« On ne peut être décolonial sans être anti-impérialiste » : Ramon Grosfoguel.

« Peut-être qu’avec toutes les difficultés que l’Empire vous a créées, nous perdons de vue le moment historique et ce que vous êtes en train de construire ici et qui n’existe nulle part ailleurs en Amérique latine » : Ramon Grosfoguel, un des principaux penseurs décoloniaux du continent, s’adresse à un autogouvernement populaire du Venezuela, le 20 avril 2023 (photos). Avec d’autres intellectuel(le)s et chercheur(se)s latino-américain(e)s tels que Katya Colmenares, Enrique Dussel, Juan José Bautista, Rafael Bautista, José Romero Lossaco ou Karina Ochoa, il suit de près l’expérience de démocratie participative au Venezuela, alliant visites de terrain, conférences et ateliers de formation. Grosfoguel partage l’analyse du Mouvement des Sans Terre du Brésil, présent sur place avec ses équipes, qui voit dans la commune vénézuélienne un exemple stratégique, nécessaire, pour l’ensemble de la région. « Vous, les communardes et les communards, êtes au cœur de la décolonisation du Venezuela et de l’Amérique latine. Vous vivez un moment historique de possibilités qui n’existent pas en dehors du Venezuela. La commune est l’alternative au projet civilisateur de la mort. Il faut avoir une vision critique du socialisme du 20e siècle, afin de ne pas reproduire ses erreurs. Je suis certain que nos ancêtres, ceux qui ont donné leur vie pour cet idéal, pour ce projet de société nouvelle au 20e siècle, nous disent : « Hé, regardez d’un œil critique ce que nous avons fait ».

Pour le penseur portoricain, la commune doit être consciente de la question écologique. Il est contradictoire de continuer à reproduire l’imaginaire capitaliste du « développement » et d’appliquer les mêmes technologies du projet moderne/colonial. Aujourd’hui, la cosmologie moderne met la vie en échec ».

Pour mieux connaître la vision de Ramon Grosfoguel, nous publions ci-dessous l’interview réalisée en avril 2023 par José Ernesto Narvaez pour La Jiribilla (Cuba).

« J’ai rencontré Ramón Grosfoguel lors d’un événement au Venezuela. Ouvert et bavard, nous avons rapidement tissé des liens et j’ai pu, au cours de longues promenades dans les rues de Caracas, confronter nos idées et en apprendre un peu plus sur ses réflexions concernant diverses questions d’actualité. Son statut de Portoricain – il est né à San Juan en 1956 – l’a amené à aborder, comme problème central, la question du colonialisme et du néocolonialisme, ainsi que la recherche d’alternatives à ces modèles de domination. Il combine actuellement son enseignement à l’université de Berkeley, en Californie, avec une vaste activité politique et une œuvre littéraire abondante, qui font de lui l’un des penseurs essentiels du riche panorama intellectuel du continent.

José Ernesto Narvaez – Il est clair que nous assistons aujourd’hui – en Amérique latine et dans toute cette partie du monde qui a été une colonie et qui a émergé dans une large mesure comme une république médiatisée, avec d’importantes limitations en termes de liberté politique – à un nouveau projet colonisateur qui vise non seulement à la colonisation directe des sociétés et des individus, mais qui a aussi dans la conscience l’un de ses points fondamentaux. Toute colonisation a la conscience comme point fondamental, mais il semble que le projet de colonisation contemporain privilégie la domination de la conscience des sujets par rapport à d’autres aspects. Quels sont vos critères à cet égard et quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle configuration du monde néocolonial d’aujourd’hui ?

Après les premières indépendances, la décolonisation de nos pays est restée inachevée, parce qu’il restait beaucoup de hiérarchies de domination qui n’avaient pas été surmontées. C’est pourquoi, dans la deuxième déclaration de La Havane, lorsque Fidel parle de la deuxième émancipation ou de la deuxième indépendance, il attire l’attention sur la nécessité de résoudre maintenant ce qui n’a pas été résolu lors de la première émancipation. Parmi les choses qui n’ont pas été résolues, il y a évidemment la néo-colonisation économique, politique et culturelle de nos peuples. Nous sommes passés de colonies espagnoles dans une grande partie de l’Amérique latine à des néo-colonies britanniques dans un premier temps, et à des néo-colonies américaines dans un second temps. La division internationale du travail entre le centre et la périphérie et les formes de domination néocoloniales se poursuivent encore aujourd’hui.

