Après le « pouvoir-sur », le « pouvoir-pour » des femmes dans la révolution vénézuélienne

Lorsque nous sommes retournés sur le chantier le 27 avril, tout s’accélérait vertigineusement. Les camions et les pelleteuses dépêchées par le gouvernement pour le dernier coup de pouce soulevaient des trombes de poussière. Tout autour, comme depuis des années, le concert des marteaux, des foreuses, des appels au loin, des rires de femmes.

Ici, en 2011, des habitantes de l’immense quartier populaire d’Antimano, lasses de vivre dans des logements précaires, ont occupé un terrain sous-utilisé – une décharge privée de ferraille -, et ont fait valoir leur droit au logement, légalisé par la révolution. Treize ans de lutte. Elles se sont formées elles-mêmes comme militantes, architectes, gestionnaires, ingénieures, travailleuses intégrales de la construction, formatrices en droits des femmes. Rien n’a pu les arrêter : ni les moqueries, ni les préjugés machistes, ni les divisions internes, ni les départs, ni le blocus occidental qui a interrompu les livraisons de ciment, de fer ou de sable, ni la stagnation du Covid, ni la bureaucratie, ni la fatigue, ni les plaies aux mains, ni les épreuves de santé, ni les cheveux blancs. Au bout, il y a leur victoire : 48 appartements spacieux et confortables pour leurs familles. En plus des matériaux de construction, le gouvernement révolutionnaire a fourni le mobilier, des cuisinières, des lits, le parc de jeux pour les enfants, un potager hydroponique et bien d’autres choses. Les femmes d’Antimano ont veillé à tout : à l’entrée du terrain, un poste de surveillance où elles se relaient munies de transistors, et l’épicerie à bas prix, au pied de l’immeuble : « Le but est que nous contribuions toutes à l’approvisionnement. » La victoire va au-delà. Tout au long de leur lutte, les femmes se sont émancipées. Au « pouvoir sur », elles ont substitué avec patience un « pouvoir pour ».

Depuis quelques années, l’équipe de notre télévision populaire – Terra TV – suit ce processus du féminisme populaire, l’image la plus exacte de la révolution bolivarienne, invisibilisée par les grands médias (1). Faire une image révolutionnaire, c’est transmettre des expériences de peuple à peuple, susciter la discussion et l’action, tirer et partager les leçons d’un processus, plutôt que de célébrer un produit.

« Nous avons laissé notre maquillage et pris les outils pour construire nos propres logements. J’ai tout essayé : la maçonnerie, la pose des briques, la finition des murs, mais finalement, je me suis concentrée sur le revêtement de céramique » commence Yusgleidys Ruiz. « Au début, j’ignorais tout, ce métier semblait réservé aux hommes. Aujourd’hui, nous sommes toutes poseuses de barres de fer, plombières, cheffes d’entrepôts. La plupart des céramiques posées dans l’immeuble sont de ma main. Il n’y avait pas de temps pour le repos. Nous nous couchions fatiguées, le corps endolori, mais nous nous levions pleines d’énergie, avec la volonté d’aller jusqu’au bout. Je suis satisfaite à 1000% parce que nous avons prouvé qu’avec l’organisation populaire, on peut construire une société socialiste ».

« Être vendeuse de rue ou femme au foyer, ce n’est pas la même chose que d’être vendeuse de rue, femme au foyer et constructrice d’un rêve » explique Andreina San Martin: « nous avons travaillé et créé chaque appartement comme si c’était le nôtre ». « Nous avons encore beaucoup à apprendre », dit Zanet. « Une expérience inoubliable » dit Claudia Tisoy, « parce que liée à un processus de formation permanente et d’auto-formation. Nous sommes des bâtisseuses intégrales. Nous avons tout appris ici : la maçonnerie, la plomberie et l’électricité. »

Ircedia Boada : « quand nous avons occupé ce terrain, nous étions près de 750, puis le nombre s’est réduit. Certain(e)s sont parti(e)s pour des raisons de santé, d’autres pour des raisons économiques, d’autres à cause des effets du blocus occidental, beaucoup ont renoncé par manque de confiance dans le projet, par manque de confiance en eux-mêmes, on cherchait à nous faire croire que le Venezuela était fini, que nous rendre au rêve américain était la seule issue. Mais nous avons continué la lutte. Parmi les quarante-huit chefs de familles qui composent cette communauté, 34 sont des femmes, pour la plupart restées célibataires, mères de familles. Plus d’une s’est coupé un doigt, s’est abîmé la main ou une autre partie du corps, mais nous avons tenu bon, nous sommes fières de notre victoire. »

Pour Ayary Rojas, «nous étions comme une chenille méprisée par beaucoup, mais nous avons réussi à devenir papillon, à déployer nos ailes. Sans les femmes, il n’y aurait pas eu d’indépendance au Venezuela. Nous avons joué un rôle fondamental. Nous sommes à la mesure du défi qui s’offre à nous, Chávez nous a donné cette énergie en s’autoproclamant « féministe parce que socialiste ». Notre immeuble a ce visage de femme. Nous avons pris soin de tout : chaque brique, chaque clou, chaque espace, et nous sommes reconnaissantes pour l’appui donné par le gouvernement. »

Ursulina Guaramato n’avait jamais pensé travailler sur ce chantier jusqu’au jour où son mari est décédé. Elle a ouvert sa boîte à outils. Elle en a sorti une tenaille, en a fait son outil principal pour ajuster les barres de fer qui ont servi de squelette à tout l’immeuble. « Les hommes nous voyaient comme le sexe faible, nous sommes montées à leur niveau, nous les avons dépassés. Les femmes au pouvoir ! »

Le jour venu, le 30 avril 2024, la mairesse de Caracas, Carmen Melendez, et la vice-présidente de la république, Delcy Rodriguez, entourées des créatrices, inaugurent l’immeuble qui porte le nom du père de Delcy : Jorge Rodriguez, opposant politique torturé et assassiné sous la « démocratie » d’avant la révolution bolivarienne. Lorsque la télévision publique les met en lien avec Nicolas Maduro qui, à quelques kilomètres de là, remet à une famille populaire les clefs de l’appartement numéro 4.900.000 de la « Grande Mission Logement Venezuela», le président dit son admiration : « Je sais tout ce que vous avez enduré, tous les efforts que vous avez déployés, les problèmes que vous avez vécus avec le matériel qui parfois n’arrivait pas, avec la bureaucratie, comment vous avez construit cet immeuble, colonne par colonne, étage par étage, je sais tout cela. Comme Claudia l’a demandé en votre nom, je vous exonère de tout paiement, et nous allons vous remettre immédiatement les documents de propriété, à chacune des familles, vous le méritez. Bientôt nous nous rencontrerons là-bas, chez vous, je voudrais que vous m’invitiez à une soupe collective, Delcy, vois avec elles pour trouver un moment dans l’agenda ». Et de se tourner vers son Ministre du Logement « tu vois, un des avantages de donner du pouvoir aux organisations populaires pour qu’elles construisent elles-mêmes leurs logements ? la gestion est meilleure, le matériel économisé permet de construire plus de logements. »

Les femmes d’Antimano n’ont dormi que quelques heures. Elles vont, sur le même terrain, commencer la construction d’une deuxième tour pour 48 autres familles, qu’elles comptent achever en un an.

Thierry Deronne, Caracas, le 8 mai 2024

Le reportage de Terra TV :

Note :

(1) Le documentaire « Nostalgiques du futur » raconte cette longue marche du féminisme populaire au Venezuela : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/11/27/nostalgiques-du-futur-par-maurice-lemoine-a-propos-dun-film-sur-le-venezuela/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/05/09/apres-le-pouvoir-sur-le-pouvoir-pour-des-femmes-dans-la-revolution-venezuelienne/

Médecins du peuple et du monde. Conversation avec Vanessa Almeida et John Chikuike Ogbu, étudiants au Venezuela.

Cira Pascual Marquina, Caracas, 1 mars 2024

Photo : Vanessa Almeida est la porte-parole principale des étudiants de l’ELAM. John Chikuike Ogbu est le porte-parole adjoint. (Venezuelanalysis)

À la fin des années 1990, deux puissants ouragans ont balayé les Caraïbes, faisant des dizaines de morts et de blessés. La catastrophe humanitaire a mis en évidence la nécessité d’augmenter le nombre de médecins dans la région. C’est à ce moment que Fidel Castro a fondé l’École latino-américaine de médecine (ELAM) à La Havane. Inspiré par l’internationalisme de la révolution cubaine, le Venezuela a fondé sa propre ELAM en 2007. L’école a diplômé des milliers de médecins du monde entier. En parcourant son siège, dans le centre de Caracas, on peut surprendre dans les couloirs des conversations allant de l’arabe au créole haïtien, en passant par le portugais et l’anglais.

Nous nous sommes entretenus avec deux jeunes étudiants de l’ELAM sur leurs expériences à l’ELAM. Vanessa Almeida est une étudiante de cinquième année, membre du Mouvement des sans terre du Brésil, originaire d’Itamaraju, une petite ville rurale. John Chikuike Ogbu est un étudiant de deuxième année issu d’une famille de la classe ouvrière de la ville d’Enugu, au Nigeria.


Vanessa, en tant que porte-parole des étudiants, peux-tu nous expliquer le projet de l’ELAM ?

Vanessa Almeida : L’École latino-américaine de médecine fut la prunelle des yeux de Chávez, et un héritage de la révolution cubaine, c’est une communauté de futurs médecins du monde entier, en particulier du Sud, qui s’engagent à retourner dans leur pays d’origine et à travailler avec des populations mal desservies. L’ELAM date de 1999, elle a été fondée à Cuba alors que la situation était très difficile. Qu’a fait Fidel face à l’adversité ? A-t-il renoncé à l’internationalisme de la révolution ? Non, il a dit : « d’autres envoient des armes et des armées pour occuper des pays, nous, nous enverrons une armée de médecins pour sauver des vies. Cela faisait partie de la « bataille des idées ». Puis, en 2007, Chávez a introduit le projet ELAM au Venezuela.

Aujourd’hui, on trouve des médecins ELAM dans les « barrios » et les « favelas » (quartiers populaires), ainsi que dans les zones rurales les plus reculées du monde. Chávez estimait que les soins de santé étaient un droit universel. La solidarité internationale était au cœur de sa politique. C’est pourquoi l’école fondée à Cuba correspondait parfaitement à la révolution bolivarienne. L’ELAM est peut-être le projet qui exprime le mieux l’engagement du Venezuela à promouvoir la justice sociale et l’égalité dans le monde entier… même aux heures les plus difficiles !

Photos : Fidel Castro a inauguré l’ELAM de Cuba en 1999. (ELAM)

Le Venezuela a connu de graves difficultés ces dernières années en raison du blocus et des sanctions des États-Unis. Bien que l’ELAM n’a jamais fermé ses portes, il est certain qu’elle a dû affronter de grandes difficultés.

Vanessa : Les choses n’ont pas été faciles : le blocus, la pandémie, les attaques politiques contre la révolution. Pourtant, le Venezuela nous a ouvert ses portes et est devenu notre « maison loin de chez nous ». Lorsque le blocus a rendu la vie vraiment difficile, Nicolás Maduro aurait pu dire : « concentrons-nous d’abord sur notre peuple ». Au lieu de cela, il a décidé de maintenir en vie le projet de Chávez. Même lorsque la situation était très difficile, l’école nous a nourris et logés. Elle a pris en charge les frais liés aux études. Je lui en suis reconnaissante : la plupart d’entre nous n’auraient jamais pu étudier la médecine dans leur pays, ou si nous en avions eu la possibilité, cela nous aurait coûté les yeux de la tête.

Comment l’exercice de la médecine est-il conçu à l’ELAM ?

John Chikuike Ogbu : La conception de la médecine à l’ELAM est radicalement différente de la conception conventionnelle. Notre cursus est axé sur la « médecine communautaire intégrale », ce qui implique une perspective humaniste qui associe la science et l’engagement envers la société. L »amour et l’humilité sont les clés pour devenir des médecins de proximité. Nous apprenons tout cela en étudiant l’anatomie, la biochimie et l’éthique médicale. Les médecins de l’ELAM vont dans le monde, se consacrant au bien-être des communautés ; ils ne s’assoient pas dans un cabinet médical sophistiqué en attendant que les malades viennent à eux pour être « guéris » par un médecin qui ressemble à Dieu. En outre, le type de soins de santé promu par l’ELAM est avant tout préventif.

Le capitalisme marchandise tout, même la santé. L’ELAM, quant à lui, la dé-commercialise. Vanessa, peux-tu nous en parler ?

Vanessa : C’est vrai, le capitalisme marchandise tout, même la santé ! Les médecins conventionnels sont formés pour « soigner » un patient, lui passer la facture et le renvoyer sur le marché du travail capitaliste. Ils ne sont pas formés pour comprendre la douleur psychologique des patients, leurs soucis, leurs contextes socio-économiques, en amont. En revanche, un médecin formé dans notre ELAM comprend la communauté dans laquelle il exerce parce qu’il y vit, parce qu’il parcourt la ville pour se rendre au cabinet, parce qu’il parle aux habitant(e)s et qu’il rend visite aux malades chez eux si nécessaire. Un médecin de l’ELAM n’est pas formé pour s’enrichir, mais pour servir la population. Dans mon cas, lorsque j’obtiendrai mon diplôme, soyez sûrs que je ne participerai pas à la marchandisation de la santé. La médecine promue par l’ELAM est « intégrale », surmontant la conception selon laquelle les patients ne sont que la somme de leurs organes. Nous considérons les patients de manière holistique, les diagnostics tenant également compte du contexte culturel, des facteurs socio-économiques et du contexte familial.

Cette approche nous permet de nous attaquer aux causes profondes d’un mal de tête récurrent ou d’un terrible mal de ventre, et d’offrir potentiellement des solutions qui ne reposent pas uniquement sur des médicaments. Bien entendu, cela ne signifie pas que les connaissances scientifiques ne sont pas importantes pour nous, mais elles ne constituent qu’une partie de la solution.

Photo : École latino-américaine de médecine « Salvador Allende » (ELAM) au Venezuela

Quel est le rôle de l’internationalisme à l’ELAM ?

John : L’ELAM accueille actuellement des étudiants de plus de 20 pays, principalement des pays du Sud. L’institution a une solide perspective Sud-Sud et un engagement véritable pour les peuples opprimés. Chávez rêvait que l’ELAM devienne une communauté internationale, et c’est précisément ce qui s’est réalisé. Nos camarades de classe et d’études viennent d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique, et un important groupe d’étudiants de frères et sœurs palestiniens étudient ici.

Vanessa, tu es une militante du MST [Mouvement des Travailleurs Sans Terre] brésilien, une organisation liée de longue date au processus bolivarien. Quelle importance revêt pour toi l’héritage de Chávez ?

Vanessa : Au sein du Mouvement des Sans Terre, nous aimons beaucoup Chávez, parce qu’il a modifié le cours de l’histoire de l’Amérique latine, parce qu’il était un véritable internationaliste et parce qu’il se souciait des travailleur(se)s du monde entier. Il a également établi un lien particulier avec les paysans. Dans notre école, Chávez est vivant ! Il y a une histoire sur lui que j’ai trouvée très émouvante. Lorsqu’il était soigné pour un cancer à Cuba, il demandait constamment des nouvelles de son peuple : « Comment va mon peuple ? C’était sa première question en se réveillant de l’opération, et il interrogeait toutes les personnes qui lui rendaient visite. En tant que médecins de l’ELAM, nous devons imiter cette attitude : le peuple, le peuple, est notre première, deuxième et troisième priorité.
Les études sont intenses. Je me lève tous les jours à 5 heures du matin et me couche tard. Je dois profiter au maximum de cette opportunité. Lorsque j’aurai obtenu mon diplôme, je rentrerai chez moi et j’offrirai à la communauté ce que la révolution bolivarienne m’a donné.

John, en tant que Nigérian, vous êtes assez loin de chez vous et vous avez dû apprendre une nouvelle langue. Pourriez-vous partager cette partie de votre histoire ?

John : En effet, tout n’a pas été facile. Tout d’abord, lorsque je suis arrivé, j’ai dû passer par une longue période d’isolement. Ensuite, il y a le défi de la langue. Je ne parlais pas espagnol à mon arrivée, et j’ai encore du mal avec cette langue. Je me souviens qu’en tant que pré-médecin, j’ai dû étudier la biochimie, ce qui est déjà un défi en soi. Essayer de naviguer dans le contenu tout en apprenant la langue était stressant, mais j’étais déterminé à réussir. Je me tournais vers Youtube, j’empruntais des livres et, si nécessaire, mes camarades de classe venaient à ma rescousse. Petit à petit, mes compétences linguistiques se sont améliorées, et bien que le régime universitaire reste intense, la plupart du temps, je n’ai pas de difficultés avec la langue.

Il y a eu d’autres obstacles : nous sommes tous loin de chez nous et nos journées sont très longues, si bien qu’il m’arrive de ne pas pouvoir appeler ma famille, ce qui est difficile. Heureusement, mes camarades de classe et mes professeurs sont en train de devenir ma deuxième famille, et même si ma famille dans mon pays me manque, je ne me sens plus aussi seul.

Vanessa, peux-tu nous parler du travail universitaire à l’ELAM et de son programme ?

