Sandino, retour vers le futur (L’Huma Magazine, février 2024)

A l’occasion des 90 ans de l’assassinat du général nicaraguayen Augusto C. Sandino sur ordre de Washington, L’Humanité Magazine m’a demandé de lui consacrer un article. J’y mets en lumière un Sandino méconnu : constructeur de communes autogérées dans les zones libérées par sa guérilla paysanne, suivant une vision très proche des communes populaires organisées aujourd’hui au Venezuela; et prophète, avec son « Plan pour la réalisation du rêve suprême de Bolivar », des politiques de coopération reprises par la gauche latino-américaine, en particulier sous l’impulsion d’Hugo Chávez. Le 21 février, j’ai prononcé à l’Institut Simon Bolivar à Caracas une conférence intitulée « De Sandino a Chávez » pour développer cette continuité historique (photos ci-dessous)

Le 19 juillet 1979, lorsque s’effondre la dictature des Somoza – longue de près de 45 ans – et qu’entrent à Managua, juchés sur des blindés, les guérilleros du Front Sandiniste, les Nicaraguayens euphoriques découvrent à la télévision l’image en noir et blanc d’un général qui enlève et remet son chapeau. Ce salut de quelques secondes, passé en boucle, est l’unique image en mouvement de Sandino. Revanche pour celui que la longue nuit du somozisme a tenté d’expulser de l’Histoire après son assassinat perpétré sur ordre de Washington, il y a 90 ans, le 21 février 1934.

Dans Augusto C. Sandino, le « C » ne vient pas comme on le lit parfois de « César » mais de «  Calderon » – nom de sa mère, domestique au service d’un propriétaire terrien. De leur relation, le « bâtard » naît en 1895 dans le village de Niquinohomo, à une trentaine de kilomètres de la capitale du Nicaragua. « J’ai ouvert les yeux dans la misère et j’ai grandi dans la misère. Dès que j’ai pu marcher, je l’ai fait sous les plantations de café en aidant ma mère (…) C’est ainsi que j’ai grandi, ou peut-être est-ce pour cela que je n’ai pas grandi. »

C’est là qu’à 17 ans, en 1912, il voit passer le corps mutilé du général patriote Benjamin Zeledón –  un des chefs de l’insurrection contre le président fantoche Adolfo Diaz, agent des Etats-unis -, fusillé par les Marines intervenus massivement dans le pays, emmené dans une charrette à bœufs : « cela m’a donné la clé de la situation nationale ». Travailleur migrant, il part au Guatemala où il est témoin des exactions de la United Fruit Company (1) , empire de la production bananière qui domine déjà l’économie de l’Amérique Centrale. Puis il se fond parmi les travailleurs de la Huasteca Petroleum Company au Mexique, où il apprend énormément des luttes syndicales, au moment où parviennent les vents de l’anarchosyndicalisme, des utopies socialistes, de l’anti-impérialisme et de la révolution soviétique. La déflagration révolutionnaire du Mexique (1910), la grande rédemption des paysans sans terre et des peuples indigènes autour d’hommes à cheval comme Emiliano Zapata et Pancho Villa, le marquent profondément. Sandino y reconnaît la ligne insurrectionnelle initiée au Nicaragua par les leaders de la résistance indigène Diríangén et Nicarao lors de la Conquista espagnole au XVIe siècle, rallumée en 1881 par la rébellion, brutalement réprimée, du peuple indigène Matagalpa qui défend sa terre.

De retour dans sa patrie, Sandino s’enrôle dans l’armée des libéraux en guerre contre les conservateurs. Jusqu’au jour où il décide de rompre avec ce bipartisme de grands propriétaires terriens qui ne voient dans le paysan qu’une chair à canon pour leurs batailles du «pouvoir pour le pouvoir». Il refuse de signer le Pacte de l' »Espino Negro » qui place le pays sous la coupe des États-Unis. « Je ne me vends pas, je ne me rends pas. Patrie libre ou mourir ».

Autour d’un drapeau rouge pour la liberté et noir pour la mort, avec une poignée de mineurs, de paysans et d’artisans, avec toutes et tous ceux qu’ont invisibilisés des siècles de colonialisme, il lance en 1927 sa « guerre de libération nationale ». Le «  général des hommes libres », comme l’appelle l’écrivain communiste français Henri Barbusse, est un homme sûr de lui. Pour les paysans indigènes, il est le « huehualt », le vieux sage . “Justicia, redención, dignidad, libertad” : sa langue fluide parle aux exclus. Autodidacte, Sandino se forge une solide philosophique politique qui va de Bolivar a Lénine. Il entre dans la franc-maconnerie, étudie les alternatives aux religions de l’oppresseur, cherche dans la théosophie – utopie mystique de la fraternité et de l’égalité, les fondements de sa «commune universelle». Il s’intéresse à Gandhi, médite, croit dans la télépathie et dans la réincarnation. Mais son Dieu est anticlérical, c’est le Dieu des pauvres, et la cohésion de son armée repose sur l' »abrazo », l’accolade simple des « hermanos » – frères en toute chose.

Bien avant Guernica (1937), la première frappe aérienne contre une population civile a lieu à Ocotal, en 1927, lorsque les États-Unis bombardent un village où sont retranchés les combattants sandinistes. Sandino comprend qu’une guerre frontale est vouée à l’échec. Il réorganise sa guérilla dans les montagnes profondes de Nueva Segovia, au nord, près de la frontière avec le Honduras, et recrute des milliers de soldats parmi les paysans exploités, humiliés, dont les terres sont volées par les grands propriétaires, formant progressivement une « Armée de Défense de la Souveraineté Nationale ». « Nous ne sommes pas des militaires. Nous sommes du peuple, nous sommes des citoyens armés. Nous irons jusqu’au soleil de la liberté ou jusqu’à la mort ; et si nous mourons, notre cause continuera à vivre. ».

La « petite armée folle », comme l’a appelée la poétesse chilienne Gabriela Mistral, affronte les compagnies états-uniennes – dont la United Fruit – et déstabilise les Marines qui ne soupçonnent pas que derrière les cris d’oiseaux se cache le « télégraphe » de la guérilla. Le « Chœur des Anges », brigade d’enfants, accompagne les embuscades d’un tintamarre qui fait croire que la troupe sandiniste est plus nombreuse. Les prostituées recueillent les confidences des occupants sur l’oreiller.

Face à cette armée insaisissable, les Marines répondent par la terreur, ce qui ne fait que grossir les rangs des rebelles. Au contre-amiral Sellers qui lui propose de renoncer au combat, Sandino répond : « La souveraineté d’un peuple ne se discute pas, elle se défend les armes à la main. » En 1933, après six ans de guerre, les États-Unis retirent enfin leurs troupes non sans avoir armé, entraîné et installé derrière eux « leur » Garde Nationale. Un an plus tard, alors que Sandino s’est rendu à Managua pour signer la paix avec le président libéral Sacasa, il est trahi et assassiné sur ordre de Washington par le directeur de ce corps répressif, Anastasio Somoza García.

Sandino était-il un « bandit », « un assassin communiste » comme le martèleront les manuels scolaires de la dictature somoziste pendant 40 ans ?  « Un naïf », « un aventurier », un « caudillo bourgeois anticolonial » comme pontifiera une gauche liée à Moscou au moment où l’Internationale Communiste décida de substituer à sa ligne anti-impérialiste une ligne exclusive de «classe contre classe» ?

Pour comprendre Sandino, mieux vaut le conjuguer au futur. Dès 1932, il annonce son projet de créer des coopératives dans les zones libérées. Dans un continent où les élites ont les yeux fixés sur le nord, Sandino chambarde la politique. Son armée de paysan(ne)s ébauche une nouvelle géométrie du pouvoir qui puise aux racines du socialisme communard et du bien commun indigène. « La propriété privée est la source des guerres fratricides », explique-t-il. Là où les Yankees semaient la mort et la destruction, le travail agricole des combattant(e)s permet de créer l’embryon d’une société communautaire, autogérée, avec réseau de santé, logements décents, réfectoires communs, écoles d’alphabétisation. Les coopératives sandinistes sont d’authentiques communes, conçues pour vivre et produire collectivement. En faisant la guerre, en résistant, en cultivant, les nombreuses femmes qui se sont jointes à la rébellion acquièrent un statut nouveau. Sans être féministe au sens strict, le mouvement sandiniste marque pour elles le début d’un processus d’autodétermination, en rupture avec une société archaïque, violente, patriarcale, qui les avait complètement annulées. C’est sur cette base populaire que Sandino rêve de construire l’État nouveau. A Wiwili, sur les rives du Rio Coco qui connecte la paysannerie du nord avec les peuples autochtones de la côte caraïbe, il crée un modèle de coopératives qu’il envisage d’étendre peu à peu vers la région atlantique puis, pourquoi pas, au-delà du Nicaragua.

Pour l’élite des États-Unis comme pour l’oligarchie locale, Sandino n’est pas seulement le guérillero à abattre, mais le leader d’une dangereuse révolution qui rend le pouvoir au peuple et dont l’économie oppose la petite propriété aux « latifundios », vastes domaines agricoles aux mains d’une poignée de seigneurs féodaux qui exploitent jusqu’au sang les travailleurs journaliers 

Quelques heures après l’avoir assassiné, la Garde Nationale détruit les coopératives sandinistes et massacre tous leurs membres, y compris les personnes âgées, les femmes et les enfants. Jusqu’en 1979, la dynastie somoziste devient la « grande propriétaire » exclusive des secteurs clefs d’une économie où les relations de production s’apparentent plus au féodalisme qu’au capitalisme.

Une autre prophétie de Sandino inquiète l’Empire : « l’avènement du Nicaragua comme nation latino-américaine », un concept nourri par ses lectures bolivariennes. «  Profondément convaincu que le capitalisme américain a atteint la dernière étape de son développement en se transformant, par conséquent, en impérialisme ; qu’il ne tient plus compte des théories du droit et de la justice ; qu’il méconnaît les principes absolus d’indépendance de chaque section de la nation latino-américaine, nous considérons, écrit-il, que l’Alliance des nationalités latino-américaines nous est encore plus indispensable.»

En 1929, il envoie aux présidents latino-américains son « Plan pour la réalisation du rêve suprême de Bolivar » : une alliance des 21 nations latino-américaines avec conférence permanente de ses dirigeants, constitution d’une Cour de justice latino-américaine pour régler les litiges entre nations, citoyenneté latino-américaine, force de défense commune, base navale et canal interocéanique au service de tous, réparations pour les destructions causées par les États-Unis. Sans oublier la banque latino-américaine pour « financer, sans dépendre de l’extérieur, la construction d’ouvrages et de moyens de communication et de transport », l’union douanière pour stimuler le marché intérieur et « l’appui au tourisme latino-américain afin de promouvoir la connaissance mutuelle entre nos citoyens ». 44 articles au total qui prennent aujourd’hui tout leur sens, à l’heure de la révolution bolivarienne, de l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de nos Amériques (ALBA, créée en 2004), de la Communauté des États Latino-Américains et des Caraïbes (CELAC, 2010) et de l’Union des Nations Sud-américaines (UNASUR, 2008).

En 1934, Somoza fait disparaître le corps de Sandino et de ses compagnons, jamais retrouvés. Le désespoir s’abat sur les quelques survivant(e)s. Mais l’histoire de l’Amérique latine est une course de relais.

Trente ans plus tard, Carlos Fonseca Amador, le fils myope d’une couturière de Matagalpa, réveille la mémoire de l’Armée de Défense de la Souveraineté Nationale jusqu’à en faire l’acte de naissance du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN, créé en 1961). Fonseca sait que « la mémoire de Sandino est plus vivante chez les paysans que chez l’habitant des villes ». Il rencontre des survivants comme Santos Lopez qui a combattu sous les ordres directs de Sandino. Pendant des années, Fonseca et son équipe recherchent, étudient tout ce qui reste des écrits du « général des hommes libres ». C’est l’époque du Che, et la rébellion des années 1930 confirme le caractère crucial de la guérilla pour la victoire des peuples sur l’impérialisme. Mais aussi, en fin de compte, l’unité nationale comme stratégie fondamentale. La réflexion historique de Fonseca nourrit l’école de cadres du FSLN et contribue puissamment à la victoire de 1979.

Au journaliste basque Ramón de Belausteguigoitia venu l’interviewer dans ses montagnes du nord en 1933, le général rebelle décrit une vision qui garde son mystère: « Depuis l’origine du monde, la terre n’a cessé d’évoluer. Mais c’est ici, en Amérique centrale, que je vois une formidable transformation… Je vois quelque chose que je n’ai jamais dit auparavant… (…) le Nicaragua enveloppé d’eau. Une immense dépression venant du Pacifique… Les volcans au-dessus seulement… Comme si une mer se vidait dans une autre. »

De la fraternité des communes autogérées à l’alliance entre nations-sœurs, la vision de Sandino a gardé sa puissance d’avenir. Celle d’un monde multipolaire, libéré du mythe occidental d’un «centre», avec ses «marges» et ses «périphéries».

T.D., Caracas, 18 février 2024.

Aperçu de l’édition enrichie de nombreuses photos. Pour celles et ceux qui souhaiteraient acheter la version numérique de cette édition de l’HM (avec l’article en p. 76-81) et une mise en page plus riche que la version Web, c’est ici : https://kiosque.humanite.fr/detail/publication/detail-top-right/17?issue_id=167775&switch_toc=archive. Pour une version résumée de l’article : https://www.humanite.fr/histoire/amerique-latine/nicaragua-augusto-sandino-le-sillon-de-la-revolution

L’auteur : Thierry Deronne, Cinéaste, universitaire, licencié en communications sociales http://ihecs.be. A vécu au Nicaragua (1986-88) et réside au Venezuela depuis 1994. Compte «X» : https://twitter.com/venezuelainfos

Notes:

(1) Voir « l’HD » n°641 du 10 janvier 2019 et sur humanite.fr, « 1899, naissance de la United Fruit Company. Bananes, massacres et coups d’État », par Marc de Miramon.

(2) Pour une iconographie intégrale, voir https://acsandino.org.ni/libro-fotos/ (livre de photos téléchargeable en PDF sur le site du petit-fils de Sandino) et http://www.sandinorebellion.com/index.htm (site états-unien).

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/02/sandino-retour-vers-le-futur-lhuma-magazine-fevrier-2024/

Amérique Latine : l’Age d’or et la Fin de cycle ne sont plus ce qu’ils étaient !

Un « kasting » d’enfer ! En prévision du second tour de l’élection présidentielle chilienne du 19 décembre 2021, le candidat José Antonio Kast avait réuni autour de lui une impressionnante équipe de seconds rôles : José María Aznar, Leopoldo López, Mario Vargas Llosa ! L’un, Aznar, ancien président du gouvernement espagnol (1996-2004), administrateur de NewsCorp (dirigé par le milliardaire Rupert Murdoch) et président de la Fondation pour l’analyse et les études sociales (FAES), un think tank néolibéral situé sur le flanc droit du Parti populaire. L’autre, López, dirigeant extrémiste de l’opposition pseudo-démocratique vénézuélienne, « réfugié » dans le quartier le plus chic de Madrid, le « barrio » Salamanca, avec la bénédiction du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez. Le dernier, Vargas Llosa, péruvien devenu marquis espagnol, prix Nobel de littérature, président de l’ultraconservatrice Fondation internationale pour la liberté (FIL) et membre, depuis peu, de… l’Académie française [1]. Tous trois, Aznar et Vargas Llosa par visioconférence, López sur place, au siège du Parti républicain à Santiago, se sont donc démenés pour appeler à voter Kast, opposé au « dangereux » candidat de centre-gauche Gabriel Boric. Catholique conservateur défendant un programme économique ultra-libéral, opposé à l’avortement et au mariage pour tous, Kast est un admirateur revendiqué du chef de l’Etat brésilien Jair Bolsonaro, de l’ex-président américain Donald Trump, mais aussi de l’ancien dictateur Augusto Pinochet.
Plusieurs récentes victoires de la gauche ayant affecté son confort intellectuel, Vargas Llosa attendait beaucoup de ce scrutin et ne manqua pas de le faire savoir aux Chiliens : « Si le Chili parvient à inverser cette tendance, cela changera les choses en Amérique latine, ce sera très important pour le centre et les libéraux. Vous avez donc une responsabilité énorme ! »

L'auteur: Maurice Lemoine, spécialiste de l'Amérique Latine depuis quarante ans, auteur d'une trentaine d'ouvrages, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique. Ici dans un barrio populaire des hauteurs de Caracas, en 2003. Photo: Thierry Deronne
L’auteur: Maurice Lemoine, spécialiste de l’Amérique Latine depuis quarante ans, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique. Barrio populaire des hauteurs de Caracas, 2003. Photo: Thierry Deronne

Quelque temps auparavant, le même Vargas Llosa était déjà monté au front en appuyant au Pérou son ex-ennemie jurée Keiko Fujimori, la fille de l’ex-dictateur Alberto Fujimori. Dans La República du 12 juin, il put ainsi livrer l’une des plus belles pages de sa carrière politico-littéraire en imaginant le candidat de gauche Pedro Castillo, un syndicaliste enseignant, arrivé au pouvoir et gouvernant « …un pays dévasté par la censure, l’incompétence économique, sans entreprises privées ni investissements étrangers, appauvri par des bureaucrates désinformés et serviles et une police politique qui étouffe quotidiennement des conspirations fantastiques, créant ainsi une dictature plus féroce et sanguinaire que toutes celles que le pays a connues au cours de son histoire ».
La vie est parfois injuste, même pour les génies : malgré l’ardent soutien du marquis, Kast, comme Fujimori avant lui, a été battu. Un malheur n’arrivant jamais seul, d’aucuns ont publiquement dénoncé la connivence désormais avérée de ce Prix Nobel de la Peste, qu’on savait déjà ultralibéral, avec l’extrême-droite. Un collectif d’universitaires a même vigoureusement protesté en demandant dans quelles conditions cet écrivain réactionnaire, qui n’a jamais rédigé une ligne dans la langue de Molière, a été élu sociétaire de l’Académie française, qui plus est à un âge (85 ans) plus élevé que ne l’autorisent les statuts.
Fort heureusement, c’est dans les moments difficiles que l’on peut compter ses véritables amis. « Donc, pour être académicien, il faut avoir été un soutien de Castro, de Chávez ou des héritiers [de la guérilla péruvienne] du Sentier lumineux, a finement tweeté l’ancien premier ministre « socialiste » français (et ex-futur maire de Barcelone) Manuel Valls. Ces chercheurs pourraient se prononcer d’abord sur les qualités littéraires de Mario Vargas Llosa au lieu de lui faire un procès indigne. » Par pure étourderie, Valls n’a pas évoqué le « digne » protégé du marquis Vargas Llosa, le chilien José Antonio Kast, pas plus qu’il n’a terminé son message par un vibrant « Vive Pinochet » !

A partir de la fin du XXe siècle et pendant une quinzaine d’années, les gouvernements progressistes de plusieurs pays du continent – Cuba, Venezuela, Brésil, Argentine, Bolivie, Chili, Paraguay, Uruguay, Equateur, Nicaragua, Honduras, Salvador –, ont, à des degrés divers, certains en pointe, d’autres plus en retrait, exploré des voies alternatives de développement, tout en mettant en œuvre, souvent avec succès, des politiques post-néolibérales. Parallèlement, ces gouvernements favorisaient l’intégration régionale et desserraient l’étreinte des Etats-Unis en créant des organismes aussi divers que l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac). A partir de 2012, la poursuite de ces embellies politiques, économiques et sociales a été entravée sous les effets d’une rétractation de l’économie mondiale – pertes du pouvoir par la voie démocratique en Argentine (2015), au Chili (2018), au Salvador (2019), en Uruguay (2020),– mais aussi sous la pression d’agressions internes et externes exprimée sous la forme de coups d’Etat – Paraguay (2012), Brésil (2016), Bolivie (2019) –, de trahison – Equateur (2017) [2] – ou de déstabilisations – Venezuela (2013-2021), Nicaragua (2018), sans parler de Cuba (1960-2021 !!!).
 
Ces reculs ont bien sûr ravi Vargas Llosa. Dans un autre registre, portée par toute une confrérie d’ « universitaires de studios » (radiophoniques et télévisés), la notion de « fin de cycle » est devenue un lieu commun pour caractériser cette évolution. Restait à en déterminer les causes. Les tentatives d’explications et d’analyse des situations concrètes, des difficultés rencontrées, des obstacles à surmonter, des contradictions à résoudre, et aussi des erreurs commises, car il y en a eu, ont très vite été remplacées par une manichéenne mise en accusation : au-delà de quelques avancées initiales, ces gauches de gouvernement auraient misérablement échoué, responsables (au choix ou en bloc) de « saccage des biens communs », « dérives autoritaires », « caudillisme », « hyper-présidentialisme », conception centralisatrice de l’Etat », « assistanat », « politiques de distribution plutôt que de transformation », « productivisme conservateur », « extractivisme forcené », « marginalisation des mouvements sociaux », « division des secteurs organisés », etc…
En conséquence, ce bilan sans appel, cette décennie perdue devraient amener, en particulier la gauche européenne, à désavouer et à renier cette génération de gouvernants et dirigeants latinos. C’est que, prédatrice, répressive, la « restauration conservatrice » dont « ils » sont « responsables » du fait de leurs politiques erronées semble s’installer pour un temps indéterminé, peut-être même très long, car « le reflux – voire la fin – de ces gouvernements progressistes est réel [3 ».

Dans la vraie vie, hors chimères conservatrices ou rhétorique prétendument « révolutionnaire », voici ce qui se passe réellement… Le 6 juin 2021, au Mexique, Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »), qui a fait basculer le pays à gauche en 2018, remporte les élections législatives ; si sa coalition Ensemble nous faisons l’histoire (JHH) perd la majorité qualifiée des deux tiers, elle conserve, avec ses alliés du Parti vert et du Parti du travail, la majorité absolue des sièges, ce qui lui permet de voter les budgets et les lois. En Bolivie, un an après le coup d’Etat qui a renversé Evo Morales, son dauphin Luis Arce rend le pouvoir au Mouvement vers le socialisme (MAS) au terme du premier tour de l’élection présidentielle du 19 octobre 2020, avec plus de 52 % des voix. Le 19 juillet 2021, au Pérou, le candidat de gauche radicale Pedro Castillo est proclamé vainqueur avec 50,12 % des suffrages. Tandis que, le 7 novembre, le président nicaraguayen Daniel Ortega est réélu pour un troisième mandat consécutif, au Honduras voisin, le 28, Xiomara Castro conduit le Parti Liberté et refondation (Libre) à la présidence. Le 21 novembre, c’est le Grand pôle patriotique (GPP) regroupé autour du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) qui a dominé très largement une méga-élection » (régionales et municipales) à laquelle l’opposition radicale participait. Enfin, le 19 décembre, le dernier en date à basculer à gauche sera le Chili.
Dans un registre différent, on n’oubliera pas l’accession de La Barbade au rang de République, le 29 novembre 2021. Déjà indépendante du Royaume-Uni depuis 1966, la petite île a ainsi achevé une transition mettant fin à quatre siècles de sujétion au souverain britannique. Jusque-là gouverneure générale du pays, mais aussi ex-ambassadrice de l’île au Venezuela et ex-présidente de la Communauté des Caraïbes (Caricom), Sandra Mason, élue présidente en octobre au suffrage universel indirect, a prêté serment.
 
Au-delà de la pluralité des courants idéologiques et des expériences politiques de ces forces de gauche et de centre gauche, deux constats s’imposent d’emblée. D’une part, ces victoires accompagnent, relaient ou suivent les très forts mouvements sociaux et mobilisations populaires qui ont secoué la région depuis 2018 (Equateur, Chili, Colombie, Bolivie, Haïti) ; les uns ne vont pas sans les autres, les autres n’éliminent pas les premiers. Par ailleurs, agité par les techno-oligarques néolibéraux, un leitmotiv a partout dominé les campagnes électorales : « Si vous ne votez pas pour le conservatisme, le pays va devenir un nouveau Venezuela ! » Echec total. D’abord parce qu’il existe des différences criantes entre les dirigeants de ces gauches nationales, très variées, et le pouvoir bolivarien. Ensuite, et quand bien même… Les électeurs latinos, et en particulier ceux de gauche, semblent manifestement moins craindre Nicolás Maduro qu’un nouveau Jair Bolsonaro.
Pour autant… Comme celles qui les ont précédées depuis la fin des années 1990, ces victoires qu’on nommera « progressistes » recouvrent une réalité singulièrement plus vaste et plus floue qu’il peut y paraître au premier abord. On ne peut par ailleurs ignorer quelques accrocs.

Le 11 avril 2021, en Equateur, la « victoire surprise » du banquier Guillermo Lasso a permis la perpétuation des politiques néolibérales initiées par le transfuge de la gauche Lenín Moreno ; sous couvert d’ « écologie », une partie du mouvement indigène, historiquement classé dans le camp progressiste, a précipité la défaite d’Andrés Arauz, continuateur potentiel de la « Révolution citoyenne » de Rafael Correa (2007-2017).
Au Salvador, triomphalement élu dès le premier tour du scrutin présidentiel de 2019 (53,10 %), Nayib Bukele, au pouvoir très personnel et autoritaire, écrase de son côté ses adversaires du Front Farabundo Martí de libération nationale (mais aussi de la droite traditionnelle, l’ARENA) aux législatives du 28 février 2021.
 
En Argentine, le rejet des brèves (2015-2019) mais dévastatrices mesures libérales de Mauricio Macri a été à l’origine de la victoire du Front de Tous (FDT) péroniste, en la personne d’Alberto Fernández (et de sa vice-présidente Cristina Kirchner) en 2019. Depuis, et comme tout pouvoir, qu’il soit de droite ou de gauche, la Casa Rosada (siège du pouvoir exécutif) a dû gérer la pandémie de Covid-19 et payer le prix de son bilan (117 000 morts début janvier 2021). Une vaccination jugée trop lente (faute de doses disponibles), un confinement interminable et particulièrement strict en 2020 ont provoqué une violente récession économique en même temps qu’ils exaspéraient des pans entiers de l’électorat. Dans le même temps, otage de l’endettement aussi colossal qu’irresponsable de Macri auprès du Fonds monétaire international (FMI) – 44,3 milliards de dollars –, le pays a dû rembourser un peu plus de 5 milliards de dollars en 2021 [4].
Dans ces conditions, les quelques mesures promulguées par la Loi d’urgence économique de décembre 2019 – hausse de la fiscalité pour les classes moyennes et supérieures, taxe de 30 % sur les achats en devises étrangères, prestations sociales pour les plus défavorisés, augmentation des taxes sur les exportations agricoles (seul secteur à avoir progressé ces dernières années) – ou plus tard, en octobre 2021 – gel du prix de plus de 1 200 produits de première nécessité – n’ont pu inverser la tendance : quatre Argentins sur dix (soit dix-huit millions de personnes) vivent sous le seuil de pauvreté.

Conséquence immédiate : lors des élections législatives partielles du 14 novembre 2021, le Front de Tous (32,43 % des suffrages) a subi une sévère défaite face à la coalition de droite Ensemble pour le changement (41,53 %). Les électeurs étaient appelés à renouveler 127 des 257 députés et 24 des 72 sénateurs. Des huit provinces qui rénovaient ces derniers, six sont tombées dans l’escarcelle conservatrice et le péronisme, tout en y demeurant la première force politique, a perdu sa majorité au Sénat (que préside Cristina Kirchner) et à la Chambre des députés. S’il a réussi à obtenir des résultats satisfaisants dans ses bastions du nord-ouest – provinces de Salta, de Formosa, du Chaco ou de Tucumán – et a limité les dégâts dans la province de Buenos Aires (la plus peuplée du pays), le FDT a été largement distancé dans la capitale elle-même ainsi que dans les principales métropoles de la nation.
Au cours de ce scrutin de mi-mandat, deux partis ont fait une apparition remarquée. Renforçant quatre autres députés de La Liberté avance, l’économiste libéral-libertaire Javier Milei (fan de Trump et Bolsonaro) a fait son entrée au Parlement pour « dynamiter le système de l’intérieur ». Venu de l’autre bord du spectre politique avec près de 6 % des votes au niveau national, le Front de gauche (FIT-U ; gauche non péroniste) a décroché un quatrième siège grâce à la députée Myriam Bergman.
Ce revers a provoqué de fortes tensions au sein du pouvoir. Représentante de son aile gauche et seule figure politique à même de mobiliser massivement les militants, Cristina Kirchner, sans aller jusqu’à se retourner contre le président en exercice, critique la politique économique du gouvernement. Celui-ci, pris entre le marteau et l’enclume, tente de renégocier avec le FMI un « prêt Macri » qui n’a été utilisé en son temps ni pour investir ni pour stabiliser l’économie, mais, au contraire, pour alimenter la fuite des capitaux.
 
Soucieuses de ne voir couper ni les flux de devises ni la possible captation des dollars, l’Association des entreprises argentines (AEA) et l’Union industrielle argentine (UIA) exigent un accord avec le Fonds. Surgis de la tranchée d’en face, le 11 décembre, des centaines de milliers de manifestants ont investi la mythique Plaza de Mayo et se sont mobilisés dans tout le pays contre tout ajustement économique et fiscal effectué « sur le dos des majorités populaires » et touchant à l’éducation, la santé, les salaires, ainsi qu’à l’accès à la terre, à l’eau et au logement.
Faute d’accord, Buenos Aires est censé rembourser 19 milliards de dollars en 2022 et autant en 2023. Ce qui serait un véritable suicide. Le 6 janvier, Alberto Fernández et son ministre de l’Economie Martín Guzmán ont refusé l’« austérité » exigée par l’institution internationale. « Nous en appelons à la responsabilité de ceux qui ont autorisé ce prêt, alors qu’il n’était pas viable », a déclaré le président argentin. Il faut qu’ils comprennent que ce temps que nous réclamons est le produit d’une dette dont eux-mêmes disent qu’ils ne comprennent pas comment ils ont pu l’autoriser. » De fait, quelques jours avant Noël, un rapport interne du FMI a reconnu que la stratégie et les conditions du prêt « n’étaient pas suffisamment solides pour faire face aux problèmes structurels » de l’Argentine et qu’un certain nombre de directeurs du Fonds s’étaient interrogés « sur la faisabilité de ces mesures [5] ».
Sans savoir encore quelle politique sera adoptée par la Casa Rosada, nul n’en disconvient : piégée par Macri et le FMI, la gauche de gouvernement argentine va affronter deux années difficiles jusqu’à l’élection présidentielle de 2023.

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Chili, octobre 2019 : une explosion sociale d’une force dévastatrice (dans le bon sens du mot) paralyse la vie institutionnelle du pays. Des centaines de milliers de manifestants tiennent la rue malgré la répression et son lot d’assassinés, blessés et mutilés. Poussé dans ses derniers retranchements, le gouvernement de Sebastián Piñera doit accepter la convocation d’une Convention qui, très marquée à gauche après l’élection de ses 155 membres les 15 et 16 mai 2021, réformera la Constitution élaborée sous la dictature de Pinochet. Pour beaucoup, la cause est entendue. Fruit de cette irrésistible rébellion populaire, la gauche « de gauche » remportera sans problème les élections législatives et le scrutin présidentiel du 21 novembre 2021. Une prophétie d’autant plus raisonnable que, le 13 juin, pour le second tour des régionales, la droite au pouvoir, avec un seul gouverneur élu sur seize, essuie une défaite de première catégorie. Toutefois, tandis que le centre gauche traditionnel remporte dix régions, la gauche issue des mouvements sociaux n’en conquiert que cinq [6]. Et 80 % des électeurs sont restés à la maison.

Arrive le premier tour de la présidentielle : une douche froide, un cataclysme ! Seuls 47 % des 15 millions d’électeurs se rendent aux urnes et, à la stupéfaction générale, le candidat arrivé en tête s’appelle José Antonio Kast (27,91 % des suffrages). Un néolibéral, militariste, nostalgique de la dictature ! Qu’a-t-il bien pu se passer ? En octobre 2020, avec une participation de 50,8 %, un record depuis la fin du vote obligatoire en 2012, 78 % des Chiliens s’étaient prononcés en faveur d’une nouvelle Constitution destinée à enterrer définitivement Pinochet…
A droite, lors de la présidentielle, le parti au pouvoir s’est effondré. Fissuré par le séisme social de 2019, essoré lorsque les Pandora Papers révèlent ses turpitudes financières dans les Iles vierges britanniques [7], Piñera entraîne dans son naufrage Sebastián Sichel (Chili Nous pouvons +), son dauphin présumé. Le centre (Parti socialiste, Parti pour la démocratie, Démocratie chrétienne) qui, en alternance avec la droite, sans rupture réelle avec le modèle mis en place par les Chicago Boys, a gouverné le pays depuis la fin de la dictature sous le sigle « la Concertation », en paie également le prix. Jusque-là, tout un chacun peut comprendre. Au niveau du « folklore », la performance de Franco Parisi (Parti pour les gens), candidat de droite libérale « antisystème » qui, après avoir fait campagne depuis l’Alabama, aux Etats-Unis, sans mettre les pieds au Chili, récolte 12,8 % des suffrages, a de quoi étonner [8]. Mais, et surtout, une question en taraude plus d’un : comment Gabriel Boric, le candidat de la « nouvelle gauche », sociale, féministe écologiste, a-t-il pu n’arriver que second avec 25,8 % des voix ?

Alors jeune militant de 25 ans aux cheveux longs, Boric a été l’une des figures de proue de la Confédération des étudiants du Chili (Confech). Les fortes mobilisations « pour une éducation gratuite et de meilleure qualité », en 2011, l’ont catapulté sur la scène nationale et, en mars 2014, sans être affilié à un quelconque parti politique, il a réussi la performance d’être élu député. Membre du Front large (une coalition de formations de gauche radicales et modérées), devenu le candidat d’une alliance plus vaste, Apruebo Dignidad (Pour la dignité), qu’a rejoint le Parti communiste [9], Boric prône la reconstruction d’un Etat providence, promet de profondes réformes de la santé, des retraites et de l’éducation, prévoit d’augmenter les minimas vieillesse et le salaire minimum. Une parfaite décalque des revendications du mouvement social de 2019 au sein duquel, pourtant… il ne fait pas l’unanimité.
Début 2021, passé de 6 % à 24 % et caracolant en tête de tous les sondages, un autre dirigeant de gauche était donné vainqueur de la présidentielle : le communiste Daniel Jadue. Maire de La Recoleta (150 000 habitants), l’une des principales banlieues ouvrières de la capitale Santiago, où il a mené de nombreuses expériences novatrices particulièrement appréciées de la population, Jadue a malgré cela accepté de participer à une primaire « ouverte » de la gauche organisée par Apruebo Dignidad. Fruit d’une logique dite « pragmatique » désormais classique, cette mécanique a permis l’élimination du « rouge », considéré par définition clivant (39,58 % des suffrages), au profit de Boric (60,42 %), moins « radical » et donc plus susceptible d’attirer le centre de l’électorat. D’où un premier décrochage de certains des jeunes révoltés de 2019.

Par ailleurs, les ex-manifestants de la première ligne ont avec Boric un ou deux contentieux. Le 15 novembre 2019, c’est un accord politique signé par des représentants des partis au pouvoir et de l’ancienne Concertation, mais aussi par Boric, à titre personnel, qui a mis fin à l’insurrection. Beaucoup ne pardonnent pas ce « Pacte de la cuisine » qui, de fait, a sauvé la mise à un Piñera politiquement agonisant. Témoignant de la diversité de la gauche dans ses conceptions et ses stratégies, cet accord a néanmoins eu le mérite d’ouvrir stratégiquement la porte à l’organisation de la Convention constituante – la « mère de toutes les batailles » des Chiliens désireux d’en finir avec un système hérité de Pinochet. Succès d’importance à mettre donc au crédit de Boric. En revanche, son vote en faveur de la très répressive loi « anti-barricades et anti-sabotage », susceptible d’accentuer une répression déjà hors norme en accroissant considérablement le nombre des rebelles condamnés, provoqua un fort rejet.
De nombreux ex-manifestants de 2019 croupissent en prison (« préventive » pour certains). Le Sénat planche sur une loi d’amnistie générale pour les personnes accusées et condamnées depuis le 7 octobre 2019 jusqu’à la date de la présentation du projet de loi. Lors du débat présidentiel précédant le premier tour, le11 juillet, Boric a déclaré qu’il était « d’accord avec ce projet de loi et avec la déclaration faite dans le même sens par cent cinq membres de la Convention sur cette question ». Entre les deux tours, dans sa chasse aux voix, il crispera à nouveau les militants des organisations sociales et de quartiers en revenant sur cette position : « On ne peut pas pardonner à une personne qui a brûlé une église, une PME ou pillé un supermarché… » (depuis son élection, il a de nouveau fait volte-face en demandant au Parlement de légiférer rapidement sur une loi d’amnistie).
Le même flou a parfois été entretenu sur d’autres sujets centraux. Ainsi, après avoir d’emblée annoncé son intention de réformer le système privé des retraites – des comptes d’épargne individuels gérés par les Administrateurs de fonds de pension » (AFP) –, Boric a, dans la ligne droite finale, annoncé « être prêt à dialoguer » avec ses adversaires sur ce point.

Boric, pour ces raisons, n’a pas fait le plein au premier tour. Mais le candidat arrivé en tête n’avait rien d’anodin. Il représentait l’extrême droite, l’ombre portée de Pinochet. Dès lors, plutôt que d’un vote utile, il va s’agir d’une union sacrée. Malgré leurs réserves dues à la présence du PC dans la coalition Apruebo Dignidad, les partis de la Concertation se rapprochent. Passant outre ses réticences face à cette association, une partie de la gauche radicale mobilise. Depuis Genève où elle dirige le Haut-commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU, l’ex-présidente « socialiste » Michelle Bachelet appelle à voter Boric.
Sans états d’âme, la droite se tourne vers Kast, montrant s’il en était besoin sa véritable nature.
Le résultat est cette fois sans appel. Avec 55 % des suffrages, le meilleur résultat jamais obtenu dans une élection présidentielle, Boric l’emporte haut la main. Il ne prendra ses fonctions que le 11 mars mais, aux antipodes de ce qu’aurait fait Kast, il réserve sa première visite à la Convention constituante pour lui signifier son soutien. « Le fait que nous soyons en train d’écrire pour la première fois de notre histoire républicaine une Constitution en démocratie, à parité hommes-femmes et avec la participation des peuples autochtones, est une grande fierté, déclare-t-il à cette occasion. Nous nous tenons à leur disposition car si la Constituante fonctionne bien, le Chili aussi.  »

On gardera à l’esprit que, tant à la Chambre qu’au Sénat, les conservateurs ont obtenu une représentation quasiment similaire à celle de l’ex-Concertation et du Front large mathématiquement réunis, ce qui pourrait leur permettre de négocier des alliances avec les secteurs les moins enthousiasmés par un profond changement. On peut donc, sans tomber dans un quelconque procès d’intention, imaginer un « recentrage » pragmatique du chef de l’Etat désireux d’éviter les défections dans le camp très pluriel qui l’a amené au pouvoir. C’est-à-dire la gestion du pays par une sorte de « Concertation bis  », en un peu moins timorée.

