écoute toutes les opinions. Ce qui pourrait faire le plus de dégâts à une économie qui sort du sous-développement, qui sort de la dépendance pétrolière, qui est soumise au harcèlement et à la persécution états-unienne et impérialiste, ce qui pourrait faire le plus de dégâts, c’est que nous tombions dans des dogmes. Non ! Nous sommes anti-dogmatiques, nous avons un projet national, le projet national Simón Bolívar, nous avons des objectifs très clairs dans la construction d’un modèle diversifié, productif, et nous nous adaptons, nous nous mettons d’accord sur des politiques publiques de récupération structurelle.
Le Venezuela, je peux le dire aujourd’hui, vit la première étape d’un long cycle de reprise et de croissance structurelle, d’une nouvelle structure, d’une nouvelle économie, et c’est le chemin que nous allons poursuivre.
Ignacio Ramonet – Président, il y a cependant quelques nuages dans ce panorama très positif, à savoir la question du dollar, la pression du dollar parallèle et aussi la hausse des prix qui a été observée ces derniers mois. Pensez-vous que ces deux questions, la pression du dollar parallèle et la hausse des prix, puissent constituer un danger pour la reprise économique du pays ? Quels outils comptez-vous utiliser pour limiter la pression de la hausse des prix et la pression du dollar parallèle ?
Nicolás Maduro – C’est une grande perturbation, ce sont les blessures qui restent des instruments de la guerre économique, une phase que nous sommes en train de surmonter pas à pas, progressivement. Il y a eu une guerre contre notre monnaie et il y a eu différents instruments pour cela : le Dollar Today, le Dollar Cúcuta, c’était un dollar fictif, pour la guerre économique. Maintenant les mécanismes sont plus sophistiqués, ils passent par les crypto-monnaies, qui régissent le taux de change de manière spéculative avec un objectif politique, ce sont effectivement des perturbations. Je peux te dire que si nous comparons avec les années 2020, 2021 et 2022, nous avons réussi à calmer une bonne partie de cette perturbation, mais au cours des trois derniers mois, elle a eu de nouveau un grand impact sur le nouveau système de taux de change qui existe dans le pays, qui est fondamentalement un système de taux de change lié au marché. Pendant 100 ans, Ramonet, le Venezuela a vécu avec des systèmes de change dépendant du pétrodollar ; aujourd’hui, il n’y a pas de pétrodollar, l’économie doit donc avoir un système de change où elle se nourrit du dollar, de devises dans son propre processus productif, suivant des cercles vertueux qui lui permettent d’avoir un approvisionnement suffisant en devises. Il existe des facteurs objectifs et non-objectifs. Parmi les facteurs objectifs à l’origine des turbulences que nous avons connues au cours des trois derniers mois, il y a la surchauffe du commerce. Les échanges commerciaux ont été multipliés par sept par rapport au reste de l’année ; par exemple, dans le Banco de Venezuela, notre plus grande banque, normalement au cours de l’année dans un bon jour d’activité commerciale on effectue jusqu’à 100 mille transactions par minute, puis en octobre cela a atteint 500 mille transactions, et maintenant en décembre il y a eu des jours où il a atteint 700 mille transactions par minute. Cette surchauffe a nécessité un montant plus important et plus élevé de devises étrangères pour faire bouger le marché. Il s’agit d’une raison économique, mais elle ne justifie en rien les raisons non objectives, à savoir la spéculation pour causer des dommages économiques, pour poignarder la reprise économique. Mais nous allons contrôler cette situation, tous les secteurs économiques et le gouvernement vont construire un système de taux de change stable, pour défendre la monnaie et pour que l’économie fonctionne avec des circuits vertueux à partir de maintenant; nous allons aussi guérir cette perturbation, cette blessure.
Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, à la fin du mois de novembre, votre gouvernement a annoncé des accords avec la compagnie pétrolière américaine Chevron et, à cet égard, je voudrais vous demander si cet accord avec Chevron signifie que Washington lève certaines des sanctions contre le Venezuela et quel pourrait être l’impact des accords avec Chevron sur l’industrie pétrolière vénézuélienne.
Nicolás Maduro – Eh bien, cela ne signifie pas que les sanctions ont été levées, elles donnent simplement à Chevron, une entreprise états-unienne qui produit au Venezuela depuis 100 ans maintenant en 2023, une licence pour venir travailler, produire, investir. Les relations avec Chevron et les négociations avec eux ont eu lieu dans le cadre de la Constitution, des lois ; le dialogue et les conversations avec eux sont extraordinaires, et j’espère que tous les projets qui ont été signés, tous les contrats qui ont été signés, seront effectivement réalisés.
Et j’envoie un message à toutes les entreprises énergétiques du monde, aux États-Unis, en Europe, en Amérique latine, en Asie ; ici, au Venezuela, nous avons les plus grandes réserves de pétrole certifiées du monde, ici, au Venezuela, nous sommes en train de certifier les quatrièmes plus grandes réserves de gaz du monde. Le Venezuela est une puissance énergétique, personne ne pourra nous sortir de l’équation énergétique mondiale. Nous sommes fondateurs de l’OPEP, fondateurs et leaders de l’OPEP-Plus, et nous allons poursuivre ce processus. Le Venezuela a donc les portes ouvertes, avec des conditions spéciales pour l’investissement, pour la production, avec la stabilité politique, avec la stabilité sociale. Donc, c’est un bon pas, cette licence Chevron, lorsqu’elle sera mise en pratique va démontrer que nous pouvons travailler ensemble et qu’ils peuvent venir au Venezuela pendant encore 100 ans, s’ils le veulent.
Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, nous arrivons maintenant à la dernière étape de cette interview, la politique internationale, un sujet que vous connaissez déjà, nul n’oublie que vous avez été ministre des Affaires étrangères de la République pendant au moins huit ans.
En juin dernier, vous avez effectué une tournée internationale réussie, vous avez visité des pays comme la Turquie, l’Iran, l’Algérie, le Koweït, le Qatar, l’Azerbaïdjan, et vous avez montré que vous n’étiez pas isolé, pas plus que le Venezuela. D’autre part, d’importants changements géopolitiques et énergétiques se produisent actuellement dans le monde, notamment en raison du conflit en Ukraine, et de nombreuses capitales – comme vous l’aviez suggéré à l’époque – se rapprochent à nouveau ou pourraient se rapprocher du Venezuela, qui, comme vous l’avez souligné, est l’une des principales réserves d’hydrocarbures au monde.
Dans ce contexte, je voulais vous demander, quelles perspectives voyez-vous à une éventuelle normalisation des relations entre le Venezuela et les États-Unis, et également une normalisation des relations avec l’Union européenne, ou avec d’autres puissances qui, à un moment donné, se sont jointes aux sanctions contre votre gouvernement ?
Nicolás Maduro – Eh bien, avec l’Union européenne, je dirais que les choses avancent bien, il y a un dialogue permanent avec M. Borrell, un dialogue avec l’ambassadeur de l’Union Européenne au Venezuela. Récemment, l’Espagne a nommé un ambassadeur à Caracas, et a donné son approbation à la diplomate vénézuélienne Coromoto Godoy comme nouvelle ambassadrice à Madrid, elle sera à Madrid très bientôt. Je pense qu’en général, pas à pas, avec une patience stratégique, avec de la diplomatie, avec du respect, nous pouvons progresser avec l’Union Européenne.
Avec les États-Unis, ils restent malheureusement piégés par leur politique insensée sur le Venezuela, en soutenant des institutions inexistantes, une présidence intérimaire, une assemblée fictive qu’ils continuent à soutenir, d’une manière ou d’une autre le chantage éléctoral de la Floride, de Miami-Dade, influence fortement la politique étrangère de la Maison Blanche, du Département d’État, c’est regrettable. Le Venezuela est prêt, totalement prêt à aller vers un processus de normalisation et de régularisation des relations diplomatiques, consulaires, politiques, avec ce gouvernement des États-Unis et avec les gouvernements qui pourraient venir ; une chose sont les différences politiques stratégiques, la vision que l’on peut avoir du monde, une autre qu’il n’y ait pas de relations. C’est l’anti-politique qui a été imposée par le modèle Trump. Trump a imposé un modèle au Venezuela, l’anti-politique du coup d’Etat, la menace d’invasions, des sanctions extrémistes, la tentative de briser le pays de l’intérieur, d’imposer un président de l’extérieur. Et toutes ces politiques ont échoué, elles ont été vaincues, d’abord par la réalité et ensuite par notre force. Nous sommes une réalité au Venezuela : le chavisme, le bolivarianisme, sont une réalité puissante au Venezuela, au-delà de Nicolás Maduro. Ils ressassent leur petite musique, la même qu’ils ont appliquée au Comandante Chávez, “le régime Chávez”, “le régime Chávez”. Il n’y a jamais eu de régime Chávez, il y a eu un régime constitutionnel, un état de droit social et démocratique, de justice ; et donc maintenant ils répètent la même formule : Le “régime de Maduro”. Moi, Maduro, je voudrais construire un régime pour moi ? S’il vous plaît ! un peu de considération, un peu d’intelligence.
Nous sommes prêts pour un dialogue au plus haut niveau, pour des relations respectueuses, et j’espère, j’espère, qu’un halo de lumière éclairera les États-Unis d’Amérique, qu’ils tourneront la page et laisseront de côté cette politique extrémiste, et arriveront à des politiques plus pragmatiques par rapport au Venezuela, nous sommes prêts, j’espère que cela arrivera.
Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, en Amérique latine, il y a eu de nombreux changements relativement positifs du point de vue, je pense, de Caracas ; ce premier janvier 2023, votre ami Lula da Silva va reprendre la présidence du Brésil, c’est une immense victoire, et il y a eu aussi la récente victoire de Gustavo Petro en Colombie. Nous pourrions dire que malgré la situation actuelle au Pérou, nous sommes globalement face à une nouvelle Amérique latine avec une majorité de gauche. La question est la suivante : quelle est votre analyse de cette nouvelle Amérique latine, et quelles perspectives lui voyez-vous ? Et en particulier, comment voyez-vous l’évolution des relations entre le Venezuela et la Colombie, lorsque ce premier janvier, en principe, la continuité et la liaison routière entre la Colombie et le Venezuela seront rétablies ?
Nicolás Maduro – En 2022, il y a eu de bonnes nouvelles, dans le contexte d’une Amérique latine caribéenne en conflit – le projet impérial de domination, de recolonisation, d’assujettissement de nos pays est en conflit avec les différents projets d’indépendance, de démocratisation, d’amélioration de la vie de nos peuples ; Il s’agit d’une lutte historique, une lutte historique entre les projets latino-américains et caribéens, avec leur propre empreinte et leur propre signe national, et les projets oligarchiques liés, malheureusement, et soumis, aux intérêts impériaux ; dans cette lutte, on a dit qu’une deuxième vague se lève, on l’a beaucoup dit. Par rapport à la première vague, nous savions tout ce qui découlait du triomphe du Commandant Chávez et des triomphes de Lula da Silva, Néstor Kirchner, Tabaré Vázquez, Evo Morales, Rafael Correa, le Front Sandiniste, Daniel Ortega, la force de Cuba…
Ignacio Ramonet – Fernando Lugo…
Nicolás Maduro – … Mel Zelaya, toute cette vague.
Ignacio Ramonet – Lugo au Paraguay.
Nicolás Maduro – Cette vague qui a surgi sur le continent avait beaucoup de cohésion, beaucoup de cohérence, beaucoup de force, beaucoup d’impact. Puis vint la contre-offensive de l’extrême droite et maintenant une nouvelle vague libératrice, démocratisante, avancée et progressiste semble se lever avec force. Le triomphe de Gustavo Petro en Colombie a signifié d’importants changements pour la vie et la recherche de la paix pour le peuple colombien ; le triomphe et l’accession à la présidence de la République par Lula da Silva signifie, enfin, une formidable avancée géopolitique pour les projets régionalistes, pour la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes, pour la reprise des projets du Sud, de l’UNASUR, de la Banque du Sud, pour la reprise des projets d’intégration dans nos pays. C’est donc une bonne nouvelle. Avec la Colombie, cette année nous avons fait beaucoup de progrès, comme l’ouverture libre et totale des passages frontaliers, maintenant l’ouverture du pont Antonio Ricaurte à Tienditas, sur la frontière entre notre état du Táchira et le nord de Santander en Colombie. Nous avons également pris des mesures importantes dans le domaine du commerce. On estime que la balance commerciale des premiers mois est passée à plus de 600 millions d’euros. La balance commerciale entre la Colombie et le Venezuela commence tout juste à atteindre 600 millions, ce qui représente un grand potentiel.
De même, au Venezuela, des pourparlers de paix ont été mis en place avec le projet de paix totale du président Petro, et nous soutenons pleinement toutes les initiatives de paix, y compris celle qui a été mise en place au Venezuela, dans les pourparlers de paix avec l’Armée de libération nationale. Je crois que dans ce sens, le Venezuela et la Colombie sont en train d’embrasser la réunion des frères, et c’est une bonne nouvelle pour les deux pays et pour toute l’Amérique latine.
Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, une dernière question. Vous vous êtes récemment rendu en Égypte notamment pour participer au Sommet sur le Climat et vous avez pu y développer votre propre vision des solutions à apporter au changement climatique, ainsi que votre analyse de la situation géopolitique internationale, mais vous avez également profité de cette rencontre internationale pour établir des contacts directs avec des dirigeants internationaux. Pour conclure cette interview, j’aimerais vous demander quelle est votre vision du nouveau scénario international conflictuel, et quels sont, selon vous, les atouts et les espoirs d’un nouveau monde multipolaire ?
Nicolás Maduro – Au sommet sur le changement climatique, la COP-27 en Égypte, nous avons pu rencontrer pendant trois jours les délégations de plus de 190 pays. Je peux vous dire que j’ai serré la main de la grande majorité des chefs d’État, des chefs de gouvernement, des chefs de presque toutes les délégations ; nous avons eu de longues réunions, des conversations avec tous ces présidents et premiers ministres. Qu’ai-je ressenti, Ramonet ? Du respect. De l’admiration pour les actions du peuple vénézuélien. La reconnaissance des dirigeants du monde pour le Venezuela debout, pour le Venezuela victorieux, pour le Venezuela qui donne l’exemple et qui ne s’est pas laissé écraser, ni mettre à genoux par les empires du monde. Et c’est ainsi que les gens du monde entier m’ont dit en privé, dans des conversations, dans le couloir, dans la salle de réunion, dans des conversations bilatérales : admiration, respect, reconnaissance pour la révolution bolivarienne, pour le peuple du Venezuela, pour toute la trajectoire démocratique que nous avons accomplie pendant toutes ces années.
Nous avons porté la voix du Venezuela : véritablement les ravages causés par le modèle capitaliste en 200 ans nous ont conduit à une urgence climatique, nous vivons déjà une urgence climatique. Nous y avons rencontré le président Petro, le président du Suriname, et nous avons fait une proposition que le président Lula a acceptée, celle d’organiser très prochainement au Brésil un sommet de l’Organisation du traité de l’Amazonie, qui réunira tous les pays amazoniens d’Amérique du Sud ; Nous y porterons la voix du Venezuela pour réactiver l’Organisation du Traité de l’Amazone, et aussi pour parvenir à un plan d’urgence pour récupérer l’Amazonie, pour défendre l’Amazonie comme le grand poumon du monde ; c’est l’un des grands accords que nous avons conclus avec le président Petro, avec le président du Suriname et maintenant avec le président Lula da Silva du Brésil.
Le monde est sans aucun doute dans une situation très difficile, nous vivons les douleurs de l’accouchement d’un monde différent. Nous avons toujours prôné la construction d’un monde pluripolaire, multicentrique, de divers pôles de développement, de pouvoir, de centres qui accompagnent toutes les régions du monde. Le vieux monde des 15ème, 16ème, 17ème, 18ème, 19ème siècles, du colonialisme, puis du néo-colonialisme du 20ème siècle, doit être abandonné pour de bon. Personne ne peut croire qu’à partir de deux ou trois métropoles, on peut gouverner le monde, on peut soumettre les peuples. Il y a déjà des régions très fortes, comme l’Asie, le Pacifique, l’Afrique elle-même, l’Amérique latine et les Caraïbes, nous sommes des blocs de pays qui sont en train de devenir des pôles de la puissance mondiale. Devons-nous renoncer à nos droits à la paix, au développement, au progrès scientifique et technologique, à nos propres modèles culturels, à nos propres modèles politiques ? Devons-nous y renoncer ? Non. Devrions-nous assumer la domination unipolaire d’une métropole qui prétend dicter sa loi au monde ? Non. C’est l’heure d’un monde nouveau, d’une nouvelle géopolitique qui redistribue le pouvoir dans le monde. La guerre en Ukraine fait partie des douleurs de l’accouchement d’un monde qui va émerger.
Nous ne doutons pas que nous en serons, nous avons voulu être l’avant-garde, fermement, courageusement, depuis la diplomatie bolivarienne, depuis la diplomatie chaviste, de la construction de ce nouveau monde. Nous apportons notre contribution de manière humble mais significative, depuis les idées de Bolivar, depuis les idées de Hugo Chávez, dans la construction d’un autre monde où nous pouvons tous nous intégrer, où nous pouvons vivre ensemble en paix et où les peuples peuvent surmonter les séquelles de siècles de colonialisme et de néocolonialisme. Nous croyons en ce monde et ce monde va émerger, n’en doute pas, Ramonet.
Ignacio Ramonet – Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour cette interview. Je profite de l’occasion pour vous souhaiter, ainsi qu’à votre famille, votre pays, votre peuple et la révolution bolivarienne, de bonnes fêtes de fin d’année et une nouvelle année prospère.
Nicolás Maduro – Bien, et mes salutations à tous ceux qui nous regardent et nous écoutent à la télévision, sur YouTube, sur Instagram, sur Facebook, sur Periscope, sur Twitter, de toutes les manières dont vous pouvez nous voir et nous entendre, mes salutations du Venezuela à tous nos amis du monde entier. Merci Ramonet.
Ignacio Ramonet – Merci, Monsieur le Président.
Entretien réalisé à Caracas et diffusé le 1er janvier 2023
Ils ont tenté de m’enterrer vivant et je suis là ! » Incarcéré pour « corruption » en avril 2018, au terme d’une conspiration politico-juridique, blanchi en mars 2021 par le Tribunal suprême fédéral, après un séjour de 580 jours dans une prison de Curitiba, Luiz Inácio « Lula » da Silva vient de remporter l’élection présidentielle brésilienne du 30 octobre 2022, avec 50,9 % des voix. Victoire étroite sur le président sortant Jair Bolsonaro (49,1 % des suffrages), mais victoire réelle – le plus grand nombre de voix (60 345 999) jamais obtenu dans l’histoire brésilienne par un candidat. Une victoire d’autant plus importante qu’elle empêche l’extrême droite de s’incruster à la tête de l’Etat. Car, avec Bolsonaro, c’est bien un néo-fasciste qui occupait le palais du Planalto, à Brasilia.
Comment en était-on arrivé là ?
Président de la République du 1ᵉʳ janvier 2003 au 1ᵉʳ janvier 2011 : Lula. Tant sur le plan matériel que symbolique, l’âge d’or pour les plus modestes des Brésiliens. Programmes sociaux, augmentation du salaire minimum, efforts sans précédents en matière de santé et d’éducation. Trente-six millions de personnes sortent de la pauvreté… Le tout en chef d’Etat réformiste, c’est-à-dire redistribuant, mais sans affronter le capital. Et bien que le Parti des travailleurs (PT) ne dispose au Congrès que de la première des minorités. Impossible d’y obtenir une majorité permettant de mettre en œuvre ces politiques inclusives, sans composer avec un marais de partis liés aux caciques régionaux et nationaux, formations dépourvues d’idéologie et de conscience, toujours prêtes à se vendre au plus offrant : le Centrão. D’où le recours à des expédients qui débouchent sur le scandale dit du Mensalão lorsque, en 2005, on découvre que le PT, pour s’assurer leur soutien, a acheté le vote d’un nombre conséquent de députés. Fixée sur les faits sans en analyser les causes, baptisant sans nuance le phénomène de « corruption », une première fraction de la classe moyenne prend ses distances avec le « lulisme » et le PT.
Cette première ombre sur le tableau n’empêche pas Lula d’être réélu pour un second mandat, puis Dilma Rousseff (PT) de lui succéder le 1er janvier 2011. Toutefois, dès juin 2013, des manifestations convoquées par des jeunes de la classe moyenne sur des revendications légitimes ayant trait à l’incurie des services publics et au pouvoir d’achat sont récupérées et instrumentalisées par la droite. Celle-ci expulse la gauche de la rue, y importe ses mots d’ordre et sa violence. Présentée comme « sociale », cette fronde amène la cheffe de l’Etat à promettre « un grand pacte » destiné à « oxygéner » le système politique pour le rendre « plus perméable à l’influence de la société ». Sur cette base, elle remporte l’élection 2014 – de très peu (51,6 % des voix). Mais, cette fois, la guerre est déclarée. La droite n’a plus en tête que de « corriger » le résultat d’un scrutin qui l’a plongée, à l’image d’Aecio Neves, le candidat battu du Parti social démocrate brésilien (PSDB), dans une rage infinie.
C’est que, à l’heure où la crise économique frappe le pays, les secteurs dominants n’acceptent plus ni le partage du gâteau négocié initialement avec Lula ni une quelconque forme de redistribution. D’un autre côté, mais en lien direct, démarre sous l’autorité d’un juge de Curitiba jusque-là inconnu, Sergio Moro, l’opération « Lava-Jato » (« lavage express »). Axée en grande partie sur des « delaçãos premiadas » (dénonciation récompensée par des remises de peine), l’enquête révèle un vaste système de marchés publics truqués liant l’entreprise pétrolière d’Etat Petrobras et des firmes du bâtiment et des travaux publics – Odebrecht, OAS, Camargo – au profit d’un grand nombre d’élus de toutes tendances politiques. Particularité des investigations : épargnant en grande partie la droite, elles s’acharnent, avec l’objectif clair de le détruire, sur le PT. Pain béni : de 2003 à 2005, Dilma Rousseff a été ministre de l’Energie et, de ce fait, présidente du conseil d’administration de Petrobras. Même si « Lava Jato » n’évoque son nom ni parmi les suspects ni parmi les coupables, les médias diffusent une pluie ininterrompue de missiles invoquant sa « responsabilité ».
Sans qu’on y prenne garde, une très forte odeur de pétrole flotte sur les événements : la désignation (par Lula) de Petrobras comme opérateur de l’exploration de champs pétroliers (dits « pré-salifères ») découverts en 2006 au large de Rio de Janeiro irrite profondément Washington. Ayant fait plusieurs voyages à Brasilia pour, entre autres points, suggérer à Dilma Rousseff d’en confier l’exploitation à des multinationales étatsuniennes, le vice-président de Barack Obama, Joe Biden, a été gentiment mais fermement éconduit. En septembre 2013, Rousseff a découvert que, comme Petrobras, elle a été espionnée par l’Agence nationale de sécurité (NSA). « Ces tentatives de violation et d’espionnage de données et d’informations sont incompatibles avec la cohabitation démocratique entre des pays amis, a-t-elle souligné. Nous prendrons toutes les mesures pour protéger le pays, le gouvernement et les entreprises. »
Brasilia dérange également pour d’autres raisons, ne serait-ce que pour ses relations cordiales avec la République bolivarienne du Venezuela, Cuba et le Nicaragua, ou son implication dans le renforcement des BRICS (alliance semi-formelle Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud). Cerise sur le « despacito » (un excellent gâteau brésilien), Rousseff a profondément indisposé les militaires en créant une Commission nationale de la vérité (CNV) ayant pour mission d’enquêter sur les violations des droits humains commis pendant la dictature (1964-1985) [1].
Sous le prétexte spécieux d’un « crime de responsabilité », le président de la Chambre des députés Eduardo Cunha, figure de proue du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) et chantre ultra-conservateur des évangélistes, déclenche en décembre 2015 une procédure de destitution contre la cheffe de l’Etat – dont il était jusque-là l’« allié politique ». Le crime en question, un « pédalage budgétaire », n’est autre qu’une pratique courante destinée à minimiser le déficit public, en fin d’exercice, en recourant à l’emprunt. Depuis 1985, elle a été pratiquée par tous les prédécesseurs de la Présidente ainsi que par les édiles municipaux et fédéraux.
Dans son offensive, Cunha a pour principal partenaire le président du PMDB Michel Temer, professionnel de la politique élu sur le ticket de Dilma Rousseff à la fonction de vice-président, dans le cadre de l’inévitable alliance de circonstance permettant au PT de gouverner. Le 17 avril 2016, en plein hémicycle, au cours d’obscènes débats précédant l’« impeachment », le député d’extrême droite Jair Bolsonaro rend un hommage public à la mémoire du colonel Carlos Brilhante Ustra, tortionnaire de Dilma – jeune militante marxiste et rédactrice dans un journal clandestin – après son arrestation en 1970. Ce 17 avril, au terme de ce qui est en fait un « coup d’Etat juridico-parlementaire » ou « coup d’Etat institutionnel », la cheffe de l’Etat est destituée.
Temer devenu président, la droite traditionnelle attend avec impatience la présidentielle de 2018 pour conforter son retour aux affaires. Car plus rien ne s’y oppose. Poursuivant l’entreprise de destruction, le juge Moro et le procureur de la République Deltan Dallagnol, coordinateur de la Força-tarefa da Operação Lava Jato (Force de frappe de l’Opération Lava Jato) mènent une action coordonnée pour expédier Lula en prison et ainsi l’empêcher de se présenter à un scrutin dont tous les sondages l’annoncent gagnant. Ce qu’ils obtiennent sans coup férir lorsque, le 7 avril, le dirigeant charismatique du PT se rend à la police fédérale et est incarcéré dans la ville de Curitiba.
Echec et mat ! A un détail près… La bourgeoisie a mal calculé son coup. La situation lui échappe. Le PT est certes au sol, marqué du sceau de l’infamie : « corrompu ». Mais, les Brésiliens ne sont pas dupes : 60 % des parlementaires qui ont participé à la « destitution » de Rousseff ont ou ont eu à affronter la justice (pour des affaires allant de la corruption à des meurtre, enlèvement et séquestration en passant par de la déforestation illégale). Sept des vingt-quatre ministres du gouvernement Temer sont cités ou font l’objet d’une investigation judiciaire dans le cadre de l’affaire Petrobras. En mars 2017, Eduardo Cunha est condamné à quinze ans et quatre mois de prison pour corruption, blanchiment d’argent et évasion illégale de devises.
« Tous pourris » ! Il faut un « Monsieur propre ». Un candidat résolument antisystème. Après avoir mis le PT à terre, la droite classique est elle-même balayée. Et c’est ainsi que l’extrême droite, sans être encore un phénomène de masse, tire les marrons du feu.
Bolsonaro est propulsé au Planalto, sans aucun programme de gouvernement. La suite est connue. Recul dans tous les secteurs : économie, éducation, santé. Gestion négationniste de la pandémie : 670 000 victimes. Apologie de l’ex-dictature militaire, de la torture et de la peine de mort. En 2016, sur les ondes d’une radio, Bolsonaro ira jusqu’à déclarer que « l’erreur de la dictature a été de torturer sans tuer ».
Le triptyque « BBB » occupe le pouvoir : « Biblia, balas, buey » (« Bible, balles, bœuf »). Dit autrement : les religieux conservateurs évangéliques, les militaires, les grands propriétaires terriens (éleveurs de bœuf) [2]. Si l’on rajoute Bolsonaro à ces puissants lobbys aux considérables capacités financières, on élargit le concept : « BBBB ».
De sa position de pouvoir, l’outsider Bolsonaro conforte et amplifie sa base. Pour complaire aux « fazendeiros », il met à mal la protection de l’environnement et la démarcation des terres des peuples indigènes. L’Amazonie en paie le prix. A travers une série de décrets et en émule de Donald Trump, il encourage la population à s’armer. D’après l’Institut Sou da Paz, spécialisé en thèmes de sécurité, une moyenne de 1 300 nouvelles armes sont achetées chaque jour par des civils [3]. Ex-capitaine médiocre, manquant cruellement de cadres techniques et politiques pour garnir son gouvernement, Bolsonaro s’entoure de militaires – une caste ravie d’élargir son pouvoir politique –, dont il glorifie les « exploits anticommunistes » passés.
Plus que dans les Forces armées, le noyau dur de ses appuis « musclés » se trouve toutefois au sein de la Police militaire (PM), sorte de gendarmerie (disposant actuellement de 500 000 hommes) créée sous la dictature et particulièrement répressive, en particulier à l’égard des « sans terre » et des paysans. Des milices paramilitaires organisées à l’origine pour combattre la délinquance des « favelas » en dehors des procédures légales et tombées elles-mêmes dans tous les trafics complètent le tableau [4]. Que bénissent les évangéliques. Considérable force de frappe : 30 % de la population dont, en 2018, 70 % ont voté pour Bolsonaro. Et pour cause… RecordTV, la deuxième chaîne de télévision du pays après Globo, appartient à l’Eglise Universelle du multimillionnaire Edir Macedo, tout comme Folha Universal, le journal le plus lu.
Les médias traditionnels font le reste pendant quatre ans en relayant le discours de Bolsonaro et en imprimant dans de très nombreux esprits, y compris des secteurs populaires, l’image d’un PT « corrompu » et du « voleur » Lula.
Ainsi nait une extrême droite, « de masse » cette fois, qui, malgré les absurdités proférées en permanence par son référent, lui offrira 49,1 % des suffrages le 30 octobre dernier.
Autres temps, autres méthodes
Au-delà du cas brésilien, ce « bolsonarisme » marque la montée en puissance d’une extrême droite latino-américaine distincte, dans ses méthodes, de celle connue par le passé. Laquelle, lorsqu’elle souhaitait passer à l‘action, dans un contexte de guerre froide mettant par définition Washington dans son camp, frappait directement aux portes des casernes. L’armée se chargeant du traditionnel coup d’Etat (Brésil, Chili, Argentine, Uruguay, Paraguay, Bolivie, etc.), épargnant ainsi l’image des cercles civils impliqués dans l’opération.
Le souvenir et la réprobation des dictatures des années de plomb ont rendu plus difficile (mais pas totalement impossible) pour les forces militaires de s’impliquer à nouveau dans des opérations aussi voyantes. Toutefois, faibles ou forts, les signaux envoyés par le radicalisme conservateur se multiplient.
Au Chili, l’explosion sociale d’octobre 2019, laissait présager une élection « confortable » de la gauche à la présidentielle du 19 décembre 2021. Cataclysme : au premier tour, le candidat arrivé en tête (27,91 % des voix) s’appelle José Antonio Kast. Un avocat multimillionnaire de 55 ans, porteur d’un programme ultra conservateur et nostalgique de Pinochet dont il revendique l’héritage. Face à Gabriel Boric, jeune candidat de gauche favorable à la mise en place d’un Etat providence « à l’européenne », Kast distille au second tour un discours de haine s’inspirant d’un « liberté ou communisme » digne de la Doctrine de sécurité nationale des années 1960-1980 [5]. Finalement battu, il n’en enregistre pas moins un très significatif 44,13 % des voix [6].
Deux ans auparavant (27 octobre 2019), en Argentine, en représentation du Front de tous (FDT : centre gauche, péroniste) Alberto Fernández et sa vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner avaient battu le représentant d’une droite très néolibérale, mais somme toute classique, le chef de l’Etat sortant Mauricio Macri. La véritable « surprise » eut lieu en septembre 2021, lorsque Javier Milei arriva troisième, avec 13,66 % des suffrages, lors de la primaire aux législatives, dans la province de Buenos Aires – où vivent un tiers des 47 millions d’Argentins. Ex-rockeur, joueur de football professionnel et homme de radio, comparable à Trump et Bolsonaro, Milei relève à la fois de l’ultralibéralisme et de l’extrême droite libertarienne [7]. Antisystème, il dénonce « la caste politique » et n’hésite pas à faire campagne en proclamant délicatement : « Je ne suis pas venu ici pour guider des agneaux mais pour réveiller les lions ! »
Elu député de la ville de Buenos Aires en novembre 2021, à la tête de La liberté avance, parti créé pour l’occasion, il a, bien que proposant la suppression des aides sociales, fait son meilleur score dans les quartiers défavorisés. Le 12 juin 2022, à São Paulo (Brésil), Milei a participé à un forum en compagnie de Kast et d’Eduardo Bolsonaro (digne fils de son père et député fédéral), avant de se rendre en Colombie pour y appuyer la campagne de l’homme d’affaires Rodolfo Hernández, rival au second tour de Gustavo Petro.
Le 1er octobre suivant trouva Milei à Tucumán où il tint un important meeting en compagnie de Ricardo Bussi, le leader de Force républicaine. Ce parti a été créé après le retour de la démocratie par le général Antonio Bussi, surnommé « le boucher de Tucumán », condamné en 2008 à la peine perpétuelle pour crimes contre l’Humanité (et décédé en 2011). Lorsqu’il parle de son père, avec qui il a travaillé, Ricardo Bussi a coutume de répéter : « Tes valeurs sont celles dont Tucumán a besoin. » Présent dans les provinces de Mendoza, Córdoba et Tucumán, Force républicaine devrait apporter son soutien à Milei l’an prochain, dans la perspective de l’élection présidentielle à laquelle le FDT arrive divisé entre une aile centriste (Alberto Fernández) et un courant plus ancré à gauche (Cristina Fernández de Kirchner).
De gauche à droite : Javier Milei, Eduardo Bolsonaro et José Antonio Kast (São Paulo, juin 2022).
La Colombie – dans le contexte il est vrai très particulier d’un long conflit armé interne – a été gouvernée par l’extrême droite de 2002 à 2010 (Álvaro Uribe) et de 2018 à 2022 (Iván Duque). Si leur parti, le Centre démocratique, s’est électoralement effondré lors de la récente élection du candidat du Pacte Historique Gustavo Petro, ce courant n’en demeure pas moins dangereusement présent. Dans l’ombre, il conserve des liens avec certains groupes mafieux ou paramilitaires. Au grand jour, et suppléant au relatif effacement d’Uribe (en délicatesse avec la justice), de nouvelles figures émergent, telles les sénatrices María Fernanda Cabal et Paloma Valencia, fermement décidées à mener un combat aussi frontal que radical contre les gauches sociale et de gouvernement.
En Bolivie, depuis décembre 2005 et la première élection d’Evo Morales (pour ne parler que des années les plus récentes), l’extrême droite fascisante n’a jamais désarmé. Enkystée à Santa Cruz, ville la plus peuplée et la plus prospère du pays, capitale de l’oligarchie liée à l’agro-négoce, elle trouve à l’occasion de précieux alliés dans les départements de Beni, Pando et Tarija, qui constituent la Media Luna [8]. A Santa Cruz même, elle a pour bras politiques (et à l’occasion armés) le Comité civique pro-Santa Cruz et l’Union des jeunes cruceñiste (UJC), héritiers de la Phalange socialiste bolivienne (née en 1937), dont les militants se réclamaient du « caudillo » espagnol Francisco Franco. Avec comme leader le richissime boliviano-croate Branko Marinkovic, cette faction a mené en septembre 2008 une première tentative de renversement d’Evo Morales. Soutenue par Washington, mais heureusement neutralisée par l’action déterminée de la jeune Union des Nations sud-américaines (Unasur) récemment créée, le coup d’Etat échoua.
Poursuivi par la justice et exilé au Brésil depuis 2010, Marinkovic a été remplacé à la tête du Comité civique par cinq présidents successifs jusqu’à ce que, en février 2019, soit élu Luis Fernando Camacho. Riche catholique de 40 ans, authentique fasciste, proche des milieux évangéliques pentecôtistes, celui-ci a été le principal instigateur de la campagne de terreur qui a accompagné le coup d’Etat contre Evo Morales en novembre 2019 [9]. L’ont rejoint à l’époque le Comité civique de Potosí et des organisations de type paramilitaire telle la Résistance Cochala à Cochabamba. La sénatrice Janine Añez s’étant emparée du pouvoir, bénie par la hiérarchie catholique et adoubée par les ambassadeurs de l’Union européenne – Washington agissant dans l’ombre par l’intermédiaire de l’organisation des Etats américains (OEA) –, la répression a pu se déployer et Marinkovic revenir en Bolivie. Accueilli à bras ouverts par la dictature, il y occupera immédiatement la fonction de ministre de la Planification, puis, un peu plus tard, de l’Economie.
Un an de souffrance et de « k’encherío » (« malheur », en argot local)… La montée en puissance des mobilisations populaires a obligé Añez et son gouvernement de facto à organiser de nouvelles élections. En toute logique, le candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS) Luis Arce, ex-ministre de l’Economie d’Evo Morales (qui, à ce moment poursuivi par la justice pour… « terrorisme et sédition », ne pouvait se présenter), l’a emporté le 18 octobre 2020 avec 55,10 % des voix. Pour ce faire, il a battu le représentant de la droite dite traditionnelle, Carlos Mesa (Communauté citoyenne ; CC ; 28,83 %) et le néofasciste Camacho (Creemos), crédité d’un modeste 14 % [10].
Avec un tel score, on pourrait considérer ce douteux personnage et son courant neutralisés. C’est oublier leur caractère factieux. Dès le 20 octobre 2020, un rassemblement tenu à Santa Cruz contestait le résultat électoral. Devenu gouverneur de ce Département, Camacho adressa rapidement un avertissement au chef de l’Etat : « Si l’attitude envers Santa Cruz ne change pas, si se poursuivent l’intimidation et la persécution, si l’on continue à nous faire du mal avec des mesures économiques qui nous étouffent, la seule chose qui nous reste est de nous défendre, et vous n’ignorez pas que nous savons le faire et que nous le faisons très bien. »
Le 22 octobre 2022, ce courant « fascistoïde » est repassé à l’action. Prétexte : l’organisation d’un recensement national. Initialement prévu en septembre 2023, celui-ci a été retardé de quelques mois du fait des difficultés apportées à sa préparation par la pandémie. Ce dénombrement de la population sert à recalculer la répartition des sièges au Parlement et les ressources publiques attribuées aux Départements, Santa Cruz étant le plus peuplé du pays. A l’instigation du gouverneur Camacho, du président du Comité civique Rómulo Calvo et du recteur de l’Université autonome Gabriel René Moreno (UAGRM) Vicente Cuéllar, Santa Cruz s’est vue paralysée par un « paro » exigeant la mise en œuvre du recensement avant 2024.
Si le blocage de la ville a affecté les petites entreprises, le commerce informel et l’approvisionnement des habitants, il est apparu rapidement qu’il laissait la totale liberté aux grandes firmes liées à l’oligarchie locale de poursuivre leurs activités. En conséquence, le gouvernement a interdit les exportations de produits alimentaires de base – dont le soja, le sucre, l’huile et la viande de bœuf –, qui, tout en alimentant les finances de ces factions politico-économiques, risquaient de provoquer des pénuries sur le marché intérieur. De leur côté, les mouvements sociaux proches du MAS ont entrepris d’encercler et isoler Santa Cruz par le biais de barrages routiers. Ils considéraient que la grève ne pouvait uniquement affecter ceux qui, de condition modeste, vivent au jour le jour, tandis que les patrons comploteurs et la classe dominante continuaient à produire et engranger des profits.
Tenue à Cochabamba, une « grande réunion plurinationale » a réuni tous les gouverneurs – sauf Camacho, qui a refusé d’y assister – ainsi que l’ensemble des maires, autorités indigènes et recteurs universitaires du pays. A son terme, et après consensus, un comité technique a établi que la réalisation du recensement aura lieu entre mars et avril 2024. Sur la base de ses résultats, la redistribution des ressources économiques destinées au développement régional et national devrait avoir lieu en octobre, soit cinq mois plus tard. « Dans aucun pays, un acte technique comme le recensement n’est un prétexte politique pour déstabiliser et affronter la population, a observé le président Arce, mais certaines personnes ont politisé un processus (…) convenu avec pratiquement toutes les autorités du pays. »
Le 12 novembre, le Comité pro-Santa Cruz a annoncé la poursuite illimitée du « paro ». Contrairement à ce qui s’est passé en 2008 et 2019, Camacho et ses ultras ne sont pas parvenue à étendre leur mouvement aux autres Départements. Même un maire très à droite, comme celui de Cochabamba, Manfred Reyes Villa, a pris ses distances avec ce néofascisme : « Si nous ne pacifions pas le pays, tout peut arriver. Nous ne voulons pas d’effusion de sang, surtout venant de jeunes irresponsables et sans scrupules [qui] veulent amener le problème à Cochabamba. J’ai déjà cette expérience, je ne la referai plus jamais. Nous l’avons fait [en 2008] dans la Media Luna, vous vous en souvenez [11] ? »
De fait, la situation s’est dangereusement tendue. Comme au Venezuela (2014 et 2017) et au Nicaragua (2018), l’extrême droite « cruceñiste » a laissé des délinquants recrutés dans le « lumpen » – « ivrognes, voyous et drogués », accuse le porte parole du Comité interinstitutionnel de Santa Cruz – occuper les points de blocage et, en particulier la nuit, terroriser ceux qui tentaient de circuler. Au 13 novembre, le conflit avait déjà fait 4 morts et 178 blessés. Parmi les victimes, et là encore comme au Venezuela en 2014 lors des « guarimbas », un motocycliste a été décapité le 8 novembre par un câble tendu en travers d’une avenue. L’Union des jeunes cruceñistes a multiplié les exactions. Le 11 novembre, une manifestation pacifique d’organisations sociales a été attaquée avec une extrême violence par des paramilitaires parfaitement organisés. Débordant la police anti-émeutes, ceux-ci incendièrent ensuite les locaux de la Fédération départementale des travailleurs paysans et mirent à sac la Centrale ouvrière départementale (COD).
Malgré un ultimatum lancé aux autres comités civiques du pays, Santa Cruz s’est finalement trouvée isolée dans sa contestation de la date du recensement. Un temps, les factieux ont changé leur fusil d’épaule. Reprenant les thèmes séparatistes employés sans succès en 2008, ils ont prétendu convoquer une commission constitutionnelle pour « examiner les futures relations politiques de Santa Cruz avec l’Etat bolivien ». Le 13 novembre, le président du Comité civique, Rómulo Calvo, déclarait que si le dit comité n’est pas écouté, « des actions seront entreprises vers le fédéralisme ». Avant de céder au bout de 36 jours de troubles, le rapport de forces ne permettant guère d’aller plus avant dans l’immédiat. En effet, au Brésil voisin, Bolsonaro qui eut pu être un allié de poids (il l’a été en 2019 en envoyant des armes au gouvernement de facto pour mater les protestations), venait de perdre l’élection présidentielle. « A partir de maintenant, nous faisons un entracte, levons la grève et les blocus, sans suspendre notre combat », a souligné, le 16 novembre, Rómulo Calvo.
Même mise pour l’instant en échec, une telle organisation du chaos porte un nom : tentative de déstabilisation.
Luis Fernando Camacho (à droite) et son complice Luis Almagro, secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (au centre), à Washington en décembre 2019.
Démocratique la droite péruvienne depuis que, le 19 juillet 2021, a été proclamé vainqueur de la présidentielle l’enseignant et syndicaliste Pedro Castillo ? Comme au Chili, mais en sens politique inverse, le premier tour avait été marqué par un séisme : si, pour la droite, Force populaire (FP) et Keiko Fujimori accédaient au second tour (13,35 % des voix), un parfait inconnu arrivait en tête, le candidat de la gauche radicale Castillo (19 %).
Keiko Fujimori n’est pas stricto sensu classée à l’extrême droite, même si elle est la fille de l’ancien dictateur Alberto Fujimori (1990-2000), condamné en 2007 à vingt-cinq ans de réclusion pour crimes contre l’humanité et à huit ans pour corruption. Il n’en demeure pas moins qu’elle se situe à la droite de la droite et, qu’entre les deux tours, des dizaines de militaires à la retraite lui apportèrent ouvertement leur soutien (comme le firent, depuis l’étranger, l’ancien président colombien Álvaro Uribe ou l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa).
Malgré ces appuis « de marque », son adversaire Castillo l’emporta le 6 juin. Avec, toutefois, un bémol de taille, peu noté sur le moment : une bonne moitié des électeurs qui lui offrirent sa très courte avance (51 % des voix) ne le firent pas par adhésion à son programme. Il s’agissait avant tout pour eux d’éliminer le danger « Fujimori ». A la Chambre, avec 37 des 130 sièges, le parti Pérou Libre, dont Castillo était le candidat, ne serait que la première minorité. En d’autres termes, plus qu’une victoire de la gauche, c’est la droite radicale qui fut battue. Provisoirement…
A partir de sa prise de pouvoir, Castillo a subi un calvaire. En mars 2022, après seulement sept mois de gestion, le Congrès avait déjà renversé plusieurs de ses ministres et premiers ministres. Dans une démarche ubuesque, le chef de l’Etat lui-même dut faire face à d’incessantes procédures de destitution. En août 2022, le prétexte en fut une très vague « permanente incapacité morale ». N’atteignant pas les deux tiers des votes nécessaire (87 voix), le Congrès repartit à l’offensive, appuyé par une campagne permanente des médias nationaux.
Cinquième enquête préliminaire : Castillo est accusé par la procureure Patricia Benavides de diriger une « organisation criminelle », de « trafic d’influence et de collusion ». « Un nouveau type de coup d’Etat a commencé au Pérou », dénonce le Président. Il n’a pas tort. Le 11 novembre, par 11 voix contre 10, la sous-commission des accusations constitutionnelles du Congrès l’accuse de « trahison de la patrie ». Prétexte : en 2018, à La Paz, lors d’un congrès syndical, bien avant son élection, il a déclaré que le Pérou « pourrait faciliter un accès à la mer à la Bolivie » – accès qui, depuis la Guerre du Pacifique, lui est nié par le Chili [12]. Eclair de lucidité ? Le 22 novembre, le Tribunal constitutionnel déclare fondée la demande d’habeas corpus déposée par les avocats du chef de l’Etat et, en conséquence, ordonne au Congrès d’annuler son accusation.
Un tel harcèlement politico-juridique a eu pour première conséquence de faire exploser le champ politique – de l’extrême gauche (Pérou Libre) au centre gauche de Veronika Mendoza (Ensemble pour le Pérou) – qui appuyait le chef de l’Etat. En permanence sur la défensive et faute de base sociale organisée, celui-ci s’agite dès lors comme un nageur en train de se noyer. En désespoir de cause, il sollicite l’Organisation des Etats américains (OEA) pour qu’elle active la Charte démocratique – engagement collectif supposé renforcer et préserver le système démocratique dans la région. De quoi provoquer des sourires lorsqu’on connaît le rôle de cette organisation dans la déstabilisation des gouvernements progressistes. L’OEA, en l’occurrence ne se « mouille » pas » : le 1er décembre, elle recommande d’« initier une trêve politique » en attendant que soit convoqué un dialogue et qu’« un consensus minimum soit atteint pour assurer la gouvernabilité ». En réponse, et le jour même, le Congrès lance cyniquement une troisième motion de destitution du chef de l’Etat – pour « incapacité morale permanente » à nouveau.
Acculé comme il l’est, Castillo ne peut plus mettre en œuvre une quelconque politique « sociale », mais, de réactions improvisées en manœuvres erratiques, il survit, tout simplement. Et le 7 décembre, l’opposition atteint l’un de ses buts : elle le pousse à la faute. Peu avant que le Congrès ne se réunisse pour débattre de la motion visant à le destituer, il tente de prendre les devants. Dans un message à la nation, il proclame la dissolution « temporaire » dudit Congrès, l’établissement d’un « gouvernement d’urgence nationale », et enfin l’établissement « dans les plus brefs délais » d’un Congrès constituant (prévu dans son programme de campagne et que l’opposition a tout fait pour empêcher). D’ici à la rédaction d’une nouvelle Constitution « dans un délai ne dépassant pas neuf mois », précise Castillo, « le pays sera gouverné par décrets-lois ».
Sur le fond, la démarche est politiquement cohérente. Dans la forme, elle a laissé de côté un détail qui n’a rien d’anodin : constitutionnellement, un président de la République n’a le droit de dissoudre le Congrès que si celui-ci refuse par deux fois d’accorder sa confiance à un cabinet ministériel.