En termes de domination raciale, de domination patriarcale, de domination de classe, de domination capitaliste et coloniale, de domination épistémologique. En termes épistémologiques et culturels, nous nous retrouvons avec des mentalités eurocentriques, qui considèrent toujours l’Europe comme le savoir supérieur, qui doit être importé ici. En d’autres termes, nous importons des théories d’autres parties du monde et nous rejetons les théories qui ont été produites sur notre continent pour penser la libération de nos peuples. Aujourd’hui, ce phénomène a atteint des niveaux stratosphériques, car les réseaux sociaux, les nouvelles technologies et les algorithmes des médias sociaux façonnent l’opinion publique, les goûts, etc. de manière impressionnante. Les gens ne se rendent même pas compte du nombre de choses qui circulent dans ces réseaux et qui permettent aux algorithmes d’apprendre à connaître votre personnalité, vos goûts et vos caractéristiques, et à travers eux, ils commencent à insérer des messages et des significations qui renforcent chaque jour la colonisation mentale.

José Ernesto Narvaez – Dans l’une des conversations que nous avons eues ces jours-ci, vous avez dit qu’on ne pouvait pas parler de décolonisation sans parler du problème de l’impérialisme. Je profite de l’occasion pour vous interroger sur un débat au sein de la gauche, entre ceux qui ont encore tendance à interpréter l’impérialisme dans le sens donné par Lénine dans son ouvrage L’impérialisme. Stade supérieur du capitalisme, et d’autres secteurs qui soutiennent que le XXe siècle et jusqu’à présent le XXIe siècle ont représenté une transformation importante de l’impérialisme, non pas dans son essence, mais dans les formes dans lesquelles il s’exprime et se projette. J’aimerais donc que vous me parliez de la nature de l’impérialisme aujourd’hui et de la manière dont la relation impérialisme-colonialité est configurée dans le monde contemporain.

D’un côté, il y a la gauche qui pense que l’impérialisme a disparu. C’est une gauche qui se retrouve toujours dans des positions de droite, dans la social-démocratie ou des choses de ce genre. Une bonne partie de la gauche latino-américaine en est malheureusement là aujourd’hui, et c’est pourquoi elle dérape au Venezuela, à Cuba, etc. Ils dérapent parce qu’ils pensent que l’impérialisme appartient au passé, ils supposent que les problèmes de Cuba et du Venezuela aujourd’hui n’ont rien à voir avec un blocus impérialiste, mais avec un mauvais gouvernement ou une dictature. En d’autres termes, ils sont des proies faciles pour les fake news et les mensonges qui circulent sur les réseaux.

Il y a une autre gauche, plus orthodoxe, qui regarde Lénine comme si rien n’avait changé depuis. Nous devons parler, par exemple, des choses dont Lénine a parlé à propos du capital financier, de la fonction du capital bancaire-industriel, qui définit le capital financier, et de la manière dont celui-ci s’est considérablement autonomisé dans les États. En d’autres termes, le capital financier d’aujourd’hui, et les bourses, investissent, font entrer et sortir de l’argent du monde, presque sans restriction, surtout depuis que le modèle néolibéral a déréglementé les marchés mondiaux. Nous avons un capital financier vorace, dont la logique d’accumulation le conduit à faire des choses impensables à l’époque de Lénine. Ils démantèlent les industries, vendent les pièces et spéculent ensuite sur les marchés financiers. Les niveaux de spéculation que nous connaissons aujourd’hui sont énormes. Il y a des bulles financières qui font que le capital financier gagne de l’argent d’une manière tout à fait artificielle, détachée de la production matérielle. Nous voyons cela partout. Grâce aux nouvelles technologies, ces choses se produisent en quelques secondes. Ce qui prenait des jours d’investissement se fait aujourd’hui en quelques secondes. En d’autres termes, on peut quitter un pays sans investissement du jour au lendemain et réinvestir une somme d’argent ailleurs dans le monde en quelques secondes. En termes de mobilité du capital, le temps et l’espace ont été comprimés.