La révélation, courant janvier 2022, de la liste des futurs ministres de Boric, qui entrera en fonction le 11 mars, confirme s’il en était besoin cette analyse. Un tiers des quatorze femmes et dix hommes sont des leaders indépendants. Afin d’assurer la gouvernabilité, les autres appartiennent aux partis de centre-gauche qui n’ont pas soutenu Boric au premier tour. De sorte que si Convergence sociale, la force politique du chef de l’Etat, est logiquement le plus représenté, on trouve dans ce Cabinet la communiste Camila Vallejo (secrétaire générale du gouvernement) ; l’écologiste Estebán Valenzuela (Agriculture) ; la représentants du Parti socialiste, Maya Fernández Allende, petite fille du « compañero présidente » Salvador Allende (Défense) ; l’avocate et ancienne présidente en 2021 d’une Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) très hostile à Cuba, au Nicaragua et au Venezuela, Antonia Urrejola (Affaires étrangères) ; et aussi, pour ne pas fâcher les marchés, le « socialiste » néolibéral Mario Marcel (Economie), jusqu’alors président de la Banque centrale du Chili.
« Je pense que c’est un gouvernement principalement de centre gauche, a confié sans détour Camila Vallejo au quotidien El Mercurio après sa nomination. Il a un programme qui inclut des aspects de la social-démocratie européenne, mais qui tient compte des exigences contemporaines ». Autre militant du PC, membre de la Convention constituante, Hugo Gutiérrez, pour sa part, a lâché : « J’ai été un peu surpris, mais il faut féliciter le Parti socialiste [quatre ministres]. Quelle façon de gagner en perdant ! »

D’où l’importance de la Convention constituante. Dès juillet, celle-ci doit proposer sa nouvelle Carta Magna, qu’un référendum devra ratifier (ou non) au cours du second semestre. Elue l’an dernier, cette assemblée renouvelait début janvier ses présidence, vice-présidence et sept vice-présidences adjointes. Si, lors de sa visite hautement symbolique, Boric avait assuré ne pas vouloir une convention « partisane, au service de son gouvernement », le contrôle de sa direction n’en a pas moins donné lieu, à gauche (la droite n’atteignant pas le tiers des constituants), à une âpre bataille politique. Il aura fallu vingt heures et huit votes infructueux pour que Maria Elisa Quinteros remplace à la présidence l’universitaire issue du peuple Mapuche Elisa Loncon [10]. Féministe, écologiste, spécialiste en santé publique issue des mouvements sociaux et de l’Assemblée populaire pour la dignité (née dans le sillage de l’explosion sociale), Quinteros a bénéficié du combat de l’aile gauche, et en particulier du Parti communiste, opposés à une domination de la Convention par les forces « centristes » ou « gatopartidistas » – en référence au Guépard (Il gattopardo) de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et à la fameuse formule : « Tout changer pour que rien ne change ».
Sans augurer de la teneur de la nouvelle Constitution, le gouvernement mis en place par Boric devra tenir compte (version a minima) ou s’appuyer sur (vision optimiste) ce texte fondamental qui, on peut du moins le supposer, maintiendra en première ligne les revendications des mouvements sociaux.

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Tout autre contexte au Pérou voisin, où la surprise du premier tour vient non pas de l’extrême droite, mais d’une gauche que personne n’a vu arriver. Le pays est à la dérive. Le 9 novembre, le Congrès de la République a abusivement destitué le respecté président de centre droit Martín Vizacarra et a intronisé le chef du Parlement Manuel Merino. Vizcarra lui-même était arrivé à la tête de l’Etat après le départ de Pedro Pablo Kuczynski (PKK), poussé le 21 mars à la démission. Contesté par la rue qui s’embrase (2 morts, des centaines de blessés), Merino ne va tenir que cinq jours. Après d’interminables tractations, le Parlement le remplace par le centriste Francisco Sagasti.
Aux commandes de ce jeu de massacre : Keiko Fujimori, fille aînée de l’ancien président autoritaire Alberto Fujimori (1990-2000), condamné depuis 2007 à vingt-cinq années d’incarcération [11]. Personnellement aux prises avec l’institution judiciaire pour corruption, Keiko, depuis sa seconde défaite à la présidentielle, en 2016, paralyse la vie politique en exerçant une constante pression sur l’Exécutif. Lorsque nécessaire, le Parlement lui donne un coup de main : soixante députés sur cent trente y sont également poursuivis par la justice ou, déjà condamnés, n’ont pas encore vu (et ne tiennent pas à voir) leur immunité parlementaire levée.
Tout cela est professionnel, abouti, sophistiqué : le PIB s’est effondré de 11%, 2,1 millions de personnes ont perdu leur emploi, le pays compte 10 % de pauvres de plus qu’en 2020 et le taux de mortalité par Covid-19 est le plus élevé du monde (6 065 décès par million d’habitants) – ce qui a conduit les gouverneurs régionaux de Junín, Tumbes et Lambayeque à implorer de l’aide… du président vénézuélien Nicolás Maduro.
En assumant la présidence par intérim, Sagasti a fait une promesse : les élections présidentielle et législatives du 11 avril auront lieu « sans contretemps ». Sagasti tient parole, le fait mérite d’être souligné. 
Dix-huit candidats, pas un de moins. Six seulement ont une chance de dépasser la barre de 10 % des votes. Pour la droite de Force populaire (FP) se présente Fujimori. Au programme, un mélange de libéralisme économique, d’autoritarisme et de conservatisme sociétal. Considérée par beaucoup comme la principale figure de la gauche péruvienne – lors de l’élection de 2016, elle n’a raté le second tour que de deux points – Verónika Mendoza (Ensemble pour le Pérou), une franco-péruvienne née à Cuzco, plaide fort logiquement, mais en mode « mesuré », pour une rupture avec le système laissé en héritage par Fujimori père. C’est évidemment sur elle que s’abat la fureur des médias. Tant le puissant groupe El Comercio que les quotidiens Perú 21 et Willax, pour ne citer qu’eux,l’attaquent sous tous les angles : après avoir été « associée » à la guérilla du Sentier lumineux (ridicule), elle va faire du Pérou « un nouveau Venezuela » (classique !), générer une hyperinflation (évident !) et même encore pire (pour résumer).
Premier tour : la stupéfaction ! Si Keiko Fujimori accède au deuxième tour (13,35 % des suffrages), un parfait inconnu a fait mieux qu’elle en nombre de voix : Pedro Castillo (19 %). Seul fait alors réellement avéré : il est l’un des huit candidats sur dix-huit qu’aucune entité judiciaire ne poursuit. Derrière les deux vainqueurs, López Aliaga (« le Bolsonaro péruvien ») et Hernando de Soto (un technocrate ultralibéral) font de la figuration. En cinquième position, Verónika Mendoza s’effondre avec 8 % des suffrages [12].
Au Chili, Boric a été dirigeant étudiant. Ici, c’est un maître d’école qui fait l’événement. Plutôt bon signe. Le grand chambardement a lieu sous le signe de l’instruction. « Cholo » (métis d’Indien et d’Européen), venu du petit village de Puña, dans les hauteurs de Cajamarca, une terre de « ronderos » [13], Castillo a dirigé en 2017 une grève nationale des enseignants pour le compte du Syndicat unitaire des travailleurs de l’éducation du Pérou (SUTEP). Pendant plusieurs jours, au centre de Lima, ses troupes ont rempli l’immense Place San Martín. Dans le Pérou profond oublié des « élites » de la capitale, tournées sur leur nombril, il y a gagné en notoriété.

Du meurtrier conflit opposant l’Etat et la guérilla maoïste du Sentier lumineux (1982-1992 : 60 000 morts), puis de l’auto-coup d’Etat et de la dictature d’Alberto Fujimori, la gauche péruvienne est sortie exsangue. Depuis 2008, elle a resurgi de ses cendres, entre autres dans la province de Junín, à travers le parti Pérou libre. Marxiste-léniniste-mariateguiste [14], dirigé par le médecin Vladimir Cerrón, ce parti a gouverné la région entre 2011 et 2014, avec comme symbole un… crayon. Enracinées dans les territoires, des forces populaires locales sont également arrivées au pouvoir dans d’autres circonscriptions – Puno, Moquegua, etc.
Leader naturel de Pérou libre, mais poursuivi par la justice pour de sombres affaires dont on peine à discerner les aspects « légitimes » ou les côtés « acharnement », Cerrón ne peut se présenter personnellement. Il met donc le parti à disposition d’un novice en politique : Pedro Castillo. Portant symboliquement le chapeau blanc et le poncho typiques de sa province natale, celui-ci fait campagne, gros crayon de Pérou libre à la main et programme sous le bras : reprise du contrôle par l’Etat des richesses énergétiques et minérales du pays (gaz, lithium, cuivre, or), investissements publics par le biais de projets d’infrastructures et de marchés publics confiés aux petites entreprises, arrêt de certaines importations pour renforcer l’industrie locale et la paysannerie, élection d’une Assemblée constituante pour changer la Carta Magna promulguée en 1993 par Fujimori. Le tout, néanmoins, « dans le respect de la propriété privée ».

Chaines de télévision, stations de radio, presse écrite et groupes de pouvoir transpercent le mur du son. « Contre le communisme et pour la liberté », la droite, dans son ensemble, fait corps autour de Fujimori. En face, la haine et la crainte de cette dernière favorisent les rapprochements. Pérou libre et Ensemble pour le Pérou de Verónika Mendoza souscrivent un accord « Pour la refondation de notre patrie avec souveraineté, justice et égalité ». Il a fallu pour ce faire gommer quelques divergences, dont le conservatisme de Pérou libre sur les thématiques sociétales (avortement, mariage homosexuel, euthanasie) et la très urbaine modération de style « classe moyenne » d’Ensemble pour le Pérou.
C’est un pays cassé en deux qui va donc se rendre aux urnes. Une troisième partie de la population se désespère. Les considérant « extrémistes », elle n’a envie de voter pour aucun des deux candidats. Le 6 juin, la « sierra » (les Andes) et la « selva » (l’Amazonie) font la différence. Alors que les grandes villes votent Fujimori, les zones déshéritées et historiquement marginalisées donnent la victoire à Castillo, mais sur un score particulièrement étriqué (50,12 % contre 49,87 %).
 
La mode ayant été lancée avec succès au Venezuela, en Bolivie et même – effet boomerang ! –, aux Etats-Unis avec Donald Trump, Fujimori entonne le grand air de la fraude. Elle a de bonnes raisons pour cela. Elle a passé 16 mois en détention préventive et le Parquet requiert à son encontre 31 ans de prison, notamment pour « organisation criminelle » et « corruption. Une victoire à la présidentielle est capitale pour lui permettre d’échapper un temps aux poursuites et n’être éventuellement jugée qu’à l’issue de son mandat de cinq ans. Elle exige donc l’annulation de 200 000 votes dans les régions pauvres et rurales. En juin, des dizaines de militaires à la retraite manifestent à Lima pour lui apporter leur soutien. Le recours au « terruqueo » fait des ravages dans l’opinion. Est baptisé « terruco » tout homme ou femme de gauche, tout mouvement populaire ou paysan, supposés avoir sympathisés hier avec les groupes armés comme le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA ; marxiste non orthodoxe, « mariateguiste ») et surtout le Sentier lumineux ou, aujourd’hui, avec les queues de comètes de ce dernier [15].
Pendant plus d’un mois, Fujimori va multiplier les arguties et les manœuvres pour empêcher l’annonce de la victoire de son adversaire. Pourquoi se gêner ? « Tout ce qui est fait pour arrêter cette opération louche [la prise de pouvoir par Castillo], qui va à l’encontre de la légalité et de la démocratie est parfaitement justifié », a déclaré l’inévitable Vargas Llosa. Il faudra attendre le 19 juillet pour qu’enfin le Jury national des élections (JNE) proclame président de la République Pedro Castillo. Fujimori annonce immédiatement la couleur : « J’appelle les Péruviens à ne pas baisser les bras et à mettre en œuvre une défense démocratique », annonce d’emblée Fujimori.

La double (ou triple, ou quadruple !) mâchoire d’une tenaille se referme sur le nouveau président. Pérou libre n’a obtenu que 37 sièges sur 130 au Congrès. L’alliance avec Ensemble pour le Pérou de Verónika Mendoza ne lui permet pas d’inverser le rapport de forces. Si aucun parti n’obtient la majorité absolue, le parlement reste dominé par les formations du centre, de droite et d’extrême droite. Chauffées à blanc par Fujimori, celles-ci déclarent immédiatement une guerre sans merci. Les attaques redoublentaprès la nomination de Guido Bellido, membre de l’aile radicale de Pérou Libre, à la présidence du Conseil des ministres (l’équivalent d’un premier ministre). Bellido devra renoncer, tout comme le très estimable ministre des Affaires étrangères Héctor Béjar (un ancien guérillero guévariste de 85 ans), sans que la droite ne cesse de tirer à vue sur les autres ministres, les membres du Congrès et les dirigeants de Pérou Libre, à commencer par Vladimir Cerrón.
Circonstance aggravante : confronté à l’acharnement du camp réactionnaire, le nouveau pouvoir a d’emblée commis une erreur d’appréciation. Castillo ne l’a emporté qu’avec une marge infime de 44 000 voix ; une bonne moitié de ceux qui ont voté pour lui l’ont fait plus par rejet viscéral de Fujimori que par adhésion au projet de Pérou libre. En d’autres termes : le rapport de forces réel ne penche pas en faveur du soutien à la mise en œuvre d’un programme radical. Et, dans les faits, l’initiative échappe progressivement à Castillo. D’après une source interne, « des membres de son gouvernement foncent tête baissée sur des grandes réformes, sans même se coordonner avec lui ; ça ne mène à rien, ça crispe les Péruviens et la droite se déchaine. » Sur Twitter, des ministres se critiquent les uns les autres, la situation tourne au chaos.
 
Pour mettre fin à la confusion, le chef de l’Etat nomme à la mi-octobre, au poste de Première ministre, Mirtha Vásquez, une militante de l’environnement et des droits humains. Considéré comme un geste envers l’aile modérée, la mesure provoque la colère de Cerrón et de Pérou libre, qui retirent leur appui au gouvernement, « sans toutefois passer dans l’opposition ». Le groupe parlementaire de Pérou libre se divise entre « loyalistes » et « dissidents ». La droite s’engouffre dans la brèche et accentue son offensive. Le Congrès approuve une loi d’interprétation de la Constitution qui empêche l’Exécutif de poser la question de confiance – mesure lui permettant éventuellement de dissoudre le Parlement ; en revanche, le législatif garde la faculté de destituer le président pour « incapacité morale », ce qui peut donner lieu à n’importe quelle interprétation.
 Sous l’infernale pression, le « recentrage » est dans ce cas une question de survie. L’ambitieux programme de départ s’édulcore de ses aspects les plus emblématiques, tel la convocation d’une Assemblée constituante, considérée comme « non prioritaire » par Mirtha Vásquez ou le ministre de l’économie Pedro Francke appartenant au parti Nouveau Pérou (8 % des voix, rappelons-le, au premier tour de l’élection). Il est vrai que, là aussi, la droite balise le chemin : le 18 décembre 2021, la plénière du Congrès a approuvé (76 voix pour, 43 contre et 3 abstentions) une loi en vertu de laquelle un référendum visant à convoquer une Assemblée constituante ne pourra avoir lieu sans une réforme constitutionnelle préalablement approuvée par le Parlement. Qui s’octroie ainsi, par une voie manifestement anticonstitutionnelle, un droit de veto.

Parallèlement, sous les motifs les plus divers, les manœuvres se multiplient pour mettre le chef de l’Etat en accusation et le destituer. Lors d’une visite aux « Cortes » espagnoles (les deux chambres du Parlement), début décembre, la présidente du Congrès péruvien Doña María del Carmen Alva ira jusqu’à demander aux députés du Parti populaire de publier une déclaration affirmant que « le Pérou a été capturé par le communisme et que Pedro Castillo est un président dépourvu de toute légitimité ».

Au-delà d’une certaine immaturité des forces de gauche – qui, en réalité, qu’il s’agisse de Cerrón et de Pérou libre ou de Castillo lui-même, n’avaient pas prévu d’arriver au pouvoir et n’y étaient donc nullement préparées ! –, on peut, dans le cas présent, parler d’un coup d’Etat « à mèche lente », en pleine exécution.Nul ne peut, pour l’heure, prévoir l’issue de la confrontation. Pas plus qu’il n’est possible de déterminer jusqu’où, s’il survit politiquement, devra reculer le président Castillo. Ou même, et pourquoi pas, s’il pourra repasser à l’offensive. Pour le journaliste Ricardo Giménez, membre de l’ALBA Movimientos (section Pérou) : « Il ne s’agit pas du tout d’un glissement vers la droite [de Castillo], comme cela s’est produit avec l’ancien président Ollanta Humala [16] il y a quelques années, mais d’un glissement vers la gauche modérée, ce qui a déconcerté la base. La base se dit : « Peut-être que c’est encore possible, peut-être que c’est vrai que le président cherche la stabilité, qu’il cherche la gouvernabilité afin d’être sur une meilleure base, afin d’avoir une meilleure base pour pousser au changement » [17]. »

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Au Nicaragua, le 7 novembre, le candidat du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), Daniel Ortega, a été réélu avec 75,9 % des voix (abstention : 35 %) ; en tant que vice-présidente son épouse Rosario Murillo l’accompagne. Dans une paix totale, sans contretemps et sans violence à déplorer, ces élections ont également permis à 75 députés du FSLN (sur 91) d’intégrer le Parlement [18]. Une victoire incontestable. Et, nonobstant, assez unanimement contestée…
Se plonger dans la bouillie médiatique consacrée au Nicaragua s’apparente à une visite au Musée des horreurs. Et pourtant… Depuis le retour de d’Ortega à la présidence en 2007, et dans le cadre d’une économie mixte, la santé et l’éducation sont redevenues publiques et gratuites ; 16 centres de santé, 452 dispensaires et 21 hôpitaux ont surgi du sol (cinq autres seront terminés et mis en service en 2022 à Chinandega, León, Wiwilí, Ocotal et Bilwi) ; le réseau électrique a été étendu à l’ensemble du pays ; priorité est donnée au développement des petites et moyennes entreprises ainsi qu’à l’économie familiale ; de nouvelles routes sillonnent le territoire et l’une d’entre elles désenclave la côte atlantique, jusque-là complètement isolée, en mettant ses populations indigènes et afro-caribéennes à six heures de Managua ; l’autosuffisance alimentaire a été atteinte à 80 % ; l’insécurité demeure dérisoire comparée aux cataclysmes qui s’abattent sur les pays du Triangle nord (Honduras, Salvador, Guatemala) ; les femmes occupent 51 % des sièges de l’Assemblée nationale (ainsi que sa vice-présidence et 57 % de son comité exécutif), 46 % des fonctions de maires (dont la capitale Managua), 57 % des postes de direction de la Banque centrale, les charges de procureure générale et de ministres de la Défense et de l’Intérieur ; elles président également la Cour suprême de justice et le Conseil suprême électoral…
Indépendamment du fait que beaucoup reste à accomplir et qu’on ne parle pas ici d’un pouvoir au-dessus de toute critique, qui dit mieux dans la région (et même au-delà) ?

Question : l’élection présidentielle s’est-elle déroulée dans des conditions normales ? Réponse : non. Raison généralement avancée : trente-deux opposants, dont sept candidats potentiels (mais qu’aucun des partis enregistrés n’avait choisi comme représentant) sont aux prises avec la justice, assignés à résidence, incarcérés et/ou en attente de jugement. De ce fait, ils n’ont pu se présenter. On admettra que c’est fâcheux. S’agit-il d’une violation de leurs droits politiques et humains ? On nous permettra d’en douter.
Tous sont poursuivis en vertu de trois textes législatifs votés en 2020 et intitulés « Loi de régulation des agents étrangers », « Loi sur les cyber-délits » et « Défense des droits du peuple à l’indépendance, la souveraineté et l’autodétermination pour la paix ». Origine de cette législation et de sa mise en application : de 2010 à 2020, le gouvernement des Etats-Unis a versé 76 millions de dollars à l’opposition, à travers de multiples ONG, dont la Fondation Violeta Chamorro – que dirige Cristina Chamorro, fille de l’ex-présidente néolibérale (1990-1996) –, pour déstabiliser le pouvoir sandiniste. Des flots considérables de ces billets verts ont été redirigées vers des médias soit disant « indépendants » – Confidencial, La Prensa, Vos TV, Radio Corporación, Radio Show Café con Voz –, ainsi que vers les plateformes digitales – 100 % Noticias, Artículo 66, Nicaragua Investiga, Nicaragua Actual, BacanalNica et Despacho 505.
 
Une autre partie de cet argent a servi à équiper, financer et rétribuer les groupes de choc qui, sous couvert de manifestations présentées comme « pacifiques », et qui toutes ne l’étaient pas, loin de là, ont tenté en 2018 de renverser Ortega [19]. Destinés aux mêmes opérateurs dans le cadre d’un programme Responsive Assistance in Nicaragua (RAIN), 2 millions de dollars ont été annoncés par l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID) pour la période 2020-2022 afin d’organiser une « transition » [20]. Une façon même pas camouflée de clamer qu’il a toujours été hors de question de respecter le résultat des élections de 2021… Ce que dénonçait sans ambages, en juillet 2021, l’ex-président hondurien Manuel Zelaya, expert en déstabilisations pour avoir lui-même été renversé en 2009 : « Actuellement attaqué, le Nicaragua vit une situation similaire à celle qu’il a connue pendant les émeutes violentes de 2018, menées par une opposition politique qui, sans aucune capacité organique, a servi de point d’entrée à d’importantes ressources externes visant à créer le sentiment de la chute imminente du gouvernement démocratique. Cette fois, le nouveau plan condor électoral américain a anticipé, notamment par la quantité de ressources destinées à boycotter le processus électoral en novembre prochain [21]. »
Confronté à cette collusion entre « le grand voisin du Nord » et une opposition incapable de s’organiser pour prendre le pouvoir de façon démocratique, le gouvernement a renforcé son cadre légal. Il ne s’est pas agi pour lui d’interdire les ONG ou les Fondations, mais d’exiger d’elles qu’elles rendent compte de leurs financements étrangers en précisant l’identité de leurs donateurs, le montant des fonds reçus, l’objet des dons et une description de la manière dont l’argent a été dépensé. Lois scélérates, s’emporte la machine à décerveler l’opinion ! Les multinationales de l’industrie des « droits de l’Homme » font chorus. Renseignement pris, il semblerait pourtant que les Etats-Unis appliquent exactement les mêmes règles, sans que nul y trouve à redire, à travers le Foreign Agents Registration Act (FARA) ou les articles 2381 à 2390 du Code pénal relatifs aux infractions de trahison, d’incitation à la trahison, de rébellion ou d’insurrection, de conspiration séditieuse, de promotion du renversement du gouvernement, d’enregistrement d’organisations étrangères, etc [22].
En y regardant de plus près, on découvre aussi que, en septembre 2020, le Parlement européen a créé une Commission spéciale contre la désinformation et les ingérences étrangères. « Financements de partis politiques, financements de campagnes électorales, cyber-attaques, campagnes coordonnées de désinformation massive…, s’est inquiété son président, l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann. Nos droits, notre sécurité, notre souveraineté sont en jeu. La scène politique européenne ne peut pas être un marché sur lequel des puissances étrangères hostiles viennent faire leurs emplettes. Nous ne sommes pas à vendre, et nos démocraties ne sont pas à vendre [23]. »
Si, au risque d’agacer, on continue à approfondir, on constatera que, le 15 octobre 2021, est né en France le service de Vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), notamment chargé de surveiller les tentatives de déstabilisation pendant la campagne présidentielle. Cette agence n’aura pas un rôle décisionnel, mais, une fois une campagne hostile repérée, l’Etat décidera ou non de répondre à celle-ci, et selon quelles modalités : révéler les ingérences au grand public, geler des accords commerciaux ou même… « s’engager dans des opérations plus discrètes [24 » !
Que les adeptes du double standard et de la géométrie variable nous permettent d’insister : c’est parce que soupçonné d’avoir perçu de l’argent non déclaré de la Libye, un pays étranger alors dirigé par Mouammar Kadhafi, pour sa campagne présidentielle de 2007, que l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été mis en examen.
« Dans notre pays, pas un seul innocent n’est poursuivi, a déclaré le représentant du Nicaragua Michael Campbell Hooker lors d’une session spéciale de l’Organisation des Etats américains (OEA) convoquée le 20 octobre 2021 dans le but de condamner son gouvernement. Ceux qui font l’objet de procédures judiciaires sont des agents étrangers, clairement identifiés au sein de la masse salariale de gouvernements étrangers, qui, en utilisant les structures d’organisations privées, ont reçu des millions de dollars pour détruire, tuer, mettre en faillite l’économie et subvertir l’ordre constitutionnel. »
 
Quelques détails intéressants – fascinants, même… D’après quelques groupuscules européens vaguement « trotsko-libertaires » qui se chargent d’assurer le « service après-vente » de Washington, non seulement « le couple Ortega-Murillo » réprime ou emprisonne ses opposants de droite, mais il s’en prend aussi à « la gauche », lâché qu’il est par les « sandinistes historiques »  : Dora María Téllez, Ana Margarita Vigil, Tamara Dávila, Hugo Torres, Víctor Hugo Tinoco, Mónica Baltodano, Gioconda Belli, Oscar René Vargas, Sergio Ramírez, etc.
Mais encore ? Jusqu’à sa mort en 2012, l’ex-« comandante » Tomás Borge (légendaire fondateur du FSLN en 1961 avec Carlos Fonseca, arrêté, torturé, emprisonné, puis ministre de l’Intérieur de 1979 à 1990) est demeuré étroitement lié au Front et à Ortega. Ex-membre de la Direction nationale, Bayardo Arce se tient aussi à ses côtés, de même que Víctor Tirado et la plupart des commandants présents sur les champs de bataille, avant et après le renversement d’Anastasio Somoza, pendant la lutte contre la « contra » – ces contre-révolutionnaires financés par les Etats-Unis pendant toutes les années 1980. Immense souvenir collectif, le passé est présent avec une telle force qu’aucun exorcisme ne pourrait le chasser. Ce sont les très respectés « combattants historiques » de base qui, en 2018, se sont mobilisés aux côtés de la police nationale pour démanteler les barricades, reprendre le contrôle du pays et empêcher le renversement d’Ortega.
Tout un symbole : élue députée le 7 novembre dernier, Amada Pineda a été une paysanne persécutée, torturée, violée et emprisonnée par la dictature de Somoza dans les années 1970 ; elle est également la mère de Francisco Araúz Pineda, travailleur de la mairie de Managua et militant sandiniste assassiné par balles, dont le corps a été brûlé en plein jour, dans la rue, par de « chouettes gars » de l’« opposition pacifiques », le 16 juin 2018.

De quelle gauche nicaraguayenne parlent donc les « intermittents de l’anti-impérialisme » désormais alignés sur la droite, les évêques réactionnaires et les médias dominants ?
Dora María Téllez : légendaire « Comandante Dos », elle a dirigé la prise de l’Assemblée nationale grâce à laquelle la guérilla a réussi à libérer soixante sandinistes de prison. Dont acte – et respect. Mais c’était en 1978 ! Depuis, en compagnie d’Hugo Torres et de Víctor Hugo Tinoco, Téllez a abandonné le Front et créé le Mouvement de rénovation sandiniste (MRS), un parti d’opposition d’abord centriste, puis carrément droitier et devenu Union de rénovation démocratique (Unamos) en 2020. Progressiste Téllez ? En novembre 2019, en plein coup d’Etat en Bolivie, elle applaudissait le renversement de l’ « aspirant dictateur » Evo Morales et félicitait l’Organisation des Etats américains (OEA) [25]. « Nous marchons ensemble », affirme-t-elle en exprimant son soutien aux putschistes vénézuéliens Leopoldo López et Juan Guaido.
Ana Margarita Vigil : présidente du MRS de 2012 à 2017. Se rend régulièrement aux Etats-Unis et, pour demander un « changement de régime » au Nicaragua, n’hésite pas à s’afficher aux côtés d’Ileana Ros-Lehtinen, représentante néoconservatrice de Floride, pilier de la droite dure anti-Cuba et anti-Venezuela, infatigable instigatrice des blocus, sanctions et souffrances imposées par Washington à ces pays et à leurs populations.
Sofía Montenegro : Lorsque nous la rencontrons, le 11 novembre… 2011 (2011, pas 2018 !), dans les locaux du Centre d’investigation de la communication (CINCO), qu’elle dirige en employée de la famille Chamorro, la chercheuse et journaliste s’emporte contre « la pseudo gauche orthodoxe stérile, autoritaire et réactionnaire » latino-américaine, se réjouit – « dans six mois Chávez [qu’on sait malade] sera mort ! » – et conclue sobrement : « Daniel et Rosario finiront comme les Ceausescu ! » Nous ne le savons pas alors, mais CINCO fait partie de la nébuleuse des ONG et médias que financent en sous-main les Etats-Unis.

Sergio Ramírez : écrivain, il n’a jamais pris les armes, mais a été vice-président d’Ortega, en guise d’ouverture à ce qu’on n’appelait pas encore la « société civile », de 1984 à 1990. Participe à la création du MRS et, en 2006, appelle publiquement à voter pour le banquier multimillionnaire et corrompu Eduardo Montealegre. Le 9 juillet dernier, pour ne citer qu’un exemple parmi cent, Ramírez participait au IVe Forum atlantique ibéro-américain organisé par la FIL de Vargas Llosa, en compagnie (entre autres) des célèbres gauchistes Mauricio Macri, Leopoldo López, Iván Duque, Sebastián Piñera et Guillermo Lasso.
Gioconda Belli : membre de la Commission politico-diplomatique du FSLN pendant la lutte contre Somoza, cette poétesse et romancière passe son temps, depuis 1990, entre le Nicaragua et les Etats-Unis. Le 10 novembre 2021, elle a signé un texte de soutien à la manifestation de l’opposition cubaine prévue pour le 15 novembre suivant. Pourquoi pas, on peut y discerner une logique, qu’on la partage ou non. Mais pourquoi le nom de Belli n’apparait-il pas dans les textes (très rares au demeurant) condamnant le blocus illégal auquel est soumis Cuba ou exprimant leur solidarité aux manifestants bien plus férocement réprimés d’Equateur (11 morts), du Chili (27 morts), d’Haïti (77 morts), de Bolivie (34 morts sous la dictature de Janine Anez) en 2019 ou de Colombie (80 morts en 2021) ? Lorsque Belli s’en prend au gouvernement cubain, c’est en compagnie de, of course, Mario Vargas Llosa, Mauricio Macri, Lenín Moreno, Ernesto Zedillo (ancien président mexicain), María Corina Machado (extrémiste vénézuélienne qui appelle à une intervention militaire des Etats-Unis), Luis Fernando Camacho (l’un des principaux instigateurs, depuis Santa Cruz, du coup d’Etat de 2019 contre Evo Morales), Patricia Bullrich (ancienne ministre argentine, particulièrement répressive, de la Sécurité), Carlos Sánchez Berzaín (ex-ministre de la Défense bolivien dans le gouvernement de Gonzalo Sánchez de Lozada ; 74 morts et plus de 400 blessés au compteur en 2003) [26].
 
Oscar René Vargas : jadis fort respectable. Le passé est le passé. Depuis longtemps, Vargas fréquente plus souvent l’ambassade des Etats-Unis que les quartiers populaires de Managua. En 2018, en pleine insurrection, il imagine quelques solutions constructives : « Que les gens, dans une de ces marches auxquelles nous participons, disent, eh bien, allons à El Carmen [résidence du chef de l’Etat], et même s’il doit y avoir 200, 300, 400 morts, c’est résolu, et c’est une autre sortie à chaud, parce que nous ne savons pas ce qui va se passer, ils peuvent l’attraper [Ortega] et le pendre comme cela s’est passé avec Mussolini. » Ou encore, pourquoi pas « une pression des Etats-Unis ou des différents gouvernements latino-américains et européens sur le gouvernement, sur l’exécutif, mais aussi sur l’armée » ? Ce qui, si cette dernière se laisse convaincre, mène généralement à un coup d’Etat. A moins que, pudeur charmante, merveilleuse délicatesse, on n’arrive « à une sortie comme celle de [Manuel] Noriega [27] ; ils [les Etats-Unis] viennent, ils interviennent, il y a des morts, etc., des blessés et tout, pour résoudre le problème du Nicaragua [28]. » En juillet 2019, Vargas appelait encore à former un « gouvernement provisoire » en prévision de « la lutte qui vient ».

Mónica Baltodano : « comandante » de la guérilla, membre de la direction nationale du FSLN, fondatrice du MRS, présidente de Popol Na et membre de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS). Compagne de route de la droite tout en ayant conservé une phraséologie adaptée à la gauche, elle a un rôle déterminant dans la mobilisation des réseaux européens. « Avec son mari Julio López, elle contrôlait le DRI, le Département des relations internationales du FSLN dans les années 1980, commente André Fadda, syndicaliste CGT présent au Nicaragua à cette époque. Tous les deux ont maintenu les contacts avec certains anciens de ce que furent les comités de solidarité européens, notamment le Collectif de Solidarité avec le Peuple du Nicaragua [CSPN] français, une minorité d’anciens militants ibériques, comme les trotskystes de feu la Ligue communiste révolutionnaire [LCR] espagnole et quelques ex-maos d’une organisation elle aussi disparue, le Mouvement communiste d’Espagne [MCE], sans oublier le Nouveau parti anticapitaliste [NPA] français. » Grand écart formidable, mais hautement productif, il est ainsi possible de parcourir la version particulièrement simpliste de Baltonado sur la crise nicaraguayenne aussi bien sur le site de Confidencial, bastion viscéralement néolibéral de Carlos Fernando Chamorro, que sur celui de France Amérique latine [29] ou du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), lu, suivi et apprécié par des cohortes de militants francophones altermondialistes [30]. A qui l’on se permettra de signaler que les labels « ancien commandant » ou « ex-guérillero » ne constituent nullement une garantie. Sauf à oublier quelques précédents, dont celui particulièrement significatif du salvadorien Joaquín Villalobos.
Fondateur en 1971 de l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP), chef de guerre exceptionnel, mais très souple idéologiquement, Villalobos, dès les accords de paix signés, en 1992, a renié son passé révolutionnaire [31]. Après avoir fondé un Parti démocrate – suivant la même logique et en subissant le même rejet populaire que le MRS nicaraguayen –, il quittera définitivement le Salvador en 1999 et passera sans vergogne dans le camp d’en face. Un temps conseiller auprès du gouvernement mexicain dans la répression de la rébellion zapatiste au Chiapas – il alla jusqu’à offrir son arme d’ex-rebelle au président Carlos Salinas de Gortari –, il passa ensuite par la Colombie en tant que conseiller des chefs narco-paramilitaires en cours de « démobilisation » puis du gouvernement de Juan Manuel Santos – pas de la guérilla des FARC ! – lors de la négociation des Accords de paix. Devenu analyste et politologue, Villalobos publie régulièrement, en particulier dans le quotidien espagnol El País, des articles hostiles aux gauches latino-américaines. De sorte qu’on peut ici boucler la boucle : invité en décembre dernier à s’exprimer dans le cadre du pseudo Sommet pour la démocratie de Joe Biden, le président imaginaire vénézuélien Juan Guaido a intégré dans sa « délégation officielle » Berta Valle, épouse nicaraguayenne de Félix Maradiaga. Boutefeu de l’opposition à Ortega, directeur de l’Institut d’études stratégiques et de politiques publiques (IEEPP, largement « subventionné » par Washington), supposé pré-candidat de l’Unité nationale (UNAB) à la présidentielle de novembre dernier, Maradiaga a été détenu, accusé d’« agissements contre la souveraineté du pays et incitation à l’ingérence étrangère ».
Que déduire de tout cela ? Des personnalités de l’opposition ont été détenues dans le cadre de procédures qui n’ont rien d’imaginaires. D’aucuns estimeront que le pouvoir ne fait guère preuve de modération. Mais le cas du Venezuela laisse à réfléchir : manifestement plus souple (ou plus « tactique »), la justice n’y a pas fait arrêter Guaido qui, dans n’importe quel autre pays du monde, serait depuis longtemps sous les verrous. Malgré cette retenue, Caracas subit et blocus des Etats-Unis et sanctions de l’Union européenne. Managua en tire les leçons et, sachant que de toute façon la messe est dite, répond à l’agression passée et future en faisant appliquer la loi.
C’est donc dans ce contexte que les élections se sont déroulées, en l’absence, effectivement, d’un certain nombre de têtes d’affiche de l’opposition. Pour autant, sept alliances et partis politiques, dont six antisandinistes, participeront au scrutin, dont le Parti libéral constitutionnaliste (PLC), au pouvoir de 1997 à 2007 ; l’Alliance libérale nicaraguayenne (ALN), fondé en 1999 par des dissidents du PLC ; le Parti libéral indépendant (PLI), 31 % des voix et deuxième place à la présidentielle en 2011, 4,51 % et seulement deux députés en 2016 ; d’autres micro-formations.
Les radicaux de l’opposition traitent ces partis de « zancudos » (moustiques), de « satellites du FSLN » ou de « collabos ». Exactement la même attitude que celle de l’extrême droite vénézuélienne à l’égard des forces politiques non chavistes qui, désormais hostiles à la déstabilisation en cours et aux « sanctions » étatsuniennes mortifères pour la population, ont participé aux élections présidentielle (2018), législatives (2020) et régionales (2021).

Pas de surprise : la victoire sandiniste a provoqué les réactions attendues. « En étroite coordination avec les autres membres de la communauté internationale, les Etats-Unis, utiliseront tous les outils diplomatiques et économiques à leur disposition pour soutenir le peuple du Nicaragua et demander des comptes au gouvernement Ortega-Murillo et à ceux qui facilitent ses abus », a déclaré Joe Biden, dès les résultats connus. En signe d’approbation, les toutous de l’impérialisme – Canada, Chili (de Piñera), Colombie, Equateur, France, Royaume-Uni, Espagne, Allemagne – ont immédiatement aboyé. Le 9 décembre, l’inévitable OEA a émis une résolution demandant au gouvernement sandiniste de laisser entrer au Nicaragua une mission diplomatique pour entamer un dialogue sur des réformes électorales et… la convocation de nouvelles élections. Luis Almagro, son secrétaire général, avait manifestement raté un épisode. Le 19 novembre précédent, le ministre des Affaires étrangères Denis Moncada avait annoncé que le Nicaragua, après le Venezuela (et sans parler de Cuba exclue en 1962), entamait la procédure lui permettant de quitter l’OEA.
Oubliant manifestement que les Etats-Unis, le 1er janvier 1979, ont reconnu la République populaire de Chine, le Département d’Etat a réagi très durement lorsque Managua, le 9 décembre 2021, pour éviter un isolement en cas d’aggravation des mesures coercitives unilatérales prises à son encontre, a annoncé rétablir des relations diplomatiques avec Pékin (rompues sous le gouvernement de Violeta Chamorro). Une mesure assez dans l’air du temps : au Honduras, pendant sa campagne électorale, la candidate de gauche Xiomara Castro a affirmé qu’elle établirait des relations diplomatiques avec la Chine immédiatement après son élection.

***

Scrutin sous tension, le 28 novembre, au Honduras. Cinq millions et demi d’électeurs doivent élire leur chef de l’Etat, 128 députés au Congrès, 20 au Parlement centraméricain et 298 maires et conseillers municipaux. Si quatorze candidats s’affrontent pour la magistrature suprême, seuls deux ont des possibilités de l’emporter : Nasry Asfura du Parti national (PN), au pouvoir depuis 2010, et Xiomara Castro pour Liberté et refondation (LIBRE), né le 26 juin 2011 en tant que bras politique du Front national de résistance populaire (FNRP), après le renversement de Manuel « Mel » Zelaya, l’époux de Castro, le 28 juin 2009.
 Un coup d’Etat dont le pays ne s’est jamais relevé. Mais dont le Parti national a été le premier bénéficiaire, si l’on excepte l’ « intérim » assuré par Roberto Micheletti, du Parti libéral (2009-2010). Lui ont en effet succédé Porfirio « Pepe » Lobo (2010-2014), élu lors d’un scrutin boycotté par toutes les forces démocratiques, puis Juan Orlando Hernández, dit « JOH » (2014-2022). Des scrutions qu’on qualifiera de « sous contrôle ». En 2013, malgré des dénonciations argumentées de fraude énoncées par Xiomara Castro, une première fois candidate, et de Salvador Nasralla, arrivé en troisième position (13,43 %) pour le compte du Parti anticorruption (PAC), la victoire de « JOH » fut entérinée dans des conditions extrêmement contestables par les missions d’observation de l’OEA et de l’Union européenne (UE) [32].
Quatre ans plus tard, en 2017, la Cour suprême de justice déclare « inapplicable » l’article de la Constitution interdisant la réélection. Du cynisme à l’état pur : l’accusation de vouloir se livrer au même contournement de la loi – ce qui était faux – avait justifié en 2009 le renversement de « Mel » Zelaya !
En cette année 2017, Xiomara Castro passe son tour au profit du centriste Nasralla, candidat d’une Alliance d’opposition néanmoins coordonnée par Manuel Zelaya. Après plus d’une semaine de retards et d’incidents plus suspects les uns que les autres, le Tribunal suprême électoral (TSE) octroie à nouveau la victoire à Juan Orlando Hernández (42,8 % des voix). Les irrégularités ont été telles que d’importantes manifestations secouent le pays, durement réprimées – au moins 23 morts (22 civils et un policier), 232 blessés, plus de 1350 personnes détenues [33]. Même l’OEA rechigne à reconnaître le résultat, mais l’administration de Donald Trump le légitime – de sorte que, dans la grande tradition, l’OEA se tait.