Le 11 novembre, une telle question de confiance a été posée par l’Exécutif pour modifier la norme régissant l’appel à un référendum (en vue de la fameuse Constituante). Le Congrès a décidé de « rejeter purement et simplement » la demande, c’est-à-dire de ne pas y répondre – ce qui lui permet de prétendre qu’elle n’a pas « refusé ». Au-delà de l’hypocrisie de la démarche, il manque de toute façon une seconde censure ou refus de confiance du Congrès envers le Conseil des ministres. La décision de Castillo tombe dans le domaine de l’illégalité. Que l’opposition qualifie immédiatement d’« auto-coup d’Etat ».
Ce 7 décembre, la police arrête Castillo avant même que sa destitution ne soit approuvée par le Congrès (101 voix pour, 6 contre, 10 abstentions). Issue de la gauche radicale, la vice-présidente Dina Boluarte prête serment. Comme ses homologues Roberto Micheletti (Honduras), Francisco Franco (Paraguay), Michel Temer (Brésil) au moment des renversements de Manuel Zelaya, Fernando Lugo et Dilma Rousseff, elle affiche une évidente satisfaction d’accéder à la magistrature suprême. Exécute oralement Castillo. Demande au Congrès « une trêve politique » (comme l’OEA quelques jours auparavant). Annonce qu’elle va installer « un gouvernement d’union nationale » et convoque « un ample dialogue » avec toutes les forces politiques. La droite l’ovationne. Keiko Fujimori la félicite… La population ne bouge pas.
Pendant le cours des événements, l’ambassadrice américaine à Lima n’a pu s’empêcher de tweeter : « Les Etats-Unis demandent instamment au président Castillo de revenir sur sa tentative de fermer le Congrès et de permettre aux institutions démocratiques du Pérou de fonctionner conformément à la Constitution. » Après le dénouement, et lui aussi par tweet, le président mexicains López Obrador a fait entendre une autre chanson : « Nous considérons regrettable qu’en raison des intérêts des élites économiques et politiques, depuis le début de la présidence légitime de Pedro Castillo, une atmosphère de confrontation et d’hostilité ait été entretenue contre lui, l’amenant à prendre des décisions qui ont servi à ses adversaires pour consumer sa destitution. »
Prestation de serment de Dina Boluarte, Lima, 7 décembre 2022.
Préalablement, lors des élections régionales du 4 octobre 2022, Pérou libre (qui a fait élire Castillo) et Force populaire (de Keiko Fujimori) avaient subi une cinglante défaite. Partout ou presque, des partis « indépendants » ou « régionaux » l’ont emporté. Castillo renversé, nul ne peut prédire si Dina Boluarte passera un pacte avec la droite ou sera à son tour renversée par cette dernière – qui rêve de porter à la magistrature suprême le suivant dans la ligne de succession, José Williams, ex-général et président du Congrès. L’homme appartient au groupe Avanza País, un parti qui, avec le Fujimorisme et le parti néo-fasciste Rénovation populaire, forme le bloc de l’extrême droite péruvienne. D’où la question : que Boluarte termine ou non son mandat, et sachant que la population ne croit plus en personne, qui tirera la couverture à lui ?
Au premier tour de l’élection présidentielle, un certain López-Aliaga (Rénovation populaire) est arrivé troisième avec 11,7 % des suffrages, à seulement quatre points de Keiko Fujimori. Pendant la campagne, le candidat de la droite traditionnelle, l’économiste Hernando de Soto, avait déclaré qu’une victoire de López-Aliaga « serait le pire qui puisse arriver au pays ». Eliminé de la présidentielle, ce dernier n’en a pas moins resurgi à l’occasion des élections régionales et municipales du 4 octobre 2022. Dans la course pour la mairie de Lima, scrutin au cours duquel – pour reprendre la formule du journaliste français Romain Migus [13] – s’affrontaient « la droite, l’extrême droite et l’ultra-droite », López-Aliaga l’a finalement emporté. D’extrême justesse, il a battu le général à la retraite Daniel Urresti, poursuivi pour son implication présumée dans la mort d’un journaliste en 1991.
Homme d’affaire à succès, López-Aliaga est devenu le roi du ferroviaire péruvien en bénéficiant de la privatisation par Alberto Fujimori, dans les années 1990, de l’Entreprises nationale des chemins de fer (Enafer) et d’EnturPerú (hôtels Monasterio et Machu Picchu). Membre de l’Opus Dei, pratiquant l’auto-flagellation « pour s’unir à la passion du Christ », ce néolibéral a su conquérir tant les évangéliques qu’une partie des catholiques, sur un agenda ultraconservateur en matière de mœurs.
Affichant clairement la couleur, ce nouveau maire de Lima est signataire de la Charte de Madrid [14]. Elaborée en octobre 2020 par la Fondation Disenso, que préside Santiago Abascal, leader du parti d’extrême droite espagnol Vox, cette Charte « anticommuniste » compte parmi ses adeptes les inévitables José Antonio Kast, Eduardo Bolsonaro et Javier Milei, mais aussi María Corina Machado (« ultra » vénézuélienne), Arturo Murillo (ministre de l’Intérieur de la putschiste bolivienne Janine Añez, actuellement emprisonné aux Etats-Unis pour corruption), María Fernanda Cabal (du Centre démocratique, en Colombie), Otto Ramón Sonnenholzner (vice-président de Lenín Moreno en Equateur entre 2018 et 2020) et… la nouvelle première ministre italienne Giorgia Meloni.
On objectera que, surnommé « le Bolsonaro péruvien », López-Aliaga n’a été élu qu’avec 26,29 % des voix. De sa position stratégique à la mairie de Lima (30 % de la population nationale), il ne s’en trouve pas moins en situation très favorable pour poursuivre son offensive politique. Et éventuellement profiter de la chute de Dina Boluarte. A moins qu’un autre « antisystème » ne lui dame le pion s’il réussit sa résurrection : Antauro Humala.
Frère de l’ex-président Ollanta Humala (2011-2016), cet ex-militaire a été condamné à vingt-cinq ans de prison pour s’être soulevé contre le chef de l’Etat Alejandro Toledo, à Andahuaylas, le 1er janvier 2005. Pour avoir « travaillé et étudié », Humala vient de bénéficier d’une libération anticipée au terme de dix-sept ans et demi de détention. Idéologue de l’ethnocacérisme, ultra-nationaliste et quelque peu antisémite à l’époque de son incarcération [15], il a, à sa sortie de prison, été accueilli par des dizaines de partisans aux cris de « Antauro, président » !
« Personne ne sort après 18 ans de prison pour plaisanter, a-t-il lancé en conférence de presse le 8 octobre dernier, à Arequipa. Nous allons donner une leçon historique. » Quelque peu inquiétante si l’on en croit les détails qui ont suivi : « A l’été 2023, avec un demi-million d’ethnocacéristes, d’agriculteurs, d’étudiants et de travailleurs, nous allons arriver au Congrès pour le fermer ». S’il est élu président, fonction à laquelle il prétend postuler, Humala assure qu’il fera fusiller quiconque « ne défend pas les intérêts de la patrie ». Face à l’immigration, le discours n’est guère plus tendre : « Ma doctrine est le nationalisme. Il ne peut pas y avoir d’étranger employé alors qu’il y a un Péruvien sans emploi [16]. »
José Williams, López-Aliaga, Antauro Humala… Tristes présages. La « gauche » ayant été pulvérisée, de quoi faire apparaître Keiko Fujimori comme une aimable modérée.
De quoi, de qui, ces extrêmes droites montantes sont-elles le nom ? Des plus anciens aux plus récents, d’un faisceau de facteurs entremêlés à des degrés divers selon les pays.
Crises de foi
« Je ne sais pas si cela sera pour notre génération, ou quand, mais les évangéliques vont élire un président de la République (…) », prophétisait au début des années 2010 l’évêque néo-pentecôtiste Marcelo Crivella, maire de Rio de Janeiro de 2017 à 2020, arrêté pour « corruption » quelques jours avant la fin de son mandat. Indépendamment des tribulations du personnage, sa prédiction s’est réalisée. Que ce soit en 2018 ou lors de la dernière campagne présidentielle, la pénétration des évangéliques dans la société et les sphères du pouvoir brésiliennes a été unanimement soulignée [17]. Pour le pire lorsque, en 2020, le chef de l’Eglise Universelle du Règne de Dieu Edir Macedo appelle ses ouailles à « ne pas se préoccuper du coronavirus », la pandémie étant orchestrée par une alliance « entre Satan, les médias et les intérêts économiques » pour « semer la terreur ». Pour le… pire encore quand la Première Dame Michelle Bolsonaro proclama que « le Seigneur » avait choisi son mari pour « vaincre le démon » incarné par Lula.
Dépassant le seul cas du Brésil, le phénomène s’inscrit dans le temps long (celui qui permet de se faire oublier). En 1969, à la demande du président Richard Nixon, Nelson Rockefeller, gouverneur de l’Etat de New York, membre du Parti républicain et fils du milliardaire John D. Rockefeller, dirigea une mission d’enquête sur la situation des pays latino-américains. Dans son rapport, il attira l’attention du gouvernement sur le danger représenté par l’Eglise catholique, alors en pleine vitalité, et sa « théologie de la libération » – l’option préférentielle pour les pauvres – « inspirée par la propagande communiste ». Pour contrebalancer ce courant, le même rapport préconisa le financement des groupes évangéliques américains présents au sud du Rio Grande.
Aux Etats-Unis même, subventionnés par plusieurs fondations, dont certaines proches du Parti républicain, naquirent des centres théologiques d’un type nouveau – le Département de théologie de l’American Enterprise lnstitute (dirigé par Michael Novak), l’Institute for Religion and Democracy (conduit par Peter Berger) – ayant pour objectif la lutte contre l’aile gauche de l’Eglise catholique. Une déferlante de groupes évangéliques étatsuniens s’abattit sur l’Amérique centrale (où couvaient les conflits armés des prochaines années 1980) et le Brésil (où des foyers de pentecôtisme étaient présents depuis les années 1910). Novak donna de nombreuses conférences en Amérique latine où ses ouvrages, traduits en espagnol, furent diffusés entre autres par les ambassades des Etats-Unis.
Base de la politique extérieure de Ronald Reagan, un rapport élaboré en 1980 par la commission dite de Santa-Fe désigna lui aussi l’Eglise populaire comme objets de sérieuses préoccupations pour la Sécurité nationale des Etats-Unis : « La politique étrangère américaine devrait commencer à confronter la théologie de la libération (et non pas se contenter de réagir a posteriori) […] En Amérique latine, l’Eglise joue un rôle vital dans la promotion du concept de liberté politique ; malheureusement, les forces marxistes-léninistes ont utilisé l’Eglise comme arme politique contre la propriété privée et le système capitaliste de production, infiltrant les communautés religieuses avec des idées qui sont plus communistes que chrétiennes. »
Le raidissement de la politique étrangère américaine coïncida avec l’élection d’un nouveau pape, en octobre 1978, le polonais Karol Józef Wojtyła – Jean-Paul II [18]. Dès sa première visite officielle en Amérique latine en janvier 1979, ce pape férocement anti-communiste monta au front contre le courant progressiste de l’Eglise et les initiatives pastorales qu’il inspirait. En étroite collaboration avec celui qui deviendrait son successeur, le cardinal Joseph Ratzinger, et en phase sur ce point avec l’Oncle Sam, Jean-Paul II réussira à affaiblir, contenir et finalement « casser » les théologiens de la libération – dont ne restent aujourd’hui que quelques rescapés [19].
La nature ayant horreur du vide, les évangéliques vont bousculer l’Eglise de Rome, jadis en situation de quasi-monopole religieux. Dans les grands pays (Argentine, Brésil, Mexique), le catholicisme, même s’il demeure majoritaire, perd de 20 % à 30 % de fidèles en une quarantaine d’années. En Amérique centrale, il devient minoritaire [20].
A l’approche très émotionnelle des dévotions, cultes, cérémonies et autres assemblées de prière des évangéliques s’ajoute leur « théologie de la prospérité » (née aux Etats-Unis). En gros : en plus du salut en Jésus-Christ, les chrétiens recevront richesse, santé et succès, pour autant qu’ils mettent leur foi en action (et en fonction des dons qu’ils font à leur pasteur, cela va de soi !). Aux antipodes de la croyance dans la vie publique et les luttes sociales, une vision particulièrement conservatrice de la vie. Une division du monde entre les « bons » et les « mauvais ».
Pour autant, on aurait tort de ne voir dans les évangéliques – qui, tous, d’ailleurs, n’appuient pas l’extrême droite – les seuls vecteurs de la montée du conservatisme dans les sociétés latinas. En effet, les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI ont sciemment favorisé l’essor de l’Opus Dei – parachevé par la nomination du premier cardinal de ce mouvement ultraconservateur en la personne de l’archevêque Juan Luis Cipriani en 1981 au Pérou.
Sur cette partie du continent encore emplie de « religiosité », et malgré la présence à Rome du pape argentin Francisco (Jorge Bergoglio), ouvertement en empathie avec les causes progressistes, nombre de hiérarchies catholiques jouent leur partition dans la droitisation radicale de la société. Au Venezuela, où, depuis le début des années 2000, l’épiscopat a béni toutes les tentatives de coups d’Etat et de déstabilisations menées contre Hugo Chávez, puis Nicolás Maduro, par les secteurs les plus extrémistes de l’opposition. Au Honduras où le cardinal Oscar Rodríguez Maradiaga a accompagné le renversement du président Manuel Zelaya (2009) et a ultérieurement maintenu une étroite alliance avec le « narco-pouvoir » qui s’est incrusté à Tegucigalpa [21]. Au Nicaragua où, sans remonter aux années 1980, la conférence épiscopale a joué un rôle majeur dans les violences insurrectionnelles de 2018.
L’unité de l’Eglise a vacillé en Colombie en 2016 lors du plébiscite sur les Accords de paix avec les FARC convoqué par le gouvernement de Juan Manuel Santos (un catholique pratiquant). Certains secteurs catholiques (et les votes des évangéliques) ont lourdement contribué à faire pencher la balance en faveur du « non », donnant une sorte de légitimité au président Iván Duque lorsqu’il entreprit de torpiller les dits accords, au prix de la stabilité du pays.
Sans entrer ici dans l’évocation du thème de l’avortement, qui unit catholiques et pentecôtistes dans une même lutte frontale, on notera que, pour l’archevêque de la ville de La Plata, Mgr Héctor Aguer, connu pour sa défense des positions les plus conservatrices de l’Eglise catholique, la vague de « féminicides » enregistrée en Argentine trouve son origine dans la crise du mariage, une institution devenue « un patchwork temporaire ».
Bolivie, 2019 : qui pourrait oublier l’entrée dans le Palais du Gouvernement, à La Paz, de la putschiste Jeanine Ánez, levant au-dessus de sa tête une énorme Bible tout en criant « Dieu revient au Palais ! Dieu est de retour ! » Qui pourrait oublier que c’est dans les locaux de l’Université catholique bolivienne (UCB) qu’eut lieu la réunion consolidant le « golpe » ? Le 11 novembre 2019, alors que le coup d’Etat était consommé et présidant un service religieux, l’évêque auxiliaire de Santa Cruz, Estanislao Dowlaszewicz, soulignait : « Aujourd’hui, c’est la résurrection d’une nouvelle Bolivie, un jour historique pour notre pays… Merci pour le rétablissement de la démocratie, merci pour le sacrifice tout au long des grèves et des blocus… Merci à la police et aux forces armées… ».
En octobre et novembre 2022, c’est appuyé en sous-main par une partie conséquente de l’Eglise catholique que Luis Fernando Camacho a jeté ses néofascistes organisés et armés sur les quartiers populaires de Santa Cruz. Le 3 novembre, le secrétaire général de la Conférence épiscopale bolivienne, Mgr Giovani Arana, a lancé un appel urgent au gouvernement pour qu’il « assume ses responsabilités et cherche des solutions aux conflits qui affligent le peuple bolivien en rétablissant la paix, la coexistence démocratique et en apportant une réponse urgente aux demandes du peuple ». Dix jours plus tard, le président de la Conférence épiscopale, Mgr Aurelio Pesoa, apportait lui aussi un soutien tacite aux positions radicales et antigouvernementales : « Dans la société bolivienne, on tente actuellement d’imposer un projet de pays, qui est le projet de certains, mais qui ne représente pas l’ensemble du peuple bolivien. »
Aux antipodes de cette meute de théologiens enragés, et sans le mentionner directement, un groupe d’évêques catholiques brésiliens a publié une lettre se prononçant contre la réélection de Jair Bolsonaro. Intitulé « Evêques du dialogue pour le Royaume », le document affirmait que le second tour des élections plaçait la population brésilienne « devant un défi dramatique » ne permettant pas « la neutralité ».
La loi du « lawfare »
Président, ex-président, homme ou femme politique, de droite ou de gauche, nul ne peut être considéré au-dessus de la loi. Par ailleurs, omniprésente en Amérique Latine depuis une éternité, la corruption touche autant les fonctionnaires de l’Etat que les acteurs privés. La confusion s’installe lorsque, instrumentalisée, la lutte anticorruption se transforme en persécution judiciaire destinée à détruire un leader populaire ou un courant politique.
La moitié du Brésil est persuadée que Lula, le président récemment élu, est un voleur. N’a-t-il pas été accusé, puis condamné pour « corruption active, détournement d’argent public, blanchiment, corruption passive et obstruction à la justice » ?
La publication en juin 2019, par le site The Intercept Brasil de messages échangés entre le juge Moro, le procureur Dallagnol et d’autres magistrats chargés de l’enquête « Lava Jato », a mis à jour leur collusion et leurs motivations politiques pour éliminer Lula en le condamnant, non pas avec des preuves, mais avec des « convictions » [22]. En récompense, Sergio Moro devint un temps ministre de la Justice de Bolsonaro, dont il s’éloignera, avant de l’appuyer lors de la dernière élection (et d’être lui-même élu sénateur).
En décembre 2020, en Argentine, à l’occasion d’un séminaire sur la politique régionale, Lula a déclaré : « Les Etats-Unis ne nous ont jamais permis d’être indépendants. Il y a eu des ingérences des ambassadeurs, plus tard des militaires, et maintenant du pouvoir judiciaire. C’est l’industrie de la construction du lawfare. »
Contraction des mots anglais « loi » (law) et « guerre » (warfare), le « lawfare » est l’instrumentalisation des appareils juridiques pour déstabiliser et éliminer les adversaires politiques. On en trouve une première mention lorsque, en 2001, le général de l’US Air Force Charles Dunlap prône l’utilisation des magistrats et procureurs comme « substituts aux moyens militaires traditionnels pour atteindre un objectif de guerre ». En décembre 2017, sous l’administration de Donald Trump, le document définissant la nouvelle stratégie de Sécurité nationale assumera clairement que la lutte contre la corruption est un moyen de déstabiliser les gouvernements des pays « concurrents » ou « ennemis » des Etats-Unis [23].
On n’entrera pas ici dans une description détaillée des lois – telles la Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) – à travers lesquelles Washington impose ses normes au niveau international. On ne dénombrera pas plus les multiples organismes, think tank et institutions (nationaux et multilatéraux) permettant aux Etats-Unis d’influencer, former et coopter une pléthore de magistrats latino-américains – Office of Overseas Prosecutorial Development, Assistance and Training (OPDAT), USAID, OEA, universités diverses, etc. On se contentera de résumer en précisant que le Federal Bureau of Investigation (FBI) a collaboré en sous-main et en violant les lois brésiliennes à la mise en cause de Lula dans le cadre de « Lava Jato ».
Destruction politique d’un dirigeant : le colombien Gustavo Petro y a eu droit une première fois lorsque, maire de Bogotá, en décembre 2013, il fut destitué et inhabilité à occuper un quelconque poste politique pendant 15 ans par le procureur général « uribiste » Alejandro Ordóñez. Après que le Tribunal supérieur de Bogotá ait ordonné son rétablissement dans ses fonctions, le 23 avril 2014, une deuxième tentative eut lieu. Désormais sénateur, Petro venait pour la première fois de porter très haut le score d’un candidat de gauche à la présidentielle, en juin 2018. Le thème mortel du « financement par le narcotrafic » sortit du chapeau. « Ils veulent éliminer de la vie politique légale le candidat qui a obtenu 8 millions de voix et qui a failli devenir président », s’insurgea Petro. Ils ne cherchent pas à ce que je quitte le Sénat, mais à ce que je ne sois plus candidat à la présidence du pays. » Dans ce cas précis, non sans laisser des traces dans une partie de l’opinion publique, la manœuvre échoua.
Sans aucune preuve irréfutable, le vice-président équatorien Jorge Glass a été condamné en 2017 à deux peines d’incarcération, l’une (« corruption aggravée ») de 8 ans, l’autre (« association illicite ») de 6 ans (il est sorti de prison, après appel, le 28 novembre 2022). Sa mise en cause a suivi une démarche du Département de la Justice des Etats-Unis dénonçant le versement par Odebrecht de pots de vin destinés à des « fonctionnaires corrompus ». Plus emblématique encore : promoteur de la révolution citoyenne (2007-2017), l’ex-président Rafael Correa, de même que certains de ses ex-ministres ou dirigeants de son parti, doit faire face à une multitude d’accusations plus ubuesques les unes que les autres. En 2018, Correa a ainsi été reconnu coupable d’« influence psychique » : si, selon le tribunal, il n’a commis aucun crime, il a « psychiquement influencé » d’autres personnes qui en ont commis ! Sur une telle base, il a été condamné par contumace à huit ans de prison et 25 ans d’interdiction de participation à la vie politique. Vivant actuellement en Belgique, il lui est impossible de rentrer dans son pays. Dans son cas, l’ « enquête » a démarré après la publication d’un article sur le site Mil Hojas – fondation « défenseuse de la liberté d’expression » financée par la National Endowment for Democracy (NED), organisme dépendant du Département d’Etat américain.
On passera rapidement sur le cas d’Evo Morales, accusé en décembre 2018 de « sédition », « terrorisme » et « financement du terrorisme », alors qu’il venait d’être renversé. Il ne dut son salut qu’au refuge alors offert par le Mexique d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), puis l’Argentine d’Alberto Fernández. D’où il participa à la reconquête du pouvoir – et de la démocratie.
On évoquera tout aussi brièvement le président paraguayen Fernando Lugo, qui dut subir, entre 2008 et 2012, sous les prétextes les plus divers, vingt-trois tentatives de « jugements politiques » (« juicios políticos »). On ne mentionnera que pour mémoire le péruvien Pedro Castillo, harcelé sous les accusations les plus diverses pour obtenir ou forcer sa démission.
Expérience toute particulière que celle de Nicolás Maduro, le chef de l’Etat vénézuélien. Le 26 mars 2020, le procureur général américain William Barr a mis sa tête à prix 15 millions de dollars ! – une récompense promise à qui aiderait à le capturer. Depuis 2018 et une requête des supplétifs de Washington – Argentine et Colombie (qui se sont rétractés depuis l’arrivée au pouvoir de Fernández et de Petro), Chili, Paraguay, Pérou et Canada –, la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête sur les allégations de crimes contre l’humanité commis par « son » régime.
La reine du « lawfare » s’appelle incontestablement Cristina Fernández de Kirchner (CFK). Actuelle vice-présidente de l’Argentine, présidente de 2007 à 2015. Depuis 2004, 650 plaintes ont été déposées contre elle par des adversaires politiques [24]. La persécution est telle qu’un de ses collaborateurs les plus brillants et respectés, l’ex-ministre des Affaires étrangères Héctor Timerman, accusé comme elle dans le cadre de l’affaire de l’attentat contre l’AMIA [25], se vit interdire de sortir du territoire pour suivre aux Etats-Unis le traitement expérimental contre le cancer qu’il avait entamé (il en mourut le 30 décembre 2018).
Dans ce domaine, CFK aura tout vécu. En 2017, on essaya de transformer en affaire judiciaire la politique de taux de change mise en place par son gouvernement. En août 2022, malgré l’absence totale de preuves et trois années de procès, les procureurs fédéraux Diego Luciani et Sergio Mola ont requis contre elle une peine de douze années de prison pour corruption dans une affaire concernant l’attribution de marchés publics. Trois jours plus tard, le sénateur du Texas Ted Cruz, un Républicain ultra-droitier, a appelé le Département d’Etat américain à lui imposer des sanctions.
Après avoir rebaptisé ce procès « peloton d’exécution médiaco-judiciaire » et ajouté « ce n’est pas un procès de Cristina, c’est un procès du péronisme et des gouvernements populaires », CFK a demandé que les procureurs Luciani et Mola fassent l’objet d’une enquête pour prévarication. Sur la base de photos publiées dans la presse locale, on sait qu’ils jouent à l’occasion au football avec le président du tribunal, Rodrigo Giménez Uriburu, dans la propriété « Los Abrojos » de l’ancien chef d’Etat Mauricio Macri. En février 2020, impliqué dans un réseau d’espionnage et d’extorsion de fonds destiné à persécuter des personnalités politiques opposées au gouvernement néolibéral, le faux avocat Marcelo d’Alessio affirmait déjà : « Si je dis ce que je sais, les quatre affaires que la justice de Macri a ouvertes contre le kirchnérisme et l’ex-présidente Cristina Fernández de Kirchner s’effondrent [26]. »
Juges et procureurs jouant au football dans la propriété « Los Abrojos » de Mauricio Macri.
Attendu, le dénouement n’a pas surpris : le 6 décembre, déclarée coupable « d’administration frauduleuse au préjudice de l’Etat », CFK a été condamnée à six ans de prison et à l’inéligibilité à vie. Quelques minutes après le verdict, depuis son bureau au Sénat, la vice-présidente a réagi : « Il ne s’agit même plus de persécution politique ni de lawfare. C’est encore plus simple : il s’agit d’un Etat parallèle et d’une mafia judiciaire. »
L’assertion ne manque pas de pertinence. Quelques jours auparavant, grâce au quotidien Pagina12, un nouveau scandale de collusion politico-judiciaire avait éclaté. A l’invitation du Groupe Clarín, holding médiatique frontalement opposée à Alberto Fernández (et plus encore à Cristina Kirchner), un groupe de juges parmi lesquels Julian Ercolini (qui a entamé le procès contre CFK), le ministre de la Justice de la Sécurité de la Ville autonome de Buenos Aires (CABA) Marcelo D’Alessandro ainsi que d’autres notables et hommes d’affaires ont bénéficié tous frais payés d’un vol charter les amenant dans la propriété de Joe Lewis, homme d’affaires britannique milliardaire, grand ami de Mauricio Macri, sur le Lac Escondido.
Si elle nie toutes les charges et va faire appel, Cristina Kirchner a d’ores et déjà annoncé qu’elle ne se présentera pas à la prochaine élection présidentielle : « Je ne vais pas soumettre la force politique qui m’a fait l’honneur d’être deux fois présidente et vice-présidente au risque d’ être maltraitée en période électorale, en disant qu’elle a une candidate condamnée. » Objectif atteint pour la droite. Mais, dans une Argentine où la base péroniste et même le Président de la République ne peuvent cacher leur indignation, la polarisation, déjà très forte, vient de monter d’un cran. Le pays risque de tanguer très sérieusement.
Même en cas d’acquittement ou de doute quant à la justesse du verdict, l’effet du « lawfare » sur l’opinion publique est dévastateur. Car les accusateurs, pendant toute leur besogne, bénéficient d’une aide inestimable : celle des médias. Avant même d’être jugés en jouissant d’un juste droit à la défense (ce qui est rarement le cas), les accusés ont été exposés, dénigrés, lynchés et condamnés sans appel par le lobby du lavage de cerveaux. Le pape Francisco lui-même s’en est inquiété au moment de la crucifixion de Lula : « Des conditions obscures sont créées pour condamner une personne (…) Les médias commencent à dire du mal des gens, des dirigeants et, avec la calomnie et la diffamation, ils les salissent. Puis entre en jeu la justice qui les condamne et, à la fin, on fait le coup d’Etat. C’est un des systèmes les plus honteux [27]. » Diffamez, diffamez, il en restera toujours quelque chose…
Seulement, et comme au Brésil, l’opération agit comme un boomerang. Car même si les médias, cette fois, se taisent, il transpire à l’occasion que les accusateurs devraient être les accusés. Lorsque, en octobre 2021, éclate le scandale dit des « Pandora Papers » – une énième fuite de documents financiers menant à de discrets comptes dans les paradis fiscaux –, trois noms de chefs d’Etat latino-américains sautent aux yeux : l’équatorien Guillermo Lasso, le chilien Sebastián Piñera et le dominicain Luis Abinader. Leurs prédécesseurs César Gaviria et Andrés Pastrana (Colombie), Pedro Pablo Kuczynski (Pérou), Porfirio Lobo (Honduras), Alfredo Cristiani et Francisco Flores (Salvador), Horacio Cartes (Paraguay), Juan Carlos Varela, Ricardo Martinelli et Ernesto Pérez Balladares (Panamá) ainsi que quatre-vingt-dix dirigeants de haut niveau les accompagnent, parmi lesquels la vice-présidente colombienne Marta Lucía Ramírez, le séparatiste bolivien Branko Marinkovic, le ministre de l’Economie de Bolsonaro, Paulo Guedes, le président de la Banque centrale brésilienne, Roberto Campos Neto – sans parler des membres de la famille de Mauricio Macri.
Un tel panorama global mène à l’inévitable « Tous pourris ». Pour le plus grand profit de l’extrême droite – nous y revoilà. Avec une autre et redoutable dimension. La montée de la haine. L’incessante violence verbale, politique et judiciaire, les campagnes médiatiques qui l’accompagnent, échauffent les esprits, exacerbent les tensions. Le 1er septembre, désormais honnie par l’opposition, Cristina Kirchner a échappé par miracle à une tentative d’assassinat commise avec une arme de poing. Tatoué sur le coude d’un « soleil noir », un symbole néonazi, l’individu arrêté, Fernando André Sabag Montiel, peut apparaître comme un « loup solitaire » – selon l’expression consacrée. Malgré un appareil judiciaire cette fois passablement inerte, des liens avec un groupuscule d’extrême droite, Révolution fédérale, sont néanmoins fortement suspectés.
Cristina Fernández de Kirchner : « C’est un peloton d’exécution médiatico-judiciaire ».
Le grand air de la fraude
Bolsonaro innove-t-il lorsqu’il conteste par avance les résultats d’une élection qu’il sait perdue ? Quand, le 21 août 2021, il lance à ses partisans, à propos du Tribunal suprême fédéral : « Le moment est venu de dire que vous n’accepterez pas que quiconque à Brasilia vous impose sa volonté. » Quant, à Curitiba (22 mai 2022), devant une assemblée de pasteurs évangéliques, il professe : « Seul Dieu me sortira du fauteuil présidentiel. »
Le 18 juillet, face à plusieurs dizaines d’ambassadeurs du monde entier et critiquant le système de vote électronique, le chef de l’Etat se livre à une attaque en règle contre les institutions, dont il est censément le garant : « Ce que nous voulons, ce sont des élections propres, transparentes ! »
Nouveau ? Que non pas. On avancera : « banalisé ». Au Nicaragua, en novembre 2006, devant la probable victoire du sandiniste Daniel Ortega, alors dans l’opposition, la droite dénonce à l’avance une fraude – la sandiniste défroquée Dora María Tellez se chargeant d’en alerter l’ambassadeur des Etats-Unis Paul A. Trivelli [28]. Mêmes accusations, systématiques, à chaque scrutin présidentiel – 2011, 2016, 2021. Episode comique, qui aurait dû attirer l’attention : en 2008, lors d’élections municipales remportées par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) – 109 villes sur 153 –, le banquier Eduardo Montealegre, battu à Managua, hurle à la fraude. Le Conseil supérieur électoral (CSE) annonce un recomptage des votes. Pris à leur propre piège, les libéraux refusent d’assister à l’opération. Ils n’apporteront ultérieurement aucune preuve sustentant leur accusation. Pas plus que ne le fera l’opposant vénézuélien Henry Ramos Allup après que, en 2004, Hugo Chávez ayant gagné un référendum révocatoire (59 % des voix), il a annoncé : « Nous allons réunir des éléments afin de prouver au Venezuela et au monde la gigantesque fraude qui a été perpétrée contre la volonté du peuple. »
Chaque scrutin et chaque victoire chaviste feront ultérieurement l’objet des mêmes accusations. En revanche, lorsque la droite l’emporte – gouvernorats, députations, mairies –, avec le même Conseil national électoral (CNE), jamais elle ne conteste le résultat. C’est ainsi en accusant le gouvernement de ne pas lui avoir donné de garanties suffisantes quant à l’organisation du scrutin, que la coalition de la Table de l’unité démocratique (MUD), principale force politique d’opposition, a décidé de boycotter l’élection présidentielle du 20 mai 2018. Alors que Nicolás Maduro l’emportait avec 67,7 % des voix (et 53,9 % d’abstention), la manœuvre a permis aux Etats-Unis, à l’Union européenne et aux Etats inféodés à Washington du Groupe de Lima [29] de faire de la République bolivarienne un paria international et de son chef de l’Etat un « dictateur ». Et donc de considérer également « frauduleuses » les législatives de décembre 2020.
C’est au nom d’une fraude tout aussi imaginaire qu’Evo Morales s’est vu privé de sa victoire du 20 octobre 2019, grâce à l’intense campagne menée par le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro.
A chaque fois ou presque, Washington atteint ses objectifs. Les gauches de gouvernement qui dérangent s’en trouvent soit discréditées et affaiblies, soit (pour un temps) éliminées. Dès lors, pourquoi ce qui est accepté et prôné par tous, s’agissant des succursales, ne serait pas permis dans la maison mère ? Face au Parti démocrate, Donald Trump réplique la stratégie tant de fois appliquée et franchit le Rubicon. Dans la nuit du 19 décembre 2020, il diffuse vingt-et-un tweets, dont celui d’1 h 42 du matin : « Il est statistiquement impossible d’avoir perdu les élections. Grande manifestation à Washington le 6 janvier. Soyez-y, ce sera dingue ! »
On connaît la suite. Joe Biden et les démocrates l’apprécient moins que lorsqu’elle se déroule à Caracas, La Paz ou Managua.
Le serpent, évidemment, se mord la queue. Si, en plus de tous les subalternes, le « boss » Trump l’a fait, pourquoi hésiter ? Au Pérou où, dès le 16 juin 2021, l’Office national des processus électoraux (ONPE) a annoncé la victoire de Pedro Castillo, il faudra attendre plus d’un mois pour que celle-ci soit proclamée par le Jury national des élections (JNE), le 19 juillet. Refusant de reconnaître sa défaite, Keiko Fujimori s’est entretemps lancée dans une bataille judiciaire accompagnée d’une vaste campagne de désinformation pour contester des centaines de milliers de votes.
Bolsonaro, suit lui aussi le mouvement. Le 3 juin 2022, il déclare encore : « Si c’est nécessaire, j’irai à la guerre pour défendre la liberté. » Il tente d’entraîner l’armée dans son aventure. Laquelle refuse, consciente de l’isolement international dans lequel la jetterait une telle aberration. Obligeant in fine Bosonaro, qui en outre n’a pas la Maison-Blanche de Biden dans la poche, à céder. Après un long silence qui incite ses partisans à manifester violemment et… à demeurer en alerte, en attendant des jours « meilleurs ». Comme en Bolivie.
« Alors, sortez de chez vous et votez Bolsonaro ! »
Du centre droit à l’ultra droite
On observe donc une montée l’ « extrémisme ». Celui-ci progresserait-il autant s’il n’était encouragé et nourri par la dérive de la droite dite classique (et même de certains secteurs de gauche) ? Depuis le début des années 2000, la présence de présidents et de gouvernements catalogués « progressistes », « socialistes » ou « révolutionnaires », a hystérisé les néolibéraux et leurs alliés. La démocratie ne serait acceptable que si elle les porte et maintient au pouvoir. Sinon, plus aucun cordon sanitaire n’existe, tout est permis…
Au Venezuela, ce sont les partis traditionnels, social-démocratie comprise, qui, en 2002, organisent le coup d’Etat contre Hugo Chávez. Ce sont eux qui – Action démocratique, Primero Justicia, Voluntad Popular, Un Nuevo Tiempo –, depuis 2013, ont accompagné sans critique les tentatives d’assassinat de Maduro (août 2018), les opérations mercenaires (mai 2020), l’imposition de sanctions dévastatrices, promus par les leaders les plus extrémistes et leurs sponsors étatsuniens. Au Honduras, deux formations appartenant à l’ « arc démocratique » – Parti libéral et Parti national – s’unissent en 2009 pour renverser Manuel Zelaya. Au Paraguay, en 2012, c’est le Parti libéral radical authentique (PLRA) du vice-président Federico Franco qui défenestre le chef de l’Etat Fernando Lugo. En Bolivie, la figure d’un néofasciste comme Camacho ne peut occulter le fait que le coup d’Etat de 2019 contre Evo Morales fut tout autant l’œuvre de l’ex-président Carlos Mesa, porte-parole de la classe dominante « fréquentable », des partis traditionnels et du capital financier. La large coalition qui, avec l’armée et la police mutinée, mena le putsch à son terme comprenait de larges pans de la classe moyenne urbaine et même des personnages bien en cour au sein de la gauche européenne – Pablo Solón [30] – ou de l’ « industrie de la défense des droits humains » – Waldo Albarracín et Amparo Carvajal. La mythique « société civile » qu’adore la tout autant mythique « communauté internationale ».
Au second tour de l’élection présidentielle chilienne, José Antonio Kast a pu compter sur l’appui des candidats de la droite trsditionnelle éliminés au premier tour, Sebastián Sichel et Joaquín Lavín, et de la coalition Chile Vamos, qualifiée de « centre droit ». Keiko Fujimori a de même pu compter au Pérou sur le ralliement du technocrate libéral Hernando de Soto – « unique manière de l’emporter à long et à court terme sur le marxisme léninisme », d’après lui. Considéré comme appartenant au centre droit, Alfredo Barnechea a en ce qui le concerne ouvertement appelé à une intervention militaire et à la formation d’un régime civico-militaire pour empêcher l’entrée en fonction de Castillo. En 2006, le futur « chouchou » argentin du FMI Mauricio Macri avait fait le voyage dans la province de Tucumán pour passer un pacte et une alliance politique avec Ricardo Bussi (actuel soutien de Javier Milei), allant jusqu’à faire l’éloge de son père, le tortionnaire Antonio Bussi. Impossible enfin pour Bolsonaro d’obtenir le score de 49 % au second tour de la présidentielle sans le concours de larges pans des conservateurs et autres esprits conformistes dits « civilisés ». D’où un constat glaçant : la frontière de plus en plus poreuse entre droite classique, droite radicale et droite ultra explique en grande partie cette montée aux extrêmes et la menace qu’elle fait planer sur les sociétés.
Information, désinformation, mésinformation
L’Amérique latine n’échappe pas à la tendance mondiale : les médias privés y sont dans les mains de puissants groupes soucieux de diffuser les bontés du capitalisme. Canaux d’une information censément objective, ces médias non seulement exploitent les erreurs et les lacunes des gouvernements de gauche (ce qui est normal) mais font aussi passer en contrebande le pire des valeurs conservatrices en cas de besoin. Le sujet étant trop vaste pour être ici traité en détail, on se contentera d’un bref survol en pointillés. En commençant par le Brésil où le puissant groupe multimédia Globo – télévision, radio, presse écrite – a activement soutenu l’opération « Lava Jato », la destitution de Dilma Rousseff, la condamnation et l’emprisonnement de Lula, ouvrant la voie, comme le firent entre autres les quotidiens O Estado do São Paulo ou Folha do São Paulo, à l’ascension de Bolsonaro. Les outrances de celui-ci ont rompu cette alliance en cours de mandat, amenant Globo à « réhabiliter » le Parti des travailleurs dans la perspective de 2022, mais tout en continuant à « étriper » Lula. L’espoir (non couronné de succès) était qu’un ralliement de la gauche, débarrassée de son leader naturel, permettrait à un candidat de droite classique de l’emporter sur Bolsonaro. On retrouva le même type d’approche dans l’éditorial de l’ Estado do São Paulo du 26 mai 2022 : « Il n’y a aucun doute, Jair Bolsonaro et Lula sont nés l’un pour l’autre ; aussi bien le président de la République que le parrain PTiste s’associent dans la plus absolue absence de scrupules avec des niveaux qui feraient même rougir Machiavel [31]. » Que Lula mène demain une politique qui dérange et les mêmes n’hésiteront pas à redonner tout l’espace nécessaire aux discours d’extrême droite, à leur tour réhabilités.
Prenant prétexte du 99e anniversaire du quotidien équatorien El Universo, le président qui a trahi la gauche, Lenín Moreno, s’est personnellement déplacé dans ses locaux pour le décorer le 19 août 2020. Directeur du journal, Carlos Pérez a reçu le prix qu’on peut sans hésitation aucune qualifier de « récompense pour services rendus ». Une extravagante surenchère a poussé et pousse ce quotidien à débiter les contes les plus invraisemblables sur l’ex-président Rafael Correa, ses ministres et collaborateurs, son parti, les actuels députés se réclamant de lui, et à accompagner le « lawfare » qui, depuis l’arrivée au pouvoir de Moreno en 2017, tente d’expulser ce courant de la vie politique. Ardent défenseur de la « liberté d’expression », El Universo n’a eu de cesse de dénoncer la présence du « hacker australien Julian Assange, fondateur de WikiLeak » dans l’ambassade londonienne du pays, après que Correa lui eut accordé et l’asile et la nationalité équatorienne. Cela n’en fait pas un quotidien d’extrême droite, mais, incontestablement, un démolisseur de la gauche et de ses politiques sociales – au profit de qui ramasse le pouvoir, quel qu’il soit (pour l’instant le néolibéral Guillermo Lasso)…
Tandis que l’agence de presse mexicaine Article 19, résolument opposée au gouvernement d’Andrés Manuel López (AMLO), est financée depuis l’étranger et en particulier par le Département d’Etat américain, cinq groupes économiques contrôlent l’intégralité des grands opérateurs médiatiques en Colombie [32]. Représentant peu ou prou le même type d’intérêts, les quotidiens boliviens Pagina Siete, Los Tiempos et El Deber ainsi que les chaînes de télévision PAT, Unitel et, depuis Santa Cruz, Bolivisión, ont allégrement participé au coup d’Etat de 2019 et aux diverses tentatives de déstabilisation. En Argentine, les armes de la guerre idéologique s’appellent Clarín ou La Nación. Porte-parole du Groupe Clarín, Marcelo Longobardi, a récemment suscité une certaine émotion en déclarant : « Un jour, nous aurons une surprise car nous allons devoir formater l’Argentine de façon plus autoritaire pour gérer une telle catastrophe [33]. »
Démultipliés par le pouvoir destructeur des réseaux sociaux, que contaminent fake news et discours de haine, ces médias préparent le terrain de l’extrême droite de mille et une façons. Ne serait-ce qu’en justifiant, dans leur couverture de l’« international », toutes les opérations tordues affectant, hier et aujourd’hui, les pays gouvernés par un gouvernement progressiste. Il est vrai qu’en la matière, la banalisation de l’extrémisme et l’acceptation de ses méthodes touchent autant les pays européens que les latino-américains. Ce qui permet aux forces obscures, à l’abri de ce bouclier protecteur, d’agir en toute impunité.
On ne prendra ici qu’un exemple, celui du quotidien français Le Monde, symbole dans un lointain passé d’un journalisme de qualité. Renversement de Dilma Rousseff – éditorial du 30 mars 2016 : « Ceci n’est pas un coup d’Etat ». « Golpe » contre le chef de l’Etat bolivien – édito du 15 novembre 2019 : « Les erreurs d’Evo Morales ». Tribune libre, le 12 juin 2020, « Sauvons le Venezuela ensemble ! », signée… Juan Guaido. Très peu de temps auparavant, le 3 mai, des mercenaires issus des rangs de l’armée vénézuélienne emmenés par deux anciens membres des forces spéciales américaines ont lancé des actions commando en deux endroits de la côte vénézuélienne. Au moment où Le Monde offre ses colonnes au président imaginaire, nul n’ignore (nous parlons là des journalistes compétents) que cette « opération » a fait l’objet d’un contrat de 212 millions de dollars signé par Guaido et le chef d’une compagnie de sécurité privée étatsunienne (SilverCorp), Jordan Goudreau, pour « capturer/détenir/éliminer Nicolás Maduro (ci-après l’objectif principal) ». Et si l’on connaît l’existence de ce contrat et de son sinistre propos c’est qu’aux Etats-Unis, Factores de Poder (Miami, 3 mai), CNN (7 mai), Diario Las Américas (Miami, 8 mai), Bloomberg (6 juin) en ont confirmé l’existence. The Washington Post l’a publié en intégralité (8 mai). C’est donc en toute connaissance de cause que le quotidien français offre cinq colonnes de propagande à un individu dont les méthodes font la jonction entre celles de l’extrême droite et celles de la mafia – car on parle bien, là, d’un éventuel « assassinat ». Sciemment désinformée, l’opinion publique – Le Monde n’étant que l’archétype des organes de propagande hexagonaux – continuera à considérer les extrémistes vénézuéliens comme des paladins de la démocratie. Et donc, s’agissant de la sphère politique, à les appuyer.
On objectera que Le Monde en particulier, et la presse française (ou européenne) en général n’ont manifesté aucune sympathie à l’égard de personnages comme Trump ou Bolsonaro. C’est vrai. Pour une raison très simple. En gérant comme ils l’ont fait la pandémie de Covid-19 et surtout en refusant de s’associer à la lutte contre le réchauffement climatique, tous deux ont profondément heurté la sensibilité d’observateurs cette fois directement concernés (surtout s’agissant du climat) par d’aussi contestables décisions. S’ils s’étaient contentés de harceler les gauches latino-américaines, de soutenir Guaido au Venezuela et Janine Añez en Bolivie, d’attaquer Cuba et le Nicaragua, ils auraient, comme leur homologue colombien Iván Duque – 1400 dirigeants sociaux assassinés en quatre ans –, bénéficié d’un traitement médiatique beaucoup plus indulgent. Pour l’ordre dominant, à certaines conditions et pour peu qu’il favorise le néolibéralisme, l’extrémisme n’est pas un danger.
Portée par tous ces vents mauvais – auxquels on rajoutera la fatigue de populations confrontées à la criminalité dans la périphérie des grandes villes et les zones rurales, ainsi que, pour certains pays (en particulier le Chili), le rejet de flux migratoires en forte augmentation – l’extrême droite est montée en puissance. Pourtant, de 2018 à 2022, treize présidents qu’on dira « progressistes » sont demeurés ou ont accédé au pouvoir en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Colombie, à Cuba, au Honduras, au Mexique, au Nicaragua, à Panama, au Pérou, en République dominicaine et au Venezuela. Reste à savoir si, d’une manière générale, il s’est agi du résultat d’un classique affrontement « droite-gauche » ou d’un bras de fer « néofascisme-démocratie ».
On mettra ici à part les trois pays de la « Troïka de la Résistance » – Cuba, le Nicaragua et le Venezuela. Cuba : le 12 novembre 2022, 185 Etats ont voté en faveur de la résolution annuelle de l’Assemblée générale des Nations unies portant sur la « nécessité de lever le blocus économique, commercial et financier imposé à Cuba par les Etats-Unis » depuis six décennies. Ce blocus entraîne des dommages dévastateurs sur l’économie de l’île et donc sur la situation sociale de ses habitants. D’où, de notables manifestations de mécontentement en juillet 2021. Une insatisfaction parfaitement compréhensible si ce n’est que, de l’intérieur et de l’extérieur, les forces qui rêvent de « changement de régime » en provoquent les causes, puis les attisent et les exploitent : de l’arrivée de Trump à la Maison Blanche en janvier 2017 à la veille de ces manifestations très remarquées, l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), avait investi près de 50 millions de dollars pour financer l’opposition cubaine, tandis que la National Endowment for Democracy (NED), financée par le Congrès américain, avait alloué plus de 23 millions de dollars à des fins similaires. « C’est bien cela que devraient prendre en compte ceux qui émettent des jugements sur notre modèle économique, faisant retomber toute la responsabilité des difficultés sur la seule gestion de l’Etat cubain et occultant le poids historique des administrations étatsuniennes dans la situation que vit l’île », ont fait remarquer les organisations de la société civile cubaine contre le blocus, depuis La Havane, le 7 juillet 2022.