Vanessa : à l’ELAM, nous avons un programme d’études et de pratique très exigeant. En tant qu’étudiante en cinquième année, j’ai de longues heures de rotation dans les hôpitaux, et 24 heures de cours par semaine. Nos professeurs, originaires de Cuba et du Venezuela, sont très engagés dans la révolution mais ils ne nous imposent aucune politique : notre cœur est tourné vers le processus bolivarien, non par obligation, mais parce que nous ressentons tout cet amour au Venezuela. Nos professeurs nous enseignent à devenir des scientifiques humanistes, des professionnels de la santé engagés.

Vous êtes tous deux activement impliqués dans la pratique médicale. Penchons-nous sur cet aspect de votre formation.

John : Je fais un stage au Centre de diagnostic intégral Amelia Blanco [CDI], où nous apprenons la médecine préventive et curative. Nous effectuons également des visites de maison en maison pour cartographier la communauté et comprendre le profil socio-économique du « barrio » (quartier populaire). C’est la clé pour devenir un docteur « intégral ». Apprendre à travailler et à s’occuper des gens dès le début est très important à l’ELAM. Sans ces bons rapports avec les gens, comment les aider à guérir ?

Vanessa : Actuellement, je suis en rotation à l’hôpital Victorino Santaella dans les « Altos Mirandinos ». L’expérience a été extraordinaire. J’ai beaucoup appris des résidents, des médecins et des spécialistes, ainsi que de la directrice de l’hôpital, vraiment engagée. On la voit souvent dans les couloirs de l’hôpital en train de résoudre des problèmes, de s’assurer qu’il y a du matériel médical, etc. C’est ainsi que tout fonctionnaire médical devrait être : sur le terrain. Lors de mes stages en médecine, j’ai appris à traiter et à soigner une femme âgée ou un nourrisson, ainsi qu’à pratiquer certaines interventions chirurgicales. Parallèlement, j’ai acquis les compétences nécessaires pour accompagner des personnes dans des moments très difficiles.

Pour en revenir à l’impact du blocus auquel le Venezuela est confronté, avez-vous observé ses effets sur le système médical ?

Vanessa : Oui. Le blocus a un impact évident sur les hôpitaux et les installations médicales. Malgré ces difficultés, des médecins et du personnel médical dévoués se sont montrés à la hauteur de la situation, réalisant des miracles pour sauver des vies.

Le gouvernement veille également à ce que les hôpitaux soient correctement approvisionnés. J’ai personnellement constaté que certaines alliances Sud-Sud donnent des résultats. Les installations médicales sont désormais mieux approvisionnées. Si certains emballages et instructions peuvent être rédigés en chinois ou en arabe – ce qui présente son lot de difficultés -, nous avons désormais les compétences nécessaires pour identifier les fournitures. Nous tirons le meilleur parti de ce que nous avons. Le blocus états-unien est criminel et son impact sur la santé du peuple vénézuélien est bien réel, mais nous sommes en mesure de soigner nos patients.

Entretien réalisé par Cira Pascual Marquina pour Venezuelanalysis.

Source : https://venezuelanalysis.com/interviews/internationalist-doctors-a-conversation-with-vanessa-almeida-and-john-chikuike-ogbu/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/04/14/medecins-du-peuple-et-du-monde-conversation-avec-vanessa-almeida-et-john-chikuike-ogbu-etudiants-au-venezuela/

Sandino, retour vers le futur (L’Huma Magazine, février 2024)

A l’occasion des 90 ans de l’assassinat du général nicaraguayen Augusto C. Sandino sur ordre de Washington, L’Humanité Magazine m’a demandé de lui consacrer un article. J’y mets en lumière un Sandino méconnu : constructeur de communes autogérées dans les zones libérées par sa guérilla paysanne, suivant une vision très proche des communes populaires organisées aujourd’hui au Venezuela; et prophète, avec son « Plan pour la réalisation du rêve suprême de Bolivar », des politiques de coopération reprises par la gauche latino-américaine, en particulier sous l’impulsion d’Hugo Chávez. Le 21 février, j’ai prononcé à l’Institut Simon Bolivar à Caracas une conférence intitulée « De Sandino a Chávez » pour développer cette continuité historique (photos ci-dessous)

Le 19 juillet 1979, lorsque s’effondre la dictature des Somoza – longue de près de 45 ans – et qu’entrent à Managua, juchés sur des blindés, les guérilleros du Front Sandiniste, les Nicaraguayens euphoriques découvrent à la télévision l’image en noir et blanc d’un général qui enlève et remet son chapeau. Ce salut de quelques secondes, passé en boucle, est l’unique image en mouvement de Sandino. Revanche pour celui que la longue nuit du somozisme a tenté d’expulser de l’Histoire après son assassinat perpétré sur ordre de Washington, il y a 90 ans, le 21 février 1934.

Dans Augusto C. Sandino, le « C » ne vient pas comme on le lit parfois de « César » mais de «  Calderon » – nom de sa mère, domestique au service d’un propriétaire terrien. De leur relation, le « bâtard » naît en 1895 dans le village de Niquinohomo, à une trentaine de kilomètres de la capitale du Nicaragua. « J’ai ouvert les yeux dans la misère et j’ai grandi dans la misère. Dès que j’ai pu marcher, je l’ai fait sous les plantations de café en aidant ma mère (…) C’est ainsi que j’ai grandi, ou peut-être est-ce pour cela que je n’ai pas grandi. »

C’est là qu’à 17 ans, en 1912, il voit passer le corps mutilé du général patriote Benjamin Zeledón –  un des chefs de l’insurrection contre le président fantoche Adolfo Diaz, agent des Etats-unis -, fusillé par les Marines intervenus massivement dans le pays, emmené dans une charrette à bœufs : « cela m’a donné la clé de la situation nationale ». Travailleur migrant, il part au Guatemala où il est témoin des exactions de la United Fruit Company (1) , empire de la production bananière qui domine déjà l’économie de l’Amérique Centrale. Puis il se fond parmi les travailleurs de la Huasteca Petroleum Company au Mexique, où il apprend énormément des luttes syndicales, au moment où parviennent les vents de l’anarchosyndicalisme, des utopies socialistes, de l’anti-impérialisme et de la révolution soviétique. La déflagration révolutionnaire du Mexique (1910), la grande rédemption des paysans sans terre et des peuples indigènes autour d’hommes à cheval comme Emiliano Zapata et Pancho Villa, le marquent profondément. Sandino y reconnaît la ligne insurrectionnelle initiée au Nicaragua par les leaders de la résistance indigène Diríangén et Nicarao lors de la Conquista espagnole au XVIe siècle, rallumée en 1881 par la rébellion, brutalement réprimée, du peuple indigène Matagalpa qui défend sa terre.

De retour dans sa patrie, Sandino s’enrôle dans l’armée des libéraux en guerre contre les conservateurs. Jusqu’au jour où il décide de rompre avec ce bipartisme de grands propriétaires terriens qui ne voient dans le paysan qu’une chair à canon pour leurs batailles du «pouvoir pour le pouvoir». Il refuse de signer le Pacte de l' »Espino Negro » qui place le pays sous la coupe des États-Unis. « Je ne me vends pas, je ne me rends pas. Patrie libre ou mourir ».

Autour d’un drapeau rouge pour la liberté et noir pour la mort, avec une poignée de mineurs, de paysans et d’artisans, avec toutes et tous ceux qu’ont invisibilisés des siècles de colonialisme, il lance en 1927 sa « guerre de libération nationale ». Le «  général des hommes libres », comme l’appelle l’écrivain communiste français Henri Barbusse, est un homme sûr de lui. Pour les paysans indigènes, il est le « huehualt », le vieux sage . “Justicia, redención, dignidad, libertad” : sa langue fluide parle aux exclus. Autodidacte, Sandino se forge une solide philosophique politique qui va de Bolivar a Lénine. Il entre dans la franc-maconnerie, étudie les alternatives aux religions de l’oppresseur, cherche dans la théosophie – utopie mystique de la fraternité et de l’égalité, les fondements de sa «commune universelle». Il s’intéresse à Gandhi, médite, croit dans la télépathie et dans la réincarnation. Mais son Dieu est anticlérical, c’est le Dieu des pauvres, et la cohésion de son armée repose sur l' »abrazo », l’accolade simple des « hermanos » – frères en toute chose.

Bien avant Guernica (1937), la première frappe aérienne contre une population civile a lieu à Ocotal, en 1927, lorsque les États-Unis bombardent un village où sont retranchés les combattants sandinistes. Sandino comprend qu’une guerre frontale est vouée à l’échec. Il réorganise sa guérilla dans les montagnes profondes de Nueva Segovia, au nord, près de la frontière avec le Honduras, et recrute des milliers de soldats parmi les paysans exploités, humiliés, dont les terres sont volées par les grands propriétaires, formant progressivement une « Armée de Défense de la Souveraineté Nationale ». « Nous ne sommes pas des militaires. Nous sommes du peuple, nous sommes des citoyens armés. Nous irons jusqu’au soleil de la liberté ou jusqu’à la mort ; et si nous mourons, notre cause continuera à vivre. ».

La « petite armée folle », comme l’a appelée la poétesse chilienne Gabriela Mistral, affronte les compagnies états-uniennes – dont la United Fruit – et déstabilise les Marines qui ne soupçonnent pas que derrière les cris d’oiseaux se cache le « télégraphe » de la guérilla. Le « Chœur des Anges », brigade d’enfants, accompagne les embuscades d’un tintamarre qui fait croire que la troupe sandiniste est plus nombreuse. Les prostituées recueillent les confidences des occupants sur l’oreiller.

Face à cette armée insaisissable, les Marines répondent par la terreur, ce qui ne fait que grossir les rangs des rebelles. Au contre-amiral Sellers qui lui propose de renoncer au combat, Sandino répond : « La souveraineté d’un peuple ne se discute pas, elle se défend les armes à la main. » En 1933, après six ans de guerre, les États-Unis retirent enfin leurs troupes non sans avoir armé, entraîné et installé derrière eux « leur » Garde Nationale. Un an plus tard, alors que Sandino s’est rendu à Managua pour signer la paix avec le président libéral Sacasa, il est trahi et assassiné sur ordre de Washington par le directeur de ce corps répressif, Anastasio Somoza García.

Sandino était-il un « bandit », « un assassin communiste » comme le martèleront les manuels scolaires de la dictature somoziste pendant 40 ans ?  « Un naïf », « un aventurier », un « caudillo bourgeois anticolonial » comme pontifiera une gauche liée à Moscou au moment où l’Internationale Communiste décida de substituer à sa ligne anti-impérialiste une ligne exclusive de «classe contre classe» ?

Pour comprendre Sandino, mieux vaut le conjuguer au futur. Dès 1932, il annonce son projet de créer des coopératives dans les zones libérées. Dans un continent où les élites ont les yeux fixés sur le nord, Sandino chambarde la politique. Son armée de paysan(ne)s ébauche une nouvelle géométrie du pouvoir qui puise aux racines du socialisme communard et du bien commun indigène. « La propriété privée est la source des guerres fratricides », explique-t-il. Là où les Yankees semaient la mort et la destruction, le travail agricole des combattant(e)s permet de créer l’embryon d’une société communautaire, autogérée, avec réseau de santé, logements décents, réfectoires communs, écoles d’alphabétisation. Les coopératives sandinistes sont d’authentiques communes, conçues pour vivre et produire collectivement. En faisant la guerre, en résistant, en cultivant, les nombreuses femmes qui se sont jointes à la rébellion acquièrent un statut nouveau. Sans être féministe au sens strict, le mouvement sandiniste marque pour elles le début d’un processus d’autodétermination, en rupture avec une société archaïque, violente, patriarcale, qui les avait complètement annulées. C’est sur cette base populaire que Sandino rêve de construire l’État nouveau. A Wiwili, sur les rives du Rio Coco qui connecte la paysannerie du nord avec les peuples autochtones de la côte caraïbe, il crée un modèle de coopératives qu’il envisage d’étendre peu à peu vers la région atlantique puis, pourquoi pas, au-delà du Nicaragua.

Pour l’élite des États-Unis comme pour l’oligarchie locale, Sandino n’est pas seulement le guérillero à abattre, mais le leader d’une dangereuse révolution qui rend le pouvoir au peuple et dont l’économie oppose la petite propriété aux « latifundios », vastes domaines agricoles aux mains d’une poignée de seigneurs féodaux qui exploitent jusqu’au sang les travailleurs journaliers 

Quelques heures après l’avoir assassiné, la Garde Nationale détruit les coopératives sandinistes et massacre tous leurs membres, y compris les personnes âgées, les femmes et les enfants. Jusqu’en 1979, la dynastie somoziste devient la « grande propriétaire » exclusive des secteurs clefs d’une économie où les relations de production s’apparentent plus au féodalisme qu’au capitalisme.

Une autre prophétie de Sandino inquiète l’Empire : « l’avènement du Nicaragua comme nation latino-américaine », un concept nourri par ses lectures bolivariennes. «  Profondément convaincu que le capitalisme américain a atteint la dernière étape de son développement en se transformant, par conséquent, en impérialisme ; qu’il ne tient plus compte des théories du droit et de la justice ; qu’il méconnaît les principes absolus d’indépendance de chaque section de la nation latino-américaine, nous considérons, écrit-il, que l’Alliance des nationalités latino-américaines nous est encore plus indispensable.»

En 1929, il envoie aux présidents latino-américains son « Plan pour la réalisation du rêve suprême de Bolivar » : une alliance des 21 nations latino-américaines avec conférence permanente de ses dirigeants, constitution d’une Cour de justice latino-américaine pour régler les litiges entre nations, citoyenneté latino-américaine, force de défense commune, base navale et canal interocéanique au service de tous, réparations pour les destructions causées par les États-Unis. Sans oublier la banque latino-américaine pour « financer, sans dépendre de l’extérieur, la construction d’ouvrages et de moyens de communication et de transport », l’union douanière pour stimuler le marché intérieur et « l’appui au tourisme latino-américain afin de promouvoir la connaissance mutuelle entre nos citoyens ». 44 articles au total qui prennent aujourd’hui tout leur sens, à l’heure de la révolution bolivarienne, de l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de nos Amériques (ALBA, créée en 2004), de la Communauté des États Latino-Américains et des Caraïbes (CELAC, 2010) et de l’Union des Nations Sud-américaines (UNASUR, 2008).

En 1934, Somoza fait disparaître le corps de Sandino et de ses compagnons, jamais retrouvés. Le désespoir s’abat sur les quelques survivant(e)s. Mais l’histoire de l’Amérique latine est une course de relais.

Trente ans plus tard, Carlos Fonseca Amador, le fils myope d’une couturière de Matagalpa, réveille la mémoire de l’Armée de Défense de la Souveraineté Nationale jusqu’à en faire l’acte de naissance du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN, créé en 1961). Fonseca sait que « la mémoire de Sandino est plus vivante chez les paysans que chez l’habitant des villes ». Il rencontre des survivants comme Santos Lopez qui a combattu sous les ordres directs de Sandino. Pendant des années, Fonseca et son équipe recherchent, étudient tout ce qui reste des écrits du « général des hommes libres ». C’est l’époque du Che, et la rébellion des années 1930 confirme le caractère crucial de la guérilla pour la victoire des peuples sur l’impérialisme. Mais aussi, en fin de compte, l’unité nationale comme stratégie fondamentale. La réflexion historique de Fonseca nourrit l’école de cadres du FSLN et contribue puissamment à la victoire de 1979.

Au journaliste basque Ramón de Belausteguigoitia venu l’interviewer dans ses montagnes du nord en 1933, le général rebelle décrit une vision qui garde son mystère: « Depuis l’origine du monde, la terre n’a cessé d’évoluer. Mais c’est ici, en Amérique centrale, que je vois une formidable transformation… Je vois quelque chose que je n’ai jamais dit auparavant… (…) le Nicaragua enveloppé d’eau. Une immense dépression venant du Pacifique… Les volcans au-dessus seulement… Comme si une mer se vidait dans une autre. »

De la fraternité des communes autogérées à l’alliance entre nations-sœurs, la vision de Sandino a gardé sa puissance d’avenir. Celle d’un monde multipolaire, libéré du mythe occidental d’un «centre», avec ses «marges» et ses «périphéries».

T.D., Caracas, 18 février 2024.

Aperçu de l’édition enrichie de nombreuses photos. Pour celles et ceux qui souhaiteraient acheter la version numérique de cette édition de l’HM (avec l’article en p. 76-81) et une mise en page plus riche que la version Web, c’est ici : https://kiosque.humanite.fr/detail/publication/detail-top-right/17?issue_id=167775&switch_toc=archive. Pour une version résumée de l’article : https://www.humanite.fr/histoire/amerique-latine/nicaragua-augusto-sandino-le-sillon-de-la-revolution

L’auteur : Thierry Deronne, Cinéaste, universitaire, licencié en communications sociales http://ihecs.be. A vécu au Nicaragua (1986-88) et réside au Venezuela depuis 1994. Compte «X» : https://twitter.com/venezuelainfos

Notes:

(1) Voir « l’HD » n°641 du 10 janvier 2019 et sur humanite.fr, « 1899, naissance de la United Fruit Company. Bananes, massacres et coups d’État », par Marc de Miramon.