Un résumé succinct rendra compte ici du désastre que ces élections douteuses ont permis. Dans un pays de 9,1 millions d’habitants gangrené par le chômage et au taux de pauvreté de 64,3 % en 2018, Hernández a fait adopter une série de lois visant à privatiser l’énergie, l’eau, la sécurité sociale et le secteur minier. La réduction des salaires s’est faite en 2014 au travers de la Loi sur l’emploi « par heure » (Ley de Empleo por Hora) destinée à pulvériser le salaire minimum. Autour de produits d’exportation phare – café, banane, huile de palme, canne à sucre –, la concentration des terres s’accélère, au détriment des paysans.
Dans une quête sans limites de réformes néolibérales, la Cour suprême, en octobre 2012, et le Congrès, en juin 2013, ont entériné la création de Zones d’emploi et de développement économique (ZEDE). Egalement connues sous l’appellation de « Villes modèles », ces zones permettent à des entreprises privées, nationales et surtout internationales, de gérer librement la main-d’œuvre et les terres en disposant de leurs propres police et administration judiciaire. De fait, une abolition pure et simple de la souveraineté nationale.
Ajoutant l’autoritarisme à l’ultralibéralisme, le pouvoir a entrepris une militarisation croissante par la création de nouvelles structures telles que la Force nationale de sécurité interinstitutionnelle (Fusina) et la Police militaire de l’ordre public (PMOP) commandées par des officiers complices et alliés. Toutefois, quand en avril 2019, sous la pression d’un FMI prônant la « prudence budgétaire », le gouvernement tente de privatiser les secteurs de la santé et de l’éducation, ces forces répressives ne parviendront pas à freiner la mobilisation populaire. Le gouvernement devra reculer. Raison pour laquelle, en prévision des futures échéances, il fera approuver un nouveau Code pénal particulièrement répressif par le Congrès. En janvier 2020, la même Assemblée mettra un terme à la Mission d’appui contre la corruption et l’impunité au Honduras (MACCIH), organisme pourtant pas très « méchant » mis en place après un accord avec l’OEA. L’initiative avait suivi le soulèvement en 2015 de milliers de Honduriens qu’indignaient le pillage par « JOH » et le Parti national de l’Institut hondurien de sécurité sociale (IHSS) : un rapt de 120 millions de dollars provenant des fonds destinés à l’achat de médicaments, de fournitures pour le système de santé et au paiement des pensions de vieillesse et d’invalidité. L’opposition avait alors réclamé une commission d’enquête de l’ONU, demande immédiatement bloquée par les Etats-Unis. Soucieux de protéger le pouvoir hondurien tout en tentant de le cadrer, Washington avait manœuvré pour instaurer un organisme plus contrôlable, la MACCIH, sous les auspices de l’OEA.
Fin mai 2021, en prévision des élections de novembre, et dans la même logique, le gouvernement d’Hernández blindera les hommes politiques accusés de corruption ou d’implication dans le crime organisé, ce qui leur permettra de se présenter. Dans son article 312, la nouvelle Loi électorale précise en effet  : « Les procédures judiciaires à l’encontre de tout candidat à un poste électif, depuis la date de son inscription jusqu’à la déclaration des élections respectives, n’ont pas d’effet de disqualification, à moins (…) qu’il existe une condamnation définitive à cet effet ou qu’elles résultent de la commission d’un crime ou d’une violation de la Constitution de la République. » Si le texte n’enthousiasme pas le Conseil national anti-corruption (CNA) – « Les forces politiques ont aligné leurs étoiles pour se protéger, laissant sans effet les actions judiciaires contre ceux qui sont actuellement sous enquête » –, elle ravit le futur candidat du Parti national à la présidence, Nasry Asfura : bien que n’étant pas sous le coup d’un mandat d’arrêt, il fait l’objet d’une enquête du Ministère public et ses biens ont été saisis.
Que l’on rajoute à ce tableau une insécurité endémique (37,6 assassinats pour 100 000 habitants) [34], la dévastation provoquée à moins de quinze jours d’intervalle par les deux ouragans ETA et IOTA fin 2020 (une centaine de morts, 1,8 milliard de dollars de dégâts), plus la pandémie de Covid-19, on conviendra que la situation ne correspond en rien aux transformations radicales dont la société aurait besoin. Seul espoir de changement, la prochaine élection.
 Après l’impasse faite en 2017, LIBRE présente à nouveau Xiomara Castro. Si elle a été « première dame » à partir de 2006, elle n’a rien d’une potiche. Au moment du coup d’Etat, elle s’est réfugiée pendant une semaine dans une ambassade avant de ressortir, d’intégrer le Front national de résistance populaire et de se lancer dans la lutte, à la tête des manifs anti-putsch. Elle avance dans la vie avec une personnalité qui ne la cantonne pas au statut réducteur de « femme de Zelaya ».
L’exaspération des Honduriens face au pouvoir de « JOH » ne garantit en rien le succès – qui devra être large pour éviter les fraudes et manœuvres habituelles. Trois semaines avant le scrutin, Castro obtient le ralliement de Salvador Nasralla, leader du Parti sauveur du Honduras (PSH), en berne dans les sondages. En échange de la vice-présidence de la République et de la présidence du Congrès pour l’un des siens, Nasralla renonce à briguer la magistrature suprême. Dirigé par la très respectée Doris Gutiérrez, le petit Parti innovation et unité (PINU), social démocrate, se joint à la coalition. Sondages à l’appui, le chemin du succès semble assuré. Ne reste qu’une question, et non des moindres…
Depuis le coup d’Etat appuyé en sous-main par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, les Etats-Unis ont accordé un appui inconditionnel aux gouvernements de droite honduriens. Pendant les campagnes, ils ont ouvertement soutenu le Parti national ; au moment des fraudes électorales, ils ont fermé les yeux. Cette fois, pourtant, ils demeurent curieusement en retrait…

Gros mal de tête pour Washington. Ses alliés traditionnels ont transformé le Honduras en un Etat failli, pour ne pas dire en un « narco-Etat ».
Septembre 2017 : Fabio Lobo, fils de l’ancien président Porfirio Lobo, est condamné par un juge fédéral de Manhattan à 24 ans de prison pour son implication dans un trafic de drogue à destination des Etats-Unis. En décembre, un autre Hondurien, Yani Rosenthal, plaide coupable et écope de trois années d’incarcération, également aux Etats-Unis, pour « blanchiment » d’argent du cartel Los Cachiros, la bande la plus violente de l’histoire du pays, responsable de la mort de dizaines de Honduriens. Yani appartient lui aussi à une puissante famille de l’oligarchie : son père, le banquier Jaime Rolando Rosenthal, a été vice-président de la République, son cousin, Yankel Rosenthal Coello, ministre de l’Investissement. Ayant purgé sa peine, Yani Rosenthal n’hésitera pas à se présenter à la présidentielle de 2021 pour le compte du Parti libéral (il obtiendra 10 % des voix).
En mars 2021, c’est au tour de l’ancien député Tony Hernández, frère de « JOH », d’être reconnu coupable de « participation à l’importation de 185 tonnes de cocaïne » aux Etats-Unis et de se voir notifier la sentence : prison à vie. « L’accusé était un membre du Congrès hondurien qui, avec son frère Juan Orlando Hernández, a joué un rôle de premier plan dans une violente conspiration de trafic de drogue parrainée par l’Etat », ont dénoncé les procureurs avant l’énoncé de la peine.
Début juillet, suite du feuilleton digne d’une série télévisée : les accusant de « corruption significative », les Etats-Unis interdisent à l’ex-président Lobo et à son épouse Rosa Elena l’entrée sur leur territoire. Résultat d’une enquête menée avec la collaboration de la MACCIH, cette dernière a été arrêtée le 28 février 2018 pour s’être approprié, depuis le Bureau de la Première Dame et avec l’aide de quelques comparses, 16 millions de lempiras de fonds publics (environ 600 000 dollars) initialement destinés à des œuvres sociales. Reconnue coupable, Rosa Elena Lobo a été condamnée le 4 septembre 2019 à 58 ans de prison avant que, en mars 2020, la Cour suprême du Honduras n’annule la sentence, ne la libère et n’ordonne un nouveau procès (après que la MACCIH ait été éjectée du pays).

Washington se bouche le nez. Cette décomposition a pénétré toutes les instances honduriennes, depuis la police et l’armée jusqu’au système judiciaire en passant par les partis politiques et le Congrès. Circonstances aggravantes : alors que la Maison-Blanche a fait de l’immigration une priorité, du Honduras, poussés par la misère et l’insécurité due aux gangs (les « maras »), des caravanes de centaines de migrants s’élancent à pied vers le Nord, à travers le Guatemala et le Mexique, à intervalles de plus en plus fréquents [35]. Sous le gouvernement de Trump, « JOH » a encore bénéficié d’un sursis. Le démocrate Biden est fait d’un autre bois. Sur un scénario désormais classique, la droite hondurienne peut bien se déchainer, accusant Mme Castro et LIBRE « de liens avec le Venezuela et le Nicaragua » et de participation au Forum de São Paulo (qui regroupe les gauches latino-américaines), l’ex-président colombien Andrés Pastrana peut bien venir à la rescousse… Cette fois, depuis Washington, rien n’est entrepris pour empêcher l’inéluctable. Au contraire, pourrait-on dire. Du 21 au 23 novembre, Brian Nichols, secrétaire d’Etat adjoint pour l’Hémisphère occidental (les Amériques), débarque au Honduras et y rencontre des membres du gouvernement de « JOH », les magistrats du Conseil national électoral (CNE), des représentants de la « société civile » et du patronat, en demandant à tous de « travailler ensemble pour garantir des élections libres, justes, transparentes et pacifiques », avant d’ajouter : « Les Etats-Unis n’ont de préférence pour aucun candidat ou parti. Face à cette consultation, nous sommes impartiaux. »
 Moyennant quoi, le 28 novembre, douze ans après le coup d’Etat contre son mari « Mel » Zelaya, Xiomara Castro l’emporte largement avec plus de 53 % des voix.

En apparence, tout paraît normal. Le programme ne promet par le Grand soir, mais présage un profond changement. Lutte contre le narcotrafic, la corruption et l’impunité, élimination des ZEDE, réformes sociales, légalisation de l’avortement thérapeutique et du mariage homosexuel, démocratie directe et participative en lien avec les acteurs locaux – maires, organisations, syndicats, etc. Un « socialisme démocratique à la hondurienne », a résumé pendant sa campagne la nouvelle cheffe de l’Etat.
Les tracas commencent lorsque Mme Castro confirme qu’elle a l’intention d’établir des relations diplomatiques avec la Chine. L’ambassade des Etats-Unis réagit négativement. Et trouve immédiatement un allié des plus inattendus pour qui ne connaît pas le contexte hondurien : Salvador Nasralla ! « Le Honduras entretient des relations avec Taïwan et n’en a pas besoin avec la Chine, tant que ses liens avec les Etats-Unis sont bons, déclare le colistier et désormais vice-président de Castro. Les Etats-Unis sont notre allié commercial, proche et historique. Nous ne voulons pas nous battre avec eux. »
En 2017, estimant à tort ou à raison Xiomara Castro trop « clivante » pour pouvoir l’emporter, LIBRE prit la décision de soutenir Nasralla, populaire ex-star de la télévision, dans sa course à la présidence. Les défaites suscitent toujours des lâchetés, des égarements, des trahisons. Après la victoire frauduleuse de « JOH », c’est contre ses alliés que Nasralla s’est retourné. En novembre 2018, évoquant la tricherie de l’année précédente, il ira jusqu’à déclarer : « Si je ne m’étais pas impliqué en politique avec Mel Zelaya, les Etats-Unis m’auraient permis d’être président. » Il s’attira une réponse cinglante de Xiomara Castro : « Tu n’as jamais dit que l’opinion des Etats-Unis était plus importante que l’opinion du peuple. Si j’avais connu ta double morale, je n’aurais jamais renoncé à ma candidature. (…) Tu n’es pas honnête, tu es un ingrat [36]. » Les relations demeurèrent exécrables. En 2021, quelques jours avant d’entériner sa nouvelle alliance avec Xiomara Castro, Nasralla s’en prenait encore sur les réseaux sociaux aux partis National, Libéral et… LIBRE : « C’est tous les mêmes ; ils ont tous commis des vols d’argent destiné au peuple pour l’alimentation, la santé et l’éducation ; ces péchés sont connus du dictateur JOH et il les contrôle, car il peut les mettre en prison ou les extrader s’ils n’obéissent pas à ses ordres. » Pour faire bonne mesure, il diffusa que la famille Zelaya était impliquée dans les Panama Papers. Information qui se révéla totalement erronée.

Voici donc l’opportuniste et inconstant Nasarra vice-président de Xiomara Castro. Incohérence ? Il s’agit en réalité d’une contradiction commune à nombre de gauches latinas : craignant de ne pouvoir l’emporter, ou ne pouvant objectivement gagner avec leurs seules forces, elles doivent trouver des partenaires porteurs d’un supplément de voix leur assurant la victoire. Dans les « moins pires » des cas, ces alliances les attirent vers le centre. Dans les situations les plus funestes, elles se terminent en trahison. Au cœur de la conspiration qui a renversé Zelaya en 2009, figurait non pas un allié, mais un coreligionnaire et « ami », le président du Congrès Roberto Micheletti, membre, comme « Mel », du Parti libéral (mais de son aile droite). Au Paraguay, en 2012, l’ex-« évêque des pauvres » Fernando Lugo (Alliance patriotique pour le changement) est défenestré par son vice-président Francisco Franco, du Parti libéral radical authentique (PLRA), une force politique traditionnelle d’opposition à la dictature d’Alfredo Stroessner (1954-1989), indispensable par son apport de voix pour en finir avec l’indéboulonnable Parti Colorado. La brésilienne Dilma Rousseff (Parti des travailleurs ; PT) tombe en 2016 du fait de la félonie de son vice-président Michel Temer (Parti du Mouvement démocratique brésilien ; PMDB), porté à cette fonction pour les mêmes raisons.
 
Le pire n’est jamais sûr. On ne se livrera ici à aucun procès d’intention concernant Nasralla. Il n’en demeure pas moins que, en fonction de contradictions qui ne peuvent être complètement résolues, sa pente naturelle l’amènera dans le meilleur des cas à tenter de « décaféiner » le projet de LIBRE (comme le feront au Chili avec Boric ses alliés de l’ex-Concertation).
Au Parlement monocaméral de 128 membres, LIBRE dispose alors de 50 députés (20 de plus que pour la période précédente) auxquels s’ajoutent les 10 élus du PSH de Nasralla. Face aux 44 représentants du Parti national, le parti au pouvoir, ne disposant pas d’une majorité absolue, devra négocier, notamment avec le Parti libéral (22 sièges), le Parti anti-corruption et le Parti de la démocratie chrétienne (un élu chacun).

Une tâche déjà ardue. Mais qui va s’avérer plus rude que prévue, et ce pour deux raisons : dans toute famille politique se rencontrent le meilleur et le pire ; au Honduras, la trahison est si banale qu’elle n’en est pas vraiment une.

On l’a vu, pour sceller leur alliance, Xiomara Castro et Salvador Nasralla ont convenu qu’un député du PSH, Luis Redondo, présiderait le Congrès s’ils y obtiennent une majorité qui le leur permette – soit 65 voix (la moitié plus une des 128 sièges). La crise éclate le 20 janvier, à une semaine de l’investiture, quand vingt députés de… LIBRE, emmenés par deux des leurs, Jorge Calix et Beatriz Valle, dirigeants historiques de premier rang, refusent de respecter l’accord. Lors de l’élection du président provisoire du Congrès, sans respecter les procédures – proposition d’un candidat suivie d’une discussion –, ils élisent Calix, avec le soutien des « cachurecos » (nom donné aux membres du Parti national) et d’une faction du Parti libéral emmenée par Yani Rosenthal (l’homme condamné aux Etats-Unis pour des crimes liés au trafic de drogue). En pleine Chambre, la déloyauté provoque un beau chahut ponctué d’échange de coups. Inspirée par des ambitions personnelles, la démarche des contestataires de LIBRE permet en effet au Parti national et au Parti libéral de contrôler le Congrès et d’entraver le politique de la cheffe de l’Etat. Ulcérés, les « loyalistes » élisent à leur tour in président, Redondo en remplaçant les déserteurs par leurs suppléants, au cours d’une « session » pas plus réglementaire que celle de leurs adversaires.
Une colère à la hauteur des espérances déçues : Xiomara Castro et LIBRE annoncent l’expulsion des dix-huit « traîtres » – deux étant revenus sur leur décision devant l’ampleur des réactions dans leur parti. Poussés par le démon des tentations troubles où l’on tombe tout entier, les dissidents vont néanmoins persister et signer le dimanche 23. Ce jour là, le bâtiment de la Chambre des députés étant encerclée par une foule de manifestants appuyant « Xiomara » Luis Redondo, Calix se fait élire par les dix-huit « dissidents » et les partis de droite (79 voix en tout) lors d’une séance tenue dans un club social chic, Bosques de Zambrano, dans la banlieue de Tegucigalpa. Au même moment, les parlementaires et suppléants de LIBRE fidèles à la parole donnée, plus quelques membres du Parti libéral soucieux de favoriser la gouvernabilité, soit 96 parlementaires, font prêter serment à Redondo, dans l’enceinte du Congrès.

Fort du soutien de Xiomara Castro, Redondo a installé son assemblée au siège du Parlement, en présence d’une escorte de cadets des Forces Armées. De son côté, en tenant une séance virtuelle, Calix a réuni son Congrès parallèle sur Zoom. Précurseurs de ce type de démarche, Guaidó et sa clique, au Venezuela, ont dû apprécier. Les Honduriens en quête de stabilité et de changement, beaucoup moins.
Mal emmanchée, la réussite du mandat de Mme Castro dépendra donc fondamentalement de l’organisation et du renforcement du mouvement social et populaire. Pilier historique de la résistance au coup d’Etat, puis du Parti LIBRE, membre d’ALBA Mouvements, Gilberto Ríos, avant même le déclenchement de cette crise, en était parfaitement conscient : « Je me souviens qu’au moment où nous allions fonder le parti [en 2011], il y a eu une réunion privée avec le commandant Daniel Ortega. Il nous a dit que la fondation de ce parti était une bonne chose, que c’était très positif, mais il nous a dit aussi de ne pas négliger la force populaire, le pouvoir populaire, parce qu’au Honduras, contrairement au reste de l’Amérique Centrale, les travailleurs ont fait beaucoup de conquêtes grâce aux syndicats et grâce à la force du mouvement populaire [37].  »
Le 18 janvier, là encore avant la crise, à proximité du palais présidentiel, une cinquantaine d’organisations ont officialisé la formation de l’Assemblée permanente du pouvoir populaire (APPP) et appelé à l’élection d’une Assemblée nationale constituante, à la démilitarisation et la révocation du modèle de concessions inconsidérées et corrompues. Parallèlement, à quelques jours de l’investiture du 27 janvier, trois commissions ont été créées par l’équipe de Mme Castro. La première est chargée du transfert du pouvoir, la deuxième de la transition des différents ministères et la troisième, la plus importante, des mouvements sociaux. Au sein de cette dernière, une quinzaine de tables rondes ont été mises en place et différentes réunions ont été programmées pour recevoir des propositions.

Malgré l’incertitude provoquée par l’existence de deux Congrès, le 27 janvier a été une grande fête populaire. Dans le Stade national, à Tegucigalpa, trente mille personnes se sont massées pour honorer la nouvelle présidente. C’est devant la juge Karla Lizeth Romero Dávila que Xiomara Castro a prêté serment. En l’absence du chef du pouvoir législatif ou du président de la Cour suprême de justice (CSJ), précise l’article 244 de la Constitution, un juge de la République doit procéder à l’assermentation. Tout un chacun a cependant remarqué que c’est Luis Redondo, président d’un Congrès qui, quelques heures auparavant, avait réuni 110 députés, entre titulaires et suppléants, qui a remis l’écharpe présidentielle à « Xiomara ».

Pour un petit pays d’Amérique centrale, le Honduras a fait très fort. L’événement a été suivi par 40 délégations internationales, et non des moindres, à commencer par celle des Etats-Unis. C’est en effet la vice-présidente Kamala Harris qui, en représentation de Washington, a assisté à l’investiture de Mme Castro. Il s’agissait du premier voyage officiel au Honduras de celle qui a été chargée par Joe Biden de résoudre le problème de l’immigration incontrôlée en provenance de l’isthme centraméricain. Mais outre cet aspect spécifique des relations entre les deux nations, les Etats-Unis ont affiché ostensiblement l’intérêt tout particulier qu’ils accordent au Honduras de demain. En a témoigné l’importance et le niveau de leur délégation : outre la vice-présidente, celle-ci comprenait le sous-secrétaire aux Affaires de l’hémisphère occidental, Brian A. Nichols ; l’administratrice de l’Agence américaine pour le développement international (USAID) Samantha Power ; le sous-secrétaire à la croissance économique, à l’énergie et à l’environnement, Jose W. Fernandez ; le représentant démocrate de Californie Raúl Ruiz.
Le coup d’Etat de 2009 dans toutes les mémoires, la gauche continentale s’est également mobilisée. Cristina Fernández de Kirchner, Dilma Rousseff, Fernando Lugo, Evo Morales, le ministre des Affaires étrangères mexicain Marcelo Ebrard, le vice-président de Cuba Salvador Valdés Mesa, les prix Nobel de la paix Rigoberta Menchú et Adolfo Pérez Esquivel… Kamala Harris ou pas Kamala Harris, le ministre des Affaires étrangères vénézuélien Felix Plasencia, également invité et présent, a pu jubiler : « Aujourd’hui, les relations diplomatiques entre la République bolivarienne du Venezuela et la République du Honduras sont rétablies. »

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Le 21 novembre 2021, au Venezuela, le Grand pôle patriotique (GPP), coalition regroupée autour du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), raflait la mise en remportant 19 des 23 Etats du pays à l’occasion des élections régionales. Les municipales marquaient la même tendance : 213 mairies sur 322, dont celle de Caracas, tombaient dans l’escarcelle du chavisme. Des résultats d’autant plus remarquables que, après avoir boycotté tous les scrutins organisés depuis 2018, l’opposition radicale participait à la confrontation.
On ne reviendra pas ici sur cette victoire largement traitée sur ce site dans un article précédent [38]. Mais sur son dénouement. Car, le 21 novembre, une ombre avait entaché le tableau : le pataquès ayant accompagné la consultation dans l’Etat de Barinas.

Cet Etat a vu naître l’ex-président Hugo Chávez, le charismatique inspirateur de la Révolution bolivarienne. Il a été gouverné successivement par Hugo de Los Reyes Chávez, père de feu le chef de l’Etat (1998-2008), puis par Adán Chávez, frère d’Hugo, jusqu’en 2017, année de l’élection d’Argenis, un autre frère du défunt. Un fief donc auquel, pour des raisons évidentes, le pouvoir en place tient comme à la prunelle de ses yeux.
Ce 21 novembre, première conflagration : le résultat donne une très courte avance au candidat d’opposition de la Table d’unité démocratique (MUD) Freddy Superlano. Avec 37,60 % des suffrages, il devance le gouverneur sortant et candidat à la réélection pour le PSUV, Argenis Chávez (37,21 %). Deuxième embrasement, immédiatement après : affirmant que Superlano n’aurait pas dû pouvoir se présenter en raison d’une sanction administrative imposée en août, le Tribunal suprême de justice (TSJ) invalide le résultat. La privant de sa victoire, cette mesure effectivement contestable, car survenant après coup, indigne l’opposition.
 
Une nouvelle élection devra avoir lieu le 9 janvier 2022 annoncent les instances concernées. Battu quelques jours auparavant, Argenis Chávez renonce. Conscient de l’enjeu, le pouvoir mobilise un poids lourd, Jorge Arreaza, plusieurs fois ministre depuis 2011, dont quatre années aux Affaires étrangères, et par ailleurs ex-mari de la fille aînée de Chávez, Rosa Virginia. Un membre de la famille, en quelque sorte. Et il le faut… En effet, outre le contexte général – difficultés économiques et effondrement des services publics dus à l’agression tous azimuts et au blocus imposé par les Etats-Unis –, une sombre querelle, précisément familiale, a divisé et démobilisé le chavisme dans cet Etat. Lors des primaires organisées le 8 août par le PSUV pour déterminer son candidat, ce sont deux Chávez qui se sont affrontés : Argenis, le gouverneur sortant et Hugo Chávez Terán, député et neveu de feu le « comandante ». Chacun ayant, comme il se doit, ses partisans. Le débat entre les deux hommes a été acharné et violent. En juillet, leurs fidèles sont allés jusqu’à échanger des horions. La désignation finale (et contestée) d’Argenis a fini de casser le chavisme en deux. Division qui a précipité la défaite. Davantage de militants et sympathisants ont participé aux primaires du 8 août qu’au vote déterminant du 11 novembre suivant !

Arreaza rassemble. Arreaza réalise une très belle campagne. En un mois, Arreza fait passer le nombre de voix chavistes de 103 693 à 128 583, pour un total de 41,27 %. Mais la droite a également sonné le rappel. Ulcérée par ce qu’elle considère comme une injustice et un « bidouillage », elle se rassemble, récupère des abstentionnistes, et son candidat, l’élu régional Sergio Garrido (MUD) l’emporte largement avec 55,36 % des suffrages. Victoire immédiatement reconnue par Arreaza.
 Bien que relative, puisque l‘opposition ne s’adjuge que quatre Etats sur vingt-trois, il s’agit pour le chavisme d’une défaite. Mais qui, paradoxalement, ne comporte pas que des inconvénients. Elle prouve d’abord que, contrairement aux éternelles allégations, le système électoral est fiable et que, quel que soit l’enjeu, nul n’altère le résultat des élections. Elle permet en conséquence de pointer quelques situations cocasses. « Il n’y a pas de conditions pour une élection libre et équitable au Venezuela (…) Nous n’acceptons qu’une élection présidentielle », étaient jusque-là les déclamations préférées du « président intérimaire » autoproclamé Juan Guaidó, hostile à toute participation à quelque scrutin que ce soit. Phénomène incroyable, pour ne pas dire miraculeux : mettant à la sauce vénézuélienne le slogan du Loto français – « 100 % des gagnants ont participé ! » – Garrido l’emporte dans le Barinas. Oubliant ses mantras, Guaidó déboule ventre à terre pour s’approprier la victoire : « Le message le plus important que le peuple vénézuélien a reçu aujourd’hui et que Barinas donne au monde entier est que nous allons voir notre démocratie récupérée, que, sans aucun doute, l’organisation porte ses fruits et que nous allons voir ce pays renaître à très court terme. » Une satisfaction assez brève au demeurant. Répondant aux questions de Vladimir Villegas, dans l’émission « Vladimir à la 1 », sur Globovisión, Garrido assène : « Nicolás Maduro ne peut être ignoré. Il est une réalité, il est là, il est le président. Que nous le voulions ou non, il est la réalité. » Là dessus, comme l’ont fait les trois autres gouverneurs d’opposition élus – Morel Rodríguez (Nueva Esparta), Alberto Galíndez (Cojedes) et Manuel Rosales (Zulia) – Garrido se rend au palais de Miraflores pour s’y réunir avec le seul et unique chef de l’Etat. Renvoyant un peu plus dans les limbes la créature sortie des laboratoires frankensteiniens des docteurs Donald Trump, Mike Pence et Mike Pompeo.

 Sans les Etats-Unis, Guaidó ne serait rien. Le président Maduro ne s’est d’ailleurs pas privé d’une réflexion sarcastique quand l’administration de Joe Biden s’est elle aussi hâtée de féliciter Garrido alors qu’elle dénonce en permanence des élections vénézuéliennes « sujettes à caution ». Cela étant, même dans son propre camp, le président imaginaire est de plus en plus contesté. Dans certains secteurs des partis Primero Justicia et Action démocratique des voix se sont élevés, fin 2021, pour demander de mettre un terme à une plaisanterie qui, depuis janvier 2019, n’a que trop duré. Les démissions se succèdent, dont celle du poids lourd Julio Borges, supposé ministre des Affaires étrangères, au sein du gouvernement fantoche. Ou encore celle de Iván Simonovis, « commisaire spécial à la sécurité et au renseignement » ; José Ignacio Hernández, « procureur spécial » ; Ricardo Haussman, « représentant du Venezuela devant la Banque interaméricaine de développement (BID) ». Même les magistrats du Tribunal suprême de justice qu’il a inventé viennent de porter plainte contre Guaidó.

Pour freiner cette guerre interne infernale, Washington a dû jouer les pompiers. Si la figure du « président intérimaire reconnu par la communauté internationale » (en réalité, une poignée de pays) venait à disparaître, le gouvernement de Nicolás Maduro pourrait réclamer et dans certains cas obtenir le contrôle des milliards de dollars d’actifs vénézuéliens confisqués à l’étranger. Il contrecarrerait ainsi un peu plus les effets dramatiques du blocus économique imposé au Venezuela. Sans parler de la victoire morale et politique dont il pourrait se féliciter, ni de l’humiliation des instigateurs de l’opération de déstabilisation.
Au terme d’un vif débat arbitré par le Département d’Etat américain, l’Assemblée nationale fictive (élue en 2015, elle a terminé son mandat en 2020) a donc, tout en réduisant ses prérogatives, prolongé de douze mois le mandat de Guaidó – et de la camarilla de près de 2 000 personnes qui vivent grassement (153 millions de dollars en 2021) de cette fiction. Laquelle, hormis ses promoteurs et ses profiteurs, ne trompe plus personne : « La soi-disant « option Guaidó » a échoué dès qu’elle a vu le jour, a lâché le 9 janvier au quotidien El Tiempo l’ex-président colombien de droite Juan Manuel Santos. C’est l’une des plus grandes stupidités diplomatiques de ces derniers temps. Malheureusement, la Colombie en a été l’un de ses promoteurs les plus enthousiastes. »

Le 10 janvier 2022, le Conseil national électoral (CNE) a accueilli positivement les demandes formelles de trois petites organisations, le Mouvement vénézuélien pour le Révocatoire (Mover), Tous unis pour le référendum révocatoire et le Comité exécutif national de la Confedejunta en collaboration avec le Comité de la démocratie nationale et internationale. Maduro est arrivé à mi-mandat le 10 janvier 2022 et, ainsi que le stipule l’article 72 de la Constitution, il est dès lors possible d’organiser un référendum révocatoire. L’activation éventuelle de ce processus nécessite que 20 % des personnes inscrites au registre électoral de chaque Etat du pays expriment « leur volonté », ratifiée par leurs signatures.
En surprenant beaucoup, le CNE va très vite en besogne et annonce que ce recueil des 4,2 millions de paraphes requis aura lieu le 26 janvier entre 6 heures et 18 heures, dans 1 200 centres électoraux. Tant les trois organisations promotrices que les partis politiques d’opposition hurlent au scandale et contestent cette décision, les initiateurs annonçant un recours devant le Tribunal suprême de justice (TSJ).
Il y a plusieurs explications à ce rejet…

Pour l’ex-député et ex-gouverneur du Barinas (2008-2012) César Pérez Vivas, « c’est une bouffonnerie d’annoncer (…) 1200 centres de recueil de signatures pour que 20 millions de citoyens puissent exercer leur droit. C’est comme mettre 1 000 litres d’eau dans un récipient de 5 litres… » Argument quelque peu absurde puisqu’il semble considérer que tout le corps électoral va se déplacer pour demander le départ de Maduro ! Moins caricatural, le Mover que dirige un transfuge du chavisme, Nicmer Evans, estime que, même pour ne recueillir que les 4,2 millions de signatures indispensables, douze heures et 1 200 centres électoraux ne sont pas suffisants. Argument recevable et partagé par l’un des représentants de l’opposition au sein du CNE, Roberto Picón. L’estimant « précipitée », celui-ci ajoute qu’il est imprudent d’organiser cette consultation « en plein pic du virus Omicron »– semblant sur ce point oublier que les récentes élections régionales et municipales, sans qu’il les conteste, ont également eu lieu en pleine pandémie.
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Dès l’annonce de l’hypothèse « référendum révocatoire », l’opposition radicale a exprimé une forte contrariété. A commencer par Guaidó, qui en appelle à la communauté internationale et à la reprise de négociations à Mexico pour pouvoir envisager une telle option. D’autres renâclent ouvertement : comment, sans sombrer dans le ridicule, lancer la procédure de révocation d’un président dont on prétend depuis deux ans qu’il n’est pas le chef de l’Etat ? S’embarquer dans cette opération c’est reconnaître la légitimité de Maduro ! D’autres enfin, tel Segundo Meléndez, dirigeant du Mouvement vers le socialisme – MAS qui n’a de socialiste qu’un adjectif hérité de son passé – exposent plus franchement les vraies raisons de ce front du refus : une défaite de Maduro à ce référendum impliquerait une nouvelle élection présidentielle et « faute de stratégie commune, d’objectif commun (…) il y aura le lendemain [du référendum] cinq ou six candidats de l’opposition, sans aucune possibilité d’accord. Nous garantirions, une fois de plus, le triomphe du chavisme [39] ! »
La droite modérée considérant pour sa part que la récupération économique est plus urgente qu’un référendum, le chavisme, dans les conditions actuelles, n’ayant pour sa part aucun intérêt à son organisation, nul ne pouvait parier que le processus irait très loin … De fait, les instigateurs s’étant retirés pour protester contre les conditions jugées inacceptables de la consultation, la population ne regardant cette « histoire » que de très loin, le 27 janvier, le CNE put annoncer que, n’ayant recueilli que 42 421 signatures la veille, soit 1,01 % du corps électoral, la demande de référendum révocatoire était nulle et non avenue. Pour la plus grande satisfaction du chavisme et des partis d’opposition, aux yeux désormais rivés sur la présidentielle de 2024.

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On note une certaine agitation chez les tenants de la « fin de cycle ». Les gauches demeurent fortement présentes à la tête des pays latino-américains. Certes, au terme de notre tour d’horizon et en vertu de situations fort contradictoires et pour le moins contrastées, il peut apparaître difficile de s’enthousiasmer. De déterminer si la bouteille est à moitié vide ou à moitié pleine. Rien n’est acquis nulle part, les difficultés ne manquent pas. Pour autant, les présidents et présidentes récemment élus, sans forcément présenter un programme de transformations révolutionnaires, mettent l’accent sur la justice sociale et veulent affermir la démocratie dans leurs pays. Rien de vraiment différent hier : quand les radicaux évoquaient le « socialisme du XXIe siècle » – Fidel et Raúl Castro (Cuba), Hugo Chávez, Rafael Correa (Equateur), Evo Morales (Bolivie) – d’autres menaient des politiques plus traditionnellement modérées – Nestor et Cristina Kirchner (Argentine), Manuel Zelaya, Fernando Lugo (Paraguay), Salvador Sanchez Céren (Salvador), Luiz Inacio Lula da Silva et davantage encore Dilma Rousseff (Brésil) – ou atypiques – Daniel Ortega –, d’autres enfin se tenaient très en retrait – Tabaré Vázquez et José « Pepe » Mujica (Uruguay), Michelle Bachelet (Chili).
 Un « âge d’or » ? C’est oublier que cette génération des années 2000-2015 a dû elle aussi affronter de sérieux embarras. Les « dirty tricks » – sales coups ou opérations subversives – de la diplomatie des cow-boys : « golpes » réussis ou ratés contre Chávez, Zelaya, Morales, Lugo, Correa et Rousseff ; éternel embargo contre Cuba. Les conflits internes en Bolivie, en Equateur ou au Salvador, les tourments de la dette en Argentine, déjà. Y eut-il des erreurs ? « Les révolutions ne sont pas faites par des saints mais par des hommes, qui parfois ont raison et parfois ont tort », répondit en son temps Fidel Castro à cette question. Seule différence peut-être avec aujourd’hui, l’exceptionnel charisme de certains dirigeants – Castro et Chávez en tout premier lieu, mais aussi Kirchner, Lula, Morales, Correa… L’absence d’une « locomotive » de la force de Chávez. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas. Sans leur peuple, les dirigeants n’existent pas. Les raisons profondes de leur arrivée au pouvoir ne diffèrent guère de celles d’aujourd’hui. A la fin des années 1990, une vague continentale de colère populaire contre le néolibéralisme. Une vingtaine d’années plus tard, les mobilisations sociales qui, depuis 2019, ont débordé les partis conservateurs demeurés ou revenus au gouvernement.
Sale temps pour la fin de cycle, donc. Créé à l’initiative de l’administration Trump pour donner une couleur latina à l’intervention croissante et multiforme contre le Venezuela, le Groupe de Lima a explosé en vol. Apparu en 2019 après que les gouvernements de droite (Brésil, Colombie, Equateur, Pérou, Chili, Paraguay, Guyana) aient abandonné l’Union des nations sud-américaines (Unasur) pas assez unanimement conservatrice à leurs yeux, le Forum pour le progrès et le développement de l’Amérique du sud (Prosur) est aux abonnés absents. Destinée pour sa part à se démarquer du Marché commun du sud (Mercosur) et à faire souffler un vent de libéralisme sur la région, l’Alliance du Pacifique (Chili, Pérou, Colombie, Mexique) n’a pas encore réellement pris son envol, malgré un récent Sommet. En revanche, les pays dont les peuples ont refusé d’être domestiqués – Cuba, Venezuela, Nicaragua, Bolivie – sont toujours debout.
Le 13 décembre 2021, à La Havane, pour le célébrer le 17e anniversaire de la création par Fidel Castro et Chávez de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba), le président cubain Miguel Díaz-Canel accueillait ses « complices », les proscrits Nicolás Maduro et Daniel Ortega, mais aussi le revenant Luis Arce (dont le pays avait quitté l’organisation sous la présidence de la « Guaidó bolivienne », Janine Añez) et les fidèles Ralph Gonsalves (premier ministre de Saint-Vincent-et-les-Grenadines), Keith Mitchell (premier ministre de la Grenade) ainsi que les envoyés des gouvernements de Sainte-Lucie, de Saint-Kitts-et-Nevis et d’Antigua-et-Barbuda.
 