Nicaragua : le pays vit toujours les conséquences de la tentative de renversement du président Daniel Ortega par l’opposition en 2018 (253 morts, d’après la Croix Rouge Internationale). A une agression permanente téléguidée depuis Washington, le pouvoir répond par des mesures judiciaires débouchant sur des emprisonnements. Contrairement à une idée amplement médiatisée par la droite, qu’assistent certains groupuscules d’extrême gauche, il ne s’agit pas là d’un combat de « la démocratie » contre « la dictature d’Ortega », mais d’un bras de fer, sans concessions de part et d’autre, entre « moyenne bourgeoisie mondialisée » et « secteurs populaires sandinistes ». D’où l’appui au gouvernement de larges pans de la gauche latino-américaine – Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), Forum de São Paulo, Groupe de Puebla –, qui, plutôt que de se cantonner dans une surenchère émotionnelle, analysent politiquement la situation.
Venezuela : malgré la violence et l’énorme coût social de la déstabilisation menée de l’intérieur et de l’extérieur pour tenter de renverser le président Nicolás Maduro, la République bolivarienne a résisté grâce à la dignité des mouvements populaires et à la loyauté des Forces armées. L’hypocrisie de la « communauté internationale » s’étale désormais à la vue de tous, les pénuries d’hydrocarbures liées à la crise Russie-OTAN-Ukraine ayant amené le président Joe Biden à envoyer une délégation à Caracas pour y rencontrer le pouvoir légitime et le français Emmanuel Macron à serrer la main de Maduro –considéré et traité jusque-là comme un délinquant.
Ailleurs, la situation est moins tendue. Sans être pour autant d’une simplicité biblique… Chacun des nouveaux chefs d’Etats arrivant y répond et devra y répondre demain à sa façon.
Malgré les attaques systématiques dont il a été l’objet, le Parti des travailleurs a survécu. Mais il a perdu de sa force. Face à Bolsonaro et à son candidat à la vice-présidence, le général de ligne dure Walter Braga Netto, impossible de prendre le risque d’une défaite. D’où la nécessité d’alliances. Certaines naturelles, avec le Parti socialiste et liberté (PSOL), le Parti communiste du Brésil (PCdoB) ou le Mouvement des sans terre (MST). D’autres moins. Ainsi, l’union de Lula avec Geraldo Alckmin, aujourd’hui son vice-président, a-t-elle été abondamment commentée. Ex-gouverneur de São Paulo (2001-2006, 2011-2018), membre pendant une trentaine d’années du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), parfait représentant de la classe dominante, Alkmin a été l’adversaire malheureux de Lula lors de la présidentielle de 2006 et a, dix ans plus tard, appuyé le coup d’Etat contre Dilma Rousseff. Il a ensuite été l’un des principaux soutiens du président de facto Michel Temer. Seulement, le multimillionnaire et leader du PSDB João Doria ayant fait dériver le parti à la droite de la droite pendant la présidence de Bolsonaro, Alkmin a rendu sa carte et rejoint une formation plus présentable, le Parti socialiste brésilien (PSB). C’est là que, en décembre 2021, dans sa volonté d’« unir les divergents » Lula vint le chercher : « Peu importe que nous ayons été adversaires par le passé, que nous ayons échangé quelques coups de pied, que dans le feu de l’action nous nous soyons dit ce que nous n’aurions pas dû dire, expliqua le vieux lion Ptiste. L’ampleur du défi qui nous attend fait de chacun de nous un allié (…). »
Entre les deux tours, l’ex-président néolibéral Fernando Henrique Cardoso (1994-2002), rival historique de Lula, compléta l’attelage. Celui-ci fut également rejoint par l’écolo-évangélique Marina Silva, ex-alliée ayant pris ses distances avec le PT, puis par Simone Tebet, candidate du Mouvement démocratique brésilien (MDB) éliminée au premier tour (4,16 % des voix). Parti du « félon » Michel Temer – vice-président tombeur et successeur de Dilma Rousseff –, le MDB n’avait pas donné de consigne, laissant ses membres « suivre leur conscience » (moyennant quoi Temer soutint Bolsonaro). Malgré les fortes réticences de son leader Ciro Gomes (3 % des suffrages), pour qui Bosonaro serait « un fou »,« un criminel » et Lula « l’expression d’un populisme sud-américain pourri », le Parti démocrate travailliste appela lui aussi à voter pour le candidat du PT.
Si l’on rajoute à cette configuration le fait que, à la Chambre, le Parti libéral de Bolsonaro est devenu la première minorité (99 députés sur 513) devant la fédération « Brésil de l’espoir » du PT (80 sièges) et qu’au Sénat les fidèles de Bolsonaro sont également les plus nombreux, Lula, pour gouverner, devra composer avec des élus qui penchent très à droite et nouer des alliances avec les partis opportunistes du « centrão ». Sachant par ailleurs que sur les 27 Etats du Brésil, 14 (dont São Paulo, Rio de Janeiro et le Minas Gerais) sont désormais dirigés par des gouverneurs pro-Bolsonaro.
On a vu dans un article précédent que le président colombien Gustavo Petro se trouve peu ou prou dans la même situation [34]. Numériquement minoritaire à la Chambre (28 représentants sur 167) et au Sénat (20 sur 107) avec son Pacte historique, il n’a pu y construire une majorité que grâce au ralliement de partis qui ont toujours considéré la gauche comme une ennemie – Parti libéral et Parti de la U. Il a de même établi un panachage « droite-gauche » au sein de son gouvernement.
Au Honduras, douze ans après le coup d’Etat contre son époux Manuel Zelaya, Xiomara Castro (Liberté et refondation ; LIBRE) l’a emporté le 28 novembre 2021 sur Nasry Asfura du Parti national (PN), parti au pouvoir depuis 2010. On ne parle pas, dans ce cas, de victoire sur l’extrême droite, mais de succès écartant un pouvoir particulièrement corrompu. En effet, bien qu’appuyé sans réserves par les Etats-Unis pendant ses deux désastreux mandats (2014-2022), l’ex-président Juan Orlando Hernández (JOH) a été accusé par ceux-ci de « narcotrafic » dès qu’il a quitté le palais présidentiel [35]. Extradé le 21 avril à New York, il s’y trouve en attente de jugement.
Toutefois, avant cet épisode, la victoire de Xiomara Castro n’avait rien d’assurée. Raison pour laquelle, dans la dernière ligne droite, elle a accepté le ralliement de Salvador Nasralla, leader du Parti sauveur du Honduras (PSH), en échange de la vice-présidence de la République pour lui et de la présidence du Congrès pour l’un des siens. Au Parlement monocaméral de 128 membres, LIBRE ne dispose que de 50 députés, auxquels s’ajoutent les 10 élus du PSH de Nasralla. Face aux 44 représentants du Parti national, la formation au pouvoir doit donc, pour disposer d’une majorité, négocier avec les autres acteurs de droite – notamment le Parti libéral (22 sièges), le Parti anti-corruption et le Parti de la démocratie chrétienne (un élu chacun). Ce qui, déjà, constitue un handicap. Un deuxième se profile lorsqu’une vingtaine de « frondeurs » mettent à mal l’unité de LIBRE. Un troisième, aux conséquences potentiellement plus graves, finit de lézarder la coalition. Par certains côtés, le PSH ressemble au « centrão » brésilien. Dans ses relations avec LIBRE, Nasralla lui-même a varié les postures – un coup en alliance, un coup en concurrence, un coup en ennemi – en fonction de ses intérêts du moment. Dès juillet 2022, il a exprimé son mécontentement : ses avis de vice-président n’étaient pas suffisamment pris en compte dans les décisions du gouvernement. Bien que le président du Congrès Luis Redondo et les ministres Manuel Matheu (Santé) et Pedro Barquero (Développement économique) soient alors (et sont toujours) membres de son parti, la rupture a été consommée en octobre : le PSH et LIBRE ont rompu leur alliance. D’après le député Jhosy Toscano, « le banc du PSH continuera à voter en faveur de tous les projets qui profitent au Honduras et s’opposera à ceux qui y font obstacle ».
Chili : victoire de Gabriel Boric, mais match nul à la Chambre basse. La droite extrême (15 députés), les libéraux classiques (53) et quelques indépendants (6) y font face à 37 députés du Front large et du Parti communiste (la coalition présidentielle) et 37 du centre gauche. Au Sénat, les différentes factions de la droite font jeu égal avec celles de la gauche (25-25). Boric devra négocier pour faire passer les réformes qu’il a promises. D’emblée, il a donc engagé des discussions avec les partis de feu la Concertation (Parti socialiste et Démocratie chrétienne, qui ont gouverné ensemble sur des programmes centristes) [36]. Et a largement fait appel à eux pour former son gouvernement. Après le rejet massif, le 4 septembre, d’une nouvelle Constitution, un certain nombre de ministres ont été remplacés par des personnalités issues du gouvernement social-libéral de Michelle Bachelet, comme Carolina Toha, à l’Intérieur, et Ana Lya Uriarte, au Secrétariat général, chargé des relations entre l’exécutif et le Parlement.
On l’aura compris : les récentes victoires électorales n’amènent pas au pouvoir des gouvernements susceptibles d’appliquer des programmes radicalement « de gauche », mais plutôt des coalitions cherchant à revenir sur les effets les plus désastreux des politiques néolibérales et à réintroduire des mesures d’inclusion et de justice sociale. En d’autres termes, ce n’est pas au sens propre du terme « la gauche » qui a gagné, ce sont la droite radicalisée et l’extrême droite qui ont été contenues.
Des bouteilles à moitié pleines valent mieux que des bouteilles vides
Pour limitées qu’elles paraissent, on ne sous-estimera pas ces victoires. Elles écartent le capitalisme dans sa forme la plus ténébreuse. Malgré des marges de manœuvre réduites, un « animal politique » tel que Lula saura manœuvrer pour revenir sur les mesures les plus néfastes de Bolsonaro. Parmi les 121 points du programme de gouvernement Lula-Alckmin, des mesures très concrètes – fin du plafonnement des dépenses publiques, remplacé par un mécanisme fiscal permettant d’augmenter le salaire minimum et d’accroître les dépenses d’aide sociale et d’infrastructures [37] – iront de pair avec l’interruption des privatisations prévues et pour certaines entamées d’Eletrobrás, Petrobrás et Correos. En Colombie, Gustavo Petro fait feu de tout bois. A peine arrivé au pouvoir, il a présenté au Congrès la réforme fiscale la plus ambitieuse de l’histoire du pays. Destinée à « éradiquer la faim, réduire la pauvreté et les inégalités ainsi que les privilèges de quelques-uns, et à faire des progrès en matière d’inégalité » (d’après le ministre de l’Economie José Antonio Ocampo), celle-ci a été approuvée par les deux chambres début novembre, moyennant quelques modifications. La loi de Paix totale a également franchi l’obstacle. Elle permettra d’ouvrir des négociations avec les groupes armés de toutes natures – dont vingt-trois se sont déclarés intéressés. Principale organisation insurgée à caractère politique, l’Armée de libération nationale (ELN) a déjà entamé les pourparlers, à Caracas, avec les délégués du gouvernement.
Malgré les manœuvres des putschistes de Santa Cruz auxquelles s’ajoutent des tensions internes au sein du Mouvement vers le socialisme (MAS) entre « evistas » (partisans d’Evo Morales) et « rénovateurs » (proches du vice-président David Choquehuanca), la Bolivie de Luis Arce engrange les succès. Dans un contexte international troublé et grâce à l’application du Modèle économique social communautaire productif, dans lequel l‘Etat joue un rôle important à travers la production et la redistribution des revenus, le pays enregistre l’un des taux d’inflation les plus bas du monde (1,62 %) et, depuis le retour de la démocratie, reconstruit graduellement son économie. Pauvreté et extrême pauvreté ont régressé depuis 2020, grâce à la remise en route des programmes sociaux – à l’image de la prime Juancito Pinto distribuée à 2,3 millions d’élèves des écoles publiques, des écoles conventionnées et des centres d’éducation spécialisée du pays.
Au Chili où Boric a proposé une feuille de route comprenant 102 mesures à même de garantir les droits sociaux réclamés lors de la révolte sociale d’octobre 2019, la réforme du système de retraites a débuté dans la douleur son parcours législatif (la droite la trouve trop radicale, le mouvement social l’estime trop timorée). Son financement dépend de l’approbation d’un autre texte, celui de la réforme fiscale. Suite à un dialogue social (via des audiences publiques ainsi que des réunions citoyennes) entamé au mois d’avril, le contenu et le calendrier de celle-ci ont a été annoncés le 30 juin. De cette réforme, qui vise à mobiliser 3,6 % du PIB en introduisant une redevance sur l’activité minière et un impôt sur la fortune, dépend également le financement des programmes de protection sociale en matière de santé et d’éducation. Dans un Congrès où Boric n’a pas de majorité, cette réforme ne bénéficie pas non plus du soutien de l’opposition.
De tous les nouveaux présidents, Boric est celui qui a provoqué le plus d’enthousiasme au sein de la gauche et des médias européens. Passé directement des luttes étudiantes (2011) à la députation (2014), puis à la présidence (2021), sans transit par la « vie réelle », ne revendique-t-il pas très ostensiblement tous les paramètres – démocratique, féministe, LGBTiste, indigéniste, écologiste, droit-de-l’hommiste, anti-extractiviste – d’une « nouvelle gauche » en rupture avec celle du début des années 2000 ? Paradoxalement, malgré cet adoubement, Boric est sans doute le chef d’Etat progressiste dont la popularité régresse le plus vite dans les rangs de ceux qui l’ont élu. Multipliant les critiques et donnant beaucoup de leçons, au nom des « droits de l’homme », à Cuba, au Venezuela et au Nicaragua, Boric, dans un pays que personne n’agresse, n’en a pas moins maintenu l’état d’exception et militarisé les provinces du sud – Biobío et Araucanía – affectées par les revendications des indigènes Mapuches. C’est sous l’autorité du même Boric que, en août dernier, a été arrêté le dirigeant mapuche et porte-parole de la Coordination Arauco Malleco (CAM) Héctor Llaitul – certes radical, mais infiniment moins dangereux pour le Chili que ne l’a été Juan Guaido pour le Venezuela. Pour « incitation et apologie de la violence, vol de bois, atteinte à l’autorité et usurpation », le parquet régional de La Araucanía a requis le 2 décembre une peine de 25 ans de prison contre Llaitul, dans le cadre de la loi sur la sécurité de l’Etat. En voyage en Araucanía, où des manifestations organisées pour l’accueillir débouchent sur des violences, Boric se livre à des commentaires fort peu « indigénistes » et particulièrement maladroits : « Vous savez ce que me rappelle l’incendie de l’école et de l’église que nous avons vu aujourd’hui ? Cela me rappelle quand, dans les années 30, les nazis brûlaient les synagogues (…) Je ne veux pas entrer dans une polémique sémantique à ce sujet, je pense que cela nous fait beaucoup de mal. Je crois que dans la région, il y a eu des actes de nature terroriste. »
Dès son arrivés au pouvoir, Gustavo Petro a manifesté son intention de faire libérer les plus de 200 jeunes Colombiens – « la première ligne » – encore incarcérés du fait de leur participation à la révolte sociale de 2021. Le 3 décembre 2022, lors d’un dialogue avec les Conseils d’action communale de Pasto (département de Nariño), Petro a annoncé qu’ils sortiraient de prison avant le jour de l’an. A cette annonce, la sénatrice d’extrême droite María Fernanda Cabal a violemment réagi : « Ils n’ont pas le droit. Assez de grossièreté. Qu’ils paient, ce sont des délinquants. » Comme Petro dans son pays, Boric est arrivé au pouvoir porté par le soulèvement populaire de 2019-2020 (30 morts, 3 600 blessés, plus de 25 000 arrestations). La comparaison s’arrête là. Au Chili aussi, une soixantaine de jeunes demeurent emprisonnés, dont le mouvement social réclame la libération. Boric détourne les yeux.
S’agissant du corps très répressif des carabiniers, « pacos » (flics) dont beaucoup demandent la disparition, il prend grand soin de distinguer « ceux qui violent les droits humains » et ceux qui ont tout son appui « pour combattre la délinquance et assurer l’ordre public dans le cadre de l’état de droit ». En revanche, déclare-t-il sur un ton très critique, « l’explosion sociale a été un champ fertile pour l’expansion de comportements violents et destructeurs, qui ont également fait des victimes et laissé des séquelles, ce que, depuis toutes les positions politiques, nous devons dire clairement ». L’ex-président de droite Sebastián Piñera ne dirait pas mieux. Et Boric ne lève pas le petit doigt pour, au minimum, examiner les cas de prisonniers victimes d’un abus grave de la part de l’Etat.En revanche, il a réussi la performance de se faire ovationner par les députés de droite violemment hostiles à AMLO, en déclarant, le 24 novembre, lors d’un discours devant le Congrès mexicain : « Nous ne pouvons pas détourner le regard devant les prisonniers politiques au Nicaragua. »
Comme au début du XXe siècle, plusieurs gauches arrivent donc au pouvoir. Indépendamment de leurs différences, le vaisseau « Amérique latine » a déjà modifié son cap en direction des mers de l’Indépendance. On en a eu un premier aperçu lorsque, à l’occasion du Sommet des Amériques tenu à Los Angeles en juin 2022, les Etats-Unis ont unilatéralement prétendu en exclure Cuba, le Venezuela et le Nicaragua. Emboîtant le pas à la décision du mexicain AMLO, les dirigeants de la Bolivie, du Honduras, de Grenade, de Saint-Vincent-et-les-Grenadines ont fait le choix de rester à la maison. Se plaignant de l’ingérence étatsunienne sur leurs territoires, les gouvernants de droite guatémaltèque et salvadorien les ont imités. A ces boycotts se sont ajoutées les condamnations du chef d’Etat argentin Alberto Fernández, mais aussi des représentants du Belize, de Trinité-et-Tobago et de la République dominicaine.
Les quatre plus puissantes économies latino-américaines – Brésil, Mexique, Argentine, Colombie – sont désormais dirigées par des gouvernements de gauche. Les réalités économiques et politiques ne pouvant être ignorées, aucun de ceux-ci (ni même des autres) n’a l’intention d’entrer en guerre avec les Etats-Unis. Mais bien peu semblent devoir se soumettre aux habituels diktats de Washington. Parmi ses toutes premières mesures, le colombien Petro a rétabli les relations diplomatiques avec le Venezuela et le Nicaragua. Il s’est offert le luxe souverain de rencontrer en tête à tête son homologue Nicolás Maduro.
Dirigeante d’un petit pays comme le Honduras, Xiomara Castro n’hésite pas à fustiger le capitalisme et l’impérialisme lors de son intervention du 30 octobre 2022 devant l’Assemblée générale de l’ONU : « Depuis notre arrivée à la fin du mois de janvier, nous avons fait preuve d’une volonté ferme de parvenir à des accords sur nos engagements, sans en renier aucun. Mais, l’intention de saper la volonté du peuple nous vient de toutes les directions, tandis que se fomentent des conspirations entre les mêmes qui ont pillé le pays et leurs alliés putschistes, enhardis par l’attitude éhontée anti-démocratique, parfois déguisée en diplomatie (…) Les nations pauvres du monde ne supportent plus les coups d’Etat, l’utilisation du lawfare, ni les révolutions de couleurs habituellement organisées pour piller nos vastes ressources naturelles. »
Gustavo Petro, reçu le 1er novembre 2022 à Caracas par son homologue vénézuélien Nicolás Maduro.
Rires polis : en marge du Sommet des Amériques, la Chambre de commerce américaine a distribué un sac bleu rempli de cadeaux censés promouvoir l’industrie US, mais contenant entre autres une gourde et des lunettes de soleil… « Made in China ». En 2009, au cours de son second mandat, Lula fut l’un des fondateurs des BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – avec les présidents Dmitry Medvedev et Hu Jintao, le premier ministre indien Manmohan Singh, rejoints un an plus tard par le sud-africain Jacob Zuma. Le retour du Brésilien au Planalto devrait renforcer la coopération entre ces pays, éloignés géographiquement et culturellement, mais convergents sur la nécessité de remettre en cause l’hégémonie américaine sur le système monétaire et financier international. Malgré un contexte particulièrement agité, et des Etats-Unis en confrontation directe avec la Russie et la Chine, l’Argentine et le Mexique font partie des pays qui (avec l’Iran, le Nigeria et l’Arabie saoudite) frappent à la porte de l’organisation.
S’ajoutant à l’arrivée de Petro, la réapparition de Lula modifie de fait totalement les rapports de force régionaux et internationaux. Habituelles courroies de transmission du Département d’Etat, l’Organisation des Etats américains (OEA) et son secrétaire général Luis Almagro ne sont plus en odeur de sainteté sur le sous-continent. Déjà réactivée par AMLO, la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac) devrait reprendre de la vigueur et remettre à l‘ordre du jour l’intégration régionale. Que la destruction de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) par la restauration conservatrice des « Macri-Duque-Moreno-Bolsonaro » était censée avoir définitivement enterrée. Rien n’indique qu’elle ne puisse renaître de ses cendres. Lorsqu’elle fut créée en 2008, l’Unasur réunit des gouvernements aussi radicalement de gauche – Venezuela d’Hugo Chávez, Argentine de Cristina Kirchner, Equateur de Rafael Correa – que radicalement de droite – Colombie d’Álvaro Uribe, Pérou d’Alán García, Paraguay de Nicanor Duarte – ou radicalement modérés – Chili de Michelle Bachelet, Uruguay de José Mujica. Pendant sa campagne électorale Lula n’a-t-il pas repris une idée de Chávez en préconisant la création d’une monnaie commune sud-américaine baptisée « Sur » (Sud), qui réduirait le rôle du dollar dans le commerce régional tout en garantissant la souveraineté des monnaies nationales ? Une hypothèse considérée d’autant plus nécessaire depuis que Washington et Bruxelles ont exclu la Russie du système de paiement international Swift en guise de sanction pour avoir envahi l’Ukraine. Un fâcheux précédent pour tout pays revendiquant sa souveraineté.
Le verre est plus qu’à moitié plein. Pour cette raison, précisément, la droite et l’extrême droite ne lâcheront rien. Pas plus que la « communauté internationale » (Etats-Unis, Union européenne et leurs médias) qui, derrière ses sourires de circonstance, ne facilitera nullement la tâche de ces gauches de gouvernement. Elles sont assises sur des trésors (pétrole vénézuélien, gaz bolivien, lithium du triangle Bolivie-Pérou-Argentine). Sans approuver la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, aucune d’entre elles (à l’exception de la chilienne) n’a suivi le « premier monde » dans la condamnation pure et simple de Moscou. Aucune ne lui a appliqué de sanctions. Aucune ne considère la Chine (deuxième partenaire commerciale de l’Amérique latine) et ses Routes de la soie comme des ennemis. Ouvertement ou sous le manteau, les coups pleuvront donc.
« Nous avons appris que la démocratie doit être une action permanente de mobilisation, de mobilisation autour de la construction de politiques publiques, de certaines lois pour renforcer la réalisation des droits, a eu l’occasion de déclarer Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien obligée de démissionner et de se réfugier à l’ambassade du Mexique pendant que les bottes et la Bible prenaient d’assaut le palais présidentiel en 2019. Quand on gouverne en écoutant le peuple, il y a une mobilisation permanente pour défendre le projet politique. (…) Aujourd’hui, les organisations sociales sont absolument claires : le processus de changement n’est pas seulement défendu par la gestion publique, mais aussi par une participation effective à toute décision prise par le gouvernement [38]. » De la capacité de s’appuyer sur un mouvement social mobilisé ou remobilisé dépendra de fait la capacité de résistance des gauches de gouvernement. Faute de quoi, l’actuelle « vague progressiste » prendrait le risque de ne constituer qu’une simple alternance, remplacée à terme par une autre alternance, qu’une nouvelle alternance déplacerait… Au risque que des régimes autoritaires inopportuns ne profitent de la situation pour bouleverser les règles du jeu.
[1] Emis le 10 décembre 2014, le rapport final de la CNV a conclu que la pratique de la détention illégale et arbitraire, de la torture, des violences sexuelles, des exécutions et des disparitions forcées a représenté une politique d’Etat qui, étant donnée sa portée, constitue un crime contre l’humanité. Pour la période 1946-1988, 434 décès et disparitions ont été identifiés. Une liste de 377 fonctionnaires responsables à différents niveaux a été soumise à la Présidente. La CNV a été officiellement dissoute le 16 décembre 2014.
[2] D’près le dernier recensement agricole (2017), 1 % des propriétaires terriens contrôlent presque 50 % des zones rurales du pays.
[5] La Doctrine de Sécurité nationale est née en réalité en 1947 avec le vote, aux Etats-Unis, du National Security Act, qui a créé le Conseil national de sécurité (et la CIA). Elle prône l’intégration des forces armées de tout le continent, sous la houlette de Washington, pour lutter contre l’ « ennemi interne » lié au communisme international.
[7] De l’anglais (Etats-Unis) « libertarian » (traduction du français libertaire), le terme libertarien désigne un courant de libéraux radicaux pour lesquels l’individu doit jouir d’une liberté absolue sur sa personne et sa propriété. Cet anarcho-capitalisme prône la réduction, voire la suppression des pouvoirs de l’Etat.
[8] Demi-lune : en référence à la position géographique de ces départements de l’est du pays, qui encerclent les hauts plateaux.
[10] Luis Arce l’a emporté à La Paz (65,3 % des suffrages) et à Cochabamba (63 %). Potosí, Chuquisaca, Tarija et Beni ont majoritairement voté pour la droite en la personne de Carlos Mesa. Santa Cruz, sans surprise, a donné ses voix à Luis Fernando Camacho.
[12] Alliés lors de la guerre du Pacifique (1879-1883) contre le Chili, le Pérou et la Bolivie n’ont pas oublié la perte des provinces d’Arica, Tarapacá et Antofagasta (les Boliviens s’étant vu privés de leur accès à la mer – plaie toujours béante – à cette occasion). Lire : « Pourquoi le thème de la mer fait des vagues entre la Bolivie et le Chili » – https://www.medelu.org/Pourquoi-le-theme-de-la-mer-fait
[14] Dénomination officielle : Charte de Madrid en défense de la liberté et de la démocratie dans l’ibéro-sphère.
[15] Ce courant s’inspire du maréchal Andrés Avelino Cáceres, qui, à la tête de troupes majoritairement indigènes, résista à l’occupation chilienne du Pérou pendant la guerre du Pacifique (1879-1883).
[25] Le 18 juillet 1994, à Buenos Aires, un attentat à la bombe contre l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA), de caractère clairement antisémite, fit 84 morts et 230 blessés. Le procureur Alberto Nisman (mystérieusement assassiné depuis) a accusé CFK et Timmerman de collusion avec l’Iran pour avoir signé en 2013, avec Téhéran, un pacte levant les accusations contre des suspects iraniens, en échange de pétrole à un prix avantageux.
[29] Disparu à ce jour du fait retour des gauches au pouvoir, le Groupe de Lima comptait 14 pays : Argentine, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Guyana, Honduras, Mexique, Panama, Paraguay, Pérou, Sainte-Lucie.
[32] Luis Carlos Sarmiento Angulo (l’homme le plus riche du pays) ; le Groupe Santo Domingo (immobilier, tourisme, logistique, transport, loisirs, industrie) ; l’OrganisationArdila Lülle ; le groupe Gilinski ; Prisa (multinationale espagnole).
[36] Ont gouverné au nom de la Concertation : Patricio Aylwin (1990-1994), Eduardo Frei (1994-2000), Ricardo Lagos (2000-2006), Michelle Bachelet (2006-2010 et 2014-2018).
[37] En 2016, introduite dans la Constitution par le Congrès, la mesure-phare du président de facto Michel Temer limite pendant vingt ans la hausse des dépenses publiques à l’indice d’inflation de l’année précédente, y compris dans l’éducation et la santé.
Photo: Messilene Gorete, coordinatrice de l’équipe des Sans Terre du Brésil au Venezuela. « Parfois, à gauche, nous avons des schémas très fermés sur le niveau de préparation et de planification nécessaire pour avancer, et cela peut devenir un obstacle. Au Venezuela, les gens savent que tout cela est nécessaire, mais la créativité – dans un pays où les gens sont très spontanés – est une grande vertu de la révolution bolivarienne. Et la commune vénézuélienne est un modèle dont notre continent a besoin.«
Le Mouvement brésilien des Travailleurs Sans Terre est une puissante organisation paysanne qui lutte pour une réforme agraire radicale et populaire. L’organisation a une longue tradition internationaliste et envoie des brigades de solidarité dans le monde entier pour accompagner les mouvements paysans. Au Venezuela, l’équipe des Sans Terre a été invitée par Hugo Chávez et travaille depuis près de 18 ans. Elle y joue un rôle important dans l’aide aux mouvements communaux et paysans de ce pays des Caraïbes. Entretien avec Messilene Gorete, qui coordonne cette équipe.
L’internationalisme a toujours été important pour le Mouvement des Sans Terre. Ici, au Venezuela, la Brigade Apolônio de Carvalho accompagne les mouvements paysans depuis près de deux décennies. Comment le Mouvement des Sans Terre conçoit-il l’internationalisme ?
L’internationalisme est dans l’ADN de notre organisation. Depuis la naissance de l’organisation, nous appuyons les luttes qui ont lieu au-delà des frontières du Brésil comme si elles étaient les nôtres. Sur le drapeau des Sans Terre, on voit un homme et une femme sur fond de carte du Brésil, mais aussi une machette paysanne qui s’étend au-delà de la frontière. Nous avons intégré l’internationalisme à notre stratégie politique de manière plus formelle, car nous comprenons que la lutte pour la réforme agraire ne peut être menée de manière isolée. Il est nécessaire de construire des liens de solidarité, d’apprendre avec les autres et de lutter ensemble.
Notre internationalisme découle d’une longue tradition en Amérique latine et dans le monde. La révolution cubaine est un exemple clé pour les Sans Terre; l’internationalisme extraordinaire du peuple cubain nous a beaucoup enseigné. Nous avons également appris des luttes de libération en Amérique Centrale, en particulier des brigades internationalistes qui ont accompagné les révolutions sandiniste et salvadorienne. Bien sûr, l’internationalisme bolivarien du processus vénézuélien a également laissé sa marque sur notre organisation. Nous comprenons l’internationalisme à la fois comme un principe et comme une pratique. En tant qu’organisation révolutionnaire, nous ne pouvons survivre que si nous construisons et apprenons avec les autres de manière solidaire.
La brigade Apolônio de Carvalho, l’équipe des Sans Terre basée au Venezuela, tire son nom d’un grand révolutionnaire brésilien : Apolônio est parti en Espagne pour lutter contre Franco avec les Brigades Internationales. Lorsque nous sommes arrivés au Venezuela, nous avons pris ce nom pour lui rendre hommage.
Photos : Le drapeau des Sans Terre du Brésil
L’un des défis auxquels le Venezuela est confronté aujourd’hui est de surmonter la logique rentière qui a transformé l’économie vénézuélienne en une économie dépendante et « portuaire ». Le Mouvement des Sans Terre, fort de sa vaste expérience, accompagne les organisations paysannes et communales dans tout le Venezuela, en promouvant une agriculture durable qui peut rompre avec la dépendance et construire la souveraineté alimentaire.
Comment travaillez-vous avec ces organisations locales ?
La Brigade Apolônio de Carvalho est présente au Venezuela depuis 2005. Hugo Chávez avait demandé que le Mouvement des Sans Terre apporte son expérience au Venezuela et accompagne les organisations paysannes dans la production alimentaire, avec pour objectif la transition vers la souveraineté alimentaire. Nous avons accompagné diverses organisations paysannes dans le pays. Nous avons fait de la production de semences une priorité afin que l’agriculture locale puisse assurer la souveraineté alimentaire du pays. Mais la production de semences ne peut être un objectif isolé. L’objectif est de changer l’ensemble du modèle de production. L’ensemble du modèle doit être radicalement modifié. Pour cela, il faut appliquer un schéma agroécologique intégral.
Dans notre travail, nous nous concentrons également sur les chaînes productives, terme utilisé par Chávez pour désigner le cycle intégral de production, de commercialisation et de consommation des aliments. C’est une chose à laquelle nous devons penser lorsque nous tentons de construire la souveraineté alimentaire. Sortir de l’économie rentière basée sur le pétrole passe par développer une nouvelle conscience. Cependant, cette conscience ne viendra que lorsque de nouvelles pratiques de production et d’organisation commenceront réellement à émerger.
Photos: En 2005, Hugo Chávez a visité le campement du MST de Lagoa do Junco, à Río Grande do Sul, au Brésil. Un accord de coopération a été signé lors de cette visite. (MST)
Avec quels types d’organisations et d’institutions le Mouvement des Sans Terre travaille-t-il au Venezuela ?
À nos débuts, nous avons travaillé avec le mouvement paysan Frente Campesino Ezequiel Zamora. Nous avons également travaillé avec des institutions gouvernementales et des organisations communales. Nous avons assumé les communes comme une priorité. Nous soutenons les organisations communales au Venezuela, mais nous apprenons aussi d’elles. Le modèle communal est quelque chose dont tout le continent a besoin ; c’est une façon de faire qui transforme vraiment le système existant, et la révolution bolivarienne en a fait une pratique. C’est très important pour les Sans Terre du Brésil.
Ce que nous avons fait avec les communes, c’est les aider comme nous le pouvons. Mais il est encore plus important d’apprendre des pratiques quotidiennes des gens lorsqu’ils se réunissent, construisent une commune sur leur territoire et développent une stratégie de production ayant pour objectif le bien commun. Dans une commune, tout cela se passe en construisant une nouvelle hégémonie. Au fur et à mesure que les conseils communaux, les entreprises de propriété sociale et le parlement communal se développent, le projet prend forme comme quelque chose de viable dans l’esprit des gens. Je pense que le plus grand enseignement de la révolution bolivarienne pour ceux qui luttent, y compris les Sans Terre, est la commune.
Le Mouvement des Sans Terre s’est engagé dans l’agriculture écologique. Comment faites-vous pour promouvoir cela ici au Venezuela ?
Il n’est possible de construire un projet souverain que si nous changeons réellement le modèle productif dans les zones rurales. Pour ce faire, une formation et une préparation techniques sont nécessaires, mais l’éducation politique est également indispensable. Pour qu’un tel changement se produise, les gens doivent comprendre que si nous luttons pour un modèle social différent, si notre horizon est le socialisme et si nous travaillons avec l’idée d’une nation souveraine, il est urgent de repenser nos modes de production. Pour résoudre ce casse-tête, l’agroécologie est un élément important. Par ailleurs, l’agriculture technologique doit devenir une politique d’État. En d’autres termes, l’agroécologie n’est pas seulement une méthode pittoresque à appliquer dans la production de conucos [parcelles traditionnelles de production familiale] ; le modèle doit être viable et permettre de nourrir l’ensemble de la société de manière durable. En ce qui concerne l’agriculture durable, notre tâche consiste à la promouvoir, à offrir un soutien technique et une éducation politique. Les Sans Terre ont également fait don de semences à l’Union Communarde pour aider à la transition vers l’agriculture durable.
Lorsque nous organisons des ateliers avec les paysans, nous enseignons les techniques de l’agriculture durable : de la production d’intrants agricoles biologiques aux méthodes non toxiques d’éradication des parasites. Il est intéressant de noter que la crise et le blocus ont fait tomber certains des obstacles au passage à l’agriculture durable. Désormais, de nombreux paysan(ne)s comprennent qu’il est possible et nécessaire de produire sans produits chimiques. Néanmoins, le passage à des pratiques écologiques dans la production à grande échelle reste un défi immense. Le but n’est pas de forcer les gens à changer leur modèle agricole, mais d’aider à créer les conditions pour qu’ils comprennent que ce changement est viable et nécessaire. Après tout, si cela ne se produit pas, les producteurs continueront à être dépendants des sociétés transnationales et le pays continuera à importer d’énormes quantités d’intrants agricoles. Il va sans dire que les pratiques agricoles traditionnelles ont des effets néfastes sur la vie des paysan(ne)s, mais aussi sur l’environnement.
Un modèle social différent exige un changement dans la façon dont la production se déroule dans les zones rurales. C’est pourquoi nous offrons des ateliers technico-politiques aux communes et aux autres organisations paysannes.
Les Sans Terre font désormais partie du paysage des mouvements populaires au Venezuela, dans une révolution qui se considère comme bolivarienne et, pour cette raison, latino-américaine. Qu’ont appris les Sans Terre de ce processus ?
Cela fait presque 18 ans que la première équipe de Sans Terre a atterri au Venezuela. Notre méthode de formation des brigades est la suivante : les compagnes et compagnons internationalistes Sans Terre restent ici pendant environ deux ans, puis nous retournons au Brésil, pour partager notre apprentissage avec d’autres membres de l’organisation. Dans l’ensemble, nous pensons que nous avons appris beaucoup plus que ce que nous avons enseigné ici.
Les membres de l’organisation qui viennent au Venezuela apprennent du processus bolivarien. Partager l’expérience des Sans Terre dans un pays en plein processus révolutionnaire constitue pour nous une école. Nous apprenons beaucoup des succès de la révolution bolivarienne, mais nous apprenons aussi des contradictions de la vie quotidienne des gens. Nous apprenons ce que nous devons et ne devons pas faire dans une société en transition vers le socialisme.
Parmi les choses les plus concrètes que nous avons apprises, il y a la façon dont le peuple vénézuélien a été l’acteur central de son processus révolutionnaire – en particulier les organisations politiques de base – et comment un processus en mouvement constant élève le niveau de conscience du peuple par la participation directe. Il ne s’agit pas d’une simple spontanéité, mais d’une participation intense, liée à une organisation territoriale et nationale. C’est une grande leçon pour nous : les gens doivent être impliqués dans les processus d’organisation dans toutes les sphères de la vie. Et oui, la commune est un espace où nous avons beaucoup appris. Dans les espaces communaux, les gens comprennent la nécessité de s’organiser pour construire une société vraiment différente.
Nous avons également appris de la créativité quotidienne des gens dans le processus bolivarien. Parfois, à gauche, nous avons des schémas très fermés sur le niveau de préparation et de planification nécessaire pour avancer, et cela peut devenir un obstacle. Au Venezuela, les gens savent que tout cela est nécessaire, mais la créativité – dans un pays où les gens sont très spontanés – est une grande vertu de la révolution bolivarienne.
Nous avons également beaucoup appris des processus électoraux. Le Mouvement des Sans Terre accompagne ces processus parce que le conflit électoral est aussi une bataille pour la défense du projet révolutionnaire. Ici, les élections ne sont pas liées à des intérêts individuels ou de groupe, mais à des intérêts collectifs. C’est très différent du Brésil, où les élections sont une sorte de marché et où la finance tend à gagner et à conserver le pouvoir. Ce qui est en jeu dans un processus électoral au Venezuela, c’est un projet politique. Ici, les élections ne sont pas un marché.
Le Venezuela nous a appris qu’une campagne n’est pas seulement un outil pour être élu, c’est aussi un moment pour se rapprocher des organisations de base et stimuler la participation du peuple. Le Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV, principal parti chaviste) est le parti le plus avancé du continent lorsqu’il s’agit de défendre une révolution dans un tourbillon électoral. Bien sûr, les élections se déroulent ici dans les paramètres de la démocratie bourgeoise, mais les campagnes aident à construire un autre type de démocratie.
Nous avons aussi appris de l’anti-impérialisme et des pratiques patriotiques de la révolution bolivarienne, qui sont très tangibles dans la vie quotidienne du peuple vénézuélien. Le Brésil n’a pas connu de lutte historique pour son indépendance, et c’est peut-être pour cela que nous avons une société très fragmentée, une société qui n’a pas la défense de la patrie comme valeur fondamentale.
D’un point de vue politique, notre société est beaucoup plus dominée. Au Venezuela, nous avons appris comment construire un sentiment patriotique – non pas au sens du nationalisme bourgeois, mais avec l’objectif d’avoir un pays véritablement indépendant à tous les niveaux : économique, politique et social.
Photo: L’école technique agricole Ernesto Guevara d’El Maizal est gérée en collaboration avec les Sans Terre. (Commune d’El Maizal)
Le Brésil a des élections présidentielles le 2 octobre 2022. La course opposera l’extrême droitier Jair Bolsonaro au progressiste Lula da Silva. Quelle est l’importance de cet événement pour le Brésil et pour le continent ?
Le Brésil traverse une grave crise sociale et économique : les conditions de vie de la population sont catastrophiques. Des dizaines de milliers de personnes vivent dans la rue, dans des conditions de misère absolue, tandis que 60 millions de personnes sont directement touchées par la crise capitaliste : le chômage et l’inflation des prix alimentaires sont endémiques et les idées fascistes continuent de progresser. Bien entendu, le gouvernement d’extrême droite de Bolsonaro n’a aucun intérêt à résoudre les nombreux problèmes sociaux de notre pays. Au contraire, ses politiques favorisent le marché et la bourgeoisie, tandis qu’il encourage les idées fascistes et promeut un discours de violence.
C’est pourquoi nous pensons que les prochaines élections présidentielles revêtent une importance stratégique pour le Brésil et pour l’Amérique latine dans son ensemble. Si Lula gagne, la carte du conflit continental changera : cela permettra à la gauche et aux projets progressistes de continuer à avancer. La confrontation avec l’impérialisme et son projet économique broyeur se fera également dans des conditions plus favorables.
Le peuple brésilien doit choisir Lula comme président. Ce ne sera pas facile, mais il y a de bonnes chances que nous réussissions. En tout cas, pour atteindre notre objectif, nous devons travailler dur ; nous luttons contre un ennemi très puissant. Il dispose d’un solide soutien de 30% d’électeurs et de nombreux pouvoirs de facto, et de tentacules de grande envergure.
Le Mouvement des Sans Terre participe à la bataille électorale en organisant des comités de base. Les débats au sein de ces comités vont de l’avenir du pays aux politiques qu’un gouvernement populaire du PT [Parti des Travailleurs] devrait promouvoir. Les élections du 2 octobre sont très importantes, mais une victoire ne serait qu’un début. Les gens devront être prêts à défendre cette victoire. La situation du pays ne sera pas résolue avec des politiques d’assistanat, mais avec des politiques qui restructurent les choses en faveur du peuple. La crise du Brésil fait partie de la crise du capitalisme. Pour aller de l’avant avec les grandes réformes dont nous avons besoin, la mobilisation sera essentielle.
Enfin, le Brésil a un rôle important à jouer en matière d’unité latino-américaine. Il est urgent de réactiver les projets qui rassemblent le continent. Chávez a promu l’intégration économique et politique avec des mécanismes tels que la CELAC [Communauté des États Latino-américains et des Caraïbes] et l’UNASUR [Union des Nations Sud-américaines]. Alors que l’impérialisme états-unien perd son hégémonie, les gouvernements progressistes du continent doivent unir leurs forces. C’est pourquoi une victoire de Lula et du Parti des Travailleurs (PT) en octobre est importante non seulement pour le Brésil mais aussi pour l’ensemble de l’Amérique latine.
Par Pablo Giuliano, correspondant de TELAM au Brésil
Un temps écarté par 580 jours d’un emprisonnement basé sur des accusations fabriquées avec l’aide des États-Unis dans le but de faire gagner l’extrême droite, le candidat Lula est redevenu le favori des présidentielles. S’il est élu en octobre 2022, il envisage de créer une monnaie commune sud-américaine, baptisée SUR, qui réduirait le rôle du dollar dans le commerce régional tout en garantissant la souveraineté des monnaies nationales.
Hugo Chávez le premier avait préparé le terrain en lançant le SUCRE, destiné à renforcer la souveraineté, le commerce et et la coopération latino-américaines face au dollar. Cette nouvelle proposition de créer une monnaie unique pour l’Amérique du Sud vise à anticiper une « grande discussion » sur « le monde inauguré par les sanctions contre la Russie », a déclaré à Télam un membre de l’équipe économique de Lula. « Nous ne voulons pas que l’Amérique du Sud soit à nouveau un acteur secondaire dans la conception d’une nouvelle ingénierie monétaire internationale. Nous devons être prêts à disposer d’une force propre« . L’idée est différente de celle de l’euro, la monnaie commune de 19 pays de l’Union européenne (UE) qui a éliminé les monnaies nationales et qui dépend d’une seule Banque centrale européenne : dans le cas du SUR, la proposition est que chaque pays conserve sa monnaie nationale.
Le projet s’inspire de la proposition d’une monnaie internationale, le BANCOR, que l’économiste britannique John Maynard Keynes avait présentée aux puissances sur le point de gagner la Seconde Guerre mondiale lors de la conférence de Bretton Woods aux États-Unis en 1944, afin de surmonter les crises du précédent système d’étalon-or. Cette proposition avait été rejetée par la conférence qui a conçu les politiques économiques mondiales d’après-guerre : le dollar états-unien est devenu l’étalon monétaire international de référence, remplaçant la livre sterling et l’or.
À l’avant-garde de cette ingénierie financière que Lula proposera à ses voisins s’il remporte l’élection présidentielle du 2 octobre, on trouve Gabriel Galípolo, professeur à l’université fédérale de Rio de Janeiro et président entre 2017 et 2021 de la banque d’investissement FATOR, et l’ancien ministre de l’éducation Fernando Haddad, possible candidat au poste de gouverneur de São Paulo pour le Parti des Travailleurs. L’ancien ministre des affaires étrangères et ancien ministre de la défense, Celso Amorim, principale figure de proue de la politique étrangère de la campagne Lula 2022, soutient également cette idée.
Lula lui-même, lors de deux événements récents, a déclaré que la réduction de la dépendance au dollar et la création d’une monnaie sud-américaine faisaient partie de son programme, a fortiori depuis le scénario ouvert par la décision des États-Unis et de l’Union européenne (UE) de sanctionner la Russie pour avoir envahi l’Ukraine, en la retirant du système de paiement international (Swift).
En 2009, alors que Lula vivait son deuxième mandat avec une croissance et une popularité élevées, il avait tièdement proposé la création d’une monnaie pour les pays émergents BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), en même temps qu’il inaugurait avec l’Argentine, en 2008, le système de paiements en monnaies locales, qui se poursuit à ce jour mais avec une influence inférieure à 5% sur le commerce bilatéral.
Sur le projet
L’idée de SUR s’inspire davantage du projet de Keynes de créer un système international de compensation monétaire que du traité de Maastricht qui a forgé l’UE, où tous les pays ont renoncé à leur monnaie, dépendent d’une seule banque centrale et subissent des asymétries insurmontables, comme le cas de la puissante Allemagne qui exige des réformes économiques de la Grèce affaiblie, alors qu’ils sont pairs au sein du bloc.
Notre intention, a déclaré l’interlocuteur de Lula, est d’avoir une monnaie qui garantisse la souveraineté nationale de tous les pays. Il s’agit d’une proposition liée à celle de Keynes pour les relations entre les pays lorsqu’il a proposé une méthode de paiements internationaux appelée BANCOR. Pourquoi l’Argentine et le Brésil sont-ils conditionnés par la monnaie d’un pays tiers, sur laquelle nous n’avons aucun contrôle ?
À l’instar de la proposition de Keynes, l’émission de SUR s’accompagnerait de la création d’une autorité ou d’une institution monétaire supranationale où chaque pays du système ouvrirait un compte et apporterait un capital initial provenant de ses réserves internationales et de la balance commerciale des pays d’Amérique du Sud, afin que l’institution puisse simultanément financer des projets d’infrastructure, fonctionnant comme une banque de développement régional sans dépendre de prêts extérieurs ancrés au dollar.
Le taux de change entre les monnaies nationales et le SUR serait flottant et une chambre de compensation sud-américaine devrait être créée pour réduire les asymétries et empêcher le Brésil, première économie d’Amérique latine, d’entraîner ses pairs dans la dépendance.
Ce qui se prépare maintenant, a déclaré la source à TELAM, c’est une grande discussion sur la fragmentation possible de nouvelles monnaies qui pourraient émerger dans le monde inauguré par les sanctions contre la Russie. Nous ne voulons pas que d’autres construisent pendant que nous attendions ou que nous continuions à prendre des mesures telles que la modification des taux d’intérêt, en restant condamnés à réagir aux mouvements du dollar.
Pour les conseillers de Lula, l’idée du SUR est de créer un moyen de construire des institutions démocratiques internationales. « L’économie s’est mondialisée, mais les démocraties sont nationales, et c’est pourquoi nous devons créer des instances de consensus et de dialogue afin que la volonté démocratique puisse s’étendre à la sphère internationale« , a-t-il ajouté.
Ce que disent les spécialistes
Consulté par Télam, Marcio Pochmann, professeur à l’Université de Campinas (Unicamp), ancien directeur de l’Institut gouvernemental de recherche économique appliquée (IPEA) et actuel président de l’Institut Lula, a déclaré que « la monnaie telle que nous la connaissons disparaîtra probablement dans la décennie 2022« .