Nous sommes dans une phase de déclin impérial, une phase où une partie importante des élites mondiales, représentées à Davos, se rendent compte que le système va s’effondrer. Et elles savent que si le système s’effondre, elles tomberont avec lui. Ils réinventent de nouvelles dystopies et réfléchissent à la manière dont ils pourront rester au sommet si le système s’effondre. Ils inventent un nouveau système historique, que je qualifierais de pire que le capitalisme, avec de nouvelles technologies. C’est ce que certains ont appelé le techno-féodalisme, et que d’autres appellent le capitalisme numérique. Ceux qui soutiennent l’idée du techno-féodalisme affirment que ce qui se passe, c’est que, tout comme dans les marchés féodaux le seigneur féodal devait payer un loyer usuraire pour utiliser l’espace du marché, aujourd’hui les grandes plateformes numériques fonctionnent comme le seigneur féodal, qui loue un espace dans l’univers numérique et vous fait payer un loyer comme dans le marché du Moyen-Âge. En d’autres termes, les profits des capitalistes sont limités, car il existe un seigneur féodal qui, pour vendre votre marchandise aujourd’hui, vous fait payer un espace sur ses plateformes numériques. C’est le cas d’Amazon, de Google, de toutes ces plateformes numériques par lesquelles la vente de biens est canalisée à l’échelle mondiale, et qui fonctionnent selon une logique qui commence à contredire la logique du capitalisme classique.

Dans son étude de la transition du féodalisme au capitalisme, Wallerstein remet en question les récits marxistes et wébériens classiques, selon lesquels le capitalisme est né d’une classe commerciale bourgeoise, née dans les villes et qui, au fil du temps, a concurrencé l’aristocratie féodale des campagnes, notamment par le biais de révolutions politiques qui ont écarté cette aristocratie féodale du pouvoir et ont progressivement imposé le système capitaliste. Selon Wallerstein, face à la crise terminale du système féodal au XVe siècle, l’aristocratie féodale, qui savait que son destin était lié à celui du système, a inventé un nouveau système historique. Elle a résolu la crise du féodalisme par l’expansion coloniale européenne et a ainsi créé le système capitaliste mondial. Cette aristocratie féodale est alors devenue le capital financier du XVIe siècle.

Selon Wallerstein, si nous examinons les familles bancaires et le capital financier de la conquête, tant de l’État espagnol dans les Amériques que du Portugal et plus tard de la Hollande, il s’agit des mêmes familles de l’aristocratie féodale, qui ont été recyclées avec l’expansion coloniale et sont devenues des capitalistes financiers. Elles sont ensuite remplacées par les sociétés transnationales, qui constituent déjà un capital monopolistique et ne fonctionnent pas comme une famille, parce qu’il s’agit d’un autre niveau de capitalisme. C’est dans ce sens qu’il faut lire Lénine.

José Ernesto Narvaez – Mais à l’époque de Lénine, le grand capital financier était encore largement associé à l’État-nation au sens traditionnel du terme.

En effet, pour se développer, il avait besoin de l’appareil militaire. C’est pourquoi les Britanniques, les Néerlandais et tous ces empires avaient ces sociétés semi-privées qui fusionnaient avec l’État et l’armée. En ce sens, ils étaient très dépendants de leur État pour faire face à l’expansion coloniale.

L’argument de Wallerstein est qu’après l’aristocratie féodale du 15e siècle, un nouveau système historique a été inventé, pire que le féodalisme, à savoir le capitalisme mondial, le capitalisme historique. Il dit que nous sommes maintenant à un moment – et il l’a signalé dans les années 1980 – où, entre 2020 et 2050, nous entrerons dans un cycle qu’il appelle une bifurcation, dans lequel ce système et ses mécanismes de reproduction, vieux de plus de 500 ans, atteindront une crise terminale. Il n’était pas possible pour le système de se reproduire à nouveau. Par exemple, l’un des mécanismes que le capitalisme utilise pour résoudre ses crises est de s’étendre à d’autres territoires. Aujourd’hui, avec tous les territoires de la planète couverts, il n’y a plus de place pour l’expansion. Autre exemple, avec les crises écologiques, le coût des matières premières augmente et le capitalisme ne peut plus produire de plus en plus à bas prix. Tout est de plus en plus cher. Le coût du développement ne peut donc pas être répercuté sur les autres.