A une plus large échelle, l’organisation des Etats américains (OEA), sous la coupe de Washington, perd du terrain au profit de la CELAC (Communauté des Etats latino-américains et caraïbes). Fille des gouvernements progressistes de la vague précédente désireux de promouvoir le dialogue et l’intégration régionale, celle-ci n’incorpore ni les Etats-Unis ni le Canada. Le dernier sommet de l’organisation, mise en sommeil par le désintérêt des nations conservatrices et par les effets de la pandémie, remontait à 2017, en République dominicaine, à Punta Caña. L’arrivée à sa présidence pro tempore du mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) l’a sortie de sa léthargie. Et a remis quelques pendules à l’heure.
Le 18 septembre 2021, le VIe sommet de la CELAC a lieu au Palais national de Mexico. Premier geste particulièrement symbolique : la veille, en guise de prologue, AMLO avait invité le président de Cuba, Miguel Díaz-Canel, à assister aux commémorations de l’indépendance du Mexique. Second coup de tonnerre : l’arrivée surprise de Nicolás Maduro ! Depuis que le cow-boy de la Maison-Blanche a mis sa tête à prix 15 millions de dollars, sans que les élites ultra-civilisées de la « communauté internationale » ne s’en offusquent, le président vénézuélien doit se montrer très prudent dans ses déplacements et éviter tout pays dont le gouvernement ne serait pas en mesure d’assurer à 100 % sa sécurité [40]. En expédiant de fait un pied de nez aux Etats-Unis, AMLO sort spectaculairement Maduro de cet isolement. Inattendu, l’épisode donne lieu à quelques scènes savoureuses. Tandis que les participants déambulent en attendant le début des cérémonies, les présidents Guillermo Lasso (Equateur), Luis Lacalle Pou (Uruguay) et Mario Abdo Benítez (Paraguay) ne peuvent dissimuler leur mauvaise humeur en découvrant la présence du Vénézuélien. Maduro surprend leurs regards pleins d’animosité. Sans faire ni une ni deux, il propulse sa carcasse d’un mètre 90 vers eux, les encercle de ses bras, et leur jette dans une explosion d’incontrôlable gaieté : « Je sais que vous êtes furieux de me voir, mais je suis là, alors arrêtez de faire la tête, ça ne sert à rien [41] ! »

Autour de la table de dialogue, seuls manquent deux pays : le Brésil, qui s’est retiré de la CELAC au motif qu’« elle accorde une place prépondérante aux régimes non démocratiques », et la Colombie, qui au dernier moment boycotte l’événement pour protester contre la présence de Maduro. Alberto Fernández, lui, a dû annuler son voyage : suite à la défaite du Front de Tous aux élections primaires parlementaires du week-end précédent, des membres de son cabinet proches de la vice-présidente Cristina Kirchner ont démissionné, l’obligeant à remanier une grande partie de son équipe. Le sommet réunit donc dix-huit chefs d’Etat, un vice-président et plus d’une douzaine de ministres des Affaires étrangères. Fidèle à sa vocation, la CELAC respecte les différences et oppositions idéologiques ou politiques. Díaz-Canel, Luis Arce ou le nouveau président péruvien Pedro Castillo y discutent d’égal à égal avec les chefs d’Etat néolibéraux – et vice-versa.
Une tendance lourde marque les débats : la mise en cause de l’OEA et de l’interventionnisme des Etats-Unis. « Il est nécessaire, précise d’emblée AMLO, qu’aucun gouvernement ne s’arroge le pouvoir de subjuguer un autre pays pour quelque motif, cause ou prétexte que ce soit, ou par le biais de l’argent, de la propagande, de sanctions économiques et diplomatiques, ou de l’usage de la force. » Lorsque lui revient la parole, le bolivien Luis Arce enfonce le clou : « Au lieu d’agir selon les mandats de la charte démocratique, l’OEA agit contre les principes de la démocratie. Son ingérence croissante dans les affaires des Etats ne contribue pas à la résolution pacifique des différends, mais les génère plutôt. C’est un organe obsolète et inefficace qui ne répond pas aux besoins de nos Etats ni aux principes du multilatéralisme. » Pour mémoire : par la voix de son secrétaire général Luis Almagro, l’OEA a activement soutenu la thèse mensongère de la « fraude électorale » qui a mené au coup d’Etat de 2019 en Bolivie.

Au-delà des critiques de Lacalle Pou et de Mario Abdo Benítez pour la participation de Maduro, dont la seule présence constitue une défaite cuisante pour le Nord et ses alliés, les différences de vues n’empêcheront pas une résolution finale pragmatique : un accord en 44 points détaille entre autres une position commune à l’égard de la crise climatique, une ferme déclaration contre le blocus économique de Cuba et en faveur de la souveraineté argentine sur les îles Malouines, la mise en œuvre d’un plan de souveraineté sanitaire destiné à renforcer les capacités de production et de distribution de vaccins contre le Covid et de médicaments dans la région (ce dont l’OEA ne s’est jamais préoccupée).
La remarquable gestion du Mexique a ainsi revitalisé un contrepoids à Washington que beaucoup voyaient ou espéraient déjà démembré. Deux nouveaux gouvernements progressistes vont le rejoindre : ceux de Gabriel Boric et Xiomara Castro. Depuis le 7 janvier 2022 et un nouveau sommet tenu à Buenos Aires, le chef d’Etat argentin Alberto Fernández en assume pour une année la présidence pro tempore. On pourrait voir dans cette conjonction le renforcement d’une gauche « intégrationniste » de plus en plus unie. Peut-être. Peut-être pas. Car ii existe toujours « des sujets qui fâchent » en son sein…

Pour l’investiture du péruvien Pedro Castillo, le 28 juillet 2021, différentes personnalités du monde ibérique et latino-américain étaient présentes, de Sebastián Piñera, Guillermo Lasso et du colombien Iván Duque à Luis Arce et Alberto Fernández en passant par Jorge Arreaza, le ministre des Affaires étrangères du Venezuela. Lors du déjeuner offert aux délégations étrangères, Castillo présida, encadré à sa droite par le roi d’Espagne Felipe VI et à sa gauche par Evo Morales, reçu comme un chef d’Etat. Immédiatement après son élection, Castillo avait reçu un message téléphonique de félicitations du secrétaire d’Etat américain Antony Blinken au cours duquel, précisa le Département d’Etat dans un communiqué, celui-ci annonça le don de 2 millions de doses de vaccins anti-Covid, offrit l’ « appui continu » de Washington pour affronter la pandémie et exprima son espérance que le Pérou « continuera à jouer un rôle constructif pour aborder la détérioration de la situation à Cuba et au Nicaragua ». En matière de gros sabots, on a rarement fait plus évident.
Au Honduras, avant que n’éclate la crise de la présidence du Congrès, Juan Orlando Hernández s’est livré à une dernière bouffonnerie. En lançant les invitations aux cérémonies d’investiture de Xiomara Castro, le ministère des Affaires étrangères, encore sous le contrôle du gouvernement sortant, a fait parvenir la sienne au président du Venezuela… Juan Guaidó. C’était juste oublier que le coordonnateur de LIBRE, Manuel Zelaya, continue à soutenir fermement la Révolution cubaine, le Nicaragua et le Venezuela, et que « Xiomara, en tant que future cheffe de l’Etat, a le pouvoir d’inviter qui elle veut ». De sorte qu’une autre invitation a été formalisée par LIBRE à destination du président Maduro (ou de l’un de ses représentants) et que le membre de la commission de passation des pouvoirs présidentiels Tony García a émis un message on ne peut plus explicite : « Nous espérons que M. Guaidó, lorsqu’il aura pris conscience qu’il n’est pas le bienvenu au sein du nouveau gouvernement, refusera, en toute courtoisie, de venir au Honduras. »
Situation plus ambiguë en Argentine. Dans ses négociations sur la dette, le pays peut difficilement se mettre à dos Washington, le principal contributeur du FMI, où les Etats-Unis disposent d’un droit de veto. Si, sur ordre du président Fernández, Buenos Aires s’est officiellement retiré du Groupe de Lima fin mars 2021 en considérant que ses « actions visant à isoler le gouvernement vénézuélien et ses représentants n’ont abouti à rien », l’Argentine n’a toujours pas nommé de nouvel ambassadeur à Caracas (le dernier ayant été retiré sous la présidence de Macri). Le très droitier ministre des Affaires étrangères Felipe Solá ne ménage pas ses critiques au Nicaragua de Daniel Ortega. Il se trouve que les sandinistes ont pour coutume de parler haut quand on les attaque. Le ton monte, les deux pays rappellent leurs ambassadeurs respectifs. L’affaire se corse lorsque l’Argentine envisage d’assumer la présidence de la CELAC. L’élection doit se faire par consensus, à l’unanimité. Pour marquer sa mauvaise humeur, Managua refuse d’appuyer cette candidature, même lorsque, après le retrait de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, un temps postulant, Buenos Aires reste seule en lice. Il faudra la médiation de Cuba et du Venezuela ainsi que l’entreprise de séduction du nouveau ministre des Affaires étrangères argentin, Santiago Cafiero, pour qu’enfin et in extremis le gouvernement d’Ortega revienne sur son opposition. Quand, le 7 janvier 2022, à Buenos Aires, le président Fernández inaugure sa fonction et son succès politique, il le fait « avec la conviction que nous faisons tous partie d’une Grande patrie, même si beaucoup font tout pour nous diviser et, par conséquent, pour nous soumettre avec facilité ». Tout est bien qui finit bien. Une nouvelle étape peut commencer entre l’Argentine et le Nicaragua. Ah, oui, mais, non…
Trois jours plus tard, le 10 janvier, au cœur de Managua, sur la Place de la Révolution, Daniel Ortega inaugure son nouveau mandat. Compte tenu des polémiques ayant accompagné son élection, peu de délégations ont confirmé leur participation. Parmi les représentants du Belize, du Honduras, de la Bolivie et du Mexique, on distingue les membres de l’ALBA Nicolás Maduro et Miguel Díaz-Canel ainsi que Mohsen Rezaï, vice-président pour les affaires économiques de la République islamique d’Iran. Réputé proche de Cristina Fernández de Kirchner, l’ambassadeur Daniel Capitanich représente l’Argentine.
 Coup de tonnerre dans un ciel (presque) serein : hargneusement anti-péroniste et méchamment hostile aux gauches continentales, le site d’information argentin Infobae diffuse avec fanfares et trompettes la photo d’Ortega, de Maduro et de Díaz-Canel aux côtés du « terroriste iranien ». Le tout en présence de Capitanich, « qui ne dit rien », pas plus que le gouvernement argentin.
Précision : commandant en chef des Gardiens de la révolution de 1981 à 1997, Rezaï est accusé d’être l’auteur intellectuel de l’attentat à la voiture piégée perpétré le 18 juillet 1994 à Buenos Aires et visant un bâtiment de l’Alliance mutuelle israélite argentine (AMIA), avec un bilan de 84 morts et 230 blessés. Jamais revendiquée, jamais élucidée, la tragédie demeure une plaie ouverte dans ce pays où vit la deuxième communauté juive des Amériques (300 000 personnes) après celle des Etats-Unis. Elle a aussi permis, dans un climat délétère, de porter de multiples accusations de type « lawfare » contre Cristina Kirchner – qui n’était pas au pouvoir en ce temps-là, soyons sérieux [42] ! Infobae relance la polémique. Rezaï fait l’objet d’un mandat d’arrêt international et Interpol a placé une alerte rouge sur sa tête pour permettre son arrestation. L’opposition argentine s’engouffre, accuse le gouvernement de connivence avec le « terroriste iranien ».

Un instant pris de court, le ministère des Affaires étrangères argentin demande au gouvernement sandiniste d’arrêter Rezaï. Le 11 janvier, la police fédérale, par l’intermédiaire d’Interpol Argentine, contacte Interpol Nicaragua. Pays qu’on imagine mal détenant et livrant le représentant d’un pays invité et potentiel allié pour résister aux « sanctions » de l’Union européenne et des Etats-Unis. Les autorités nicaraguayennes ignorent les mises en demeure envoyées par Buenos Aires. L’Iranien quitte leur territoire pour rentrer dans son pays via le Venezuela.
 Pressé par son opinion publique, Santiago Cafiero signe une note de protestation – puis de condamnation dans l’enceinte de l’OEA – contre le gouvernement d’Ortega, la visite de Rezaï constituant « une offense à la justice argentine et aux victimes » de l’attentat contre l’AMIA. Managua persiste et signe : « En tant que pays souverain, en tant que nation indépendante et en tant que peuple digne, le Nicaragua peut inviter qui il veut sur son territoire pour l’inauguration du président Daniel Ortega (…) Si cette personne arrive avec une attitude correcte, les portes lui seront toujours ouvertes. »

Inévitablement, les Etats-Unis s’en mêlent. Le sous-secrétaire d’Etat Brian Nichols se fend d’un Tweet manifestement destiné à critiquer Buenos Aires : « L’hémisphère ne peut pas regarder ailleurs pendant qu’Ortega-Murillo minent la démocratie et la sécurité régionale. » En visite à Washington la veille pour y aborder différents sujets, dont les difficiles négociations avec le FMI, Santiago Cafiero avait déjà reçu et compris le message. Il signe avec Antony Blinken un communiqué commun dénonçant explicitement Rezaï et implicitement le Nicaragua.
Toujours pris à la gorge, Buenos Aires tentera de ne pas s’aliéner l’administration américaine en sacrifiant également le Venezuela. Un véritable numéro d’équilibrisme. S’abstenant lors des votes qui s’acharnent sur la République bolivarienne dans le cadre de l’OEA, l’Argentine, le 26 janvier, à Genève, n’hésite pas à condamner Caracas lors de la réunion du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU consacrée au Venezuela.
 
Hier la lutte des classes, aujourd’hui le conflit des générations ! Le 8 novembre 2021, un texte signé par le Parti communiste chilien et quelques formations situées à gauche de l’arc politique [43] rejette la déclaration du ministère des affaires étrangères critiquant la réélection d’Ortega et estime que le Chili se joint au gouvernement des Etats-Unis dans une ingérence qui va « à l’encontre de la volonté du peuple nicaraguayen ». La déclaration suscite une avalanche de critiques. Alors candidat présidentiel d’Apruebo Dignidad, Boric invite le PC à se rétracter et affirme qu’aucun de ses gouvernements ne soutiendrait des dictatures, « peu importe qui cela dérange ». Boric reçoit un renfort immédiat. Militante des Jeunesses communistes ayant émergé lors des grandes manifestations étudiantes de 2011, devenue députée, Camila Vallejo soutient que le texte n’a pas été approuvé par la direction du parti, dont elle est membre, et ajoute : « Nous condamnons les violations des droits de l’homme au Nicaragua. » Dans le sillage de la mairesse de Santiago Irací Hassler, des députés Carmen Hertz et Amaro Labra, de l’ancienne ministre Claudia Pascual, tous communistes, l’ex-candidat du parti à la présidence, Daniel Jadue prend lui aussi ses distances avec la déclaration : « Je ne serai jamais d’accord avec les régimes qui persécutent et emprisonnent leurs opposants. Les problèmes de la démocratie sont résolus avec plus de démocratie, jamais avec moins. Il n’y a pas de double lecture ici. »

La gauche chilienne en général et le PC en particulier se déchirent. Le texte controversé a été élaboré et diffusé par deux des leaders historiques du parti, membres du Comité central et chargés des relations internationales, Juan Andrés Lagos et Claudio De Negri. Parmi bien d’autres, le constituant Hugo Gutiérrez les appuie.
L’ancienne génération a une relation particulière avec Managua. Elles remontent à 1979, quand des membres du Front patriotique Manuel Rodríguez (FPMR), groupe armé chilien qui s’entraînait pour lutter contre Pinochet, ont quitté Cuba pour le Nicaragua afin de combattre aux côtés des Sandinistes et renverser le dictateur Anastasio Somoza. Ces révolutionnaires ont joué un rôle clé sur le Front Sud Benjamín Zeledón, à la frontière avec le Costa Rica. Certains rejoindront ultérieurement l’appareil d’Etat et d’autres les Bataillons de lutte irrégulière pour affronter les contre-révolutionnaires – la « contra ». D’où leur fidélité à leurs anciens « compañeros ».

Rien de vraiment nouveau sous le soleil de Santiago. Toute communiste qu’elle soit, Camila Vallejo a déjà pris position en 2020 en condamnant « les violations des droits de l’homme par le régime Maduro » après le rapport très contestable de Michelle Bachelet, la haute-commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU (HCDH) [44]. Après son élection, Boric se distinguera lors d’une interview donnée le 21 janvier 2022 à la BBC : « Le Venezuela est une expérience qui a plutôt échoué et la principale démonstration de son échec, ce sont les six millions de Vénézuéliens de la diaspora [45]. »
Boric, Vallejo ou les membres de la jeune garde qui les accompagnent sont des trentenaires, nés après 1986. Aucun d’entre eux n’a subi personnellement les coups de la dictature de Pinochet. Aucun n’a été confronté directement aux agissements de l’impérialisme. Ils ont certes dirigé des cortèges, hurlé des slogans, le nez recouverts de foulards contre les gaz lacrymo, mais une manifestation étudiante n’a rien à voir avec l’affrontement d’un régime totalitaire ou d’une déstabilisation. On ne leur souhaite pas de le découvrir. Mais, pour l’heure, la guerre psychologique et informationnelle battant son plein, leur discours ravit les analystes, commentateurs et autres intellectuels organiques qui voient en eux, et surtout en Boric, les tenants d’une « nouvelle gauche » en rupture avec le courant « autoritaire, dictatorial », de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela.

Cette posture ne fait pas l’unanimité. S’y opposent des voix qui ont l’avantage d’opposer des arguments solides aux hypothèses chéries par les politiciens qu’effarouchent tout ce qui est trop « hors consensus » ou dérangeant. Dès août 2018, une chilienne dite « anonyme », Margarita Labarca, qui a connu la dictature de Pinochet, s’adresse à Boric, alors député : « Je pense que passer du Chili à d’autres pays lorsqu’on parle des droits de l’homme, c’est être hors sujet et tomber dans les pièges de la droite. Parce que nous ne sommes pas en mesure de juger ce qui se passe dans d’autres pays sans bien les connaître. (…) Il me semble que les jeunes de votre génération ne se soucient pas de savoir si les droits de l’homme sont violés ou non au Nicaragua. Ce qu’ils veulent, c’est paraître impartiaux devant la droite chilienne. (…) Je ne connais pas le Venezuela, je n’ai pas vécu au Venezuela. Mais en regardant les choses de l’extérieur, il me semble qu’il s’y passe la même chose que ce qui s’est passé au Chili pendant l’Unité populaire. (…) Y a-t-il des pénuries, notamment de médicaments ? Oui, comme ce fut le cas au Chili à l’époque de Salvador Allende. (…) Et je vais à Cuba. Parce que j’ai vécu six ans en exil à Cuba avec ma famille et je la connais bien. As-tu vécu à Cuba ? Je ne pense pas, je suppose que tu y a été en visite [46]…  »

Petit fils de Salvador Allende, né en 1976 au Mexique où il a grandi avec sa famille en exil, étudiant en médecine à Cuba, praticien pendant neuf ans en République bolivarienne du Venezuela, Pablo Sepulveda Allende lui aussi interpelle son compatriote  : « Monsieur le député, j’ose vous répondre parce que je vois le danger que des leaders importants comme vous, de jeunes leaders de la « nouvelle gauche » qui a émergé au sein du Frente Amplio, fassent des comparaisons simplistes, absurdes et mal informées sur des questions aussi délicates que les droits de l’homme. (…) Le fait d’écrire de telles inepties [sur le Nicaragua et le Venezuela] ne fait pas « devenir un supposé agent de la CIA », mais dénote une grande irresponsabilité et immaturité politique, qui peut vous transformer en un élément utile pour la droite, ou pire, finir par être cette « gauche » dont la droite a besoin ; une gauche terne, ambiguë, une gauche inoffensive, qui par opportunisme préfère apparaître « politiquement correcte », cette gauche « ni chicha ni limonada »[ni chair ni poisson, sans consistance], cette gauche qui ne veut être mal avec personne. »
Dernier en date, l’ex-président équatorien Rafael Correa a réagi sur Twitter au jugement porté par le nouveau chef d’Etat chilien sur l’ « échec » de la République bolivarienne : « Gabriel : as-tu oublié le blocus criminel du Venezuela ? On empêche le Venezuela de vendre son pétrole ! Combien de Chiliens feraient partie de la « diaspora » si on empêchait le Chili de vendre son cuivre ? C’est comme trouver un homme enchaîné, qui se noie, et dire qu’il ne sait pas nager. »

Ne tirons pas à boulets rouges, tout n’est pas perdu. Dans le même entretien à la BBC, Boric confie : « J’ai beaucoup d’espoir et j’espère travailler au coude à coude avec Luis Arce en Bolivie, avec Lula s’il gagne les élections au Brésil, avec l’expérience de Gustavo Petro s’il se consolide en Colombie. Je crois que l’on peut construire un axe extrêmement intéressant. » Le Chilien avoue même une proximité idéologique avec l’ex-vice-président bolivien Álvaro García Linera. Oui, après tout, pourquoi pas ? Quelques rencontres avec ce dernier et Arce, président d’une Bolivie membre de l’Alba en compagnie de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua, quelques conversations avec Lula, vieux compagnon de route de Chávez et de Maduro, devraient contribuer non à une conversion, nul n’en demande autant, mais à une plus raisonnable évaluation de la situation. Ne serait-ce que pour fortifier l’Unasur et la CELAC plutôt que de poursuivre les politiques divisionnistes de Piñera, Duque, Lasso et Bolsonaro.

Brésil et Colombie feront-ils définitivement basculer l’équilibre des forces en 2022 ? Des élections présidentielles cruciales doivent y avoir lieu. Ce n’est pas faire insulte aux habitants du Costa Rica que de ne traiter qu’en quelques mots celle qui doit avoir lieu le 6 février dans leur pays. Vingt-sept candidats, la majorité du centre ou de droite, une classe politique de gauche déconnectée des classes populaires, un candidat vaguement social-démocrate, José María Figueres (déjà président entre 1994 et 1998 pour le Parti libération nationale) au coude à coude avec un ou deux conservateurs – José María Figueres (Parti unité sociale chrétienne ; PUSC), Fabricio Alvarado (Parti Nouvelle République ; PNR) : particulièrement incertain, le résultat ne devrait pas changer la face du continent. En revanche…
 
Le 10 décembre dernier, à Buenos Aires, sur une place de Mai qui honorait le Jour de la démocratie, la vice-présidente Cristina Kirchner a littéralement lancé la campagne de Lula et pronostiqué sa victoire, tandis que des militants « kirchneristes » déployaient des banderoles « Lula président ! ». Présent à la tribune en compagnie de « Pepe » Mujica, celui-ci n’a toujours pas confirmé officiellement sa candidature, même si, la Cour suprême lui ayant restitué ses droits politiques, elle paraît probable à beaucoup [47]. Tous les sondages le donnent vainqueur (mais pas forcément au premier tour) face à un Bolsonaro démonétisé.
Conscients de la déconfiture certaine de l’actuel chef de l’Etat en cas de confrontation directe avec celui qui a transformé le Brésil entre 2002 et 2010, chefs d’industrie et chefs de partis des classes dominantes cherchent désespérément une troisième voie en martelant le thème « Ni Lula ni Bolsonaro ». Sans trouver l’homme ou la femme providentiels pour l’instant. En matière de charisme, tant Lula que Bolsonaro dominent largement l’ex-juge Sergio Moro, Ciro Gomes (Parti démocratique travailliste ; PDT) ou Joao Doria (gouverneur de São Paulo), leurs potentiels rivaux les plus connus.

Là encore, donc, bataille se jouera en grande partie au centre. Que Lula va tenter de conquérir en passant alliance avec un rival historique, pour ne pas dire un ennemi du Parti des travailleurs (PT) : l’ancien gouverneur de São Paulo et leader du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB ; centre-droit) Geraldo Alckmin. Après que, le 15 décembre, ce dernier ait officiellement quitté le PSDB, Lula a confirmé sa prédisposition à présenter une candidature commune, Alckmin aspirant à la vice-présidence. « Peu importe que nous ayons été adversaires par le passé, que nous ayons échangé quelques coups de pied, que dans le feu de l’action nous nous soyons dit ce que nous n’aurions pas dû dire, a déclaré Lula. L’ampleur du défi auquel nous sommes confrontés fait de chacun de nous un allié de premier ordre. »
A gauche, ce choix provoque de l’urticaire. Même Dilma Rousseff exprime de fortes réserves. Et pour cause… Alckmin a soutenu le coup d’Etat parlementaire qui l’a renversée en 2016. D’autres figures du PT renâclent. Davantage en phase avec les classes populaires, des cadres importants du Parti socialisme et liberté (PSOL), dont le charismatique Guilherme Boulos (aspirant à la présidence en 2018) qui, pour vaincre l’extrême droite, s’est rapproché du PT, estiment que « cette alliance affaiblit la candidature de Lula ».
Une tension désormais classique entreles tenants de la pureté idéologique et les pragmatiques. Mais Lula n’a-t-il pas eu l’homme d’affaires évangélique José Alencar comme vice-président pendant ses deux mandats ? Avec succès. Et le PT a gouverné avec le soutien de petits partis sans idéologie affirmée (mais plutôt conservateurs !) – le Centrão. Cette fois avec une fin désastreuse : ce magma s’est finalement retourné contre « Dilma ». Comme ailleurs, ces acteurs tendent à l’édulcoration du discours et du projet. Ils peuvent aussi être, selon les cas, danger primordial ou suprêmes alliés. Mais comment arriver au pouvoir sans eux ? Une conjoncture politique ne peut pas être créée à volonté

Si le centre doit permettre l’élection de Lula au Brésil, il pourrait empêcher celle de Gustavo Petro en Colombie ! Dirigeant le plus populaire du Pacte historique, vaste alliance de gauche allant du Pôle démocratique alternatif (PDA) à l’Union patriotique (UP) et à Colombie humaine (CH) en passant par Comunes (l’ex-guérilla des FARC) et des organisations sociales, le sénateur et ex-maire de Bogotá mène de loin tous les sondages dans la course à la Casa de Nariño (premier tour le 29 mai, éventuel second le 19 juin). Il y a quatre ans, Petro avait perdu au second tour face à Yván Duque, mais, fait exceptionnel dans une Colombie où la gauche, même modérée, a historiquement été martyrisée et marginalisée, il avait obtenu plus de huit millions de voix (43 %). Il aurait pu gagner face à l’extrême droite « uribiste » du Centre démocratique (CD) représentée par Duque si le centriste Sergio Fajardo (Coalition Colombie), arrivé troisième au premier tour avec 23,7 % des voix, n’avait annoncé qu’au second tour, il voterait « blanc ». Un « non choix » favorisant incontestablement Duque, ne serait-ce qu’en encourageant la tendance déjà très forte à l’abstention [48].

Comme celui de Macri, Bolsonaro ou Piñera, le bilan de Duque est calamiteux. Aux turpitudes économiques et sociales des autres, il ajoute le torpillage des Accords de paix avec les FARC (2016) et un massacre quotidien de dirigeants sociaux (145 en 2021 auxquels s’ajoutent, en cinq ans, 293 ex-guérilleros ayant déposé les armes). Petro annonce un « gouvernement de transition » axé sur quatre projets : le passage d’une économie basée sur l’extraction du pétrole et du charbon à une économie durable ; d’un régime autoritaire à la démocratie ; de la violence à la paix ; de l’injustice à la justice. Face à Óscar Iván Zuluaga, ex-ministre d’Uribe qui n’a à offrir que mort et dénuement, il a toutes les chances de l’emporter au second tour. Même pronostic face à la coalition de droite néolibérale Equipe Colombie, également porteuse d’autoritarisme et de corruption. Mais…
Même s’il convient de les manier avec prudence, les enquêtes d’opinion placent le Centre Espérance en deuxième ou troisième position au premier tour. Comme dans les autres coalitions, une primaire doit départager ses principaux leaders Sergio Fajardo, Juan Manuel Galán et Alejandro Gaviria qu’a rejoint la « verte » Ingrid Betancourt, de retour en politique. La présence du candidat de ce courant au second tour – sans doute Fajardo ou Galán – est vraisemblablement la seule qui menace Petro. La haine que porte la droite à ce dernier l’amènerait sans hésitation aucune à préférer et soutenir ce centriste contre « la menace petriste », le « subversif », le « castrochaviste », l’ « ex-guérillero » (c’est un ancien du M-19), le « démagogue », le « populiste » et autres gracieusetés.
Reste que, si l’on se place dans une optique de gauche, le pire n’est jamais sûr. Petro va bénéficier de l’impact produit par la victoire de Boric, l’ « étoile montante », au Chili. Celle-ci a provoqué une onde de choc symboliquement vécue par beaucoup comme « un changement d’air » en Amérique latine. Que Petro et Lula l’emportent et, effectivement, sans parler de « nouvelle marée rose-rouge », le visage de la région aura repris des couleurs.

Tegucigalpa, 26 janvier, veille de la cérémonie d’investiture de Xiomara Castro. Dans un auditorium archicomble de l’Université nationale autonome du Honduras (UNAM) où se trouvent ses amis et ex-chefs d’Etat Dilma Rousseff et Fernando Lugo, Cristina Kirchner donne une conférence magistrale. « Etre ici aujourd’hui est un rappel que le peuple revient toujours », commence-telle en évoquant 2009, année où, présidente de l’Argentine, elle a tout fait, avec les Chávez, Lula et Correa, pour tenter d’arrêter le coup d’Etat contre Zelaya. Ce furent des moments très difficiles, mais ce furent des moments de remarquable solidarité latino-américaine. » Quelques réflexions sur le colonialisme direct des puissances européennes, la domination des Etats-Unis, le néolibéralisme, les ajustements structurels, les « coups d’Etat en douce », mais une constante, sous diverses formes, revient tout au long de l’exposé : « Le peuple revient toujours et ne le fait jamais de la même manière ni avec les mêmes dirigeants, mais avec le même objectif : l’autodétermination. »
Moins connue que « Cristina », mais également femme de courage, Adriana Salvatierra, présidente du Sénat lors du coup d’Etat de novembre 2019 en Bolivie, a préféré démissionner que collaborer de quelque forme que ce soit avec les putschistes qui venaient de renverser Evo Morales. Récemment interrogée sur les leçons à tirer de l’ « étape précédente », elle a répondu : « Je pense que la grande leçon de la synchronisation progressive que nous avons connue au début du siècle en Amérique latine est que nous ne devons plus gouverner timidement. » Quant à la renaissance d’un « nouveau pôle progressiste »… « Je me méfie un peu de ce terme de “cycles”, comme si tout se résumait à un jeu permanent de va-et-vient, comme si l’action du peuple, c’est-à-dire la possibilité de la transformation historique par l’action politique du peuple, ne jouait pas un rôle fondamental. En raison de la façon dont la Bolivie a déjoué le destin qui lui était sous l’effet d’une forte conspiration internationale, je suis très confiante. L’histoire reste ouverte et reste écrite par le peuple [49]…  »
Age d’or, fin de Cycle ? N’en parlons plus.

Illustration : Leon Overweel – Unsplash CC


[1] Tout comme la FAES, la FIL fait partie d’Atlas Network, un réseau de lobbies ultra-capitalistes et anti-communistes. Cette nébuleuse mène en permanence de violentes campagnes contre les gauches latino-américaines.

[2] Elu en 2017 sous les couleurs d’Alianza País pour poursuivre l’œuvre réformatrice du président Rafael Correa, Lenín Moreno retourne sa veste dès son arrivée au pouvoir et mène une politique néolibérale tout en poursuivant ses anciens « amis ».

[3] Franck Gaudichaud, Thomas Posado (dir), Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018) : La fin d’un âge d’or, Presses universitaires de Rennes, 2021. Voir également : Franck Gaudichaud, Massimo Mondonesi, Jeffery R. Webber, Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019), Syllepse, Paris, 2020.

[4] La dette publique s’élève à quelque 330 milliards de dollars (dont les 44 milliards du FMI), soit plus de 90 % du PIB. En 2016, à la fin du mandat de Cristina Kirchner, elle s’élevait à 20 % du PIB.

[5https://www.imf.org/en/News/Articles/2021/12/22/pr21401-argentina

[6] Il s’agit d’une élection inédite car, jusque-là, les gouverneurs régionaux étaient nommés par le pouvoir exécutif.

[7] Révélation de fraudes et d’évasion fiscale à très large échelle par la fuite d’environ 11,9 millions de documents.

[8] Parisi est sous le coup d’un mandat d’arrêt pour non paiement d’une pension alimentaire.

[9] Apruebo Dognidad : Partido Comunista, Revolución Democrática, Convergencia Social, Comunes, Federación Regionalista Verde Social, Movimiento Unir, Fuerza Común, Acción Humanista et Izquierda Cristiana de Chile).

[10] La vice-présidence sera occupée par un médecin de centre-gauche qui ne milite dans aucun parti politique, Gaspar Domínguez.

[11] Démocratiquement élu (62,4 % des voix) en 1990 en battant… Mario Vargas Llosa (37,6 %), Alberto Fujimori a été l’auteur d’un « auto-coup d’Etat » en 1992, avant d’employer l’armée pour suspendre les libertés publiques et abolir la quasi-totalité des institutions.

[12] Pour une interprétation de cette défaite, voir : https://www.les2rives.info/changement_ou_la_continuite

[13] Groupes de paysans constitués dans les années 1970 afin de lutter contre le vol de bétail, puis, par la suite, pour faire face aux milices du Sentier lumineux.

[14] José Carlos Mariátegui (1894-1930) : considéré comme le fondateur du marxisme latino-américain, Mariátegui en a fait une interprétation originale en y incorporant la question indigène.

[15] Après l’arrestation en 1992, puis la condamnation à perpétuité d’Abimael Guzmán – le « camarade Gonzalo » –, charismatique chef de la guérilla, celle-ci a déposé les armes en 1993. Quelques factions irréductibles sont demeurées dans la clandestinité, en particulier dans les zones de l’ Alto Huallaga et du Valle de los Ríos Apurímac-Ene (VRAE) où elles se livrent davantage à la culture de la coca et au narcotrafic qu’à une quelconque activité politique.

[16] Ex-militaire réputé proche d’Hugo Chávez, élu en 2011 (contre Keiko Fujimori) sur un programme de gauche, Ollanta Humala, soumis au même type de pressions, a rapidement recentré son discours et mis de l’eau dans son vin.

[17https://redhargentina.wordpress.com/2021/10/17/ricardo-jimenez-desde-peru-es-constante-el-retroceso-del-gobierno-ante-las-presiones-de-la-derecha/

[18] FSLN : 75 ; Parti libéral constitutionnaliste (PLC) : 10 ; Alliance libérale nicaraguayenne (ALN) : 2 ; Alliance pour la République (APRE) : 1 ; Parti libéral indépendant (PLI) : 2 ; Chemin chrétien nicaraguayen (CCN) : 1 ; Yapti Tasba Masraka Nanih Asla Takanka (Yatama) : 1.

[19] Lire « Nicaragua : une contre-enquête » : https://www.medelu.org/Nicaragua-une-contre-enquete

[20https://www.developmentaid.org/#!/organizations/awards/view/184280/responsive-assistance-in-nicaragua-rain-program

[21https://www.el19digital.com/articulos/ver/titulo:117944-las-ong-y-el-nuevo-plan-condor-para-america-latina

[22] Lire « Vol d’hypocrites au-dessus du Nicaragua » : https://www.medelu.org/Vol-d-hypocrites-au-dessus-du-Nicaragua

[23https://www.rfi.fr/fr/europe/20200923-parlement-europ%C3%A9en-engage-contre-d%C3%A9sinformation-et-ing%C3%A9rences-%C3%A9trang%C3%A8res

[24https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/sept-questions-sur-viginum-nouvelle-agence-contre-les-cyber-attaques-etrangeres-1355306

[25https://twitter.com/DoraMTellez/status/1193523182432636928

[26https://notaclave.com/personalidades-del-mundo-emiten-carta-de-respaldo-al-pueblo-cubano/

[27] Ex-agent de la CIA, lié au narcotrafic, le général Manuel Noriega a gouverné le Panamá de façon autoritaire de 1983 à 1989. Utile pendant la guerre froide, mais devenu encombrant, Noriega est lâché par Washington. Le 3 janvier 1990, au terme d’une invasion militaire – l’opération « Juste Cause » – à laquelle participent 28 000 soldats américains et qui fait 4 000 morts –, Noriega est capturé et extradé vers la Floride où il sera condamné à 40 ans de prison (ramenés à 30 ultérieurement).

[28100% Noticias, Managua, 26 juillet 2018.

[29https://www.franceameriquelatine.org/quarante-et-unieme-anniversaire-revolution-sandiniste-naufrage-regime-orteguiste-monica-baltodano-kassandra-blog-mediapart/

[30https://confidencial.com.ni/el-41-aniversario-de-la-revolucion-sandinista-y-el-hundimiento-del-regimen-orteguista/ et http://www.cadtm.org/Le-41e-anniversaire-de-la-revolution-sandiniste-et-l-effondrement-du-regime

[31] Sur le conflit salvadorien : https://www.medelu.org/Salvador-La-couleur-du-sang-jamais-ne-s-oubliera

[32https://www.medelu.org/Honduras-un-observateur-electoral

[33https://www.medelu.org/Au-Honduras-le-coup-d-Etat

[34] Cette insécurité atteignait 77,4 assassinats pour 100 000 habitants en 2013 et avait culminé à 93,2 en 2011.

[35] Les « remesas » (envois d’argent) de plus d’un million de nationaux installés légalement ou non aux Etats-Unis représentent plus de 5 milliards de dollars, soit 20 % du PIB du Honduras.

[36https://notibomba.com/manuel-zelaya-responde-a-los-ataques-de-salvador-nasralla/

[37https://www.resumenlatinoamericano.org/2021/12/03/honduras-gilberto-rios-del-partido-libre-con-el-gobierno-de-xiomara-esperamos-volver-a-todas-las-formas-de-integracion-latinoamericana-posibles/

[38https://www.medelu.org/Paysages-venezueliens-avant-la-victoire-chaviste

[39https://twitter.com/contrapuntovzla/status/1483683641133654018

[40] Sur cette aberration criminelle, lire : https://www.medelu.org/Maduro-mort-ou-vif

[41] La scène a été racontée par Maduro à l’intellectuel franco-espagnol Ignacio Ramonet

[42https://www.medelu.org/L-antisemitisme-a-la-carte-du-Centre-Simon-Wiesenthal

[43] Partido Igualdad, Movimiento del Socialismo Allendista, Izquierda Libertaria, Ukamau Chile, Movimiento de Pobladores en Lucha MPL.

[44https://www.medelu.org/Michelle-Bachelet-la-Chilienne-qui-a-oublie-d-ou-elle-vient

[45https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-60083855

[46https://elporteno.cl/margarita-labarca-responde-gabriel-boric-sobre-ddhh/#more-5216

[47] Luiz Inácio Lula da Silva avait été condamné à neuf ans et six mois de prison par le juge Sergio Moro au cours d’un procès entaché d’irrégularités.

[48https://www.medelu.org/Qui-a-trahi-le-camp-de-la-paix-en

[49https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/01/03/adriana-salvatierra-la-grande-lecon-de-letape-precedente-en-amerique-latine-est-que-nous-ne-pouvons-plus-gouverner-timidement

URL de cet article : https://www.medelu.org/L-Age-d-or-et-la-Fin-de-cycle-ne-sont-plus-ce-qu-ils-etaient

Le peuple nicaraguayen a voté : défaite cuisante des médias

Défaite cuisante des médias: à cheval, en barque, à pied, les électeurs du #Nicaragua ont exercé le suffrage universel, à bulletin secret, avec une forte participation (65%). L’appel à ne pas voter lancé par certains secteurs de l’opposition politique est tombé dans le vide.

En Occident, la gauche « morale », ombre des grands médias et de la droitisation, avait appuyé la déstabilisation meurtrière contre un gouvernement élu puis menti en parlant d' »autocratie », de « candidats arrêtés » et méprise aujourd’hui le droit d’un peuple à élire ses représentants au vote secret.

4,4 millions de citoyen(ne)s étaient appelé(e)s aux urnes pour élire le président, 90 député(e)s à l’Assemblée nationale et 20 au Parlement d’Amérique centrale. 7 partis étaient en lice, 6 candidats à la présidence. 225 observateurs de 27 pays accompagnaient le processus électoral.

Un sondage réalisé avant les élections par la firme privée M&R Consultores montrait que 69,8% des Nicaraguayens pensent que l’avenir du pays dans les 5 prochaines années sera fait de stabilité et de progrès économique, et 79,3% reconnaissent les progrès réalisés depuis le retour au pouvoir du #FSLN.

Quelques indicateurs sur le Nicaragua en 2021 : – Réduction de la pauvreté de 48% à 24% – Extrême pauvreté de 17% à 7%. – 5ème place mondiale en matière d’égalité des sexes. – Couverture électrique de 98 %. – 92% d’autosuffisance alimentaire. – Réduction de 70% et 60% de la mortalité maternelle et infantile.