M. Pochmann, qui a précisé qu’il n’avait aucun lien avec le projet de monnaie régionale, a souligné que, grâce aux progrès technologiques, trois pour cent de la monnaie mondiale est actuellement constituée de papier. « Nous sommes dans un processus de numérisation des monnaies, des monnaies privées comme les crypto-monnaies, des expériences étatiques de crypto-monnaies qui sont alternatives dans des pays comme le Salvador, le Venezuela et l’Iran, qui fonctionnent de manière alternative parce qu’elles sont exclues du système Swift« , a expliqué Pochmann. Les sanctions contre la Russie ont provoqué, selon M. Pochmann, une « innovation critique à l’égard du dollar en montrant le rouble comme une monnaie à effet de levier sur les matières premières« .
M. Pochmann a souligné que la création d’une monnaie régionale telle que le SUR devrait s’inscrire dans un processus d’intégration plus large, citant par exemple l’Unasur, une organisation que Lula a déclaré vouloir relancer s’il remportait les élections du 2 octobre. « Défendre notre souveraineté latino-américaine, c’est défendre notre intégration, c’est renforcer à nouveau le MERCOSUR, l’UNASUR, la CELAC et les BRICS » a déclaré le candidat qui est entré officiellement en campagne le 7 mai pour battre l’extrême droitier Bolsonaro. Pour l’expert Pochmann, cette décennie doit être celle de la construction d’un nouvel étalon monétaire accéléré par l' »incertitude » de la situation russe.
« Le continent américain s’est constitué dans la perspective de l’eurocentrisme et il est clair que nous vivons un moment de dislocation du centre dynamique de l’Ouest vers l’Est, de l’Atlantique vers le Pacifique. À cela s’ajoute le grave problème du modèle de mondialisation piloté par les grandes sociétés multinationales« , a déclaré M. Pochmann, qui a souligné que la réindustrialisation doit être l’objectif à atteindre afin d’accroître le commerce de produits à valeur ajoutée.
Illustration : Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN et Ivan Duque, président de la Colombie, le 14 février 2022 / Photo : NATO Flickr CC
C’est l’histoire d’un type qui passe devant un chien et qui lui donne un grand coup de pied. L’animal jappe. Impassible, l’homme lui décoche un nouvel horion. Le chien aboie furieusement. Sans s’en préoccuper, l’homme le shoote à nouveau. Cette fois, le chien bondit et lui mord furieusement le mollet. Le type se tourne alors vers les amis qui l’accompagnent et fait : « Ah ! Vous voyez bien qu’il est méchant ! »
L’auteur: Maurice Lemoine, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, couvre l’Amérique Latine depuis 35 ans.
Le 24 février, arguant de ce que les territoires séparatistes du Donbass – les Républiques populaires de Donetsk et Louhansk –avaient sollicité l’aide de la Russie et que cette dernière était d’autre part progressivement encerclée par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), le président Vladimir Poutine a déclenché ce qu’il a appelé une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine – en réalité, une invasion du pays voisin. En recourant à l’usage de la force en violation des principes juridiques du droit international et de la Charte des Nations unies, Poutine a pris l’énorme responsabilité d’un déchaînement de violence entraînant, pour Ukrainiens et Russes, son cortège de souffrances, de morts et de destruction. Provoquant l’effroi, resurgit du passé de la vieille Europe une maxime qu’on croyait oubliée : celle de Jacques Prévert – « Quelle connerie la guerre ! » – dans son poème « Rappelle-toi Barbara ».
Comme d’habitude en pareille circonstance, le champ des réactions ne donne lieu à aucune surprise. Bottée, casquée, harnachée, l’union sacrée médiatique « publique-privée » sort la grosse artillerie dans une version où, sur l’air de « Johnny s’en-va-t-en guerre », tout est par définition noir ou blanc. A la marge, et tout en condamnant sans équivoque l’action de la Fédération de Russie, quelques voix de sensibilités politiques diverses contextualisent le conflit, en analysent la complexité et suggèrent que, si avaient été prises en compte les demandes légitimes depuis longtemps exprimées par Moscou, une telle catastrophe aurait pu ou dû être évitée – à l’instar (entre autres) de Dominique de Villepin, Hubert Védrine ou Jean-Luc Mélenchon. Lequel, de ce fait rebaptisé « poutiniste » (populiste étant devenu éculé), est haineusement vilipendé par le club européo-atlantiste « en état de mort cérébrale » des Daniel Cohn-Bendit, Yannick Jadot, Alain Lipietz, Raphael Glucksmann ou Anne Hidalgo (Madame « entre 1,5 % et 3 % » dans les sondages d’opinion).
Bien que située de l’autre côté de l’Atlantique, l’Amérique latine se sent – et est de fait – concernée par ce conflit en apparence européen. D’où un premier constat : malgré une relative réactivation de la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac) sous la récente présidence pro tempore du Mexique d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), la région aborde la crise en ordre dispersé. Diverses, les prises de position s’y expliquent par les enjeux politiques et économiques propres à chacun des pays.
En inaugurant le Conseil permanent de l’Organisation des Etats américains (OEA) convoqué de façon virtuelle le 25 février, le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro a joué son habituel rôle d’employé zélé du Département d’Etat américain en estimant qu’« aucune des raisons invoquées par le président russe ne peut être une excuse pour les actes qui sont commis sous ses ordres en Ukraine ». Vingt-et-un pays l’ont suivi – en réalité vingt, le Venezuela étant représenté par le pseudo gouvernement du président imaginaire Juan Guaido – en condamnant « énergiquement l’invasion illégale, injustifiée et non provoquée de l’Ukraine par la Fédération de Russie ». Parmi ces nations figurent la Colombie, principale alliée de Washington sur le sous-continent, mais aussi le Chili, l’Equateur, le Mexique, le Paraguay et le Pérou [1].
On a pu remarquer, au sein de ce bloc, certaines incongruités. Au Chili, un président récemment élu, l’ancien dirigeant étudiant Gabriel Boric (centre-gauche), aligné sur le chef de l’Etat sortant, néolibéral pro-américain et bourreau du mouvement social de 2019, Sebastián Piñera (droite). Après une première et sèche condamnation de Moscou, Boric, qui a pris ses fonctions le 11 mars, a partagé sur Twitter un message de 9 minutes du président ukrainien Volodimir Zelenski. Moins partisane, la Convergence sociale, dont est issu Boric, a rejeté « les solutions de guerre », exprimé sa « solidarité au peuple ukrainien » tout en prônant la fin des alliances militaires « dirigées par des grandes puissances ». A son échelon et fort de sa longue expérience politique, le Parti communiste chilien (PCC), dont trois membres participeront comme ministres au premier gouvernement Boric, introduit une nuance plus affirmée en estimant que « chaque pays doit assumer sa responsabilité ; en premier lieu la Russie ; mais aussi les Etats-Unis et l’OTAN ».
Le même cas de figure peut être observé au Pérou. Passablement erratique dans ses décisions, mais aussi déstabilisé par le « coup d’Etat lent » qu’a déclenchée la droite contre lui [2], le président Pedro Castillo s’aligne sans nuances sur l’arc de forces pro-Washington. En revanche, et même si Pérou libre, qui l’a porté au pouvoir, n’a pas émis de position officielle, le fondateur et secrétaire général de ce parti, Vladimir Cerrón, a publié une série de messages explicites sur son compte Twitter. Il y dénonce « le maintien de la structure militaire de l’OTAN », qui, pour lui, « n’est rien d’autre que la machine de guerre de l’Amérique du Nord et de l’Europe ». Dernier représentant d’une « nouvelle gauche » annoncée ou souhaitée par beaucoup : le colombien Gustavo Petro. Donné potentiel vainqueur de l’élection présidentielle du 29 mai prochain, à la tête d’une large coalition, le Pacte historique, ce dernier a pour l’instant évité de se prononcer sur le fond. Les positions extrêmes du président Iván Duque ayant entraîné la circulation de rumeurs prétendant que la Colombie allait envoyer des troupes en Europe [3], Petro, lors d’un meeting de campagne (24 février), s’est impatienté : « Nous n’allons pas pouvoir aider la Russie ou l’Ukraine ou les Etats-Unis, nous devons nous aider nous-mêmes ; nous sommes trop impliqués dans une autre guerre et dans la lutte contre la faim, pour aller maintenant tuer de jeunes Colombiens sur les champs de bataille d’Ukraine… » En d’autres termes : en pleine campagne électorale, Petro choisit de ne braquer ni ses alliés « anti-impérialistes » ni les éventuels ralliés centristes d’un second tour, moins enclins à mettre en cause les Etats-Unis.
D’autres pays, et non des moindres, condamnent l’usage de la force par Moscou, mais prônent la diplomatie, à l’image de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil ou du Mexique. Et pour cause. Aucun d’entre eux, et depuis longtemps, ne considère la Russie comme une ennemie. On rappellera que, en juillet 2014, une tournée de Vladimir Poutine en Amérique latine l’a amené à Cuba, au Nicaragua, mais aussi en Argentine, avant de se terminer à Fortaleza, au Brésil, à l’occasion du sommet des BRICS – au sein desquels, outre le Brésil et la Russie, figurent la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud. Une rencontre à Brasilia entre Poutine et la présidente Dilma Rousseff donna lieu à la signature d’accords économiques concernant les infrastructures, la santé, la technologie, l’éducation, la culture et des secteurs aussi stratégiques que l’aéronautique et la défense. S’agissant de cette dernière, fut envisagée « à court terme » la vente par Moscou aux forces armées brésiliennes d’un système de défense anti-aérien. Rebaptisé « empeachment », le coup d’Etat juridico-parlementaire du 31 août 2016 contre Rousseff mit un terme à ces relations jusqu’à une période toute récente puisque, lors d’une visite à Moscou, le président Jair Bolsonaro a rencontré son homologue Vladimir Poutine, en pleine crise ukrainienne, le 16 février dernier.
Explication : depuis le départ du républicain Donald Trump de la Maison-Blanche, les relations entre Brasilia et Washington se sont sérieusement refroidies. En conséquence, le Brésil a redécouvert le traitement réservé aux néo-colonies. Ce qui signifie qu’en 2021 Joe Biden lui a envoyé son chef de la CIA William Burns, puis le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan, pour faire passer un message impérieux : ne laissez pas la chinoise Huawei participer à la vente aux enchères de la 5G prévue pour cette année, « sinon » … Le Brésil possède le plus grand marché des télécommunications d’Amérique latine – ceci expliquant cela. Même pour un satrape, pour peu qu’il soit un minimum nationaliste, ce genre de pression finit par agacer. D’où la même résistance lorsque les Etats-Unis ont lourdement insisté pour que Bolsonaro annule son déplacement à Moscou. Lequel, centré officiellement sur la promotion des relations commerciales bilatérales et l’éventuelle construction d’une centrale nucléaire en territoire brésilien, a finalement eu lieu – « sans rien à voir avec la situation géopolitique dans l’est de l’Europe », précisa le ministre des Affaires étrangères Carlos Franca à son homologue étatsunien Antony Blinken, qui l’interpellait.
Lorsque le général Hamilton Mourao, vice-président du Brésil, s’est exprimé en faveur d’un « soutien à l’Ukraine », il a été sèchement recadré par Bolsonaro. Depuis, ce dernier a précisé que le Brésil entendait rester « neutre » et Itamaraty (le ministère des Affaires étrangères) a rejeté « l’intervention dans les affaires intérieures et les menaces d’agression contre toute nation, mais aussi les sanctions unilatérales telles celles que les Américains et leurs alliés ont annoncé qu’ils adopteraient contre la Russie ». Susceptible de revenir au pouvoir en cas de victoire de Luiz Inácio Lula da Silva en octobre 2022, le Parti des travailleurs (PT) s’est prononcé pour sa part le 24 février : « La résolution des conflits en politique internationale doit toujours être recherchée par le dialogue et non par la force, qu’elle soit militaire, économique ou autre. » En conséquence, le PT appelle à une résolution pacifique de la crise par la médiation, dans les enceintes multilatérales.
Le 22 octobre 2021, le ministre bolivien des Affaires étrangères Rogelio Mayta découvrait lui aussi la Place Rouge. Quatre mois plus tard, le 22 février 2022, là encore en pleine crise Kiev-Moscou, les ministres russe de l’Energie Nikolay Shulguinov et bolivien des Hydrocarbures Franklin Molina signaient d’importants accords énergétiques, en marge du sixième sommet du Forum des pays exportateurs de gaz à Doha (Qatar). Le chef de l’Etat argentin Alberto Fernández est lui arrivé le 2 février en Russie pour y rencontrer « le maître du Kremlin » (selon l’inévitable formule des radoteurs de la « journalie »). La visite à Moscou de la présidente Cristina Kirchner, en avril 2015, après la tournée sud-américaine de Poutine en juillet 2014, avait été considérée comme un affront à Washington. Le déplacement de Fernández a donné lieu aux mêmes réactions. « Je ne sais pas pourquoi cela a soulevé tant de poussière et pourquoi voyager en Russie et en Chine [où il rencontra Xi Jinping, les jours suivants] signifie que nous voulons avoir une mauvaise relation, par exemple, avec les Etats-Unis », a réagi Fernández en soulignant que le monde est « multilatéral » et oblige à avoir « des relations mûres et respectueuses avec tous les pays ». Au programme de la rencontre se trouvaient la participation d’entreprises russes dans la modernisation du réseau ferroviaire argentin, ainsi que des projets d’investissement dans les secteurs clés de l’électricité, du gaz, du pétrole et de l’industrie chimique. Toutefois, si Fernández fit sensation, c’est parce qu’il déclara que son pays devait « cesser d’être si fortement dépendant du Fonds monétaire international et des Etats-Unis » et annonça qu’il souhaitait faire de Buenos Aires « la porte d’entrée de la Russie en Amérique latine ».
On ajoutera à cette formule très remarquée une autre déclaration d’autant plus frappante qu’elle explique pourquoi, dans certains pays d’Amérique latine, la Russie est particulièrement appréciée : « Vous étiez là, a déclaré Fernández à Poutine, quand le reste du monde ne nous aidait pas avec les vaccins. » Au plus fort de la pandémie, alors que les nations riches monopolisaient scandaleusement les armes anti-Covid et refusaient d’en lever les brevets, c’est effectivement la Russie qui, avec 90 millions de doses de son Sputnik V, s’est portée au secours de l’Argentine, du Venezuela, du Nicaragua, du Mexique, de la Bolivie et du Paraguay (puis du Honduras et du Guatemala). Lui même vacciné avec Sputnik V, Fernández a fait de l’Argentine le premier pays d’Amérique latine à le produire dans ses propres laboratoires. D’aucuns ont dénoncé Moscou (de même que Pékin et La Havane) pour une opportuniste « diplomatie du vaccin ». Peut-être. Mais on ne voit pas en quoi celle-ci serait plus condamnable que la posture « occidentale » du « vous pouvez tous crever ».
Ce n’est donc pas du fait d’une « connivence écœurante » qu’un certain nombre de pays observent, à l’égard de Moscou, une attitude mesurée. Que ce soit à l’OEA où à l’Assemblée générale de l’ONU, les uns et les autres ont tenu peu ou prou le même langage. Ainsi, si l’ambassadeur de Bolivie à l’OEA, Héctor Enrique Arce, affirme que « rien, absolument rien, ne justifie une quelconque forme de violence ou d’agression lorsque la perte regrettable de vies humaines est en jeu », c’est sans condamner formellement la Russie. Sur Twitter, le 22 février, le ministre des Affaires étrangères mexicain Marcelo Ebrard se prononce « en faveur d’une solution pacifique au conflit, du respect de l’intégrité de l’Ukraine et des résolutions des Nations unies ». Un peu plus tard, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) « condamne énergiquement » l’offensive russe, mais précise immédiatement : « Nous n’allons décider d’aucune sanction économique parce que nous devons maintenir de bonnes relations avec tous les gouvernements du monde. Et nous voulons être en mesure de pouvoir parler avec les parties en conflit. » AMLO se prononce également contre l’interdiction de médias russes : « Cela s’apparente à de la censure. On ne peut pas d’un côté vouloir promouvoir la liberté et de l’autre la limiter. » Reçu à Mexico le 2 mars par son ami AMLO, le brésilien Lula se prononce également contre la guerre, non sans la contextualiser : « Il est inacceptable qu’un pays se sente autorisé à installer des bases militaires autour d’un pays ; il est inacceptable qu’un pays réagisse en envahissant un autre pays. »
AMLO et Lula, à Mexico, le 2 mars 2022.
Même en Amérique latine, la déclaration du ministre italien de la Défense Mario Mauro à l’occasion de la Conférence de Munich sur la sécurité, en février 2007, n’est pas passée inaperçue : « L’usage de la force ne peut être légitime que si cette décision a été prise par l’OTAN, l’Union européenne ou l’ONU. » Nul n’ignore que cette prépotence, cet exercice abusif d’un pouvoir absolu (on ne parle pas là de l’ONU), ont déjà été mis en œuvre, et depuis longtemps. Au début des années 1990, par exemple, en reconnaissant les Républiques sécessionnistes qui ne s’appelaient ni Crimée ni Donbass, mais Slovénie, Croatie, puis Bosnie-Herzégovine (OTAN : Deliberate Force, 1995) issues du démantèlement de la Yougoslavie. En 1999, lorsque l’OTAN, comme toujours sous commandement des Etats-Unis, bombarda la Serbie pendant soixante-dix-huit jours pour imposer l’indépendance du Kosovo en ignorant la Charte des Nations unies. En 2001, 2004 et 2011 lors de l’attaque, de l’invasion ou de l’occupation de l’Afghanistan (Force internationale d’assistance à la sécurité ; FIAS), de l’Irak (NTM-I) [4] et de la Libye (Unified Protector ; OUP), avec les conséquences « hautement positives » que tout un chacun connaît. De tels précédents n’excusent en rien l’expédition guerrière déclenchée par Moscou, mais disqualifient la crème des commentateurs qui, aujourd’hui en pointe dans la dénonciation de « la guerre criminelle de Poutine », se sont tus à l’époque, quand ils n’ont pas chaudement soutenu ces opérations.
Gorbatchev, Hekmut Kohl, Hans-Dietrich Genscher évoquant la réunification de l’Allemagne, 15 juillet 1990.
Neuf novembre 1989 : le Mur de Berlin tombe. Le 9 février 1990, dans la salle Catherine II, haut lieu historique du Kremlin, le secrétaire d’Etat américain James Baker rencontre le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev. Dans le cadre d’une discussion sur la sécurité soviétique, alors que les négociations sur la réunification de l’Allemagne battent leur plein, Baker prononce la fameuse phrase : « La juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est [5]. » Le lendemain, 10 février, toujours au Kremlin, le chancelier allemand Helmut Kohl tient le même langage [6]. En mars 1991, à Bonn, devant Boris Eltsine (président de la Fédération de Russie) et Edouard Chevardnadze (ex-ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique), les représentants des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne s’engagent à nouveau à ce que l’OTAN ne s’étende pas au delà de l’Elbe (frontière entre les deux Allemagnes jusqu’en 1990) et à ce qu’elle n’accepte pas de nouveaux membres. Tant les archives britanniques qu’une récente enquête du magazine allemand Der Spiegel confirment l’existence de cet engagement [7].
Aucune de ces promesses n’a été tenue. En trente ans, avec l’incorporation de pays ex-membres du Pacte de Varsovie, de l’URSS et de la Yougoslavie, l’OTAN est passée de seize à trente membres [8]. En mars 2007, il y a quinze ans, Vladimir Poutine soulevait déjà le problème lors de la conférence annuelle sur la sécurité de Munich : « L’OTAN a placé ses forces de première ligne à nos frontières ! (…) Contre qui cette expansion est-elle tournée ? Et qu’est-il advenu des assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie ? » Aucune réaction. Total mépris. La patience de Moscou s’épuise quand les yeux de Washington, Bruxelles et Mons (siège de l’OTAN) se tournent de plus en plus ostensiblement vers l’Ukraine. Le 8 juin 2017, le parlement de Kiev n’a-t-il pas voté (276 voix contre 25) un amendement législatif rendant prioritaire l’objectif d’entrer dans l’OTAN ? Les missiles stockés en Pologne ou en Roumanie sont susceptibles d’atteindre Moscou en quinze minutes (ce qui est déjà très peu) ; les mêmes déployés en Ukraine le feraient trois fois plus rapidement. Qu’en la personne de Poutine la Fédération de Russie sente menacés ses intérêts vitaux stratégiques n’a rien d’absurde, de paranoïaque ou d’étonnant. Un péril d’autant plus vécu comme une provocation que de sérieux contentieux opposent déjà les deux nations.
En 2010, quand Viktor Ianoukovitch arrive au pouvoir, c’est au terme d’élections reconnues comme légitimes. Depuis 1997, une Charte de partenariat spécifique a été signée entre l’Ukraine et l’OTAN. Tout en souhaitant maintenir le niveau de coopération existant, Ianoukovitch indique que, pour l’instant, il ne poursuivra pas l’objectif d’une adhésion à l’Alliance. En novembre 2013, il aggrave son cas en annonçant reporter la signature imminente d’un Accord d’association avec l’Union européenne « pour mieux en évaluer les conséquences ». Un président ne devrait pas dire ça ! Durant trois mois (21 novembre 2013 – 22 février 2014) des dizaines et parfois des centaines de milliers de personnes descendent dans la rue et se rassemblent au centre de Kiev, sur la place Maïdan (place de l’Indépendance). En théorie, il s’agit d’un mouvement pacifique. Il l’est en partie – gens ordinaires ; pro-européens ; opposants à Ianoukovitch, aux oligarques et à la corruption ; dirigeants libéraux ; nationalistes. Mais, en partie insurrectionnelle, la révolte ne s’arrêtera pas « sans démission du président ». La violence se déchaîne. Menée par les Berkut (forces de polices anti-émeutes), la répression ne fait pas dans la dentelle. La presse internationale prend fait et cause pour cette « insurrection spontanée ». Spontanée, peut-être, mais qui ne manque pas d’appuis intéressés.
Le 5 décembre 2013, à Kiev, au cours d’un sommet de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la sous-secrétaire d’Etat américaine pour l’Europe et l’Eurasie Victoria Nuland a apporté son soutien aux manifestants : « Nous sommes avec le peuple ukrainien, qui voit son avenir dans l’Europe. » Elle appelle le gouvernement à écouter la voix de son peuple et, lisant à l’évidence l’avenir dans une boule de cristal, met en garde contre les risques de « chaos et de violences » s’il ne s’incline pas. Le 11 décembre, accompagnée de l’ambassadeur américain en Ukraine Jaffrey Pyatt, Nuland se rend place Maïdan et se mêle aux protestataires à qui elle distribue des gâteaux. Comme auraient pu le faire – nul n’en doute une seconde ! – des dignitaires russes, iraniens, nord-coréens, vénézuéliens ou chinois pour encourager à New York les activistes d’Occupy Wall Street (2011) [9], ou les manifestations et émeutes du mouvement Black Lives Matter (2020) [10], ou même les violentes démonstrations des Gilets jaunes français (2018), ambassadeurs, politiciens et ministres en provenance de l’UE et des Etats-Unis défilent à la tribune de Maïdan.
Début décembre 2013, le chef de la diplomatie allemande Guido Westerwelle prend un bain de foule au milieu des manifestants. Le ministre des affaires étrangères canadien John Baird l’imite et, comme lui, s’affiche avec les dirigeants de l’opposition. Suivent, le 14 décembre, le sénateur républicain John McCain (candidat défait de la présidentielle américaine de 2008, président de l’International Republican Institute) accompagné du jeune sénateur démocrate Chris Murphy. « Nous sommes ici pour soutenir votre juste cause, le droit souverain de l’Ukraine à choisir son propre destin librement et en toute indépendance », lance McCain aux révoltés. Au cas où ceux qui l’écoutent, mais aussi les autres, n’auraient pas compris qu’ils peuvent choisir « en toute indépendance », il précise : « Et le destin que vous souhaitez se trouve en Europe ! » Avant d’oser cet avertissement d’un cynisme (ou d’un comique) absolu : « Nous voulons indiquer clairement à la Russie et à Vladimir Poutine que l’ingérence dans les affaires de l’Ukraine n’est pas acceptable pour les Etats-Unis. » Thèse que reprendra un peu plus tard (sans rire davantage) le conseiller adjoint à la Sécurité nationale de Barack Obama, un certain… Antony Blinken (aujourd’hui secrétaire d’Etat) : « Tant que la Russie suivra la voie des provocations plutôt que d’essayer de résoudre cette question par des moyens pacifiques et de favoriser une désescalade, il y aura des conséquences et ces conséquences iront crescendo. » Vice-président des Etats-Unis, Joseph Robinette Biden, dit Joe Biden, appelle Ianoukovitch à retirer les forces de l’ordre de la rue. Et de laisser prendre « le Capitole » ? Il ne le précise pas.
John McCain, Euromaïdan, 14 décembre 2013.
Lorsqu’ils ont effectué leur pèlerinage sur la place Maïdan, tous les admirables démocrates qui s’y sont succédés avaient manifestement oublié leurs lunettes. Idem pour Bernard-Henri Lévy quand, à peine reposé du chaos qu’il a contribué à provoquer en Libye, il hurle à ses nouveaux « combattants de la liberté », le 9 février : « Les vrais Européens, c’est ici, sur le Maïdan, qu’ils se trouvent réunis ! » Pas plus que les autres, BHL ne remarque la présence, pourtant particulièrement visible, au milieu de la foule, d’oriflammes pas vraiment anodins. Les drapeaux horizontaux rouge et noir appartiennent aux militants de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), branche militaire de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) qui, en d’autres temps, collabora avec le IIIe Reich. Le trident jaune sur fond bleu orne les bannières du parti d’extrême droite Svoboda (Liberté). Ex-Parti social-nationaliste d’Ukraine, qui arborait un symbole proche de la swastika, Svoboda a renoncé à ce dernier en 2004, pour se forger un minimum de respectabilité [11]. Ce qui ne l’empêche pas de conserver son discours antisémite et russophobe et d’afficher sa priorité des priorités : la « dé-soviétisation » du pays ! Comme le fait le C14 (ancienne aile jeunesse de Svoboda). Coalition de groupuscules fascisants qui considèrent Svoboda « trop libéral », Praviy Sektor (« Secteur droite »), se définit avant tout comme « nationaliste, défendant les valeurs de l’Europe blanche et chrétienne ». Organisés, entraînés, en tenues paramilitaires, ses militants jouent un rôle essentiel dans le déchaînement de violence. Devenue force organisatrice, l’ensemble de cette mouvance crée les premières « sotins » (« centaines » : groupes de combat de 60 à 100 personnes), introduit explosifs artisanaux et armes à feu dans les manifestations.
Une telle présence de forces fascisantes sur le Maïdan ne fait pas de tous les Ukrainiens des néo-nazis – comme le suggère sans nuances Vladimir Poutine quand il prétend « dénazifier » le pays. Elle ne peut toutefois être occultée car exerçant sur la sphère militaire et politique ukrainienne une influence très supérieure à sa représentation électorale. Le 13 janvier 2014, dans un article intitulé « La triste progression du mouvement de protestation ukrainien, de la démocratie et de l’Etat de droit vers l’ultranationalisme et l’antisémitisme », Oleksandr Feldman, président du Comité juif ukrainien et membre du Parlement, appelait les dirigeants de l’opposition Arseni Iatseniouk et Vitali Klitschko à dénoncer « la dérive néo-fasciste [constatée] au cours des dernières semaines et à rompre leur alliance avec Svoboda [12] ».
Ianoukovitch fut renversé. Non par un mouvement présenté de manière idyllique comme « citoyen et populaire », mais par une « révolution de couleur » soutenue depuis l’étranger. Le déroulé de l’opération passe d’autant moins inaperçu en Amérique latine que des pratiques similaires ou approchantes ont été mises en œuvre au Venezuela en avril 2002 (tentative de coup d’Etat contre Hugo Chávez), puis en 2014 et en 2017 à travers ce qu’on a appelé les « guarimbas » ; au Nicaragua en 2018 ; en Bolivie en 2019. De quoi rapprocher les gauches continentales des thèses, pas toujours hors-sol, défendues par Moscou. Pour en revenir à l’Ukraine, le nouveau gouvernement pro-occidental du milliardaire Petro Porochenko est rejeté par l’est du pays, qui compte une forte population russophones. Qui plus est, le pouvoir jette de l’huile sur le feu : promulgation de « lois de « dé-communisation », abolition du statut du russe comme seconde langue officielle dans les régions de l’Est, promotion des groupes d’extrême droite… Une telle offensive provoque d’inévitables réactions. Dont la sécession (assistée en sous-main par Moscou), puis l’annexion de la Crimée le 18 mars 2014 par Vladimir Poutine, après un référendum que conteste la « communauté internationale ». « On nous répète sans cesse que le Kosovo, c’était un cas à part, car des milliers de personnes y ont péri, réagira Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie. Faut-il en conclure que, pour que les habitants de la Crimée obtiennent la reconnaissance de leur droit imprescriptible, il faut que coule autant de sang en Crimée qu’au Kosovo ? Pardonnez-moi, ce sont des parallèles et des analogies parfaitement impropres [13]. »
Emblème du Bataillon d’Azov.
Mouvements autonomistes dans l’est de l’Ukraine : frontalier de la Russie, le Donbass est le théâtre d’affrontements entre séparatistes pro-russes et armée ukrainienne. Pour mettre fin aux hostilités, deux accords sont signés à Minsk, capitale de la Biélorussie. Le premier (5 septembre 2014), par les représentants du Groupe de contact trilatéral sur l’Ukraine – Russie, Ukraine et Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Le second (12 février 2015), par les présidents François Hollande, Angela Merkel, Petro Porochenko et Vladimir Poutine. Ce dernier n’appuie pas la revendication d’indépendance des séparatistes. De fait, les protocoles signés prévoient que le gouvernement ukrainien reprendra le contrôle de ses frontières orientales, mais procédera à une réforme constitutionnelle permettant que les régions de Donetsk et de Lougansk bénéficient d’un statut spécial, une forte autonomie respectant leur spécificité linguistique [14]. Jamais les gouvernements ukrainiens pro-occidentaux successifs ne respecteront ces accords pourtant garantis par Bonn et Paris. Pis… Au vu et au su de tous, le Donbass va être livré aux bombardements et à la soldatesque des milices ultranationalistes et néonazies [15]. Formé le 5 mai 2014, composé majoritairement d’Ukrainiens mais aussi de volontaires étrangers, le Bataillon Azov, dont les « hommes en noir » professent l’idéologie du IIIe Reich et la suprématie de la race blanche, est rapidement incorporé à la Garde nationale. L’emblème du bataillon reprend les couleurs bleu et jaune de l’Ukraine ainsi que la « Wolfsangel » inversée [16]. Avec le soutien logistique de l’armée ukrainienne, les exactions de cette unité chargée de terroriser les populations russophones et de faire la sale besogne sont innombrables (et documentées). Depuis 2014, la « guerre sale » menée dans le Donbass a fait de l’ordre de 14 000 morts.
Trois pays latinos se retrouvent dans l’œil du cyclone pour leur « appui à la Russie » : Cuba, le Nicaragua et le Venezuela. Réflexes ataviques d’un anti-impérialisme coincé dans les coordonnées des années 1960-1970 ? Ces pays pointent surtout l’hypocrisie des prédicateurs revendiquant pour Kiev les principes wilsoniens du droit à la souveraineté nationale et à l’autodétermination [17]. Droits aussi légitimes qu’intangibles, nul ne le contestera ici. Mais entend-on ces voix exiger la même chose pour Managua, La Havane ou Caracas ? Cuba, victime depuis 1962 d’un embargo dévastateur et illégal au regard du droit international parce que son « régime » ne convient pas à l’Hégémon. Le Venezuela, dont l’économie a été détruite par les mesures coercitives unilatérales imposées par Washington depuis un décret absurde signé en mars 2015 par Barack Obama. Il est plaisant d’entendre ces jours-ci les rois du commentaire décrire avec force détails (et une certaine délectation) comment les sanctions prises par les Etats-Unis et l’Union européenne – une « guerre totale » ! – vont mettre la Russie à genoux et affecter durement sa population. Ces dernières années, les mêmes « spécialistes de tout » ont passé leur temps à prétendre que le châtiment imposé au Venezuela par les Etats-Unis n’était nullement responsable de l’effondrement du pays – imputable à la seule gestion du « dictateur Nicolás Maduro ». Ce sont les mêmes mesures, effectivement dévastatrices ! Elles ont interdit toute transaction avec la Banque centrale vénézuélienne (BCV), elles ont étouffé l’industrie pétrolière et ses exportations (96 % des revenus du pays), elles ont paralysé les importations, elles ont cruellement frappé la population. Et pourtant, le Venezuela bolivarien n’a jamais envahi personne pour être ainsi châtié… Simplement, son indépendance et sa politique n’ont pas l’heur de plaire à « Yankilandia » [18].
L’OTAN, donc… L’Ukraine aurait un droit inaliénable à rallier le pacte militaire de son choix. Qu’on imagine un seul instant la Russie (ou la Corée du Nord ou l’Iran ou n’importe quelle puissance possiblement hostile) installer des bases militaires dotées d’armes stratégiques au Mexique, à Cuba, au Nicaragua, dans les îles de Saint-Vincent et les Grenadines, au Venezuela… S’agissant de la réponse de la Maison-Blanche et du Pentagone, le champ des hypothèses n’est pas très étendu. Car il existe un précédent. Celui-ci a commencé le 14 octobre 1962 lorsque, après avoir repéré des cargos soviétiques chargés de missiles en route vers Cuba, des avions espions américains ont pris, en survolant l’île, des clichés de rampes de lancement de fusées à moyenne portée. A 140 kilomètres de la Floride ! Le président John F. Kennedy imposa un blocus maritime et ferma les voies d’accès vers Cuba. Bras de fer. La moindre tentative des bateaux soviétiques de forcer la quarantaine pouvait provoquer un conflit ouvert entre Washington et Moscou. C’est-à-dire une possible confrontation nucléaire. La quintessence de la démence meurtrière. Qui prendrait un tel risque ? Au terme d’un compromis, Nikita Khrouchtchev donna l’ordre à ses navires de rebrousser chemin tandis que Kennedy s’engageait à ne pas envahir Cuba (et à retirer les fusées américaines de Turquie). C’est là la seule fois dans l’Histoire où les Etats-Unis ont pu légitimement se sentir menacés par Cuba (à la décharge de l’île, on rappellera qu’un débarquement d’exilés anticastristes dans la baie des Cochons avait tenté en avril 1961 de renverser Fidel Castro – d’où le besoin de protection). En tout état de cause, ce rappel historique souligne tout simplement qu’en matière d’extension d’une force potentiellement hostile, le maximalisme n’est ni souhaitable ni permis. Pas plus sur les frontières de la Russie que sur celle des États-Unis.
Agressés ces dernières années par Washington, tant Cuba que le Nicaragua et le Venezuela ont trouvé en la Russie un allié précieux. Depuis le retour de Daniel Ortega au pouvoir en 2007, Managua et Moscou ont ainsi renforcé leurs relations dans tous les domaines – à tel point que le Nicaragua a ouvert un consulat en Crimée après son annexion. Pour diverses raisons, Managua se trouve dans le collimateur de Washington [19]. Le 24 février dernier, après un passage par Cuba, le président de la Douma (Chambre basse du Parlement russe) Viacheslav Volodin s’est réuni dans la capitale nicaraguayenne avec le président Ortega. La semaine précédente, le vice-premier ministre Yuri Borisov avait fait le même déplacement. Ces rencontres ont donné lieu à la signature d’accords économiques et militaires tandis que, pour expliquer cette « solide alliance » avec un Nicaragua menacé de « sanctions » par Washington, Volodin soutenait que Moscou « se base sur le principe de la non-intervention dans les Etats souverains » – ce qui ferait évidemment sursauter plus d’un Ukrainien !
Le Venezuela n’ignore pas que l’agression dont il est victime a une origine : ses réserves de pétrole, les plus importantes du monde (sans parler de l’or, du coltan et d’un certain nombre de métaux précieux). C’est donc avec un œil particulièrement aiguisé qu’il a suivi les pressions de toutes sortes exercées par Washington sur Moscou, Bonn et Bruxelles, pour empêcher l’achèvement et la mise en service du gazoduc Nord Stream 2. Washington n’a pas d’amis (même pas l’Allemagne !), uniquement des intérêts. Lesquels ne sont pas neutres dans l’agressivité affichée, depuis plusieurs années, à l’égard de Moscou. Le gaz russe constitue un obstacle à la conquête de l’Europe par le gaz naturel liquéfié (GNL) étatsunien. Lequel, depuis la balle dans le pied que vient de se tirer Poutine, voit augmenter ses possibilités de pénétration. Amis de l’environnement, bonjour ! Un gaz « non conventionnel » tiré du sous-sol par la technique très polluante de la fracturation hydraulique et acheminé dans des navires méthaniers…
Plus encore que le Nicaragua, le Venezuela est hautement redevable à la Russie, dont l’aide économique a contribué à atténuer l’effet des « sanctions » étatsuniennes. Entamée à l’époque du président Chávez, l’assistance militaire de Moscou a été tout aussi déterminante à l’époque où, Donald Trump ayant mis « toutes les options sur la table », les tambours de guerre résonnaient sur les frontières. Totalement aligné sur la Maison-Blanche, le président Colombien Iván Duque ne demandait qu’à agir et une enquête récente du journaliste Horacio Verbitsky a révélé que, sous Mauricio Macri, l’armée argentine s’est spécifiquement préparée, entre avril et juillet 2019, pour une intervention au Venezuela en tant que membre d’une force « multinationale » [20]. La présence en République bolivarienne, non de bases russes, mais d’un armement défensif conséquent – chars T-72, avions de chasse Sukhoi Su-30A, batteries anti-missiles et radars de dernière génération installés tant à Caracas (Fort Tiuna) qu’à proximité de la frontière colombienne – n’a pas été neutre dans le non-recours à cette option.
Chacun à sa manière, ces trois pays ont manifesté leur non alignement sur la « norme commune ». Néanmoins, leurs réactions recoupent nombre des déclarations de pays non catalogués « pro-Poutine ». « Défenseur du droit international et attaché à la Charte des Nations unies, Cuba défendra toujours la paix et s’opposera à l’usage ou à la menace de la force contre tout Etat, proclame La Havane. Nous regrettons profondément la perte de vies civiles innocentes en Ukraine. Le peuple cubain a eu et continue d’avoir une relation attachante avec le peuple ukrainien. » Mais, « il n’est pas possible d’examiner avec rigueur et honnêteté la situation actuelle en Ukraine sans évaluer soigneusement les justes revendications de la Fédération de Russie à l’encontre des Etats-Unis et de l’OTAN (…) ». Même tonalité chez le représentant de Managua devant l’Assemblée générale des Nations unies : « Le Nicaragua réitère son engagement à respecter la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité de tous les pays. Les Etats membres doivent impérativement respecter les buts et principes de la Charte des Nations unies. Cela s’applique à tous les Etats membres des Nations unies. » Toutefois… « Le Nicaragua considère que les négociations entre la Russie et l’Ukraine sont essentielles (…) pour garantir la sécurité et la paix, là où l’OTAN a insisté pour ignorer les accords qui, à différents moments, ont été assumés avec la Fédération de Russie après la dissolution de l’Union soviétique. »
Le 2 mars, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté (141 voix) une résolution déplorant dans les termes les plus énergiques « l’agression » commise par la Russie contre l’Ukraine et exigeant qu’elle retire immédiatement ses forces militaires du territoire ukrainien. Aucun pays d’Amérique latine n’a voté « contre ». Ni le Salvador, la Bolivie, Cuba et le Nicaragua, qui font partie des abstentionnistes (35 pays) [21], ni le Venezuela, qui n’a pas participé à la session – en raison de ses difficultés économiques, il a accumulé trop d’arriérés dans sa contribution financière obligatoires au budget de l’ONU et s’y voit donc privé du droit de vote, même s’il peut s’y exprimer. Ce qu’il fit donc ultérieurement : « Le Venezuela joint sa voix à la paix, au dialogue, aux résolutions [des conflits] par des mécanismes pacifiques, a déclaré le 7 mars la vice-présidente vénézuélienne Delcy Rodríguez durant son intervention au Congrès du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV). On ne nous verra jamais dans les rangs de la guerre, ou pour la guerre. On nous verra toujours pour les droits des êtres humains, pour les droits de l’environnement et de la planète. » L’OTAN et ses « puissances » peuvent-elles en dire autant ?
Depuis sa ratification par Cuba en octobre 2002, le Traité de Tlatelolco, initialement signé par quinze Etats le 14 février 1967, regroupe l’ensemble des pays d’Amérique latine et des Caraïbes auxquels il interdit de fabriquer ou d’acquérir des armes nucléaires et de les déployer sur leur territoire [22]. Cinq puissances nucléaires reconnues par le Traité de non-prolifération (TNP), soit la Chine, les Etats-Unis, la France, la Fédération de Russie et le Royaume-Uni ont signé et ratifié un protocole additionnel à ce Traité dans lequel elles s’engagent à ne pas mettre en péril ce statut de zone dénucléarisée. Les îles Malouines (Falkland Islands en anglais, Islas Malvinas en espagnol) appartiennent à un archipel de l’Atlantique Sud situé à 480 km des côtes de l’Argentine et à 14 600 kilomètres de celles de l’Angleterre. Elles comptent une population d’environ 3 000 habitants, dont les deux tiers résident dans la capitale Port Stanley. Depuis 1820, l’Argentine conteste la souveraineté du Royaume-Uni sur ces îles, à tel point que, en 1982, elles ont été l’enjeu d’un conflit militaire entre les deux pays – la Guerre des Malouines. Les 10 et 11 mars 2013, lors d’un référendum sans aucune base légale organisé par Londres, les habitants de l’archipel ont voté massivement en faveur du maintien dans le giron britannique – renvoyant dans les limbes de l’ignorance ou de la mauvaise foi le quotidien Libération (16 mars 2014) quand il vit dans le référendum en… Crimée un « putsch politique et militaire orchestré de main de maître depuis Moscou, [qui] crée un précédent dangereux, sans équivalent depuis la seconde guerre mondiale ». Réaction de la « communauté internationale » devant le référendum austral orchestré par Londres : « Nada ! »
Lors de la Conférence générale de l’Organisme pour l’interdiction des armes nucléaires en Amérique latine (OPANAL) tenue à Buenos Aires en 2013, la présidente argentine Cristina Fernández de Kirchner a dénoncé la présence croissante de « sous-marins nucléaires » du Royaume-Uni dans les eaux de l’archipel des Malouines, en violation flagrante du Traité de Tlatelolco. Une décennie plus tard ou presque, le Royaume-Uni, membre de l’OTAN, maintient à travers les îles six sites distincts qu’occupent entre 1000 et 2000 soldats. La caserne et la base aérienne géante et inter-armée de Mount Pleasant sont les plus importantes. La construction d’un port en eau profonde (Mare Harbour) à Port Stanley en amplifie la capacité militaire et sert les intérêts stratégiques britanniques et américains dans l’Atlantique sud. Appareillant des Malouines, d’imposants navires de la Navy patrouillent en permanence dans la région. Narguant une Amérique latine qui a banni l’arme atomique de ses contrées, des sous-marins nucléaires y naviguent toujours aussi ostensiblement. En présence du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, le président cubain Raúl Castro ouvre le 28 janvier 2014, à La Havane, le second Sommet de la Communauté des Etats latino-américains et Caraïbes (CELAC). Tout un symbole : Castro a troqué pour l’occasion son uniforme de général pour un sobre costume bleu nuit. Le lendemain, c’est lui qui informe solennellement : qu’ils soient gouvernés par la gauche ou par la droite, les trente-trois membres du bloc [23] se sont mis d’accord pour déclarer la région « Zone de paix ». L’acte signé fait état de l’engagement envers la solution pacifique des différends dans la région et dans le monde pour bannir à jamais le recours à la force ; exprime la décision de respecter le droit inaliénable de chaque Etat de choisir son système économique, politique, social et culturel. Le président Castro demande aux représentants de la CELAC de « se guider sur cette déclaration lorsqu’ils devront prendre des décisions à l’échelle internationale ». Une Zone de paix ! Qui pourrait y trouver à redire ? Personne. Sauf que… Voici qu’arrive l’OTAN, la succursale des Etats-Unis. Signé le 24 août 1949, son traité fondateur invite à rejoindre l’organisation « tout Etat européen susceptible (…) de contribuer à la sécurité de la région de l’Atlantique Nord » (article 10). Vous avez dit européen ? Le 25 juin 2013, à Bruxelles, c’est un ministre de la Défense… colombien, Juan Carlos Pinzón, qui annonce les prémices d’un « accord » entre son pays et l’OTAN. Des militaires colombiens commencent à recevoir un entraînement à Rome (Collège de défense de l’OTAN) et à Oberammergau (Allemagne), où fonctionne une école de cadres de l’Organisation. Un an plus tard, le président Juan Manuel Santos réalise le rêve affiché de son prédécesseur Álvaro Uribe en présentant un projet de loi faisant de la Colombie un « observateur » de l’Organisation atlantique. De partout fusent les protestations. « Il y a un tournant négatif vers un agenda de déstabilisation régionale, de division régionale, d’attaque contre la révolution bolivarienne et d’adhésion aux plans hégémoniques impériaux », s’insurge Nicolás Maduro. « Je veux que vous sachiez que c’est une agression, une provocation, une conspiration contre les gouvernements anti-impérialistes, contre le Venezuela, le Nicaragua, l’Équateur, la Bolivie, et nous ne le permettrons pas », s’enflamme Evo Morales, le président bolivien. Ministre de la Défense du Brésil, Celso Amorim déclare : « Nous respectons la souveraineté des pays, mais nous sommes préoccupés par le rapprochement d’un pays membre de l’Union des nations sud-américaines [Unasur] et du Conseil sud-américain de défense avec une alliance militaire de défense extrarégionale [24]. »
En raison de vices de procédure dans son approbation par le Congrès, la Cour constitutionnelle déclarera cet accord inconstitutionnel en 2015, jusqu’à ce que, en mai 2017, le législatif approuve l’entrée de la Colombie comme « partenaire global » dans cette alliance militaire « qui défend la démocratie ». Une entrée annoncée « effective » le 31 mai 2018 et définitivement ratifiée par le président Iván Duque, à Bruxelles, le 14 février dernier. Avec sept bases utilisées en permanence par les militaires « yankees », la Colombie est déjà un vaste camp US surarmé. Depuis juin 2020, plusieurs dizaines de membres de la Brigade d’assistance des forces de sécurité (Security Forces Assistance Brigade ou SFAB) sont arrivés en complément pour « conseiller », « assister », « activer » et « accompagner » l’armée colombienne. Il s’agit, a-t-on mille fois expliqué tant au sein du Commandement sud de l’armée des Etats-Unis (USSouthern Command) qu’à Bogotá, de lutter contre le narcotrafic. Avec un bilan pour le moins mitigé si l’on en croit Pierre Lapaque, représentant de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC), le 9 juin 2021 : « Le pays comptait 143 000 hectares de cultures illicites en 2020, ce qui représente une diminution de 7 % par rapport aux 154 000 de 2019 », mais « la production de cocaïne continue à augmenter », Que viendrait faire de plus l’OTAN dans ce bourbier ?