Les coûts de l’eau, du pétrole, de la nourriture – qui étaient supportés par les pays du tiers monde – et les coûts de la défense – qui étaient supportés par les États – doivent maintenant être payés par le grand Capital. Les États ne sont plus en mesure de défendre leur capital où qu’il se trouve, mais le capital lui-même est obligé d’avoir une armée privée et de payer pour la sécurité.

José Ernesto Narvaez – Et cela vaut aussi pour l’État états-unien dans sa relation avec le grand Capital ?

Oui, la plupart des guerres que les États-Unis ont menées à l’étranger sont privatisées, avec des sociétés de mercenaires comme Blackwater. En d’autres termes, ils versent beaucoup d’argent au complexe militaro-industriel américain pour couvrir les coûts des guerres. En réalité, ceux qui bénéficient de ces guerres sont les entreprises de ce complexe militaro-industriel, les compagnies pétrolières, comme dans le cas de l’Irak, de la Libye, etc. D’une manière générale, le coût de la reproduction et de la production du capital est hors de contrôle avec la crise écologique.

Il y a un autre élément que Wallerstein a souligné : la question idéologique, la crise de l’idéologie du progrès. Les gens ne croient plus que s’ils travaillent pendant 30 ans, leur situation s’améliorera. Cela signifie que les gens veulent que leurs demandes sociales soient satisfaites immédiatement, ce qui exerce une pression insoutenable sur le système. Il a mentionné une série de mécanismes et montré comment le système arrive à un moment de bifurcation et de crise terminale. La bifurcation, parce qu’elle peut aller dans un sens ou dans l’autre, est imprévisible. Elle peut s’améliorer si les mouvements anti-impérialistes et les mouvements sociaux hégémonisent cette transition et mènent le processus vers un nouveau système historique plus démocratique et plus juste, ou si les élites donnent au système une porte de sortie en créant quelque chose de pire.

À Davos, nous assistons à une transition dans laquelle ils envisagent une dystopie. Ils reconnaissent la crise écologique, mais ils la comprennent dans un sens malthusien : le problème n’est pas le système, mais la surpopulation, et la solution consiste donc à réduire la population mondiale. Ces écofascistes proposent de réduire la population mondiale de huit milliards d’individus à deux milliards. Pour eux, il y a six milliards de personnes à épargner. Ils identifient les problèmes, mais les solutions sont génocidaires. Ils envisagent ce qu’ils appellent le new reset, ils en ont parlé au Forum 2021. Il s’agit de la réduction de la population mondiale, des nouvelles technologies comme forme de contrôle des désirs des gens, d’un gouvernement mondial, etc. Ils envisagent même ce qu’ils appellent le transhumanisme, c’est-à-dire la robotisation de l’homme, l’amélioration artificielle de toutes nos capacités. Ils dépassent déjà la question de l’humain pour passer à la robotisation de l’humain. Ils transcendent déjà l’humain et passent à la robotisation de l’humain. Dans les dystopies de cette élite, c’est l’avenir de l’humanité qui est en jeu. Car dans cette crise terminale et cette bifurcation à venir, que Wallerstein a annoncées il y a quelque temps, cette élite veut faire ce que l’aristocratie féodale du 15e siècle a fait et se recycler dans un nouveau système, pire que celui-ci, où elle reste au sommet. Il n’y a pas encore de langage clair pour nommer ce système, mais il dépasse déjà le capitalisme à bien des égards ; ils n’envisagent même plus la concurrence pour les marchés, mais le contrôle technologique des plateformes numériques, le contrôle des désirs et de la consommation des gens, le contrôle de leurs pensées. La technologie existe déjà pour cela, et ils sont déjà très sérieux à ce sujet.