On ne peut que recommander la contre-enquête de Maurice Lemoine, antidote à l’invention du concept magique d' »orteguisme » ou de « régime » (comme s’il n’y avait ni peuple ni élections au Nicaragua) par des ONGs, des journalistes ou des centres d’études « progressistes », désormais « pensés » par un champ médiatique tout-puissant : https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/07/02/vol-dhypocrites-au-dessus-du-nicaragua/

Pendant ce temps, au Honduras, peu avant une possible victoire de Xiomara Castro De Zelaya du Partido Libre (centre-gauche), Laura Dogu y est nommée ambassadrice des #USA. Au Nicaragua c’est elle qui tirait les ficelles du soutien économique et politique au coup d’État manqué. Message subliminal, politique préventive…

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/11/08/le-peuple-nicaraguayen-a-vote-defaite-cuisante-des-medias/

Les ONG et le nouveau plan Condor pour l’Amérique latine

Via le Département d’État et l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), le budget prévu par Washington en 2022 pour des « programmes de démocratie » destinés à Cuba atteindra 20 millions de dollars, soit le même niveau de financement qu’en 2021. A charge pour des organisations non gouvernementales (ONG) locales de relayer cette action « interventionniste » sur le terrain.
Censées représenter la « société civile », toutes les ONG ne sont pas à mettre dans le même sac ou sur le même plan. Il n’en demeure pas moins que, au cours des dernières années, nombre d’entre elles, ainsi que leurs financements, ont été mis en cause par les gouvernements d’Hugo Chávez et Nicolás Maduro (Venezuela), Rafael Correa (Equateur), Evo Morales (Bolivie), Andrés Manuel López Obrador (Mexique), pour ne citer qu’eux. Elles se trouvent actuellement au cœur de la violente polémique qui oppose les États-Unis, l’Union européenne et leur sphère médiatique au gouvernement nicaraguayen de Daniel Ortega [1].
Au nom de l’Internationale des peuples anti-impérialistes, l’ex-président hondurien de centre gauche Manuel Zelaya, renversé en 2009 par un coup d’Etat, s’est récemment exprimé sur la question.


L’auteur : José Manuel Zelaya. Élu président de la République du Honduras, il prend ses fonctions le 27 janvier 2006. Soucieux de sortir le Honduras de l’extrême pauvreté, il se rapproche de l’alliance régionale de coopération économique sociale, l' »ALBA ». Le 28 juin 2009 il est arrêté par les militaires putschistes sous influence de Washington et expulsé vers le Costa Rica, deux heures avant le début d’une consultation populaire. Le journal français « Libération » l’accuse alors d’avoir « joué avec le feu » (sic) en se rapprochant de l’ALBA.

À partir des années 1980, avec l’avènement du modèle d’exploitation néolibéral, sont apparues des organisations qui, en théorie, étaient censées combler le vide qui se créait naturellement entre la sphère publique et la sphère privée. Semblant au départ impartiales, ces organisations non gouvernementales (ONG) sont devenues par essence des agents politiques autoproclamés de la société civile qui légitiment l’essor impétueux de la mondialisation et du marché. En Amérique latine, avec l’arrivée de gouvernements progressistes via les élections, comme dans le cas du triomphe électoral de Daniel Ortega et de la révolution sandiniste avec plus de 70 % des voix [2], ces organisations ont orienté leur activité vers le contrôle stratégique et politique de la société, avec pour objectif ce que, aux Etats-Unis, elles appellent par euphémisme un « changement de régime ».

La structure fonctionnelle érigée au « sommet », que ce soit par les États-Unis ou l’Europe, utilise quelques fondations opulentes pour alimenter toute la machinerie des ONG. Les plus importantes de ces fondations fournissent environ 80 % de tous les fonds gérés dans le monde par ces organisations. Dans la plupart des cas, les fondations mères n’ont pas de relation directe avec les bénéficiaires, qui fonctionnent comme opérateurs locaux des fonds reçus. Un réseau constitué par des agences de coopération internationale telles que l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), l’Institut national démocrate (NDI), la Nouvelle fondation pour la démocratie (NED), l’Institut républicain international (IRI) et d’autres agences gouvernementales occidentales financent des actions d’intervention visant principalement et prétendument à la « réduction de la pauvreté », au renforcement des « valeurs démocratiques », à la gouvernance, aux « droits de l’homme », à la transparence, la justice et la bonne gestion des finances publiques.

Du réseau susmentionné se déploient des centaines d’ONG qui saturent la vie politique de la société, créant une sorte d’Etat parallèle piloté par de grands médias et réseaux ; devenus artificiellement des protagonistes de la vie politique, ceux-ci tentent de saper l’action des gouvernements progressistes ou d’empêcher la montée au pouvoir de projets de gauche revendiquant la participation de la société et de l’Etat contre la tromperie du marché.

Cet immense réseau tentaculaire des pouvoirs factices se charge de promouvoir un agenda caché et spécifique défini par l’orientation qu’ils veulent voir adoptée par l’opinion publique. Au Nicaragua, ils promeuvent sans vergogne les politiques que l’Hégémon exige. Il n’est donc pas étrange qu’au Honduras, en 2009, ils aient activement soutenu le coup d’Etat, toujours sous couvert d’un discours anticommuniste de défense de la démocratie.

Dotées d’importantes ressources, ces organisations se consacrent à dire à l’Etat ce qu’il doit faire, jusqu’à devenir des agents de dé-légitimation de la politique ; pourtant, en se prononçant contre les mouvements de libération socialistes, elles adoptent de fait, au sens strict, une attitude de caractère politique.

De façon tout aussi perverse, elles se consacrent à la déstabilisation de tout gouvernement populaire qui, en Amérique latine, n’accepte pas de se soumettre aux diktats ou aux intérêts géostratégiques des faucons de Washington. Dans ce but, et en dépensant des ressources importantes, elles alimentent des réseaux de supposés mécontentements destinés à la construction d’images négatives des dirigeants.

Depuis la première décennie du XXIe siècle, ce système bien articulé de « smart power » s’est spécialisé dans la promotion et l’organisation de « révolutions de couleur ». Celles-ci ne sont rien d’autre que des « protestations populaires contrôlées » visant à un changement de régime et à l’imposition d’une administration docile, au service des intérêts des sociétés transnationales. Significatives sont les participations de la Fondation Ford et plus spécifiquement de George Soros, qui a accumulé de l’expérience dans les pays d’Europe de l’Est après la chute du bloc soviétique et a joué un rôle clé dans les fameux « printemps arabes », dont certains, dans tout le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, ont fini par renforcer l’existence de groupes extrémistes tels que l’Etat islamique.

En Amérique latine, l’activité de ces organisations va du Mexique, où elles s’opposent au gouvernement de la Quatrième transformation, à l’Argentine, où elles participent au travail minutieux de discrédit de l’administration péroniste. Ces derniers temps, leur principale attaque a été dirigée contre les pays de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), essentiellement le Nicaragua, le Venezuela, la Bolivie et Cuba.

Dans ces pays, elles ont été jusqu’à organiser des soulèvements violents, qui ont coûté la vie à de nombreux innocents. Le cas de Cuba est particulier, car les conditions existantes du blocus ne permettent pas le flux de ressources qu’elles utilisent dans les autres pays mentionnés. En ce qui les concerne, et sur leurs territoires, le Venezuela et la Bolivie ont neutralisé [NDLR : partiellement] l’opération de ces ONG qui utilisent généralement une façade d’organisation humanitaire.

Actuellement attaqué, le Nicaragua vit une situation similaire à celle qui a précédé les violentes émeutes organisées en 2018 par une opposition politique dépourvue de capacité organique, mais qui a bénéficié d’importantes ressources externes pour créer le sentiment d’une chute imminente du gouvernement démocratique. Cette fois, le nouveau « Plan Condor électoral » américain a été anticipé [par les autorités sandinistes], notamment du fait de l’injection de ressources considérables destinées à provoquer un boycott du scrutin de novembre prochain. Ces efforts visent à rehausser le profil politique de l’opposition et à empêcher une nouvelle victoire populaire du sandinisme. A cette fin, ils utilisent l’agenda médiatique qui, par sa tendance à la génuflexion, leur permet de passer de grands défenseurs du processus électoral aujourd’hui à porte-drapeaux de la suspension de l’élection demain, si son résultat ne favorisait pas leurs intérêts.


Manuel Zelaya
Lois Perez Leira

Source : https://www.el19digital.com/articulos/ver/titulo:117944-las-ong-y-el-nuevo-plan-condor-para-america-latina

[1https://www.medelu.org/Vol-d-hypocrites-au-dessus-du-Nicaragua

[2] NDLR : Daniel Ortega a été élu le 5 novembre 2006 avec 37,99 % des suffrages ; le 6 novembre 2011 avec 62,5 % ; le 6 novembre 2016 avec 72 %.

URL de cet article https://www.medelu.org/Les-ONG-et-le-nouveau-plan-Condor-pour-l-Amerique-latine

Vol d’hypocrites au-dessus du Nicaragua, par Maurice Lemoine (Mémoire des Luttes)

Jeudi 1er juillet 2021   |   Maurice Lemoine

« Au Nicaragua, la spirale répressive “décapite” l’opposition », titre Le Monde (17 juin 2021) en évoquant l’arrestation de treize dirigeants « à quatre mois de la présidentielle ». Le nom du support est purement anecdotique : qu’ils soient de droite, de gauche, du centre ou même qu’ils professent le « tout en même temps », la quasi totalité des médias, à la manière d’un « parti unique », publient quasiment la même chose pour dénoncer la « criminelle dérive du régime de Daniel Ortega ». Une telle unanimité devrait mettre la puce à l’oreille. Soit le Nicaragua est effectivement devenu « le Goulag centraméricain » du quotidien espagnol El País (27 juin), soit ce surprenant consensus relève d’une abstraction perversement (ou paresseusement) plaquée sur la réalité.

Héritier de la lutte de libération contre la dictature d’Anastasio Somoza (1979) puis de la résistance à la guerre de basse intensité qui lui fut imposée par Ronald Reagan (1981-1989) et George H.W. Bush (1989-1993), le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) est revenu au pouvoir, par les urnes, depuis 2007, en la personne d’Ortega. Sans faire de miracles, et dans le cadre d’une politique pragmatique, avec ses bons et ses moins bons côtés, celui-ci a sorti les Nicaraguayens les plus modestes du long cauchemar dans lequel la droite néolibérale les avait plongés depuis l’arrivée à la présidence, en 1990, de la carte de Washington, Violeta Chamorro. Raison pour laquelle, à deux reprises, Ortega a été réélu avec, de plus, une majorité sandiniste confortable à l’Assemblée.

Même s’il ne l’a pas encore officiellement annoncé, tout un chacun présume qu’il se présentera en novembre prochain à sa propre succession (à l’image d’un Helmut Kohl ou d’une Angela Merkel demeurés durant seize années au pouvoir outre-Rhin). Toutefois, pour ne pas déroger à ce qui devient une sale manie au sein de la droite continentale, l’opposition « nica » dénonce par avance une « farce électorale ». Ce bien que tous les sondages donnent l’actuel chef de l’Etat vainqueur (quelle que soit l’orientation politique de l’institut, parmi lesquels CID Gallup, qui les a menés à bien). D’où la poursuite d’une obsession : comment, et par quels moyens, se débarrasser du sandinisme et d’Ortega ?

L’opposition a tenté de le faire en 2018 par la violence. Sans résultat concret, sauf un très lourd bilan : 220 morts, dont 22 policiers et 48 sandinistes, d’après la Commission de la vérité gouvernementale. Contrairement à ce que prétend le pouvoir sandiniste, il ne s’est pas agi d’une tentative de « coup d’Etat ». Pour qu’il y ait « golpe », il faut qu’une ou plusieurs institutions de l’Etat – Forces armées, Police, Justice, Parlement – participent au renversement du président – comme au Venezuela d’Hugo Chávez en 2002 (factions militaires), au Honduras de Manuel Zelaya en 2009 (Parlement, Cour suprême de justice, Armée), au Paraguay de Fernando Lugo en 2012 et au Brésil de Dilma Rousseff en 2016 (Parlements), dans la Bolivie d’Evo Morales en 2019 (Police, Armée) – avec une contribution plus ou moins discrète de l’USG (US Government)…

Pour en revenir à 2018, toutes les institutions sont demeurées loyales au pouvoir légitime, preuve, s’il en était besoin, de la solidité du système démocratique au Nicaragua. En revanche, il y a bien eu tentative de renversement extraconstitutionnelle du président élu. Ce que l’on a généralement dépeint sous le vocable de « manifestations pacifiques » avait toutes les caractéristiques d’une rébellion anti-démocratique menée par le biais d’une violence de caractère insurrectionnel. A laquelle se sont opposés, de façon tout aussi rugueuse, le pouvoir et sa base sociale sandiniste – mouvement de masse organisé, endurci par une longue habitude des agressions, et largement sous-estimé tant par l’opposition que par le cartel d’« observateurs » qui lui sont inféodés [1].

Depuis (et même auparavant), si elle peine à affronter « à la loyale » le couple Ortega-Murillo » (Daniel, président ; Rosario Murillo, son épouse et vice-présidente), la droite ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Nostalgique de l’époque au cours de laquelle les « gueux » ont été laminés par ses politiques, elle n’a pas cru devoir élaborer et proposer un quelconque programme ou projet de pays susceptible de faire oublier à ses compatriotes le désastre social qu’elle leur a imposé dans le passé. Rien – à part la haine d’Ortega ! Et les ambitions personnelles. Voire familiales, s’agissant du clan Chamorro – Cristiana, Carlos Fernando, Juan Sebastián, Pedro Joaquín –, lesquels, héritiers d’une dynastie de présidents conservateurs [2], se considèrent légitimes propriétaires du Nicaragua. De sorte que, au-delà des grands discours essentiellement destinés à l’étranger, la confrérie des personnalités censées combattre ensemble le sandinisme passe son temps à se déchirer.

De la crise de 2018, ont surgi et survécu deux courants. L’un, l’Alliance civique pour la justice et la démocratie (ACJD), a été créé de toutes pièces par les évêques conservateurs pour un supposé « dialogue national » tenu en mai et juin 2018. Dès l’origine, l’ACJD a pu compter sur une présence importante en son sein du secteur des affaires et du patronat. De son côté, l’Union nationale bleu et blanc (UNAB) [3] représente plus ou moins la « société civile », une nébuleuse d’ « autoconvoqués », d’organisations non gouvernementales (ONG) allant du « féminisme » à la supposée « défense des droits humains » en passant par une poignée de partis politiques non représentés au Parlement – dont le Mouvement de la rénovation sandiniste (MRS). Les « dissidents » du FSLN qui y cohabitent sont devenus les plus féroces ennemis de leur ancien « compañero » Ortega depuis qu’ils ont été mis en minorité, en 1994, lors d’un Congrès extraordinaire du parti.

Censé représenter l’opposition « de gauche », le MRS n’a pas hésité à appuyer la droite la plus droitière lors des scrutins tenus en 2008, 2011, 2012 et 2016. Mettant fin à une ambiguïté entretenue depuis 1995 autour de l’adjectif « sandiniste », le parti a finalement renié son origine en devenant l’Union démocratique rénovatrice (Unamos) en janvier 2021. Le 3 mars suivant, sa présidente Suyen Barahona ainsi que Tamara Dávila, membre de sa commission exécutive, mais aussi du Conseil politique de l’UNAB, confirmeront clairement la couleur en participant à une réunion virtuelle avec le président autoproclamé Juan Guaido pour évoquer « la lutte pour la démocratie » tant au Nicaragua qu’au Venezuela.

En octobre 2018, l’ACJD et l’UNAB ont annoncé en grandes pompes leur mariage. Sans être d’accord sur rien. L’UNAB souhaitait une paralysie générale du pays (« paro nacional ») [4] pour « faire tomber Daniel ». L’ACJD – directeur exécutif : Juan Sebastián Chamorro – n’y tenait pas, lui préférant une pression diplomatique internationale destinée, avec le moins de casse possible pour les secteurs économiques, à imposer des réformes au chef de l’Etat. Commence alors un interminable (et parfois ubuesque) feuilleton. C’est ainsi que, début janvier 2020, l’ACJD annonce qu’elle se sépare « amicalement » de l’UNAB pour former… « une grande coalition nationale ». D’après José Pallais, son directeur exécutif (ex-ministre des Affaires étrangères de Violeta Chamorro), l’ACJD « dépasse une étape d’unité » pour passer à « un stade supérieur d’intégration »  ! Pour sa part, Medardo Mairena, dirigeant d’une faction de paysans antisandinistes, revendique son autonomie. Devant tant de cohérence, même le très conservateur britannique The Economist pronostique que, compte tenu du retour au calme et de la récupération graduelle de l’économie, Ortega remportera le scrutin de 2021.

Le 25 février 2020, avec les mêmes et quelques autres, nait, sans vraiment naître, tout en naissant, une Coalition nationale. Ses statuts comportent un « article transitoire » qui établit que les « désaccords et les doutes en suspens » pourront être discutés ultérieurement et que les divergences fondamentales devront être résolues par consensus. Scission du vieux Parti libéral constitutionnaliste (PLC) des ex-présidents conservateurs Arnoldo Alemán (1997-2002) et Enrique Bolaños (2002-2007), Citoyens pour la liberté (CxL), peu ou prou sous la coupe du patronat, refuse d’intégrer le bloc et invite tous les opposants à se regrouper dans un… « mouvement unitaire » – qu’il dirigera ! La Coalition nationale n’en prend pas moins son envol définitif le 25 juin, forte de l’UNAB, de l’ACJD, du Mouvement paysan, d’une faction du Front démocratique nicaraguayen (FDN ; ex-« contras » [5])et de trois partis politiques, le PLC, Restauration démocratique (PRD ; évangélique) et Yátama (Indigènes de la côte atlantique). Le projet politique hautement démocratique de cet attelage saute immédiatement aux yeux : « La fin ultime de la Coalition, déclare la membre du conseil politique de l’UNAB Alexa Zamora, n’est pas les élections [de 2021], notre objectif est de sortir Ortega, notre ennemi commun. » Pour qui n’aurait pas tout à fait saisi, Medardo Mairena précise, au nom de son Mouvement paysan : « Ceci est une nouvelle étape pour nous unir et renverser ce régime dictatorial qui a provoqué tant de souffrance [6]. »

Parmi tout ce beau monde, on devine déjà une dizaine d’aspirants à la présidence pour l’« après Ortega ». Coups et crocs en jambe se multiplient. Le 26 octobre 2020, l’ACJD formalise sa sortie de la Coalition pour (comme il se doit) « promouvoir une plateforme politique et électorale unie et inclusive ». « Ce n’est pas une rupture, clarifie le plus sérieusement du monde Juan Sebastián Chamorro, nous voulons avoir une relation respectueuse avec tous les opposants, mais notre option est de revenir à la question de l’unité, et l’unité ce n’est pas seulement la Coalition nationale. » En désaccord avec cette conception assez particulière de l’unité, des dirigeants des villes de León, Estelí, Madriz, Chontales et autres abandonnent l’ACJD et demeurent au sein de la Coalition. Dont, en juillet, le dirigeant paysan Medardo Mairena avait fait sécession : lors d’une réunion virtuelle avec le secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA), expliquera-t-il, « ils [les dirigeants de la Coalition] se sont connectés sur Zoom avec Luis Almagro, mais ils n’ont même pas pris la peine de nous demander “si vous étiez en face d’Almagro, que lui diriez-vous ?” et encore moins de nous inviter à participer [7]. » Pour ne pas être en reste, la dite Coalition expulse le PLC le 30 novembre en l’accusant d’être « sous le contrôle et l’influence » de l’ « orteguisme »… Sachant qu’au sein de ce même PLC, un président de facto, Miguel Rosales, s’oppose à María Fernanda Flores de Alemán (épouse de l’ex-président), qui a aussi des ambitions.

Première étape de toute réflexion un tant soit peu raisonnable sur le Nicaragua : tous les stratèges le savent, il ne faut pas lutter en ordre dispersé. Face à un tel bazar, un bloc soudé, discipliné, porteur d’une forte identité et dirigé par un « leader » reconnu a toutes les chances de l’emporter. Pour sortir éventuellement vainqueurs d’élections démocratiques en novembre 2021, Ortega et le FSLN n’ont nullement besoin de « décapiter » l’opposition. Elle coupe parfaitement, et toute seule, ses propres têtes. A l’étranger (sauf peut-être aux Etats-Unis), on l’ignore. Au Nicaragua, même les dirigeants de la droite le savent parfaitement. En octobre 2020 encore, lorsque le Mouvement vers le socialisme (MAS) bolivien mit en échec le coup d’Etat et porta à la présidence Luis Arce, le dauphin d’Evo Morales [8], l’ex-député Eliseo Núñez Morales, membre de l’ACJD, s’alarma publiquement : « L’opposition nicaraguayenne doit en tirer une leçon, nous devons arrêter les guerres intestines, arrêter ces attaques permanentes qui existent entre tous les groupes d’opposition et générer une alternative à Ortega. »

En 2001 et 2006, pendant les campagnes électorales, Washington, à travers ses ambassadeurs, avait clairement averti les Nicaraguayens qu’il fallait à tout prix barrer la route à un retour des Sandinistes. Qu’une victoire d’Ortega entraînerait une suspension des aides et de la coopération. La menace fut d’autant plus entendue que, en 2001 par exemple, sur 6,5 millions de Nicaraguayens, 10 % vivaient aux Etats-Unis d’où ils envoyaient des dizaines de millions de dollars en « remesas » (transferts d’argent). Puis l’exaspération finit par faire son œuvre, le chantage n’opéra plus. En novembre 2006, en la personne de l’ancien banquier millionnaire Eduardo Montealegre, la droite est battue. Dès lors, Washington remet en ordre de marche sa « diplomatie parallèle » (et musclée).

L’univers médiatique français – Le Monde, Médiapart, Radio France, etc. – se gargarise à n’en plus finir de sa supposée pratique du « journalisme d’investigation ». S’agissant de la couverture de l’Amérique latine, ces supposées « Forces spéciales » de l’information se caractérisent surtout par un usage particulièrement paresseux du conformisme et du « copier-coller ». Sans se croire obligés de jouer les matamores de rédaction, ce sont un certain nombre de professionnels… américains – Max Blumenthal, Ben Norton, etc. –, dans des médias alternatifs – The GrayZone [9], Behind Back Doors [10], The Intercept –, qui sauvent l’honneur de la profession. En se livrant à un travail d’enquête rigoureux. Donc… ignoré de leurs chers confrères des médias dits « dominants ». A qui cela arracherait la plume, le clavier, le micro ou la caméra de relayer (ou simplement mentionner) l’information, quand bien même ils n’en seraient pas la source, sur les méthodes employées par Washington et son « soft power » pour déstabiliser le Nicaragua (comme bien d’autres pays de la région, à commencer par Cuba et le Venezuela).

Principaux acteurs de cette guerre non conventionnelle « made in USA »  : l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID) ; la Nouvelle fondation pour la démocratie (NED), créée en 1983 par Reagan pour se substituer à la CIA dans l’organisation des actions « non armées » [11] ; l’Institut national démocrate (NDI) et l’Institut républicain international (IRI), dépendants du Congrès américain ; Freedom House, l’Open Society de George Soros ; quelques comparses de moindre rang. Objectif recherché : infiltrer (si nécessaire), créer, financer, former, contrôler et instrumentaliser les institutions de la mythique « société civile » – syndicats, partis politiques, institutions académiques ou professionnelles et surtout presse et ONG.

Entre 2010 et 2020, l’USAID avait prévu de transférer à la droite nicaraguayenne la somme faramineuse de 68,4 millions de dollars pour l’aider à discréditer le gouvernement (en interne et à l’étranger) tout en formant de nouveaux « leaders » et en créant une masse critique d’opposants. Deux ans avant le soulèvement « spontané » de 2018, elle y rajouta 8 millions de dollars, portant le total de sa contribution à 76,4 millions.

Au cœur du dispositif, la Fondation Violeta Barrios de Chamorro pour la réconciliation et la démocratie (FVBCH ou, en abrégé, Fondation Chamorro) a servi de plaque tournante pour la redistribution d’une partie consistante du pactole (14,6 millions de dollars). Fille du très respectable Pedro Joaquín Chamorro, assassiné par la dictature de Somoza quelques mois avant le triomphe de la révolution sandiniste, et de son épouse Violeta, ultérieurement présidente (1990-1997), Cristiana Chamorro (67 ans) se trouve à la tête de la Fondation. Durant la présidence de sa mère, elle a dirigé la communication et les relations publiques de l’Exécutif, de même que le quotidien « de la famille » depuis 1926, La Prensa.

Du cœur de cette FVBCH « promouvant la liberté de la presse », des flux de dollars fournis par l’USAID, la NED et l’IRI ont d’abord été injectés, charité bien ordonnée commençant par soi-même, dans les comptes des membres de la famille : Carlos Fernando Chamorro, son frère, propriétaire de l’hebdomadaire Confidencial et du Centre de recherche et de communication (CINCO), proche de l’ex-MRS ; Jaime Chamorro Cardenal, son oncle, rédacteur en chef de La Prensa (dont Cristiana est la vice-présidente), à la ligne éditoriale clairement assumée : « Les grandes victoires de la Contra sur l’Armée populaire sandiniste », claironne ainsi le quotidien, le 16 décembre 2020, glorifiant les sombres heures de l’agression étatsunienne [12].

Parallèlement, la Fondation arrose les chaînes télévisées 10,11 et 12, Vos TV, Radio Corporación, Radio Show Café con Voz, ainsi que les plateformes digitales 100 % Noticias, Artículo 66, Nicaragua Investiga, Nicaragua Actual, BacanalNica y Despacho 505… On omettra de mentionner (sauf en note) [13], pour ne pas lasser le lecteur, la foultitude de journalistes « indépendants » royalement rétribués pour diffuser ouvertement ou de façon subliminale un message qui a le mérite de la simplicité : « Ortega doit tomber ! » Avec, en point d’orgue, la campagne portée à incandescence en 2018 pour exacerber les esprits en instrumentalisant (au nom de l’écologie) un grave incendie survenu dans la Réserve de biosphère Indio Maíz, puis (en défense de la justice sociale) une réforme de la Sécurité sociale (très rapidement retirée devant la contestation). Ce qui, dans un premier temps, fit descendre dans la rue des foules de jeunes, sincères, certains de combattre pour la liberté, sans savoir quels intérêts ils servaient en réalité. L’affrontement changea d’âme et de nature quand cette même « Camorra médiatique » encouragea, appuya et couvrit, sans distance aucune, les actions irresponsables de criminels hyper-violents et meurtriers.


USAID – Fondation Chamorro – 100 % Noticias

USAID – Fondation Chamorro – La Prensa
USAID – Fondation Chamorro – 100 % Noticias

Depuis 2009, l’USAID a spécifiquement destiné (de l’ordre de) 10 millions de dollars aux médias d’opposition – dont plus de 7 millions ont transité par la Fondation Chamorro de 2014 à 2021. Sachant que, par ailleurs, cette dernière a bénéficié d’un cadeau de 831 527 euros (plus d’un million de dollars) de l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement (AECID) [14]. Ce flot d’innocentes contributions étant sans doute par trop limité, un programme « Médias du Nicaragua » de Family Health International (FHI), une organisation basée en Caroline du Nord et partiellement financée par le gouvernement des Etats-Unis, a octroyé 45 subventions allant de 10 000 à 15 000 dollars à des organes de presse antisandinistes pour un total de 2,8 millions de dollars.

Pendant dix années, 100 % Noticias a ainsi reçu une subvention (se montant à 43 100 dollars en 2015) de l’USAID, par le biais de la Fondation Chamorro. En diffusant des « fake news », en incitant à la violence et en encourageant à prendre les armes contre les sandinistes, ce média a joué un rôle clé dans les événements de 2018. Son directeur, Miguel Mora, a appelé et appelle encore à une intervention militaire des Etats-Unis au Nicaragua, similaire à celle menée en 1989 au Panamá.

Miguel Mora : « Ce que je vois c’est que les Etats-Unis fassent une opération de type Noriega, au Panama (…) ils viennent, ils attrapent cette famille (Ortega-Murillo) et ils l’emmènent »

Le nombre et la diversité des connexions établies pour mener cette guerre non conventionnelle donnent le tournis. Outre les médias, celle-ci s’appuie sur l’armée des ONG de toutes sortes qui, depuis la fin des conflits armés des années 1980, se sont abattues sur l’Amérique centrale.
Une véritable toile d’araignée – attention, accrochez-vous !

Présidente de la Fondation qui porte le nom de sa mère, Cristiana Chamorro est également vice-présidente de Voces Vitales Nicaragua (Voix vitales Nicaragua), à qui son organisme fournit des fonds de l’USAID. Directrice de Voces Vitales Nicaragua, Berta Valle est par ailleurs propriétaire de Voces en Libertad (Voix en liberté)que dirigeson époux Félix Maradiaga, lui-même partenaire de Javier Meléndez au sein de l’Institut d’études stratégiques et de politiques publiques (IEEPP, qu’a créé Maradiaga).

Le 25 juin 2020, interrogé en direct par CNN en espagnol sur la provenance de l’argent finançant sa revue « d’investigation » Expediente Público (Dossier public), Javier Meléndez, bafouilla plus qu’il ne répondit : « Eehhh. Je vous assure qu’il ne provient pas du Venezuela ou de trafiquants de drogue… ce que je vous assure, c’est que ce sont des sources… comme je l’explique… ce sont des sources qui répondent à une ligne de transparence absolue, mais à cause de la crise au Nicaragua, les coopérants nous ont demandé de ne pas nommer l’origine des fonds que nous recevons… » On peut comprendre sa réticence à révéler l’origine et la destination des sommes reçues. Sa femme, Deborah Ullmmer, occupe la fonction de directrice de programme pour l’Amérique latine et les Caraïbes du NDI (Congrès des Etats-Unis).

On rajoutera que de nombreux employés de Meléndez, qui travaille désormais depuis Washington, collaborent également avec CINCO, plateforme dirigée par Carlos Fernando Chamorro (par ailleurs propriétaire de l’hebdomadaire Confidencial) ; et que Voces vitales Nicaragua siège à la même adresse que la Fondation Chamorro – Km 8, Carretera Sur, Plaza San José. Tant de proximités allant de pair avec autant d’opacité amène certains mauvais esprits à se poser des questions. Par exemple : une telle opacité ne permettrait-elle pas le détournement de centaines de milliers de dollars au profit d’individus ? Ou encore : pourquoi au lieu de subventionner directement Voces vitales Nicaragua (et une multitude d’autres ONG), l’USAID et la NDI le font-ils à travers la Fondation [15] ?

USAID : 80 000 $ pour le Centre d’investigations de la communication (CINCO)

On mentionnera ici une poignée d’exemples glanés, sauf quelques exceptions, pendant les années cruciales 2017-2018 (et dans les documents officiels non encore expurgés – tant l’USAID que la NED évitant désormais de mentionner nommément certains des destinataires de leurs dons) [16]…
USAID : 4 740 000 dollars le 23 février 2017 au projet Voces para Todos ; 2 071 639 dollars le 2 mai 2017 à Voces Vitales Nicaragua ; 1 750 000 dollars le 17 juillet 2017 à Mujer, Voz Vital para el País (Femmes, voix vitales pour le pays) ; 100 000 dollars, le 4 mai 2018 au Movimiento Puente (Mouvement Pont) ; 643 214 dollars le 23 mai 2018 pour un projet Création de plateformes ; etc. Mis en œuvre de 2010 à 2020, destiné à favoriser la contestation des projets d’infrastructure du gouvernement, le Programme de gouvernance municipale a lui reçu la coquette somme de 29,99 millions d’euros.

NED : 525 000 dollars à Hagamos Democracia (Faisons démocratie) depuis 2014. En 2017, 111 000 dollars à la Commission permanente des droits humains du Nicaragua (CPDH) ; 79 000 dollars à la Fondation ibéro-américaine de cultures (FIBRAS) ; 40 000 dollars à la Fondation pour le développement économique et social (FUNIDES), lié au Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP) ; 260 000 dollars à l’IEEPP) dirigé en 2018 par Madariaga, l’un des pousse-au-crime (au sens propre du terme) les plus affirmés de l’opposition ; 564 134 dollars à la Fondation Chamorro ; somme indéterminée à Popol Nah, ONG dirigée par Mónica Baltodano, députée MRS de 2007 à 2011 ; 305 000 dollars à un groupe non détaillé d’organisations ; etc…
Fondation George Soros : 6 148 325 dollars à la Fondation Chamorro, le 9 mars 2018 ; 574 000 dollars de l’Open Society, du même Soros, à la même Fondation Chamorro.

Financements USAID

S’agissant des récepteurs, les termes ONG ou fondations prêtent à confusion. Il faudrait parler d’organisations paragouvernementales (OPG), avec en référence Washington et son Département d’Etat. Toutes ont participé activement, à divers degrés, à la préparation et à la planification du soulèvement de 2018, aux campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux. Des circuits dérivés, occultes, ont directement financé la logistique des manifestants connectés en réseau et coordonnés par des dirigeants d’opposition tels que Medardo Mairena, Pedro Joaquín Mena ou Francisca Ramírez,ainsi que les violences, parfois barbares, des « tranqueros  » [17]. D’autres ont eu pour objet (et ont toujours) l’enfumage de ce qu’on appelle souvent à tort la « communauté internationale ».

L’exemple le plus emblématique s’appelle Association nationale pro-droits de l’Homme (ANPDH). Financée par la NED, le NDI et l’Open Society du banquier Soros, elle a annoncé des chiffres extravagants de morts (560 en fin de conflit), d’« enlevés » et « disparus » (1 300). Au-delà des frontières du Nicaragua, ses estimations ont été reprises par des titres aussi divers que Le Point (29 juillet et 9 août 2018), La Croix (11 septembre), CNN en espagnol, le Diario Las Américas (Miami), El País (Madrid). On a même vu circuler sur Médiapart une pétition dans laquelle des universitaires et intellectuels dits « de gauche », dont une poignée de Français passés des Brigades internationales à la Doctrine de Monroe, dénonçaient les « méthodes dictatoriales du gouvernement Ortega-Murillo » et réclamaient « la constitution d’un gouvernement de transition » en prenant comme référence les chiffres « effrayants », mais surtout complètement « bidons », de l’ANPDH [18].

Le 23 juillet 2019, à Managua, en conférence de presse, trois cadres de cette ANPDH – Gustavo Bermúdez, Francisco Lanzas et German Herrera – ont dénoncé leur directeur Álvaro Leiva en l’accusant d’avoir « embarqué » au Costa Rica, où il s’est exilé, 500 000 dollars, dont plus de 100 000 dollars alloués par la NED en 2017 et 2018. Ils ont y compris révélé qu’en 2018, l’ANPDH a artificiellement gonflé le chiffre des morts et des blessés pour recevoir davantage de subventions des Etats-Unis.

Dans le même ordre d’idée, certains masques sont tombés. Entre autres celui de l’Immaculée Sainte Amaya Coppens du Cetri (Centre Tricontinental, basé à Louvain-la-Neuve, en Belgique, devenu porte-parole quasi officiel de l’opposition antisandiniste dans le monde francophone). Bénéficiant d’une double nationalité nicaraguayenne et belge (ce qui aide beaucoup pour sensibiliser les « bobos » européens, beaucoup moins passionnés par les déclarations des syndicats ouvriers et paysans « nicas »), figure de proue du Mouvement universitaire du 19 avril (fondé lors de l’insurrection), arrêtée à deux reprises, Coppens a été présentée en Europe, où elle a mené campagne après ses libérations, comme appartenant à la gauche nicaraguayenne. Ce qui a contribué à isoler davantage encore Managua.

Toute peine mérite récompense. Le 3 mars 2020, Coppens a fait le déplacement à Washington pour y recevoir le prix « Women of Courage »,décerné chaque année par le Département d’Etat américain à douze femmes ayant démontré « un courage et un leadership extraordinaires ». Quelque peu ennuyés sans doute, ses amis progressistes européens ont soigneusement évité de diffuser les photos où on la voit, souriante, épanouie, recevoir cette haute distinction des mains de Melania Trump et du très humaniste secrétaire d’Etat Mike Pompeo. Peut-être pensent-ils comme nous que la conscience politique n’est plus vraiment ce qu’elle était… Il semblerait hélas que, en ce qui les concerne, la réflexion n’a pas été poussée plus loin.

Melania Trump, Amaya Coppens, Mike Pompeo

Tous ces faits sont largement connus et documentés, depuis longtemps, au Nicaragua. Ils ont eu un rôle capital dans la déstabilisation interne, la tentative de « révolution de couleur » et la mise au ban du gouvernement sandiniste par les puissances impérialiste (Etats-Unis) et sous-impérialiste (Union européenne). Ils permettent de justifier les menaces et sanctions coercitives de Washington.

En 2019, tandis que se déroulait un dialogue heurté entre le pouvoir et l’ACJD, des groupes successifs de détenus arrêtés pendant les événements de l’année précédente sont sortis de prison, sous le régime d’assignation à résidence. Le 8 juin, une loi d’amnistie (# 996) en faveur « de toutes les personnes qui ont participé aux événements intervenus à partir du 18 avril 2018 » fut approuvée par le Parlement. Amnistiant autant les délits instruits et jugés que les délits n’ayant pas encore fait l’objet d’enquête – c’est-à-dire concernant la direction du MRS (aujourd’hui UNAMOS), Félix Maradiaga, Cristiana et Juan Sebastián Chamorro, Violeta Granera –, elle fut contestée par l’opposition car amnistiant également les forces de police et les sandinistes ayant commis des exactions. Elle n’en permit pas moins l’élargissement total de la majorité des prisonniers « politiques », dont certains leaders de la subversion – Miguel Mora, Medardo Mairena, etc.

On peut dès lors et à juste titre, trouver curieuses les poursuites lancées par la justice nicaraguayenne depuis le 2 juin dernier contre un certain nombre d’opposants, dont des dirigeants amnistiés en 2019. Sauf si l’on rappelle un détail : l’article 3 de la loi 996 établit que les personnes en bénéficiant « doivent s’abstenir de commettre de nouveaux actes qui entraînent des conduites générant les crimes envisagés ici. Le non-respect du principe de non-répétition entraînera la révocation de l’avantage établi par la présente loi. » Ce qui n’interdit en rien de s’opposer légalement et démocratiquement au pouvoir. Mais censure la possibilité de chercher à le déstabiliser en utilisant les mêmes méthodes que précédemment.

On l’a vu, de nombreux augures prédisent une victoire du Front sandiniste aux élections générales du 7 novembre prochain. Devant cet échec probable et surtout cuisant de leur politique, les Etats-Unis ont pris leurs dispositions. On peut d’ores et déjà prévoir que Washington ne reconnaîtra pas le résultat électoral – comme au Venezuela (2018 et 2020) et en Bolivie (2019), respectivement dotés d’un président fantoche, Juan Guaido, et du gouvernement de « facto » de Janine Añez. La nouvelle mouture de la déstabilisation à venir, avant, pendant ou après le scrutin, s’intitule « Responsive Assistance in Nicaragua » (RAIN). Ce programme prévoit, du 11 août 2020 au 10 février 2022, l’assignation de 2 millions de dollars pour réaliser « une transition ordonnée » du gouvernement d’Ortega vers « un gouvernement qui s’engage à respecter l’Etat de droit, les libertés civiles et une société civile libre ». Sans même chercher à dissimuler sa stratégie, le document utilise cent deux fois l’expression « régime de transition » et prévoit par avance une purge au sein de l’armée et de la police sandinistes. Dans le cadre du programme annuel YouthPower pour l’année fiscale 2020, l’USAID comptait également allouer 17 millions de dollars au programme Youth and Communities of Safe, Empowered and Resilient Nicaragua (NYCSER), pour financer des groupes « de jeunes et de féministes » [19]. Les mêmes que ceux qui, en 2018, concernant les jeunes, sont descendus dans la rue ?