(2) Pour une iconographie intégrale, voir https://acsandino.org.ni/libro-fotos/ (livre de photos téléchargeable en PDF sur le site du petit-fils de Sandino) et http://www.sandinorebellion.com/index.htm (site états-unien).

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/02/sandino-retour-vers-le-futur-lhuma-magazine-fevrier-2024/

« Faire du neuf avec du vieux » : Lana, jeune communarde dans la révolution au Venezuela

Lana Vielma, organisatrice et formatrice communarde de 21 ans, engagée dans la commune d’El Maizal à l’âge de 15 ans (Venezuelanalysis).

Lana Vielma est une jeune organisatrice de la commune phare d’El Maizal, à la frontière des États de Lara et de Portuguesa, au Venezuela. Fille d’un enseignante de la ville voisine de La Miel, Lana Vielma a commencé à s’engager et à travailler à l’organisation communarde à l’âge de 15 ans. Aujourd’hui, six ans plus tard, elle est directrice de la communication de la municipalité « communarde » de Simón Planas, qui comprend El Maizal et 12 autres communes. Au-delà de son rôle officiel, Vielma est également artiste et cinéaste.

À 21 ans, tu as déjà travaillé pendant six ans dans la commune d’El Maizal. Pourrais-tu nous raconter comment tu t’es engagée et ce qui t’a attirée dans cette commune ?

Sans la commune, je me serais enfermée chez moi et j’aurais été de plus en plus frustrée par la société… Je pense que je serais même en colère ! Les défis du monde sont nombreux, et plus encore pour ma génération, qui aspire à la liberté mais se heurte à tant d’injustices systémiques. En fait la commune m’a touché comme une baguette magique. Elle m’a offert une nouvelle vision du monde et m’a donné un but dans la vie – et cela n’est rien de moins que de la magie. Dans la commune, nous apprenons les uns des autres et nous résolvons les problèmes collectivement ; nous nous soutenons les uns les autres parce que nous avons une vision commune du monde. En bref, nous créons un espace dans la commune qui place l’être humain au centre.

En tant que jeune femme, la commune est devenue ma bouée de sauvetage et m’a changée à jamais. L’attrait des avantages tape-à-l’œil, mais le plus souvent inaccessibles, que le capitalisme propose aux jeunes n’est pas vraiment le moyen d’une vie épanouie. C’est pourquoi la jeunesse communarde est si importante : la commune est le moyen pour les jeunes d’avoir une existence significative et, en même temps, la commune a besoin d’eux.

Peux-tu nous en dire plus sur cette initiative d’une jeunesse communarde ?

Bien que nous vivions dans un territoire qui abrite la puissante commune d’El Maizal et que les gens l’admirent, l' »aimant » des médias sociaux projette le bonheur comme exclusivement basé sur la possession de certaines choses matérielles et ne laisse pas de place à la communauté. Tout en reconnaissant la nécessité de répondre aux besoins matériels, nous croyons fermement que les dimensions spirituelle et politique de la vie doivent être réintégrées dans la vie de nos jeunes.

La toxicomanie aussi est un problème pour certains jeunes de Simón Planas, ce qui contribue souvent aux problèmes familiaux et à la criminalité. On peut être surpris d’entendre cela et penser que dans un contexte rural, la consommation de drogue n’est pas un problème, mais c’est le cas. D’où l’importance de notre commune comme modèle d’attraction et qui réponde aux besoins de tous, en particulier des jeunes.

Le projet de la jeunesse communarde découle de la nécessité de rapprocher les jeunes générations du projet communal. La commune est un rendez-vous collectif pour l’éducation politique, l’activité culturelle et le débat. Commune d’El Maizal. (@ComunaElMaizal)

Tu joues un double rôle en tant que communarde et comme membre du gouvernement local (la marie). Comment navigues-tu sur ce double terrain ?

C’est complexe. Bien que la commune soit notre objectif stratégique, nous pensons que la construction de communes populaires nécessite une approche créatrice. Notre compagnon communard Ángel [Prado] est devenu maire de Simón Planas avec un objectif : renforcer les communes. Mais comment y parvenir ? En tant que communard, il doit démontrer que son administration est non seulement efficace, mais aussi centrée sur le bien-être quotidien de la population, tout en promouvant l’organisation communarde.

Cependant, les défis sont nombreux. Le vieux système bureaucratique est conçu pour se reproduire tout en négligeant souvent les besoins réels des gens. Pour nous, entrer dans le gouvernement local signifiait perturber son inertie, une tâche qui s’est avérée très difficile. Cependant, nous avons pris des mesures en faveur de ce que nous appelons le « gouvernement communal », qui encourage la participation directe des citoyens aux processus de prise de décision. Petit à petit, nous transformons les institutions et nous avons pu résoudre de nombreux problèmes, qui vont de l’accès à l’eau aux soins de santé. Cependant, les institutions ne sont pas des fins en soi, mais des moyens pour parvenir à des fins. Nous avons encore de nombreux défis à relever, qu’il s’agisse de la logique bureaucratique persistante ou de nos propres limites, mais nous poursuivons le projet de Chávez (la commune) et sa méthode (travailler avec les gens). Nous espérons continuer à ouvrir des chemins communaux où que nous soyons.

La commune d’El Maizal se trouve dans la municipalité de Simón Planas, état de Lara, à l’Ouest du Venezuela.

La commune populaire d’el Maizal est actuellement en plein processus de transformation, pour augmenter la production agricole et pour améliorer les conditions de vie des personnes qui y travaillent. Comment envisages-tu l’avenir de la commune et quels sont les moyens d’y parvenir ?

Créer les conditions réelles et tangibles d’une société prospère signifie créer les conditions économiques pour soutenir la vie quotidienne des communards, tout en projetant une lumière vers l’avenir. Maintenant, vous vous demandez peut-être si c’est vraiment possible ? Oui, nous le croyons ! L’humanité a besoin d’une alternative qui lui apporte la dignité et la paix, mais la transition doit se faire avec un certain confort, voire une touche de magnificence… Sur le plan matériel, cela signifie que les gens doivent disposer de bonnes conditions pour travailler, étudier et profiter de leurs loisirs.

Parallèlement, nous devons favoriser l’engagement politique aux niveaux local, régional, national et même mondial, ce que nous savons faire le mieux. Mais pour bien faire, nous devons disposer d’arguments tangibles et d’expériences concrètes ; nous devons être en mesure de prouver que notre projet fonctionne tant sur le plan politique qu’économique ; nous devons devenir un exemple convaincant que d’autres pourront suivre.

Tu as utilisé la métaphore de la reconstruction d’une maison pour parler de l’avenir de la commune d’El Maizal. Peux-tu développer cette idée ?

C’est une idée philosophique qui m’est chère. Si nous vivons dans une maison mais que nous voulons l’améliorer, nous ne pouvons pas la démolir et la laisser aux intempéries pendant que nous en construisons une nouvelle. Ce serait une mauvaise idée. Notre logement actuel, qu’on le veuille ou non, est capitaliste. Dans ces conditions, nous devrons construire la nouvelle maison de l’intérieur et autour de l’ancienne… jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’ancienne maison ! Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Nous devons construire le nouveau modèle progressivement, en forgeant une alternative réellement viable, tout en restant connectés – pour l’instant – au système existant. Ensuite, une fois le nouveau système consolidé, nous démolirons l’ancien. Concrètement, qu’est-ce que cela implique ? Ici, à Simón Planas, c’est un dirigeant communal [Ángel Prado] qui est à la tête de l’administration locale. Dans ces conditions, nous pourrions être tentés de nous concentrer uniquement sur la politique locale, en organisant une administration efficace à partir du bureau du maire. Cependant, cela ne répondrait pas à nos aspirations ; cela reviendrait à « améliorer » la vieille structure capitaliste sous une nouvelle peinture.

Notre idée va bien au-delà de la création d’un groupe de hauts administrateurs associés à la mairie et à la commune qui améliorent progressivement les conditions de vie à Simón Planas. Pour consolider l’hégémonie de la commune, notre projet doit présenter une alternative substantielle, englobant à la fois des dimensions politiques et économiques qui attireront et convaincront réellement les gens. En ce qui concerne la commune d’El Maizal, nous explorons activement de nouvelles approches pour organiser la production de manière à satisfaire les besoins des habitants qui consacrent leur vie, jour après jour, au projet. Le double objectif est clair : offrir une bonne vie aux habitants tout en améliorant la viabilité de notre modèle.

Nous savons qu’il s’agit d’un travail en cours, mais comment envisagez-vous les changements dans l’économie d’El Maizal ?

La commercialisation a toujours été un goulot d’étranglement pour nous, nous devons donc mieux planifier. Nous devons trouver des mécanismes pour que notre production atteigne le marché sans les obstacles dressés par les intermédiaires capitalistes. Ce n’est pas facile, mais c’est indispensable.

Nous pourrions créer une nouvelle EPS de commercialisation [entreprise de production sociale liée à la commune], et il est possible que nous puissions construire un réseau de distribution et de commercialisation avec l’Union Communarde ou en contact avec les Circuits Économiques du Ministère des Communes. Cependant, une chose est évidente : nous devons mieux planifier et rompre la dépendance à l’égard des intermédiaires privés. En outre, comme je l’ai déjà dit, nous pensons que le nouveau modèle économique doit créer les conditions pour que les communards les plus engagés puissent participer plus directement… Toutes ces considérations sont cruciales pour la construction d’une nouvelle hégémonie communale. Si la commune ne produit pas de bénéfices économiques tangibles, quelque chose doit changer. L’échec n’est pas une option pour nous !

Photos : ateliers réalisés en 2023 par l’École de Communication des Mouvements Sociaux « Hugo Chávez » (projet qu’on peut soutenir ici). L’École a aidé la commune d’El Maizal à créer sa propre école, baptisée « Yordanis Rodriguez El Pealo ».

Dans tout cela, la communication est également importante. Peux-tu nous parler de votre travail de reportage et de production de contenu sur la commune d’El Maizal et le gouvernement municipal de Simón Planas ?

Dans la commune d’El Maizal, nous sommes politiquement solides : les habitants de Simón Planas admirent Ángel Prado et la commune d’El Maizal. Néanmoins, il est essentiel de reconnaître que tout le monde ne perçoit pas la commune comme la solution ultime ou comme une alternative viable. Notre capacité à communiquer s’est accrue au fil des ans et nous pouvons aujourd’hui documenter toutes les assemblées qui se tiennent sur le territoire de Simón Planas. Nous sommes également en mesure de faire savoir que, depuis la mairie, nous faisons beaucoup de choses, qu’il s’agisse de réparer l’éclairage public et les routes, de répondre aux préoccupations sanitaires et aux problèmes d’eau, de construire des maisons ou de promouvoir des événements sportifs et culturels. Cependant, si ces efforts nous donnent un cachet politique, ils ne sont pas à la hauteur du projet communal, car ils ne transforment pas la société dans son ensemble.

C’est pourquoi nous avons inauguré il y a trois ans l’école de communication Yordanis Rodríguez « El Pelao » d’El Maizal. Notre objectif est de connecter les jeunes aux processus organisationnels et de leur donner les moyens de faire en sorte que la communication ne soit plus l’apanage des journalistes qui privilégieront toujours les contenus qui méritent d’être cliqués. Il est impératif de souligner l’importance de l’organisation communautaire, qui doit être racontée par ses acteurs. Et dans ce projet, le rôle des jeunes est essentiel.

Interview: Cira Pascual Marquina / Chris Gilbert (Venezuenalysis)

Source : https://venezuelanalysis.com/interviews/building-the-new-with-the-old-still-standing-a-conversation-with-lana-vielma/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/02/29/faire-du-neuf-avec-du-vieux-lana-jeune-communarde-dans-la-revolution-au-venezuela/

L’aventure de la télévision populaire au Venezuela : entretien avec Thierry Deronne (Venezuelanalysis)

Note : L’interview ci-dessous, réalisée par le site d’information Venezuelanalysis, relate trente ans de travail au Venezuela de notre école de communication, cinéma et théâtre des mouvements sociaux. Vous pouvez soutenir cette école via ce compte. Merci d’avance pour votre solidarité !

Compte Crédit Mutuel 00020487902

Titulaire: LIHP, 25 RUE JEAN JAURÈS, 93200 ST DENIS

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Code BIC: CMCIFR2A

SVP ne mentionner que : « Soutien école communication ».

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Venezuelanalysis : Thierry Deronne est un cinéaste vénézuélien d’origine belge qui accompagne depuis longtemps les luttes de la classe ouvrière et des paysans en Amérique latine. Au milieu des années 1990, au Venezuela, il a encouragé les médias populaires et les projets éducatifs, avant de jouer un rôle clé dans le mouvement de la télévision populaire pendant la révolution bolivarienne. Deronne est actuellement professeur à l’Université Nationale des Arts [créée par Hugo Chávez]. Son dernier documentaire, Nostalgiques du futur, co-réalisé avec Victor Hugo Rivera, est un voyage dans quelques territoires où le féminisme populaire change la vie.

Venezuelanalysis – Tu es arrivé au Venezuela en 1994, en provenance du Nicaragua, où tu avais déjà pris part aux luttes latino-américaines. Une fois au Venezuela, tu as travaillé avec la Escuela de Formación Obrera (École de formation ouvrière) à Maracay, dans l’État d’Aragua. Que peux-tu nous dire de cette expérience ?

Thierry Deronne – C’est grâce aux compagnes féministes vénézuéliennes avec qui je travaillais au Nicaragua dans les années 80, pendant la révolution sandiniste, que j’ai pu, il y a trente ans exactement, parvenir au Venezuela. C’était 5 ans avant la révolution bolivarienne et l’élection d’Hugo Chávez. Notre première base d’opérations fut l’école de formation ouvrière, à Maracay, créée par des avocats spécialisés dans le droit du travail comme Isaias Rodriguez, Priscilla Lopez et d’autres militantes féministes. Un lieu de rencontre, un espace ouvert et parfois clandestin pour tous ceux qui sentaient que quelque chose devait bouger ici, que le pays allait changer. Jan Hol, un Néerlandais qui était un des coordinateurs, faisait vivre chichement cette école avec le financement d’un syndicat des Pays-Bas. C’est dans cet espace que j’ai créé l’École populaire de cinéma et organisé les premiers ateliers audiovisuels pour les activistes de toutes sortes de luttes, travailleur(se)s, mouvements de femmes, paysan(ne)s, étudiant(e)s, etc. Nous nous rendions dans des villages qui luttaient pour la terre ou dans une communauté rurale qui refusait l’imposition d’une décharge industrielle. Nous accompagnions des camarades féministes qui animaient des ateliers contre la violence sexiste et qui voulaient disposer des outils nécessaires pour se représenter sur un film. Ce travail nous a permis de mettre en lumière le rôle des femmes dans la sphère de la reproduction sociale. L’École populaire de cinéma s’est forgée et développée avec ces luttes. Tout en gardant un pied à l’École de formation ouvrière, elle est devenue plus mobile, itinérante : nous sommes allés là où les travailleurs, les militant(e)s féministes ou les paysan(ne)s avaient besoin d’outils pour représenter leurs luttes.

Venezuelanalysis – Peux-tu décrire plus en détail ton travail d’éducateur populaire ?

Thierry Deronne – Il s’agissait par exemple d’organiser un atelier d’écriture de scénarios avec des femmes qui apprenaient à raconter leur propre histoire par le biais de la fiction, en subvertissant le style dominant et normatif des « telenovelas ». Ou travailler sur la récupération de la mémoire historique et documenter les grèves des travailleurs. Nous avons filmé les dernières grèves des travailleurs du textile à Maracay [à la fin des années 90]. Il s’agissait d’un mouvement très important, nous avons aidé les grévistes à le visibiliser. Dans ce documentaire, l’œil de la caméra passe des femmes qui cuisinaient dans les usines occupées aux cortèges de travailleurs, puis aux réunions et aux débats entre grévistes. Nous nous faufilions la nuit dans les usines occupées, toujours en collaboration avec les travailleurs, et nous enregistrions ce qu’ils faisaient. Cette grève a été un tournant pour nous : nous sommes passés de la production de reportages vidéo, à la réalisation d’un véritable documentaire. Par la suite, nous avons fait de la création d’une école vénézuélienne du documentaire l’un de nos objectifs. Un processus révolutionnaire a besoin de documenter ses luttes, ses constructions collectives et ses victoires.

Photos : Teletambores, une des premières chaînes de télévision populaire du Venezuela.

Venezuelanalysis – Vers l’an 2000, tu as fondé Teletambores à Maracay, une des premières chaînes de télévision populaire du pays. Peux-tu nous raconter cette histoire ?

Thierry Deronne – À l’époque, toutes les chaînes de télévision étaient commerciales et, bien entendu, elles ne diffusaient rien sur les luttes des travailleur(se)s. Leur rôle était soit d’occulter, soit de diviser et de démobiliser le mouvement social, en isolant les dirigeants de leur base, en insistant sur la violence, en opposant les grévistes aux usagers, en parlant d’essoufflement de la lutte, etc.. Nous avons installé une antenne de télévision sur le toit de la maison de Maria Santini, dans le barrio Francisco Linares de Alcántara, dans la banlieue de Maracay. Maria était une camarade féministe. Le jeune ingénieur en télécommunications José Ángel Manrique, du projet populaire TV Rubio dans les Andes, nous a donné des conseils techniques. C’est ainsi que nous avons pu commencer à diffuser la télévision dans le quartier. Plus tard, nous avons obtenu un deuxième émetteur, qui a permis d’atteindre plus d’habitant(e)s. Un peu plus tard, vers 1997, Blanca Eekhout et Ricardo Márquez de Catia TVe [une télévision populaire de Caracas] sont venus nous voir. Ils voulaient discuter et voir avec nous comment unir les forces dans la construction de médias d’un type nouveau. C’est ainsi qu’est né le mouvement de la télévision populaire au Venezuela.