Une autre partie de l’élite impérialiste mondiale est nationaliste ; son processus d’accumulation du capital ne concerne pas tant le capital financier. Cette élite est représentée par quelqu’un comme Trump. Leur processus d’accumulation matérielle dépend beaucoup de l’État-nation, du territoire où ils investissent leur argent. Les dystopies des mondialistes ne les intéressent pas. Les deux élites sont fascistes, ne vous y trompez pas, ce qui se passe, c’est que les mondialistes nous embrouillent. Trump ne génère pas de confusion, Marine Le Pen ne génère pas de confusion, ce sont des fascistes nationalistes qui veulent protéger leurs capitaux de l’impulsion dévorante du capital financier mondial.

Et puis il y a des élites nationalistes d’extrême droite qui veulent protéger leur nation, leur territoire. C’est le conflit actuel entre les différentes factions des élites capitalistes dans le monde. Ces deux factions se disputent l’avenir du monde. Un projet multipolaire s’oppose à ceux qui veulent un gouvernement unique, l’unipolarité, etc. Et bien sûr, l’armée impérialiste a été jusqu’à présent fondamentale pour cette élite mondialiste, car c’est elle qui va de l’avant dans la réalisation de ses projets de domination. Par exemple, la guerre en Afghanistan. Ils savaient qu’ils ne la gagneraient pas. Il s’agissait d’un marché d’armes. Cela devient très cynique, car il ne s’agit même pas de gagner les guerres, mais de les faire durer assez longtemps pour gagner plus d’argent. C’est la logique de ces entreprises. Si vous tuez des millions de personnes, cela n’a pas d’importance, et c’est ce qu’elles ont fait ces 20 dernières années au Moyen-Orient.

Nous sommes dans une situation de crise systémique, qui peut avoir des conséquences dangereuses pour l’Humanité, comme la guerre nucléaire, les dystopies de ces élites mondialistes – qui projettent de créer un nouveau système historique au prix du sacrifice de six milliards d’êtres humains – ou une crise écologique catastrophique. Un nouveau système n’a pas encore émergé, mais nous sommes dans la lutte pour l’émergence de ce nouveau système. Les 20 prochaines années sont décisives.

José Ernesto Narvaez – En substance, les deux projets répondent à une logique plus large de domination impériale. Soit par les États-nations renforcés, soit par le capital financier transnational, qui a un caractère beaucoup plus liquide, mais qui a toujours des intérêts de domination très concrets. Il est clair qu’il y a une lutte entre les deux groupes d’intérêts : ceux qui trouvent dans l’État-nation la base de leur reproduction et ceux qui, au contraire, cherchent à affaiblir l’État-nation traditionnel afin d’obtenir un flux de capitaux plus important et plus rapide.

Moins il y a de souveraineté, mieux c’est pour les mondialistes. Plus il y a de souveraineté, mieux c’est pour ceux qui dépendent de l’État-nation. C’est là que réside le conflit des élites du système.

José Ernesto Narvaez – Cette lutte prend également des formes politiques concrètes. Dans des processus tels que la guerre en Ukraine, ce n’est pas seulement l’hégémonie d’un État-nation spécifique qui est négociée, mais aussi l’hégémonie de certains groupes et intérêts financiers qui émergent dans le monde contemporain et qui sont des alternatives à ceux du grand capital occidental. L’exacerbation des contradictions que nous observons en Europe et en Asie est également le reflet de l’opposition entre les nouveaux et les anciens acteurs économiques et nationaux du monde contemporain.