Objectifs officiellement annoncés : « Parvenir à des approches communes face aux défis mondiaux en matière de sécurité, tels que la cyber-sécurité, la sécurité maritime, le terrorisme et ses liens avec le crime organisé ; soutenir les efforts de paix et de sécurité, y compris la sécurité humaine, en mettant particulièrement l’accent sur la protection des civils et des enfants ; promouvoir le rôle des femmes dans la paix et la sécurité, ainsi que renforcer les capacités des forces armées colombiennes. ». On croit rêver. Les femmes et les enfants défendus en Colombie par un partenariat avec l’OTAN… Ne manquent que les parterres de fleurs, les petits oiseaux et les gentils lapins… En adhérant à l’Alliance, Bogotá lui ouvre la porte aux frontières du Brésil, de l’Equateur, du Pérou, du Panamá et surtout du Venezuela. Quelques jours avant que Duque ne se rende à Bruxelles pour ratifier l’accord avec l’OTAN, la secrétaire d’Etat étatsunienne pour les affaires politiques, Victoria Nuland – ex-actrice remarquée de la place Maïdan, le monde est vraiment petit ! –, rencontrait à Bogotá des fonctionnaires colombiens dans le cadre d’un dialogue stratégique « de haut niveau » sur la sécurité. A une station de radio, elle a confié : « Les Russes sont chaque jour plus actifs sur la frontière entre la Colombie et le Venezuela. »
A Bruxelles, le 14 février, en présence du secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, le président Duque en fit des kilos sur le même thème. « Nous avons échangé des points de vue sur l’approfondissement de la coopération entre la Russie et la Chine, et notamment sur leur soutien au régime répressif du Venezuela », déclarera Stoltenberg en conférence de presse. Avant de remercier le colombien « pour la contribution de son pays à la consolidation de la paix et de la stabilité à l’échelle internationale » et de conclure : « Donc, notre coopération est bonne pour l’OTAN et bonne pour la Colombie. L’OTAN soutient le développement des forces armées et des institutions colombiennes, faisant d’elles un exemple pour le reste de l’Amérique latine. » Merci, Stoltenberg, voici l’opinion rassurée ! Le 18 février 2021, en effet, la juridiction spéciale pour la paix (JEP) avait semé le trouble en révélant que, entre 2002 et 2008, l’armée colombienne a assassiné plus de 6 400 civils, présentés ensuite comme des guérilleros. L’épisode peut paraître lointain. Sans entrer dans une description exhaustive des multiples exploits des nouveaux petits soldats de l’OTAN, on mentionnera le dernier des mille scandales qui commotionnent quotidiennement l’opinion publique colombienne : la destitution, le 13 février 2022, du général Jorge Hernando Herrera Díaz, et le transfert de son cas au Bureau du procureur général de la Nation. Lors d’une réunion des commandants de la 29e Brigade de l’armée, Díaz a imprudemment révélé ses relations avec le gang de narco-paramilitaires « Los Pocillos », qui gère un couloir par lequel transitent 150 tonnes de cocaïne chaque année [25]. Malheureusement pour lui, l’enregistrement de la conversation a fuité. Bienvenue au sein de l’OTAN, donc, pour ce pays où un « Alexeï Navalny » anonyme est assassiné tous les deux jours (36 depuis début 2022, 1320 depuis 2016).
Conflit Russie-Ukraine. Tensions avec le Venezuela. Fin février, dans la mer Caraïbe, à 70 miles nautiques (130 kilomètres) de Cartagena, la marine colombienne et l’US Navy ont effectué un exercice commun. Pour la première fois, un sous-marin nucléaire, l’ « USS Minnesota », participait aux manœuvres. « Il s’agit d’un exercice de l’OTAN, précisa fièrement le ministre colombien de la Défense Diego Molano. L’apparition d’un sous-marin nucléaire dans la Caraïbe colombienne est un signe de confiance. » Il s’agit, ajouta-t-il, de « protéger les intérêts communs, tels que la lutte contre le trafic de drogue, à laquelle participent quarante pays qui unissent leurs forces pour saisir la cocaïne et d’autres drogues illicites. » Des missiles de croisière BGM-109 Tomahawk (équipés d’ogives conventionnelles ou nucléaires), des torpilles Mark 40 (destinées à l’attaque des sous-marine nucléaires en eau profonde), des missiles « antinavire » (longue portée) AGM-84 Harpoon pour… intercepter des narcos ! A Caracas, on est en droit d’en douter.
Sous des aspects plus policés, Biden n’est en rien différent de Trump. S’agissant du Venezuela, « toutes les options » sont toujours « sur la table ». Certaines peuvent apparaître, de façon tout à fait inattendue. Qu’on en juge… Conseiller spécial de Joe Biden pour l’Amérique latine, Juan González se réjouit le 27 février (Voz de América) : les sanctions appliquées « à l’agresseur de l’Ukraine sont si fortes qu’elles auront un impact sur les gouvernements qui ont des liens économiques avec la Russie. Et c’est à dessein. Le Venezuela va donc commencer à ressentir cette pression, le Nicaragua aussi, tout comme Cuba. » Le 8 mars, Biden renforce spectaculairement les mesures coercitives en décidant d’interdire les importations énergétiques russes aux Etats-Unis. Ce sera selon lui « un coup dur pour la machine de guerre de Vladimir Poutine ». Cet embargo va avoir d’énormes répercussions dans le monde entier, soulignent les experts, qui annoncent « un choc énergétique ». De fait. Les marchés paniquent. Même les Etats-Unis sont touchés, dont 8 % des importations de pétrole proviennent de Russie. Biden le savait. Il faut à Washington de nouveaux partenaires. Dès le 5 mars, il a donc envoyé une délégation au… Venezuela. Ce pays n’a plus le droit de vendre son pétrole brut sur le marché américain. La guerre en Ukraine change la donne. Parmi les trois membres qui composent, la délégation figure Juan González. Celui qui se réjouissait de l’impact à venir des « sanctions » ravale précipitamment son hostilité et rencontre le président… – non, pas l’ « employé modèle » Juan Guaido, qui n’a même pas été prévenu – et rencontre, donc, le vrai chef de l’Etat, snobé depuis 2018, Nicolás Maduro. Confirmé par ce dernier, le premier tour de table permet de comprendre que les Etats-Unis souhaitent savoir si – en échange de tout ou partie des mesures coercitives ? – ils ne pourraient pas remplacer une partie de leurs importations de pétrole russe par du pétrole vénézuélien. Quitte à ressortir le bâton si la négociation, qui ne fait que débuter, échoue.
Entre ses Main Operating Bases (MOB : base militaire comportant d’importante infrastructure), ses Foreign Operating Locations (FOL : site opérationnel pré-positionné), ses Cooperative Security Locations (CSL : site de sécurité en coopération, équipé des technologies les plus avancées en matière d’espionnage et de détection), ses Regional Emergency Operations Center (REOC : centre d’opérations d’urgence régionale), le Southcom dispose de 76 bases militaires autour de l’Amérique latine et sur son territoire. Réactivée par le Pentagone en avril 2008 pour faire ostensiblement face à la montée en puissance des gouvernements de gauche dans la région, la IVe Flotte opère de la Caraïbe à l’Atlantique sud [26]. Pour les « élites » du monde, qui voient en l’Amérique latine un formidable réservoir de matières premières, cela n’est pas suffisant. En février 2019, le secrétaire général Jens Stoltenberg déclarait publiquement qu’ « il est possible d’envisager l’option selon laquelle d’autres pays d’Amérique latine deviennent également des partenaires de l’OTAN » [27]. Cette même année 2019, Lors d’une rencontre entre Bolsonaro et Donald Trump, ce dernier se proposa comme intermédiaire pour faire entrer le Brésil au sein de l’Organisation. Proposition réitérée en 2021 à Bolsonaro par le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan, en échange d’une prise de distances à l’égard de Pékin et Moscou.
Deux objectifs sont recherchés par ce type d’intégration. En premier lieu, l’ « interopérabilité ». Ce terme barbare recouvre l’aptitude d’organisations militaires différentes à mener des opérations conjointes en quelque lieu que ce soit. Elle exige d’eux qu’ils partagent une doctrine et des procédures communes, leurs infrastructures et leurs bases respectives, leurs ressources, et qu’ils soient en mesure de communiquer les uns avec les autres [28]. Elle crée en second lieu des synergies entre les pays membres et, en particulier, au sein de leurs forces armées. En ce sens, elle renouvelle en l’élargissant la technique mise en œuvre au sein de la ténébreuse Ecole des Amériques (SOA ; School of Americas) qui, installée au Panamá de 1946 à 1984, forma aux doctrines de contre-insurrection des dizaines de milliers d’officiers latino-américains (devenus pour certains dictateurs ou tortionnaires) [29]. Outre la formation militaire avec des instructeurs du « premier monde », les relations entre officiers des différents pays créent une sorte de franc-maçonnerie possédant ses réseaux, ses moyens financiers autonomes, son vocabulaire commun. Quel que soit la nation d’origine, le militaire est gagné subtilement au « way of life » occidental par des contacts répétés. Un bain idéologique et une franche camaraderie auxquels – indépendamment des éventuelles alternances politiques – il aura du mal à renoncer.
En violant le droit international et en envahissant illégalement l’Ukraine, la Fédération de Russie est directement responsable de la tragédie qui commotionne le monde entier. Toutefois, au-delà de l’émotion immédiate, de la compassion et de la solidarité éprouvées, sans retenue aucune, pour le peuple ukrainien, on ne peut juger « la partie » sans analyser « le tout ». On ne peut pas plus personnaliser et psychiatriser de façon absurde – « la folie de Poutine ! » – sans questionner l’irrationalité ou le cynisme des décisions du « camp du bien ». Sans sécurité pour tous, il n’y a et il n’y aura de sécurité pour personne. L’élargissement de l’OTAN ne répond nullement à la nécessité de garantir la paix et la stabilité de ses membres, mais à la volonté de domination d’un club sélect et belliciste dirigé et dominé par les Etats-Unis. Quiconque en douterait n’a qu’à observer l’Amérique latine. Hors zone, hors sol, hors temps, l’OTAN et les siens y bafouent de façon obscène la dénucléarisation imposée par le Traité de Tlatelolco et, grâce à un cheval de Troie (peut-être deux ou trois demain), la volonté clairement exprimée de vivre dans une Zone de paix.
[1] Liste complète : Antigua et Barbuda, Bahamas, La Barbade, Belize, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Equateur, Etats-Unis, La Grenade, Guatemala, Guyana, Mexique, Panama, Paraguay, Pérou, République dominicaine, Surinam, Trinidad et Tobago.
[2] Après moult péripéties plus ubuesques les unes que les autres, la sous-commission des accusations constitutionnelles du Congrès péruvien a approuvé le 28 février une motion visant à destituer le président pour de supposées « violation de la Constitution » et « trahison de la patrie ».
[3] Si l’envoi d’un contingent militaire colombien n’est nullement à l’ordre du jour, plusieurs dizaines d’ex-militaires de ce pays, d’après le quotidien El Espectador, se prépareraient à rejoindre Kiev après que le président Zelenski ait appelé les volontaires du monde entier à rejoindre la Légion de défense territoriale de l’Ukraine.
[4] La campagne de mars 2003 contre l’Iraq a été menée par une coalition de forces de différents pays, dont certains appartenaient à l’OTAN et d’autres non. Du fait de ses divisions internes (opposition de la France et de l’Allemagne), l’OTAN, en tant qu’organisation, n’a joué aucun rôle ni dans la décision de lancer la campagne, ni dans sa conduite. Toutefois, en 2004, au sommet d’Istanbul, les « Alliés » ont dépassé leurs divergences et ont décidé d’aider l’Iraq à mettre en place « des forces de sécurité efficaces et responsables ». C’est ainsi qu’a été créée la Mission OTAN de formation en Iraq (NTM-I).
[8] L’OTAN s’est élargie à la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999 ; à la Bulgarie, l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie, la Roumanie, la Slovénie et la Slovaquie en 2004 ; à l’Albanie et la Croatie en 2009 ; au Monténégro en 2017 ; à la Macédoine du Nord en 2020. Trois pays ont exprimé le souhait de rejoindre l’organisation : la Géorgie, la Bosnie-Herzégovine et… l’Ukraine.
[9] Mouvement de contestation autogéré dénonçant les abus du capitalisme financier né le 17 septembre 2011.
[10] Suite à la mort de George Floyd, Afro-américain de 46 ans assassiné par un policier le 25 mai 2020 à Minneapolis.
[11] Le 13 décembre 2012, dans une résolution sur la situation en Ukraine, le Parlement européen lui-même condamnera toute alliance avec le parti Svoboda.
[13] Le Courrier de Russie, Moscou, 16 avril 2014.
[14] Les accords prévoyaient également : suppression de toutes les armes lourdes dans une zone de 15 kilomètres derrière la ligne de contact, par chaque partie du conflit, afin de créer une zone démilitarisée de 30 kilomètres de large en tout ; interdiction d’opérations offensives ; interdiction du survol de la zone de sécurité par des avions de combat ; retrait de tous les mercenaires étrangers de la zone de conflit ; mise en place d’une mission de l’OSCE pour surveiller la mise en œuvre du protocole.
[16] La « Wolfsangel » (« crochet à loups ») fut l’emblème, entre autres, de la 2e division SS « DasReich ».
[17] Dans un discours tenu le 8 janvier 1918 devant le Congrès, le président des Etats-Unis Woodrow Wilson (1913-1921) introduit en « quatorze points » le concept du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
[21] Dont la Chine, l’Inde, l’Iran, le Pakistan et de nombreux pays africains (Algérie, Afrique du Sud, Centrafrique, Mali, Burkina Faso, Sénégal, etc.). N’ont voté « contre » que cinq pays : Russie, Bélarus, Erythrée, Corée du Nord et Syrie.
[23] Tous les Etats du continent et des Caraïbes, sauf les Etats-Unis et le Canada.
[24] Le Conseil de défense sud-américain (CDS) est une initiative militaire promue sous la direction du Brésil qui vise à « construire une identité de défense sud-américaine ».
[29] Transférée en 1984 à Fort Benning (Géorgie), la SOA a été dissoute en 2001, pour renaître immédiatement de ses cendres sous le nom d’Institut de l’hémisphère occidental pour la sécurité et la coopération (WHISC).
Un « kasting » d’enfer ! En prévision du second tour de l’élection présidentielle chilienne du 19 décembre 2021, le candidat José Antonio Kast avait réuni autour de lui une impressionnante équipe de seconds rôles : José María Aznar, Leopoldo López, Mario Vargas Llosa ! L’un, Aznar, ancien président du gouvernement espagnol (1996-2004), administrateur de NewsCorp (dirigé par le milliardaire Rupert Murdoch) et président de la Fondation pour l’analyse et les études sociales (FAES), un think tank néolibéral situé sur le flanc droit du Parti populaire. L’autre, López, dirigeant extrémiste de l’opposition pseudo-démocratique vénézuélienne, « réfugié » dans le quartier le plus chic de Madrid, le « barrio » Salamanca, avec la bénédiction du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez. Le dernier, Vargas Llosa, péruvien devenu marquis espagnol, prix Nobel de littérature, président de l’ultraconservatrice Fondation internationale pour la liberté (FIL) et membre, depuis peu, de… l’Académie française [1]. Tous trois, Aznar et Vargas Llosa par visioconférence, López sur place, au siège du Parti républicain à Santiago, se sont donc démenés pour appeler à voter Kast, opposé au « dangereux » candidat de centre-gauche Gabriel Boric. Catholique conservateur défendant un programme économique ultra-libéral, opposé à l’avortement et au mariage pour tous, Kast est un admirateur revendiqué du chef de l’Etat brésilien Jair Bolsonaro, de l’ex-président américain Donald Trump, mais aussi de l’ancien dictateur Augusto Pinochet. Plusieurs récentes victoires de la gauche ayant affecté son confort intellectuel, Vargas Llosa attendait beaucoup de ce scrutin et ne manqua pas de le faire savoir aux Chiliens : « Si le Chili parvient à inverser cette tendance, cela changera les choses en Amérique latine, ce sera très important pour le centre et les libéraux. Vous avez donc une responsabilité énorme ! »
L’auteur: Maurice Lemoine, spécialiste de l’Amérique Latine depuis quarante ans, ex-rédacteur en chef du MondeDiplomatique. Barrio populaire des hauteurs de Caracas, 2003. Photo: Thierry Deronne
Quelque temps auparavant, le même Vargas Llosa était déjà monté au front en appuyant au Pérou son ex-ennemie jurée Keiko Fujimori, la fille de l’ex-dictateur Alberto Fujimori. Dans La República du 12 juin, il put ainsi livrer l’une des plus belles pages de sa carrière politico-littéraire en imaginant le candidat de gauche Pedro Castillo, un syndicaliste enseignant, arrivé au pouvoir et gouvernant « …un pays dévasté par la censure, l’incompétence économique, sans entreprises privées ni investissements étrangers, appauvri par des bureaucrates désinformés et serviles et une police politique qui étouffe quotidiennement des conspirations fantastiques, créant ainsi une dictature plus féroce et sanguinaire que toutes celles que le pays a connues au cours de son histoire ». La vie est parfois injuste, même pour les génies : malgré l’ardent soutien du marquis, Kast, comme Fujimori avant lui, a été battu. Un malheur n’arrivant jamais seul, d’aucuns ont publiquement dénoncé la connivence désormais avérée de ce Prix Nobel de la Peste, qu’on savait déjà ultralibéral, avec l’extrême-droite. Un collectif d’universitaires a même vigoureusement protesté en demandant dans quelles conditions cet écrivain réactionnaire, qui n’a jamais rédigé une ligne dans la langue de Molière, a été élu sociétaire de l’Académie française, qui plus est à un âge (85 ans) plus élevé que ne l’autorisent les statuts. Fort heureusement, c’est dans les moments difficiles que l’on peut compter ses véritables amis. « Donc, pour être académicien, il faut avoir été un soutien de Castro, de Chávez ou des héritiers [de la guérilla péruvienne] du Sentier lumineux, a finement tweeté l’ancien premier ministre « socialiste » français (et ex-futur maire de Barcelone) Manuel Valls. Ces chercheurs pourraient se prononcer d’abord sur les qualités littéraires de Mario Vargas Llosa au lieu de lui faire un procès indigne. » Par pure étourderie, Valls n’a pas évoqué le « digne » protégé du marquis Vargas Llosa, le chilien José Antonio Kast, pas plus qu’il n’a terminé son message par un vibrant « Vive Pinochet » !
A partir de la fin du XXe siècle et pendant une quinzaine d’années, les gouvernements progressistes de plusieurs pays du continent – Cuba, Venezuela, Brésil, Argentine, Bolivie, Chili, Paraguay, Uruguay, Equateur, Nicaragua, Honduras, Salvador –, ont, à des degrés divers, certains en pointe, d’autres plus en retrait, exploré des voies alternatives de développement, tout en mettant en œuvre, souvent avec succès, des politiques post-néolibérales. Parallèlement, ces gouvernements favorisaient l’intégration régionale et desserraient l’étreinte des Etats-Unis en créant des organismes aussi divers que l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac). A partir de 2012, la poursuite de ces embellies politiques, économiques et sociales a été entravée sous les effets d’une rétractation de l’économie mondiale – pertes du pouvoir par la voie démocratique en Argentine (2015), au Chili (2018), au Salvador (2019), en Uruguay (2020),– mais aussi sous la pression d’agressions internes et externes exprimée sous la forme de coups d’Etat – Paraguay (2012), Brésil (2016), Bolivie (2019) –, de trahison – Equateur (2017) [2] – ou de déstabilisations – Venezuela (2013-2021), Nicaragua (2018), sans parler de Cuba (1960-2021 !!!).
Ces reculs ont bien sûr ravi Vargas Llosa. Dans un autre registre, portée par toute une confrérie d’ « universitaires de studios » (radiophoniques et télévisés), la notion de « fin de cycle » est devenue un lieu commun pour caractériser cette évolution. Restait à en déterminer les causes. Les tentatives d’explications et d’analyse des situations concrètes, des difficultés rencontrées, des obstacles à surmonter, des contradictions à résoudre, et aussi des erreurs commises, car il y en a eu, ont très vite été remplacées par une manichéenne mise en accusation : au-delà de quelques avancées initiales, ces gauches de gouvernement auraient misérablement échoué, responsables (au choix ou en bloc) de « saccage des biens communs », « dérives autoritaires », « caudillisme », « hyper-présidentialisme », conception centralisatrice de l’Etat », « assistanat », « politiques de distribution plutôt que de transformation », « productivisme conservateur », « extractivisme forcené », « marginalisation des mouvements sociaux », « division des secteurs organisés », etc… En conséquence, ce bilan sans appel, cette décennie perdue devraient amener, en particulier la gauche européenne, à désavouer et à renier cette génération de gouvernants et dirigeants latinos. C’est que, prédatrice, répressive, la « restauration conservatrice » dont « ils » sont « responsables » du fait de leurs politiques erronées semble s’installer pour un temps indéterminé, peut-être même très long, car « le reflux – voire la fin – de ces gouvernements progressistes est réel [3] ».
Dans la vraie vie, hors chimères conservatrices ou rhétorique prétendument « révolutionnaire », voici ce qui se passe réellement… Le 6 juin 2021, au Mexique, Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »), qui a fait basculer le pays à gauche en 2018, remporte les élections législatives ; si sa coalition Ensemble nous faisons l’histoire (JHH) perd la majorité qualifiée des deux tiers, elle conserve, avec ses alliés du Parti vert et du Parti du travail, la majorité absolue des sièges, ce qui lui permet de voter les budgets et les lois. En Bolivie, un an après le coup d’Etat qui a renversé Evo Morales, son dauphin Luis Arce rend le pouvoir au Mouvement vers le socialisme (MAS) au terme du premier tour de l’élection présidentielle du 19 octobre 2020, avec plus de 52 % des voix. Le 19 juillet 2021, au Pérou, le candidat de gauche radicale Pedro Castillo est proclamé vainqueur avec 50,12 % des suffrages. Tandis que, le 7 novembre, le président nicaraguayen Daniel Ortega est réélu pour un troisième mandat consécutif, au Honduras voisin, le 28, Xiomara Castro conduit le Parti Liberté et refondation (Libre) à la présidence. Le 21 novembre, c’est le Grand pôle patriotique (GPP) regroupé autour du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) qui a dominé très largement une méga-élection » (régionales et municipales) à laquelle l’opposition radicale participait. Enfin, le 19 décembre, le dernier en date à basculer à gauche sera le Chili. Dans un registre différent, on n’oubliera pas l’accession de La Barbade au rang de République, le 29 novembre 2021. Déjà indépendante du Royaume-Uni depuis 1966, la petite île a ainsi achevé une transition mettant fin à quatre siècles de sujétion au souverain britannique. Jusque-là gouverneure générale du pays, mais aussi ex-ambassadrice de l’île au Venezuela et ex-présidente de la Communauté des Caraïbes (Caricom), Sandra Mason, élue présidente en octobre au suffrage universel indirect, a prêté serment.
Au-delà de la pluralité des courants idéologiques et des expériences politiques de ces forces de gauche et de centre gauche, deux constats s’imposent d’emblée. D’une part, ces victoires accompagnent, relaient ou suivent les très forts mouvements sociaux et mobilisations populaires qui ont secoué la région depuis 2018 (Equateur, Chili, Colombie, Bolivie, Haïti) ; les uns ne vont pas sans les autres, les autres n’éliminent pas les premiers. Par ailleurs, agité par les techno-oligarques néolibéraux, un leitmotiv a partout dominé les campagnes électorales : « Si vous ne votez pas pour le conservatisme, le pays va devenir un nouveau Venezuela ! » Echec total. D’abord parce qu’il existe des différences criantes entre les dirigeants de ces gauches nationales, très variées, et le pouvoir bolivarien. Ensuite, et quand bien même… Les électeurs latinos, et en particulier ceux de gauche, semblent manifestement moins craindre Nicolás Maduro qu’un nouveau Jair Bolsonaro. Pour autant… Comme celles qui les ont précédées depuis la fin des années 1990, ces victoires qu’on nommera « progressistes » recouvrent une réalité singulièrement plus vaste et plus floue qu’il peut y paraître au premier abord. On ne peut par ailleurs ignorer quelques accrocs.
Le 11 avril 2021, en Equateur, la « victoire surprise » du banquier Guillermo Lasso a permis la perpétuation des politiques néolibérales initiées par le transfuge de la gauche Lenín Moreno ; sous couvert d’ « écologie », une partie du mouvement indigène, historiquement classé dans le camp progressiste, a précipité la défaite d’Andrés Arauz, continuateur potentiel de la « Révolution citoyenne » de Rafael Correa (2007-2017). Au Salvador, triomphalement élu dès le premier tour du scrutin présidentiel de 2019 (53,10 %), Nayib Bukele, au pouvoir très personnel et autoritaire, écrase de son côté ses adversaires du Front Farabundo Martí de libération nationale (mais aussi de la droite traditionnelle, l’ARENA) aux législatives du 28 février 2021.
En Argentine, le rejet des brèves (2015-2019) mais dévastatrices mesures libérales de Mauricio Macri a été à l’origine de la victoire du Front de Tous (FDT) péroniste, en la personne d’Alberto Fernández (et de sa vice-présidente Cristina Kirchner) en 2019. Depuis, et comme tout pouvoir, qu’il soit de droite ou de gauche, la Casa Rosada (siège du pouvoir exécutif) a dû gérer la pandémie de Covid-19 et payer le prix de son bilan (117 000 morts début janvier 2021). Une vaccination jugée trop lente (faute de doses disponibles), un confinement interminable et particulièrement strict en 2020 ont provoqué une violente récession économique en même temps qu’ils exaspéraient des pans entiers de l’électorat. Dans le même temps, otage de l’endettement aussi colossal qu’irresponsable de Macri auprès du Fonds monétaire international (FMI) – 44,3 milliards de dollars –, le pays a dû rembourser un peu plus de 5 milliards de dollars en 2021 [4]. Dans ces conditions, les quelques mesures promulguées par la Loi d’urgence économique de décembre 2019 – hausse de la fiscalité pour les classes moyennes et supérieures, taxe de 30 % sur les achats en devises étrangères, prestations sociales pour les plus défavorisés, augmentation des taxes sur les exportations agricoles (seul secteur à avoir progressé ces dernières années) – ou plus tard, en octobre 2021 – gel du prix de plus de 1 200 produits de première nécessité – n’ont pu inverser la tendance : quatre Argentins sur dix (soit dix-huit millions de personnes) vivent sous le seuil de pauvreté.
Conséquence immédiate : lors des élections législatives partielles du 14 novembre 2021, le Front de Tous (32,43 % des suffrages) a subi une sévère défaite face à la coalition de droite Ensemble pour le changement (41,53 %). Les électeurs étaient appelés à renouveler 127 des 257 députés et 24 des 72 sénateurs. Des huit provinces qui rénovaient ces derniers, six sont tombées dans l’escarcelle conservatrice et le péronisme, tout en y demeurant la première force politique, a perdu sa majorité au Sénat (que préside Cristina Kirchner) et à la Chambre des députés. S’il a réussi à obtenir des résultats satisfaisants dans ses bastions du nord-ouest – provinces de Salta, de Formosa, du Chaco ou de Tucumán – et a limité les dégâts dans la province de Buenos Aires (la plus peuplée du pays), le FDT a été largement distancé dans la capitale elle-même ainsi que dans les principales métropoles de la nation. Au cours de ce scrutin de mi-mandat, deux partis ont fait une apparition remarquée. Renforçant quatre autres députés de La Liberté avance, l’économiste libéral-libertaire Javier Milei (fan de Trump et Bolsonaro) a fait son entrée au Parlement pour « dynamiter le système de l’intérieur ». Venu de l’autre bord du spectre politique avec près de 6 % des votes au niveau national, le Front de gauche (FIT-U ; gauche non péroniste) a décroché un quatrième siège grâce à la députée Myriam Bergman. Ce revers a provoqué de fortes tensions au sein du pouvoir. Représentante de son aile gauche et seule figure politique à même de mobiliser massivement les militants, Cristina Kirchner, sans aller jusqu’à se retourner contre le président en exercice, critique la politique économique du gouvernement. Celui-ci, pris entre le marteau et l’enclume, tente de renégocier avec le FMI un « prêt Macri » qui n’a été utilisé en son temps ni pour investir ni pour stabiliser l’économie, mais, au contraire, pour alimenter la fuite des capitaux.
Soucieuses de ne voir couper ni les flux de devises ni la possible captation des dollars, l’Association des entreprises argentines (AEA) et l’Union industrielle argentine (UIA) exigent un accord avec le Fonds. Surgis de la tranchée d’en face, le 11 décembre, des centaines de milliers de manifestants ont investi la mythique Plaza de Mayo et se sont mobilisés dans tout le pays contre tout ajustement économique et fiscal effectué « sur le dos des majorités populaires » et touchant à l’éducation, la santé, les salaires, ainsi qu’à l’accès à la terre, à l’eau et au logement. Faute d’accord, Buenos Aires est censé rembourser 19 milliards de dollars en 2022 et autant en 2023. Ce qui serait un véritable suicide. Le 6 janvier, Alberto Fernández et son ministre de l’Economie Martín Guzmán ont refusé l’« austérité » exigée par l’institution internationale. « Nous en appelons à la responsabilité de ceux qui ont autorisé ce prêt, alors qu’il n’était pas viable », a déclaré le président argentin. Il faut qu’ils comprennent que ce temps que nous réclamons est le produit d’une dette dont eux-mêmes disent qu’ils ne comprennent pas comment ils ont pu l’autoriser. » De fait, quelques jours avant Noël, un rapport interne du FMI a reconnu que la stratégie et les conditions du prêt « n’étaient pas suffisamment solides pour faire face aux problèmes structurels » de l’Argentine et qu’un certain nombre de directeurs du Fonds s’étaient interrogés « sur la faisabilité de ces mesures [5] ». Sans savoir encore quelle politique sera adoptée par la Casa Rosada, nul n’en disconvient : piégée par Macri et le FMI, la gauche de gouvernement argentine va affronter deux années difficiles jusqu’à l’élection présidentielle de 2023.
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Chili, octobre 2019 : une explosion sociale d’une force dévastatrice (dans le bon sens du mot) paralyse la vie institutionnelle du pays. Des centaines de milliers de manifestants tiennent la rue malgré la répression et son lot d’assassinés, blessés et mutilés. Poussé dans ses derniers retranchements, le gouvernement de Sebastián Piñera doit accepter la convocation d’une Convention qui, très marquée à gauche après l’élection de ses 155 membres les 15 et 16 mai 2021, réformera la Constitution élaborée sous la dictature de Pinochet. Pour beaucoup, la cause est entendue. Fruit de cette irrésistible rébellion populaire, la gauche « de gauche » remportera sans problème les élections législatives et le scrutin présidentiel du 21 novembre 2021. Une prophétie d’autant plus raisonnable que, le 13 juin, pour le second tour des régionales, la droite au pouvoir, avec un seul gouverneur élu sur seize, essuie une défaite de première catégorie. Toutefois, tandis que le centre gauche traditionnel remporte dix régions, la gauche issue des mouvements sociaux n’en conquiert que cinq [6]. Et 80 % des électeurs sont restés à la maison.
Arrive le premier tour de la présidentielle : une douche froide, un cataclysme ! Seuls 47 % des 15 millions d’électeurs se rendent aux urnes et, à la stupéfaction générale, le candidat arrivé en tête s’appelle José Antonio Kast (27,91 % des suffrages). Un néolibéral, militariste, nostalgique de la dictature ! Qu’a-t-il bien pu se passer ? En octobre 2020, avec une participation de 50,8 %, un record depuis la fin du vote obligatoire en 2012, 78 % des Chiliens s’étaient prononcés en faveur d’une nouvelle Constitution destinée à enterrer définitivement Pinochet… A droite, lors de la présidentielle, le parti au pouvoir s’est effondré. Fissuré par le séisme social de 2019, essoré lorsque les Pandora Papers révèlent ses turpitudes financières dans les Iles vierges britanniques [7], Piñera entraîne dans son naufrage Sebastián Sichel (Chili Nous pouvons +), son dauphin présumé. Le centre (Parti socialiste, Parti pour la démocratie, Démocratie chrétienne) qui, en alternance avec la droite, sans rupture réelle avec le modèle mis en place par les Chicago Boys, a gouverné le pays depuis la fin de la dictature sous le sigle « la Concertation », en paie également le prix. Jusque-là, tout un chacun peut comprendre. Au niveau du « folklore », la performance de Franco Parisi (Parti pour les gens), candidat de droite libérale « antisystème » qui, après avoir fait campagne depuis l’Alabama, aux Etats-Unis, sans mettre les pieds au Chili, récolte 12,8 % des suffrages, a de quoi étonner [8]. Mais, et surtout, une question en taraude plus d’un : comment Gabriel Boric, le candidat de la « nouvelle gauche », sociale, féministe écologiste, a-t-il pu n’arriver que second avec 25,8 % des voix ?
Alors jeune militant de 25 ans aux cheveux longs, Boric a été l’une des figures de proue de la Confédération des étudiants du Chili (Confech). Les fortes mobilisations « pour une éducation gratuite et de meilleure qualité », en 2011, l’ont catapulté sur la scène nationale et, en mars 2014, sans être affilié à un quelconque parti politique, il a réussi la performance d’être élu député. Membre du Front large (une coalition de formations de gauche radicales et modérées), devenu le candidat d’une alliance plus vaste, Apruebo Dignidad (Pour la dignité), qu’a rejoint le Parti communiste [9], Boric prône la reconstruction d’un Etat providence, promet de profondes réformes de la santé, des retraites et de l’éducation, prévoit d’augmenter les minimas vieillesse et le salaire minimum. Une parfaite décalque des revendications du mouvement social de 2019 au sein duquel, pourtant… il ne fait pas l’unanimité. Début 2021, passé de 6 % à 24 % et caracolant en tête de tous les sondages, un autre dirigeant de gauche était donné vainqueur de la présidentielle : le communiste Daniel Jadue. Maire de La Recoleta (150 000 habitants), l’une des principales banlieues ouvrières de la capitale Santiago, où il a mené de nombreuses expériences novatrices particulièrement appréciées de la population, Jadue a malgré cela accepté de participer à une primaire « ouverte » de la gauche organisée par Apruebo Dignidad. Fruit d’une logique dite « pragmatique » désormais classique, cette mécanique a permis l’élimination du « rouge », considéré par définition clivant (39,58 % des suffrages), au profit de Boric (60,42 %), moins « radical » et donc plus susceptible d’attirer le centre de l’électorat. D’où un premier décrochage de certains des jeunes révoltés de 2019.
Par ailleurs, les ex-manifestants de la première ligne ont avec Boric un ou deux contentieux. Le 15 novembre 2019, c’est un accord politique signé par des représentants des partis au pouvoir et de l’ancienne Concertation, mais aussi par Boric, à titre personnel, qui a mis fin à l’insurrection. Beaucoup ne pardonnent pas ce « Pacte de la cuisine » qui, de fait, a sauvé la mise à un Piñera politiquement agonisant. Témoignant de la diversité de la gauche dans ses conceptions et ses stratégies, cet accord a néanmoins eu le mérite d’ouvrir stratégiquement la porte à l’organisation de la Convention constituante – la « mère de toutes les batailles » des Chiliens désireux d’en finir avec un système hérité de Pinochet. Succès d’importance à mettre donc au crédit de Boric. En revanche, son vote en faveur de la très répressive loi « anti-barricades et anti-sabotage », susceptible d’accentuer une répression déjà hors norme en accroissant considérablement le nombre des rebelles condamnés, provoqua un fort rejet. De nombreux ex-manifestants de 2019 croupissent en prison (« préventive » pour certains). Le Sénat planche sur une loi d’amnistie générale pour les personnes accusées et condamnées depuis le 7 octobre 2019 jusqu’à la date de la présentation du projet de loi. Lors du débat présidentiel précédant le premier tour, le11 juillet, Boric a déclaré qu’il était « d’accord avec ce projet de loi et avec la déclaration faite dans le même sens par cent cinq membres de la Convention sur cette question ». Entre les deux tours, dans sa chasse aux voix, il crispera à nouveau les militants des organisations sociales et de quartiers en revenant sur cette position : « On ne peut pas pardonner à une personne qui a brûlé une église, une PME ou pillé un supermarché… » (depuis son élection, il a de nouveau fait volte-face en demandant au Parlement de légiférer rapidement sur une loi d’amnistie). Le même flou a parfois été entretenu sur d’autres sujets centraux. Ainsi, après avoir d’emblée annoncé son intention de réformer le système privé des retraites – des comptes d’épargne individuels gérés par les Administrateurs de fonds de pension » (AFP) –, Boric a, dans la ligne droite finale, annoncé « être prêt à dialoguer » avec ses adversaires sur ce point.
Boric, pour ces raisons, n’a pas fait le plein au premier tour. Mais le candidat arrivé en tête n’avait rien d’anodin. Il représentait l’extrême droite, l’ombre portée de Pinochet. Dès lors, plutôt que d’un vote utile, il va s’agir d’une union sacrée. Malgré leurs réserves dues à la présence du PC dans la coalition Apruebo Dignidad, les partis de la Concertation se rapprochent. Passant outre ses réticences face à cette association, une partie de la gauche radicale mobilise. Depuis Genève où elle dirige le Haut-commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU, l’ex-présidente « socialiste » Michelle Bachelet appelle à voter Boric. Sans états d’âme, la droite se tourne vers Kast, montrant s’il en était besoin sa véritable nature. Le résultat est cette fois sans appel. Avec 55 % des suffrages, le meilleur résultat jamais obtenu dans une élection présidentielle, Boric l’emporte haut la main. Il ne prendra ses fonctions que le 11 mars mais, aux antipodes de ce qu’aurait fait Kast, il réserve sa première visite à la Convention constituante pour lui signifier son soutien. « Le fait que nous soyons en train d’écrire pour la première fois de notre histoire républicaine une Constitution en démocratie, à parité hommes-femmes et avec la participation des peuples autochtones, est une grande fierté, déclare-t-il à cette occasion. Nous nous tenons à leur disposition car si la Constituante fonctionne bien, le Chili aussi. »
On gardera à l’esprit que, tant à la Chambre qu’au Sénat, les conservateurs ont obtenu une représentation quasiment similaire à celle de l’ex-Concertation et du Front large mathématiquement réunis, ce qui pourrait leur permettre de négocier des alliances avec les secteurs les moins enthousiasmés par un profond changement. On peut donc, sans tomber dans un quelconque procès d’intention, imaginer un « recentrage » pragmatique du chef de l’Etat désireux d’éviter les défections dans le camp très pluriel qui l’a amené au pouvoir. C’est-à-dire la gestion du pays par une sorte de « Concertation bis », en un peu moins timorée.
La révélation, courant janvier 2022, de la liste des futurs ministres de Boric, qui entrera en fonction le 11 mars, confirme s’il en était besoin cette analyse. Un tiers des quatorze femmes et dix hommes sont des leaders indépendants. Afin d’assurer la gouvernabilité, les autres appartiennent aux partis de centre-gauche qui n’ont pas soutenu Boric au premier tour. De sorte que si Convergence sociale, la force politique du chef de l’Etat, est logiquement le plus représenté, on trouve dans ce Cabinet la communiste Camila Vallejo (secrétaire générale du gouvernement) ; l’écologiste Estebán Valenzuela (Agriculture) ; la représentants du Parti socialiste, Maya Fernández Allende, petite fille du « compañero présidente » Salvador Allende (Défense) ; l’avocate et ancienne présidente en 2021 d’une Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) très hostile à Cuba, au Nicaragua et au Venezuela, Antonia Urrejola (Affaires étrangères) ; et aussi, pour ne pas fâcher les marchés, le « socialiste » néolibéral Mario Marcel (Economie), jusqu’alors président de la Banque centrale du Chili. « Je pense que c’est un gouvernement principalement de centre gauche, a confié sans détour Camila Vallejo au quotidien El Mercurio après sa nomination. Il a un programme qui inclut des aspects de la social-démocratie européenne, mais qui tient compte des exigences contemporaines ». Autre militant du PC, membre de la Convention constituante, Hugo Gutiérrez, pour sa part, a lâché : « J’ai été un peu surpris, mais il faut féliciter le Parti socialiste [quatre ministres]. Quelle façon de gagner en perdant ! »
D’où l’importance de la Convention constituante. Dès juillet, celle-ci doit proposer sa nouvelle Carta Magna, qu’un référendum devra ratifier (ou non) au cours du second semestre. Elue l’an dernier, cette assemblée renouvelait début janvier ses présidence, vice-présidence et sept vice-présidences adjointes. Si, lors de sa visite hautement symbolique, Boric avait assuré ne pas vouloir une convention « partisane, au service de son gouvernement », le contrôle de sa direction n’en a pas moins donné lieu, à gauche (la droite n’atteignant pas le tiers des constituants), à une âpre bataille politique. Il aura fallu vingt heures et huit votes infructueux pour que Maria Elisa Quinteros remplace à la présidence l’universitaire issue du peuple Mapuche Elisa Loncon [10]. Féministe, écologiste, spécialiste en santé publique issue des mouvements sociaux et de l’Assemblée populaire pour la dignité (née dans le sillage de l’explosion sociale), Quinteros a bénéficié du combat de l’aile gauche, et en particulier du Parti communiste, opposés à une domination de la Convention par les forces « centristes » ou « gatopartidistas » – en référence au Guépard (Il gattopardo) de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et à la fameuse formule : « Tout changer pour que rien ne change ». Sans augurer de la teneur de la nouvelle Constitution, le gouvernement mis en place par Boric devra tenir compte (version a minima) ou s’appuyer sur (vision optimiste) ce texte fondamental qui, on peut du moins le supposer, maintiendra en première ligne les revendications des mouvements sociaux.
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Tout autre contexte au Pérou voisin, où la surprise du premier tour vient non pas de l’extrême droite, mais d’une gauche que personne n’a vu arriver. Le pays est à la dérive. Le 9 novembre, le Congrès de la République a abusivement destitué le respecté président de centre droit Martín Vizacarra et a intronisé le chef du Parlement Manuel Merino. Vizcarra lui-même était arrivé à la tête de l’Etat après le départ de Pedro Pablo Kuczynski (PKK), poussé le 21 mars à la démission. Contesté par la rue qui s’embrase (2 morts, des centaines de blessés), Merino ne va tenir que cinq jours. Après d’interminables tractations, le Parlement le remplace par le centriste Francisco Sagasti. Aux commandes de ce jeu de massacre : Keiko Fujimori, fille aînée de l’ancien président autoritaire Alberto Fujimori (1990-2000), condamné depuis 2007 à vingt-cinq années d’incarcération [11]. Personnellement aux prises avec l’institution judiciaire pour corruption, Keiko, depuis sa seconde défaite à la présidentielle, en 2016, paralyse la vie politique en exerçant une constante pression sur l’Exécutif. Lorsque nécessaire, le Parlement lui donne un coup de main : soixante députés sur cent trente y sont également poursuivis par la justice ou, déjà condamnés, n’ont pas encore vu (et ne tiennent pas à voir) leur immunité parlementaire levée. Tout cela est professionnel, abouti, sophistiqué : le PIB s’est effondré de 11%, 2,1 millions de personnes ont perdu leur emploi, le pays compte 10 % de pauvres de plus qu’en 2020 et le taux de mortalité par Covid-19 est le plus élevé du monde (6 065 décès par million d’habitants) – ce qui a conduit les gouverneurs régionaux de Junín, Tumbes et Lambayeque à implorer de l’aide… du président vénézuélien Nicolás Maduro. En assumant la présidence par intérim, Sagasti a fait une promesse : les élections présidentielle et législatives du 11 avril auront lieu « sans contretemps ». Sagasti tient parole, le fait mérite d’être souligné. Dix-huit candidats, pas un de moins. Six seulement ont une chance de dépasser la barre de 10 % des votes. Pour la droite de Force populaire (FP) se présente Fujimori. Au programme, un mélange de libéralisme économique, d’autoritarisme et de conservatisme sociétal. Considérée par beaucoup comme la principale figure de la gauche péruvienne – lors de l’élection de 2016, elle n’a raté le second tour que de deux points – Verónika Mendoza (Ensemble pour le Pérou), une franco-péruvienne née à Cuzco, plaide fort logiquement, mais en mode « mesuré », pour une rupture avec le système laissé en héritage par Fujimori père. C’est évidemment sur elle que s’abat la fureur des médias. Tant le puissant groupe El Comercio que les quotidiens Perú 21 et Willax, pour ne citer qu’eux,l’attaquent sous tous les angles : après avoir été « associée » à la guérilla du Sentier lumineux (ridicule), elle va faire du Pérou « un nouveau Venezuela » (classique !), générer une hyperinflation (évident !) et même encore pire (pour résumer). Premier tour : la stupéfaction ! Si Keiko Fujimori accède au deuxième tour (13,35 % des suffrages), un parfait inconnu a fait mieux qu’elle en nombre de voix : Pedro Castillo (19 %). Seul fait alors réellement avéré : il est l’un des huit candidats sur dix-huit qu’aucune entité judiciaire ne poursuit. Derrière les deux vainqueurs, López Aliaga (« le Bolsonaro péruvien ») et Hernando de Soto (un technocrate ultralibéral) font de la figuration. En cinquième position, Verónika Mendoza s’effondre avec 8 % des suffrages [12]. Au Chili, Boric a été dirigeant étudiant. Ici, c’est un maître d’école qui fait l’événement. Plutôt bon signe. Le grand chambardement a lieu sous le signe de l’instruction. « Cholo » (métis d’Indien et d’Européen), venu du petit village de Puña, dans les hauteurs de Cajamarca, une terre de « ronderos » [13], Castillo a dirigé en 2017 une grève nationale des enseignants pour le compte du Syndicat unitaire des travailleurs de l’éducation du Pérou (SUTEP). Pendant plusieurs jours, au centre de Lima, ses troupes ont rempli l’immense Place San Martín. Dans le Pérou profond oublié des « élites » de la capitale, tournées sur leur nombril, il y a gagné en notoriété.
Du meurtrier conflit opposant l’Etat et la guérilla maoïste du Sentier lumineux (1982-1992 : 60 000 morts), puis de l’auto-coup d’Etat et de la dictature d’Alberto Fujimori, la gauche péruvienne est sortie exsangue. Depuis 2008, elle a resurgi de ses cendres, entre autres dans la province de Junín, à travers le parti Pérou libre. Marxiste-léniniste-mariateguiste [14], dirigé par le médecin Vladimir Cerrón, ce parti a gouverné la région entre 2011 et 2014, avec comme symbole un… crayon. Enracinées dans les territoires, des forces populaires locales sont également arrivées au pouvoir dans d’autres circonscriptions – Puno, Moquegua, etc. Leader naturel de Pérou libre, mais poursuivi par la justice pour de sombres affaires dont on peine à discerner les aspects « légitimes » ou les côtés « acharnement », Cerrón ne peut se présenter personnellement. Il met donc le parti à disposition d’un novice en politique : Pedro Castillo. Portant symboliquement le chapeau blanc et le poncho typiques de sa province natale, celui-ci fait campagne, gros crayon de Pérou libre à la main et programme sous le bras : reprise du contrôle par l’Etat des richesses énergétiques et minérales du pays (gaz, lithium, cuivre, or), investissements publics par le biais de projets d’infrastructures et de marchés publics confiés aux petites entreprises, arrêt de certaines importations pour renforcer l’industrie locale et la paysannerie, élection d’une Assemblée constituante pour changer la Carta Magna promulguée en 1993 par Fujimori. Le tout, néanmoins, « dans le respect de la propriété privée ».
Chaines de télévision, stations de radio, presse écrite et groupes de pouvoir transpercent le mur du son. « Contre le communisme et pour la liberté », la droite, dans son ensemble, fait corps autour de Fujimori. En face, la haine et la crainte de cette dernière favorisent les rapprochements. Pérou libre et Ensemble pour le Pérou de Verónika Mendoza souscrivent un accord « Pour la refondation de notre patrie avec souveraineté, justice et égalité ». Il a fallu pour ce faire gommer quelques divergences, dont le conservatisme de Pérou libre sur les thématiques sociétales (avortement, mariage homosexuel, euthanasie) et la très urbaine modération de style « classe moyenne » d’Ensemble pour le Pérou. C’est un pays cassé en deux qui va donc se rendre aux urnes. Une troisième partie de la population se désespère. Les considérant « extrémistes », elle n’a envie de voter pour aucun des deux candidats. Le 6 juin, la « sierra » (les Andes) et la « selva » (l’Amazonie) font la différence. Alors que les grandes villes votent Fujimori, les zones déshéritées et historiquement marginalisées donnent la victoire à Castillo, mais sur un score particulièrement étriqué (50,12 % contre 49,87 %).