Après l’élection d’Hugo Chávez en décembre 1998, et surtout lors de l’assemblée constituante de 1999, quelques amis députés ont défendu l’inclusion du concept de « communication plurielle » dans la nouvelle constitution bolivarienne. C’est ce qui a ouvert la porte au cadre légal et par là, à une multitude de projets de communication non conventionnels au sein de la révolution. Mais le vrai tournant s’est produit lors du coup d’État d’avril 2002 contre Hugo Chávez: les médias populaires ont joué un rôle important dans la résistance et le retour au pouvoir du président élu, alors que les médias privés avaient occulté ce mouvement populaire. La population, et le gouvernement bolivarien, ont compris que les médias privés avaient été un outil majeur du coup d’État contre le processus bolivarien, et qu’une véritable « révolution médiatique » devenait nécessaire. Dans ce contexte post-coup d’État, Chávez est devenu un défenseur des médias populaires. Je me souviens d’une belle histoire : Catia TVe lui a envoyé une lettre l’invitant à inaugurer le nouveau siège, mais la nouvelle réglementation n’avait pas encore été promulguée. Chávez était déterminé à y assister, mais les avocats de la CONATEL [Commission Nationale des Télécommunications] lui ont déconseillé de le faire, à cause du vide juridique. Chávez a répondu: « S’il n’y a pas de loi, faisons-la ! »

Cette prise de conscience a conduit à la rédaction du cadre juridique pour les médias populaires, dans les bureaux de la CONATEL avec la participation de nos médias populaires, dont Catia TVe, Teletambores et TV Rubio. Pour la première fois, des personnes qui ne venaient pas des médias dominants se retrouvaient à la même table que les ingénieurs et les avocats de la CONATEL pour écrire une loi. Ce fut un moment extraordinaire !

Venezuelanalysis – Le mouvement de la télévision communautaire a été très dynamique dans les premières années de la révolution bolivarienne. Quels étaient ses principaux objectifs ?

Thierry Deronne – Chaque télévision communautaire avait son propre style, ses propres méthodes, sa forme et son histoire. Néanmoins, une idée nous rassemblait : le producteur devait être le peuple.
Cela peut paraître simple, mais c’est une véritable révolution ! Nous avons inscrit dans la loi l’obligation pour un média populaire, pour obtenir une concession radio-électrique, de diffuser 70% de productions populaires, et d’organiser une formation permanente pour créer les groupes de producteurs(trices) audiovisuel(le)s. On peut toujours parler en général de participation, mais sans la formation qui permet à chacun(e) de comprendre et manier les outils, idéologiquement et techniquement, cette participation reste lettre morte. Nous rejetions radicalement l’idée du média fait en studio, par des journalistes professionnels, qui se croient le centre du monde, ou tout au moins un centre de pouvoir. Notre télévision populaire Teletambores étant issue d’une école documentaire en rupture avec le code audiovisuel dominant, la participation directe des gens était une évidence. Cela signifie aussi que les processus et les délais de production étaient différents. Nous devions être immergés dans notre milieu populaire, et c’était les habitant(e)s qui menaient les enquêtes, et toutes les étapes de la production.

Autre chose, dans nos ateliers, nous avons toujours critiqué la propagande et la manipulation audiovisuelles. Nous considérons par exemple la relation entre le son et l’image d’une manière créatrice. Contre le pléonasme du son et de l’image, la relation entre un son autonome et une image autonome encourage la création de sens par le public, une lecture plus ouverte. En fait nous réactivions les enseignements de cent ans de pensée marxiste sur les médias et les expériences concrètes de nombreuses révolutions politico-esthétiques. En adaptant cet héritage au Venezuela, nous nous sommes dit : si la force motrice de la révolution bolivarienne est la participation directe du peuple, nous ne pouvons pas tomber dans le cliché simpliste du « imitons les armes de l’ennemi pour les retourner contre lui », car utiliser les codes de Venevisión [grande chaîne de télévision privée du Venezuela] aurait signifié reproduire la télévision de plateau autour d’un présentateur-vedette qui devient vite narcissique, les studios séparés de la vie, une machine à vendre des marchandises télévisuelles à un spectateur passif, bref, une légitimation du capitalisme et une contradiction frontale avec la participation populaire directe.

Photos : images de « Venezuela Adentro », un programme de Vive TV qui racontait les processus vivants d’organisations populaires.

Venezuelanalysis – Fin 2003, tu as rejoint Vive TV, une chaîne publique de télévision. Vive TV était une initiative vraiment extraordinaire à l’époque. De quoi s’agissait-il ?

Thierry Deronne – Vive TV était une chaîne de télévision publique qui se voulait la voix de l’organisation populaire sous toutes ses formes. Le président Chávez décida de la créer pour embrasser la vie du processus et sa réalité populaire, pour sortir de la vieille télévision publique VTV, porte-voix nécessaire du gouvernement mais insuffisante dans le nouveau contexte révolutionnaire. Peu après son inauguration, la jeune militante Blanca Eekhout – venue de la télévision populaire Catia Tve -, nommée présidente de la chaîne, m’a demandé de l’aider à développer un nouveau paradigme de télévision. C’est ainsi que l’école populaire de cinéma a déménagé de Maracay à Caracas. Notre objectif était de créer non pas une nouvelle chaîne, mais un nouveau type de télévision.

Cela n’a pas été facile, car la vitesse de création de Vive Tv, voulue par Chávez, ne nous a pas laissé le temps de former le personnel sur la base de concepts nouveaux, et nous a obligés à faire appel à des compagnes et compagnons qui venaient des médias commerciaux, qui venaient avec des modes de faire « dominants ». Ou à la classe moyenne de l’Université Centrale du Venezuela, qui n’aimait pas trop l’idée que le peuple fasse la télévision, pas plus que les journalistes professionnels engagés à Vive TV, mortifiés à l’idée de ne pas apparaître à l’écran. Différentes idées circulaient sur la manière de faire de la télévision, mais Blanca a finalement soutenu notre proposition de construire quelque chose de nouveau : nous avons pendant six ans pratiqué la formation intégrale d’un(e) travailleur(se) télévisuel(le) organique des organisations populaires : le « producteur ou productrice intégral(e). »

Nous sommes restés fidèles à cette idée marxiste selon laquelle « ce n’est que d’une technique qu’on peut déduire une idéologie ». C’est Augusto Boal qui brise l’espace bourgeois du théâtre où seuls quelques-uns ont le droit d’être acteurs et tous les autres de n’être que spectateurs. D’où son théâtre en rond où les spectateurs qui proposent des modifications de la scène, entrent dans l’espace du jeu et deviennent actrices ou acteurs. C’est Bertolt Brecht qui refuse que la radio fonctionne à sens unique, et propose qu’elle devienne une chose vraiment démocratique, qu’elle passe de la diffusion à l’inter-communication du peuple avec le peuple. C’est Sartre qui dit la même chose à l’heure de fonder un journal : « on croit que la liberté d’information, le droit à la liberté de la presse, c’est un droit du journaliste. Mais pas du tout, c’est un droit du lecteur du journal. C’est-à-dire que c’est les gens, les gens dans la rue, les gens qui achètent le journal, qui ont le droit d’être informé. C’est les gens qui travaillent dans une entreprise, dans un chantier, dans un bureau qui ont le droit de savoir ce qu’il se passe et d’en tirer les conséquences. Naturellement, il en résulte qu’il faut que le journaliste ait la possibilité d’exprimer ses pensées, mais cela signifie seulement qu’il doit faire en sorte que le peuple discute avec le peuple. » C’est Marx, aussi : « Dans une société communiste il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des humains, à qui entre autres choses il arrive de peindre » . Tout cela va de pair avec la revendication de récupérer le temps de la vie, de créer un temps de loisir qui ne soit plus voué à « oublier le travail » mais à créer, à aimer, à apprendre. Cela reste plus que jamais un enjeu stratégique pour la prise de pouvoir par le monde du travail, pour l’élévation permanente de ses capacités comme force politique, participative, sociale et culturelle. Toutes ces idées « léninistes » se sont incarnées dans notre formation intégrale à Vive TV, c’est ainsi que nous avons commencé à rompre avec la division sociale du travail. Tout le monde, du cadreur(se) à l’agent(e) de sécurité, des technicien(ne)s aux producteurs(trices) ou aux administrateur(trices), participait à nos ateliers.

Venezuelanalysis – Parle-nous de ces ateliers.

Thierry Deronne – L’objectif était que chacun acquière les outils nécessaires, intellectuels et techniques, pour concevoir et réaliser un programme audiovisuel, non pas dans un espace fermé, une chambre de montage, ou devant un ordinateur pour remplir une case dans la grille de diffusion, mais par exemple en passant une semaine avec un groupe de paysans en lutte pour la terre. L’idée était qu’après avoir vécu plusieurs jours aux côtés des personnes en lutte, les collaborateurs de Vive TV reviendraient avec une idée plus claire des besoins populaires en termes de production audiovisuelle.
Nous invitions aussi les mouvements sociaux à Vive TV. À l’époque, on pouvait entrer dans un studio de Vive Tv et trouver une poignée de travailleurs d’INVEPAL parlant de la prise de contrôle de l’usine de production de papier ou un groupe de paysan(ne)s discutant de leur réalité dans l’État de Barinas. Aujourd’hui, une quinzaine d’années plus tard, quand je voyage à travers le vaste Venezuela, je rencontre des gens qui me disent : « je peux vous aider pour le son ou la caméra, j’ai étudié avec vous à Vive ». L’école de Vive TV a été semée en sol fertile, en plein processus révolutionnaire.

Venezuelanalysis – Tu as encouragé la production non conventionnelle à Vive TV. Peux-tu nous parler des types de programmes qui y étaient produits ?

Thierry Deronne – Nous essayions de réinventer l’ensemble de la télévision, ses relations internes, sa relation au peuple et sa programmation, vue comme un grand « montage » en soi, entre éducation et visibilisation populaire. Nous avions la liberté et les ressources publiques pour le faire. C’était un vieux rêve devenu réalité ! Il y avait un programme qui s’appelait « Venezuela Adentro » [À l’intérieur du Venezuela], dont nous avons produit des milliers d’épisodes. Pour le créer, nous nous sommes inspirés de Santiago Álvarez de l’ICAIC [Institut du cinéma cubain] et de son « Noticiero Latinoamericano » – chronique hebdomadaire de la révolution cubaine. Personne ne mâchait ses mots dans ses reportages : ils traitaient des vrais problèmes auxquels la révolution était confrontée. C’était très instructif et humoristique à la fois. Même si ce « noticiero » exprimait des critiques, la révolution cubaine avait la maturité suffisante pour protéger ce canal. Chaque dimanche, les Cubains s’asseyaient dans la salle de cinéma pour le regarder avec plus d’intérêt que la fiction qui le suivait. Cette expérience a été une source d’inspiration pour notre « Venezuela Adentro », où il était possible d’adopter des positions critiques au sein de la révolution, et où le peuple restait toujours le sujet. Chávez a accueilli et même encouragé la critique au sein de la révolution bolivarienne. Il nous disait : « Occupez les mairies, occupez les gouvernements régionaux ! Changez tout ! » Cela nous a incités à traverser à cheval une rivière, à gravir une montagne, à faire de longues heures de route pour rejoindre, écouter, comprendre des collectifs en lutte un peu partout.

Pour en revenir à la programmation de Vive Tv, je détache trois autres programmes. D’abord le « cours de philosophie » et le « cours de cinéma ». Nous avions souvent des gens souhaitant suivre nos ateliers, mais qui ne pouvaient pas y être physiquement, donc ces cours diffusés par l’écran était une sorte d’ « université en ligne», pour qu’un plus grand nombre puisse les voir. Un autre programme comme « En Proceso » était un plan-séquence qui suivait le travail, par exemple, d’un comité de terres urbain. La caméra suivait les porte-parole du comité qui visitaient les maisons d’un quartier, qui le cartographiaient, qui échangeaient avec les habitant(e)s pour connaître leurs principaux besoins et propositions. L’idée était de présenter la réalité telle qu’elle se vit, sans éliminer les soi-disant « temps morts » où apparemment « il ne se passe rien ».

Venezuelanalysis – Dans les premières années du processus bolivarien, les médias populaires se sont multipliés. Cependant, ce mouvement a décliné au fil des ans. Pourquoi ?

Thierry Deronne – La principale raison est la puissance du modèle de la télévision capitaliste. Les télévisions populaires sont nées comme des îlots dans le vaste océan de la communication capitaliste. Certains n’ont pas reconnu ou compris le potentiel de la télévision participative en tant qu’outil du protagonisme populaire de la révolution bolivarienne. La solution eut consisté à mettre en place une politique publique de communication capable de promouvoir la multiplication des médias populaires à grande échelle (« seule la quantité génère la qualité »…) pour faire émerger un modèle nouveau. Naturellement, cette expansion aurait dû être complétée par une formation et une éducation généralisées et permanentes aux pratiques nouvelles. Des problèmes internes ont également contribué au déclin, notamment le manque de cohésion au sein du mouvement, les conflits « territoriaux », le sectarisme, l’appropriation personnelle ou familiale des médias. Les médias communautaires se heurtaient à un autre obstacle : la technologie coûtait fort cher à l’époque et c’est grâce à l’État révolutionnaire que beaucoup de ces médias ont pu être montés. Mais les organisations avaient du mal à générer des revenus suffisants pour l’entretien ou le remplacement d’équipements obsolètes ou endommagés.

Aujourd’hui, la communication populaire se redéploie dans les smartphones qui offrent une technologie plus abordable et plus légère, qui permet une « écriture » beaucoup plus participative du réel. Sauf que leurs formats ont été pensés par la Silicon Valley, en tant qu’outils de consommation capitaliste. Formats courts, tape-à-l’œil et narcissiques. Avec des répercussions politiques, comme la fragmentation du réel, les tribus étanches du politiquement correct, le sentiment d’impuissance, et sur ce vide politique, la montée en puissance de la peur, de la post-vérité et de personnalités telles que Trump, Bolsonaro ou Milei… Il y a donc deux tâches urgentes à accomplir aujourd’hui. Premièrement, la revitalisation de la communication populaire avec le soutien de l’État pour établir un nouveau modèle. Cela nécessitera des financements, notamment pour la formation. Ensuite, il est impératif de créer un nouveau type de médias sociaux. Nous devons mettre en contact des experts en médias numériques avec les mouvements sociaux pour créer un nouveau réseau qui ne soit pas pensé par le capitalisme mais depuis les besoins de la société, qui laisse par exemple le temps nécessaire pour raconter des histoires d’organisations.

Photos : à Antímano, Caracas, un groupe de femmes construisent elles-mêmes leurs maisons. L’École populaire de cinéma et de théâtre travaille avec elles.

Venezuelanalysis Quel est aujourd’hui l’objectif de cette école de cinéma et de théâtre des mouvements sociaux, née dans les années 90 ?

Thierry Deronne – Créer un grand bataillon de cinéastes documentaires, pour de nombreuses raisons. Les principales sont la préservation de la mémoire historique et la transmission de l’expérience. Mais aussi l’agit/prop, ainsi que l’autocritique. C’est aussi un espace d’étude de la réalité : le cinéma documentaire doit nous donner le temps de comprendre la dialectique fine des processus. Notre école essaie de tenir toutes ces rênes à la fois. Compte tenu du contexte antérieur à la révolution, la télévision commerciale reste une référence écrasante, avec sa publicité, ses telenovelas, ses studios et ses présentateurs(trices)-vedettes. C’est elle qui reste l’école pour de nombreux professionnels des médias. Par conséquent, la production du documentaire révolutionnaire, participatif, reste limitée au sein du processus bolivarien. Plus encore en ce qui concerne la fiction, les récits paraissent souvent écrits dans un pays anachronique, hors révolution, qui oscille entre le monde des telenovelas ou le péplum historique à costumes. La plupart des cinéastes vénézuélien(ne)s restent dans une opposition à la rénovation du cinéma à travers la participation populaire ou font des films thématiquement induits par les grilles des télévisions ou des festivals occidentaux.

Pour affronter cette situation, l’École populaire de cinéma et de théâtre a commencé à organiser des noyaux de production au niveau local. La commune d’El Maizal possède désormais sa propre école de communication populaire, mais il existe également des groupes de travail dans d’autres communes. Comme dans la commune Che Guevara et ailleurs. L’objectif principal est toujours le même : produire à partir de la lutte, de l’organisation, de la vie et de la pensée populaires. Une leçon que je tire de toute cette histoire, c’est qu’à Vive TV, les contraintes de temps, la vélocité de création du média, nous avaient empêché de former la base productive qui aurait pu garantir la programmation permanente du peuple pour le peuple. Notre objectif actuel est de continuer à former les organisations, qui ont beaucoup avancé depuis cette époque pionnière, dans l’espoir que surgissent de nouveaux médias et de nouveaux et nouvelles cinéastes.