Exactement. Dans ce dilemme unipolaire-multipolaire, je suis de ceux qui affirment que même si ce monde multipolaire est problématique, parce qu’il reste capitaliste et contradictoire, je le préfère au monde unipolaire. Au moins, dans ce monde multipolaire, il y a un certain respect de la souveraineté des peuples et des marges de manœuvre, contrairement au monde unipolaire. Le monde unipolaire ne fait que sanctionner, bloquer, envahir, parce que c’est la volonté du système impérialiste occidental. Le monde multipolaire crée des relations à l’échelle internationale qui, au moins, offrent une marge de manœuvre permettant à des pays comme Cuba et le Venezuela de se débarrasser du blocus impérialiste états-unien et d’avoir des relations alternatives avec d’autres pays. Cela permet de radicaliser les transformations politiques. Les Chinois, par exemple, n’ont pas de projet universaliste. Ils négocient avec les pays sans s’intéresser à leur mode de pensée, leur religion, leurs coutumes, etc. L’Occident pille et se mêle aussi de ces questions. Il y a une ingérence permanente dans la souveraineté des peuples qui entrave le potentiel révolutionnaire. D’autre part, cet autre monde, s’il parvient à voir le jour, peut ouvrir un espace pour les luttes socialistes et anti-impérialistes dans le monde, qui n’existe pas pour le moment.

José Ernesto Narvaez – Dans l’environnement latino-américain, il existe de nombreux projets clairement sociaux-démocrates, mais masqués derrière un discours à caractère social qui se présente comme une alternative à la domination impériale dans la région et qui finit en fait par être organique à cette domination. Est-il donc possible d’être anticolonial sans projet anti-impérialiste ?

Non, c’est impossible. Il y a tout un débat à ce sujet, parce qu’il y a un secteur des réseaux décoloniaux en Amérique latine qui ne considère pas la lutte anti-impérialiste. En fait, il croit que l’impérialisme a disparu ou qu’il s’agit de quelque chose d’abstrait. Ils ne se rendent pas compte que l’économie politique de tous nos pays, y compris Cuba et le Venezuela, est fortement constituée par le système impérialiste mondial. Il n’y a pas moyen d’y échapper. C’est pourquoi je dis toujours que tout anti-impérialiste n’est pas décolonial, mais que tout décolonial doit d’abord être anti-impérialiste. Sinon, de quoi se décolonise-t-on ? C’est le système mondial impérialiste qui produit la multiplicité des formes de domination : capitaliste, patriarcale, classiste, eurocentrique, environnementale, et j’en passe. Cela vient de ce système impérialiste. Ce système ne sera pas vaincu sans une lutte contre lui. Lutter contre l’impérialisme de manière abstraite, sans comprendre qu’il s’agit d’une structure de domination économique et politique réelle, aboutit à une attitude spiritualiste new age qui ne change rien. Il faut un projet anti-impérialiste, avec une orientation décolonisatrice, pour faire culminer tout ce qui n’a pas été conclu lors de la première indépendance.

José Ernesto Narvaez – Vous venez d’un pays qui est une colonie. Vous avez la chance d’être assez proche de la révolution bolivarienne au Venezuela, ce qui vous a permis de connaître l’expérience d’un pays qui, vivant d’un passé néocolonial, tente consciemment de rompre avec ce passé. Par ailleurs, vous vivez aux États-Unis, au cœur même du capitalisme contemporain dans ses deux projets de domination. Comment voyez-vous, dans ces différentes réalités, le projet de domination coloniale chez le sujet colonisé ? Comment le colonialisme est-il vécu et projeté chez un sujet colonial comme le Portoricain, chez un sujet qui fait partie d’une révolution qui tente de transformer cette réalité ? Comment est-il projeté chez les sujets qui vivent au sein même des sociétés du capitalisme développé, qui sont également victimes de cette structure de domination et d’asservissement ?