La mode ayant été lancée avec succès au Venezuela, en Bolivie et même – effet boomerang ! –, aux Etats-Unis avec Donald Trump, Fujimori entonne le grand air de la fraude. Elle a de bonnes raisons pour cela. Elle a passé 16 mois en détention préventive et le Parquet requiert à son encontre 31 ans de prison, notamment pour « organisation criminelle » et « corruption. Une victoire à la présidentielle est capitale pour lui permettre d’échapper un temps aux poursuites et n’être éventuellement jugée qu’à l’issue de son mandat de cinq ans. Elle exige donc l’annulation de 200 000 votes dans les régions pauvres et rurales. En juin, des dizaines de militaires à la retraite manifestent à Lima pour lui apporter leur soutien. Le recours au « terruqueo » fait des ravages dans l’opinion. Est baptisé « terruco » tout homme ou femme de gauche, tout mouvement populaire ou paysan, supposés avoir sympathisés hier avec les groupes armés comme le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA ; marxiste non orthodoxe, « mariateguiste ») et surtout le Sentier lumineux ou, aujourd’hui, avec les queues de comètes de ce dernier [15]. Pendant plus d’un mois, Fujimori va multiplier les arguties et les manœuvres pour empêcher l’annonce de la victoire de son adversaire. Pourquoi se gêner ? « Tout ce qui est fait pour arrêter cette opération louche [la prise de pouvoir par Castillo], qui va à l’encontre de la légalité et de la démocratie est parfaitement justifié », a déclaré l’inévitable Vargas Llosa. Il faudra attendre le 19 juillet pour qu’enfin le Jury national des élections (JNE) proclame président de la République Pedro Castillo. Fujimori annonce immédiatement la couleur : « J’appelle les Péruviens à ne pas baisser les bras et à mettre en œuvre une défense démocratique », annonce d’emblée Fujimori.
La double (ou triple, ou quadruple !) mâchoire d’une tenaille se referme sur le nouveau président. Pérou libre n’a obtenu que 37 sièges sur 130 au Congrès. L’alliance avec Ensemble pour le Pérou de Verónika Mendoza ne lui permet pas d’inverser le rapport de forces. Si aucun parti n’obtient la majorité absolue, le parlement reste dominé par les formations du centre, de droite et d’extrême droite. Chauffées à blanc par Fujimori, celles-ci déclarent immédiatement une guerre sans merci. Les attaques redoublentaprès la nomination de Guido Bellido, membre de l’aile radicale de Pérou Libre, à la présidence du Conseil des ministres (l’équivalent d’un premier ministre). Bellido devra renoncer, tout comme le très estimable ministre des Affaires étrangères Héctor Béjar (un ancien guérillero guévariste de 85 ans), sans que la droite ne cesse de tirer à vue sur les autres ministres, les membres du Congrès et les dirigeants de Pérou Libre, à commencer par Vladimir Cerrón. Circonstance aggravante : confronté à l’acharnement du camp réactionnaire, le nouveau pouvoir a d’emblée commis une erreur d’appréciation. Castillo ne l’a emporté qu’avec une marge infime de 44 000 voix ; une bonne moitié de ceux qui ont voté pour lui l’ont fait plus par rejet viscéral de Fujimori que par adhésion au projet de Pérou libre. En d’autres termes : le rapport de forces réel ne penche pas en faveur du soutien à la mise en œuvre d’un programme radical. Et, dans les faits, l’initiative échappe progressivement à Castillo. D’après une source interne, « des membres de son gouvernement foncent tête baissée sur des grandes réformes, sans même se coordonner avec lui ; ça ne mène à rien, ça crispe les Péruviens et la droite se déchaine. » Sur Twitter, des ministres se critiquent les uns les autres, la situation tourne au chaos.
Pour mettre fin à la confusion, le chef de l’Etat nomme à la mi-octobre, au poste de Première ministre, Mirtha Vásquez, une militante de l’environnement et des droits humains. Considéré comme un geste envers l’aile modérée, la mesure provoque la colère de Cerrón et de Pérou libre, qui retirent leur appui au gouvernement, « sans toutefois passer dans l’opposition ». Le groupe parlementaire de Pérou libre se divise entre « loyalistes » et « dissidents ». La droite s’engouffre dans la brèche et accentue son offensive. Le Congrès approuve une loi d’interprétation de la Constitution qui empêche l’Exécutif de poser la question de confiance – mesure lui permettant éventuellement de dissoudre le Parlement ; en revanche, le législatif garde la faculté de destituer le président pour « incapacité morale », ce qui peut donner lieu à n’importe quelle interprétation. Sous l’infernale pression, le « recentrage » est dans ce cas une question de survie. L’ambitieux programme de départ s’édulcore de ses aspects les plus emblématiques, tel la convocation d’une Assemblée constituante, considérée comme « non prioritaire » par Mirtha Vásquez ou le ministre de l’économie Pedro Francke appartenant au parti Nouveau Pérou (8 % des voix, rappelons-le, au premier tour de l’élection). Il est vrai que, là aussi, la droite balise le chemin : le 18 décembre 2021, la plénière du Congrès a approuvé (76 voix pour, 43 contre et 3 abstentions) une loi en vertu de laquelle un référendum visant à convoquer une Assemblée constituante ne pourra avoir lieu sans une réforme constitutionnelle préalablement approuvée par le Parlement. Qui s’octroie ainsi, par une voie manifestement anticonstitutionnelle, un droit de veto.
Parallèlement, sous les motifs les plus divers, les manœuvres se multiplient pour mettre le chef de l’Etat en accusation et le destituer. Lors d’une visite aux « Cortes » espagnoles (les deux chambres du Parlement), début décembre, la présidente du Congrès péruvien Doña María del Carmen Alva ira jusqu’à demander aux députés du Parti populaire de publier une déclaration affirmant que « le Pérou a été capturé par le communisme et que Pedro Castillo est un président dépourvu de toute légitimité ».
Au-delà d’une certaine immaturité des forces de gauche – qui, en réalité, qu’il s’agisse de Cerrón et de Pérou libre ou de Castillo lui-même, n’avaient pas prévu d’arriver au pouvoir et n’y étaient donc nullement préparées ! –, on peut, dans le cas présent, parler d’un coup d’Etat « à mèche lente », en pleine exécution.Nul ne peut, pour l’heure, prévoir l’issue de la confrontation. Pas plus qu’il n’est possible de déterminer jusqu’où, s’il survit politiquement, devra reculer le président Castillo. Ou même, et pourquoi pas, s’il pourra repasser à l’offensive. Pour le journaliste Ricardo Giménez, membre de l’ALBA Movimientos (section Pérou) : « Il ne s’agit pas du tout d’un glissement vers la droite [de Castillo], comme cela s’est produit avec l’ancien président Ollanta Humala [16] il y a quelques années, mais d’un glissement vers la gauche modérée, ce qui a déconcerté la base. La base se dit : « Peut-être que c’est encore possible, peut-être que c’est vrai que le président cherche la stabilité, qu’il cherche la gouvernabilité afin d’être sur une meilleure base, afin d’avoir une meilleure base pour pousser au changement » [17]. »
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Au Nicaragua, le 7 novembre, le candidat du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), Daniel Ortega, a été réélu avec 75,9 % des voix (abstention : 35 %) ; en tant que vice-présidente son épouse Rosario Murillo l’accompagne. Dans une paix totale, sans contretemps et sans violence à déplorer, ces élections ont également permis à 75 députés du FSLN (sur 91) d’intégrer le Parlement [18]. Une victoire incontestable. Et, nonobstant, assez unanimement contestée… Se plonger dans la bouillie médiatique consacrée au Nicaragua s’apparente à une visite au Musée des horreurs. Et pourtant… Depuis le retour de d’Ortega à la présidence en 2007, et dans le cadre d’une économie mixte, la santé et l’éducation sont redevenues publiques et gratuites ; 16 centres de santé, 452 dispensaires et 21 hôpitaux ont surgi du sol (cinq autres seront terminés et mis en service en 2022 à Chinandega, León, Wiwilí, Ocotal et Bilwi) ; le réseau électrique a été étendu à l’ensemble du pays ; priorité est donnée au développement des petites et moyennes entreprises ainsi qu’à l’économie familiale ; de nouvelles routes sillonnent le territoire et l’une d’entre elles désenclave la côte atlantique, jusque-là complètement isolée, en mettant ses populations indigènes et afro-caribéennes à six heures de Managua ; l’autosuffisance alimentaire a été atteinte à 80 % ; l’insécurité demeure dérisoire comparée aux cataclysmes qui s’abattent sur les pays du Triangle nord (Honduras, Salvador, Guatemala) ; les femmes occupent 51 % des sièges de l’Assemblée nationale (ainsi que sa vice-présidence et 57 % de son comité exécutif), 46 % des fonctions de maires (dont la capitale Managua), 57 % des postes de direction de la Banque centrale, les charges de procureure générale et de ministres de la Défense et de l’Intérieur ; elles président également la Cour suprême de justice et le Conseil suprême électoral… Indépendamment du fait que beaucoup reste à accomplir et qu’on ne parle pas ici d’un pouvoir au-dessus de toute critique, qui dit mieux dans la région (et même au-delà) ?
Question : l’élection présidentielle s’est-elle déroulée dans des conditions normales ? Réponse : non. Raison généralement avancée : trente-deux opposants, dont sept candidats potentiels (mais qu’aucun des partis enregistrés n’avait choisi comme représentant) sont aux prises avec la justice, assignés à résidence, incarcérés et/ou en attente de jugement. De ce fait, ils n’ont pu se présenter. On admettra que c’est fâcheux. S’agit-il d’une violation de leurs droits politiques et humains ? On nous permettra d’en douter. Tous sont poursuivis en vertu de trois textes législatifs votés en 2020 et intitulés « Loi de régulation des agents étrangers », « Loi sur les cyber-délits » et « Défense des droits du peuple à l’indépendance, la souveraineté et l’autodétermination pour la paix ». Origine de cette législation et de sa mise en application : de 2010 à 2020, le gouvernement des Etats-Unis a versé 76 millions de dollars à l’opposition, à travers de multiples ONG, dont la Fondation Violeta Chamorro – que dirige Cristina Chamorro, fille de l’ex-présidente néolibérale (1990-1996) –, pour déstabiliser le pouvoir sandiniste. Des flots considérables de ces billets verts ont été redirigées vers des médias soit disant « indépendants » – Confidencial, La Prensa, Vos TV, Radio Corporación, Radio Show Café con Voz –, ainsi que vers les plateformes digitales – 100 % Noticias, Artículo 66, Nicaragua Investiga, Nicaragua Actual, BacanalNica et Despacho 505.
Une autre partie de cet argent a servi à équiper, financer et rétribuer les groupes de choc qui, sous couvert de manifestations présentées comme « pacifiques », et qui toutes ne l’étaient pas, loin de là, ont tenté en 2018 de renverser Ortega [19]. Destinés aux mêmes opérateurs dans le cadre d’un programme Responsive Assistance in Nicaragua (RAIN), 2 millions de dollars ont été annoncés par l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID) pour la période 2020-2022 afin d’organiser une « transition » [20]. Une façon même pas camouflée de clamer qu’il a toujours été hors de question de respecter le résultat des élections de 2021… Ce que dénonçait sans ambages, en juillet 2021, l’ex-président hondurien Manuel Zelaya, expert en déstabilisations pour avoir lui-même été renversé en 2009 : « Actuellement attaqué, le Nicaragua vit une situation similaire à celle qu’il a connue pendant les émeutes violentes de 2018, menées par une opposition politique qui, sans aucune capacité organique, a servi de point d’entrée à d’importantes ressources externes visant à créer le sentiment de la chute imminente du gouvernement démocratique. Cette fois, le nouveau plan condor électoral américain a anticipé, notamment par la quantité de ressources destinées à boycotter le processus électoral en novembre prochain [21]. » Confronté à cette collusion entre « le grand voisin du Nord » et une opposition incapable de s’organiser pour prendre le pouvoir de façon démocratique, le gouvernement a renforcé son cadre légal. Il ne s’est pas agi pour lui d’interdire les ONG ou les Fondations, mais d’exiger d’elles qu’elles rendent compte de leurs financements étrangers en précisant l’identité de leurs donateurs, le montant des fonds reçus, l’objet des dons et une description de la manière dont l’argent a été dépensé. Lois scélérates, s’emporte la machine à décerveler l’opinion ! Les multinationales de l’industrie des « droits de l’Homme » font chorus. Renseignement pris, il semblerait pourtant que les Etats-Unis appliquent exactement les mêmes règles, sans que nul y trouve à redire, à travers le Foreign Agents Registration Act (FARA) ou les articles 2381 à 2390 du Code pénal relatifs aux infractions de trahison, d’incitation à la trahison, de rébellion ou d’insurrection, de conspiration séditieuse, de promotion du renversement du gouvernement, d’enregistrement d’organisations étrangères, etc [22]. En y regardant de plus près, on découvre aussi que, en septembre 2020, le Parlement européen a créé une Commission spéciale contre la désinformation et les ingérences étrangères. « Financements de partis politiques, financements de campagnes électorales, cyber-attaques, campagnes coordonnées de désinformation massive…, s’est inquiété son président, l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann. Nos droits, notre sécurité, notre souveraineté sont en jeu. La scène politique européenne ne peut pas être un marché sur lequel des puissances étrangères hostiles viennent faire leurs emplettes. Nous ne sommes pas à vendre, et nos démocraties ne sont pas à vendre [23]. » Si, au risque d’agacer, on continue à approfondir, on constatera que, le 15 octobre 2021, est né en France le service de Vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), notamment chargé de surveiller les tentatives de déstabilisation pendant la campagne présidentielle. Cette agence n’aura pas un rôle décisionnel, mais, une fois une campagne hostile repérée, l’Etat décidera ou non de répondre à celle-ci, et selon quelles modalités : révéler les ingérences au grand public, geler des accords commerciaux ou même… « s’engager dans des opérations plus discrètes [24] » ! Que les adeptes du double standard et de la géométrie variable nous permettent d’insister : c’est parce que soupçonné d’avoir perçu de l’argent non déclaré de la Libye, un pays étranger alors dirigé par Mouammar Kadhafi, pour sa campagne présidentielle de 2007, que l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été mis en examen. « Dans notre pays, pas un seul innocent n’est poursuivi, a déclaré le représentant du Nicaragua Michael Campbell Hooker lors d’une session spéciale de l’Organisation des Etats américains (OEA) convoquée le 20 octobre 2021 dans le but de condamner son gouvernement. Ceux qui font l’objet de procédures judiciaires sont des agents étrangers, clairement identifiés au sein de la masse salariale de gouvernements étrangers, qui, en utilisant les structures d’organisations privées, ont reçu des millions de dollars pour détruire, tuer, mettre en faillite l’économie et subvertir l’ordre constitutionnel. »
Quelques détails intéressants – fascinants, même… D’après quelques groupuscules européens vaguement « trotsko-libertaires » qui se chargent d’assurer le « service après-vente » de Washington, non seulement « le couple Ortega-Murillo » réprime ou emprisonne ses opposants de droite, mais il s’en prend aussi à « la gauche », lâché qu’il est par les « sandinistes historiques » : Dora María Téllez, Ana Margarita Vigil, Tamara Dávila, Hugo Torres, Víctor Hugo Tinoco, Mónica Baltodano, Gioconda Belli, Oscar René Vargas, Sergio Ramírez, etc. Mais encore ? Jusqu’à sa mort en 2012, l’ex-« comandante » Tomás Borge (légendaire fondateur du FSLN en 1961 avec Carlos Fonseca, arrêté, torturé, emprisonné, puis ministre de l’Intérieur de 1979 à 1990) est demeuré étroitement lié au Front et à Ortega. Ex-membre de la Direction nationale, Bayardo Arce se tient aussi à ses côtés, de même que Víctor Tirado et la plupart des commandants présents sur les champs de bataille, avant et après le renversement d’Anastasio Somoza, pendant la lutte contre la « contra » – ces contre-révolutionnaires financés par les Etats-Unis pendant toutes les années 1980. Immense souvenir collectif, le passé est présent avec une telle force qu’aucun exorcisme ne pourrait le chasser. Ce sont les très respectés « combattants historiques » de base qui, en 2018, se sont mobilisés aux côtés de la police nationale pour démanteler les barricades, reprendre le contrôle du pays et empêcher le renversement d’Ortega. Tout un symbole : élue députée le 7 novembre dernier, Amada Pineda a été une paysanne persécutée, torturée, violée et emprisonnée par la dictature de Somoza dans les années 1970 ; elle est également la mère de Francisco Araúz Pineda, travailleur de la mairie de Managua et militant sandiniste assassiné par balles, dont le corps a été brûlé en plein jour, dans la rue, par de « chouettes gars » de l’« opposition pacifiques », le 16 juin 2018.
De quelle gauche nicaraguayenne parlent donc les « intermittents de l’anti-impérialisme » désormais alignés sur la droite, les évêques réactionnaires et les médias dominants ? Dora María Téllez : légendaire « Comandante Dos », elle a dirigé la prise de l’Assemblée nationale grâce à laquelle la guérilla a réussi à libérer soixante sandinistes de prison. Dont acte – et respect. Mais c’était en 1978 ! Depuis, en compagnie d’Hugo Torres et de Víctor Hugo Tinoco, Téllez a abandonné le Front et créé le Mouvement de rénovation sandiniste (MRS), un parti d’opposition d’abord centriste, puis carrément droitier et devenu Union de rénovation démocratique (Unamos) en 2020. Progressiste Téllez ? En novembre 2019, en plein coup d’Etat en Bolivie, elle applaudissait le renversement de l’ « aspirant dictateur » Evo Morales et félicitait l’Organisation des Etats américains (OEA) [25]. « Nous marchons ensemble », affirme-t-elle en exprimant son soutien aux putschistes vénézuéliens Leopoldo López et Juan Guaido. Ana Margarita Vigil : présidente du MRS de 2012 à 2017. Se rend régulièrement aux Etats-Unis et, pour demander un « changement de régime » au Nicaragua, n’hésite pas à s’afficher aux côtés d’Ileana Ros-Lehtinen, représentante néoconservatrice de Floride, pilier de la droite dure anti-Cuba et anti-Venezuela, infatigable instigatrice des blocus, sanctions et souffrances imposées par Washington à ces pays et à leurs populations. Sofía Montenegro : Lorsque nous la rencontrons, le 11 novembre… 2011 (2011, pas 2018 !), dans les locaux du Centre d’investigation de la communication (CINCO), qu’elle dirige en employée de la famille Chamorro, la chercheuse et journaliste s’emporte contre « la pseudo gauche orthodoxe stérile, autoritaire et réactionnaire » latino-américaine, se réjouit – « dans six mois Chávez [qu’on sait malade] sera mort ! » – et conclue sobrement : « Daniel et Rosario finiront comme les Ceausescu ! » Nous ne le savons pas alors, mais CINCO fait partie de la nébuleuse des ONG et médias que financent en sous-main les Etats-Unis.
Sergio Ramírez : écrivain, il n’a jamais pris les armes, mais a été vice-président d’Ortega, en guise d’ouverture à ce qu’on n’appelait pas encore la « société civile », de 1984 à 1990. Participe à la création du MRS et, en 2006, appelle publiquement à voter pour le banquier multimillionnaire et corrompu Eduardo Montealegre. Le 9 juillet dernier, pour ne citer qu’un exemple parmi cent, Ramírez participait au IVe Forum atlantique ibéro-américain organisé par la FIL de Vargas Llosa, en compagnie (entre autres) des célèbres gauchistes Mauricio Macri, Leopoldo López, Iván Duque, Sebastián Piñera et Guillermo Lasso. Gioconda Belli : membre de la Commission politico-diplomatique du FSLN pendant la lutte contre Somoza, cette poétesse et romancière passe son temps, depuis 1990, entre le Nicaragua et les Etats-Unis. Le 10 novembre 2021, elle a signé un texte de soutien à la manifestation de l’opposition cubaine prévue pour le 15 novembre suivant. Pourquoi pas, on peut y discerner une logique, qu’on la partage ou non. Mais pourquoi le nom de Belli n’apparait-il pas dans les textes (très rares au demeurant) condamnant le blocus illégal auquel est soumis Cuba ou exprimant leur solidarité aux manifestants bien plus férocement réprimés d’Equateur (11 morts), du Chili (27 morts), d’Haïti (77 morts), de Bolivie (34 morts sous la dictature de Janine Anez) en 2019 ou de Colombie (80 morts en 2021) ? Lorsque Belli s’en prend au gouvernement cubain, c’est en compagnie de, of course, Mario Vargas Llosa, Mauricio Macri, Lenín Moreno, Ernesto Zedillo (ancien président mexicain), María Corina Machado (extrémiste vénézuélienne qui appelle à une intervention militaire des Etats-Unis), Luis Fernando Camacho (l’un des principaux instigateurs, depuis Santa Cruz, du coup d’Etat de 2019 contre Evo Morales), Patricia Bullrich (ancienne ministre argentine, particulièrement répressive, de la Sécurité), Carlos Sánchez Berzaín (ex-ministre de la Défense bolivien dans le gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada ; 74 morts et plus de 400 blessés au compteur en 2003) [26].
Oscar René Vargas : jadis fort respectable. Le passé est le passé. Depuis longtemps, Vargas fréquente plus souvent l’ambassade des Etats-Unis que les quartiers populaires de Managua. En 2018, en pleine insurrection, il imagine quelques solutions constructives : « Que les gens, dans une de ces marches auxquelles nous participons, disent, eh bien, allons à El Carmen [résidence du chef de l’Etat], et même s’il doit y avoir 200, 300, 400 morts, c’est résolu, et c’est une autre sortie à chaud, parce que nous ne savons pas ce qui va se passer, ils peuvent l’attraper [Ortega] et le pendre comme cela s’est passé avec Mussolini. » Ou encore, pourquoi pas « une pression des Etats-Unis ou des différents gouvernements latino-américains et européens sur le gouvernement, sur l’exécutif, mais aussi sur l’armée » ? Ce qui, si cette dernière se laisse convaincre, mène généralement à un coup d’Etat. A moins que, pudeur charmante, merveilleuse délicatesse, on n’arrive « à une sortie comme celle de [Manuel] Noriega [27] ; ils [les Etats-Unis] viennent, ils interviennent, il y a des morts, etc., des blessés et tout, pour résoudre le problème du Nicaragua [28]. » En juillet 2019, Vargas appelait encore à former un « gouvernement provisoire » en prévision de « la lutte qui vient ».
Mónica Baltodano : « comandante » de la guérilla, membre de la direction nationale du FSLN, fondatrice du MRS, présidente de Popol Na et membre de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS). Compagne de route de la droite tout en ayant conservé une phraséologie adaptée à la gauche, elle a un rôle déterminant dans la mobilisation des réseaux européens. « Avec son mari Julio López, elle contrôlait le DRI, le Département des relations internationales du FSLN dans les années 1980, commente André Fadda, syndicaliste CGT présent au Nicaragua à cette époque. Tous les deux ont maintenu les contacts avec certains anciens de ce que furent les comités de solidarité européens, notamment le Collectif de Solidarité avec le Peuple du Nicaragua [CSPN] français, une minorité d’anciens militants ibériques, comme les trotskystes de feu la Ligue communiste révolutionnaire [LCR] espagnole et quelques ex-maos d’une organisation elle aussi disparue, le Mouvement communiste d’Espagne [MCE], sans oublier le Nouveau parti anticapitaliste [NPA] français. » Grand écart formidable, mais hautement productif, il est ainsi possible de parcourir la version particulièrement simpliste de Baltonado sur la crise nicaraguayenne aussi bien sur le site de Confidencial, bastion viscéralement néolibéral de Carlos Fernando Chamorro, que sur celui de France Amérique latine [29] ou du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), lu, suivi et apprécié par des cohortes de militants francophones altermondialistes [30]. A qui l’on se permettra de signaler que les labels « ancien commandant » ou « ex-guérillero » ne constituent nullement une garantie. Sauf à oublier quelques précédents, dont celui particulièrement significatif du salvadorien Joaquín Villalobos. Fondateur en 1971 de l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP), chef de guerre exceptionnel, mais très souple idéologiquement, Villalobos, dès les accords de paix signés, en 1992, a renié son passé révolutionnaire [31]. Après avoir fondé un Parti démocrate – suivant la même logique et en subissant le même rejet populaire que le MRS nicaraguayen –, il quittera définitivement le Salvador en 1999 et passera sans vergogne dans le camp d’en face. Un temps conseiller auprès du gouvernement mexicain dans la répression de la rébellion zapatiste au Chiapas – il alla jusqu’à offrir son arme d’ex-rebelle au président Carlos Salinas de Gortari –, il passa ensuite par la Colombie en tant que conseiller des chefs narco-paramilitaires en cours de « démobilisation » puis du gouvernement de Juan Manuel Santos – pas de la guérilla des FARC ! – lors de la négociation des Accords de paix. Devenu analyste et politologue, Villalobos publie régulièrement, en particulier dans le quotidien espagnol El País, des articles hostiles aux gauches latino-américaines. De sorte qu’on peut ici boucler la boucle : invité en décembre dernier à s’exprimer dans le cadre du pseudo Sommet pour la démocratie de Joe Biden, le président imaginaire vénézuélien Juan Guaido a intégré dans sa « délégation officielle » Berta Valle, épouse nicaraguayenne de Félix Maradiaga. Boutefeu de l’opposition à Ortega, directeur de l’Institut d’études stratégiques et de politiques publiques (IEEPP, largement « subventionné » par Washington), supposé pré-candidat de l’Unité nationale (UNAB) à la présidentielle de novembre dernier, Maradiaga a été détenu, accusé d’« agissements contre la souveraineté du pays et incitation à l’ingérence étrangère ». Que déduire de tout cela ? Des personnalités de l’opposition ont été détenues dans le cadre de procédures qui n’ont rien d’imaginaires. D’aucuns estimeront que le pouvoir ne fait guère preuve de modération. Mais le cas du Venezuela laisse à réfléchir : manifestement plus souple (ou plus « tactique »), la justice n’y a pas fait arrêter Guaido qui, dans n’importe quel autre pays du monde, serait depuis longtemps sous les verrous. Malgré cette retenue, Caracas subit et blocus des Etats-Unis et sanctions de l’Union européenne. Managua en tire les leçons et, sachant que de toute façon la messe est dite, répond à l’agression passée et future en faisant appliquer la loi. C’est donc dans ce contexte que les élections se sont déroulées, en l’absence, effectivement, d’un certain nombre de têtes d’affiche de l’opposition. Pour autant, sept alliances et partis politiques, dont six antisandinistes, participeront au scrutin, dont le Parti libéral constitutionnaliste (PLC), au pouvoir de 1997 à 2007 ; l’Alliance libérale nicaraguayenne (ALN), fondé en 1999 par des dissidents du PLC ; le Parti libéral indépendant (PLI), 31 % des voix et deuxième place à la présidentielle en 2011, 4,51 % et seulement deux députés en 2016 ; d’autres micro-formations. Les radicaux de l’opposition traitent ces partis de « zancudos » (moustiques), de « satellites du FSLN » ou de « collabos ». Exactement la même attitude que celle de l’extrême droite vénézuélienne à l’égard des forces politiques non chavistes qui, désormais hostiles à la déstabilisation en cours et aux « sanctions » étatsuniennes mortifères pour la population, ont participé aux élections présidentielle (2018), législatives (2020) et régionales (2021).
Pas de surprise : la victoire sandiniste a provoqué les réactions attendues. « En étroite coordination avec les autres membres de la communauté internationale, les Etats-Unis, utiliseront tous les outils diplomatiques et économiques à leur disposition pour soutenir le peuple du Nicaragua et demander des comptes au gouvernement Ortega-Murillo et à ceux qui facilitent ses abus », a déclaré Joe Biden, dès les résultats connus. En signe d’approbation, les toutous de l’impérialisme – Canada, Chili (de Piñera), Colombie, Equateur, France, Royaume-Uni, Espagne, Allemagne – ont immédiatement aboyé. Le 9 décembre, l’inévitable OEA a émis une résolution demandant au gouvernement sandiniste de laisser entrer au Nicaragua une mission diplomatique pour entamer un dialogue sur des réformes électorales et… la convocation de nouvelles élections. Luis Almagro, son secrétaire général, avait manifestement raté un épisode. Le 19 novembre précédent, le ministre des Affaires étrangères Denis Moncada avait annoncé que le Nicaragua, après le Venezuela (et sans parler de Cuba exclue en 1962), entamait la procédure lui permettant de quitter l’OEA. Oubliant manifestement que les Etats-Unis, le 1er janvier 1979, ont reconnu la République populaire de Chine, le Département d’Etat a réagi très durement lorsque Managua, le 9 décembre 2021, pour éviter un isolement en cas d’aggravation des mesures coercitives unilatérales prises à son encontre, a annoncé rétablir des relations diplomatiques avec Pékin (rompues sous le gouvernement de Violeta Chamorro). Une mesure assez dans l’air du temps : au Honduras, pendant sa campagne électorale, la candidate de gauche Xiomara Castro a affirmé qu’elle établirait des relations diplomatiques avec la Chine immédiatement après son élection.
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Scrutin sous tension, le 28 novembre, au Honduras. Cinq millions et demi d’électeurs doivent élire leur chef de l’Etat, 128 députés au Congrès, 20 au Parlement centraméricain et 298 maires et conseillers municipaux. Si quatorze candidats s’affrontent pour la magistrature suprême, seuls deux ont des possibilités de l’emporter : Nasry Asfura du Parti national (PN), au pouvoir depuis 2010, et Xiomara Castro pour Liberté et refondation (LIBRE), né le 26 juin 2011 en tant que bras politique du Front national de résistance populaire (FNRP), après le renversement de Manuel « Mel » Zelaya, l’époux de Castro, le 28 juin 2009. Un coup d’Etat dont le pays ne s’est jamais relevé. Mais dont le Parti national a été le premier bénéficiaire, si l’on excepte l’ « intérim » assuré par Roberto Micheletti, du Parti libéral (2009-2010). Lui ont en effet succédé Porfirio « Pepe » Lobo (2010-2014), élu lors d’un scrutin boycotté par toutes les forces démocratiques, puis Juan Orlando Hernández, dit « JOH » (2014-2022). Des scrutions qu’on qualifiera de « sous contrôle ». En 2013, malgré des dénonciations argumentées de fraude énoncées par Xiomara Castro, une première fois candidate, et de Salvador Nasralla, arrivé en troisième position (13,43 %) pour le compte du Parti anticorruption (PAC), la victoire de « JOH » fut entérinée dans des conditions extrêmement contestables par les missions d’observation de l’OEA et de l’Union européenne (UE) [32]. Quatre ans plus tard, en 2017, la Cour suprême de justice déclare « inapplicable » l’article de la Constitution interdisant la réélection. Du cynisme à l’état pur : l’accusation de vouloir se livrer au même contournement de la loi – ce qui était faux – avait justifié en 2009 le renversement de « Mel » Zelaya ! En cette année 2017, Xiomara Castro passe son tour au profit du centriste Nasralla, candidat d’une Alliance d’opposition néanmoins coordonnée par Manuel Zelaya. Après plus d’une semaine de retards et d’incidents plus suspects les uns que les autres, le Tribunal suprême électoral (TSE) octroie à nouveau la victoire à Juan Orlando Hernández (42,8 % des voix). Les irrégularités ont été telles que d’importantes manifestations secouent le pays, durement réprimées – au moins 23 morts (22 civils et un policier), 232 blessés, plus de 1350 personnes détenues [33]. Même l’OEA rechigne à reconnaître le résultat, mais l’administration de Donald Trump le légitime – de sorte que, dans la grande tradition, l’OEA se tait.
Un résumé succinct rendra compte ici du désastre que ces élections douteuses ont permis. Dans un pays de 9,1 millions d’habitants gangrené par le chômage et au taux de pauvreté de 64,3 % en 2018, Hernández a fait adopter une série de lois visant à privatiser l’énergie, l’eau, la sécurité sociale et le secteur minier. La réduction des salaires s’est faite en 2014 au travers de la Loi sur l’emploi « par heure » (Ley de Empleo por Hora) destinée à pulvériser le salaire minimum. Autour de produits d’exportation phare – café, banane, huile de palme, canne à sucre –, la concentration des terres s’accélère, au détriment des paysans. Dans une quête sans limites de réformes néolibérales, la Cour suprême, en octobre 2012, et le Congrès, en juin 2013, ont entériné la création de Zones d’emploi et de développement économique (ZEDE). Egalement connues sous l’appellation de « Villes modèles », ces zones permettent à des entreprises privées, nationales et surtout internationales, de gérer librement la main-d’œuvre et les terres en disposant de leurs propres police et administration judiciaire. De fait, une abolition pure et simple de la souveraineté nationale. Ajoutant l’autoritarisme à l’ultralibéralisme, le pouvoir a entrepris une militarisation croissante par la création de nouvelles structures telles que la Force nationale de sécurité interinstitutionnelle (Fusina) et la Police militaire de l’ordre public (PMOP) commandées par des officiers complices et alliés. Toutefois, quand en avril 2019, sous la pression d’un FMI prônant la « prudence budgétaire », le gouvernement tente de privatiser les secteurs de la santé et de l’éducation, ces forces répressives ne parviendront pas à freiner la mobilisation populaire. Le gouvernement devra reculer. Raison pour laquelle, en prévision des futures échéances, il fera approuver un nouveau Code pénal particulièrement répressif par le Congrès. En janvier 2020, la même Assemblée mettra un terme à la Mission d’appui contre la corruption et l’impunité au Honduras (MACCIH), organisme pourtant pas très « méchant » mis en place après un accord avec l’OEA. L’initiative avait suivi le soulèvement en 2015 de milliers de Honduriens qu’indignaient le pillage par « JOH » et le Parti national de l’Institut hondurien de sécurité sociale (IHSS) : un rapt de 120 millions de dollars provenant des fonds destinés à l’achat de médicaments, de fournitures pour le système de santé et au paiement des pensions de vieillesse et d’invalidité. L’opposition avait alors réclamé une commission d’enquête de l’ONU, demande immédiatement bloquée par les Etats-Unis. Soucieux de protéger le pouvoir hondurien tout en tentant de le cadrer, Washington avait manœuvré pour instaurer un organisme plus contrôlable, la MACCIH, sous les auspices de l’OEA. Fin mai 2021, en prévision des élections de novembre, et dans la même logique, le gouvernement d’Hernández blindera les hommes politiques accusés de corruption ou d’implication dans le crime organisé, ce qui leur permettra de se présenter. Dans son article 312, la nouvelle Loi électorale précise en effet : « Les procédures judiciaires à l’encontre de tout candidat à un poste électif, depuis la date de son inscription jusqu’à la déclaration des élections respectives, n’ont pas d’effet de disqualification, à moins (…) qu’il existe une condamnation définitive à cet effet ou qu’elles résultent de la commission d’un crime ou d’une violation de la Constitution de la République. » Si le texte n’enthousiasme pas le Conseil national anti-corruption (CNA) – « Les forces politiques ont aligné leurs étoiles pour se protéger, laissant sans effet les actions judiciaires contre ceux qui sont actuellement sous enquête » –, elle ravit le futur candidat du Parti national à la présidence, Nasry Asfura : bien que n’étant pas sous le coup d’un mandat d’arrêt, il fait l’objet d’une enquête du Ministère public et ses biens ont été saisis. Que l’on rajoute à ce tableau une insécurité endémique (37,6 assassinats pour 100 000 habitants) [34], la dévastation provoquée à moins de quinze jours d’intervalle par les deux ouragans ETA et IOTA fin 2020 (une centaine de morts, 1,8 milliard de dollars de dégâts), plus la pandémie de Covid-19, on conviendra que la situation ne correspond en rien aux transformations radicales dont la société aurait besoin. Seul espoir de changement, la prochaine élection. Après l’impasse faite en 2017, LIBRE présente à nouveau Xiomara Castro. Si elle a été « première dame » à partir de 2006, elle n’a rien d’une potiche. Au moment du coup d’Etat, elle s’est réfugiée pendant une semaine dans une ambassade avant de ressortir, d’intégrer le Front national de résistance populaire et de se lancer dans la lutte, à la tête des manifs anti-putsch. Elle avance dans la vie avec une personnalité qui ne la cantonne pas au statut réducteur de « femme de Zelaya ». L’exaspération des Honduriens face au pouvoir de « JOH » ne garantit en rien le succès – qui devra être large pour éviter les fraudes et manœuvres habituelles. Trois semaines avant le scrutin, Castro obtient le ralliement de Salvador Nasralla, leader du Parti sauveur du Honduras (PSH), en berne dans les sondages. En échange de la vice-présidence de la République et de la présidence du Congrès pour l’un des siens, Nasralla renonce à briguer la magistrature suprême. Dirigé par la très respectée Doris Gutiérrez, le petit Parti innovation et unité (PINU), social démocrate, se joint à la coalition. Sondages à l’appui, le chemin du succès semble assuré. Ne reste qu’une question, et non des moindres… Depuis le coup d’Etat appuyé en sous-main par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, les Etats-Unis ont accordé un appui inconditionnel aux gouvernements de droite honduriens. Pendant les campagnes, ils ont ouvertement soutenu le Parti national ; au moment des fraudes électorales, ils ont fermé les yeux. Cette fois, pourtant, ils demeurent curieusement en retrait…
Gros mal de tête pour Washington. Ses alliés traditionnels ont transformé le Honduras en un Etat failli, pour ne pas dire en un « narco-Etat ». Septembre 2017 : Fabio Lobo, fils de l’ancien président Porfirio Lobo, est condamné par un juge fédéral de Manhattan à 24 ans de prison pour son implication dans un trafic de drogue à destination des Etats-Unis. En décembre, un autre Hondurien, Yani Rosenthal, plaide coupable et écope de trois années d’incarcération, également aux Etats-Unis, pour « blanchiment » d’argent du cartel Los Cachiros, la bande la plus violente de l’histoire du pays, responsable de la mort de dizaines de Honduriens. Yani appartient lui aussi à une puissante famille de l’oligarchie : son père, le banquier Jaime Rolando Rosenthal, a été vice-président de la République, son cousin, Yankel Rosenthal Coello, ministre de l’Investissement. Ayant purgé sa peine, Yani Rosenthal n’hésitera pas à se présenter à la présidentielle de 2021 pour le compte du Parti libéral (il obtiendra 10 % des voix). En mars 2021, c’est au tour de l’ancien député Tony Hernández, frère de « JOH », d’être reconnu coupable de « participation à l’importation de 185 tonnes de cocaïne » aux Etats-Unis et de se voir notifier la sentence : prison à vie. « L’accusé était un membre du Congrès hondurien qui, avec son frère Juan Orlando Hernández, a joué un rôle de premier plan dans une violente conspiration de trafic de drogue parrainée par l’Etat », ont dénoncé les procureurs avant l’énoncé de la peine. Début juillet, suite du feuilleton digne d’une série télévisée : les accusant de « corruption significative », les Etats-Unis interdisent à l’ex-président Lobo et à son épouse Rosa Elena l’entrée sur leur territoire. Résultat d’une enquête menée avec la collaboration de la MACCIH, cette dernière a été arrêtée le 28 février 2018 pour s’être approprié, depuis le Bureau de la Première Dame et avec l’aide de quelques comparses, 16 millions de lempiras de fonds publics (environ 600 000 dollars) initialement destinés à des œuvres sociales. Reconnue coupable, Rosa Elena Lobo a été condamnée le 4 septembre 2019 à 58 ans de prison avant que, en mars 2020, la Cour suprême du Honduras n’annule la sentence, ne la libère et n’ordonne un nouveau procès (après que la MACCIH ait été éjectée du pays).
Washington se bouche le nez. Cette décomposition a pénétré toutes les instances honduriennes, depuis la police et l’armée jusqu’au système judiciaire en passant par les partis politiques et le Congrès. Circonstances aggravantes : alors que la Maison-Blanche a fait de l’immigration une priorité, du Honduras, poussés par la misère et l’insécurité due aux gangs (les « maras »), des caravanes de centaines de migrants s’élancent à pied vers le Nord, à travers le Guatemala et le Mexique, à intervalles de plus en plus fréquents [35]. Sous le gouvernement de Trump, « JOH » a encore bénéficié d’un sursis. Le démocrate Biden est fait d’un autre bois. Sur un scénario désormais classique, la droite hondurienne peut bien se déchainer, accusant Mme Castro et LIBRE « de liens avec le Venezuela et le Nicaragua » et de participation au Forum de São Paulo (qui regroupe les gauches latino-américaines), l’ex-président colombien Andrés Pastrana peut bien venir à la rescousse… Cette fois, depuis Washington, rien n’est entrepris pour empêcher l’inéluctable. Au contraire, pourrait-on dire. Du 21 au 23 novembre, Brian Nichols, secrétaire d’Etat adjoint pour l’Hémisphère occidental (les Amériques), débarque au Honduras et y rencontre des membres du gouvernement de « JOH », les magistrats du Conseil national électoral (CNE), des représentants de la « société civile » et du patronat, en demandant à tous de « travailler ensemble pour garantir des élections libres, justes, transparentes et pacifiques », avant d’ajouter : « Les Etats-Unis n’ont de préférence pour aucun candidat ou parti. Face à cette consultation, nous sommes impartiaux. » Moyennant quoi, le 28 novembre, douze ans après le coup d’Etat contre son mari « Mel » Zelaya, Xiomara Castro l’emporte largement avec plus de 53 % des voix.
En apparence, tout paraît normal. Le programme ne promet par le Grand soir, mais présage un profond changement. Lutte contre le narcotrafic, la corruption et l’impunité, élimination des ZEDE, réformes sociales, légalisation de l’avortement thérapeutique et du mariage homosexuel, démocratie directe et participative en lien avec les acteurs locaux – maires, organisations, syndicats, etc. Un « socialisme démocratique à la hondurienne », a résumé pendant sa campagne la nouvelle cheffe de l’Etat. Les tracas commencent lorsque Mme Castro confirme qu’elle a l’intention d’établir des relations diplomatiques avec la Chine. L’ambassade des Etats-Unis réagit négativement. Et trouve immédiatement un allié des plus inattendus pour qui ne connaît pas le contexte hondurien : Salvador Nasralla ! « Le Honduras entretient des relations avec Taïwan et n’en a pas besoin avec la Chine, tant que ses liens avec les Etats-Unis sont bons, déclare le colistier et désormais vice-président de Castro. Les Etats-Unis sont notre allié commercial, proche et historique. Nous ne voulons pas nous battre avec eux. » En 2017, estimant à tort ou à raison Xiomara Castro trop « clivante » pour pouvoir l’emporter, LIBRE prit la décision de soutenir Nasralla, populaire ex-star de la télévision, dans sa course à la présidence. Les défaites suscitent toujours des lâchetés, des égarements, des trahisons. Après la victoire frauduleuse de « JOH », c’est contre ses alliés que Nasralla s’est retourné. En novembre 2018, évoquant la tricherie de l’année précédente, il ira jusqu’à déclarer : « Si je ne m’étais pas impliqué en politique avec Mel Zelaya, les Etats-Unis m’auraient permis d’être président. » Il s’attira une réponse cinglante de Xiomara Castro : « Tu n’as jamais dit que l’opinion des Etats-Unis était plus importante que l’opinion du peuple. Si j’avais connu ta double morale, je n’aurais jamais renoncé à ma candidature. (…) Tu n’es pas honnête, tu es un ingrat [36]. » Les relations demeurèrent exécrables. En 2021, quelques jours avant d’entériner sa nouvelle alliance avec Xiomara Castro, Nasralla s’en prenait encore sur les réseaux sociaux aux partis National, Libéral et… LIBRE : « C’est tous les mêmes ; ils ont tous commis des vols d’argent destiné au peuple pour l’alimentation, la santé et l’éducation ; ces péchés sont connus du dictateur JOH et il les contrôle, car il peut les mettre en prison ou les extrader s’ils n’obéissent pas à ses ordres. » Pour faire bonne mesure, il diffusa que la famille Zelaya était impliquée dans les Panama Papers. Information qui se révéla totalement erronée.
Voici donc l’opportuniste et inconstant Nasarra vice-président de Xiomara Castro. Incohérence ? Il s’agit en réalité d’une contradiction commune à nombre de gauches latinas : craignant de ne pouvoir l’emporter, ou ne pouvant objectivement gagner avec leurs seules forces, elles doivent trouver des partenaires porteurs d’un supplément de voix leur assurant la victoire. Dans les « moins pires » des cas, ces alliances les attirent vers le centre. Dans les situations les plus funestes, elles se terminent en trahison. Au cœur de la conspiration qui a renversé Zelaya en 2009, figurait non pas un allié, mais un coreligionnaire et « ami », le président du Congrès Roberto Micheletti, membre, comme « Mel », du Parti libéral (mais de son aile droite). Au Paraguay, en 2012, l’ex-« évêque des pauvres » Fernando Lugo (Alliance patriotique pour le changement) est défenestré par son vice-président Francisco Franco, du Parti libéral radical authentique (PLRA), une force politique traditionnelle d’opposition à la dictature d’Alfredo Stroessner (1954-1989), indispensable par son apport de voix pour en finir avec l’indéboulonnable Parti Colorado. La brésilienne Dilma Rousseff (Parti des travailleurs ; PT) tombe en 2016 du fait de la félonie de son vice-président Michel Temer (Parti du Mouvement démocratique brésilien ; PMDB), porté à cette fonction pour les mêmes raisons.
Le pire n’est jamais sûr. On ne se livrera ici à aucun procès d’intention concernant Nasralla. Il n’en demeure pas moins que, en fonction de contradictions qui ne peuvent être complètement résolues, sa pente naturelle l’amènera dans le meilleur des cas à tenter de « décaféiner » le projet de LIBRE (comme le feront au Chili avec Boric ses alliés de l’ex-Concertation). Au Parlement monocaméral de 128 membres, LIBRE dispose alors de 50 députés (20 de plus que pour la période précédente) auxquels s’ajoutent les 10 élus du PSH de Nasralla. Face aux 44 représentants du Parti national, le parti au pouvoir, ne disposant pas d’une majorité absolue, devra négocier, notamment avec le Parti libéral (22 sièges), le Parti anti-corruption et le Parti de la démocratie chrétienne (un élu chacun).
Une tâche déjà ardue. Mais qui va s’avérer plus rude que prévue, et ce pour deux raisons : dans toute famille politique se rencontrent le meilleur et le pire ; au Honduras, la trahison est si banale qu’elle n’en est pas vraiment une.
On l’a vu, pour sceller leur alliance, Xiomara Castro et Salvador Nasralla ont convenu qu’un député du PSH, Luis Redondo, présiderait le Congrès s’ils y obtiennent une majorité qui le leur permette – soit 65 voix (la moitié plus une des 128 sièges). La crise éclate le 20 janvier, à une semaine de l’investiture, quand vingt députés de… LIBRE, emmenés par deux des leurs, Jorge Calix et Beatriz Valle, dirigeants historiques de premier rang, refusent de respecter l’accord. Lors de l’élection du président provisoire du Congrès, sans respecter les procédures – proposition d’un candidat suivie d’une discussion –, ils élisent Calix, avec le soutien des « cachurecos » (nom donné aux membres du Parti national) et d’une faction du Parti libéral emmenée par Yani Rosenthal (l’homme condamné aux Etats-Unis pour des crimes liés au trafic de drogue). En pleine Chambre, la déloyauté provoque un beau chahut ponctué d’échange de coups. Inspirée par des ambitions personnelles, la démarche des contestataires de LIBRE permet en effet au Parti national et au Parti libéral de contrôler le Congrès et d’entraver le politique de la cheffe de l’Etat. Ulcérés, les « loyalistes » élisent à leur tour in président, Redondo en remplaçant les déserteurs par leurs suppléants, au cours d’une « session » pas plus réglementaire que celle de leurs adversaires. Une colère à la hauteur des espérances déçues : Xiomara Castro et LIBRE annoncent l’expulsion des dix-huit « traîtres » – deux étant revenus sur leur décision devant l’ampleur des réactions dans leur parti. Poussés par le démon des tentations troubles où l’on tombe tout entier, les dissidents vont néanmoins persister et signer le dimanche 23. Ce jour là, le bâtiment de la Chambre des députés étant encerclée par une foule de manifestants appuyant « Xiomara » Luis Redondo, Calix se fait élire par les dix-huit « dissidents » et les partis de droite (79 voix en tout) lors d’une séance tenue dans un club social chic, Bosques de Zambrano, dans la banlieue de Tegucigalpa. Au même moment, les parlementaires et suppléants de LIBRE fidèles à la parole donnée, plus quelques membres du Parti libéral soucieux de favoriser la gouvernabilité, soit 96 parlementaires, font prêter serment à Redondo, dans l’enceinte du Congrès.