Photos : l’école populaire de cinéma et de théâtre forme un noyau audiovisuel dans la commune d’El Maizal.

Venezuelanalysis – L’École populaire de cinéma et de théâtre organise-t-elle également des ateliers de théâtre ?

Thierry Deronne – Bien sûr, notre école s’engage aussi dans la création théâtrale, en s’inspirant de la tradition brésilienne du « théâtre de l’opprimé » et celle du « théâtre épique » de Bertolt Brecht. Deux compagnons du Brésil : Douglas Estevam, du Collectif Culture du MST, et Julian Boal, du Théâtre de l’Opprimé, nous ont aidés en 2023. Douglas a collaboré avec des femmes autoconstructrices à Antímano, pour raconter au pluriel leur incroyable histoire, comme organisation et comme personnes. Parallèlement, Julian a travaillé sur un autre angle, celui de la lutte de ces femmes contre la violence sexiste. Il s’agit là aussi de rompre avec un théâtre encore dominé par la telenovela. Le théâtre de l’opprimé et le théâtre épique de Bertolt Brecht sont des outils extraordinaires pour construire la démocratie participative, raison d’être et moteur de la révolution bolivarienne.
En 2024, le plan implique la formation, la pratique, la réflexion et le suivi. Depuis une collaboration avec des clowns impliqués dans le mouvement des squats au Brésil, puis des exercices à petite échelle de théâtre de l’opprimé, vers des formes plus élaborées de théâtre épique. Pour renforcer notre travail, nous avons également fait appel à un extraordinaire metteur en scène et dramaturge brésilien: Sérgio De Carvalho et sa Compañía do Latão, axée sur le théâtre épique.

Photos : atelier de théâtre épique avec Douglas Estevam au sein du projet d’auto-construction de Jorge Rodríguez Padre à Antímano, Caracas.

Venezuelanalysis – Tu produis ou réalises aussi des documentaires. Comment cela fonctionne-t-il ?

Thierry Deronne
– Certains documentaires sont réalisés en collaboration directe avec des organisations sociales. Prenons l’exemple de « Marcha », centré sur la marche paysanne de 2018. Une grande partie du matériel provenait des paysan(ne)s eux-mêmes. À la fin, nous avons monté le matériel et les paysans nous ont guidés dans ce processus. Il y a aussi des films comme « Nostalgiques du futur » [2023], un documentaire sur le féminisme populaire qui nous a permis de visiter de nombreux territoires où les femmes s’organisent, et de tisser des liens entre les différentes luttes. Nous travaillons actuellement sur un documentaire qui explore les économies communales, celles qui veulent substituer le capitalisme encore majoritaire au Venezuela. Il y a aussi des documentaires réalisés directement par une organisation. Par exemple, notre formatrice Lana Vielma et d’autres communard(e)s d’El Maizal réalisent un documentaire sur les assemblées dans les zones reculées de la commune. L’une des tâches urgentes reste le renforcement de notre école de cinéma documentaire. Comme je te disais, faire les images de notre processus révolutionnaire est vital. La transmission générationnelle est un défi stratégique pour toutes les révolutions; si le fil est rompu, nous savons comment l’Empire en tire parti. Par ailleurs, pour vivre et grandir, les révolutions exigent un processus continu de « révision, rectification et réimpulsion » pour parler comme Chávez… Réduire la communication au marketing est une menace pour l’existence de la révolution et même de la nation.

Propos recueillis par Cira Pascual Marquina

Sources : https://venezuelanalysis.com/interviews/communication-by-and-for-the-people-a-conversation-with-thierry-deronne-part-i/ et https://venezuelanalysis.com/interviews/vicissitudes-of-grassroots-media-a-conversation-with-thierry-deronne-part-ii/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/02/01/laventure-de-la-television-populaire-au-venezuela-entretien-avec-thierry-deronne-venezuelanalysis/

Comment soutenir une école révolutionnaire de communication pour les mouvements sociaux d’Amérique Latine ?

Photo: Rien qu’en 2023, notre école a offert près d’une quarantaine d’ateliers aux organisations communardes ou autres dans l’ensemble du Venezuela.

L’école itinérante de communication des mouvements sociaux « Hugo Chávez » arrive à ses trente ans de travail au Venezuela et en Amérique latine. Des milliers de compagnes et compagnons des mouvements sociaux ont été formé(e)s pour créer non pas simplement de « nouveaux médias » mais des médias d’un type nouveau. Après ses premiers pas au Nicaragua en 1986, l’école a jeté l’ancre au Venezuela, en 1994. Ce passage d’un pays à l’autre nous le devons aux compagnes féministes vénézuéliennes rencontrées dans les montagnes du Nicaragua, en pleine révolution sandiniste.

Au Venezuela, la vitalité et la capacité de résistance de la révolution, après 24 ans, s’explique par l’Histoire populaire profonde, anticoloniale et antiesclavagiste, ainsi que par la relation créatrice entre organisations populaires et gouvernement bolivarien. Le processus n’est pas parti de la gauche classique – historiquement minoritaire, souvent éloignée des secteurs populaires – mais de la synthèse opérée par Hugo Chávez entre des militaires patriotes de milieu populaire et un peuple capable de s’organiser par lui-même. Aux antipodes de l’image sédimentée par les médias occidentaux, la révolution bolivarienne est une machine à démocratiser en profondeur le champ politique, une démocratie révolutionnaire qui croit dans les autogouvernements populaires. Ce dialogue entre organisations et gouvernement bolivarien est ouvert en permanence. Il revêt une importance toute particulière en 2024, au moment où Nicolas Maduro s’efforce de résorber les énormes dettes sociales, culturelles et existentielles qu’ont généré pour la population dix ans d’un blocus et d’une guerre économique cruelle organisés par l’Occident.

Les 13 et 14 décembre 2023, notre école de communication a été invitée parmi une centaine d’autres organisations à la rencontre nationale « Voces Populares Hablan para la Construcción de una Agenda Común » (« Des voix populaires parlent pour construire un agenda commun »), organisée par le Ministère des Communes et des Mouvements Sociaux. L’objectif du ministère était d’écouter des propositions. « C’est ici que nous allons développer l’agenda. Si nous perdons le pouvoir politique, nous perdons tout. C’est pourquoi nous devons nous articuler. » a expliqué le ministre Jorge Arreaza. Ce type de réunion est organisé dans d’autres pays d’Amérique Latine, là où ont été élus des gouvernements progressistes – comme dans la Colombie de Gustavo Petro ou dans le Brésil de Lula.

A Caracas, les porte-parole des mouvements sociaux ont élaboré leurs propositions au terme de cinq tables de travail. A celle de la Communication populaire – où la compagne féministe Aimee Zambrano du collectif militant de création visuelle UTOPIX était également présente -, Thierry Deronne, au nom de l’École, a tiré le bilan de 24 ans de politiques de communication et fait plusieurs propositions dont :

  • la refonte totale de l’enseignement universitaire de la communication sociale;
  • la création d’une école nationale de communicateurs populaires basée sur un nouveau paradigme;
  • la démocratisation radicale de la propriété des médias (et que le Venezuela appuie le lancement d’une loi internationale en ce sens !);
  • la remise de l’État au service de la communication populaire;
  • la multiplication des concessions légales pour les médias populaires;
  • un projet d’ingénierie numérique pour créer un type de réseaux sociaux libéré du métabolisme narcissique et éphémère de ceux que nous employons par défaut, créés par la « Silicon Valley ».

« Depuis 30 ans, la gauche semble redécouvrir chaque matin la mainmise écrasante du capitalisme sur les médias. Mais elle a bien peu fait pour l’empêcher ou pour penser de nouveaux médias alors que Chomsky, Ramonet, Bourdieu, Sean Mac Bride (UNESCO), Godard, Mattelart, etc… avaient tout expliqué et proposé à partir des années 80. Jusqu’à quand la gauche laissera-t-elle les médias et les réseaux aux mains du Capital et attendra les bras croisés que cet immense pouvoir de facto altère les résultats électoraux (Argentine, Equateur etc…), favorise les coups d’État (Dilma, Lula, Evo, Castillo etc…) ou les prépare (Petro, etc…) ?« 

Ces propositions s’enracinent dans nos trente ans de travail. Au terme d’une enquête que nous avons menée en 2014-2015 sur les 35 télévisions communautaires existantes au Venezuela, une des leçons centrales fut que dans une culture de capitalisme dominant, on ne peut créer un média de but en blanc, mais comme l’aboutissement d’un patient travail de formation collective, intégrale, au sein de l’organisation. Ce processus doit transmettre l’idée fondamentale que « ce n’est que d’une technique qu’on peut déduire une idéologie ». Un média n’est pas révolutionnaire parce que son discours l’est, mais parce que son organisation l’est : ses relations de travail internes, ses processus de formation et de production, sa relation avec le peuple en général. Il n’y a pas de technique neutre, même si le capitalisme a naturalisé celle de « vendre » les programmes à des consommateurs passifs. Pour le directeur du Tricontinental Institute, l’historien indien Vijay Prashad : « Nous ne voulons pas créer un « CNN socialiste ». Nous ne voulons pas copier les médias capitalistes. Nous devons créer des médias socialistes non seulement par leurs contenus mais aussi par leurs formes. Alors les institutions apparaîtraient sous un jour totalement différent. Nous voulons que les paysans soient les médias. Nous voulons que les syndicalistes soient les médias ». Pas de socialisme vivant sans participation populaire directe dans la construction d’une information plurielle, sans émancipation généralisée des consciences et capacité collective de s’orienter dans le monde.

Rien qu’en 2023, notre école a offert près d’une quarantaine d’ateliers aux organisations communardes ou autres dans l’ensemble du Venezuela. Du 16 novembre au 14 décembre, la Cinémathèque Nationale du Venezuela a organisé un atelier sur le thème «Comment et pourquoi faire du film documentaire dans une révolution ? ». Son objectif est résumé par le documentariste et scénariste cubain Julio García Espinoza : «Un cinéma révolutionnaire exige avant tout de montrer le processus des problèmes. C’est-à-dire le contraire d’un cinéma qui se consacre essentiellement à célébrer les résultats. Le contraire d’un cinéma autonome et contemplatif qui « illustre bien » les idées ou concepts que nous possédons déjà. »

L’atelier a permis aux mouvements sociaux de comprendre le rôle du documentaire dans plusieurs contextes révolutionnaires du XXème siècle en analysant de manière participative des documentaires de Dziga Vertov, Camila Freitas, Tatiana Huezo, Marta Rodríguez, Barbara Kopple, Joris Ivens, Marceline Loridan, Patricio Guzman, Carolina Rivas, Agnès Varda, Sara Gomez, Santiago Alvarez, etc… Le documentaire offre de nombreuses fonctions vitales à la révolution : mémoire, agitation/propagande, critique, transmission d’expériences de peuple en peuple, étude approfondie de la réalité, école de création populaire. Il permet aussi inventer aussi un langage libérateur – en permettant la relation égalitaire entre « filmé(e)s » et « filmeur(se)s », jusqu’à la transformation de ces dernier(e)s, ou en créant l’égalité entre les sons, entre les images, et entre le son et l’image. Plus qu’une « description réaliste» on peut le voir à cet égard comme l’essai de nouvelles relations sociales. A la fin de l’atelier sont nés plusieurs projets de documentaires collectifs, notamment à partir du mouvement afrodescendant et du mouvement des autoconstructrices (photos de l’atelier ci-dessous).

Autre type d’atelier offert en 2023 : le théâtre, pour lequel nous avons invité Douglas Estevam et Maria da Silva du Mouvement des Sans Terre. Julian Boal formateur du Théâtre de l’Opprimé a lui aussi apporté ses efforts pour que les femmes autoconstructrices d’Antimano organisent leur groupe de théâtre. Là aussi « ce n’est que d’une technique que l’on peut déduire une idéologie » : la forme du Théâtre de l’Opprimé ou du théâtre épique rompt en pratique avec la forme du théâtre bourgeois où « certains ont le droit d’être en scène, alors que d’autres n’ont que le droit d’être spectateurs » (Julian Boal).

Photo: Douglas Estevam du Mouvement des Sans Terre du Brésil lors de son atelier de théâtre épique avec les autoconstructrices d’Antimano (Caracas)

2024 sera l’occasion de poursuivre dans cette voie avec le Mouvement des Sans Terre du Brésil et d’autres collectifs théâtraux brésiliens. Des étudiants haïtiens formés en agroécologie au Venezuela et qui ont reçu un atelier de notre école en 2022 souhaitent recevoir chez eux, dans l’île, un atelier qui sera organisé dès février. Au Venezuela, 2024 s’annonce aussi comme une étape intense de nouvelles productions – plusieurs documentaires seront produits pour décrire l’émergence d’un monde nouveau, par exemple sur l’économie communarde – et de renforcement du système de communication inter-communal, avec le déplacement des équipes de formation d’une commune à l’autre. Les photos de Rusbeli Palomares, jeune fille de 14 ans et coordinatrice de la communication de la Commune « Che Guevara » dans les Andes, expriment les fruits de la formation visuelle autour du besoin de créer un imaginaire communard (voir ci-dessous).

Comment nous aider ?

Dans ce contexte de demande croissante de formation des organisations populaires, nous voulons faire un saut décisif. Avec plus de matériels, plus d’équipes de formation. Nous voulons aussi acquérir un moyen de transport collectif pour sillonner le pays (dans le style de la photo ci-dessous.)

Vous pouvez nous apporter votre aide via ce compte. Merci d’avance pour votre solidarité.

Compte Crédit Mutuel 00020487902

Titulaire: LIHP, 25 RUE JEAN JAURÈS, 93200 ST DENIS

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Code BIC: CMCIFR2A

SVP ne mentionner que : « Soutien école communication »

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/12/26/comment-soutenir-une-ecole-revolutionnaire-de-communication-pour-les-mouvements-sociaux-damerique-latine/

Le théâtre politique brésilien à la rencontre des vénézuéliens.

«Comme on voudrait faire partie d’eux !» s’exclame Carmen, émue, en sortant du Théâtre National à Caracas où, grâce aux amis cubains et au Festival Internacional de Théâtre Progressiste du Venezuela, la Companhia do Latão présente « O pão e a pedra« . Dans la nation bolivarienne – où le théâtre et le cinéma peinent encore à interpréter la révolution, Sergio De Carvalho (1) apporte la bombe du théâtre épique avec ses personnages subtils, contradictoires donc transformables. La pièce étudie le moment politique où les travailleurs du secteur métallurgique – la plupart nordestins enrôlés par les multinationales – organisent la grève de 1979. Sergio écrit et montre cette histoire populaire du point de vue des travailleur(ses) : l’assemblée de 70 milles ouvrier(e)s, la répression policière, les luttes entre l’ancien et le nouveau syndicalisme (avec la voix off du jeune Lula négociateur), la gauche étudiante, les églises progressistes capables d’organiser le monde du travail. Trois heures passionnantes où les chansons, le chœur qui commente l’action, la rotation de l’espace scénique, la métamorphose de l’ouvrier João en ouvrière Joana, les apartés et les citations révolutionnaires permettent de réfléchir aux «différents cours possibles du fleuve». Un théâtre du «rire intelligent», un apprentissage collectif où chaque «tranche de vie» reste liée à l’Histoire. Sergio : « Le théâtre appartient au peuple et je sens que la force d’une action dialectique est dans sa capacité à être vivante et mobilisatrice ». Les mains de « O pão e a pedra » qui cherchent à tâtons une issue au «rêve américain» de la dictature, mains dociles, impertinentes, méfiantes et rebelles, mains qui plongent dans la carrosserie de la chaîne en mouvement, main de la mère solitaire qui ramène son fils chez elle, main blessée du nouvel embauché ou qui lave les habits du travail, main qui feuillette Playboy ou allume la télé enfin achetée, mains timides des fiancés perchés sur la grande roue foraine pour tenter de voir le monde : toutes ces mains sont aussi «nos mains, ailleurs».

«En tant que constructrice j’ai représenté avec mes amies des femmes victimes de violence, car certaines se taisent, d’autres ont la force d’en sortir». «Cet atelier a tout changé pour moi, j’ai compris comment passer de l’échelle individuelle au processus social» disent Claudia et Yusgleidys, membres d’un collectif d’autoconstructrices, une des nombreuses organisations de base de la révolution bolivarienne. Julian Boal (2), invité par le festival vénézuélien pour y donner un atelier le Théâtre de l’Opprimé, leur parle de l’importance de «rompre la frontière entre ceux qui peuvent parler depuis une scène et celles et ceux qui n’ont que le droit d’écouter». Peu pratiqué au Venezuela, le théâtre de l’opprimé est pourtant l’outil rêvé de sa démocratie participative. «Un bon théâtre politique est toujours un théâtre intéressant dans sa forme artistique. C’est la possibilité de critiquer les pouvoirs en place et de les reconfigurer. Sa fonction est d’utiliser les techniques théâtrales les plus critiques possibles pour contribuer à l’organisation du pouvoir populaire» explique Julian.