Dans le cas des États-Unis, sa projection n’est pas si différente de celle des pays de la périphérie. Les désirs et les aspirations consistent à consommer davantage. C’est le modèle de réussite qui est inculqué aux pays de la périphérie. Le sens de la vie consiste à consommer davantage, et c’est ce que l’on constate aux États-Unis et à l’extérieur. Aux États-Unis, les expériences de la colonisation sont diverses. Il y a les Indiens d’Amérique qui vivent dans des conditions de grande pauvreté, d’abandon, de problèmes sociaux, d’alcoolisme, de drogue, etc. Si l’on considère les populations afro-américaines, coincées dans les ghettos des grandes villes américaines, on constate qu’elles sont victimes d’une violence continue et brutale de la part des appareils répressifs de l’État. Il en va de même pour les communautés latinos. Nous avons des personnes appauvries qui optent idéologiquement pour le système capitaliste impérialiste ; qui pensent que vivre bien signifie consommer plus et posséder plus. C’est quelque chose qui se produit à l’échelle mondiale ; ce n’est pas particulier à un sujet colonisé à l’intérieur des États-Unis. Ce qui est particulier à un sujet colonisé aux États-Unis, c’est que, par exemple, le concept de blancheur est assez restrictif. Ce qui est blanc en Amérique latine ne l’est pas aux États-Unis ; cela appartient au groupe des Latinos ou des Hispaniques, et c’est une catégorie raciale. Cela signifie que l’on sera discriminé en tant que sujet racialisé au sein de l’empire. L’idée que le racisme est une couleur de peau s’effondre dans le système américain, car le concept de blancheur est un concept d’exclusion construit culturellement et politiquement. Ainsi, de nombreux Latino-Américains qui vivent le privilège racial d’être blancs dans leurs pays respectifs se retrouvent, lorsqu’ils franchissent la frontière, face à des réalités qu’ils n’ont jamais vécues, telles que l’infériorité raciale. Cela a toute une série de conséquences dans les relations avec la police, lorsque vous sortez dans la rue, lorsque vous faites vos courses dans un supermarché ; vous êtes soumis à des niveaux de violence que vous n’avez pas connus dans votre pays d’origine.

Il existe une relation complexe entre la classe et la race. Si vous êtes un travailleur et que vous n’êtes pas blanc, cela a des conséquences économiques et politiques plus importantes. De même, un petit entrepreneur peut être victime de discrimination parce qu’il n’est pas blanc. Il y a un certain niveau à ne pas dépasser. Cela pose un problème complexe aux États-Unis, différent de celui des pays d’Amérique latine.

D’autre part, les luttes de libération sont compliquées, car elles se déroulent à l’intérieur de l’empire. Des changements démographiques très importants se produisent actuellement aux États-Unis. Le pays évolue vers une situation où les Blancs deviennent une minorité démographique. Les majorités vont être constituées par ceux qui sont maintenant des minorités, et au sein de ce groupe se trouvent les Latinos, qui connaissent actuellement une croissance exponentielle. D’où l’obsession de Trump pour la frontière. Dans 15 ans, les Blancs deviendront une minorité démographique dans le pays. C’est déjà le cas dans certains États. Cela a un potentiel, je ne dis pas automatiquement, mais c’est le cas. Il peut y avoir un changement révolutionnaire possible pour transformer l’empire de l’intérieur, avec un changement démographique de ce type. Cela nécessite une organisation politique, un changement de subjectivité, etc., afin que cette croissance démographique des non-Blancs ait des répercussions politiques anti-impérialistes. Il y a là un potentiel de travail politique important.

Cela dépend de la transformation de la subjectivité et il y a beaucoup à faire alors que les Blancs deviennent une minorité démographique dans leur propre pays. Cela pourrait changer le monde de manière très significative, si les États-Unis devaient disparaître en tant qu’empire en raison d’une révolution politique à l’intérieur du pays. J’ai écrit un article en 2005 ou 2006, intitulé « Les Latinos et la décolonisation de l’empire américain au 21e siècle », qui traitait des changements démographiques et politiques. Il y a un potentiel de transformation anti-impérialiste, et c’est pourquoi aujourd’hui il n’est plus possible de concevoir une lutte anti-impérialiste comme avant. Il faut penser à une lutte anti-impérialiste à l’extérieur et à l’intérieur de l’empire. Il faut se coordonner, s’organiser à l’intérieur de l’empire, et mener une lutte comme celle qui s’est déroulée au Vietnam. Le ViêtNam a été gagné, entre autres, parce qu’il existait une organisation politique aux États-Unis qui a mobilisé des millions de personnes dans les rues et a fait en sorte qu’entre la guerre du ViêtNam et la guerre populaire en soutien au ViêtNam, en solidarité avec le Viêt Nam, les troupes états-uniennes ont dû se retirer de ce pays. Les pressions intérieures ont été brutales. Sans cette pression, la guerre aurait probablement duré plus longtemps.