« Responsive Assistance in Nicaragua » (RAIN)
« Responsive Assistance in Nicaragua » (RAIN)

Daniel Ortega n’a rien d’un agneau disposé à tendre son cou au couteau du boucher. Pour tout sandiniste digne de ce nom, la souveraineté du Nicaragua ne se discute pas, elle se défend. Le 15 octobre 2020, le Parlement a approuvé la Loi 1040 dite « Loi de régulation des agents étrangers ». S’il ne les interdit pas, ce texte exige des ONG qu’elles rendent compte de tout financement étranger, en précisant l’identité de leurs donateurs, le montant des fonds reçus, l’objet des dons et une description de la manière dont l’argent a été dépensé – informations qui doivent correspondre à leurs états comptables et financiers.

Le 30 octobre, apparaît la loi (# 1042) sur les Cyber-délits. Celle-ci permet de poursuivre et de sanctionner la diffamation, les menaces, les atteintes à l’intégrité physique des enfants ou des femmes, le vol d’identité, le piratage ou l’espionnage informatique, et aussi ceux qui diffusent de « fausses informations ».

Enfin, le 21 décembre, le Parlement approuve (70 voix pour, 15 contre, 4 abstentions) la loi 1055 « Défense des droits du peuple à l’indépendance, la souveraineté et l’autodétermination pour la paix ». Celle-ci établit que « toute personne qui demande, soutient et salue l’imposition de sanctions à l’Etat du Nicaragua » ne pourra pas se présenter aux élections générales. Est également exclue toute personne qui fomente ou finance un coup d’Etat, porte atteinte à l’ordre constitutionnel, incite à l’ingérence étrangère ou participe, avec des financements extérieurs, à des actes de terrorisme et de déstabilisation. L’opposition hurle au scandale contre cette « loi guillotine ». Elle ne se rend même pas compte que celle-ci s’inspire d’une loi (# 192) du 1er février 1995, signée par son icone Violeta Chamorro : « Ne peuvent être candidats à la présidence ou à la vice-présidence de la République ceux qui dirigent ou financent un coup d’Etat, ceux qui altèrent l’ordre constitutionnel et qui, à la suite de ces actes, assument la fonction de chef du gouvernement et des ministères ou vice-ministères ou des fonctions de juge dans d’autres branches du gouvernement ».

« On m’a demandé si je vais lancer ma candidature à la présidence de la République, communique par écrit, le 12 janvier 2021, Cristiana Chamorro. Ma réponse est que je ne crois pas que ce soit le moment, je pense que la première chose que nous devons faire est de parvenir à une grande unité autour d’une vision consensuelle du pays (…)  » Comme d’habitude, la guerre fait alors rage entre la Coalition nationale, l’UNAB et le Parti Citoyens pour la liberté (CxL) dont la présidente Kitty Monterrey vient de déclarer que les deux organisations précitées « n’existent pas ».

Une semaine auparavant, en application de la loi 1040, le ministère de l’Intérieur avait annoncé que les personnes et organisations concernées devraient s’enregistrer comme « agents étrangers » avant le 5 février, sous peine d’être sanctionnées par la perte de leur personnalité juridique. Le 6 février, pour échapper à l’application de cette loi et à la nécessité de rendre des comptes, Cristiana Chamorro annonce la fermeture « volontaire » et la suspension des opérations de sa Fondation.

Au-delà des grandes déclarations de principe, apparaître pour ce qu’elle est, c’est-à-dire admettre publiquement qu’elle est financée par Washington, lui ôterait toute crédibilité face à ses compatriotes. Toutefois, l’ombre de la législation planant chaque jour un peu plus au-dessus de sa tête, Chamorro commence à évoquer plus fréquemment sa probable candidature à la magistrature suprême. Autour d’elle, et en partie pour les mêmes raisons, émanant de l’UNAB, de l’ACJD et de CxL, les prétendants à une ou des possibles primaires poussent comme des champignons : Félix Maradiaga, Medardo Mairena, Miguel Mora, Juan Sebastián Chamorro, Arturo Cruz…

Le Justice suit son cours. L’analyse des états financiers de la Fondation pour la période 2015-2019, estime le Ministère public, laisse percevoir de clairs indices de « blanchiment d’argent ». Entre autres incongruités : alors que 7 millions de dollars figuraient au solde créditeur de la Fondation lorsqu’elle a été fermée, cette somme est apparue peu après sur trois des comptes bancaires personnels de Cristiana Chamorro. Convoquée le 27 mai, celle-ci refuse de répondre aux questions des enquêteurs sur l’usage des fonds reçus d’une puissance étrangère et les mouvements financiers suspects. Elle se contente de proclamer : « Le Département d’Etat américain a rejeté les prétendues accusations de blanchiment d’argent contre la Fondation Violeta Barrios de Chamorro en se basant sur les audits qu’ils ont effectués sans trouver aucune preuve de blanchiment ou de détournement de fonds [20].  » On ne saurait être plus clair : pour elle, les juridictions étatsuniennes seraient les seules en vigueur dans un Nicaragua réduit au rang de colonie !

Quand on sait qu’on a le dos au mur, on choisit la meilleure option : quatre jours plus tard, le 1er juin, Cristiana Chamorro annonce son intention de participer via CxL aux primaires de la droite organisées par l’ACJD, pour aspirer à la présidence de la République. Quand, le 3, elle est détenue et assignée à résidence, elle devient « l’étoile montante de l’opposition [21 », « la plus sérieuse concurrente du chef de l’Etat Daniel Ortega [22] » et une martyre de la démocratie.

Une vingtaine d’arrestations ont eu lieu depuis, d’activistes connus assignés à résidence ou placés en détention préventive pour trois mois : Arturo Cruz, le 5 juin, à l’aéroport de Managua, de retour des Etats-Unis, en possession d’une grosse somme en devises non déclarée ; Maradiaga ; Juan Sebastián Chamorro ;Miguel Mora ; les dirigeants d’UNAMOS (ex-sandinistes, dont certains au passé glorieux) Dora María Téllez, Víctor Hugo Tinoco, Hugo Torres Jiménez, Ana Margarita Vigil, Suyen Barahona, Tamara Dávila…

Sont recherchés Antonio Belli et Gerardo Baltodano, pour s’être soustraits à une convocation de la Justice enquêtant sur FUNIDES. Directeur, entre autres, de Confidencial, Carlos Fernando Chamorro a quitté le pays avec sa femme après une descente de police à son domicile le 21 juin.

Tous ne sont pas candidats à la Présidence de la République ! Mais certains le sont devenue précipitamment, tel Pedro Joaquín Chamorro, arrêté le 25 juin. Interrogé la veille par CNN et Univisión sur sa possible aspiration à la fonction, celui-ci, se sachant dans l’œil du collimateur, a immédiatement enfilé le gilet de sauvetage lui accordant le statut de « persécuté » en répondant affirmativement.

Terreur sur le Nicaragua ! La grande Internationale de l’Ordre global se déchaîne – Etats-Unis, Organisation des Etats américains (OEA), Union européenne (UE), médias et leurs « justes causes », belles âmes de la « gauche » européenne, bureaucraties de la défense des droits humains (de la bourgeoisie)… Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Le même tintamarre s’est abattu sur le gouvernement bolivien de Luis Arce quand, fin mars 2021, ont été arrêtés ou inculpés l’ex-présidente de facto Janine Añez, plusieurs de ses ministres et anciens membres de haut rang de la police et des Forces armées impliqués dans le coup d’Etat de 2019. « Les Etats-Unis sont profondément préoccupés par les signes croissants de comportement antidémocratique et de politisation du système juridique en Bolivie, à la lumière de la récente arrestation et de l’emprisonnement préventif d’anciens responsables du gouvernement intérimaire », a osé communiquer l’administration de Joe Biden, suivie par ses « toutous » de l’UE, la Conférence des évêques catholiques et les groupes d’extrême droite boliviens, les organisations locales dites de défense des droits de l’Homme et les inévitables Tartufes Amnesty International et Human Right Watch (HRW)…

L’une des porte-paroles de cette dernière organisation, Tamara Taraciuk, demande désormais que la situation du Nicaragua soit portée devant le Conseil de sécurité de l’ONU.

« Ces personnes [inculpées par la justice nicaraguayenne] font l’objet d’une enquête parce qu’elles ont appelé publiquement à des mesures coercitives contre l’économie du Nicaragua, qu’elles ont conspiré pour commettre des actes terroristes et qu’elles ont créé une structure frauduleuse d’ONG à but non lucratif pour le blanchiment de fonds de plusieurs millions de dollars provenant de l’étranger, ce qui constitue une intervention politique dans le pays pour y provoquer une déstabilisation catastrophique », résument les journalistes Jorge Capelán et Stephen Sefton [23]. Intervenant depuis Managua dans le cadre du Sommet de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), qui le soutient, comme le fait globalement la gauche latina, du Groupe de Puebla au Forum de São Paulo [24], Daniel Ortega a ironisé : « Les Etats-Unis font pression sur nous, pour ces vingt personnes, alors je leur dis : « libérez immédiatement les quatre cents personnes que vous avez arrêtées et maintenez en prison pour avoir pris d’assaut le Capitole [25] ! »

L’Amérique latine ne s’y trompe pas, qui dénonce régulièrement – Cuba, Venezuela, Bolivie, Equateur (sous Rafael Correa) – les outils de déstabilisation mis en place par les Etats-Unis contre les gouvernements progressistes. Bien avant l’agression totale déclenchée contre Caracas après la mort de Chávez, l’USAID, entre 2004 et 2006, avait déjà transféré quelque 15 millions de dollars à plus de 300 ONG présentes au Venezuela, leur offrant un « soutien technique et de formation » par le biais de son Bureau des initiatives de transition (OTI) [26].

Plus récemment, et dans un pays a priori moins « sulfureux », Jesús Ramírez, porte-parole de la présidence du Mexique, a révélé que l’agence de presse Artículo 19, opposée au gouvernement du président Andrés Manuel López Obrador (AMLO), est financée par Washington (et par les Fondations Ford et Heinrich Böll, Google, l’UE ansi que les ambassades du Royaume uni, des Pays-Bas, d’Allemagne et d’Irlande).

Jeu de piste : à la tête d’Artículo 19 pendant dix années, Dario Ramírez est devenu le directeur de la communication de l’ONG Mexicains contre la corruption (MCCI). Parmi les bienfaiteurs de MCCI figurent l’USAID (2,3 millions de dollars sur trois ans, octroyés en 2018) la NED et le Conseil mexicain des affaires (CMN en espagnol), où nichent les patrons les plus riches et les plus puissants du pays. En vue du méga-scrutin législatif, régional et municipal du 6 juin 2021, trois partis notoirement corrompus mais fermement opposés au projet réformateur d’AMLO – Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), Parti d’action nationale (PAN) et Parti de la révolution démocratique (PRD) – se sont coalisés dans le cadre du projet « Oui pour le Mexique » dirigé par l’homme d’affaires Claudio González Guajardo, président de MCCI de 2016 à juillet 2020 [27]. Ce dernier a depuis été remplacé à la tête de l’ONG par María Amparo Casar Pérez, coordinatrice des conseillers du ministère de l’Intérieur du gouvernement du néolibéral Vicente Fox (2000-2006) [28].

Les accusations de longue date d’AMLO selon lesquelles diverses agences étrangères tentent de saper son gouvernement ont abouti à une note diplomatique envoyée en mai à l’ambassade des Etats-Unis au Mexique. S’exprimant lors d’une conférence de presse, López Obrador a accusé le gouvernement américain d’ « un acte d’interventionnisme qui viole notre souveraineté ».

Ainsi donc, le Nicaragua serait une dictature, si l’on en croit l’appareil de propagande « yankee ». Pourtant, à y bien regarder, Ortega n’a pas tort lorsqu’il interpelle Washington et la légion des hypocrites qui s’acharnent sur son pays.

Répression illégitime en 2018 ? « Le FBI a une très bonne mémoire et le bras long », assénait le 13 janvier 2021 le porte-parole du Bureau fédéral d’Investigation, Steven D’Antuono, lors d’une conférence de presse tenue conjointement avec le procureur de Washington. Le message s’adressait aux participants pro-Trump de l’invasion du Capitole, que les autorités commençaient à identifier un par un grâce aux photos et aux vidéos. Quelque 465 personnes seront inculpées ultérieurement par le Tribunal fédéral de district de Washington ; plus de 200 l’ont été pour infractions mineures (« trouble à l’ordre public », « soutien passif ») et ont été pour l’heure libérées sous caution ; plus de 130 autres, sous le coup de chefs d’accusation plus graves – « agression », « extrême violence », « possession illégale d’arme à feu » – sont passibles de 20 ans de prison. La quarantaine de manifestants entrés au Capitole en portant une arme mortelle ou dangereuse encourent, selon le ministère de la Justice, jusqu’à 10 ans d’incarcération [29].

D’ailleurs… La doctrine méritant de s’appliquer outre-frontières, le porte-parole adjoint du Département d’Etat a très récemment publié un communiqué explicite sur le sujet : « La violence et le vandalisme sont un abus [du] droit de manifester pacifiquement. » Il est vrai qu’il évoquait la Colombie et son mouvement social violemment réprimé (plus de 70 morts) par l’ « ami » de droite radicale Iván Duque.

Dès le vote de la Loi 1040 dite « Loi de régulation des agents étrangers » au Nicaragua, le Département d’Etat américain a émis un communiqué assurant que cette « loi autoritaire » menaçait la démocratie. Curieux… Les Etats-Unis abritent certes de nombreuses ONG nationales et étrangères, parfois financées sans limite ni restriction par des gouvernements ou partis politiques étrangers, mais à une condition : qu’elles s’enregistrent en tant… qu’ « agent étranger » auprès du ministère de la Justice, remplissent des déclarations fiscales et se conforment à la législation prévue par le Foreign Agents Registration Act (FARA). Celui-ci exige que les personnes agissant en tant qu’agents de mandants étrangers « divulguent périodiquement au public leur relation avec le mandant étranger, ainsi que les activités, les recettes et les déboursements à l’appui de ces activités. » L’objectif principal de la loi est de promouvoir « la transparence en ce qui concerne l’influence étrangère aux Etats-Unis » et de permettre « que le public américain et ses législateurs connaissent la source de certaines informations destinées à influencer l’opinion publique, la politique et les lois des Etats-Unis, facilitant ainsi une évaluation éclairée de ces informations par le gouvernement et le peuple américain [30] ». Bien entendu, rajoute le texte officiel, « les lois qui sont généralement applicables à tous les Américains peuvent s’appliquer aux ONG, telles que les restrictions sur la réception de contributions d’une organisation terroriste. Il existe également des restrictions sur le soutien financier direct des candidats politiques par des personnes étrangères. »
Somme toute, la seule différence entre le Nicaragua et les Etats-Unis, est qu’ici on évoque la « Loi 1040 » et là le « FARA »…

Au sein de la Division de la Sécurité nationale du Département de la Justice, une Unité FARA est responsable de l’administration et de l’application de la législation. Pour ce faire, elle identifie les violations, examine les dossiers pour détecter les lacunes et inspecte les livres et registres des déclarants. Un non respect délibéré du FARA entraîne une peine de prison pouvant atteindre cinq ans, une amende pouvant allant jusqu’à 250 000 dollars, ou les deux [31].

Treize pays de l’Union européenne disposent de lois concernant le financement politique étranger. En Suède, recevoir de l’argent d’une puissance extérieure ou d’une personne agissant en son nom est une infraction pénale si l’objectif est d’influencer l’opinion publique sur des questions relatives au gouvernement du pays ou à la sécurité nationale [32]. En Italie, le fait de recevoir de tels fonds pour mener des activités politiques nationales est passible de sanctions ne pouvant être inférieures à 10 ans d’emprisonnement (articles 243 et 246 du code pénal).

Juste pour rire : un citoyen américain pourrait-il, comme au Nicaragua (et au Venezuela), sans désagrément aucun, demander à une puissance étrangère d’imposer des sanctions à son pays, ou même réclamer et militer activement pour une invasion militaire ? Les articles 2381 à 2390 de l’United States Federal Sentencing Guidelines (USGG ; directives de condamnation des Etats-Unis), contiennent les définitions et les sanctions relatives aux crimes de trahison, d’incitation à la trahison, de rébellion ou d’insurrection, de conspiration séditieuse, d’incitation au renversement du gouvernement, d’enregistrement d’organisations étrangères, etc. Tous ces crimes font l’objet de poursuites au niveau fédéral et, en fonction de leur gravité, peuvent entraîner des peines d’amendes, d’interdiction de se présenter à des élections, d’emprisonnement ou de mort. Qu’on se rassure… On ne réclame ici la chambre à gaz pour personne ! A Managua non plus. La Constitution de la République entrée en vigueur le 9 janvier1987, sous le gouvernement sandiniste de Daniel Ortega, précise dans son article 23 : « La peine de mort n’existe pas au Nicaragua. » Les barbares ne sont pas ceux qu’on croit.

Coopération espagnole

Après avoir reçu les directeurs du Centre nicaraguayen des droits de l’Homme (Cenidh) et de l’IEEPP, qui venaient de se voir ôter leur personnalité juridique, le Quai d’Orsay, le 13 décembre 2018, réitérait sa « vive préoccupation face à la dégradation de la situation des droits de l’Homme au Nicaragua ». Le 16 juillet précédent, il avait appelé les autorités de Managua à « cesser leur répression ». Le gouvernement français aime bien donner des leçons. Quitte à perdre la mémoire. Si prompt à condamner le gouvernement sandiniste, il semblait avoir oublié l’épisode des Gilets jaunes : 12 107 interpellations, 10 718 gardes à vue, 3 100 condamnations dont 400 peines de quelques mois à trois ans de prison, avec mandat de dépôt (incarcération immédiate) [33].

En demandant « la libération immédiate de Mme Cristiana Chamorro  », en mêlant sa voix à celle de l’Espagne en particulier et de l’UE en général pour condamner, entre autres, les lois « liberticides » sur la cyber-sécurité – « Loi Poutine », d’après le Financial Time – et sur « les agents étrangers », Paris persiste et signe. Amusant ! Dans une « Tribune pour l’Europe » publiée le 5 mars 2019 dans plusieurs quotidiens européens, le président Emmanuel Macron proposait « que soit créée une Agence européenne de protection des démocraties qui fournira des experts européens à chaque Etat membre pour protéger son processus électoral contre les cyber-attaques et les manipulations. Dans cet esprit d’indépendance, nous devons aussi interdire le financement des partis politiques européens par des puissances étrangères ».

Dans le même esprit, à la tête du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Stéphane Bouillon a annoncé, le 2 juin 2021, qu’il a l’intention de mettre sur pied, dès la rentrée de septembre, un service à compétence nationale chargé de traquer les ingérences étrangères dans le domaine de l’information. « Il ne s’agit pas de faire du renseignement, a-t-il précisé, mais d’identifier ce qui est en train de devenir pandémique sur le plan informationnel et si cela émane d’un pays étranger ou d’une organisation étrangère, qui visent à déstabiliser l’Etat sur le plan politique [34] ».

Quelques temps auparavant (septembre 2020), Raphaël Glucksmann, l’homme qui, modestement, à la tête de son groupuscule Place publique (proche du Parti socialiste), veut « refonder la gauche » française sur une base « européiste » et « otanesque », a pris la tête d’une Commission spéciale de l’Euro-parlement sur « l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation ». Avec pour objectif d’« évaluer le niveau des menaces, qu’il s’agisse des campagnes de désinformation, du financement des partis ou campagnes politiques, ou des attaques hybrides », celle-ci devra « examiner la transparence du financement des partis et des campagnes, vérifier les actions et les règles nationales ainsi que les influences extérieures à travers des entreprises, des ONG ou des technologies ». Commentant sa désignation, Glucksmann a souligné  : « L’ère de la naïveté européenne est terminée. »

Qu’on ne s’en étonne pas : celle du Nicaragua aussi.


[1https://www.medelu.org/Nicaragua-une-contre-enquete

[2] Fruto Chamorro Pérez (1854-1855), Pedro Joaquín Chamorro Alfaro (1875-1879), Emiliano Chamorro Vargas (1917-1921), Diego Manuel Chamorro Bolaños (1921-1923) et enfin Violeta Barrios de Chamorro (1990-1996).

[3] Bleu et blanc : couleurs du drapeau nicaraguayen.

[4] En espagnol, « paro » signifie « grève ». Mais, comme en Colombie ces dernières semaines, le concept dépasse très largement une interruption de l’activité salariale (d’autant que le secteur informel regroupe la majorité des travailleurs). Il s’agit d’une paralysie du pays par les secteurs contestataires les plus divers de la société.

[5] Contre-révolutionnaires qui, entraînés, équipés et financés par Washington ont affronté militairement la révolution sandiniste pendant toutes les années 1980.

[6https://www.diariolibre.com/actualidad/internacional/nicaragua-oposicion-forma-coalicion-nacional-contra-ortega-CN19726631

[7https://100noticias.com.ni/politica/101623-lider-campesino-motivos-retirarse-alianza/

[8https://www.medelu.org/Avec-Evo-ou-sans-Evo

[9https://thegrayzone.com/category/nicaragua/

[10https://bbackdoors.wordpress.com/2018/11/06/how-the-usaid-prepared-the-conditions-for-a-non-violent-coup-detat-against-the-nicaraguan-government-part-i/

[11] Dans le New York Times du 1er juin 1986, le premier président de la NED, Carl Gershman, a expliqué sans détour : « Il serait terrible pour les groupes démocratiques du monde entier d’être vus comme subventionnés par la CIA. C’est parce que nous n’avons pas pu continuer à le faire que la Fondation a été créée. »

[12https://www.laprensa.com.ni/magazine/reportaje/las-grandes-victorias-de-la-contra-sobre-el-ejercito-popular-sandinista/

[13] Luis Galeano, María Lily Delgado, Miguel Mora Barberena, Dino Andino, Gerald Chávez, Roberto Mora, Lucía Pineda y Wendy Quintero, Jenifer Ortiz, Héctor Rosales, Álvaro Navarro, Uriel Hernández, Uriel Pineda, Carlos Salinas, Jackson Orozco, Leticia Gaitán, Fidelina Suárez, Patricia Orozco, Anibal Toruño.

[14https://thegrayzone.com/2021/06/01/cia-usaid-nicaragua-right-wing-media/

[15https://trincheradelanoticia.com/2021/06/29/la-dualidad-de-la-integridad/

[16https://www.usaid.gov/stabilization-and-transitions/closed-programs/nicaragua

[17] Manifestants opérant sur et depuis les barricades (« tranques »).

[18https://blogs.mediapart.fr/patricio-paris/blog/290718/nicaragua-pour-la-levee-par-ortega-du-mandat-darret-de-rene-oscar-vargas

[19https://www.resumenlatinoamericano.org/2020/09/23/nicaragua-se-acabo-el-millonario-negocio-de-las-oeneges-golpistas/

[20https://www.canal4.com.ni/avances-investigacion-en-contra-fundacion-violeta-chamorro-lavado-dinero/

[21La Presse, Montréal, 4 juin 2021.

[22Le Monde, Paris, 3 juin 2021.

[23Resumen Latinoamericano, Buenos Aires, 27 juin 2021

[24https://diariodecuba.com/internacional/1623950766_31993.htmlhttps://www.grupodepuebla.org/manifiestoprogresista/

[25https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/06/26/du-sommet-de-lalba-au-groupe-de-puebla-la-gauche-en-mouvement/

[26https://wikileaks.org/plusd/cables/06CARACAS3356_a.html

[27] Malgré cette alliance, AMLO a conservé une majorité à la Chambre des députés.

[28https://www.elimparcial.com/mexico/No-vamos-a-decir-quien-nos-financia-Mexicanos-Contra-la-Corrupcion-y-la-Impunidad-20201109-0092.html

[29] Les accusés qui coopèrent et plaident coupables de certains des crimes les plus graves peuvent voir leur peine ramenée à trois ou quatre ans derrière les barreaux 

[30https://www.state.gov/non-governmental-organizations-ngos-in-the-united-states/

[31https://www.justice.gov/nsd-fara/frequently-asked-questions#1

[32[13] http://www.aalep.eu/ban-donations-foreign-interests-political-parties-th-eu

[33https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/08/gilets-jaunes-plus-de-3-000-condamnations-par-la-justice-entre-novembre-2018-et-juin-2019_6018431_3224.html

[34Le Monde, 6-7 juin 2021.

Maurice Lemoine

Source de cet article : https://www.medelu.org/Vol-d-hypocrites-au-dessus-du-Nicaragua

Ce 19 juillet, les « internationalistes » étaient au Nicaragua

Encore une image occultée par les médias parce qu’elle remettrait en cause leur storytelling: le 19 juillet 2019 à Managua, Nicaragua.

par Maurice Lemoine pour Mémoire des Luttes

C’est dans un pays en crise que s’est déroulée la célébration du 40e anniversaire de la chute du dictateur Anastasio Somoza, renversé par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) le 19 juillet 1979. Ramené au pouvoir en novembre 2006 par les Nicaraguayens, après une douloureuse punition néolibérale de seize années, le Front et le président « historique » Daniel Ortega, réélu en 2011 et 2016, ont affronté pendant trois mois, en 2018, une très violente vague de manifestations, qui ont laissé sur le terrain de l’ordre de 200 morts, tant dans l’opposition que chez les sandinistes, et des centaines de blessés [1]. Si le calme est revenu, la crise n’est en rien terminée – nous reviendrons dans un prochain article sur les derniers développements de la situation.

Non étrangers aux événements, les Etats-Unis ont fait du Nicaragua un membre, avec le Venezuela et Cuba, de la « troïka de la tyrannie » (ou du « triangle de la terreur » suivant l’humeur du moment). La droite internationale et ses médias relaient, qui traitent Ortega de « dictateur ». Rien de très étonnant jusque-là. D’une manière plus troublante, des pans entiers de la « gauche » (ou ce qui en reste ; ou ce qui lui ressemble) suivent le mouvement. En Europe, et donc en France, groupuscules d’extrême gauche à l’internationalisme « relooké », organisations non gouvernementales (ONG) à haute teneur en subventions publiques, multinationales de défense des droits humains à géométrie variable s’acharnent sur le Nicaragua sandiniste et réclament la tête d’Ortega. On voit même d’anciens membres des brigades de solidarité, présents sur le terrain dans les années 1980, passer de la « pupusa » [2] à la pupUSA (tout en vilipendant Donald Trump pour se dédouaner). Disons pour résumer que le débat fait rage entre « frères » devenus ennemis.

Pour autant, Daniel Ortega et le FSLN n’étaient pas seuls le 19 juillet dernier à Managua. Une marée humaine les a accompagnés sur la place Jean-Paul II, où se déroulait la célébration. A cette démonstration aussi massive qu’incontestable, rendant quelque peu caduque l’idée qu’un « régime répressif » avait été confronté l’an dernier à une révolte « populaire », s’est ajoutée la présence remarquée de plusieurs centaines de membres d’organisations, mouvements sociaux et autres personnalités « internationalistes » venus à leurs frais témoigner de leur solidarité au Nicaragua sandiniste. Souvenirs des années 80 dans les cœurs, les têtes et les yeux, ils arrivaient du Panamá et de Colombie, du Guatemala, du Salvador, du Mexique, de l’Argentine et du Pérou, du Japon et même d’Europe [3]. La plus remarquée des délégations fut sans conteste la Brigade Salvador Allende, au sein de laquelle figuraient trente ex-combattants chiliens ayant affronté la mort aux côtés du FSLN, et au nom de laquelle s’exprima Pablo Sepúlveda Allende, petit-fils du « compañero-présidente » « Comme l’a dit l’ami de la Brigade, alias “Patán”, nous sommes prêts à venir défendre le Nicaragua, le Venezuela ou Cuba, quelque processus révolutionnaire agressé que ce soit, à n’importe quel moment ; nous, les contingents internationalistes, nous sommes prêts, tous, à venir défendre le Nicaragua. C’est pour moi un honneur d’être là. »

Très loin du progressisme académique, dans ce tourbillon de chants révolutionnaires, de consignes, de slogans, de souvenirs et de rires, d’espoir et de passion, on pouvait également croiser Patricia Rodas, l’ex-ministre des Affaires étrangères du président hondurien Manuel Zelaya, renversé en juin 2009 par un coup d’Etat. Rodas représentait le parti d’opposition de gauche Liberté et refondation (Libre), toujours dirigé par Zelaya. Moins médiatisé que le Nicaragua, le Honduras traverse une crise infernale, plongé depuis dix ans dans le chaos. Depuis juin, des manifestants par milliers réclament la destitution du président de droite Juan Orlando Hernández, au pouvoir depuis 2014 grâce à une fraude électorale et au viol de la Constitution [4]. Interrogée par nos soins sur le parallèle possible entre la situation des deux pays, Patricia Rodas a bien voulu répondre à nos questions.

Patricia Rodas :
« Assez du double standard ! »

M.L. Que signifie votre présence à Managua pour cette célébration ?

Patricia Rodas, ex-ministre des Affaires étrangères du président hondurien Manuel Zelaya, renversé en juin 2009 par un coup d’Etat

Patricia Rodas – Je suis ici au nom du parti Liberté et refondation (Libre) mais, surtout, et avant tout, pour représenter le peuple hondurien. Parce que ces quarante années de lutte, d’héroïsme et de défense sont aussi les siennes. La déroute de la tyrannie impérialiste représentée par Somoza a aussi été, à l’époque, une victoire du peuple hondurien. Nous ne pouvons pas oublier que des militants honduriens ont combattu Somoza au Nicaragua et que des compañeros nicaraguayens ont combattu à nos côtés dans toutes les phases de notre Histoire.
Cela nous amène à unir nos bras et nos volontés pour que les droites ne se consolident pas dans notre région, pour que ne s’installent pas des programmes politiques et économiques faits sur mesure pour les transnationales et les secteurs financiers, pour que ne pénètrent pas davantage le crime organisé, le narcotrafic, pour que nos peuples puissent continuer à lutter pour leur émancipation définitive et pour que cesse l’agression contre les référents des intérêts populaires dans nos pays.
Ainsi, pour ce quarantième anniversaire au cours duquel nous célébrons toute une ère d’héroïsme mais aussi d’agressions, nous sommes venus dire : 
« Ya basta ! » (ça suffit).

M.L. – De quelle manière, au cours de l’Histoire récente, les liens entre Honduras et Nicaragua se sont-ils renforcés ?

Patricia Rodas – Nous avons subi une quantité impressionnante d’agressions en provenance du régime impérial, qui s’impose à travers ses plateformes militaires, économiques et politiques. Lors du processus de transformation sociale initié par Manuel Zelaya, la réaction n’a pas été différente de celles que nous avions déjà tous connues par le passé : un coup d’Etat.
Quand le peuple est descendu dans la rue pour défendre la démocratie ainsi que la volonté souveraine et populaire, le soutien le plus patent est venu évidemment des pays de la région, et plus particulièrement de ceux de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) [5], regroupés pour construire une nouvelle forme d’intégration ayant comme arrière-fond la coopération, la solidarité et la complémentarité entre nos peuples. Mais l’appui le plus important a été l’asile qu’ont offert le peuple 
« nica » et le gouvernement de Daniel Ortega au président Zelaya, à son cabinet et à plus de deux mille compatriotes honduriens qui fuyaient la répression.

M.L. – Quelles conséquences a eu ce coup d’Etat au Honduras ?

Patricia Rodas – Une dictature s’est installée, une dictature dont la politique favorise les secteurs financiers nationaux et transnationaux, répond aux intérêts du « Southern Command » [Commandement Sud de l’Armée des Etats-Unis], lequel dispose d’une base militaire à Palmerola et dans d’autres régions moins connues du pays, comme la Moskitia [6] , le golfe de Fonseca [7], etc., et, évidemment les « poderes fácticos  » [8]> de l’oligarchie hondurienne. Ceux-là même qui se sont opposés au processus de transformation initié par le président Zelaya en faveur des secteurs populaires de notre pays.
C’est évidemment ça que nous appelons une dictature. Un régime odieux et despote, qui tue, qui assassine, qui réprime le peuple parce qu’il défend des droits inaliénables, celui de se nourrir, d’avoir une habitation digne, un accès à la santé et, surtout, de vivre en sécurité, sans narcotrafic ni crime organisé, sans 
« maras » [9]< assassinant dans les « barrios », sans extermination sociale à travers une police entraînée par le gouvernement des Etats-Unis. La moitié des pauvres du Honduras est assassinée par d’autres pauvres qui se sont engagés dans la police ! Voilà ce que nous appelons une dictature, une tyrannie…

M.L. – Pourtant, et alors que les Honduriens sont dans la rue pour contester le président Juan Orlando Hernández, vous êtes ici ce 19 juillet, aux côtés du FSLN, alors même que Daniel Ortega est traité de dictateur par son opposition – qui elle aussi a violemment manifesté l’année dernière –, la droite internationale et même certains milieux de gauche et d’extrême gauche européens…

Effectivement, il y a des secteurs qui croient ou qui pensent que les manifestations honduriennes ressemblent à celles qui ont eu lieu au Nicaragua. La question de fond est la suivante : qu’est-ce qui s’est installé au Nicaragua ? Et comment ? Réponse au deuxième terme de l’équation : pas à travers les armes, pas à travers un coup d’Etat, pas à travers le crime organisé, pas financé par le narcotrafic, pas imposé par des forces armées étrangères, comme celles du « Southern Command », pas sous pression de l’impérialisme ! Simplement, à travers les urnes, le peuple nicaraguayen a voté pour un gouvernement et pour un président.

Si quelqu’un ou quelques-uns estiment que le régime doit tomber, qu’ils s’organisent politiquement, aillent de maison en maison pour obtenir l’appui populaire, mais qu’ils ne le fassent pas à travers le Département d’Etat, le Pentagone et leurs nouvelles modalités d’agression.
Maintenant, ceux-ci utilisent des « plateformes sociales » construites par l’Empire dans les années 1990, dans notre région. Les ONG 
[organisations non gouvernementales] par exemple. N’oublions pas qui les finance ! L’argent excédentaire des régimes financiers états-unien et européen dirigés vers nos pays, supposément pour la coopération et le développement, avec des sommes supérieures aux budgets de nos Républiques, et qui, finalement, ne produisent aucun résultat. Des ONG, des hiérarchies ecclésiastiques – je ne parle pas là du phénomène de la foi religieuse de nos peuples, mais des hiérarchies ecclésiastiques –, ces « élites », toujours au service des intérêts des puissants. Et les puissants de nos pays sont les partenaires des transnationales…

Nous, nous sommes clairs. Au Nicaragua, il y a eu une agression utilisant des plateformes sociales alternatives construites par l’Empire. Ce sont les mêmes que celles qui existent au Honduras, avec les mêmes objectifs : dépolitiser la politique, diaboliser la politique, ôter au peuple le désir de lutter pour conquérir le pouvoir. Ils ne l’ont obtenu ni au Honduras ni au Nicaragua. Nos peuples demeurent debout et il y en a assez du double standard. Surtout venant de personnages qui se disent progressistes ou révolutionnaires. S’ils n’ont aucune affinité avec ceux qui luttent, qu’ils reconnaissent au moins l’ennemi commun. S’ils s’imaginent que c’est Washington qui va venir lutter en faveur du peuple, je crois qu’ils sont complètement dans la lune !
Alors, qu’ils se mettent au clair. S’ils semblent ne plus avoir suffisamment de neurones pour faire un minimum d’analyse, peut-être est-ce simplement que l’avant-garde de nos processus révolutionnaires n’est pas constituée par une « élite de la connaissance et de l’académie », mais par les va-nu-pieds de notre terre. Jamais on ne peut se prétendre révolutionnaire si l’on n’est pas capable de se reconnaître dans le regard des déshérités.


[2] Tortilla de maïs fourrée de viande, de fromage ou de haricots rouges, présente dans toute l’Amérique centrale.

[3] Le Comité européen de solidarité avec la révolution populaire sandiniste comptait dans ses rangs des comités et associations de Belgique, Royaume-Uni, Allemagne, Espagne (dont des délégations de Catalogne et du Pays basque), France, Italie, Danemark, Suède, Finlande et Portugal.

[4] Lire « Au Honduras, tout est mal qui finit mal » – http://www.medelu.org/Au-Honduras-tout-est-mal-qui-finit

[5] A l’époque Cuba, Bolivie, Equateur, Nicaragua, Venezuela, la Dominique, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Antigua et Barbuda (les putschistes honduriens ayant immédiatement retiré leur pays de l’organisation).

[6] Immense région de forêt tropicale très peu peuplée (essentiellement d’indigènes Miskitos), répartie sur le Nicaragua et le Honduras, le long de la côte atlantique.

[7] Golfe situé sur l’océan Pacifique et bordé par le Salvador au nord-ouest, le Honduras à l’est, le Nicaragua au sud.

[8] Pouvoirs de fait opérant en marge du pouvoir politique : acteurs économiques, multinationales, médias, ONG, « think tanks », Eglise(s), etc.

[9] Bandes de délinquants ultra-violents, particulièrement actives au Salvador et au Honduras, absentes du Nicaragua.

URL de cet article:  http://www.medelu.org/Ce-19-juillet-les-internationalistes-etaient-au-Nicaragua

La voix dissonante du Forum de São Paulo, par Maurice Lemoine (Mémoire des Luttes)

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La 24e édition du Forum de São Paulo (FSP), rencontre qui rassemble les partis et mouvements progressistes de l’Amérique latine et de la Caraïbe, s’est tenue à La Havane du 15 au 17 juillet. Fondé en 1990 par le président cubain Fidel Castro et celui qui n’était encore que le dirigeant au Brésil du Parti des travailleurs (PT), Luiz Inácio Lula da Silva, ce rassemblement accueillit d’emblée tant des partis de gauche modérés que des formations forgées dans la lutte armée, des partis communistes (dont le PCC cubain) et leurs différentes scissions. « Affronter le néolibéralisme en Amérique latine, nous expliquera bien plus tard Valter Pomar, membre de la direction nationale du PT, exigeait une attitude ouverte et plurielle, prenant en compte tant la crise traversée par le communisme que celle frappant la social-démocratie. »

Présent à La Havane et évoquant, lors de la journée de clôture de cette édition 2018, son prédécesseur à la présidence du Venezuela, Nicolás Maduro a rappelé avec émotion : « [Hugo] Chávez disait que quand toutes les lumières se sont éteintes dans le monde ; quand l’Union soviétique s’est effondrée et que son pouvoir s’est désintégré en mille morceaux ; quand l’ancien bloc des pays socialistes s’est écroulé et est tombé entre les mains du capitalisme ; quand il semblait que le monde unipolaire, le consensus de Washington et la fin de l’Histoire s’imposaient, il y a eu une lumière et un drapeau s’est levé en Amérique latine. Depuis Cuba, depuis le Brésil, depuis le Forum de São Paulo, cet espace de lumière et de lutte s’est dressé. »

A la naissance du FSP, un seul parti membre exerçait le pouvoir : le PCC de Fidel Castro. La droite, partout ailleurs, imposait son hégémonie. Depuis la fin des années 1990 et leur tournant historique, la majorité des autres partis, modérés ou radicaux, ont accédé à un moment ou à un autre, par les urnes, à la magistrature suprême – au Venezuela, en Uruguay, en Bolivie, au Chili, au Brésil, en Equateur, au Nicaragua, au Panamá, au Paraguay, au Salvador, pays auxquels s’ajoute, depuis le 1er juillet dernier, le Mexique, grâce à la victoire du Mouvement de régénération nationale (Morena) d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO).

Cette victoire, elle aussi historique, ne peut néanmoins occulter le recul et les difficultés de gauches de gouvernement, en particulier les plus radicales, que les secteurs conservateurs – en bonne logique – n’ont jamais accepté. La gauche n’est tolérée que lorsque elle se soumet aux codes du monde dans lequel elle navigue. Pas lorsqu’elle s’attaque au néolibéralisme et bouscule (ne serait-ce qu’en partie) ses diktats.