Cette relation féconde, nécessaire, du théâtre politique brésilien avec une révolution en demande d’images ne s’arrête pas là. En mars 2023, les autoconstructrices avaient suivi un atelier offert par Douglas Estevam (3) du Collectif Culture du Mouvement des Travailleurs Sans Terre. Douglas leur a proposé d’utiliser leurs propres outils et matériaux pour créer leurs images, leurs musiques et leurs personnages. Comme Ursulina qui a mis longtemps à ouvrir la boite à outils du défunt puis un jour s’est saisie des tenailles pour se joindre au chantier. Ou Claudia, la vendeuse de rue, qui préférait continuer à vendre ses colliers en rue avant qu’Ursulina la convainque de se joindre aux bâtisseuses. Ou Maira l’esthéticienne, venue avec sa trousse : «mes mains ne servent plus seulement à montrer la beauté des femmes vénézuéliennes, mais aussi à les aider à construire leurs maisons». Ou Miguel le soldat, dont la femme lui reproche de l’abandonner – «Tu as sûrement une amante sur ce chantier» – et qui interroge alors le chœur des femmes. «Qu’elle vienne travailler avec nous !» lui répondent-elles. «De vendeuse de rue à constructrice et maintenant comédienne, oui, j’ai beaucoup changé» explique Claudia à la fin de l’atelier. Et Ircedia insiste : «Jamais nous ne cesserons de nous former». Une invitation déjà acceptée par Sergio de Carvalho, Douglas Estevam et Julian Boal, avec l’appui du Mouvement des Sans Terre et de notre École de Communication des Mouvements Sociaux « Hugo Chávez« . Julian suggère d’alterner la formation, la pratique, la réflexion et le suivi entre plusieurs séjours de formateurs. Et de commencer par exemple le travail avec un duo de clowns politiques nés de mouvements d’occupation, puis de construire des petites formes autour du théâtre de l’opprimé pour s’engager ensuite vers des formes plus élaborées de théâtre épique.

Thierry Deronne, Caracas, 10 juillet 2023.

Photos de l’auteur.

Notes:

(1) Sérgio de Carvalho est dramaturge, metteur en scène, journaliste et chercheur en théâtre. Fondateur de la Companhia do Latão, troupe de théâtre basée à São Paulo. Enseigne la dramaturgie et la critique à l’université de São Paulo. Depuis 2018, directeur du Teatro da Universidade de São Paulo. Titulaire d’une maîtrise en arts et d’un doctorat en littérature brésilienne de l’USP. Editeur des magazines culturels Vintém et Traulito. A donné des conférences sur la dramaturgie au Portugal, Mexique, Argentine, Cuba, Grèce et Allemagne. Parmi ses pièces et/ou mises en scène : O Nome do Sujeito (1998), O Círculo de Giz Caucasiano (2006), O pão e a pedra (2016), Lugar nenhum (2018), O mundo está cheio de nós (2019) et Ópera dos Vivos (2010). Parmi ses livres : Companhia do Latão 7 peças (Cosac Naify, 2008), Atuação crítica (Expressão Popular, 2009), Introdução ao teatro dialético (Expressão Popular, 2009).

(2) Julian Boal. Acteur, metteur en scène et pédagogue théâtral brésilien; Membre fondateur de Ambata, GTO-Paris (Groupe de Théâtre de l’Opprimé – Paris) et Féminisme Enjeux. A mené des ateliers dans plus de 20 pays et a collaboré à de nombreux festivals du Théâtre de l’Opprimé dans le monde, en Inde avec Jana Sanskriti, en Europe avec Pa’tothom, en Amérique du Sud avec le CTO de Rio de Janeiro. Auteur d’Imagens de um Teatro Popular, Hucitec, 2000, co-éditeur de Theatre of the Oppressed in Actions (Routledge, 2015) et tout récemment auteur de « Theatre of the Oppressed and its Times », Routledge, juillet 2023. Julian est le fils du fondateur du Théâtre de l’Opprimé Augusto Boal.

(3) Douglas Estevam. Pédagogue et metteur en scène de théâtre brésilien. Licencié en Histoire de l’Universidade Federal Fronteira Sul. Formation en économie politique (ENFF). Master en Philosophie (USP). Coordinateur de la Brigade National du Théâtre du Mouvement des Travailleurs sans Terre (MST). Membre du Collectif National de Culture du MST. A participé aux processus de formation d’Augusto Boal. Coordinateur de l’ouvrage Agitprop: Cultura Política, Lunatchárski: Revolução, Arte e Cultura e Teatro e Transformação Social. Membre de la Coordination Politico-pédagogique de l’Ecole Nationale des mouvements sociaux Florestan Fernandes (ENFF, Brésil).

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/07/10/le-theatre-politique-bresilien-a-la-rencontre-des-venezueliens/

« On ne peut être décolonial sans être anti-impérialiste » : Ramon Grosfoguel.

« Peut-être qu’avec toutes les difficultés que l’Empire vous a créées, nous perdons de vue le moment historique et ce que vous êtes en train de construire ici et qui n’existe nulle part ailleurs en Amérique latine » : Ramon Grosfoguel, un des principaux penseurs décoloniaux du continent, s’adresse à un autogouvernement populaire du Venezuela, le 20 avril 2023 (photos). Avec d’autres intellectuel(le)s et chercheur(se)s latino-américain(e)s tels que Katya Colmenares, Enrique Dussel, Juan José Bautista, Rafael Bautista, José Romero Lossaco ou Karina Ochoa, il suit de près l’expérience de démocratie participative au Venezuela, alliant visites de terrain, conférences et ateliers de formation. Grosfoguel partage l’analyse du Mouvement des Sans Terre du Brésil, présent sur place avec ses équipes, qui voit dans la commune vénézuélienne un exemple stratégique, nécessaire, pour l’ensemble de la région. « Vous, les communardes et les communards, êtes au cœur de la décolonisation du Venezuela et de l’Amérique latine. Vous vivez un moment historique de possibilités qui n’existent pas en dehors du Venezuela. La commune est l’alternative au projet civilisateur de la mort. Il faut avoir une vision critique du socialisme du 20e siècle, afin de ne pas reproduire ses erreurs. Je suis certain que nos ancêtres, ceux qui ont donné leur vie pour cet idéal, pour ce projet de société nouvelle au 20e siècle, nous disent : « Hé, regardez d’un œil critique ce que nous avons fait ».

Pour le penseur portoricain, la commune doit être consciente de la question écologique. Il est contradictoire de continuer à reproduire l’imaginaire capitaliste du « développement » et d’appliquer les mêmes technologies du projet moderne/colonial. Aujourd’hui, la cosmologie moderne met la vie en échec ».

Pour mieux connaître la vision de Ramon Grosfoguel, nous publions ci-dessous l’interview réalisée en avril 2023 par José Ernesto Narvaez pour La Jiribilla (Cuba).

« J’ai rencontré Ramón Grosfoguel lors d’un événement au Venezuela. Ouvert et bavard, nous avons rapidement tissé des liens et j’ai pu, au cours de longues promenades dans les rues de Caracas, confronter nos idées et en apprendre un peu plus sur ses réflexions concernant diverses questions d’actualité. Son statut de Portoricain – il est né à San Juan en 1956 – l’a amené à aborder, comme problème central, la question du colonialisme et du néocolonialisme, ainsi que la recherche d’alternatives à ces modèles de domination. Il combine actuellement son enseignement à l’université de Berkeley, en Californie, avec une vaste activité politique et une œuvre littéraire abondante, qui font de lui l’un des penseurs essentiels du riche panorama intellectuel du continent.

José Ernesto Narvaez – Il est clair que nous assistons aujourd’hui – en Amérique latine et dans toute cette partie du monde qui a été une colonie et qui a émergé dans une large mesure comme une république médiatisée, avec d’importantes limitations en termes de liberté politique – à un nouveau projet colonisateur qui vise non seulement à la colonisation directe des sociétés et des individus, mais qui a aussi dans la conscience l’un de ses points fondamentaux. Toute colonisation a la conscience comme point fondamental, mais il semble que le projet de colonisation contemporain privilégie la domination de la conscience des sujets par rapport à d’autres aspects. Quels sont vos critères à cet égard et quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle configuration du monde néocolonial d’aujourd’hui ?

Après les premières indépendances, la décolonisation de nos pays est restée inachevée, parce qu’il restait beaucoup de hiérarchies de domination qui n’avaient pas été surmontées. C’est pourquoi, dans la deuxième déclaration de La Havane, lorsque Fidel parle de la deuxième émancipation ou de la deuxième indépendance, il attire l’attention sur la nécessité de résoudre maintenant ce qui n’a pas été résolu lors de la première émancipation. Parmi les choses qui n’ont pas été résolues, il y a évidemment la néo-colonisation économique, politique et culturelle de nos peuples. Nous sommes passés de colonies espagnoles dans une grande partie de l’Amérique latine à des néo-colonies britanniques dans un premier temps, et à des néo-colonies américaines dans un second temps. La division internationale du travail entre le centre et la périphérie et les formes de domination néocoloniales se poursuivent encore aujourd’hui.

En termes de domination raciale, de domination patriarcale, de domination de classe, de domination capitaliste et coloniale, de domination épistémologique. En termes épistémologiques et culturels, nous nous retrouvons avec des mentalités eurocentriques, qui considèrent toujours l’Europe comme le savoir supérieur, qui doit être importé ici. En d’autres termes, nous importons des théories d’autres parties du monde et nous rejetons les théories qui ont été produites sur notre continent pour penser la libération de nos peuples. Aujourd’hui, ce phénomène a atteint des niveaux stratosphériques, car les réseaux sociaux, les nouvelles technologies et les algorithmes des médias sociaux façonnent l’opinion publique, les goûts, etc. de manière impressionnante. Les gens ne se rendent même pas compte du nombre de choses qui circulent dans ces réseaux et qui permettent aux algorithmes d’apprendre à connaître votre personnalité, vos goûts et vos caractéristiques, et à travers eux, ils commencent à insérer des messages et des significations qui renforcent chaque jour la colonisation mentale.

José Ernesto Narvaez – Dans l’une des conversations que nous avons eues ces jours-ci, vous avez dit qu’on ne pouvait pas parler de décolonisation sans parler du problème de l’impérialisme. Je profite de l’occasion pour vous interroger sur un débat au sein de la gauche, entre ceux qui ont encore tendance à interpréter l’impérialisme dans le sens donné par Lénine dans son ouvrage L’impérialisme. Stade supérieur du capitalisme, et d’autres secteurs qui soutiennent que le XXe siècle et jusqu’à présent le XXIe siècle ont représenté une transformation importante de l’impérialisme, non pas dans son essence, mais dans les formes dans lesquelles il s’exprime et se projette. J’aimerais donc que vous me parliez de la nature de l’impérialisme aujourd’hui et de la manière dont la relation impérialisme-colonialité est configurée dans le monde contemporain.

D’un côté, il y a la gauche qui pense que l’impérialisme a disparu. C’est une gauche qui se retrouve toujours dans des positions de droite, dans la social-démocratie ou des choses de ce genre. Une bonne partie de la gauche latino-américaine en est malheureusement là aujourd’hui, et c’est pourquoi elle dérape au Venezuela, à Cuba, etc. Ils dérapent parce qu’ils pensent que l’impérialisme appartient au passé, ils supposent que les problèmes de Cuba et du Venezuela aujourd’hui n’ont rien à voir avec un blocus impérialiste, mais avec un mauvais gouvernement ou une dictature. En d’autres termes, ils sont des proies faciles pour les fake news et les mensonges qui circulent sur les réseaux.

Il y a une autre gauche, plus orthodoxe, qui regarde Lénine comme si rien n’avait changé depuis. Nous devons parler, par exemple, des choses dont Lénine a parlé à propos du capital financier, de la fonction du capital bancaire-industriel, qui définit le capital financier, et de la manière dont celui-ci s’est considérablement autonomisé dans les États. En d’autres termes, le capital financier d’aujourd’hui, et les bourses, investissent, font entrer et sortir de l’argent du monde, presque sans restriction, surtout depuis que le modèle néolibéral a déréglementé les marchés mondiaux. Nous avons un capital financier vorace, dont la logique d’accumulation le conduit à faire des choses impensables à l’époque de Lénine. Ils démantèlent les industries, vendent les pièces et spéculent ensuite sur les marchés financiers. Les niveaux de spéculation que nous connaissons aujourd’hui sont énormes. Il y a des bulles financières qui font que le capital financier gagne de l’argent d’une manière tout à fait artificielle, détachée de la production matérielle. Nous voyons cela partout. Grâce aux nouvelles technologies, ces choses se produisent en quelques secondes. Ce qui prenait des jours d’investissement se fait aujourd’hui en quelques secondes. En d’autres termes, on peut quitter un pays sans investissement du jour au lendemain et réinvestir une somme d’argent ailleurs dans le monde en quelques secondes. En termes de mobilité du capital, le temps et l’espace ont été comprimés.

Nous sommes dans une phase de déclin impérial, une phase où une partie importante des élites mondiales, représentées à Davos, se rendent compte que le système va s’effondrer. Et elles savent que si le système s’effondre, elles tomberont avec lui. Ils réinventent de nouvelles dystopies et réfléchissent à la manière dont ils pourront rester au sommet si le système s’effondre. Ils inventent un nouveau système historique, que je qualifierais de pire que le capitalisme, avec de nouvelles technologies. C’est ce que certains ont appelé le techno-féodalisme, et que d’autres appellent le capitalisme numérique. Ceux qui soutiennent l’idée du techno-féodalisme affirment que ce qui se passe, c’est que, tout comme dans les marchés féodaux le seigneur féodal devait payer un loyer usuraire pour utiliser l’espace du marché, aujourd’hui les grandes plateformes numériques fonctionnent comme le seigneur féodal, qui loue un espace dans l’univers numérique et vous fait payer un loyer comme dans le marché du Moyen-Âge. En d’autres termes, les profits des capitalistes sont limités, car il existe un seigneur féodal qui, pour vendre votre marchandise aujourd’hui, vous fait payer un espace sur ses plateformes numériques. C’est le cas d’Amazon, de Google, de toutes ces plateformes numériques par lesquelles la vente de biens est canalisée à l’échelle mondiale, et qui fonctionnent selon une logique qui commence à contredire la logique du capitalisme classique.

Dans son étude de la transition du féodalisme au capitalisme, Wallerstein remet en question les récits marxistes et wébériens classiques, selon lesquels le capitalisme est né d’une classe commerciale bourgeoise, née dans les villes et qui, au fil du temps, a concurrencé l’aristocratie féodale des campagnes, notamment par le biais de révolutions politiques qui ont écarté cette aristocratie féodale du pouvoir et ont progressivement imposé le système capitaliste. Selon Wallerstein, face à la crise terminale du système féodal au XVe siècle, l’aristocratie féodale, qui savait que son destin était lié à celui du système, a inventé un nouveau système historique. Elle a résolu la crise du féodalisme par l’expansion coloniale européenne et a ainsi créé le système capitaliste mondial. Cette aristocratie féodale est alors devenue le capital financier du XVIe siècle.

Selon Wallerstein, si nous examinons les familles bancaires et le capital financier de la conquête, tant de l’État espagnol dans les Amériques que du Portugal et plus tard de la Hollande, il s’agit des mêmes familles de l’aristocratie féodale, qui ont été recyclées avec l’expansion coloniale et sont devenues des capitalistes financiers. Elles sont ensuite remplacées par les sociétés transnationales, qui constituent déjà un capital monopolistique et ne fonctionnent pas comme une famille, parce qu’il s’agit d’un autre niveau de capitalisme. C’est dans ce sens qu’il faut lire Lénine.

José Ernesto Narvaez – Mais à l’époque de Lénine, le grand capital financier était encore largement associé à l’État-nation au sens traditionnel du terme.

En effet, pour se développer, il avait besoin de l’appareil militaire. C’est pourquoi les Britanniques, les Néerlandais et tous ces empires avaient ces sociétés semi-privées qui fusionnaient avec l’État et l’armée. En ce sens, ils étaient très dépendants de leur État pour faire face à l’expansion coloniale.

L’argument de Wallerstein est qu’après l’aristocratie féodale du 15e siècle, un nouveau système historique a été inventé, pire que le féodalisme, à savoir le capitalisme mondial, le capitalisme historique. Il dit que nous sommes maintenant à un moment – et il l’a signalé dans les années 1980 – où, entre 2020 et 2050, nous entrerons dans un cycle qu’il appelle une bifurcation, dans lequel ce système et ses mécanismes de reproduction, vieux de plus de 500 ans, atteindront une crise terminale. Il n’était pas possible pour le système de se reproduire à nouveau. Par exemple, l’un des mécanismes que le capitalisme utilise pour résoudre ses crises est de s’étendre à d’autres territoires. Aujourd’hui, avec tous les territoires de la planète couverts, il n’y a plus de place pour l’expansion. Autre exemple, avec les crises écologiques, le coût des matières premières augmente et le capitalisme ne peut plus produire de plus en plus à bas prix. Tout est de plus en plus cher. Le coût du développement ne peut donc pas être répercuté sur les autres.

Les coûts de l’eau, du pétrole, de la nourriture – qui étaient supportés par les pays du tiers monde – et les coûts de la défense – qui étaient supportés par les États – doivent maintenant être payés par le grand Capital. Les États ne sont plus en mesure de défendre leur capital où qu’il se trouve, mais le capital lui-même est obligé d’avoir une armée privée et de payer pour la sécurité.

José Ernesto Narvaez – Et cela vaut aussi pour l’État états-unien dans sa relation avec le grand Capital ?