Fort du soutien de Xiomara Castro, Redondo a installé son assemblée au siège du Parlement, en présence d’une escorte de cadets des Forces Armées. De son côté, en tenant une séance virtuelle, Calix a réuni son Congrès parallèle sur Zoom. Précurseurs de ce type de démarche, Guaidó et sa clique, au Venezuela, ont dû apprécier. Les Honduriens en quête de stabilité et de changement, beaucoup moins. Mal emmanchée, la réussite du mandat de Mme Castro dépendra donc fondamentalement de l’organisation et du renforcement du mouvement social et populaire. Pilier historique de la résistance au coup d’Etat, puis du Parti LIBRE, membre d’ALBA Mouvements, Gilberto Ríos, avant même le déclenchement de cette crise, en était parfaitement conscient : « Je me souviens qu’au moment où nous allions fonder le parti [en 2011], il y a eu une réunion privée avec le commandant Daniel Ortega. Il nous a dit que la fondation de ce parti était une bonne chose, que c’était très positif, mais il nous a dit aussi de ne pas négliger la force populaire, le pouvoir populaire, parce qu’au Honduras, contrairement au reste de l’Amérique Centrale, les travailleurs ont fait beaucoup de conquêtes grâce aux syndicats et grâce à la force du mouvement populaire [37]. » Le 18 janvier, là encore avant la crise, à proximité du palais présidentiel, une cinquantaine d’organisations ont officialisé la formation de l’Assemblée permanente du pouvoir populaire (APPP) et appelé à l’élection d’une Assemblée nationale constituante, à la démilitarisation et la révocation du modèle de concessions inconsidérées et corrompues. Parallèlement, à quelques jours de l’investiture du 27 janvier, trois commissions ont été créées par l’équipe de Mme Castro. La première est chargée du transfert du pouvoir, la deuxième de la transition des différents ministères et la troisième, la plus importante, des mouvements sociaux. Au sein de cette dernière, une quinzaine de tables rondes ont été mises en place et différentes réunions ont été programmées pour recevoir des propositions.
Malgré l’incertitude provoquée par l’existence de deux Congrès, le 27 janvier a été une grande fête populaire. Dans le Stade national, à Tegucigalpa, trente mille personnes se sont massées pour honorer la nouvelle présidente. C’est devant la juge Karla Lizeth Romero Dávila que Xiomara Castro a prêté serment. En l’absence du chef du pouvoir législatif ou du président de la Cour suprême de justice (CSJ), précise l’article 244 de la Constitution, un juge de la République doit procéder à l’assermentation. Tout un chacun a cependant remarqué que c’est Luis Redondo, président d’un Congrès qui, quelques heures auparavant, avait réuni 110 députés, entre titulaires et suppléants, qui a remis l’écharpe présidentielle à « Xiomara ».
Pour un petit pays d’Amérique centrale, le Honduras a fait très fort. L’événement a été suivi par 40 délégations internationales, et non des moindres, à commencer par celle des Etats-Unis. C’est en effet la vice-présidente Kamala Harris qui, en représentation de Washington, a assisté à l’investiture de Mme Castro. Il s’agissait du premier voyage officiel au Honduras de celle qui a été chargée par Joe Biden de résoudre le problème de l’immigration incontrôlée en provenance de l’isthme centraméricain. Mais outre cet aspect spécifique des relations entre les deux nations, les Etats-Unis ont affiché ostensiblement l’intérêt tout particulier qu’ils accordent au Honduras de demain. En a témoigné l’importance et le niveau de leur délégation : outre la vice-présidente, celle-ci comprenait le sous-secrétaire aux Affaires de l’hémisphère occidental, Brian A. Nichols ; l’administratrice de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) Samantha Power ; le sous-secrétaire à la croissance économique, à l’énergie et à l’environnement, Jose W. Fernandez ; le représentant démocrate de Californie Raúl Ruiz. Le coup d’Etat de 2009 dans toutes les mémoires, la gauche continentale s’est également mobilisée. Cristina Fernández de Kirchner, Dilma Rousseff, Fernando Lugo, Evo Morales, le ministre des Affaires étrangères mexicain Marcelo Ebrard, le vice-président de Cuba Salvador Valdés Mesa, les prix Nobel de la paix Rigoberta Menchú et Adolfo Pérez Esquivel… Kamala Harris ou pas Kamala Harris, le ministre des Affaires étrangères vénézuélien Felix Plasencia, également invité et présent, a pu jubiler : « Aujourd’hui, les relations diplomatiques entre la République bolivarienne du Venezuela et la République du Honduras sont rétablies. »
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Le 21 novembre 2021, au Venezuela, le Grand pôle patriotique (GPP), coalition regroupée autour du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), raflait la mise en remportant 19 des 23 Etats du pays à l’occasion des élections régionales. Les municipales marquaient la même tendance : 213 mairies sur 322, dont celle de Caracas, tombaient dans l’escarcelle du chavisme. Des résultats d’autant plus remarquables que, après avoir boycotté tous les scrutins organisés depuis 2018, l’opposition radicale participait à la confrontation. On ne reviendra pas ici sur cette victoire largement traitée sur ce site dans un article précédent [38]. Mais sur son dénouement. Car, le 21 novembre, une ombre avait entaché le tableau : le pataquès ayant accompagné la consultation dans l’Etat de Barinas.
Cet Etat a vu naître l’ex-président Hugo Chávez, le charismatique inspirateur de la Révolution bolivarienne. Il a été gouverné successivement par Hugo de Los Reyes Chávez, père de feu le chef de l’Etat (1998-2008), puis par Adán Chávez, frère d’Hugo, jusqu’en 2017, année de l’élection d’Argenis, un autre frère du défunt. Un fief donc auquel, pour des raisons évidentes, le pouvoir en place tient comme à la prunelle de ses yeux. Ce 21 novembre, première conflagration : le résultat donne une très courte avance au candidat d’opposition de la Table d’unité démocratique (MUD) Freddy Superlano. Avec 37,60 % des suffrages, il devance le gouverneur sortant et candidat à la réélection pour le PSUV, Argenis Chávez (37,21 %). Deuxième embrasement, immédiatement après : affirmant que Superlano n’aurait pas dû pouvoir se présenter en raison d’une sanction administrative imposée en août, le Tribunal suprême de justice (TSJ) invalide le résultat. La privant de sa victoire, cette mesure effectivement contestable, car survenant après coup, indigne l’opposition.
Une nouvelle élection devra avoir lieu le 9 janvier 2022 annoncent les instances concernées. Battu quelques jours auparavant, Argenis Chávez renonce. Conscient de l’enjeu, le pouvoir mobilise un poids lourd, Jorge Arreaza, plusieurs fois ministre depuis 2011, dont quatre années aux Affaires étrangères, et par ailleurs ex-mari de la fille aînée de Chávez, Rosa Virginia. Un membre de la famille, en quelque sorte. Et il le faut… En effet, outre le contexte général – difficultés économiques et effondrement des services publics dus à l’agression tous azimuts et au blocus imposé par les Etats-Unis –, une sombre querelle, précisément familiale, a divisé et démobilisé le chavisme dans cet Etat. Lors des primaires organisées le 8 août par le PSUV pour déterminer son candidat, ce sont deux Chávez qui se sont affrontés : Argenis, le gouverneur sortant et Hugo Chávez Terán, député et neveu de feu le « comandante ». Chacun ayant, comme il se doit, ses partisans. Le débat entre les deux hommes a été acharné et violent. En juillet, leurs fidèles sont allés jusqu’à échanger des horions. La désignation finale (et contestée) d’Argenis a fini de casser le chavisme en deux. Division qui a précipité la défaite. Davantage de militants et sympathisants ont participé aux primaires du 8 août qu’au vote déterminant du 11 novembre suivant !
Arreaza rassemble. Arreaza réalise une très belle campagne. En un mois, Arreza fait passer le nombre de voix chavistes de 103 693 à 128 583, pour un total de 41,27 %. Mais la droite a également sonné le rappel. Ulcérée par ce qu’elle considère comme une injustice et un « bidouillage », elle se rassemble, récupère des abstentionnistes, et son candidat, l’élu régional Sergio Garrido (MUD) l’emporte largement avec 55,36 % des suffrages. Victoire immédiatement reconnue par Arreaza. Bien que relative, puisque l‘opposition ne s’adjuge que quatre Etats sur vingt-trois, il s’agit pour le chavisme d’une défaite. Mais qui, paradoxalement, ne comporte pas que des inconvénients. Elle prouve d’abord que, contrairement aux éternelles allégations, le système électoral est fiable et que, quel que soit l’enjeu, nul n’altère le résultat des élections. Elle permet en conséquence de pointer quelques situations cocasses. « Il n’y a pas de conditions pour une élection libre et équitable au Venezuela (…) Nous n’acceptons qu’une élection présidentielle », étaient jusque-là les déclamations préférées du « président intérimaire » autoproclamé Juan Guaidó, hostile à toute participation à quelque scrutin que ce soit. Phénomène incroyable, pour ne pas dire miraculeux : mettant à la sauce vénézuélienne le slogan du Loto français – « 100 % des gagnants ont participé ! » – Garrido l’emporte dans le Barinas. Oubliant ses mantras, Guaidó déboule ventre à terre pour s’approprier la victoire : « Le message le plus important que le peuple vénézuélien a reçu aujourd’hui et que Barinas donne au monde entier est que nous allons voir notre démocratie récupérée, que, sans aucun doute, l’organisation porte ses fruits et que nous allons voir ce pays renaître à très court terme. » Une satisfaction assez brève au demeurant. Répondant aux questions de Vladimir Villegas, dans l’émission « Vladimir à la 1 », sur Globovisión, Garrido assène : « Nicolás Maduro ne peut être ignoré. Il est une réalité, il est là, il est le président. Que nous le voulions ou non, il est la réalité. » Là dessus, comme l’ont fait les trois autres gouverneurs d’opposition élus – Morel Rodríguez (Nueva Esparta), Alberto Galíndez (Cojedes) et Manuel Rosales (Zulia) – Garrido se rend au palais de Miraflores pour s’y réunir avec le seul et unique chef de l’Etat. Renvoyant un peu plus dans les limbes la créature sortie des laboratoires frankensteiniens des docteurs Donald Trump, Mike Pence et Mike Pompeo.
Sans les Etats-Unis, Guaidó ne serait rien. Le président Maduro ne s’est d’ailleurs pas privé d’une réflexion sarcastique quand l’administration de Joe Biden s’est elle aussi hâtée de féliciter Garrido alors qu’elle dénonce en permanence des élections vénézuéliennes « sujettes à caution ». Cela étant, même dans son propre camp, le président imaginaire est de plus en plus contesté. Dans certains secteurs des partis Primero Justicia et Action démocratique des voix se sont élevés, fin 2021, pour demander de mettre un terme à une plaisanterie qui, depuis janvier 2019, n’a que trop duré. Les démissions se succèdent, dont celle du poids lourd Julio Borges, supposé ministre des Affaires étrangères, au sein du gouvernement fantoche. Ou encore celle de Iván Simonovis, « commisaire spécial à la sécurité et au renseignement » ; José Ignacio Hernández, « procureur spécial » ; Ricardo Haussman, « représentant du Venezuela devant la Banque interaméricaine de développement (BID) ». Même les magistrats du Tribunal suprême de justice qu’il a inventé viennent de porter plainte contre Guaidó.
Pour freiner cette guerre interne infernale, Washington a dû jouer les pompiers. Si la figure du « président intérimaire reconnu par la communauté internationale » (en réalité, une poignée de pays) venait à disparaître, le gouvernement de Nicolás Maduro pourrait réclamer et dans certains cas obtenir le contrôle des milliards de dollars d’actifs vénézuéliens confisqués à l’étranger. Il contrecarrerait ainsi un peu plus les effets dramatiques du blocus économique imposé au Venezuela. Sans parler de la victoire morale et politique dont il pourrait se féliciter, ni de l’humiliation des instigateurs de l’opération de déstabilisation. Au terme d’un vif débat arbitré par le Département d’Etat américain, l’Assemblée nationale fictive (élue en 2015, elle a terminé son mandat en 2020) a donc, tout en réduisant ses prérogatives, prolongé de douze mois le mandat de Guaidó – et de la camarilla de près de 2 000 personnes qui vivent grassement (153 millions de dollars en 2021) de cette fiction. Laquelle, hormis ses promoteurs et ses profiteurs, ne trompe plus personne : « La soi-disant « option Guaidó » a échoué dès qu’elle a vu le jour, a lâché le 9 janvier au quotidien El Tiempo l’ex-président colombien de droite Juan Manuel Santos. C’est l’une des plus grandes stupidités diplomatiques de ces derniers temps. Malheureusement, la Colombie en a été l’un de ses promoteurs les plus enthousiastes. »
Le 10 janvier 2022, le Conseil national électoral (CNE) a accueilli positivement les demandes formelles de trois petites organisations, le Mouvement vénézuélien pour le Révocatoire (Mover), Tous unis pour le référendum révocatoire et le Comité exécutif national de la Confedejunta en collaboration avec le Comité de la démocratie nationale et internationale. Maduro est arrivé à mi-mandat le 10 janvier 2022 et, ainsi que le stipule l’article 72 de la Constitution, il est dès lors possible d’organiser un référendum révocatoire. L’activation éventuelle de ce processus nécessite que 20 % des personnes inscrites au registre électoral de chaque Etat du pays expriment « leur volonté », ratifiée par leurs signatures. En surprenant beaucoup, le CNE va très vite en besogne et annonce que ce recueil des 4,2 millions de paraphes requis aura lieu le 26 janvier entre 6 heures et 18 heures, dans 1 200 centres électoraux. Tant les trois organisations promotrices que les partis politiques d’opposition hurlent au scandale et contestent cette décision, les initiateurs annonçant un recours devant le Tribunal suprême de justice (TSJ). Il y a plusieurs explications à ce rejet…
Pour l’ex-député et ex-gouverneur du Barinas (2008-2012) César Pérez Vivas, « c’est une bouffonnerie d’annoncer (…) 1200 centres de recueil de signatures pour que 20 millions de citoyens puissent exercer leur droit. C’est comme mettre 1 000 litres d’eau dans un récipient de 5 litres… » Argument quelque peu absurde puisqu’il semble considérer que tout le corps électoral va se déplacer pour demander le départ de Maduro ! Moins caricatural, le Mover que dirige un transfuge du chavisme, Nicmer Evans, estime que, même pour ne recueillir que les 4,2 millions de signatures indispensables, douze heures et 1 200 centres électoraux ne sont pas suffisants. Argument recevable et partagé par l’un des représentants de l’opposition au sein du CNE, Roberto Picón. L’estimant « précipitée », celui-ci ajoute qu’il est imprudent d’organiser cette consultation « en plein pic du virus Omicron »– semblant sur ce point oublier que les récentes élections régionales et municipales, sans qu’il les conteste, ont également eu lieu en pleine pandémie. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Dès l’annonce de l’hypothèse « référendum révocatoire », l’opposition radicale a exprimé une forte contrariété. A commencer par Guaidó, qui en appelle à la communauté internationale et à la reprise de négociations à Mexico pour pouvoir envisager une telle option. D’autres renâclent ouvertement : comment, sans sombrer dans le ridicule, lancer la procédure de révocation d’un président dont on prétend depuis deux ans qu’il n’est pas le chef de l’Etat ? S’embarquer dans cette opération c’est reconnaître la légitimité de Maduro ! D’autres enfin, tel Segundo Meléndez, dirigeant du Mouvement vers le socialisme – MAS qui n’a de socialiste qu’un adjectif hérité de son passé – exposent plus franchement les vraies raisons de ce front du refus : une défaite de Maduro à ce référendum impliquerait une nouvelle élection présidentielle et « faute de stratégie commune, d’objectif commun (…) il y aura le lendemain [du référendum] cinq ou six candidats de l’opposition, sans aucune possibilité d’accord. Nous garantirions, une fois de plus, le triomphe du chavisme [39] ! » La droite modérée considérant pour sa part que la récupération économique est plus urgente qu’un référendum, le chavisme, dans les conditions actuelles, n’ayant pour sa part aucun intérêt à son organisation, nul ne pouvait parier que le processus irait très loin … De fait, les instigateurs s’étant retirés pour protester contre les conditions jugées inacceptables de la consultation, la population ne regardant cette « histoire » que de très loin, le 27 janvier, le CNE put annoncer que, n’ayant recueilli que 42 421 signatures la veille, soit 1,01 % du corps électoral, la demande de référendum révocatoire était nulle et non avenue. Pour la plus grande satisfaction du chavisme et des partis d’opposition, aux yeux désormais rivés sur la présidentielle de 2024.
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On note une certaine agitation chez les tenants de la « fin de cycle ». Les gauches demeurent fortement présentes à la tête des pays latino-américains. Certes, au terme de notre tour d’horizon et en vertu de situations fort contradictoires et pour le moins contrastées, il peut apparaître difficile de s’enthousiasmer. De déterminer si la bouteille est à moitié vide ou à moitié pleine. Rien n’est acquis nulle part, les difficultés ne manquent pas. Pour autant, les présidents et présidentes récemment élus, sans forcément présenter un programme de transformations révolutionnaires, mettent l’accent sur la justice sociale et veulent affermir la démocratie dans leurs pays. Rien de vraiment différent hier : quand les radicaux évoquaient le « socialisme du XXIe siècle » – Fidel et Raúl Castro (Cuba), Hugo Chávez, Rafael Correa (Equateur), Evo Morales (Bolivie) – d’autres menaient des politiques plus traditionnellement modérées – Nestor et Cristina Kirchner (Argentine), Manuel Zelaya, Fernando Lugo (Paraguay), Salvador Sanchez Céren (Salvador), Luiz Inacio Lula da Silva et davantage encore Dilma Rousseff (Brésil) – ou atypiques – Daniel Ortega –, d’autres enfin se tenaient très en retrait – Tabaré Vázquez et José « Pepe » Mujica (Uruguay), Michelle Bachelet (Chili). Un « âge d’or » ? C’est oublier que cette génération des années 2000-2015 a dû elle aussi affronter de sérieux embarras. Les « dirty tricks » – sales coups ou opérations subversives – de la diplomatie des cow-boys : « golpes » réussis ou ratés contre Chávez, Zelaya, Morales, Lugo, Correa et Rousseff ; éternel embargo contre Cuba. Les conflits internes en Bolivie, en Equateur ou au Salvador, les tourments de la dette en Argentine, déjà. Y eut-il des erreurs ? « Les révolutions ne sont pas faites par des saints mais par des hommes, qui parfois ont raison et parfois ont tort », répondit en son temps Fidel Castro à cette question. Seule différence peut-être avec aujourd’hui, l’exceptionnel charisme de certains dirigeants – Castro et Chávez en tout premier lieu, mais aussi Kirchner, Lula, Morales, Correa… L’absence d’une « locomotive » de la force de Chávez. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas. Sans leur peuple, les dirigeants n’existent pas. Les raisons profondes de leur arrivée au pouvoir ne diffèrent guère de celles d’aujourd’hui. A la fin des années 1990, une vague continentale de colère populaire contre le néolibéralisme. Une vingtaine d’années plus tard, les mobilisations sociales qui, depuis 2019, ont débordé les partis conservateurs demeurés ou revenus au gouvernement. Sale temps pour la fin de cycle, donc. Créé à l’initiative de l’administration Trump pour donner une couleur latina à l’intervention croissante et multiforme contre le Venezuela, le Groupe de Lima a explosé en vol. Apparu en 2019 après que les gouvernements de droite (Brésil, Colombie, Equateur, Pérou, Chili, Paraguay, Guyana) aient abandonné l’Union des nations sud-américaines (Unasur) pas assez unanimement conservatrice à leurs yeux, le Forum pour le progrès et le développement de l’Amérique du sud (Prosur) est aux abonnés absents. Destinée pour sa part à se démarquer du Marché commun du sud (Mercosur) et à faire souffler un vent de libéralisme sur la région, l’Alliance du Pacifique (Chili, Pérou, Colombie, Mexique) n’a pas encore réellement pris son envol, malgré un récent Sommet. En revanche, les pays dont les peuples ont refusé d’être domestiqués – Cuba, Venezuela, Nicaragua, Bolivie – sont toujours debout. Le 13 décembre 2021, à La Havane, pour le célébrer le 17e anniversaire de la création par Fidel Castro et Chávez de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba), le président cubain Miguel Díaz-Canel accueillait ses « complices », les proscrits Nicolás Maduro et Daniel Ortega, mais aussi le revenant Luis Arce (dont le pays avait quitté l’organisation sous la présidence de la « Guaidó bolivienne », Janine Añez) et les fidèles Ralph Gonsalves (premier ministre de Saint-Vincent-et-les-Grenadines), Keith Mitchell (premier ministre de la Grenade) ainsi que les envoyés des gouvernements de Sainte-Lucie, de Saint-Kitts-et-Nevis et d’Antigua-et-Barbuda.
A une plus large échelle, l’organisation des Etats américains (OEA), sous la coupe de Washington, perd du terrain au profit de la CELAC (Communauté des Etats latino-américains et caraïbes). Fille des gouvernements progressistes de la vague précédente désireux de promouvoir le dialogue et l’intégration régionale, celle-ci n’incorpore ni les Etats-Unis ni le Canada. Le dernier sommet de l’organisation, mise en sommeil par le désintérêt des nations conservatrices et par les effets de la pandémie, remontait à 2017, en République dominicaine, à Punta Caña. L’arrivée à sa présidence pro tempore du mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) l’a sortie de sa léthargie. Et a remis quelques pendules à l’heure. Le 18 septembre 2021, le VIe sommet de la CELAC a lieu au Palais national de Mexico. Premier geste particulièrement symbolique : la veille, en guise de prologue, AMLO avait invité le président de Cuba, Miguel Díaz-Canel, à assister aux commémorations de l’indépendance du Mexique. Second coup de tonnerre : l’arrivée surprise de Nicolás Maduro ! Depuis que le cow-boy de la Maison-Blanche a mis sa tête à prix 15 millions de dollars, sans que les élites ultra-civilisées de la « communauté internationale » ne s’en offusquent, le président vénézuélien doit se montrer très prudent dans ses déplacements et éviter tout pays dont le gouvernement ne serait pas en mesure d’assurer à 100 % sa sécurité [40]. En expédiant de fait un pied de nez aux Etats-Unis, AMLO sort spectaculairement Maduro de cet isolement. Inattendu, l’épisode donne lieu à quelques scènes savoureuses. Tandis que les participants déambulent en attendant le début des cérémonies, les présidents Guillermo Lasso (Equateur), Luis Lacalle Pou (Uruguay) et Mario Abdo Benítez (Paraguay) ne peuvent dissimuler leur mauvaise humeur en découvrant la présence du Vénézuélien. Maduro surprend leurs regards pleins d’animosité. Sans faire ni une ni deux, il propulse sa carcasse d’un mètre 90 vers eux, les encercle de ses bras, et leur jette dans une explosion d’incontrôlable gaieté : « Je sais que vous êtes furieux de me voir, mais je suis là, alors arrêtez de faire la tête, ça ne sert à rien [41] ! »
Autour de la table de dialogue, seuls manquent deux pays : le Brésil, qui s’est retiré de la CELAC au motif qu’« elle accorde une place prépondérante aux régimes non démocratiques », et la Colombie, qui au dernier moment boycotte l’événement pour protester contre la présence de Maduro. Alberto Fernández, lui, a dû annuler son voyage : suite à la défaite du Front de Tous aux élections primaires parlementaires du week-end précédent, des membres de son cabinet proches de la vice-présidente Cristina Kirchner ont démissionné, l’obligeant à remanier une grande partie de son équipe. Le sommet réunit donc dix-huit chefs d’Etat, un vice-président et plus d’une douzaine de ministres des Affaires étrangères. Fidèle à sa vocation, la CELAC respecte les différences et oppositions idéologiques ou politiques. Díaz-Canel, Luis Arce ou le nouveau président péruvien Pedro Castillo y discutent d’égal à égal avec les chefs d’Etat néolibéraux – et vice-versa. Une tendance lourde marque les débats : la mise en cause de l’OEA et de l’interventionnisme des Etats-Unis. « Il est nécessaire, précise d’emblée AMLO, qu’aucun gouvernement ne s’arroge le pouvoir de subjuguer un autre pays pour quelque motif, cause ou prétexte que ce soit, ou par le biais de l’argent, de la propagande, de sanctions économiques et diplomatiques, ou de l’usage de la force. » Lorsque lui revient la parole, le bolivien Luis Arce enfonce le clou : « Au lieu d’agir selon les mandats de la charte démocratique, l’OEA agit contre les principes de la démocratie. Son ingérence croissante dans les affaires des Etats ne contribue pas à la résolution pacifique des différends, mais les génère plutôt. C’est un organe obsolète et inefficace qui ne répond pas aux besoins de nos Etats ni aux principes du multilatéralisme. » Pour mémoire : par la voix de son secrétaire général Luis Almagro, l’OEA a activement soutenu la thèse mensongère de la « fraude électorale » qui a mené au coup d’Etat de 2019 en Bolivie.
Au-delà des critiques de Lacalle Pou et de Mario Abdo Benítez pour la participation de Maduro, dont la seule présence constitue une défaite cuisante pour le Nord et ses alliés, les différences de vues n’empêcheront pas une résolution finale pragmatique : un accord en 44 points détaille entre autres une position commune à l’égard de la crise climatique, une ferme déclaration contre le blocus économique de Cuba et en faveur de la souveraineté argentine sur les îles Malouines, la mise en œuvre d’un plan de souveraineté sanitaire destiné à renforcer les capacités de production et de distribution de vaccins contre le Covid et de médicaments dans la région (ce dont l’OEA ne s’est jamais préoccupée). La remarquable gestion du Mexique a ainsi revitalisé un contrepoids à Washington que beaucoup voyaient ou espéraient déjà démembré. Deux nouveaux gouvernements progressistes vont le rejoindre : ceux de Gabriel Boric et Xiomara Castro. Depuis le 7 janvier 2022 et un nouveau sommet tenu à Buenos Aires, le chef d’Etat argentin Alberto Fernández en assume pour une année la présidence pro tempore. On pourrait voir dans cette conjonction le renforcement d’une gauche « intégrationniste » de plus en plus unie. Peut-être. Peut-être pas. Car ii existe toujours « des sujets qui fâchent » en son sein…
Pour l’investiture du péruvien Pedro Castillo, le 28 juillet 2021, différentes personnalités du monde ibérique et latino-américain étaient présentes, de Sebastián Piñera, Guillermo Lasso et du colombien Iván Duque à Luis Arce et Alberto Fernández en passant par Jorge Arreaza, le ministre des Affaires étrangères du Venezuela. Lors du déjeuner offert aux délégations étrangères, Castillo présida, encadré à sa droite par le roi d’Espagne Felipe VI et à sa gauche par Evo Morales, reçu comme un chef d’Etat. Immédiatement après son élection, Castillo avait reçu un message téléphonique de félicitations du secrétaire d’Etat américain Antony Blinken au cours duquel, précisa le Département d’Etat dans un communiqué, celui-ci annonça le don de 2 millions de doses de vaccins anti-Covid, offrit l’ « appui continu » de Washington pour affronter la pandémie et exprima son espérance que le Pérou « continuera à jouer un rôle constructif pour aborder la détérioration de la situation à Cuba et au Nicaragua ». En matière de gros sabots, on a rarement fait plus évident. Au Honduras, avant que n’éclate la crise de la présidence du Congrès, Juan Orlando Hernández s’est livré à une dernière bouffonnerie. En lançant les invitations aux cérémonies d’investiture de Xiomara Castro, le ministère des Affaires étrangères, encore sous le contrôle du gouvernement sortant, a fait parvenir la sienne au président du Venezuela… Juan Guaidó. C’était juste oublier que le coordonnateur de LIBRE, Manuel Zelaya, continue à soutenir fermement la Révolution cubaine, le Nicaragua et le Venezuela, et que « Xiomara, en tant que future cheffe de l’Etat, a le pouvoir d’inviter qui elle veut ». De sorte qu’une autre invitation a été formalisée par LIBRE à destination du président Maduro (ou de l’un de ses représentants) et que le membre de la commission de passation des pouvoirs présidentiels Tony García a émis un message on ne peut plus explicite : « Nous espérons que M. Guaidó, lorsqu’il aura pris conscience qu’il n’est pas le bienvenu au sein du nouveau gouvernement, refusera, en toute courtoisie, de venir au Honduras. » Situation plus ambiguë en Argentine. Dans ses négociations sur la dette, le pays peut difficilement se mettre à dos Washington, le principal contributeur du FMI, où les Etats-Unis disposent d’un droit de veto. Si, sur ordre du président Fernández, Buenos Aires s’est officiellement retiré du Groupe de Lima fin mars 2021 en considérant que ses « actions visant à isoler le gouvernement vénézuélien et ses représentants n’ont abouti à rien », l’Argentine n’a toujours pas nommé de nouvel ambassadeur à Caracas (le dernier ayant été retiré sous la présidence de Macri). Le très droitier ministre des Affaires étrangères Felipe Solá ne ménage pas ses critiques au Nicaragua de Daniel Ortega. Il se trouve que les sandinistes ont pour coutume de parler haut quand on les attaque. Le ton monte, les deux pays rappellent leurs ambassadeurs respectifs. L’affaire se corse lorsque l’Argentine envisage d’assumer la présidence de la CELAC. L’élection doit se faire par consensus, à l’unanimité. Pour marquer sa mauvaise humeur, Managua refuse d’appuyer cette candidature, même lorsque, après le retrait de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, un temps postulant, Buenos Aires reste seule en lice. Il faudra la médiation de Cuba et du Venezuela ainsi que l’entreprise de séduction du nouveau ministre des Affaires étrangères argentin, Santiago Cafiero, pour qu’enfin et in extremis le gouvernement d’Ortega revienne sur son opposition. Quand, le 7 janvier 2022, à Buenos Aires, le président Fernández inaugure sa fonction et son succès politique, il le fait « avec la conviction que nous faisons tous partie d’une Grande patrie, même si beaucoup font tout pour nous diviser et, par conséquent, pour nous soumettre avec facilité ». Tout est bien qui finit bien. Une nouvelle étape peut commencer entre l’Argentine et le Nicaragua. Ah, oui, mais, non… Trois jours plus tard, le 10 janvier, au cœur de Managua, sur la Place de la Révolution, Daniel Ortega inaugure son nouveau mandat. Compte tenu des polémiques ayant accompagné son élection, peu de délégations ont confirmé leur participation. Parmi les représentants du Belize, du Honduras, de la Bolivie et du Mexique, on distingue les membres de l’ALBA Nicolás Maduro et Miguel Díaz-Canel ainsi que Mohsen Rezaï, vice-président pour les affaires économiques de la République islamique d’Iran. Réputé proche de Cristina Fernández de Kirchner, l’ambassadeur Daniel Capitanich représente l’Argentine. Coup de tonnerre dans un ciel (presque) serein : hargneusement anti-péroniste et méchamment hostile aux gauches continentales, le site d’information argentin Infobae diffuse avec fanfares et trompettes la photo d’Ortega, de Maduro et de Díaz-Canel aux côtés du « terroriste iranien ». Le tout en présence de Capitanich, « qui ne dit rien », pas plus que le gouvernement argentin. Précision : commandant en chef des Gardiens de la révolution de 1981 à 1997, Rezaï est accusé d’être l’auteur intellectuel de l’attentat à la voiture piégée perpétré le 18 juillet 1994 à Buenos Aires et visant un bâtiment de l’Alliance mutuelle israélite argentine (AMIA), avec un bilan de 84 morts et 230 blessés. Jamais revendiquée, jamais élucidée, la tragédie demeure une plaie ouverte dans ce pays où vit la deuxième communauté juive des Amériques (300 000 personnes) après celle des Etats-Unis. Elle a aussi permis, dans un climat délétère, de porter de multiples accusations de type « lawfare » contre Cristina Kirchner – qui n’était pas au pouvoir en ce temps-là, soyons sérieux [42] ! Infobae relance la polémique. Rezaï fait l’objet d’un mandat d’arrêt international et Interpol a placé une alerte rouge sur sa tête pour permettre son arrestation. L’opposition argentine s’engouffre, accuse le gouvernement de connivence avec le « terroriste iranien ».
Un instant pris de court, le ministère des Affaires étrangères argentin demande au gouvernement sandiniste d’arrêter Rezaï. Le 11 janvier, la police fédérale, par l’intermédiaire d’Interpol Argentine, contacte Interpol Nicaragua. Pays qu’on imagine mal détenant et livrant le représentant d’un pays invité et potentiel allié pour résister aux « sanctions » de l’Union européenne et des Etats-Unis. Les autorités nicaraguayennes ignorent les mises en demeure envoyées par Buenos Aires. L’Iranien quitte leur territoire pour rentrer dans son pays via le Venezuela. Pressé par son opinion publique, Santiago Cafiero signe une note de protestation – puis de condamnation dans l’enceinte de l’OEA – contre le gouvernement d’Ortega, la visite de Rezaï constituant « une offense à la justice argentine et aux victimes » de l’attentat contre l’AMIA. Managua persiste et signe : « En tant que pays souverain, en tant que nation indépendante et en tant que peuple digne, le Nicaragua peut inviter qui il veut sur son territoire pour l’inauguration du président Daniel Ortega (…) Si cette personne arrive avec une attitude correcte, les portes lui seront toujours ouvertes. »
Inévitablement, les Etats-Unis s’en mêlent. Le sous-secrétaire d’Etat Brian Nichols se fend d’un Tweet manifestement destiné à critiquer Buenos Aires : « L’hémisphère ne peut pas regarder ailleurs pendant qu’Ortega-Murillo minent la démocratie et la sécurité régionale. » En visite à Washington la veille pour y aborder différents sujets, dont les difficiles négociations avec le FMI, Santiago Cafiero avait déjà reçu et compris le message. Il signe avec Antony Blinken un communiqué commun dénonçant explicitement Rezaï et implicitement le Nicaragua. Toujours pris à la gorge, Buenos Aires tentera de ne pas s’aliéner l’administration américaine en sacrifiant également le Venezuela. Un véritable numéro d’équilibrisme. S’abstenant lors des votes qui s’acharnent sur la République bolivarienne dans le cadre de l’OEA, l’Argentine, le 26 janvier, à Genève, n’hésite pas à condamner Caracas lors de la réunion du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU consacrée au Venezuela.
Hier la lutte des classes, aujourd’hui le conflit des générations ! Le 8 novembre 2021, un texte signé par le Parti communiste chilien et quelques formations situées à gauche de l’arc politique [43] rejette la déclaration du ministère des affaires étrangères critiquant la réélection d’Ortega et estime que le Chili se joint au gouvernement des Etats-Unis dans une ingérence qui va « à l’encontre de la volonté du peuple nicaraguayen ». La déclaration suscite une avalanche de critiques. Alors candidat présidentiel d’Apruebo Dignidad, Boric invite le PC à se rétracter et affirme qu’aucun de ses gouvernements ne soutiendrait des dictatures, « peu importe qui cela dérange ». Boric reçoit un renfort immédiat. Militante des Jeunesses communistes ayant émergé lors des grandes manifestations étudiantes de 2011, devenue députée, Camila Vallejo soutient que le texte n’a pas été approuvé par la direction du parti, dont elle est membre, et ajoute : « Nous condamnons les violations des droits de l’homme au Nicaragua. » Dans le sillage de la mairesse de Santiago Irací Hassler, des députés Carmen Hertz et Amaro Labra, de l’ancienne ministre Claudia Pascual, tous communistes, l’ex-candidat du parti à la présidence, Daniel Jadue prend lui aussi ses distances avec la déclaration : « Je ne serai jamais d’accord avec les régimes qui persécutent et emprisonnent leurs opposants. Les problèmes de la démocratie sont résolus avec plus de démocratie, jamais avec moins. Il n’y a pas de double lecture ici. »
La gauche chilienne en général et le PC en particulier se déchirent. Le texte controversé a été élaboré et diffusé par deux des leaders historiques du parti, membres du Comité central et chargés des relations internationales, Juan Andrés Lagos et Claudio De Negri. Parmi bien d’autres, le constituant Hugo Gutiérrez les appuie. L’ancienne génération a une relation particulière avec Managua. Elles remontent à 1979, quand des membres du Front patriotique Manuel Rodríguez (FPMR), groupe armé chilien qui s’entraînait pour lutter contre Pinochet, ont quitté Cuba pour le Nicaragua afin de combattre aux côtés des Sandinistes et renverser le dictateur Anastasio Somoza. Ces révolutionnaires ont joué un rôle clé sur le Front Sud Benjamín Zeledón, à la frontière avec le Costa Rica. Certains rejoindront ultérieurement l’appareil d’Etat et d’autres les Bataillons de lutte irrégulière pour affronter les contre-révolutionnaires – la « contra ». D’où leur fidélité à leurs anciens « compañeros ».
Rien de vraiment nouveau sous le soleil de Santiago. Toute communiste qu’elle soit, Camila Vallejo a déjà pris position en 2020 en condamnant « les violations des droits de l’homme par le régime Maduro » après le rapport très contestable de Michelle Bachelet, la haute-commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU (HCDH) [44]. Après son élection, Boric se distinguera lors d’une interview donnée le 21 janvier 2022 à la BBC : « Le Venezuela est une expérience qui a plutôt échoué et la principale démonstration de son échec, ce sont les six millions de Vénézuéliens de la diaspora [45]. » Boric, Vallejo ou les membres de la jeune garde qui les accompagnent sont des trentenaires, nés après 1986. Aucun d’entre eux n’a subi personnellement les coups de la dictature de Pinochet. Aucun n’a été confronté directement aux agissements de l’impérialisme. Ils ont certes dirigé des cortèges, hurlé des slogans, le nez recouverts de foulards contre les gaz lacrymo, mais une manifestation étudiante n’a rien à voir avec l’affrontement d’un régime totalitaire ou d’une déstabilisation. On ne leur souhaite pas de le découvrir. Mais, pour l’heure, la guerre psychologique et informationnelle battant son plein, leur discours ravit les analystes, commentateurs et autres intellectuels organiques qui voient en eux, et surtout en Boric, les tenants d’une « nouvelle gauche » en rupture avec le courant « autoritaire, dictatorial », de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela.
Cette posture ne fait pas l’unanimité. S’y opposent des voix qui ont l’avantage d’opposer des arguments solides aux hypothèses chéries par les politiciens qu’effarouchent tout ce qui est trop « hors consensus » ou dérangeant. Dès août 2018, une chilienne dite « anonyme », Margarita Labarca, qui a connu la dictature de Pinochet, s’adresse à Boric, alors député : « Je pense que passer du Chili à d’autres pays lorsqu’on parle des droits de l’homme, c’est être hors sujet et tomber dans les pièges de la droite. Parce que nous ne sommes pas en mesure de juger ce qui se passe dans d’autres pays sans bien les connaître. (…) Il me semble que les jeunes de votre génération ne se soucient pas de savoir si les droits de l’homme sont violés ou non au Nicaragua. Ce qu’ils veulent, c’est paraître impartiaux devant la droite chilienne. (…) Je ne connais pas le Venezuela, je n’ai pas vécu au Venezuela. Mais en regardant les choses de l’extérieur, il me semble qu’il s’y passe la même chose que ce qui s’est passé au Chili pendant l’Unité populaire. (…) Y a-t-il des pénuries, notamment de médicaments ? Oui, comme ce fut le cas au Chili à l’époque de Salvador Allende. (…) Et je vais à Cuba. Parce que j’ai vécu six ans en exil à Cuba avec ma famille et je la connais bien. As-tu vécu à Cuba ? Je ne pense pas, je suppose que tu y a été en visite [46]… »
Petit fils de Salvador Allende, né en 1976 au Mexique où il a grandi avec sa famille en exil, étudiant en médecine à Cuba, praticien pendant neuf ans en République bolivarienne du Venezuela, Pablo Sepulveda Allende lui aussi interpelle son compatriote : « Monsieur le député, j’ose vous répondre parce que je vois le danger que des leaders importants comme vous, de jeunes leaders de la « nouvelle gauche » qui a émergé au sein du Frente Amplio, fassent des comparaisons simplistes, absurdes et mal informées sur des questions aussi délicates que les droits de l’homme. (…) Le fait d’écrire de telles inepties [sur le Nicaragua et le Venezuela] ne fait pas « devenir un supposé agent de la CIA », mais dénote une grande irresponsabilité et immaturité politique, qui peut vous transformer en un élément utile pour la droite, ou pire, finir par être cette « gauche » dont la droite a besoin ; une gauche terne, ambiguë, une gauche inoffensive, qui par opportunisme préfère apparaître « politiquement correcte », cette gauche « ni chicha ni limonada »[ni chair ni poisson, sans consistance], cette gauche qui ne veut être mal avec personne. » Dernier en date, l’ex-président équatorien Rafael Correa a réagi sur Twitter au jugement porté par le nouveau chef d’Etat chilien sur l’ « échec » de la République bolivarienne : « Gabriel : as-tu oublié le blocus criminel du Venezuela ? On empêche le Venezuela de vendre son pétrole ! Combien de Chiliens feraient partie de la « diaspora » si on empêchait le Chili de vendre son cuivre ? C’est comme trouver un homme enchaîné, qui se noie, et dire qu’il ne sait pas nager. »
Ne tirons pas à boulets rouges, tout n’est pas perdu. Dans le même entretien à la BBC, Boric confie : « J’ai beaucoup d’espoir et j’espère travailler au coude à coude avec Luis Arce en Bolivie, avec Lula s’il gagne les élections au Brésil, avec l’expérience de Gustavo Petro s’il se consolide en Colombie. Je crois que l’on peut construire un axe extrêmement intéressant. » Le Chilien avoue même une proximité idéologique avec l’ex-vice-président bolivien Álvaro García Linera. Oui, après tout, pourquoi pas ? Quelques rencontres avec ce dernier et Arce, président d’une Bolivie membre de l’Alba en compagnie de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua, quelques conversations avec Lula, vieux compagnon de route de Chávez et de Maduro, devraient contribuer non à une conversion, nul n’en demande autant, mais à une plus raisonnable évaluation de la situation. Ne serait-ce que pour fortifier l’Unasur et la CELAC plutôt que de poursuivre les politiques divisionnistes de Piñera, Duque, Lasso et Bolsonaro.
Brésil et Colombie feront-ils définitivement basculer l’équilibre des forces en 2022 ? Des élections présidentielles cruciales doivent y avoir lieu. Ce n’est pas faire insulte aux habitants du Costa Rica que de ne traiter qu’en quelques mots celle qui doit avoir lieu le 6 février dans leur pays. Vingt-sept candidats, la majorité du centre ou de droite, une classe politique de gauche déconnectée des classes populaires, un candidat vaguement social-démocrate, José María Figueres (déjà président entre 1994 et 1998 pour le Parti libération nationale) au coude à coude avec un ou deux conservateurs – José María Figueres (Parti unité sociale chrétienne ; PUSC), Fabricio Alvarado (Parti Nouvelle République ; PNR) : particulièrement incertain, le résultat ne devrait pas changer la face du continent. En revanche…
Le 10 décembre dernier, à Buenos Aires, sur une place de Mai qui honorait le Jour de la démocratie, la vice-présidente Cristina Kirchner a littéralement lancé la campagne de Lula et pronostiqué sa victoire, tandis que des militants « kirchneristes » déployaient des banderoles « Lula président ! ». Présent à la tribune en compagnie de « Pepe » Mujica, celui-ci n’a toujours pas confirmé officiellement sa candidature, même si, la Cour suprême lui ayant restitué ses droits politiques, elle paraît probable à beaucoup [47]. Tous les sondages le donnent vainqueur (mais pas forcément au premier tour) face à un Bolsonaro démonétisé. Conscients de la déconfiture certaine de l’actuel chef de l’Etat en cas de confrontation directe avec celui qui a transformé le Brésil entre 2002 et 2010, chefs d’industrie et chefs de partis des classes dominantes cherchent désespérément une troisième voie en martelant le thème « Ni Lula ni Bolsonaro ». Sans trouver l’homme ou la femme providentiels pour l’instant. En matière de charisme, tant Lula que Bolsonaro dominent largement l’ex-juge Sergio Moro, Ciro Gomes (Parti démocratique travailliste ; PDT) ou Joao Doria (gouverneur de São Paulo), leurs potentiels rivaux les plus connus.
Là encore, donc, bataille se jouera en grande partie au centre. Que Lula va tenter de conquérir en passant alliance avec un rival historique, pour ne pas dire un ennemi du Parti des travailleurs (PT) : l’ancien gouverneur de São Paulo et leader du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB ; centre-droit) Geraldo Alckmin. Après que, le 15 décembre, ce dernier ait officiellement quitté le PSDB, Lula a confirmé sa prédisposition à présenter une candidature commune, Alckmin aspirant à la vice-présidence. « Peu importe que nous ayons été adversaires par le passé, que nous ayons échangé quelques coups de pied, que dans le feu de l’action nous nous soyons dit ce que nous n’aurions pas dû dire, a déclaré Lula. L’ampleur du défi auquel nous sommes confrontés fait de chacun de nous un allié de premier ordre. » A gauche, ce choix provoque de l’urticaire. Même Dilma Rousseff exprime de fortes réserves. Et pour cause… Alckmin a soutenu le coup d’Etat parlementaire qui l’a renversée en 2016. D’autres figures du PT renâclent. Davantage en phase avec les classes populaires, des cadres importants du Parti socialisme et liberté (PSOL), dont le charismatique Guilherme Boulos (aspirant à la présidence en 2018) qui, pour vaincre l’extrême droite, s’est rapproché du PT, estiment que « cette alliance affaiblit la candidature de Lula ». Une tension désormais classique entreles tenants de la pureté idéologique et les pragmatiques. Mais Lula n’a-t-il pas eu l’homme d’affaires évangélique José Alencar comme vice-président pendant ses deux mandats ? Avec succès. Et le PT a gouverné avec le soutien de petits partis sans idéologie affirmée (mais plutôt conservateurs !) – le Centrão. Cette fois avec une fin désastreuse : ce magma s’est finalement retourné contre « Dilma ». Comme ailleurs, ces acteurs tendent à l’édulcoration du discours et du projet. Ils peuvent aussi être, selon les cas, danger primordial ou suprêmes alliés. Mais comment arriver au pouvoir sans eux ? Une conjoncture politique ne peut pas être créée à volonté
Si le centre doit permettre l’élection de Lula au Brésil, il pourrait empêcher celle de Gustavo Petro en Colombie ! Dirigeant le plus populaire du Pacte historique, vaste alliance de gauche allant du Pôle démocratique alternatif (PDA) à l’Union patriotique (UP) et à Colombie humaine (CH) en passant par Comunes (l’ex-guérilla des FARC) et des organisations sociales, le sénateur et ex-maire de Bogotá mène de loin tous les sondages dans la course à la Casa de Nariño (premier tour le 29 mai, éventuel second le 19 juin). Il y a quatre ans, Petro avait perdu au second tour face à Yván Duque, mais, fait exceptionnel dans une Colombie où la gauche, même modérée, a historiquement été martyrisée et marginalisée, il avait obtenu plus de huit millions de voix (43 %). Il aurait pu gagner face à l’extrême droite « uribiste » du Centre démocratique (CD) représentée par Duque si le centriste Sergio Fajardo (Coalition Colombie), arrivé troisième au premier tour avec 23,7 % des voix, n’avait annoncé qu’au second tour, il voterait « blanc ». Un « non choix » favorisant incontestablement Duque, ne serait-ce qu’en encourageant la tendance déjà très forte à l’abstention [48].
Comme celui de Macri, Bolsonaro ou Piñera, le bilan de Duque est calamiteux. Aux turpitudes économiques et sociales des autres, il ajoute le torpillage des Accords de paix avec les FARC (2016) et un massacre quotidien de dirigeants sociaux (145 en 2021 auxquels s’ajoutent, en cinq ans, 293 ex-guérilleros ayant déposé les armes). Petro annonce un « gouvernement de transition » axé sur quatre projets : le passage d’une économie basée sur l’extraction du pétrole et du charbon à une économie durable ; d’un régime autoritaire à la démocratie ; de la violence à la paix ; de l’injustice à la justice. Face à Óscar Iván Zuluaga, ex-ministre d’Uribe qui n’a à offrir que mort et dénuement, il a toutes les chances de l’emporter au second tour. Même pronostic face à la coalition de droite néolibérale Equipe Colombie, également porteuse d’autoritarisme et de corruption. Mais… Même s’il convient de les manier avec prudence, les enquêtes d’opinion placent le Centre Espérance en deuxième ou troisième position au premier tour. Comme dans les autres coalitions, une primaire doit départager ses principaux leaders Sergio Fajardo, Juan Manuel Galán et Alejandro Gaviria qu’a rejoint la « verte » Ingrid Betancourt, de retour en politique. La présence du candidat de ce courant au second tour – sans doute Fajardo ou Galán – est vraisemblablement la seule qui menace Petro. La haine que porte la droite à ce dernier l’amènerait sans hésitation aucune à préférer et soutenir ce centriste contre « la menace petriste », le « subversif », le « castrochaviste », l’ « ex-guérillero » (c’est un ancien du M-19), le « démagogue », le « populiste » et autres gracieusetés. Reste que, si l’on se place dans une optique de gauche, le pire n’est jamais sûr. Petro va bénéficier de l’impact produit par la victoire de Boric, l’ « étoile montante », au Chili. Celle-ci a provoqué une onde de choc symboliquement vécue par beaucoup comme « un changement d’air » en Amérique latine. Que Petro et Lula l’emportent et, effectivement, sans parler de « nouvelle marée rose-rouge », le visage de la région aura repris des couleurs.