Les gouvernements progressistes (ou « populistes », pour satisfaire les grincheux), comme tous les autres, commettent des erreurs, des impairs. Des fautes politiques parfois. Qu’ils les paient dans les urnes – comme en Argentine (2015) – est évidemment dommageable, mais n’a rien de scandaleux. En revanche, quand la nouvelle restauration conservatrice utilise le coup d’Etat « militaro-parlementaire » (Manuel Zelaya, Honduras, 2009), « parlementaire » (Fernando Lugo, Paraguay, 2012), « juridico-parlementaire » (Dilma Rousseff, Brésil, 2016), condamne sans preuves un ex-chef de l’Etat pour l’exclure de la vie politique (Lula, Brésil, 2018), tente d’en faire incarcérer d’autres, dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons (l’équatorien Rafael Correa ou même l’argentine Cristina Fernández de Kirchner), déstabilise une nation souveraine (le Venezuela depuis l’arrivée au pouvoir de Maduro), elle remet à l’ordre du jour le déni de démocratie et l’oppression. Avec la bénédiction d’un ordre médiatique globalement peu porté à reconnaître une infamie flagrante quand il l’a sous les yeux. En témoigne le traitement des deux crises les plus graves de la période, celle récurrente du Venezuela, et celle, actuellement en plein paroxysme, du Nicaragua.

Pour peu que l’on fasse preuve d’un minimum d’honnêteté intellectuelle ou simplement journalistique, en aucun cas l’explosion de violence nicaraguayenne ne peut être qualifiée de lutte du bien contre le mal, des « gentils étudiants » contre le méchant « caudillo » [1]. Lire : Daniel Ortega. Qu’un policier (ou un civil) tuant un manifestant soit un assassin est parfois ou souvent vrai. Tout dépend du contexte et des circonstances. Mais qu’un contestataire mâtiné de délinquant blesse un policier (ou un militant sandiniste), le tue, l’arrose d’essence, puis le brûle, n’en fait pas, même béni par les évêques, un membre pacifique de la « société civile ».

Il faut une certaine dose de naïveté, l’arrogance de ceux qui savent disposer à l’étranger de puissants appuis ou une totale méconnaissance du Nicaragua pour s’imaginer que, dans un pays où ils ont renversé au prix de milliers de morts la dictature de Somoza, puis ont résisté, les armes à la main, au prix d’autres milliers de morts, pendant dix ans, à l’agression américaine, puis ont accepté de rendre démocratiquement le pouvoir après avoir perdu les élections, puis les ont regagnées tout aussi démocratiquement et ont bénéficié de programmes sociaux, les sandinistes acceptent sans réagir de voir l’opposition se livrer à une tentative brutale de renversement du président qu’ils ont élu. D’où, aux côtés des forces de l’ordre, l’apparition de groupes de militants souvent « historiques » – rebaptisés « paramilitaires » par les médias – répondant parfois par les armes, pour le meilleur – la libération de populations prises en otage – et aussi le pire – une violence meurtrière incontrôlés –, à une situation insurrectionnelle également armée (ce qui ne signifie nullement qu’il n’existe pas d’opposants pacifiques, on l’aura compris).

Seulement, il est parfois très mal vu de se référer à un « réel » aussi complexe. Et la solidarité avec les « étudiants » dressés contre l’ « infernal couple sandiniste Ortega-Murillo [2] » (comme ceux du Venezuela s’opposant en 2014 à Maduro !) prend parfois de bien curieux chemins. Le 20 juillet, en France, en appelant à l’arrêt immédiat des violences (option que nous partageons), le Groupe d’amitié interparlementaire France – Mexique et pays d’Amérique centrale a « condamné l’aggravation des attaques visant ces derniers jours des groupes de religieux et d’étudiants qui manifestent contre le gouvernement » et déploré « l’intervention de groupes paramilitaires [« sandinistes »] lourdement armés. »

Pour arriver à cette conclusion sans nuance, qui ne met en cause que le pouvoir, ce groupe d’élus s’est contenté de recueillir le témoignage de trois étudiantes d’opposition en tournée de propagande européenne, qui lui ont été amenées sur un plateau, et de s’entretenir avec des représentants de la section française d’Amnesty International. Certes très respectée, cette organisation non gouvernementale (ONG) a une fâcheuse tendance à ne condamner « que » la violence des Etats et paraît considérer relevant de « la violence légitime », nous y revenons, la déstabilisation, l’organisation insurrectionnelle du chaos, la tentative assumée de renversement d’un président démocratiquement élu, l’utilisation des séquestrations et de la torture, ou l’usage d’armes létales contre les forces de sécurité. Toutes choses dûment constatées au Nicaragua (et en 2014 et 2017 au Venezuela).

Pourquoi ne pas prendre également en compte l’appel de l’Association des travailleurs ruraux (ATC), référent nicaraguayen de l’également très respectée (mais dans les milieux populaires et anticapitalistes) Vía Campesina, pour que « cesse la violence et la manipulation médiatique des classes dominantes avec l’appui des forces de l’Empire [lire : les Etats-Unis] [3 » ?

Cette suggestion passablement naïve ne tient évidemment pas compte de la composition politique de ce groupe parlementaire de supposés amis français du Nicaragua : huit de ses membres appartiennent au parti Les Républicains (LR) ; neuf à l’Union centriste (UC) ; quatre au Groupe socialiste et républicain (SOCR, socialiste et apparentés) ; un à La République en Marche (LREM) ; un au Rassemblement démocratique et social européen (RDSE, très majoritairement « macroniste »). Disons : du centre mou (pour être aimable) à la droite dure (pour être précis).

On retrouve là une configuration similaire à celle du Groupe parlementaire d’amitié France-Venezuela, dont la présidente Michèle Crouzet (LREM) a organisé le 5 juillet, au siège de l’Assemblée nationale, à l’occasion de la commémoration du jour de l’Indépendance vénézuélienne, un « débat » pour lequel elle n’a invité que des intervenants viscéralement « antichavistes » – dont (à titre d’anecdote significative) Paula Doumerg-Osorio, franco-vénézuélienne militante à Paris du très droitier parti Voluntad Popular et, en même temps, collaboratrice à l’Assemblée de Guillaume Gouffier-Cha, député LREM du Val-de-Marne.

A ces adversaires somme toute évidents, se joignent curieusement d’autres chevaliers de l’« axe du bien ». Le 18 juillet, un groupe latino-américain « d’intellectuels, de militants sociaux et d’universitaires », comme eux-mêmes se définissent, a émis une « déclaration urgente sur le Nicaragua » : « Nous voulons exprimer notre profond rejet face à la très grave situation de violence politique d’Etat et de violation des droits humains que traverse le Nicaragua, avec pour responsable l’actuel régime Ortega-Murillo ». Suit une dénonciation féroce du « dictateur, aveugle de pouvoir et aux mains tachées de jeune sang » et du « gouvernement illégitime et criminel qui, aujourd’hui, usurpe la mémoire sandiniste [4] ». Parmi les signataires, le ban et l’arrière-ban de l’ « anti-corréisme » équatorien dit « de gauche » emmené par Alberto Acosta, les détracteurs d’Evo Morales sous la conduite de Pablo Solón [/a] et, emmenés par l’inévitable Edgardo Lander, les contempteurs dits « progressistes » de Maduro.

Un texte du même type et émanant de la même mouvance avait circulé le 30 mai 2017 pendant la phase insurrectionnelle sanglante (125 morts) de la déstabilisation du Venezuela, sous le titre « Appel international urgent pour stopper la montée de la violence au Venezuela [5] ». Une formulation louable. Mais une escroquerie, par sa seule dénonciation d’un « gouvernement de plus en plus délégitimé, prenant un fort caractère autoritaire (…) principal responsable de la situation ». Par son parti pris évident, cet appel avait donné lieu à une réponse diffusée par le Réseau des intellectuels, artistes et mouvements sociaux en défense de l’humanité : « Qui accusera les accusateurs ? [6] »

Un malaise existe et il n’est pas forcément inutile d’en faire état. Avec ses faiblesses, mais aussi ses incontestables réussites, la gauche latino-américaine doit désormais se battre sur deux fronts. Contre la droite conservatrice, ce qui ne surprendra personne. Mais aussi contre certains secteurs de ce qu’on appelait autrefois l’extrême gauche, lesquels, « post-trotskistes », « anarcho-irresponsables », « académiques haut de gamme », « khmers verts » de l’écologie (sans parler du sous-courant des « marxistes narcissistes » qui, depuis Paris, Caracas, Buenos Aires ou Quito, inondent les réseaux sociaux), à l’instar de la gauche institutionnelle, ont perdu leurs repères et leurs fondamentaux. Localement ultra minoritaires, dépourvus de poids politique, mais exerçant une réelle influence grâce aux réseaux de leurs alliés, amis et groupuscules internationaux (en particulier européens), ils confortent l’offensive de la droite et de l’extrême droite en les rejoignant, non dans une critique nécessaire et légitime, mais dans des dénonciation outrancières et des analyses extravagantes. Celles d’un supposé « autoritarisme de Correa » pendant ses dix années de pouvoir, de la « régression nationale-stalinienne » de Maduro, du « retour de la dictature » au Nicaragua (sans par ailleurs avoir seulement l’idée de s’indigner dans une de leurs brillantes tribunes contre l’extermination silencieuse des dirigeants populaires et sociaux en Colombie – plus de 300 depuis 2016).

A l’abri du regard théorique, indifférents aux difficultés et aux contradictions de la pratique du pouvoir, que démultiplient par ailleurs les diverses techniques de déstabilisation employées par la réaction, ces faiseurs d’opinion estampillés « think tank », ONGs (et bailleurs de fonds), carrières universitaires, chapelles, clans et coteries, se comportent en alliés objectifs des présidents faucons Donald Trump (Etats-Unis), Juan Manuel Santos ou son successeur Ivan Duque (Colombie), Mauricio Macri (Argentine), de l’Organisation des Etats américains (OEA), des médias dominants (qui se pourlèchent les babines à chacun de leurs communiqués), quand bien même les plus « purement révolutionnaires » d’entre eux terminent religieusement chacun de leur article ou intervention par un vibrant et surtout très confortable « nous dénonçons autant la dérive autoritaire de Nicolás Maduro que la droite putschiste vénézuélienne et les menaces d’intervention militaire des Etats-Unis, parce que nous défendons l’intérêt des classes populaires face à tous leurs ennemis. » Magnifique ! Mais, en présentant (dans le moins pire des cas) une pièce désenchantée qui renvoie tout le monde dos à dos, ils génèrent la confusion. Alors qu’une agression féroce s’abat sur les forces post-néolibérales, ils cassent les solidarités au sein des secteurs progressistes européen, et en particulier chez les plus jeunes qui, peu connaisseurs de cette région du monde et de son histoire, tiraillés entre des versions contradictoires, ne savent plus que penser.

Sur la gauche du champ politique, deux thèses s’affrontent donc à fleurets de moins en moins mouchetés. Dans son appel « Nicaragua » et sa dénonciation de la répression, la noble Inquisition haut de gamme s’indigne : « Et cette indignation devient encore plus intense quand ce panorama de violence politique d’Etat s’accompagne du silence complice de leaders politiques et de référents intellectuels (auto)proclamés de gauche. » Dans la tranchée d’en face, beaucoup plus modeste, car émanant de paysans nicaraguayens, l’Association des travailleurs ruraux (ATC) avertit : « Nous informons [la Coordination latino-américaine des organisations rurales (CLOC) et la Vía Campesina] que certains réseaux sociaux, ONG internationales et analystes qui s’auto-définissent comme de gauche se font l’écho de l’appel des forces réactionnaires au Nicaragua et, à travers une communication permanente, tergiversent la réalité du pays en prétendant représenter la majorité du peuple et la vérité absolue ; en tant que partie prenante de la manipulation médiatique, ils vont jusqu’à favoriser des déclarations qui ne tiennent aucun compte des faits et de la souffrance du peuple de Sandino (…).  »

Qui croire ? On ne prétendra pas ici détenir « la vérité ». En revanche, pour éclairer la lanterne de ceux qui s’interrogent de bonne foi, on se penchera, en s’attachant aux faits, sur le récent Forum de São Paulo (que l’appareil médiatique, est-ce un hasard, a totalement occulté).

Dans une lettre envoyée à ce « Foro » depuis la prison de Curitiba où le pouvoir judiciaire brésilien le séquestre [7], Lula a évoqué les lointaines années 1990 : « Ce que nous ne prévoyions pas, c’était que le Forum de São Paulo prendrait l’importance qu’il a prise et qu’il continuera à avoir car il a été le plus important, le plus large et le plus durable des forums de débat de la gauche latino-américaine et caribéenne tout au long de ces vingt-huit années. »

Qu’on en juge… Du 15 au 17 juillet dernier, ont honoré le FSP de leur présence l’amphitryon et chef d’Etat Miguel Díaz Canel (Cuba), les présidents Nicolás Maduro (Venezuela), Evo Morales (Bolivie), Salvador Sánchez Cerén (El Salvador) ; le premier ministre de Saint-Vincent-et les-Grenadines, Ralphs Goncalves ; les ex-chefs d’Etats Dilma Rousseff (Brésil), Manuel Zelaya (Honduras), Martín Torrijos (Panamá), Kenny Anthony (Sainte-Lucie) ; l’ex-premier ministre Denzil Douglas (Saint-Christophe-et-Nieves) ; des figures de premier plan comme l’ex-sénatrice colombienne Piedad Córdoba ; Adán Chávez, frère de feu Hugo ; Oscar López Rivera, dirigeant indépendantiste portoricain emprisonné pendant plus de trente-cinq ans dans les geôles étatsuniennes, récemment libéré le 17 mai 2017, à 74 ans. Et, surtout, cœur battant du grand « remue-méninges », 625 délégués appartenant à 168 organisations, partis politiques, mouvements sociaux et intellectuels, des observateurs d’une vingtaine de pays non latinos ainsi que 60 parlementaires venus du monde entier.

Parlons cuisine ! Tout auteur ou journaliste (digne de ce nom), confronté à des listes interminables, soit les ignore, soit les résume – « les personnalités », « les mouvements sociaux » –, soit les colle dans une note de bas de page (que bien peu liront) pour ne pas infliger au lecteur un décryptage rébarbatif et fastidieux. Nous ne le ferons pas ici. « S’informer fatigue », écrivit en octobre 1993, dans Le Monde diplomatique, Ignacio Ramonet. Nous confirmons et demandons encore un effort à ceux qui ont eu la patience de nous suivre jusqu’ici. Puisqu’il s’agit d’une certaine manière de mesurer la « représentativité » de tel ou tel courant, il n’est pas inconvenant d’en connaître les acteurs.

Etaient donc présents à ce FSP les partis de gauche de l’Argentine, d’Aruba, des Barbades, de la Bolivie, du Brésil, du Chili, de la Colombie, du Costa Rica, de Cuba, de Curaçao, d’Equateur, du Salvador, du Guatemala, de Haití, du Honduras, de la Martinique, du Mexique, du Nicaragua, de Panamá, du Paraguay, du Pérou, de Porto Rico, de la République dominicaine, de Trinidad et Tobago, d’Uruguay et du Venezuela.

Au nom du mouvement populaire, se sont également exprimés : l’ALBA Mouvements, l’Assemblée internationale des peuples, le Groupe de travail pour la démocratie et contre le néolibéralisme, le Réseau en défense de l’humanité, l’Assemblée des peuples de la Caraïbe, la Coordination latino-américaine des organisations rurales (CLOC), Vía Campesina, la Marche mondiale des femmes, la Rencontre syndicale de notre Amérique, le Front continental des organisations communales, les Amis de la terre, Latindad, le Mouvement des affectés par les barrages, etc. Toutes organisations difficilement assimilables à des « intellectuels de cour », pour reprendre une expression qui fait flores dans certains milieux.

S’il fallait résumer : un « collectif politique » aussi représentatif que le permet la nature humaine des gouvernants et des gouvernés.

Le lieu de ce rassemblement avait valeur de fort symbole. La Cuba « post Castro », toujours debout et en train de préparer, sous l’autorité du président Díaz Canel, une nouvelle Constitution adaptée aux temps nouveaux [8]. Sans renier en rien les anciens. Toujours premier secrétaire du PCC, Raúl fut particulièrement ovationné lors de l’ouverture et encore davantage lors de l’hommage général, rendu en clôture, à son frère Fidel. Non que l’ensemble des participants ait comme référence ou projet une décalque du système politique cubain, mais en témoignage d’admiration pour la résistance de la « génération historique » et d’un peuple qui n’ont jamais plié malgré les vicissitudes, plus de soixante années d’attaques permanentes et d’embargo étatsunien. Un exemple pour ceux qui aujourd’hui se battent contre les mêmes ennemis et le même type d’agression.

Comme il se doit dans ce type d’événement, qui fonctionnent aussi à l’« affectif », les « leaders » ont été attentivement écoutés. Pour ne pas dire avec ferveur. Victime d’un coup d’Etat en 2009, six mois après avoir rejoint l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) [9], le Hondurien Manuel Zelaya, sous les acclamations, a persisté et signé : « Si je devais aujourd’hui à nouveau demander mon entrée dans l’ALBA, une organisation à vocation anti-impérialiste et anticapitaliste, démocratique et solidaire, je le ferais avec encore plus d’orgueil, plus de dignité, de conviction et de responsabilité. »

Lors de leurs diverses interventions, en dénonçant l’obscène condamnation et incarcération de Lula, l’ex-présidente Dilma Rousseff, elle aussi défenestrée illégalement, et la présidente du Parti des travailleurs Gleisi Hoffmann ont et commenté la peur de la droite brésilienne de le voir remporter l’élection présidentielle d’octobre prochain si elle le laisse se représenter.

Lula lui-même, dans sa lettre, a synthétisé ce qui se révèlera pendant quatre jours être la philosophie générale du FSP : « Je l’ai toujours dit : s’ils veulent nous affronter, qu’ils le fassent politiquement, qu’ils soient candidats et qu’ils nous battent démocratiquement. Nous n’en avons pas peur et nous saurons les affronter et discuter avec le peuple de l’avenir qu’il veut (…) Ils veulent m’empêcher de participer aux élections de cette année mais jamais ils ne me feront taire ni ne m’empêcheront de lutter pour les droits du peuple brésilien, latino-américain et caribéen. » Avant de terminer « à la latina » par « une grande accolade de Lula ».

Du géant brésilien au confetti de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, au-delà des apparences, il n’y a eu qu’un pas. Lorsque vint son tour de s’exprimer, le premier ministre Ralph Gonsalves appela à appuyer le peuple brésilien, mais aussi à défendre Caracas et Managua : « Un jour c’est le Venezuela, un autre le Brésil, maintenant le Nicaragua, ce qui nous rappelle en permanence le coup d’Etat contre Zelaya (…).  »

On grincera sans doute, ici où là, que le discours du « despote » Maduro, dénonçant lors de la session de clôture « tous les types de guerre non conventionnelle » qu’affronte son pays, était cousu de fil blanc : « Tant qu’existera l’impérialisme, il y aura lutte. Tant qu’il y aura l’impérialisme des Etats-Unis, bien qu’il soit en pleine décadence, il y aura des intrigues contre les gouvernements progressistes ». Ou que celui de son ami Evo Morales était convenu  : « L’ennemi de ce temps est le président des Etats-Unis Donald Trump. C’est l’ennemi de l’Humanité et de la planète terre. » Mais constatons au passage que, dans la fameuse lettre de Lula, celui-ci écrit : « Nous condamnons les sanctions appliquées au Venezuela et les menaces d’intervention armée du président des Etats-Unis que, malheureusement, la droite, sur notre continent, ne condamne pas. Au contraire, dans la pratique, elle cherche à exclure le Venezuela des forums auxquels il a le droit de participer comme l’OEA ou le Mercosur [marché commun du sud].  » Quant à « Dilma », réputée encore plus modérée que son mentor, elle n’a pu s’empêcher de manifester son admiration : « Le Venezuela a démontré une immense capacité de résistance face à une force absolument disproportionnée mise en place par les Etats-Unis, et maintenant, avec le gouvernement de Trump, les menaces d’une intervention militaire. » Moyennant quoi la colombienne Piedad Córdoba, une autre femme qui, loin du monde des « idéologues », sait ce que lutter veut dire, a appelé à la résistance : « Tout est le produit d’un blocus inhumain [10] qui, non seulement affecte les présidents, mais le peuple vénézuélien ».

De cette revue de détail de la situation continentale, un authentique naufrage, lui, a émergé : la Colombie « post-conflit » se noie dans le sang. Parlant de sa propre nation, Córdoba a fait un constat hélas connu de tous : « Rien [de ce qui avait été signé avec la guérilla des FARC] n’a encore été respecté par l’Etat et, évidemment, cela menace gravement l’Accord de paix. La situation est extrêmement difficile du fait de l’assassinat de dirigeants et dirigeantes du mouvement social, 324 en tout, un fait extrêmement douloureux. » Tournant les Accords, les enfreignant, y contrevenant, la justice colombiennea été jusqu’à interdire de quitter le pays aux ex-commandants de l’opposition armée, Rodrigo Londoño et Rodrigo Granda, invités au FSP pour y parler de leurs perspectives de réintégration politique dans le cadre du nouveau parti Forces alternatives révolutionnaires du commun (également FARC), créé après le désarmement.

Dans le même registre « mesquineries, provocations et trahison », il a évidemment beaucoup été question à La Havane du président équatorien Lenin Moreno. Elu sous la bannière d’Alianza País (AP), parti de son prédécesseur Rafael Correa, dont il a été pendant six années vice-président, il a entrepris de détruire l’héritage de ce dernier et, dans le cadre d’une « chasse aux sorcières » digne de Torquemada, qui affecte tous les proches et partisans de l’ancien chef de l’Etat, va jusqu’à tenter de le faire condamner et emprisonner [11]. Tandis que Correa, dans un vidéo-message enregistré en Belgique détaillait la croisade menée contre lui, son ancien ministre de l’Economie, puis des Affaires étrangères, puis de la Défense, Ricardo Patiño, présent à La Havane, a appelé le FSP à se solidariser avec les dirigeants persécutés par la justice – Lula, Cristina Fernández de Kirchner, Correa et un autre de ses vice-présidents, Jorge Glas, déjà condamné et incarcéré au terme d’un procès sujet à caution.

Cassé en deux par Moreno et les opportunistes qui l’ont suivi, Alianza País était également représenté par son ex-secrétaire générale, présidente de l’Assemblée nationale de 2013 à 2017, la députée Gabriela Rivadeneira. Au-delà du cas Correa, celle-ci a mis en évidence le dramatique retour en arrière promu par Moreno : « Nous avons maintenant comme ministre de l’Economie le représentant des Chambres de commerce, nous avons reçu le vice-président des Etats-Unis et signé des accords de coopération militaire, nous revenons à nouveau aux traités bilatéraux d’investissement (…) En outre, depuis la rupture, nous avons perdu l’organisation politique qu’a fondé Rafael Correa, Alianza País. Depuis décembre [2017], nous avons commencé à travailler à la création d’une nouvelle organisation, mais nous nous heurtons à un blocage absolu : on ne nous permet pas de la légaliser, bien qu’elle soit la principale force du pays. »

Aux antipodes des thèses de la « gauche régressive », les manifestations de soutien à Correa se sont multipliées. Toujours sans existence légale dans son propre pays, le nouveau parti, Révolution citoyenne, a été accepté comme membre du FSP. Lequel, inquiet des rumeurs qui circulent avec de plus en plus d’insistance, a publié le 17 juillet un communiqué exhortant Quito à garantir les droits de Julian Assange, réfugié depuis six années dans l’ambassade équatorienne à Londres. Dans sa dérive, le président Moreno a clairement laissé entendre que ce locataire encombrant lui pose problème et qu’il aimerait s’en débarrasser. Au risque que l’homme qui a révélé leurs vilains petits secrets à travers Wikileaks soit ensuite extradé aux Etats-Unis.

Sans contact aucun avec les classes populaires, ce rassemblement de dirigeants et de partis prêterait légitimement le flanc à la critique. Raison pour laquelle a été portée une attention toute particulière à l’articulation des différents niveaux d’action politique. « Pour des raisons logiques et leurs formes différentes, tant les partis que les mouvements sociaux ont des façons distinctes de s’organiser et de fonctionner, constata d’emblée, sans fioritures, Mónica Valente, la secrétaire exécutive du FSP. Toutefois, nous qui sommes représentés ici partageons les mêmes objectifs et horizons, raison pour laquelle nous souhaitons stimuler un lien profond, dans nos pays, entre les partis et les mouvements sociaux, syndicaux et populaires. Nous connaissons la complexité de ces relations, mais également le potentiel dont nous disposons. »

On connaît les réussites de la vague post-néolibérale : selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc), près de 94 millions de personnes sont sorties de la pauvreté au cours de la dernière décennie. On en connaît aussi les difficultés, les insuffisances, les échecs, les contradictions. « Les partis ne parviennent pas toujours à lire toutes les sensibilités des groupes et communautés locales, a estimé le syndicaliste costaricain Jorge Coronado. Il faut promouvoir le dialogue, non que les mouvements sociaux aient la lecture intégrale correcte, mais afin d’analyser comment nous devons faire pour agir de façon complémentaire. Et nous devons avoir une discussion fondamentale, celle de la démocratie, vu que l’institutionnalité bourgeoise a avalé un courant important de la gauche, qui a adopté sa logique [12]. »

A rebrousse-poil des sentiers battus, ce FSP n’a, on le voit, en rien ressemblé à une assemblée de « béni-oui-oui ». Bureaucratisation des processus, verticalité excessive, erreurs économiques, fiscalité insuffisamment réformée, perte de l’éthique, corruption, extractivisme, modèle économique… Aucun thème n’a été éludé par cette gauche qui connaît elle aussi l’impérieuse nécessité de la critique. Mais ne se retourne pas contre les siens pour autant. Et qui a annoncé, entre bien d’autres proclamations, l’entame de conversations entre dix plateformes régionales de syndicats, mouvements de femmes, jeunes, militants LGTB, avec les partis, pour une meilleure coordination. Nul ne parie qu’il y aura forcément des miracles, mais, comme disait on ne sait trop qui [13], « là où il y a une volonté, il y a un chemin ».

De quatre jours d’embrassades, de poignées de mains et de claques dans le dos – l’Amérique latine n’est jamais triste, même lorsqu’elle affronte des difficultés – , mais surtout de discours, de conférences, de rencontres, d’échanges et de débats, est sorti un mot d’ordre : « Unité ! » Au-delà de leurs sensibilités différentes, inspirés par « l’offensive multiforme, réactionnaire et conservatrice de la restauration néolibérale », tous ces délégués de la gauche latino-américaine se sont retrouvés sur l’essentiel, exprimé à travers les Conclusions finales (et une quarantaine de « résolutions »). En voici, résumés, quelques éléments :

« Nous dénonçons l’ingérence de l’OEA, qui continue à être considérée par le gouvernement des Etats-Unis comme son ministère des Colonies. Les agissements de son secrétaire général [Luis Amlagro], marqués par une méprisable soumission aux intérêts de la Maison-Blanche, le prouvent tous les jours. L’OEA et le Groupe de Lima [14] constituent les chevaux de Troie contre l’unité latino-américaine et caraïbe. »

« Nous condamnons la guerre non conventionnelle et de large spectre imposée par l’impérialisme “yanki” et ses alliés européens, latino-américains et caraïbes contre la Révolution bolivarienne. (…) Comme il y a un an à Managua, le FSP reste en état d’alerte et en session permanente de solidarité internationaliste contre l’intervention au Venezuela. »

« Nous réaffirmons notre absolue volonté de parier pour la paix, en concordance avec la Celac [Communauté des Etats latino-américains et Caraïbes] qui, en janvier 2014 a déclaré l’Amérique latine zone de paix. Pour cette raison, nous appuyons la demande des forces politiques et sociales de Colombie pour que le gouvernement de ce pays mette en œuvre les Accords de La Havane, maintienne ouvert le dialogue avec l’ELN [Armée de libération nationale] et fasse des pas authentiques pour en finir avec l’assassinat d’ex-combattants, de dirigeants sociaux, politiques, écologistes et défenseurs des droits humains. »

« Nous rejetons de manière énergique la politique interventionniste des Etats-Unis dans les affaires internes du Nicaragua sandiniste, pays dans lequel est mise en œuvre la méthode appliquée par l’impérialisme nord-américain aux pays qui ne répondent pas à ses intérêts hégémoniques, causant la violence, la destruction et la mort à travers la manipulation et l’action déstabilisatrice des groupes terroristes de la droite “golpista”.  »

« Nous exigeons que soit rendu au peuple de Cuba le territoire occupé illégalement par la base navale étatsunienne à Guantánamo. »

« Nous exigeons l’élimination de toutes les bases militaires étatsuniennes existant dans la région (77 au total qui, avec la IVe Flotte, couvrent tout l’espace régional), et de toutes les bases militaires de n’importe quel pays, où qu’il se trouve [15]. »

« Nous exprimons notre solidarité au “compañero” Rafael Correa Delgado, dirigeant populaire et progressiste de notre région. En raison de la rupture de l’Etat de droit et de la procédure régulière, le “compañero” Rafael est lui aussi victime d’une persécution politique et de l’utilisation de la justice comme instrument de vengeance et d’intimidation. »

« Nous exigeons la libération immédiate de Lula après une condamnation et une incarcération sans preuves, et soutenons son droit à être candidat présidentiel lors des élections d’octobre au Brésil, respectant ainsi la volonté de la majorité du peuple brésilien. Lula est vivant ! Lula Innocent ! Lula président ! »

Cuba, Brésil, Equateur, Venezuela, Nicaragua… Tous les « sujets qui fâchent ». Il ne s’agit pas là des déclarations d’un groupuscule, d’une secte, d’un clan, d’une chapelle, d’une tendance, d’une sous-tendance, d’une faction. Rappelons-le : elles émanent de 625 délégués appartenant à 168 organisations, partis politiques et mouvements sociaux… La gauche latina.

 

Notes

[1] Lire : http://www.medelu.org/Washington-FMI-patronat et http://www.medelu.org/Le-Nicaragua-sous-dictature-du

[2] Daniel Ortega, dirigeant du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), réélu à la présidence le 6 novembre 2016, avec 72,5% des suffrages (abstention : 31,8 %) ; Rosario Murillo (son épouse), vice-présidente.

[3] http://www.cloc-viacampesina.net/noticias/nicaragua-comunicado-de-la-asociacion-de-trabajadores-del-campo-0

[4] http://www.rebelion.org/noticia.php?id=244304&titular=%22como-intelectuales-queremos-manifestar-nuestro-profundo-rechazo-frente-a-la-violencia-pol%EDtica-estatal

[/a] Ambassadeur de la Bolivie aux Nations unies depuis 2009, Pablo Solón a démissionné en 2011 pour marquer son désaccord avec la répression de manifestations radicales de groupes indigènes du parc Tipnis, mobilisés contre la construction d’une route traversant leur territoire.

[5] http://llamadointernacionalvenezuela.blogspot.com/2017/05/appelinternational-urgent-pour-stopper.html

[6] https://www.aporrea.org/ideologia/a247063.html

[7] Pour comprendre la crise brésilienne : http://www.medelu.org/Crise-democratique-et-condamnation

[8] Cuba avait déjà accueilli le FSP en 1993 et 2001.

[9] Née à l’initiative de Hugo Chávez et Fidel Castro, cette initiative d’intégration régionale innovante regroupe aujourd’hui neuf pays : la Bolivie, l’Equateur, le Venezuela, le Nicaragua, Cuba, Antigua-et-Barbuda, La Dominique, Sainte-Lucie, -Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Les « golpistas » honduriens s’en sont retirés une fois leur coup d’Etat réussi.

[10] Référence aux sanctions américaines et à la « guerre économique » dont est victime le Venezuela.

[11] Vivant actuellement en Belgique, d’où est originaire son épouse, Correa est sous le coup d’un ordre de « prison préventive » qui a été notifié à Interpol – pour l’heure sans résultat. Mais il ne peut plus rentrer en Equateur pour y exercer une quelconque activité politique.

[12] https://www.alainet.org/es/articulo/194151

[13] La phrase est attribuée à Lénine, Winston Churchill, Jaurès et même Lao Tseu.

[14] Alliance de quatorze pays néolibéraux latino-américains, dont le Brésil, l’Argentine, la Colombie, le Pérou et le Canada, agissant en supplétifs des Etats-Unis contre le Venezuela. La récente victoire d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique devrait priver la coalition d’un poids lourd de la région.

[15] Référence à l’occupation des îles Malouines argentines par les Britanniques.

 

URL de cet article : http://www.medelu.org/La-voix-dissonante-du-Forum-de-Sao

Nicaragua : Washington, FMI, patronat, travailleurs, retraités… même combat ?

auton62-d273aMaurice LEMOINE

C’est dans une déclaration datée du 16 avril que le président de l’Institut nicaraguayen de sécurité sociale (INSS) Roberto López a rendu publiques une série de mesures destinées à redresser l’institution, laquelle annonce un déficit de 71 millions de dollars (59,8 millions d’euros). Ratifiée le 18 avril par la « résolution 1/317 » du président Daniel Ortega, l’un des leaders de la révolution qui, en 1979, renversa la dictature d’Anastasio Somoza, cette réforme augmentait les cotisations des employeurs, des travailleurs et, surtout, instaurait sur les retraites une contribution spéciale de 5 %. Après un moment de stupeur, cette amputation du pouvoir d’achat d’hommes et de femmes âgés souvent très modestes a provoqué un fort rejet.

Emmenés dans un premier temps par des groupes d’étudiants de l’Université centraméricaine (UCA ; jésuite) et de l’Université polytechnique du Nicaragua (UPOLI) « solidaires de leurs anciens », des milliers de manifestants occupèrent la rue dès le 18 avril contre ce « paquete » qualifié d’« illégal et inhumain ». En quelques heures, cette protestation s’étendit et gagna les villes de province (Jinotepe, Diriamba, Granada, León) et prit un caractère violent, des groupes d’individus vandalisant installations du Front sandiniste de libération nationale (FSLN, au pouvoir), commerces et supermarchés. Une répression particulièrement « musclée » de la police anti-émeutes et des heurts avec des groupes de contre-manifestants provoquèrent les premières victimes – quatre morts le troisième jour, dont un policier tué par un coup de fusil.

nicaragua-800x445Nicaragua se divide entre defensores y detractores del Gobierno de Ortega

Dès le 21 avril, prenant conscience de l’ampleur du mécontentement, le président Ortega fait marche arrière en appelant à un dialogue national après avoir annoncé la révocation de la « résolution 1/317 ». Ce rapide recul ne provoque aucun effet : une large opposition allant du Conseil supérieur de l’entreprise privée (Cosep) et des partis de droite traditionnels jusqu’aux étudiants et à la classe moyenne en passant par les « dissidents », supposément de centre-gauche, du Mouvement de rénovation sandiniste (MRS) affichent leur détermination de continuer la lutte jusqu’à l’obtention du départ d’Ortega et de son épouse, la vice-présidente Rosario Murillo, élue en même temps que lui.

A l’appel du Cosep et des étudiants, les rues de Managua s’embrasent à nouveau le lundi 23 avril contre le gouvernement et, le 28, convoquée par l’Eglise, une « marche pour la paix », au cri de « qu’ils s’en aillent ! », exige « la fin du régime » et réclame la justice pour les morts des dernières semaines – les chiffres annoncés, très imprécis, iront de quarante-trois à soixante-trois.

Tout aussi importante, bien que très peu médiatisée, une manifestation monstre des secteurs populaires sandinistes « pour la paix et le dialogue » réagit le 30 avril en appui au chef de l’Etat.

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A partir de ce récit qu’on qualifiera de « standard », au moins trois versions et analyses des événements s’affrontent. Pour certains, le Nicaragua a vécu une explosion sociale provoquée par une mesure impopulaire. Pour l’opposition, les Etats-Unis et les médias en général, il y a au Nicaragua une « dictature »(The Wall Street Journal) et « Daniel Ortega doit partir » (éditorial du quotidien de droite espagnol El País [1]). Pour sa part, le gouvernement voit dans ces troubles une conspiration de la droite pour mener à bien une déstabilisation « à la vénézuélienne  » ou l’un de ces coups d’Etat « light » qui ont écarté du pouvoir Manuel Zelaya (Honduras, 2009) ou Fernando Lugo (Paraguay, 2012). D’autres enfin, peut-être plus pointilleux, s’efforcent de séparer les informations vraies des informations fausses et les ni vraies ni fausses des à moitié-vraies à moitié-fausses. Ce que nous tenterons de faire ici.

Depuis leur retour au pouvoir en 2007, après les seize années de désastre néolibéral qui ont suivi la sanglante agression des Etats-Unis contre la révolution sandiniste (1980-1991), Daniel Ortega et le FSLN ont mis en œuvre d’importants programmes sociaux. Bien plus que toutes les turpitudes qui leur sont attribuées, ces programmes leur ont valu le soutien d’une base populaire, majoritaire, qui explique leur réélection en 2011 et 2016 [2]. Bien entendu, nul n’oserait prétendre qu’ils mènent une politique « révolutionnaire » au sens classique ou même hétérodoxe du mot : depuis 1979 et le renversement de la dictature, le monde a quelque peu changé et les rapports de force ne sont plus ce qu’ils ont été.

Remportant l’élection de 2006 par une marge étroite, Ortega et le FSLN se sont assurés un minimum de stabilité en formulant un « pacte d’unité nationale », une alliance de fait avec une partie de l’Eglise, très conservatrice, et le secteur privé. A l’autre extrémité de l’arc idéologique, ils ont rejoint l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) [3] et ont ainsi bénéficié de l’aide substantielle du Venezuela (de l’ordre de 500 millions de dollars par an).

Très peu appréciées des castes et de leurs chiens de gardes médiatiques, cette alliance de gouvernements « populistes » et une politique interne qualifiée d’« assistancialiste » (par des analystes généralement bien nourris) ont sorti de la misère et de la faim des dizaines de milliers de déshérités. De 48,3 % en 2005, le taux de pauvreté est passé à 24,9 % en 2016 (l’extrême pauvreté régressant de 17,2 % à 6,9 %) [4].

Malgré ces résultats positifs, un thème demeure fort délicat : assurer l’équilibre structurel du système de Sécurité sociale, laissé dans un état pitoyable par les gouvernements de droite précédents, qui l’ont littéralement pillé. Et qui, aujourd’hui, souffre d’un fort déficit. Mais pas pour les mêmes raisons.

De passage à Paris, Sidhartha Marín, ministre conseiller du président Ortega, souligne, chiffres en main : « Nous nous sommes acquittés d’une énorme dette sociale en augmentant considérablement le nombre des pensions de retraite et en réincorporant des gens qui, pour différentes raisons, et en particulier leur participation à la guerre, n’en avaient pas. » De 420 200 en 2006, le nombre des bénéficiaires a effectivement plus que doublé pour atteindre 914 279 en avril 2017. La retraite minimum, quant à elle, passe dans le même temps de 1212 cordobas (33,8 euros) à 4 680 cordobas (129 euros). Un droit à une pension réduite est instauré pour 42 946 « anciens » du conflit armé qui n’ont jamais cotisé tandis que le pouvoir améliore considérablement le système de santé. On a connu pire casse sociale dans une Amérique centrale ravagée par la pauvreté. Mais le budget de l’INSS n’y a pas résisté…

« On a analysé diverses options pour faire une réforme garantissant la soutenabilité du système à moyen et long terme », explique Sidhartha Marín. Tandis que gouvernement, Cosep et syndicats discutent au sein d’une Commission technique, le Fonds monétaire international (FMI), présent à titre consultatif, livre ses préconisations. Classiques, impitoyables, assassines : doubler de 750 à 1500 le nombre de semaines de cotisation pour accéder à une pension pleine ; passer l’âge de la retraite légal de 60 à 65 ans ; éliminer les pensions pour les victimes de guerre (instaurées par Ortega) ; supprimer les mini-pensions pour les personnes âgées n’ayant pas la totalité des semaines requises de cotisation (également redevables au gouvernement FSLN) ; éliminer le treizième mois versé aux retraités.

Le Cosep applaudit des deux mains. Les syndicats refusent catégoriquement. Le pouvoir les suit et écarte le verdict du FMI. Puis cherche la voie médiane qu’il annonce le 16 avril : les cotisations des travailleurs passent de 6,25 % à 7 % (une hausse de 0,75 %) ; celles des patrons, plus importante, de 19 % à 22,5 % (+ 3,5 %) ; celles des retraités de… 0 % à 5 %. Les travailleurs acceptent la proposition. Le secteur privé la rejette. De même que les retraités.