Oui, la plupart des guerres que les États-Unis ont menées à l’étranger sont privatisées, avec des sociétés de mercenaires comme Blackwater. En d’autres termes, ils versent beaucoup d’argent au complexe militaro-industriel américain pour couvrir les coûts des guerres. En réalité, ceux qui bénéficient de ces guerres sont les entreprises de ce complexe militaro-industriel, les compagnies pétrolières, comme dans le cas de l’Irak, de la Libye, etc. D’une manière générale, le coût de la reproduction et de la production du capital est hors de contrôle avec la crise écologique.

Il y a un autre élément que Wallerstein a souligné : la question idéologique, la crise de l’idéologie du progrès. Les gens ne croient plus que s’ils travaillent pendant 30 ans, leur situation s’améliorera. Cela signifie que les gens veulent que leurs demandes sociales soient satisfaites immédiatement, ce qui exerce une pression insoutenable sur le système. Il a mentionné une série de mécanismes et montré comment le système arrive à un moment de bifurcation et de crise terminale. La bifurcation, parce qu’elle peut aller dans un sens ou dans l’autre, est imprévisible. Elle peut s’améliorer si les mouvements anti-impérialistes et les mouvements sociaux hégémonisent cette transition et mènent le processus vers un nouveau système historique plus démocratique et plus juste, ou si les élites donnent au système une porte de sortie en créant quelque chose de pire.

À Davos, nous assistons à une transition dans laquelle ils envisagent une dystopie. Ils reconnaissent la crise écologique, mais ils la comprennent dans un sens malthusien : le problème n’est pas le système, mais la surpopulation, et la solution consiste donc à réduire la population mondiale. Ces écofascistes proposent de réduire la population mondiale de huit milliards d’individus à deux milliards. Pour eux, il y a six milliards de personnes à épargner. Ils identifient les problèmes, mais les solutions sont génocidaires. Ils envisagent ce qu’ils appellent le new reset, ils en ont parlé au Forum 2021. Il s’agit de la réduction de la population mondiale, des nouvelles technologies comme forme de contrôle des désirs des gens, d’un gouvernement mondial, etc. Ils envisagent même ce qu’ils appellent le transhumanisme, c’est-à-dire la robotisation de l’homme, l’amélioration artificielle de toutes nos capacités. Ils dépassent déjà la question de l’humain pour passer à la robotisation de l’humain. Ils transcendent déjà l’humain et passent à la robotisation de l’humain. Dans les dystopies de cette élite, c’est l’avenir de l’humanité qui est en jeu. Car dans cette crise terminale et cette bifurcation à venir, que Wallerstein a annoncées il y a quelque temps, cette élite veut faire ce que l’aristocratie féodale du 15e siècle a fait et se recycler dans un nouveau système, pire que celui-ci, où elle reste au sommet. Il n’y a pas encore de langage clair pour nommer ce système, mais il dépasse déjà le capitalisme à bien des égards ; ils n’envisagent même plus la concurrence pour les marchés, mais le contrôle technologique des plateformes numériques, le contrôle des désirs et de la consommation des gens, le contrôle de leurs pensées. La technologie existe déjà pour cela, et ils sont déjà très sérieux à ce sujet.

Une autre partie de l’élite impérialiste mondiale est nationaliste ; son processus d’accumulation du capital ne concerne pas tant le capital financier. Cette élite est représentée par quelqu’un comme Trump. Leur processus d’accumulation matérielle dépend beaucoup de l’État-nation, du territoire où ils investissent leur argent. Les dystopies des mondialistes ne les intéressent pas. Les deux élites sont fascistes, ne vous y trompez pas, ce qui se passe, c’est que les mondialistes nous embrouillent. Trump ne génère pas de confusion, Marine Le Pen ne génère pas de confusion, ce sont des fascistes nationalistes qui veulent protéger leurs capitaux de l’impulsion dévorante du capital financier mondial.

Et puis il y a des élites nationalistes d’extrême droite qui veulent protéger leur nation, leur territoire. C’est le conflit actuel entre les différentes factions des élites capitalistes dans le monde. Ces deux factions se disputent l’avenir du monde. Un projet multipolaire s’oppose à ceux qui veulent un gouvernement unique, l’unipolarité, etc. Et bien sûr, l’armée impérialiste a été jusqu’à présent fondamentale pour cette élite mondialiste, car c’est elle qui va de l’avant dans la réalisation de ses projets de domination. Par exemple, la guerre en Afghanistan. Ils savaient qu’ils ne la gagneraient pas. Il s’agissait d’un marché d’armes. Cela devient très cynique, car il ne s’agit même pas de gagner les guerres, mais de les faire durer assez longtemps pour gagner plus d’argent. C’est la logique de ces entreprises. Si vous tuez des millions de personnes, cela n’a pas d’importance, et c’est ce qu’elles ont fait ces 20 dernières années au Moyen-Orient.

Nous sommes dans une situation de crise systémique, qui peut avoir des conséquences dangereuses pour l’Humanité, comme la guerre nucléaire, les dystopies de ces élites mondialistes – qui projettent de créer un nouveau système historique au prix du sacrifice de six milliards d’êtres humains – ou une crise écologique catastrophique. Un nouveau système n’a pas encore émergé, mais nous sommes dans la lutte pour l’émergence de ce nouveau système. Les 20 prochaines années sont décisives.

José Ernesto Narvaez – En substance, les deux projets répondent à une logique plus large de domination impériale. Soit par les États-nations renforcés, soit par le capital financier transnational, qui a un caractère beaucoup plus liquide, mais qui a toujours des intérêts de domination très concrets. Il est clair qu’il y a une lutte entre les deux groupes d’intérêts : ceux qui trouvent dans l’État-nation la base de leur reproduction et ceux qui, au contraire, cherchent à affaiblir l’État-nation traditionnel afin d’obtenir un flux de capitaux plus important et plus rapide.

Moins il y a de souveraineté, mieux c’est pour les mondialistes. Plus il y a de souveraineté, mieux c’est pour ceux qui dépendent de l’État-nation. C’est là que réside le conflit des élites du système.

José Ernesto Narvaez – Cette lutte prend également des formes politiques concrètes. Dans des processus tels que la guerre en Ukraine, ce n’est pas seulement l’hégémonie d’un État-nation spécifique qui est négociée, mais aussi l’hégémonie de certains groupes et intérêts financiers qui émergent dans le monde contemporain et qui sont des alternatives à ceux du grand capital occidental. L’exacerbation des contradictions que nous observons en Europe et en Asie est également le reflet de l’opposition entre les nouveaux et les anciens acteurs économiques et nationaux du monde contemporain.

Exactement. Dans ce dilemme unipolaire-multipolaire, je suis de ceux qui affirment que même si ce monde multipolaire est problématique, parce qu’il reste capitaliste et contradictoire, je le préfère au monde unipolaire. Au moins, dans ce monde multipolaire, il y a un certain respect de la souveraineté des peuples et des marges de manœuvre, contrairement au monde unipolaire. Le monde unipolaire ne fait que sanctionner, bloquer, envahir, parce que c’est la volonté du système impérialiste occidental. Le monde multipolaire crée des relations à l’échelle internationale qui, au moins, offrent une marge de manœuvre permettant à des pays comme Cuba et le Venezuela de se débarrasser du blocus impérialiste états-unien et d’avoir des relations alternatives avec d’autres pays. Cela permet de radicaliser les transformations politiques. Les Chinois, par exemple, n’ont pas de projet universaliste. Ils négocient avec les pays sans s’intéresser à leur mode de pensée, leur religion, leurs coutumes, etc. L’Occident pille et se mêle aussi de ces questions. Il y a une ingérence permanente dans la souveraineté des peuples qui entrave le potentiel révolutionnaire. D’autre part, cet autre monde, s’il parvient à voir le jour, peut ouvrir un espace pour les luttes socialistes et anti-impérialistes dans le monde, qui n’existe pas pour le moment.

José Ernesto Narvaez – Dans l’environnement latino-américain, il existe de nombreux projets clairement sociaux-démocrates, mais masqués derrière un discours à caractère social qui se présente comme une alternative à la domination impériale dans la région et qui finit en fait par être organique à cette domination. Est-il donc possible d’être anticolonial sans projet anti-impérialiste ?

Non, c’est impossible. Il y a tout un débat à ce sujet, parce qu’il y a un secteur des réseaux décoloniaux en Amérique latine qui ne considère pas la lutte anti-impérialiste. En fait, il croit que l’impérialisme a disparu ou qu’il s’agit de quelque chose d’abstrait. Ils ne se rendent pas compte que l’économie politique de tous nos pays, y compris Cuba et le Venezuela, est fortement constituée par le système impérialiste mondial. Il n’y a pas moyen d’y échapper. C’est pourquoi je dis toujours que tout anti-impérialiste n’est pas décolonial, mais que tout décolonial doit d’abord être anti-impérialiste. Sinon, de quoi se décolonise-t-on ? C’est le système mondial impérialiste qui produit la multiplicité des formes de domination : capitaliste, patriarcale, classiste, eurocentrique, environnementale, et j’en passe. Cela vient de ce système impérialiste. Ce système ne sera pas vaincu sans une lutte contre lui. Lutter contre l’impérialisme de manière abstraite, sans comprendre qu’il s’agit d’une structure de domination économique et politique réelle, aboutit à une attitude spiritualiste new age qui ne change rien. Il faut un projet anti-impérialiste, avec une orientation décolonisatrice, pour faire culminer tout ce qui n’a pas été conclu lors de la première indépendance.

José Ernesto Narvaez – Vous venez d’un pays qui est une colonie. Vous avez la chance d’être assez proche de la révolution bolivarienne au Venezuela, ce qui vous a permis de connaître l’expérience d’un pays qui, vivant d’un passé néocolonial, tente consciemment de rompre avec ce passé. Par ailleurs, vous vivez aux États-Unis, au cœur même du capitalisme contemporain dans ses deux projets de domination. Comment voyez-vous, dans ces différentes réalités, le projet de domination coloniale chez le sujet colonisé ? Comment le colonialisme est-il vécu et projeté chez un sujet colonial comme le Portoricain, chez un sujet qui fait partie d’une révolution qui tente de transformer cette réalité ? Comment est-il projeté chez les sujets qui vivent au sein même des sociétés du capitalisme développé, qui sont également victimes de cette structure de domination et d’asservissement ?

Dans le cas des États-Unis, sa projection n’est pas si différente de celle des pays de la périphérie. Les désirs et les aspirations consistent à consommer davantage. C’est le modèle de réussite qui est inculqué aux pays de la périphérie. Le sens de la vie consiste à consommer davantage, et c’est ce que l’on constate aux États-Unis et à l’extérieur. Aux États-Unis, les expériences de la colonisation sont diverses. Il y a les Indiens d’Amérique qui vivent dans des conditions de grande pauvreté, d’abandon, de problèmes sociaux, d’alcoolisme, de drogue, etc. Si l’on considère les populations afro-américaines, coincées dans les ghettos des grandes villes américaines, on constate qu’elles sont victimes d’une violence continue et brutale de la part des appareils répressifs de l’État. Il en va de même pour les communautés latinos. Nous avons des personnes appauvries qui optent idéologiquement pour le système capitaliste impérialiste ; qui pensent que vivre bien signifie consommer plus et posséder plus. C’est quelque chose qui se produit à l’échelle mondiale ; ce n’est pas particulier à un sujet colonisé à l’intérieur des États-Unis. Ce qui est particulier à un sujet colonisé aux États-Unis, c’est que, par exemple, le concept de blancheur est assez restrictif. Ce qui est blanc en Amérique latine ne l’est pas aux États-Unis ; cela appartient au groupe des Latinos ou des Hispaniques, et c’est une catégorie raciale. Cela signifie que l’on sera discriminé en tant que sujet racialisé au sein de l’empire. L’idée que le racisme est une couleur de peau s’effondre dans le système américain, car le concept de blancheur est un concept d’exclusion construit culturellement et politiquement. Ainsi, de nombreux Latino-Américains qui vivent le privilège racial d’être blancs dans leurs pays respectifs se retrouvent, lorsqu’ils franchissent la frontière, face à des réalités qu’ils n’ont jamais vécues, telles que l’infériorité raciale. Cela a toute une série de conséquences dans les relations avec la police, lorsque vous sortez dans la rue, lorsque vous faites vos courses dans un supermarché ; vous êtes soumis à des niveaux de violence que vous n’avez pas connus dans votre pays d’origine.

Il existe une relation complexe entre la classe et la race. Si vous êtes un travailleur et que vous n’êtes pas blanc, cela a des conséquences économiques et politiques plus importantes. De même, un petit entrepreneur peut être victime de discrimination parce qu’il n’est pas blanc. Il y a un certain niveau à ne pas dépasser. Cela pose un problème complexe aux États-Unis, différent de celui des pays d’Amérique latine.

D’autre part, les luttes de libération sont compliquées, car elles se déroulent à l’intérieur de l’empire. Des changements démographiques très importants se produisent actuellement aux États-Unis. Le pays évolue vers une situation où les Blancs deviennent une minorité démographique. Les majorités vont être constituées par ceux qui sont maintenant des minorités, et au sein de ce groupe se trouvent les Latinos, qui connaissent actuellement une croissance exponentielle. D’où l’obsession de Trump pour la frontière. Dans 15 ans, les Blancs deviendront une minorité démographique dans le pays. C’est déjà le cas dans certains États. Cela a un potentiel, je ne dis pas automatiquement, mais c’est le cas. Il peut y avoir un changement révolutionnaire possible pour transformer l’empire de l’intérieur, avec un changement démographique de ce type. Cela nécessite une organisation politique, un changement de subjectivité, etc., afin que cette croissance démographique des non-Blancs ait des répercussions politiques anti-impérialistes. Il y a là un potentiel de travail politique important.

Cela dépend de la transformation de la subjectivité et il y a beaucoup à faire alors que les Blancs deviennent une minorité démographique dans leur propre pays. Cela pourrait changer le monde de manière très significative, si les États-Unis devaient disparaître en tant qu’empire en raison d’une révolution politique à l’intérieur du pays. J’ai écrit un article en 2005 ou 2006, intitulé « Les Latinos et la décolonisation de l’empire américain au 21e siècle », qui traitait des changements démographiques et politiques. Il y a un potentiel de transformation anti-impérialiste, et c’est pourquoi aujourd’hui il n’est plus possible de concevoir une lutte anti-impérialiste comme avant. Il faut penser à une lutte anti-impérialiste à l’extérieur et à l’intérieur de l’empire. Il faut se coordonner, s’organiser à l’intérieur de l’empire, et mener une lutte comme celle qui s’est déroulée au Vietnam. Le ViêtNam a été gagné, entre autres, parce qu’il existait une organisation politique aux États-Unis qui a mobilisé des millions de personnes dans les rues et a fait en sorte qu’entre la guerre du ViêtNam et la guerre populaire en soutien au ViêtNam, en solidarité avec le Viêt Nam, les troupes états-uniennes ont dû se retirer de ce pays. Les pressions intérieures ont été brutales. Sans cette pression, la guerre aurait probablement duré plus longtemps.

Nous devons réfléchir à un projet anti-impérialiste pour le 21e siècle, un projet qui tienne compte du nombre de Latinos qui sont là et qui ne peuvent être ignorés. Je ne parle pas des Cubains de Miami, mais des travailleurs latinos, des Portoricains, des Mexicains, etc. En outre, il existe toute une littérature anti-impérialiste, anticapitaliste et décolonisatrice aux États-Unis. Cette littérature est inconnue. C’est une littérature très puissante, écrite par de grands penseurs. Elle est inconnue en espagnol, car nombre d’entre eux n’ont pas été traduits. Il existe également une pensée indigène états-unienne. Une pensée puissante, anti-impérialiste, anticapitaliste, décoloniale, mais également inconnue. Il y a beaucoup de choses de ce genre aux États-Unis qui sont peu connues.

José Ernesto Narvaez – Dans le cas du Venezuela et de Porto Rico, existe-t-il des différences dans la projection du colonialisme sur les sujets ?

Porto Rico et le Venezuela partagent l’aspiration à consommer davantage. Bien vivre, c’est consommer plus. Il s’agit d’une idéologie de la consommation, d’une idéologie rentière. Dans le cas du Venezuela, il s’agit du pétrole ; dans le cas de Porto Rico, il s’agit des transferts du gouvernement fédéral américain. C’est une sorte de loyer pour le peuple. Nous avons cela en commun : ce sont des sociétés rentières avec peu de production et de productivité. Bien sûr, la situation et les conditions sont très différentes. Alors que le Venezuela est un pays doté de nombreuses ressources, Porto Rico en a très peu. Le Venezuela est l’un des pays les plus riches du monde et possède son propre État. La révolution bolivarienne a été fondamentale.Dans le cas de Porto Rico, le gouvernement n’a aucune souveraineté, il se trouve dans un état colonial. Il n’y a pas de perspective d’un État indépendant pour le moment. Il n’y a pas d’économie portoricaine, mais une extension de l’économie états-unienne. Le scénario des possibilités est donc totalement différent. Au Venezuela, on peut envisager un projet anti-impérialiste de rupture radicale (regardez les difficultés qu’ils ont rencontrées, mais ils peuvent encore survivre), ce qui n’est pas le cas à Porto Rico. Porto Rico ne peut pas faire cela. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas l’économie politique pour le soutenir. Porto Rico importe 95 % de ce qu’il mange. Toute l’industrie qui existe à Porto Rico est liée, branchée, à l’industrie états-unienne.