Tegucigalpa, 26 janvier, veille de la cérémonie d’investiture de Xiomara Castro. Dans un auditorium archicomble de l’Université nationale autonome du Honduras (UNAM) où se trouvent ses amis et ex-chefs d’Etat Dilma Rousseff et Fernando Lugo, Cristina Kirchner donne une conférence magistrale. « Etre ici aujourd’hui est un rappel que le peuple revient toujours », commence-telle en évoquant 2009, année où, présidente de l’Argentine, elle a tout fait, avec les Chávez, Lula et Correa, pour tenter d’arrêter le coup d’Etat contre Zelaya. Ce furent des moments très difficiles, mais ce furent des moments de remarquable solidarité latino-américaine. » Quelques réflexions sur le colonialisme direct des puissances européennes, la domination des Etats-Unis, le néolibéralisme, les ajustements structurels, les « coups d’Etat en douce », mais une constante, sous diverses formes, revient tout au long de l’exposé : « Le peuple revient toujours et ne le fait jamais de la même manière ni avec les mêmes dirigeants, mais avec le même objectif : l’autodétermination. » Moins connue que « Cristina », mais également femme de courage, Adriana Salvatierra, présidente du Sénat lors du coup d’Etat de novembre 2019 en Bolivie, a préféré démissionner que collaborer de quelque forme que ce soit avec les putschistes qui venaient de renverser Evo Morales. Récemment interrogée sur les leçons à tirer de l’ « étape précédente », elle a répondu : « Je pense que la grande leçon de la synchronisation progressive que nous avons connue au début du siècle en Amérique latine est que nous ne devons plus gouverner timidement. » Quant à la renaissance d’un « nouveau pôle progressiste »… « Je me méfie un peu de ce terme de “cycles”, comme si tout se résumait à un jeu permanent de va-et-vient, comme si l’action du peuple, c’est-à-dire la possibilité de la transformation historique par l’action politique du peuple, ne jouait pas un rôle fondamental. En raison de la façon dont la Bolivie a déjoué le destin qui lui était sous l’effet d’une forte conspiration internationale, je suis très confiante. L’histoire reste ouverte et reste écrite par le peuple [49]… » Age d’or, fin de Cycle ? N’en parlons plus.
[1] Tout comme la FAES, la FIL fait partie d’Atlas Network, un réseau de lobbies ultra-capitalistes et anti-communistes. Cette nébuleuse mène en permanence de violentes campagnes contre les gauches latino-américaines.
[2] Elu en 2017 sous les couleurs d’Alianza País pour poursuivre l’œuvre réformatrice du président Rafael Correa, Lenín Moreno retourne sa veste dès son arrivée au pouvoir et mène une politique néolibérale tout en poursuivant ses anciens « amis ».
[3] Franck Gaudichaud, Thomas Posado (dir), Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018) : La fin d’un âge d’or, Presses universitaires de Rennes, 2021. Voir également : Franck Gaudichaud, Massimo Mondonesi, Jeffery R. Webber, Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019), Syllepse, Paris, 2020.
[4] La dette publique s’élève à quelque 330 milliards de dollars (dont les 44 milliards du FMI), soit plus de 90 % du PIB. En 2016, à la fin du mandat de Cristina Kirchner, elle s’élevait à 20 % du PIB.
[6] Il s’agit d’une élection inédite car, jusque-là, les gouverneurs régionaux étaient nommés par le pouvoir exécutif.
[7] Révélation de fraudes et d’évasion fiscale à très large échelle par la fuite d’environ 11,9 millions de documents.
[8] Parisi est sous le coup d’un mandat d’arrêt pour non paiement d’une pension alimentaire.
[9] Apruebo Dognidad : Partido Comunista, Revolución Democrática, Convergencia Social, Comunes, Federación Regionalista Verde Social, Movimiento Unir, Fuerza Común, Acción Humanista et Izquierda Cristiana de Chile).
[10] La vice-présidence sera occupée par un médecin de centre-gauche qui ne milite dans aucun parti politique, Gaspar Domínguez.
[11] Démocratiquement élu (62,4 % des voix) en 1990 en battant… Mario Vargas Llosa (37,6 %), Alberto Fujimori a été l’auteur d’un « auto-coup d’Etat » en 1992, avant d’employer l’armée pour suspendre les libertés publiques et abolir la quasi-totalité des institutions.
[13] Groupes de paysans constitués dans les années 1970 afin de lutter contre le vol de bétail, puis, par la suite, pour faire face aux milices du Sentier lumineux.
[14] José Carlos Mariátegui (1894-1930) : considéré comme le fondateur du marxisme latino-américain, Mariátegui en a fait une interprétation originale en y incorporant la question indigène.
[15] Après l’arrestation en 1992, puis la condamnation à perpétuité d’Abimael Guzmán – le « camarade Gonzalo » –, charismatique chef de la guérilla, celle-ci a déposé les armes en 1993. Quelques factions irréductibles sont demeurées dans la clandestinité, en particulier dans les zones de l’ Alto Huallaga et du Valle de los Ríos Apurímac-Ene (VRAE) où elles se livrent davantage à la culture de la coca et au narcotrafic qu’à une quelconque activité politique.
[16] Ex-militaire réputé proche d’Hugo Chávez, élu en 2011 (contre Keiko Fujimori) sur un programme de gauche, Ollanta Humala, soumis au même type de pressions, a rapidement recentré son discours et mis de l’eau dans son vin.
[27] Ex-agent de la CIA, lié au narcotrafic, le général Manuel Noriega a gouverné le Panamá de façon autoritaire de 1983 à 1989. Utile pendant la guerre froide, mais devenu encombrant, Noriega est lâché par Washington. Le 3 janvier 1990, au terme d’une invasion militaire – l’opération « Juste Cause » – à laquelle participent 28 000 soldats américains et qui fait 4 000 morts –, Noriega est capturé et extradé vers la Floride où il sera condamné à 40 ans de prison (ramenés à 30 ultérieurement).
[34] Cette insécurité atteignait 77,4 assassinats pour 100 000 habitants en 2013 et avait culminé à 93,2 en 2011.
[35] Les « remesas » (envois d’argent) de plus d’un million de nationaux installés légalement ou non aux Etats-Unis représentent plus de 5 milliards de dollars, soit 20 % du PIB du Honduras.
[47] Luiz Inácio Lula da Silva avait été condamné à neuf ans et six mois de prison par le juge Sergio Moro au cours d’un procès entaché d’irrégularités.
À tout juste 30 ans, Adriana Salvatierra était au premier rang de l’officialité bolivienne lors du coup d’État de novembre 2019. En tant que présidente du Sénat, elle a dû démissionner et se réfugier à l’ambassade du Mexique pendant que les bottes et la Bible prenaient d’assaut le palais présidentiel. Deux ans après le renversement d’Evo Morales, nous nous sommes entretenus avec elle pour comprendre les clés de la situation actuelle, tendue en raison d’un nouvel enhardissement de la droite bolivienne.
Salvatierra revient également sur les erreurs commises à l’époque et sur le complot international dans lequel, dit-elle, « le gouvernement de Macri a été un acteur clé dans la matérialisation du coup d’État ». Elle analyse les avancées du progressisme latino-américain, met en évidence les processus de Lawfare comme « nouveaux mécanismes de domination », souligne la nécessité de « reconfigurer l’articulation continentale en renforçant la CELAC » et explique sa vision d’une révolution féministe qui soit tout sauf « tiède ».
-Deux ans après le coup d’État, on peut percevoir en Bolivie une sorte de reconfiguration du bloc d’opposition, une revigoration du secteur le plus belliqueux qui a rallumé la tension politique. Le président Luis Arce a même parlé de « nouvelles aventures putschistes ». Quel est votre point de vue sur cette situation et pensez-vous que les conditions sont réunies pour un nouveau coup d’État ?
-Nous sommes en présence de nombreux acteurs qui n’ont aucun respect des institutions démocratiques. Par exemple, le gouverneur de Santa Cruz, Luis Fernando Camacho, quelqu’un qui a promu un coup d’état, qui promeut la rupture de l’institutionnalité comme forme d’action politique. C’est assez dangereux. Mais aujourd’hui, le contexte est différent. En 2019, nous sortions de 14 ans de gouvernement, avec un mécontentement accumulé, bien qu’il n’y avait pas de crise économique, l’extrême droite est arrivée avec un discours de libération d’un certain mécanisme d’oppression, les mobilisations de l’opposition tournaient autour de valeurs comme la « démocratie », la « liberté », etc. C’est dans ce contexte que le coup d’État a eu lieu.
Ces secteurs ont ensuite montré qu’au cours de ces 14 années, ils n’avaient construit aucun projet pour le pays. Lorsqu’ils ont gouverné après le coup d’État, ils ont montré qu’ils étaient incapables de gérer la crise sanitaire et le pays en général. Alors aujourd’hui, quand ils reviennent avec ces discours de « n’oubliez pas que depuis Santa Cruz nous savons comment récupérer la démocratie », en réalité ils nous disent qu’ils ont la formule du coup d’état. Mais cette formule du coup d’État trouve aujourd’hui un pays différent, avec une crise économique, un pays où le PIB s’est contracté de 12 points, où nous avons à nouveau atteint des niveaux élevés de chômage et de pauvreté. Ainsi, l’agenda politique de la population est fondamentalement basé sur la réactivation économique : leurs discours ne disposent pas aujourd’hui d’un terrain fertile pour déployer cet agenda de rupture démocratique.
Il est vrai que les forces du coup d’État continuent à opérer ; ce serait un mensonge de dire qu’avec la victoire électorale de 2020, nous avons démantelé la structure qui a promu le coup d’État. Cette structure, basée notamment à Santa Cruz, a continué à fonctionner et compte aujourd’hui Luis Fernando Camacho comme gouverneur. Mais je crois qu’à l’heure actuelle, les conditions objectives ne sont pas réunies pour que nous empruntions à nouveau la voie de la rupture démocratique. Cela n’enlève rien au fait que la nature de ces forces politiques est de conspirer en dehors de l’ordre démocratique, pour que demain elles puissent à nouveau promouvoir des scénarios de rupture, mais aujourd’hui les gens sont sur un autre agenda, ils sont sur l’agenda de récupérer leurs emplois, de joindre les deux bouts, de récupérer leur économie.
L’un des facteurs qui a ouvert la porte au coup d’État est que la droite a gagné la rue, tandis que le MAS et les organisations sociales étaient quelque peu démobilisés. Comment interprétez-vous cet aspect en termes d’autocritique ?
-Je pense que nous avons appris que la démocratie doit être une action permanente de mobilisation, de mobilisation autour de la construction de politiques publiques, de certaines lois pour renforcer la réalisation des droits. Le processus de mobilisation permanente va au-delà d’une marche, va au-delà de la manière dont nous continuons à faire ce que le camarade Evo a toujours dit, ce que notre camarade Luis [Arce] soutient, c’est-à-dire toujours gouverner en écoutant le peuple. Quand on gouverne en écoutant le peuple, il y a une mobilisation permanente pour défendre le projet politique. En 2019, ce n’est pas que le peuple ne s’est pas mobilisé, notre problème était plutôt que la mobilisation s’était arrêtée. Et l’aile droite a progressé. Nous avons fait des erreurs stratégiques à cet égard. Aujourd’hui, les organisations sociales sont absolument claires : le processus de changement n’est pas seulement défendu par la gestion publique, mais aussi par une participation effective à toute décision prise par le gouvernement.
Le coup d’État a également bénéficié de l’internationale de l’extrême droite et du soutien de plusieurs gouvernements de la région. Que pensez-vous de l’envoi d’armes par l’administration de Mauricio Macri ?
-Oui, il faut savoir qu’en Bolivie, les forces politiques n’ont pas agi seules pour briser l’ordre démocratique : il y a eu toute une construction internationale et le gouvernement de Mauricio Macri a participé activement à ce processus de déstabilisation internationale. Le document lui-même de l’Église catholique de l’époque indique que des ambassadeurs de l’Union européenne et du Brésil ont participé aux réunions précédant le coup d’État, ce qui montre qu’il y a eu non seulement des excès diplomatiques mais aussi une ingérence directe.
Le deuxième fait est que l’espace aérien d’Evo lui a été fermé en Argentine, au Pérou et en Equateur. La troisième est la reconnaissance immédiate accordée par différents gouvernements à Jeanine Áñez, une reconnaissance qui normalement, dans des situations de tension diplomatique, prend du temps, mais ici les gouvernements du Brésil, de l’Argentine, de l’Équateur et du Pérou se sont alignés. Et cette reconnaissance diplomatique, dans le cas de l’Argentine, pilier de la matérialisation du coup d’état. Le coup d’État s’est matérialisé et a été définitivement établi avec les massacres de Sacaba et de Senkata, et il s’avère que tant l’Équateur que l’Argentine ont envoyé du matériel répressif qui aurait été utilisé dans ces massacres. Le gouvernement de Mauricio Macri a donc beaucoup à expliquer à notre pays pourquoi il a reconnu Añez, pourquoi il a refusé l’utilisation de l’espace aérien à Evo Morales et pourquoi il a envoyé du matériel répressif pour matérialiser l’efficacité du coup d’État.
Quand on voit qu’il y a eu une coordination internationale, avec des opérations que l’on n’a pas vues depuis l’époque du Plan Condor, alors seulement on comprend vraiment le courage et la bravoure du peuple bolivien. J’en suis profondément fière.
Depuis les changements de gouvernement en Amérique latine ces dernières années, on parle de la renaissance d’un nouveau pôle progressiste. Comment analysez-vous le cycle politique que traverse la région et les stratégies déployées par les États-Unis ?
Je me méfie un peu de ce terme de « cycles », comme si tout se résumait à un jeu permanent de va-et-vient, comme si l’action du peuple, c’est-à-dire la possibilité de la transformation historique par l’action politique du peuple, ne jouait pas un rôle fondamental. Et je suis très confiante en raison de la façon dont la Bolivie a déjoué le destin prémédité sous l’effet d’une forte conspiration internationale. L’histoire reste ouverte et reste écrite par le peuple….
Je pense que nous sommes dans un contexte particulier où les États-Unis, comme pendant la guerre froide, cherchent à protéger leurs intérêts dans ce qu’ils considèrent comme une extension de leur puissance, à savoir notre continent. Les États-Unis s’inquiètent surtout parce que la Chine est déjà le deuxième partenaire commercial de l’Amérique latine. Mais elle est aussi préoccupée parce qu’elle voit qu’au Chili, il y a une Assemblée constituante, qu’au Pérou, il y a un président humble, un professeur de province comme Pedro Castillo, qu’en Colombie, il y a un processus électoral en cours et des mobilisations qui ont défié le néolibéralisme, elle voit qu’il est très probable que Lula remporte les élections en 2022, qu’ici, en Bolivie, la démocratie a été restaurée et que le parti qui, il y a un an, était la cible d’un coup d’État, est revenu, elle voit que le péronisme est revenu en Argentine, que le Venezuela résiste et commence à réactiver son économie…
Je pense donc que nous devons être absolument clairs sur le fait que les mécanismes d’intervention que nous connaissions au siècle dernier, l’intervention militaire directe, ne sont pas mis en œuvre aujourd’hui, mais qu’ils ont plutôt adopté un nouveau visage, de nouveaux habits institutionnels avec les processus de Lawfare auxquels nous sommes confrontés dans nos pays. Par exemple, ils ont mis Lula en prison pour l’empêcher de participer aux élections ou ils empêchent Rafael Correa de rentrer en Équateur. Nous devons donc reconfigurer nos mécanismes d’articulation internationale, et une étape clé pour cela est de renforcer la CELAC.
Je me méfie du terme de « cycles », comme si tout se résumait à un jeu permanent de va-et-vient, comme si l’action du peuple, c’est-à-dire la possibilité de la transformation historique par l’action politique du peuple, ne jouait pas un rôle fondamental.
–Quelles leçons avez-vous tirées de l’étape précédente et quelles sont vos attentes après la victoire de Gabriel Boric au Chili, et peut-être de Gustavo Petro en Colombie et Lula au Brésil ?
Je pense que la grande leçon de la synchronisation progressive que nous avons connue au début du siècle en Amérique latine est que nous ne devons plus gouverner timidement. Chávez a eu la vision d’intégrer l’Amérique latine au reste du monde, de penser à une articulation des luttes des peuples du monde. Je crois qu’aujourd’hui, notre continent a besoin d’un leadership doté de cette vision véritablement internationaliste, qui transcende les limites de notre propre continent. Et en ce qui concerne Gabriel Boric, Lula et Gustavo Petro, ils représentent un énorme espoir dans notre région, en particulier Lula qui a été victime de tant d’humiliations. Ils sont la preuve vivante qu’il n’y a pas de cycle, que l’histoire est ouverte, qu’elle est écrite par le peuple et que cette façon d’écrire par le peuple connaîtra des avancées, des revers, mais fondamentalement, sera un processus d’approfondissement de la démocratie et de la construction de son propre destin.
-Quels sont, selon vous, les apports du féminisme latino-américain et les débats qui s’éveillent en Bolivie ? Pensez-vous qu’il sera possible d’avancer dans l’expansion des droits dans les années à venir ?
Je pense que, de même que nos révolutions en Amérique latine ont montré que la conquête des droits ne peut se faire à moitié, le féminisme ne mérite pas un traitement tiède de ses revendications. En Bolivie, nous avons vu l’impact réel de la constitutionnalisation de la parité et de l’égalité des sexes, par exemple au Parlement. Nous ne sommes pas pour des mouvements tièdes dans le féminisme. Nous avons fait de grands progrès dans le processus constituant, c’est ainsi que nous avons atteint la parité, mais il est également vrai qu’il nous a été plus difficile de progresser dans d’autres domaines, dans le domaine de l’exercice des droits sexuels et reproductifs. Je suis persuadée que nous pouvons avancer progressivement.
S’il y a une leçon que nous osons mentionner pour nos collègues des autres pays, c’est qu’il est nécessaire de discuter des fondements de la configuration des républiques sur notre continent. Elles sont fondées sur le patriarcat en tant que système de reproduction des privilèges de genre, des privilèges de classe, des privilèges coloniaux, des lois qui nous ont fait reculer d’un siècle dans l’exercice réel de la démocratie et la lutte réelle pour le pouvoir. Et que quand nous parlons de ne pas en rester à des revendications tièdes, on parle, même si le risque est d’encourir une situation comme celle que nous avons subie en Bolivie en 2019, de se battre vraiment pour des projets qui remettent en cause ces privilèges républicains et coloniaux, ces privilèges de classe, ces privilèges de genre et la reproduction de privilèges basés fondamentalement sur la reproduction de l’inégalité.
Le 14 août, Haïti a été dévasté par un séisme de magnitude 7,2 provenant du sud de la péninsule de Tiburon, à 150 kilomètres de la capitale, Port-au-Prince. Les dirigeants mondiaux ont publié des déclarations de solidarité, les organisations caritatives internationales ont commencé à encourager les dons et les Nations Unies ont commencé à organiser des fonds d’aide d’urgence pour aider le pays. Les articles sur cette tragédie en cours mettent souvent l’accent sur deux catastrophes antérieures qui ont aggravé l’impact du séisme sur le peuple haïtien : la pandémie de COVID-19 et l’instabilité politique suite à l’assassinat du président Jovenel Moïse.
Dans de telles analyses, il va de soi que les pays du Nord global et les Nations Unies devraient consacrer la réponse internationale à la catastrophe. Un article de Global News cite de nombreux responsables des Nations Unies et le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, Jake Sullivan, en tant qu' »autorités » sur cette situation tandis qu’un article de la BBC cite à la fois l’UNICEF et l’USAID. Ce qui n’est jamais souligné, c’est le rôle néfaste que les groupes affiliés aux Nations Unies et aux États-Unis ont joué en Haïti dans le passé, et le rôle positif que d’autres pays du Sud, en particulier le Venezuela, ont eu dans le développement d’Haïti.
Le Venezuela apporte un soutien matériel à Haïti via Petrocaribe
Le 12 mars 2007, le président vénézuélien Hugo Chávez a visité la République d’Haïti. C’était la dernière étape de son voyage présidentiel dans cinq pays d’Amérique latine et des Caraïbes, dont l’Argentine, la Bolivie, le Nicaragua et la Jamaïque. De manière typiquement audacieuse, Chávez suivait le voyage du président George W. Bush dans cinq pays pour rencontrer les dirigeants du Brésil, de l’Uruguay, de la Colombie, du Guatemala et du Mexique, dans l’espoir que son voyage diminuerait l’impact des visites de son rival idéologique.
Le peuple haïtien a envahi les rues pour l’accueillir. La liesse publique à l’occasion de la visite de Chávez était différente de tout ce que Bush avait connu au cours de sa tournée en Amérique latine. Alors que son cortège présidentiel traversait les quartiers extrêmement pauvres de Bel Air et de Cité Soleil, une marée de supporters courait après lui et scandait « Vive Chavez, vive Aristide ! et « A bas Bush, à bas la MINUSTAH ! Chávez, au grand dam de son équipe de sécurité, a sauté de son véhicule et a couru dans les rues de Port-au-Prince, frappant des mains et des coups de poing avec le peuple haïtien – un peuple dont les conditions matérielles sombres sont si souvent évoquées par les dirigeants du Nord global, alors que ces mêmes dirigeants attaquent la capacité de leur gouvernement à soulager leurs souffrances.
Chavez, contrairement à ces dirigeants, n’avait aucun intérêt à faire taire la voix du peuple haïtien. Il était là pour aider. Grâce à l’accord pétrolier Petrocaribe , le Venezuela a demandé au gouvernement haïtien de ne payer que 60 % de ses achats de pétrole au pays, tandis que la somme restante pouvait être remboursée sur une période de 25 ans à 1 % d’intérêt. Selon l’accord, le gouvernement haïtien (ainsi que les seize autres États membres) a été encouragé à investir ces économies dans le développement social national. Comme le note TeleSur , « Petrocaribe est devenu un phare pour les peuples des Caraïbes pour affirmer leur indépendance et leur autonomie économique, ainsi que pour développer une série de programmes sociaux » .
Petrocaribe était immensément populaire parmi le peuple haïtien, qui – comme les Cubains qui avaient lutté pendant la période spéciale imposée par les États-Unis – était reconnaissant pour le généreux soutien infrastructurel du Venezuela. À la suite du tremblement de terre de 2010, Chavez a annulé toute la dette pétrolière d’Haïti, déclarant qu’ « Haïti n’a aucune dette envers le Venezuela, bien au contraire : le Venezuela a une dette historique envers cette nation », se référant au soutien d’Haïti au mouvement d’unité latino-américiane, à la révolution anti-coloniale menée par Simón Bolívar au début du XIXe siècle. Kevin Edmonds, un expert en économie politique des Caraïbes à l’Université de Toronto, a résumé succinctement la relation : « Les Caraïbes, qui restent à la périphérie de l’économie mondiale – abandonnées par l’Europe et les États-Unis lorsque les préférences commerciales et les priorités de sécurité ont changé – ont trouvé un ami dans le Venezuela et Hugo Chavez. »
Un autre leader mondial a effectué une visite en Haïti en 2007 : le Premier ministre canadien Stephen Harper. Il est arrivé à Port-au-Prince à la mi-juillet. Harper, comme Chavez, a visité Cité Soleil, mais le ton de leurs visites n’aurait pas pu être plus différent.
Alors que Chávez a été accueilli avec une approbation enthousiaste, la visite de Harper était « virtuellement une opération militaire ». Avant son arrivée, des soldats de la MINUSTAH ont arrêté quarante Haïtiens qui organisaient une manifestation contre le rôle antidémocratique du Canada en Haïti. « Nos camarades sont descendus dans les rues avec des pancartes, des banderoles et des mégaphones », a déclaré Lovinsky Pierre-Antoine, un militant haïtien des droits humains engagé dans la manifestation. « À ce moment-là… les soldats de la MINUSTAH ont commencé à procéder à des arrestations sans raison. Beaucoup de nos amis ont été arrêtés ce matin-là.
Lorsque Harper est arrivé, son cortège de voitures était précédé d’une jeep de l’armée contenant des troupes de la MINUSTAH lourdement armées, qui ont gardé leurs mitrailleuses braquées, aux mains d’observateurs méfiants à chque instant du parcours. Après être entré dans Cité Soleil comme un conquérant militaire, Harper a pris un moment pour se féliciter de sa propre magnanimité, affirmant que « les Canadiens devraient être très fiers d’offrir leur aide, que notre aide fait une différence en termes de sécurité. de la vie des gens, en leur donnant un peu d’espoir et des opportunités.»
Les puissances occidentales écrasent la démocratie haïtienne, le Venezuela défend la souveraineté haïtienne
Cité Soleil et des quartiers populaires qui ont la même histoire d’oppression ont constitué la base de soutien du mouvement Lavalas de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide. La philosophie politique d’Aristide était enracinée dans la théologie de la libération, ou la croyance que le capitalisme ne libérerait jamais les peuples d’Amérique latine et des Caraïbes de l’exploitation néocoloniale. Il a été élu au début de 1991, mais un coup d’État militaire l’a contraint à fuir aux États-Unis, où il a commencé à cultiver le soutien pour son retour au pouvoir, en particulier parmi le Congressional Black Caucus et la communauté de la diaspora haïtienne.
Le président Clinton a accepté de l’aider, mais à la seule condition qu’il permette aux politiques d’ajustement structurel du type FMI et Banque mondiale de néolibéraliser l’économie de son pays. Comme le note Daniel Troup , « les États-Unis ont facilité le retour d’Aristide en septembre 1994 à condition qu’il accepte l’amnistie pour les auteurs du coup d’État, le développement d’une force de police haïtienne formée aux États-Unis et la mise en place d’un programme d’ajustement structurel néolibéral ». Aristide, n’ayant d’autre alternative pour sortir Haïti de la dictature militaire, a acquiescé. Les troupes états-uniennes ( avec l’aide du Canada et de l’ONU ) le ramenèrent au pouvoir en 1994, ses tendances plus radicales étant tempérées par les conditions de la « restauration ».
Le rôle impérialiste du Canada en Haïti n’atteindra sa phase vraiment cancérigène qu’en 2004, lorsqu’un autre coup d’État – celui-ci soutenu par les gouvernements des États-Unis et de la France– a obligé illégalement Aristide à abandonner son mandat. Jusque là, Lavalas restait le seul instrument politique en Haïti qui sert les intérêts des populations les plus pauvres du pays, et Aristide avait recommencé à intensifier sa rhétorique. Après son élection en 2000 (que les partis d’opposition ont qualifiée de frauduleuse), Aristide avait appelé la France à rendre à son pays 21 milliards de dollars afin de rectifier enfin une indemnité de 1825 donnée à la France par Haïti en tant que « remboursement » pour les propriétés perdues pendant la Révolution haïtienne – propriétés basées sur la mise en esclavage des Haïtiens. L’indemnité de 1825 est souvent citée par les universitaires comme un moment critique dans l’appauvrissement forcé d’Haïti post-révolutionnaire par les puissances impérialistes du monde. Comme l’ écrit Marlene Daut , « l’impôt sur sa liberté que la France a contraint Haïti à payer – appelé « indemnité » à l’époque – a gravement endommagé la capacité du pays nouvellement indépendant à prospérer ».
La France a refusé de dédommager le peuple haïtien et a commencé à travailler avec les États-Unis et le Canada pour saper le mandat d’Aristide. Le 1er février 2003, le député canadien Denis Paradis a accueilli un certain nombre de responsables français et américains au lac Meech pour décider de l’avenir d’Haïti. L’événement était intitulé « l’Initiative d’Ottawa sur Haïti ». Aucun représentant haïtien n’a été invité. Des fuites publiées par le journaliste Michel Vastel affirment que les personnes présentes ont décidé qu’Aristide devait être démis de ses fonctions au 1er janvier 2004, avant les élections prévues en 2005.
Alors que les paramilitaires anti-Aristide basés en République dominicaine – qui auraient reçu une formation des États – Unis – ont commencé à faire des ravages dans de nombreuses villes haïtiennes, le Canada et l’Europe ont accru la pression diplomatique sur le président. Début 2004, il a été kidnappé par l’armée et contraint de quitter ses fonctions. Un avion américain l’a fait sortir du pays et l’a déposé en République centrafricaine. Les troupes canadiennes avaient sécurisé l’aéroport pour son départ.
À la suite du coup d’État contre Aristide, le Canada a joué un rôle important dans la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Ostensiblement une mission de maintien de la paix, la MINUSTAH a rapidement acquis une réputation de réponses musclées aux manifestations en faveur de la démocratie et aux raids ciblés contre les partisans d’Aristide. Au lendemain du coup d’État, certains Haïtiens ont affirmé que les troupes canadiennes venaient chez eux et menaçaient les membres de leur famille s’ils refusaient de révéler les noms des partisans locaux de Lavalas. En 2007, un projet de manuel rédigé par les Forces canadiennes a révélé que les troupes canadiennes menaient des opérations de contre-insurrection contre « l’insurrection criminelle [c’est-à-dire les communautés pro-Aristide] en Haïti depuis le début de 2004 ».
Alors que le Canada aidait à soutenir le gouvernement post-coup d’État, Chávez a annoncé : « Nous ne reconnaissons pas le nouveau gouvernement d’Haïti. Le président d’Haïti s’appelle Jean-Bertrand Aristide. Son soutien vocal à la démocratie haïtienne – pratiquement seul parmi les nations puissantes de l’hémisphère – a contribué à la bonne volonté qu’il a reçue lors de son voyage à Port-au-Prince en 2007. »
À la suite du tremblement de terre de 2010, les forces militarisées de l’ONU (dont un nombre important de Canadiens) ont resserré leur emprise sur Haïti. Chávez a publiquement critiqué la présence accrue de l’ONU : « J’ai lu que 3 000 soldats arrivent. Des marines armés comme s’ils allaient à la guerre. Les armes ne manquent pas là-bas, mon Dieu. Des médecins, des médicaments, du carburant, des hôpitaux de campagne, voilà ce que les États-Unis devraient envoyer… Il s’agit d’une occupation déguisée. »
Parmi les nombreuses violations des droits humains commises par la MINUSTAH contre le peuple haïtien, certaines des plus atroces incluent : un massacre de 25 civils à Cité Soleil en juillet 2005 ; abus sexuels généralisés sur les femmes haïtiennes, crimes pour lesquels les troupes de l’ONU sont presque toujours restées impunies ; une épidémie de choléra en déversant des eaux usées de la MINUSTAH dans les cours d’eau d’Haïti, tuant plus de 10 000 personnes et infectant environ 800 000 autres. Il n’est pas étonnant que pour de nombreux Haïtiens, la MINUSTAH ait représenté un chapitre de plus dans leur longue histoire post-révolutionnaire d’exploitation par des puissances étrangères. L’histoire atroce de la MINUSTAH est la raison pour laquelle l’affirmation de l’ONU selon laquelle elle jouera un rôle de premier plan dans l’atténuation des dommages causés par le tremblement de terre du 14 août est un sujet de grande préoccupation.
Au lendemain du séisme d’août 2021, le Venezuela a immédiatement envoyé plus de 30 tonnes d’aide humanitaire à Haïti, et Cuba a envoyé une brigade médicale composée de 250 médecins, sans conditions. Le ministre canadien des Affaires étrangères, Marc Garneau, a tweeté que « le Canada est prêt à aider le peuple haïtien » et que de nombreux organismes de bienfaisance canadiens collectent des dons privés, mais un plan d’aide canadien précis n’a pas encore été annoncé. La fait que le Canada et l’ONU se préparent pour une autre période d’engagement post-crise en Haïti, valide une fois de plus l’affirmation de Chávez selon laquelle les projets d’aide menés par le Nord global sont souvent des façades pour un renforcement clandestin de la domination néocoloniale.
L’auteur : Owen Schalk ( https://owenschalk.com/, Twitter: @OwenSchalk) est un écrivain canadien basé à Winnipeg, Manitoba. Ses domaines d’intérêt incluent le post-colonialisme et les impacts sociaux du néolibéralisme globalisé. Ses analyses politiques ont été publiées dans Canadian Dimension, Dissident Voice et People’s Voice (@CDN_Dimension, @TheCanadaFiles, @PVNews1), et ses nouvelles ont été publiées par Fairlight Books, antilang., whimperbang, (@FairlightBooks, @SobotkaLitMag, @antilangmag), notamment.Son travail universitaire a été récompensé par un certain nombre de bourses et de prix au Manitoba.
Le président mexicain Andrés Manuel López Obrador n’est pas un fan des tournées internationales. Il ne s’est pas non plus montré très intéressé par les relations extérieures au début de son mandat, déclarant que « la meilleure politique étrangère est la politique intérieure ». Un sens honorable des priorités. Mais avec son ministre des Affaires étrangères Marcelo Ebrard, force est de constater qu’il a réussi depuis 2019 à installer une diplomatie active et davantage tournée vers l’Amérique latine et les Caraïbes, un véritable contraste avec ses prédécesseurs.
Ces dernières années, alors que des forces obscures dominaient la région, les membres du Palais national et de la Tour Tlatelolco ont joué un rôle clé dans le rétablissement des espoirs intégrationnistes, contribuant ainsi à la stabilité politique et à la solidarité régionale.
Depuis Hugo Chávez, l’Amérique latine n’a jamais eu un gouvernement aussi proactif. Plusieurs moments marquent la gestion diplomatique actuelle du Mexique : d’abord le rôle qu’il a joué dans les moments de tension qui ont suivi le coup d’État en Bolivie en novembre 2019, lorsqu’il a accordé l’asile au président Evo Morales, évitant ainsi une plus grande tragédie.
Le Mexique a également exprimé sa solidarité avec Cuba en dénonçant le blocus états-unien à plusieurs reprises, ainsi qu’en envoyant une aide humanitaire pour soutenir la plus grande des Antilles face à la pandémie.
En ce qui concerne le Venezuela, alors que certains dirigeants de droite pensaient pouvoir obtenir des résultats avec des intentions douteuses comme ce fut le cas lors du show humanitaire de Cúcuta, le président Andrés Manuel López Obrador a toujours défendu le principe d’autodétermination des peuples. Il a ensuite proposé – récemment – sa coopération et son pays comme lieu de négociations entre le gouvernement de Nicolás Maduro et l’opposition (d’extrême droite NdT) vénézuélienne. Le Mexique prend des risques pour le dialogue et la stabilité, et renforce son leadership régional.
Photo: Tours et détours de l’Histoire. Les visages du coup d’État sanglant d’extrême droite contre Hugo Chávez mené le 11 avril 2002 par le patronat, un groupe de militaires formés à de la School of Americas, les médias privés, les USA et l’Espagne. En bas et au centre de cette photo de 2002, un certain Gerardo Blyde… qui dirige aujourd’hui la délégation de l’extrême droite vénézuélienne au Mexique, s’éloignant du putschiste Juan Guaido et tentant de négocier son retour dans le champ démocratique/électoral avec le gouvernement de Nicolas Maduro. (NDT)
Lors de la crise actuelle de la pandémie de Covid-19, le Mexique a également démontré l’importance d’une approche intégrationniste en mettant en œuvre, avec l’Argentine d’Alberto Fernández, un accord de production de vaccins qui prévoit la distribution de 250 millions de doses de vaccins contre le coronavirus dans la région.
Ce travail commun se traduit par la capacité de nos pays à agir et à proposer des objectifs face à des défis communs. Les gouvernements progressistes montrent une fois de plus l’exemple, la voie et l’importance de la coopération.
RÉACTIVER LE DIALOGUE POLITIQUE RÉGIONAL
En termes d’intégration, traditionnellement, les efforts les plus conséquents ne proviennent pas des géants du continent. Mais cette fois, la diplomatie mexicaine a réussi à relancer ce qui s’était dilué ces dernières années : le dialogue politique régional. Elle a donné un nouvel élan à la CELAC (Communauté des États d’Amérique Latine et des Caraïbes), qui avait été mise à l’écart par les gouvernements conservateurs de la région.
En regardant plus au sud qu’au nord, en neutralisant une OEA (Organisation des États Américains, inféodée à Washington, NdT) nuisible et discréditée, le Mexique a ouvert une nouvelle étape pour l’intégration régionale. Toutefois, il sera essentiel de multiplier les mécanismes de participation avec et pour la société civile.
Si la population ne s’approprie pas les processus intégrationnistes, il lui est très difficile de les défendre lorsqu’il y a un changement de gouvernement et que la nouvelle autorité décide de partir. Sans la participation active des citoyens, les progressistes continueront à avoir du mal à assurer la durabilité des projets d’intégration ayant une perspective émancipatrice pour l’Amérique latine et les Caraïbes.
Pour surmonter la crise actuelle, il faut parvenir à une intégration durable afin de mettre en place des projets régionaux et, à terme, une coopération renouvelée pour réduire les niveaux de pauvreté et d’inégalité. La région ne peut pas permettre que l’arrivée de gouvernements de droite mette en péril les avancées significatives du scénario régional.
Le Mexique prend toute sa part de ce travail, et il y apporte sa vision et sa clarté. L’Amérique latine et les Caraïbes doivent suivre cette dynamique et comprendre qu’une région intégrée sera bénéfique pour son développement, utile pour ses peuples, indispensable pour les générations futures. Le Mexique a de la magie, disait Chavela Vargas, cherchons la magie…
(*) Politologue, latino-américaniste, expert en coopération internationale.
L’intégration et la coopération pour surmonter la pandémie, le renforcement des économies figurent parmi les conclusions du 19e sommet de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba-TCP). La réunion a rassemblé des représentants des neuf pays membres de l’alliance à Caracas le 24 juin. Le sommet a également célébré le 200ème anniversaire de la bataille de Carabobo – une bataille décisive qui permit aux armées de Simon Bolivar de porter un coup fatal au colonialisme espagnol et de sceller l’indépendance du Venezuela, de l’Équateur, de la Colombie, de la Bolivie et du Pérou. Comme l’explique le politologue vénézuélien William Serafino : « Quelles leçons devons-nous tirer de Carabobo aujourd’hui ? D’abord que l’unité politique/programmatique est la clé de la victoire et que le champ de bataille éthique/idéologique est aussi essentiel que le champ de bataille militaire. Ce jour-là, sur le champ de bataille, les idées de l’ancien ordre impérial européen et les prémisses d’une nouvelle géopolitique des nations souveraines se sont affrontées. »
En accueillant les leaders des pays membres de l’ALBA, le président Maduro a souligné : « Malgré tous ceux qui conspirent pour que nous empêcher de constituer une unité plurinationale qui a trouvé ses racines, nous sommes ici, présents. Nous sommes très émus que, malgré toute la campagne de démoralisation contre le Venezuela, vous soyez ici pour accompagner le peuple vénézuélien. L’autre jour j’interrogeai notre peuple. Pourquoi Bolivar victorieux ne s’est-il pas arrêté après avoir libéré le Venezuela ? Pourquoi ne s’est-il pas installé pour vivre à Caracas ou à Bogota ? Parce que pour lui et les Libertadores, les idées et la vision dépassaient la mesure d’une vie, la Patrie était la Grande Patrie comme pour nous aujourd’hui : la Patrie, c’est l’Amérique. Ou nous nous libérons tous ou nul ne sera libre »
Avec la confirmation de l’efficacité de 92 % du vaccin cubain Abdala – une formule qui sera utilisée pour la banque d’immunisation de l’Alliance – l’une des questions centrales du débat était le début d’une campagne de vaccination massive. Le président bolivien Luis Arce a proposé de former une brigade internationale de diplômés de l’École latino-américaine de médecine (ELAM) pour commencer la vaccination dans les pays du bloc, en commençant par les plus vulnérables. « Ils doivent atteindre chaque coin de rue, chaque communauté et chaque quartier populaire, afin que personne ne soit laissé de côté, que les droits de chacun soient garantis » a déclaré Luis Arce.
Outre la crise sanitaire mondiale, les présidents présents ont également célébré la victoire de Cuba aux Nations Unies. Pour la 29e fois, l’Assemblée générale des Nations unies – c-a-d la véritable communauté internationale, a approuvé une résolution exigeant la levée immédiate du blocus économique imposé il y a près de 60 ans par les États-Unis et maintenu par le gouvernement Biden. 184 pays sur 189 ont voté contre le blocus. Seuls à voter pour : les USA et Israël.
Selon le gouvernement cubain, l’embargo a causé des pertes de 147,8 milliards de dollars américains depuis 1962. Malgré le blocus, l’île des Caraïbes est le premier pays de la région à créer son propre vaccin contre le virus sars-cov2 et a également envoyé des missions médicales dans 39 pays pendant la pandémie. « Nous remercions tous les États membres de l’Alba-TCP pour leur soutien inconditionnel et leur appui à la résolution contre le blocus » a déclaré le ministre cubain des affaires étrangères, Bruno Rodríguez.
Au cours du sommet, les présidents ont convenu de créer de nouveaux programmes de financement par le biais de la banque ALBA-TCP / ALBA-TCP.
L’Alliance a également célébré les dernières élections au Chili, au Pérou et au Mexique, qui indiquent une nouvelle montée du progressisme en Amérique latine.
Le secrétaire exécutif d’Alba-TCP, Sacha Llorenti, a également déclaré « nous condamnons les attaques et les tentatives de déstabilisation du gouvernement légitime du Nicaragua par les États-Unis. Nous ratifions notre soutien inconditionnel au gouvernement sandiniste du président Daniel Ortega. » Le président Ortega a rappelé depuis Managua que contrairement à ce que disent les médias internationaux la vingtaine de personnes arrêtées ne le sont pas en tant qu’ « opposants » mais pour avoir sciemment violé les lois nicaraguayennes sur le financement étranger d’ONGs. Il s’agit en fait de désarticuler le réseau médiatico-politique de l’USAID/NED, un outil de déstabilisation mis en place par les États-Unis contre des gouvernements progressistes et qu’ont déjà dénoncé des pays comme la Bolivie, Cuba, le Venezuela et plus récemment le Salvador de Bukele ou le Mexique de Lopez Obrador. « Les Etats-Unis font pression sur nous, pour ces vingt personnes, alors je leur dis : « libérez immédiatement les quatre cents personnes que vous avez arrêtées et maintenez en prison pour avoir pris d’assaut le Capitole » a ironisé le président du Nicaragua.
Le Premier ministre de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Ralph Goncalves, a quant à lui réaffirmé l’importance de l’ALBA pour s’opposer aux actions de la droite régionale, qui a pris le contrôle d’organismes internationaux tels que l’Organisation des États américains (OEA). « Ils ont réussi à inventer un coup d’État à travers les missions électorales. L’Alba-TCP est un tout, il est plus que la somme de ses parties. Nous devons nous défendre mutuellement afin qu’ils ne nous détournent pas de notre chemin » a souligné le premier ministre Ralph Goncalves. Pour sa part le Premier Ministre de la Dominique, Roosevelt Skerrit (photo) a expliqué comment « les Etats-Unis et l’OEA ont tenté de s’ingérer dans les élections qui ont eu lieu dans son pays mais qu’ils ont été mis en échec, comme en Bolivie. Nous ferons toujours partie de cette institution de l’ALBA, nous continuerons à travailler infatigablement parce que nous n’avons pas peur de d’élever nos voix. La solidarité avec le Venezuela doit être conditionnelle »
Le Président bolivien Luis Arce a profité de l’occasion pour présenter ses excuses aux missions diplomatiques du Venezuela et de Cuba qui ont été harcelées et persécutées en Bolivie à la suite du coup d’État du gouvernement d’extrême droite de Jeanine Áñez. « Nous menons la bataille judiciaire, nous nous battons pour la mémoire, la vérité et la justice, afin que ce type de coup d’État du XXIe siècle ne se répète pas » a-t-il souligné.
Rafael Correa, Evo Morales et Piedad Córdoba, ex-sénatrice colombienne et défenseuse des droits humains, étaient les invités spéciaux du sommet ALBA-TCP / ALBA-TCP, ainsi que les délégué(e)s du Congrès Bicentenaire des Peuples qui s’est déroulé à Caracas du 21 au 24 juin. Cordoba a dénoncé le massacre quotidien, les tortures et les disparitions de citoyen(ne)s et en particulier de jeunes par le gouvernement colombien et ses réseaux paramilitaires. « Et le monde se tait » a dénoncé le président vénézuélien.
Adriana Salvatierra, ex-présidente du Sénat de Bolivie, a lu les conclusions du Congrès Bicentenaire des peuples en défense des processus d’autodétermination des peuples, non seulement d’Amérique Latine mais aussi de Palestine et de la république Sahraoui. Ce Congrès autonome a réuni plus d’une centaine de militant(e)s de mouvements sociaux, partis, leaders (photos, ici de Haïti et Bolivie) qui ont élaboré des stratégies pour un monde libéré du capitalisme. Réunions sur les mouvements indigènes, les droits des femmes, des afrodescendants, de la diversité sexuelle, les droits des travailleur(se)s, des personnes âgées, l’écologie, la communication sociale, le monde multipolaire, etc… Leur déclaration finale, comme celle de l’ALBA, a été votée à main levée, comme feuille de route issue des mouvements sociaux, par les chefs d’Etat.
Soucieux d’intensifier l’intégration régionale, les présidents, ministres des affaires étrangères et premiers ministres ont également déclaré que l’un des objectifs était de réactiver l’Union des nations du Sud (UNASUR) et la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC). Rappelons que l’Alba-TCP a été fondé, en 2004, à l’initiative des présidents Hugo Chávez (Venezuela) et Fidel Castro (Cuba), peu après la défaite de la ZLEA – Zone de libre-échange des Amériques – défendue à l’époque par les États-Unis et ses satellites ultra-libéraux. Aujourd’hui, la plateforme anti-impérialiste rassemble le Venezuela, Cuba, la Bolivie, Grenade, la Dominique, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Antigua-et-Barbuda, le Nicaragua et Saint-Kitts-et-Nevis.
Par ailleurs, dans une initiative inédite, le Groupe de Puebla réagit aux menaces de déstabilisation de l’extrême droite réunie autour de Keiko Fujimori, et rencontrera le président élu du Pérou, Pedro Castillo, dans le cadre de la conférence « Défendre la démocratie, la souveraineté populaire au Pérou et le triomphe électoral du maître Pedro Castillo », qui sera animée par Marco Enríquez-Ominami, ex-candidat à la présidence du Chili et co-fondateur du Groupe de Puebla avec Lula da Silva, Dilma Roussef ou Evo Morales. Cette conférence comptera sur la participation exceptionnelle de l’ancien Premier ministre espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero ; Jairo Carrillo, de la Conférence des partis politiques d’Amérique latine (COPPPAL) ; Maite Mola, du Parti de la gauche européenne ; Manu Pineda, député européen du groupe parlementaire de la gauche ; et Monica Valente, du Forum de Sao Paulo ; entre autres et d’autres personnalités du progressisme mondial.
L’événement, qui sera diffusé par le biais de Facebook Live du Groupe de Puebla, du Forum de Sao Paulo et de la chaîne Youtube du Parti des travailleurs brésiliens, entre autres, verra également la participation de l’ancien ministre des affaires étrangères de l’Équateur, Guillaume Long, de la sénatrice du Mexique, Beatriz Paredes, de l’ancien ministre du Brésil et fondateur du Groupe, Aloizio Mercadante, du sénateur argentin Jorge Taiana et de représentants de l’Internationale progressiste, du Groupe de la Fraternité et de la Coordination socialiste latino-américaine, entre autres.
La session est prévue pour ce samedi 26 juin aux horaires suivants :
09:00 El Salvador, Guatemala, Honduras
10h00 Colombie, Équateur, Mexique, Pérou et Panama.
11h00 Bolivie, Chili, Paraguay et République dominicaine.
12h00 Argentine, Brésil et Uruguay
17:00 Espagne
Texte : Thierry Deronne, Caracas, le 25 juin 2021.
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