Somme toute, en amputant le maigre pouvoir d’achat de ces derniers, le pouvoir sandiniste applique une mesure peu ou prou similaire à celle prise par le « président des riches » Emmanuel Macron lorsqu’il a augmenté la Contribution sociale généralisée (CSG) des retraités français. Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, il est donc tout à fait compréhensible, pour ne pas dire normal et légitime que, dans les deux pays, ceux-ci descendent dans la rue pour protester. Et, au Nicaragua, ruent dans les brancards quand, jouant de l’urgence et de l’émotion au détriment de la raison, la vice-présidente Rosario Murillo déclare impulsivement que les manifestants sont de « minuscules groupes encourageant la haine » et des « médiocres » à qui elle souhaite « un châtiment divin ».

Elle s’attire en retour les foudres très terrestres d’un dirigeant sandiniste historique, Jaime Wheelock, qui, dans une lettre publique, s’adresse à Ortega : « Par son contenu et par sa forme, le décret qui a réformé l’INSS a été une grave erreur politique, technique et légale du gouvernement (…) car il a affecté les droits économiques acquis et les économies d’un million de chefs de famille, sans offrir de solution pratique à la grave situation financière de l’INSS [5]. »

Connaissant à l’évidence la maxime « errare humanum est, perseverare diabolicum » – « l’erreur est humaine, l’entêtement est diabolique » – Ortega abroge le décret et en appelle au dialogue – là où bien d’autres à sa place s’entêteraient (cf un certain Emmanuel Macron).

Au-delà de cet aspect de la crise, systématiquement et quasi-uniquement mise en avant, il convient de préciser que le premier acteur de poids à « prêcher la révolte » à l’annonce de la réforme a été le patronat. Pour l’économiste Adolfo Acevedo, ces mesures allaient signifier « une augmentation considérable des coûts s’ajoutant aux salaires », incitant les grandes et moyennes entreprises « à chercher des mécanismes pour réduire l’affiliation de leurs travailleurs au système [de l’INSS] », tandis que les petites y trouveraient « un formidable manque d’encouragement à déclarer leurs travailleurs [6] ». Tout aussi inquiète, la Chambre de commerce américaine du Nicaragua (AmCham), regroupant les firmes étatsuniennes, avertit que ces réformes allaient affecter « les revenus de milliers de Nicaraguayens employés dans l’économie formelle et la compétitivité du pays ».

Ulcérés qu’Ortega n’ait accepté ni de repousser l’âge de la retraite, ni d’augmenter le nombre de semaines de cotisations, ni de revenir sur diverses mesures de protection sociale, ni de privatiser les centres de santé en appliquant les recettes préconisées par le FMI, ces altruistes analystes ont par ailleurs une grosse arête en travers de la gorge (qu’eux et leurs alliés évitent avec soin de mentionner publiquement) : outre l’augmentation des charges précitées, le décret élimine le plafond de 82 953 cordobas (2 322 euros) au-delà duquel un salarié, quand bien même il dispose d’un très haut salaire, ne paie plus de cotisations. Outre la classe moyenne bien intégrée, sont directement affectés les membres de la famille et les amis ou obligés souvent placés dans l’entreprise aux postes d’encadrement et de direction avec des émoluments élevés. Une bonne raison pour hurler à la mort et réclamer « un changement de régime » dans des manifs de déshérités.

C’est donc ce patronat « solidaire » (mais de qui ?) qui sonne le tocsin. Une partie de l’Eglise l’accompagne quand une vingtaine de prêtres ayant à leur tête le cardinal Leopoldo Brenes et l’évêque auxiliaire de Managua, Mgr Silvio Báez, appuient publiquement les protestations. Souvent issus de la classe moyenne et d’idéologie confusément conservatrice, les étudiants montent en première ligne, forts de leur esprit de rébellion. Particulièrement agressifs à l’égard de « Daniel », les « sandinistes dissidents » donnent de la voix. Groupuscule sans poids réel au sein des secteurs populaires, mais regroupant, souvent au sein du Mouvement de rénovation sandiniste (MRS), d’anciens révolutionnaires historiques – Dora María Téllez, Mónica Baltodano, Hugo Torres, Edmundo Jarquín – et quelques intellectuels de renom – Sergio Ramírez, Gioconda Belli –, ils représentent une moyenne bourgeoisie vaguement social-démocrate (dans son acceptation la moins respectable : celle qui a provoqué la phase terminale des PS européens) et n’ont, sur les problèmes de l’INSS, absolument aucune proposition digne de ce nom.

Toutefois, comme nombre d’Organisations non gouvernementales (ONG) qui leur servent de relai – Centre nicaraguayen des droits humains (Cenidh), Commission permanente des droits humains (CPDH), Fundación Violeta Barrios de Chamorro, Hagamos Democracia, etc. –, ils ont, au nom de leur passé (incontestable) et de leur virage idéologique (très dans l’air du temps), maintenu d’excellentes relations aussi bien avec les secteurs considérés « progressistes » de la « communauté internationale » qu’avec, s’agissant des ONG, des sources de financement ni spécialement philanthropes ni particulièrement désintéressées (USAID, NED, Union européenne, etc.) [7]. C’est donc, en symbiose totale avec la droite, leur interprétation des événements – « Un peuple se soulève contre la dictature » – qui, majoritairement, va circuler et s’imposer.

« La réforme de l’INSS a été un prétexte, estime Sidhartha Marín. Après la dérogation, la protestation n’avait plus lieu d’être, les retraités n’étaient plus dans la rue. L’articulation, les niveaux de coordination attirent l’attention. Certains ont récupéré et utilisé le mécontentement pour créer le chaos. »

Dès le 17 avril, surgit sur Twitter un compte nommé #SOSINSS. En quelques heures, des attaques d’une violence extrême s’en prennent aux mairies (Esteli, Grenada), au siège départemental du FSLN à Chinandega, aux commerces, à des maisons de sandinistes, à des centres culturels ou de santé. Dans des villes bientôt jonchées de débris, de voitures incendiées, de barricades érigées à proximité de bâtiments publics saccagés et de grandes surfaces pillées, des pistolets et armes semi-automatiques s’ajoutent aux cocktails Molotov et mortiers artisanaux traditionnellement utilisés dans ce pays à l’Histoire tourmentée. Malgré l’apparente absence de direction, des actions manifestement coordonnées, synchronisées, dans l’ensemble du pays… Et accompagnées du « storytelling » afférent.

Répression il y a eu. Excessive, à l’évidence, en certaines occasions. Dans une interview accordée à la chaîne télévisée Univisión, Bayardo Arce, révolutionnaire de large trajectoire et conseiller économique d’Ortega, après avoir exprimé sa solidarité aux familles endeuillées, avance son explication : « Je ne dirais pas qu’il y a eu répression, mais, concernant la police, une situation comme il s’en produit dans ce type de phénomènes sociaux où, à un certain moment, tu perds le contrôle. La police a perdu le contrôle… » Et parfois l’usage « raisonnable et proportionné » de la force. A tel point que, le 27 avril, la cheffe très critiquée de l’institution, Aminta Granera, qui occupait cette fonction depuis 2006, a présenté sa démission.

Toutefois, tandis que les discours s’enflamment dénonçant le « gouvernement assassin », d’autres voix s’élèvent pour dénoncer une manipulation majuscule », similaire à celle qui accompagna au Venezuela la période insurrectionnelle d’avril à juillet 2017. Pour ne parler que d’elle, la « sympathique » Université polytechnique (UPOLI, propriété d’une Eglise baptiste dont le siège se trouve aux Etats-Unis) est en réalité devenue le centre de commandement de bandes de délinquants recrutés dans les quartiers et transformés en force de choc pour provoquer la police et mettre Managua à feu et à sang.

Fils de Carlos Fonseca Amador, l’un des fondateurs en 1961 du FSLN, assassiné le 8 novembre 1976 par la dictature de Somoza, Carlos Fonseca Terán, secrétaire adjoint aux relations internationales du Front, livre un témoignage édifiant : « Dans l’après du lundi 7 mai, un groupe de citoyens s’étaient réunis sur la rotonde de La Virgen [à Managua] pour demander la paix et appuyer le dialogue. En très peu de temps, ils ont été attaqués par surprise et par derrière à coups de mortiers [artisanaux] et de pierres, depuis une très courte distance, par les “pandilleros” [délinquants]. Une partie de ces personnes attaquées, comme il est naturel, ont quitté les lieux, mais une autre partie, avec l’appui de la population, a décidé de résister aux agresseurs, manifestement en provenance de l’UPOLI et armés jusqu’aux dents. Face à cette situation, la police n’a eu d’autre option que d’intervenir pour empêcher une tragédie. Alors, 100% Noticias [8], qui n’avait jusque-là pas dit un mot sur ce qui se passait, a commencé à “informer” que la Police réprimait durement les étudiants de l’UPOLI [9]. »

Le même type de phénomène a été constaté à Niquinohomo et Catarina, pour ne citer que ces cas, où les forces de l’ordre n’ont pas surgi pour « casser de l’opposant », mais pour protéger des manifestants pro-gouvernementaux pacifiques de bandes antisandinistes enragées.

Au Venezuela, rebaptisés « paramilitaires » par la corrida médiatique, les « colectivos », groupes militants chavistes très politisés, mais, à 95 % pacifiques, se voient accusés de tous les crimes, réels et supposés (présent en mai 2017, dans l’est de Caracas, au cœur de nombreux affrontements de manifestants avec les forces de l’ordre, nous n’avons jamais constaté la présence d’aucun d’entre eux, là où nombre de nos confrères les voyaient partout [10]).

Au Nicaragua, ce sont les Jeunesses sandinistes, mouvement à caractère politique et idéologique présent dans les quartiers les plus vulnérables, qui deviennent des « nervis » et des « gros bras meurtriers ». Que des échauffourées aient eu lieu entre ces contre-manifestants imprégnés de passion politique et des émeutiers tout aussi ardents n’est pas contestable. Mais qui meurt et qui tue ? Là encore, le parallèle avec le Venezuela s’impose, où la vulgate médiatique a attribué toutes les victimes à « la répression », quand il n’en était rien.

Sympathisant sandiniste, le journaliste « assassiné » à Bluefields, Ángel Eduardo Gahona, contrairement aux allégations initiales attribuant sa mort aux forces de l’ordre, aurait (on notera ici l’emploi du conditionnel) été tué par l’arme à feu artisanale du citoyen Brandon Cristopher Lovo Taylor, également accusé d’avoir blessé l’officier de la Police nationale Carlos Anselmo Rodríguez. Deux officiers de police sont morts. De même que des sympathisants sandinistes. L’un d’entre eux brûlé vif dans un bâtiment incendié par des vandales. Et bien sûr, et hélas, des opposants. Mais combien ? « Certaines ONG, de manière imprécise et irresponsable, sans preuves ni arguments, avancent des chiffres, grimace Sidhartha Marín. Pour l’instant, rien n’a été démontré. Il faut être sérieux, très rigoureux, et c’est la raison pour laquelle l’Assemblée nationale a créé une Commission de la justice et de la vérité. »

Personne n’a planifié en amont cette vague de violence, ni au Nicaragua ni à l’étranger. Elle naît d’une mesure sociale impopulaire et très mal reçue. Mais, il existe trop de similitudes avec les méthodes antidémocratiques utilisées dans d’autres pays pour ne pas l’insérer dans la grande partie géopolitique qui se déroule actuellement. Car en quelques jours, la crise a changé de nature. Exploitant l’erreur voire la faute du pouvoir, l’opposition s’est organisée très vite, car prête, à l’affût de la première occasion, pour tenter de le renverser. Ce qui n’a plus rien à voir ni avec la contestation ni avec la démocratie tant revendiquée. Est-ce un hasard ? La « star » de CNN (en espagnol) et d’Univisión Patricia Janiot débarque en personne et en urgence, avec son équipe, dans le chaudron nicaraguayen. L’a-t-on vue dans les manifestations brutalement réprimées qui, il n’y a pas si longtemps, ont suivi une fraude électorale grosse de la taille du soleil lors de l’élection présidentielle au Honduras [11] ? Non. S’est-elle déplacée en Argentine où des foules se rassemblent périodiquement pour protester contre les mesures antisociales du président néolibéral Mauricio Macri ? Non plus. Va-t-elle interroger en Colombie les dirigeants de mouvements sociaux qui, tous les jours, voient l’un de leurs membres ou militants tomber (une victime toutes les trente-six heures en janvier dernier) ? Certainement pas. Mais la gauche latina est en difficulté au Nicaragua, un pays qui plus est membre de l’ALBA. C’est merveilleux ! Contribuons à formater l’opinion.

A l’heure tant espérée de la revanche, l’offensive se développe sur tout le continent. Coup d’Etat parlementaire au Brésil contre Dilma Rousseff, suivi de la condamnation et de l’emprisonnement de l’ex-chef de l’Etat Luiz Inacio da Silva (« Lula), favori des sondages dans la perspective de l’élection présidentielle d’octobre prochain. Sur des bases judiciaires aussi douteuses, emprisonnement du vice-président équatorien Jorge Glass et démantèlement sournois de l’héritage de Rafael Correa. En Colombie, mise en danger des accords de paix par l’arrestation d’un de ses signataires, l’ex-commandant des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) Jésus Santrich, accusé de « narcotrafic » sur la base d’un vraisemblable « montage » de la justice colombienne et de la Drug Enforcement Administration (DEA) – les « anti-narcos » étatsuniens. Abandon par six pays de l’Union des nations sud-américaine (Unasur), créée sous l’impulsion d’Hugo Chávez et pensée comme un contrepoids aux Etats-Unis et à son annexe, l’Organisation des Etats américains (OEA) [12]. Déstabilisation féroce du Venezuela…

On n’oubliera pas que Washington n’a pas attendu la crise de l’INSS pour s’intéresser de très près au Nicaragua. Certes plus révolutionnaire, mais encore trop indocile, Managua se trouve dans le collimateur depuis que le Capitole a mis à l’ordre du jour le « Nicaraguan Investment Conditionality Act 2017 » – plus connu sous le nom de « Nica Act » –, porté par vingt-cinq législateurs (quinze républicains et dix démocrates) également déchainés contre le Venezuela, et destiné à empêcher tout financement du Nicaragua par les organismes financiers internationaux. Approuvée par le Congrès américain en octobre 2017, cette loi se trouve en attente d’examen au Sénat. Des sanctions économiques qui, si elles sont appliquées, auront pour principal effet de torpiller les efforts de Managua pour améliorer les conditions de vie des « Nicas » et diminuer la pauvreté. Une nouvelle agression qui ne peut que hérisser tout « sandiniste » digne de ce nom ayant connu les terribles années 1980. A moins que…

Estimant qu’Ortega et son épouse Murillo ont abandonné les principes historiques du parti, les dissidents du Front ont rebaptisé le pouvoir « danieliste » ou « orteguiste ». Pourquoi pas. Mais peuvent-ils eux-mêmes se réclamer du sandinisme ces dirigeants du MRS qui, en compagnie des secteurs conservateurs les plus rances, demandent aux Etats-Unis, au vu et au su de tous, d’appliquer le « Nica Act » pour punir Ortega ? Des sanctions étranglant leur propre pays ! La droite ne pouvait rêver plus efficaces supplétifs. Plutôt que se rallier à l’« Empire » qui a tant fait souffrir leurs compatriotes, que ne lui réclament-ils le paiement des 17 milliards de dollars qu’il a été condamné à verser par la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye, en juin 1986, pour avoir soutenu les mouvements « terroristes » agissant en territoire nicaraguayen depuis le Honduras ? Cette somme, jamais payée, au mépris du droit international, permettrait de combler 240 fois le déficit de l’INSS ou de financer de multiples programmes sociaux.

Membre de ce front politique post-moderne, Cristiana Chamorro, directrice de la Fondation Violeta Barrios de Chamorro – du nom de sa mère et ex-présidente du Nicaragua (1990-1997), qui y a réintroduit les politiques néolibérales – est allée rencontrer, le 4 mai, le secrétaire général de l’OEA et « homme de main » de Washington, Luis Almagro. En le pressant d’intervenir, elle lui a présenté deux scénarii : « Ou des élections justes et transparentes, anticipées [ce que réclamait la droite dure vénézuélienne pendant la phase insurrectionnelle de 2017, avant de refuser d’y participer dès lors qu’elles ont été organisées] permettant une transition pacifique, comme Ortega l’a fait en 1989, ou une sortie sanglante et de destruction du pays comme l’a choisi Somoza en 1979. » Avant d’ajouter : « Malheureusement, il semble qu’Ortega a choisi le second [13]. »

C’est précisément devant le Conseil permanent de l’OEA que Mike Pence, le vice-président des Etats-Unis, a déclaré le 7 mai : « Un obscur nuage de tyrannie plane sur Cuba, le Venezuela et le Nicaragua. » Le 24 avril, la Maison Blanche avait fait référence « à la répugnante violence politique de la Police et des matons pro-gouvernementaux contre le peuple du Nicaragua. » On peut donc craindre que les troubles actuels, s’ils devaient perdurer, ne servent de prétexte parfait à une accélération de l’approbation du « Nica Act ». Et à une déstabilisation accentuée en vue d’un « changement de régime » selon l’expression consacrée du Venezuela à… l’Iran.

Le peuple nicaraguayen a connu une guerre, organisée et financée par Ronald Reagan, qui a fait plus de cinquante mille morts. Il aspire à la paix, n’en déplaise aux violents. « Je tiens à souligner le rôle qu’a joué le pape Francisco en appelant à la concorde et au dialogue, ce que faisait déjà Daniel », nous confie Sidhartha Marín. C’est grâce à cet appel que la Conférence épiscopale a accepté de servir de médiateur et de témoin. »

Reste à savoir si la raison prendra le dessus ou si les boutefeux l’emporteront. Tandis que les évêques demandaient, pour entamer le dialogue, la fin de la violence, le respect du droit de réunion des manifestants et l’accès au pays de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) [14] pour seconder la Commission de la vérité, ce que le pouvoir a accepté, des affrontements opposaient encore forces de l’ordre et émeutiers pendant le week-end des 12 et 13 mai.

Maurice LEMOINE

Illustration : Miolo / Flickr CC

»» http://www.medelu.org/Washington-FMI-patronat

[1] « Daniel Ortega debe marcharse », 2 mai 2018.

[2] Lire « Le Nicaragua sous dictature… du double standard et du copier-coller », Mémoire des Luttes, 29 novembre 2016 ; http://www.medelu.org/Le-Nicaragua-sous-dictature-du

[3] Pacte économique, culturel et social fondée le 14 décembre 2004 à la Havane par Hugo Chávez et Fidel Castro, et conçu en opposition à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), voulue à l’époque par les Etats-Unis.

[4] S’agissant du Nicaragua, les derniers chiffres fournis par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) des Nations unies dans son « Panorama social 2017 » concernent l’année 2014 et indiquent respectivement 29,6 % (pauvreté) et 8,3 % (extrême pauvreté).

[5] Marcelo Colussi, « Nicaragua : ¿quién ganó y quién perdió ? », Comité pour l’annulation des dettes illégitimes (CADTM), 5 mai 2018.

[6El País, Madrid, 19 avril 2018.

[7] USAID : Agence des Etats-Unis pour le développement international. NED : Fondation nationale pour la démocratie ; créée par Ronald Reagan, financée via le Congrès des Etats-Unis, attribue des centaines d’importantes subventions chaque année, partout dans le monde, pour soutenir les groupes « pro démocratie » (au sens néolibéral et alignés sur les intérêts de Washington).

[8] Chaîne d’information en continu et site Web d’opposition.

[9] Carlos Fonseca Terán, « Indignación », América latina en movimiento (Alainet), Quito, 10 mai 2018.

[10] Lire sur Mémoire des Luttes : « Au Venezuela, la fable des manifestations pacifiques », 15 juin 2017 – http://www.medelu.org/Au-Venezuela-la-fable-des – et « Les “colectivos” vénézuéliens, du fantasme à la réalité », 28 juillet 2014 – http://www.medelu.org/Les-colectivos-venezueliens-du

[11] Lire « Au Honduras, tout est mal qui finit mal »

[12] Leur abandon « pour un temps indéfini  » de l’Unasur a été annoncé le 18 avril par le Brésil, l’Argentine, le Chili, le Paraguay, le Pérou et la Colombie.

[13] « Abril 2018, la insurección de la conciencia », Envío, Managua, mai 2018.

[14] Organe juridique de l’OEA, entité sous forte influence des Etats-Unis, qui n’ont eux-mêmes pas signé la Convention interaméricaine des droits de l’Homme, la CIDH a très souvent montré une évidente partialité à l’égard des gouvernements de gauche latino-américains. Le 10 septembre 2013, le Venezuela s’en est retiré.

Source : http://www.medelu.org/Washington-FMI-patronat

Invitation à la première de notre documentaire sur « l’autre Che » à Bruxelles, le 18 novembre

Grâce aux amis d’ATTAC sera projeté, pour la première fois en Belgique, notre documentaire « Carlos l’aube n’est plus une tentation » le 18 novembre à 20 h. au Botanique, Rue Royale à Bruxelles, dans le cadre du Festival du cinéma d’ATTAC Bruxelles. Nous publions aussi un nouveau livre (en espagnol) basé sur ce film, qu’on peut télécharger ici https://t.co/leUSDLEePP

Format original : Vidéo HDV NTSC). Durée : 1 h. 22. Production : Las Tres Raíces, Venezuela. Avec l’appui de Zin TV (Bruxelles). Image : Henry Linares, Deylin Peugnet et Olivier Auverlau. Assistante de réalisation : Marjorie Arostegui. Musique : Philippe Tasquin. Enquête, scénario, réalisation, prise de son et montage : Thierry Deronne. Diffusion du DVD (V.O. sous-titres FR) : gloriaverges@free.fr

Quelques avis sur le film

Un film émouvant à l’image de la rencontre du commandant Borge avec son rêve d’un parc d’enfants

Alex Cox, cinéaste britannique, réalisateur de “Walker

C’est un cadeau non seulement pour ma famille mais pour les nouvelles générations qui, comme la fillette qui apparaît au début du documentaire, ignorent tout de cette Histoire

Tania de los Andes Fonseca, fille de Carlos Fonseca

Alors que beaucoup de films ne la peignent que par petites touches, ce documentaire donne accès à la séquence complète de l’Histoire

Gilda Bolt, Ambassadrice du Nicaragua au Salvador

Il faut que la jeunesse le voie dans tout le Nicaragua

Tomás Borge, Commandant de la Révolution, lors de la première du film à Managua.

 

La journaliste Sonia Contreras (au centre)

La journaliste Sonia Contreras (au centre), La Guajira, État du Zulia.

Interview du réalisateur Thierry Deronne par la journaliste vénézuélienne Sonia Contreras

Sonia Contreras – Que retiens-tu des témoignages rassemblés autour de la vie de Carlos Fonseca ?

Thierry Deronne : d’abord, la gorge nouée de beaucoup lorsqu’ils évoquaient la perte d’un leader visionnaire qui en même temps était le frère humble, celui qui te parlait avec clarté. Les paysans qui l’appuyèrent durant sa guérilla dans les montagnes se sont mobilisés pour participer au tournage en réactivant leur réseau. Pour projeter le documentaire dans diverses communautés, ils sont allés en charrette à chevaux emprunter un générateur d’électricité dans un village appelé La Concordia. Du froid des montagnes du nord du Nicaragua, nous est parvenue cette énergie, ce sentiment.

Sonia Contreras – Comment as-tu procédé pour ton enquête ?

Enquête parmi les collaborateurs historiques de El Carmen, Matagalpa.

Enquête parmi les collaborateurs historiques de El Carmen, Matagalpa.

Dès le début l’objectif fut de contribuer à écrire une Histoire détruite par les grands médias, pour la rendre au peuple, en particulier à la jeunesse. Avant de commencer à enquêter, je me suis demandé : comment nous libérer de la “Fin de l’Histoire” et du dogme de ¨la Vie”, de l’intimisme des tranches de vie télévisées qui règnent depuis les années 80, de ce centrage sur l’individu qui est une forme subtile d’obscurantisme ? La première réponse fut que si ce sont les peuples qui font l’Histoire, nous devons la raconter de leur point de vue. Écouter celles et ceux qui ont lutté dans l’ombre avec Fonseca ne revient pas à nier l’individu mais à lui rendre sa vraie dimension. La priorité fut donc de retrouver celles et ceux qui ont connu personnellement Fonseca, mais aussi d’incarner la mémoire populaire dans des personnages anonymes. C’est une idée empruntée à Rius, un extraordinaire dessinateur mexicain qui raconte l’Histoire et vulgarise la philosophie à partir de petits personnages populaires en marge du texte. D’autre part, le Carlos de 1976 n’est plus celui de 1936 parce que l’Histoire l’a transformé, il fallait donc s’immerger dans la reconstruction d’une dialectique sociale, économique, politique, avant de pouvoir écrire le scénario.

Sonia Contreras – Tu disais que ce qui t’a motivé était le risque de voir disparaître la mémoire de Carlos Fonseca Amador. En faisant ce film, qu’as-tu découvert ?

Carlos Fonseca emprisonné en 1969 au Costa Rica. Un appel international fut lancé pour sa libération avec parmi les signataires, un certain jean-Paul Sartre.

Carlos Fonseca emprisonné en 1969 au Costa Rica. Un appel international fut lancé pour sa libération avec parmi les signataires, un certain Jean-Paul Sartre.

T.D. –  Si nous parlons encore aujourd’hui de Fonseca (ou de Simón Bolívar, de Simón Rodríguez, de Augusto Sandino), c’est parce qu’ils ont fait le ¨travail¨. Fonseca fut une intelligence supérieure à son temps : il voulait la formation intégrale comme garantie de l’irréversibilité d’une révolution socialiste. Il a donné des cours à ses militants jusqu’au dernier jour pour organiser les combattants, collaborateurs, les cadres qui l’entouraient. Pour lui l’unité, la modestie, la sincérité, étaient les ferments d’un nouveau type de conscience. Cette vision, Fonseca la puisait chez Sandino, le rebelle nicaraguayen des années 30, adoubé Général des Hommes Libres par ses paysans-soldats métis et indigènes. Or, dans les rares écrits de Sandino, recueillis, étudiés, publiés par Fonseca, on trouve le ¨Plan de réalisation du rêve de Bolívar¨ dans lequel il propose aux 21 gouvernants latino-américains la création d’une banque latino-américaine pour le développement, de voies de communication, d’une citoyenneté et d’un passeport latino-américains, d’une cour de justice et d’une force de défense commune constituée par les nations latino-américaines pour garantir leur souveraineté et du canal interocéanique dont le gouvernement de Daniel Ortega vient de lancer la construction et qui va devenir un moteur économique très puissant… Sandino avait tout pensé dans les années trente… Hé bien nous y sommes… Si tu lis l’Histoire avec les yeux du principal sujet historique, de la majorité sociale, tu te rends compte qu’aujourd’hui le Nicaragua réalise peu à peu le programme historique conçu par Carlos Fonseca : une assemblée nationale à majorité féminine, l’appui direct au petit producteur agricole, l’armée populaire et patriotique, l’autonomie de la Région Atlantique, l’unité des peuples d’Amérique Latine et les réalisations de l’ALBA, tout ne fait que commencer. Et même s’il est à la mode en Europe de dire que « le sandinisme n’est plus ce qu’il était » ou de parler de « fin de cycle », la popularité des sandinistes et le vote d’une majorité d’électeurs en faveur de leurs politiques, comme on vient encore de le voir aux municipales de novembre 2017, inviterait à plus de prudence et à moins de projection. Depuis le retour du Front Sandiniste au gouvernement en 2006, la pauvreté générale est en baisse constante, ce qui n’était pas possible dans les années 80 à cause de la guerre contre le développement menée par l’administration Reagan.

Sonia Contreras – Carlos publia en 1975 le manifeste clandestin ¨Qu’est-ce qu’un sandiniste ?¨ où il jetait les bases morales du militantisme : « Le sandiniste doit posséder un authentique esprit critique, car cet esprit donne plus de consistance à l’unité, la renforce et lui donne sa continuité, alors qu’une critique mal comprise et qui met en péril l’unité perd son sens révolutionnaire¨. Qu’en penses-tu dans le cadre de la révolution bolivarienne ?

T.D. – Pour Carlos il fallait à tout prix éviter l’inclusion dans le Front d’éléments petit-bourgeois qui débarquent avec leurs critiques ¨démocratiques¨. Carlos préférait enseigner aux travailleurs l’art de la critique à partir des erreurs pour ¨être plus¨ comme disait Paulo Freire… Aujourd’hui au Venezuela, grâce à l’impulsion de Nicolas Maduro, la révolution bolivarienne tente de faire émerger le nouveau pouvoir des organisations communales, il y a un déplacement du champ politique classique, d’où découle la possibilité, la nécessité d’une critique et d’une autocritique populaire. La guerre médiatique non seulement nous empêche de voir le passé et le futur, elle déplace et occulte ce qui devraient être les champs principaux de l’information. Nous devons sortir du cercle argumentaire des médias pour pouvoir informer et réfléchir sur ce que nous faisons autour d’une nouvelle forme de vie, sur ce que signifie un pouvoir, une économie exercée par des communes organisées. C’est là où on comprend que la critique populaire n’a rien à voir avec la critique ¨médiatique¨ que pratiquent la plupart des journalistes. Il y a une autre ressemblance de Carlos Fonseca avec Hugo Chávez : tous deux parlaient la langue du peuple. Fonseca recommandait aux cadres de s’exprimer dans un langage clair. Rafael Correa aime citer Fonseca : ¨Il faut critiquer de face et faire l’éloge dans le dos”.

Sonia Contreras – Comment s’est passée la participation du Commandant Tomás Borge ?

Tomás Borge, de retour dans la prison où il subit neuf mois de torture

Tomás Borge, de retour dans la prison somoziste où il subit neuf mois de torture.

T.D. – Malgré sa santé fragile – il allait mourir quelques mois plus tard –  il nous a beaucoup aidés. Sous son caractère rude, on percevait une grande nostalgie. Au début du film, on le voit rencontrer par hasard une jeune étudiante et il lui demande si elle sait ce que fit Somoza. Elle l’ignore et Borge est abasourdi, il n’arrive pas à le croire, ne comprend pas. Comment une lycéenne peut-elle ignorer que ce dictateur installé par les États-Unis a assassiné 200.000 nicaraguayens ? Lors du montage final il nous a rappelé cette rencontre, il voulait montrer le film aux quatre coins du pays. Il vint à la première, à la Cinémathèque de Managua, pour demander aux adolescents de ne pas oublier les causes de la révolution. Les derniers mots qu’ils nous a adressés furent : ¨Entre nous, Carlos Fonseca était beaucoup plus grand que toute la révolution sandiniste¨.

Sonia Contreras – Si nous situons le documentaire dans l’ici et maintenant de la révolution bolivarienne, que peut-il nous apporter de plus ?

T.D. – Dans le documentaire nous mettons l’accent sur un épisode de la lutte sandiniste aussi fondateur que notre 4 février 1992 au Venezuela, c’est la Geste Héroïque de Pancasán, en 1967. Du point de vue militaire ce fut une lourde défaite pour la guérilla mais qui se transforma en victoire morale parce qu’elle montra au peuple que les sandinistes étaient capables de mourir pour lui. Cet épisode fit beaucoup pour marquer la fin de l’apathie, pour réveiller  la Nation nicaraguayenne. Ce qui pousse à réfléchir sur l’idée fondatrice d’unité civico-militaire. Dans le Programme Historique des sandinistes, Carlos Fonseca insère la création d’une ¨armée populaire et patriotique¨. Sandino est à Fonseca ce que Zamora est à Chavez. Depuis les montagnes du nord du Nicaragua, Sandino rappelait ¨nous ne sommes pas des soldats mais des citoyens armés¨ et depuis son ¨llano¨ vénézuélien, Ezequiel Zamora, autre général paysan, posait sur son képi militaire un chapeau paysan pour symboliser cette double nature de soldat/peuple.Brvz3t2IcAArhQg

A partir de ces racines, Fonseca et Chavez comprennent que défendre durablement un processus révolutionnaire, signifie défendre la souveraineté tout en élevant le niveau de conscience. Tous deux croient dans une police et dans une armée non répressives, au ¨citoyen armé¨ dont parle Sandino. Carlos Fonseca admirait Ho-Chi-Minh pour sa capacité à créer une armée populaire, s’opposait aux enlèvements et préconisait la formation de gardes nationaux du somozisme pour les humaniser et les insérer dans le processus révolutionnaire. Un jour que son jeune fils, pour un jeu dans le quartier, l’interroge sur les grades militaires, Fonseca lui répond que le plus haut est celui de ¨simple soldat”. Comme pour Chavez, c’est ce concept civico-militaire qui provoque la rupture de Fonseca avec la gauche classique, assez éloignée du peuple et qui préférait, dans le cas du Nicaragua, ¨attendre les élections¨.

Quand Fonseca s’oppose à ce pacifisme de l’opposition à Somoza il réaffirme la nécessité d’une voie politico-militaire pour que la révolution puisse se défendre et se construire à long terme, et relie le Front Sandiniste à son ancêtre, l’Armée de Défense de la Souveraineté Nationale mise sur pied par Sandino. A Caracas, en janvier 2013, Evo Morales nous disait : “En Bolivie aussi nous avions des forces armées désidéologisées qui terrorisaient les enfants, des soldats utilisés pour tuer. Nous avons expulsé les étasuniens de notre État-Major, de même qu’au Vénézuéla. Ce que garantit la révolution bolivienne ce sont des mouvements sociaux alliés à des forces armées conscientes.”

Tournage dans les montagnes de Matagalpa.

Tournage dans les montagnes de Matagalpa.

Sonia Contreras – Tu parlais de la mémoire paysanne, de ceux qui appuyaient la lutte du guérillero Fonseca, qu’as-tu appris auprès d’eux ?

T.D. –L’enquête a révélé le rôle peu connu des syndicats ruraux dans la genèse de la guérilla du FSLN. Les bases de la guérilla de Pancasán s’enracinaient dans les luttes menées par les journaliers indigènes pour améliorer leurs conditions de travail et pour récupérer leurs terres ancestrales. Comme dit le commandant Borge dans le film, “beaucoup ont été assassinés parce qu’ils aidèrent le Front sandiniste, ils ont offert leurs vies”. C’est un autre élément important de l’enquête : sous chaque silence il y a la voix de ceux qui parlent sous la terre, des corps sans sépulture qui flottent sur nos têtes, qui continuent à penser pour nous, qui nous pressent d’agir. Parmi les points du programme historique du Front Sandiniste, Carlos Fonseca inscrivit “Vénération des martyrs” pour que les anonymes des poèmes de Roque Dalton, les “Saints” de Leonel Rugama, donnent un sens à nos vies.

Images du film

Víctor Guillen dans la nuit de Pancasán. Guide de la guérilla de Carlos Fonseca en 1967.

Víctor Guillen dans la nuit de Pancasán. Guide de la guérilla de Carlos Fonseca en 1967.

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Le Venezuela, le Nicaragua et la Bolivie accordent l’asile politique à Edward Snowden

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Nicolas Maduro en compagnie de Daniel Ortega, Managua. Nicaragua, juin 2013

« Moi, Edward Snowden, citoyen des Etats-Unis, vous écris pour demander l’asile à la république du Nicaragua étant donné le risque que je cours d’être poursuivi par le gouvernement et ses agents » (...) « Etant donné les circonstances, il est improbable que j’aie un procès juste ou que je sois traité de façon convenable avant le procès, et je risque la prison à vie ou même la mort » (..) « Mon cas est très semblable à celui du soldat américain Bradley Manning, emprisonné et traité de manière inhumaine. « 

Ce 5 juillet à Caracas, lors des cérémonies des 202 ans d’indépendance du Venezuela, le président Nicolas Maduro a annoncé publiquement, comme l’a fait de son côté le président Ortega pour le Nicaragua, que le Venezuela a décidé de répondre favorablement à la demande d’asile politique présentée par le citoyen états-unien Edward Snowden.

Il a précisé que d’autres pays latino-américains agiront de même pour protéger le jeune informaticien de la persécution du gouvernement Obama et a salué celui qui est devenu un héros universel des libertés citoyennes en dénonçant le système mondial d’espionnage des communications, téléphonie et internet par la CIA (notamment dirigé contre les gouvernements européens). « Les États-Unis craignent les prochaines révélations de Snowden » a ajouté Maduro. Le 7 juillet le président Evo Morales a lui aussi annoncé sa décision de lui accorder l’asile politique vu les menaces dont il est l’objet, au cas où il en faisait la demande à la Bolivie.

Thank you, Venezuela !

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Le cinéaste Michael Moore a remercié le Venezuela, la Bolivie et le Nicaragua depuis son site www.michaelmoore.com  : « En offrant l’asile à Edward Snowden, vous aidez quelqu’un qui nous a tous aidés ici aux États-Unis ».

Le président du Comité d’Intelligence de la Chambre des Représentants des États-Unis, Mike Rogers, a annoncé sur CNN des représailles et des sanctions contre les nations latino-américaines.

L’hedomadaire allemand Der Spiegel a publié ce dimanche une entrevue dans laquelle Snowden explique que les espions de la NSA « travaillent la main dans la main avec les services secrets allemands et ceux de la la majorité des autres pays occidentaux et que cette étroite collaboration vise notamment à protéger des dirigeants politiques de l’indignation publique. »

Le quotidien brésilien O’Globo Paulo note que les documents libérés indiquent que le Brésil est un des principaux pays visés par le programme de surveillance de la NSA, aux côtés de la Chine, La Russie, l’Iran et le Pakistan. 2,3 milliards d’appels téléphoniques et de mails brésiliens ont été interceptés en dix ans. Le gouvernement de Dilma Roussef a d’ores et déjà exigé des explications à l’administration Obama.

Snowden se trouve depuis le 23 juin en zone de transit à Moscou. Alors que les Etats-Unis veulent l’emprisonner pour… “espionnage” et ont annulé son passeport, celui-ci avait déposé des demandes d’asile politique auprès d’une vingtaine de pays.

Le gouvernement français a refusé jeudi, sur instruction de Washington, de donner une suite favorable à sa demande.

Le président du Venezuela a rappelé que tout en persécutant Snowden, le  gouvernement des États-Unis maintient sous sa protection le terroriste Posada Carriles et refuse son extradition au Venezuela (ex-agent de la CIA, né cubain et naturalisé vénézuélien, auteur de plusieurs attentats à la bombe qui ont fait de nombreuses victimes civiles).

Maduro a par ailleurs confirmé qu’”un ministre très important nous a confirmé que c’est la CIA qui a donné l’ordre à la France, l’Italie et le Portugal de fermer leur espace aérien au président Evo Morales” le mardi 2 juillet alors que celui-ci rentrait du sommet des producteurs de gaz à Moscou.

Le président vénézuélien a rappelé que l’Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR) réunie en urgence le 4 juillet à Cochabamba (Bolivie) attend des “explications et des excuses publiques de ces pays violateurs du droit international” dont la décision de dernière minute avait forcé le président de la Bolivie à atterrir d’urgence à Vienne lors d’une manoeuvre non dépourvue de risques, et à rester bloqué pendant treize heures avant de pouvoir redécoller à destination de son pays. (1)

T.D., Caracas, 8 juillet 2013

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4 juillet 2013, Cochabamba, Bolivie. Les présidents Nicolas Maduro (Venezuela), Cristina Fernandez (Argentine), Evo Morales (Bolivie) et Rafael Correa (Équateur) réunis avec les mouvements sociaux peu avant le sommet de l’UNASUR consacrée à l’atteinte au droit international dont a été victime Evo Morales.

Note :

(1) Lire https://venezuelainfos.wordpress.com/2013/07/05/face-a-une-amerique-du-sud-unie-et-souveraine-la-france-et-leurope-ridicules/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2013/07/06/le-venezuela-et-le-nicaragua-accordent-lasile-politique-a-edward-snowden/