À Cuba, de nombreuses choses ont été nationalisées dans les années 1960. Aujourd’hui, à Porto Rico, si vous nationalisez et vous déconnectez du circuit de production industrielle des États-Unis, vous devez fermer, car vous n’avez aucun moyen de tenir. En d’autres termes, tout est bloqué. Les pièces, les matières premières, tout est lié à l’industrie états-unienne. Je nationalise une entreprise pharmaceutique à Porto Rico, par exemple, et je fais une rupture anti-impérialiste, et je la ferme. Ce n’est qu’un maillon de la chaîne. Il existe un autre schéma de production ; un schéma qui a été imposé dans les années 60, 70 et 80 et qui consistait à cesser de produire dans de grandes usines unifiées et à segmenter les chaînes de production. Ce que vous obtenez, c’est un petit maillon. Si vous nationalisez le maillon, on vous a déjà déconnecté.

José Ernesto Narvaez – Existe-t-il une conscience anti-impérialiste parmi les habitants de Porto Rico ?

Les gens ont une conscience culturelle anti-impérialiste, mais pas une conscience politique. À Porto Rico, le nationalisme culturel est impressionnant. Tout le monde s’identifie clairement comme Portoricain et les gens ont un sentiment anti-américain au niveau culturel. Cela ne se traduit pas au niveau politique. D’où la complexité de la situation. Beaucoup de gens sont conscients de ce problème : comment faire la transition entre le Porto Rico d’aujourd’hui et une future société anti-impérialiste. Si cette question n’a pas de réponse claire dans un endroit comme le Venezuela, imaginez à Porto Rico, où il n’y a rien. Rien. Ce qu’il y a, c’est l’économie états-unienne étendue à Porto Rico. Vous voyez ce que je veux dire ?

Beaucoup de gens à Porto Rico pensent des choses comme : « Vous avez mangé la viande, sucez les os ». En d’autres termes, nous allons mener une lutte anti-impérialiste en pénétrant à l’intérieur d’eux. Maintenant que la majorité démographique sera latino, mettons-y un État latino. Et ce sont des annexionnistes anti-impérialistes. Une chose qui ressemble à un court-circuit mental. La première fois que j’ai entendu cela, j’ai failli m’évanouir. Mais en réalité, il y a des gens à Porto Rico qui pensent à ces choses.

J’ai été très impliqué dans la lutte de Vieques[1]. Je me souviens que la plupart des militants de Vieques étaient des annexionnistes. Nous sautions les clôtures des bases militaires, occupions le territoire et paralysions les manœuvres. Ce fut une lutte de plusieurs années. J’ai eu de nombreuses disputes avec mes compatriotes de Vieques, en particulier les pêcheurs, parce que j’étais venu en tant qu’indépendantiste, en tant qu’indépendantiste socialiste, pour soutenir leur lutte. Ils me regardaient et me disaient : « Vous êtes quoi ? un indépendantiste socialiste ? Ah, c’est vrai. Nous sommes des annexionnistes anti-impérialistes ou des antimilitaristes anti-impérialistes« . Ils me disaient des choses comme ça. La plupart des personnes qui se battaient à Vieques pour fermer les bases militaires et les manœuvres militaires étaient des annexionnistes. Comment le formulaient-ils ? Ils disaient : « Si nous étions un État des États-Unis, cela n’arriverait pas« . J’étais choqué. « Si nous étions un État, ce serait encore pire« , disais-je. « Non, parce qu’aux États-Unis, l’obstruction existe » [2], me répondaient-ils. Je parle de gens qui n’ont pas d’éducation universitaire ou quoi que ce soit d’autre, et moi qui avais une éducation universitaire, je ne savais pas de quoi ils parlaient. « Je leur demandais : « Qu’est-ce que c’est que l’obstruction parlementaire ?  » « Un sénateur peut se lever et parler et paralyser le Congrès états-unien. Et avec ça, parce que c’est évident et que c’est comme ça, ils doivent s’asseoir et négocier« , ont-ils dit. Je n’ai pas compris de quoi ils parlaient jusqu’à ce que je voie les sénateurs d’Hawaï, deux Asiatiques, qui ont fait cela au Congrès états-unien pour menacer de le paralyser. Ils ont dû s’asseoir et négocier avec eux, parce qu’ils voulaient fermer les bases militaires sur les îles. Et ils les ont fermées. Lorsque cela s’est produit, je me suis souvenu de ce que ces camarades disaient.

Ils m’ont expliqué : « Nous allons nous battre. Nous allons nous adresser à la Cour fédérale états-unienne. Et nous disons ceci : Si vous ne bombardez pas les Blancs en Virginie, vous ne pouvez pas bombarder les Noirs à Vieques, parce que nous sommes des citoyens au même titre qu’eux. Ils sont donc partis avec leurs avocats là-bas, tandis qu’ici, ils ont rendu les bases militaires inopérantes grâce à la désobéissance civile. Et beaucoup de prisonniers. Ils vous ont pris en prison et vous ont mis à Atlanta pendant deux ans, ils vous ont emmené hors du pays dans les prisons fédérales là-bas. Mais la désobéissance civile s’est poursuivie, elle est devenue systématique, si bien qu’ils n’ont pas pu utiliser les bases militaires. Et ils ont dû les fermer en 2003. Entre la lutte au tribunal et la lutte dans les rues, ils les ont fermées en 2003.

La situation à Porto Rico est très complexe. Il est difficile de l’expliquer en dehors de Porto Rico. La lutte anti-impérialiste pour la décolonisation passe par des registres qui ne sont pas encore vus ou compris en Amérique latine. Par exemple, de nombreuses personnes se rendent à Porto Rico et ne comprennent pas pourquoi la majorité des gens votent pour l’annexion et non pour l’indépendance. Que vous disent les gens lorsque vous travaillez avec eux dans la rue ? Que l’indépendance que nous allons avoir sera néocoloniale. Une indépendance où les gringos nous exploiteront comme ils le font en République dominicaine, en Haïti, en Jamaïque et dans les îles voisines. Parce qu’à Porto Rico, l’économie n’est pas assez bonne pour faire autre chose. Vous allez dépendre de l’empire. Vous ne pourrez rien faire d’autre que d’être subordonnés et de ne pas bénéficier des avantages de la colonie. C’est ainsi que les gens vous parlent.

Le calcul qu’ils font est que nous avons plus de chances de mener une lutte anti-impérialiste en allant à l’intérieur et en nous y battant en alliance avec les autres peuples, dans une lutte anti-impérialiste où nous finissons par devenir une néo-colonie. C’est pourquoi, aux États-Unis, les élites impérialistes ne veulent pas de l’annexion de Porto Rico. Chaque fois qu’un référendum est organisé, elles l’annulent, parce que dans les enquêtes, dans les sondages, l’annexion semble l’emporter. Les Blancs, les élites blanches, ne veulent pas de nous, parce que nous ne sommes pas des Américains blancs ; parce que cela va leur coûter cher d’avoir un pays qu’ils ont détruit. Je ne sais pas combien de milliards de dollars nous ne recevons pas aujourd’hui parce que nous ne sommes pas un État des États-Unis. Si l’annexion devait se produire, ils devraient dépenser plus pour Porto Rico, plus qu’ils ne le font aujourd’hui. C’est pourquoi, à chaque fois qu’un référendum sur la création d’un État se présente, en 1991, en 1998, en 2012 et aujourd’hui, ils l’annulent.

En revanche, si Porto Rico votait pour l’indépendance ce soir, ils la lui accorderaient demain. Ils la leur donnent ce soir, pas demain, ils n’attendent pas demain. Parce que c’est la colonie sans les coûts de la colonie. C’est du néocolonialisme. Très peu de gens à Porto Rico votent pour cela. C’est le grand test que nous, les indépendantistes portoricains, avons à faire. Je vous parle de cette façon, un peu comme l’avocat du diable, pour que vous compreniez comment les gens pensent.

Les gens pensent que si vous rendez Porto Rico indépendant, vous allez exproprier les Portoricains de tout, et nous allons devenir une main-d’œuvre bon marché pour les industries américaines sous un régime d’indépendance néo-coloniale. C’est ce qui ressort du programme du parti de l’indépendance portoricaine. En d’autres termes, les soupçons des gens ne sont pas si exagérés. Cette explication, je suis sûr que vous ne l’avez jamais entendue de votre vie, parce qu’il faut être sur place et parler aux gens.

Notes :

[1] Vieques est une île située au sud-est de la grande île de Porto Rico. Entre 1941 et 1948, la marine états-unienne a procédé à une série d’expropriations forcées et à la concentration des habitants dans le centre urbain. En conséquence, 66 % de Vieques sont devenus une zone restreinte sous le contrôle de la marine. La résistance populaire a finalement conduit George W. Bush, en 2003, à ordonner à la marine de quitter la municipalité de l’île.

[2] Terme désignant une pratique d’obstructionnisme parlementaire très répandue aux États-Unis.

Source : http://www.lajiribilla.cu/no-se-puede-ser-descolonial-sin-ser-antiimperialista-conversacion-con-ramon-grosfoguel/

Interview réalisée par José Ernesto Narvaez pour La Jiribilla : http://www.lajiribilla.cu/colaborador/jose-ernesto-novaez-guerrero/

Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/05/22/on-ne-peut-etre-decolonial-sans-etre-anti-imperialiste-ramon-grosfoguel/

(Vidéo VO ST FR:) Atelier audiovisuel des Sans Terre du Brésil pour les communard(e)s du Venezuela

En mars 2023 l’École de Communication des Mouvements Sociaux « Hugo Chávez » a invité Maria da Silva du Mouvement des Sans Terre du Brésil à donner un atelier de formation audiovisuelle à 15 communard(e)s vénézuélien(ne)s.

Dans le but de renforcer une méthode originale de pratiquer la communication communarde, des exercices visuels et sonores ont été réalisés pour comprendre, observer et composer des images et des sons à partir des réalités concrètes des communes. Un espace de réflexion et de dialogue constant s’est créé sur la nécessité de construire un imaginaire audiovisuel endogène qui concentre toute la force expressive de la commune.

Production et montage : Victor Hugo Rivera. Production : Terra TV. République bolivarienne du Venezuela, 2023.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/04/11/video-vo-st-fr-atelier-audiovisuel-des-sans-terre-du-bresil-pour-les-communardes-du-venezuela/

(Vidéo/photos:) Un théâtre pour la révolution bolivarienne

Documentaire sous-titré en français sur l’atelier de théâtre offert par Douglas Estevam aux autoconstructrices d’Antimano, 13-16 mars 2023. Production: Terra TV. Réalisation: Jesus Reyes. Durée: 44 minutes.

Le sixième étage de briques rouges, presque achevé, surplombe Antimano, le plus grand quartier populaire du Venezuela. Ici les femmes ont décidé d’assumer elles-mêmes la construction de leurs logements. Lorsqu’elles ont découvert ce terrain en 2015, il n’était que ferrailles et débris. Depuis la colline, entre les piliers de ciment qui s’échappent vers le ciel, on aperçoit le quartier des entassés, des exploités, invisibles sur les cartes d’avant la révolution. « Ce ne fut pas facile de nous semer dans les institutions » explique Ircedia. Cette épopée de bâtisseuses a connu, comme dans toute révolution, son lot d’abandons, de renoncements, de luttes avec la bureaucratie, mais la persévérance des Ayary, Ircedia, Maira, Andreina et tant d’autres, maintiennent en vie le plan de la révolution bolivarienne – transférer le pouvoir d’État aux organisations populaires. C’est ici que nous avons invité le Mouvement des Travailleurs Sans Terre du Brésil à jeter les fondations d’un théâtre populaire.

Le Mouvement des Travailleurs Sans Terre est surtout connu au Venezuela pour sa solidarité fidèle et son soutien à l’agriculture agroécologique : un vaste accord de coopération signé sous l’impulsion de Chávez a été renforcé par Nicolas Maduro. Mais le « mouvement social le plus important de l’Amérique Latine » (Fidel Castro) a aussi développé au Brésil un immense front culturel : quarante groupes de théâtre, écoles artistiques, ateliers d’écriture, réflexions théoriques, publication des pièces, contes et romans écrits par les asentados et asentadas, en témoignent. D’où l’invitation faite par notre École de Communication des Mouvements Sociaux « Hugo Chávez » au Secteur National de la Culture des Sans Terre pour qu’il transmette cette expérience aux communes populaires du Venezuela, en mars 2023.

Pendant que Maria da Silva part donner une formation audiovisuelle dans la commune rurale de El Maizal, à six heures de Caracas, Douglas Estevam offre un atelier de théâtre à une quinzaine d’autoconstructrices d’Antimano. « Qu’ils viennent tous » répond-il aux compagnes qui lui demandent si leurs enfants peuvent participer.

Douglas enseigne à passer de la relation quotidienne au gestus social du théâtre. La construction collective d’une pièce suppose que chaque participant(e) habite son espace, et construise des personnages non naturalistes, à partir de leurs contradictions, et donc transformables. « L’atelier nous permet d’intérioriser notre relation au public » dit Ircedia. « Cela fait des années que nous nous côtoyons dans le travail mais j’ai découvert plus que jamais les autres» ajoute Claudia.

Des personnages naissent de la mémoire des débuts. Ircedia raconte comment après la mort de son mari, Ursulina a mis longtemps à ouvrir la boite à outils du défunt puis, un jour, s’est saisie des tenailles pour se joindre au chantier et nouer les tiges du béton armé sur six étages. Voici Claudia, la vendeuse de rue, qui – telle la Madre Carrar de Brecht -, préfère continuer à vendre ses colliers et ses bracelets malgré la chaleur qui fait qu’on ne vend rien. Il faudra toute la patience d’Ursulina qui vient la chercher une fois, deux fois, pour qu’un jour elle accepte de se rendre à une réunion des bâtisseuses. « De vendeuse de rue à constructrice, oui, j’ai beaucoup changé » expliquera-t-elle à la fin de l’atelier. A l’autre bout de la scène, c’est Maira l’esthéticienne, armée de ses outils de maquillage, qui parle : « mes mains étaient habituées aux pinceaux. Elles ne serviront plus seulement à souligner la beauté des femmes vénézuéliennes mais aussi à les aider à construire leurs maisons ». Miguel Rojas s’avance dans son uniforme militaire pour raconter comment il s’était enamouré du chantier au point d’y passer tout son temps, jusqu’à ce que sa femme lui reproche de l’avoir abandonnée : « Tu as sûrement une amante là-bas ». L’ex-soldat interroge le chœur des femmes : « que faire ? ». « Qu’elle vienne travailler avec nous ! » lui crient-elles.

Dans cet atelier de trois jours et demi – véritable course contre la montre – Douglas Estevam recueille calmement les idées, rassemble les images, parcourt le terrain du chantier, interroge les participant(e)s et, la nuit venue, réfléchit aux exercices qui permettent d’aller plus loin.

L’immeuble de six étages est l’espace parfait pour un théâtre révolutionnaire. Avec son air de « ring de boxe », ses quatre côtés et les étages qui donnent au public des points de vue différents, le rez-de-chaussée rappelle le laboratoire, entre cirque et usine, où Sergueï Eisenstein expérimenta le « cubisme  » dialectique qu’il allait développer au cinéma.

Puis, sur les roches et sur la plaine qui s’étendent au pied de l’immeuble, battues par le vent, Douglas propose aux autoconstructrices de réinstaller les décombres et les ferrailles du début, leurs outils de travail et quelques matériaux de construction : un territoire ouvert vers le passé et vers le futur, sans murs ni rideaux, dans la lumière totale du soleil. Chaque outil émet des sons nouveaux, se mêle aux instruments de musique rapportés par les participant(e)s. Dès que Douglas soumet aux participant(e)s quelques lignes des « Jours de la Commune », le « tous ou personne, tout ou rien » de Brecht se mue en rap. Le « théâtre de l’ère scientifique » et l’énergie anti-coloniale de la révolution bolivarienne se sont vite reconnus.

L’Histoire est le capital des peuples. Une révolution ne peut durer sans un front culturel puissant, déterminé à transmettre à ses propres organisations, aux nouvelles générations et aux peuples du monde entier, les leçons de l’action. Au Venezuela, paradoxalement, un processus visant à construire un État basé sur le pouvoir communard, semble encore paralysé à l’heure de porter au théâtre ou au cinéma de fiction les millions d’histoires quotidiennes de la révolution. Les autoconstructrices d’Antimano montrent la voie, avec leur chœur comme organe vocal d’une révolution féminine. Ircedia Boada insiste : «  Jamais nous ne cesserons de nous former ».

Thierry Deronne, Caracas, 08 avril 2023

Photo ci-dessus: à droite, le formateur du Secteur Culture de la direction nationale du Mouvement des Sans Terre, Douglas Estevam, également membre de la coordination politico-pédagogique de l’École Nationale Florestan Fernandes (Brésil). A gauche, Thierry Deronne, de l’école de communication des mouvements sociaux « Hugo Chávez » (Venezuela), Antimano, 16 mars 2023. Photo: Andreina San Martin.

Photos: Jesus Reyes, Thierry Deronne, Andreina San Martin.

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