Nous devons réfléchir à un projet anti-impérialiste pour le 21e siècle, un projet qui tienne compte du nombre de Latinos qui sont là et qui ne peuvent être ignorés. Je ne parle pas des Cubains de Miami, mais des travailleurs latinos, des Portoricains, des Mexicains, etc. En outre, il existe toute une littérature anti-impérialiste, anticapitaliste et décolonisatrice aux États-Unis. Cette littérature est inconnue. C’est une littérature très puissante, écrite par de grands penseurs. Elle est inconnue en espagnol, car nombre d’entre eux n’ont pas été traduits. Il existe également une pensée indigène états-unienne. Une pensée puissante, anti-impérialiste, anticapitaliste, décoloniale, mais également inconnue. Il y a beaucoup de choses de ce genre aux États-Unis qui sont peu connues.

José Ernesto Narvaez – Dans le cas du Venezuela et de Porto Rico, existe-t-il des différences dans la projection du colonialisme sur les sujets ?

Porto Rico et le Venezuela partagent l’aspiration à consommer davantage. Bien vivre, c’est consommer plus. Il s’agit d’une idéologie de la consommation, d’une idéologie rentière. Dans le cas du Venezuela, il s’agit du pétrole ; dans le cas de Porto Rico, il s’agit des transferts du gouvernement fédéral américain. C’est une sorte de loyer pour le peuple. Nous avons cela en commun : ce sont des sociétés rentières avec peu de production et de productivité. Bien sûr, la situation et les conditions sont très différentes. Alors que le Venezuela est un pays doté de nombreuses ressources, Porto Rico en a très peu. Le Venezuela est l’un des pays les plus riches du monde et possède son propre État. La révolution bolivarienne a été fondamentale.Dans le cas de Porto Rico, le gouvernement n’a aucune souveraineté, il se trouve dans un état colonial. Il n’y a pas de perspective d’un État indépendant pour le moment. Il n’y a pas d’économie portoricaine, mais une extension de l’économie états-unienne. Le scénario des possibilités est donc totalement différent. Au Venezuela, on peut envisager un projet anti-impérialiste de rupture radicale (regardez les difficultés qu’ils ont rencontrées, mais ils peuvent encore survivre), ce qui n’est pas le cas à Porto Rico. Porto Rico ne peut pas faire cela. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas l’économie politique pour le soutenir. Porto Rico importe 95 % de ce qu’il mange. Toute l’industrie qui existe à Porto Rico est liée, branchée, à l’industrie états-unienne.

À Cuba, de nombreuses choses ont été nationalisées dans les années 1960. Aujourd’hui, à Porto Rico, si vous nationalisez et vous déconnectez du circuit de production industrielle des États-Unis, vous devez fermer, car vous n’avez aucun moyen de tenir. En d’autres termes, tout est bloqué. Les pièces, les matières premières, tout est lié à l’industrie états-unienne. Je nationalise une entreprise pharmaceutique à Porto Rico, par exemple, et je fais une rupture anti-impérialiste, et je la ferme. Ce n’est qu’un maillon de la chaîne. Il existe un autre schéma de production ; un schéma qui a été imposé dans les années 60, 70 et 80 et qui consistait à cesser de produire dans de grandes usines unifiées et à segmenter les chaînes de production. Ce que vous obtenez, c’est un petit maillon. Si vous nationalisez le maillon, on vous a déjà déconnecté.

José Ernesto Narvaez – Existe-t-il une conscience anti-impérialiste parmi les habitants de Porto Rico ?

Les gens ont une conscience culturelle anti-impérialiste, mais pas une conscience politique. À Porto Rico, le nationalisme culturel est impressionnant. Tout le monde s’identifie clairement comme Portoricain et les gens ont un sentiment anti-américain au niveau culturel. Cela ne se traduit pas au niveau politique. D’où la complexité de la situation. Beaucoup de gens sont conscients de ce problème : comment faire la transition entre le Porto Rico d’aujourd’hui et une future société anti-impérialiste. Si cette question n’a pas de réponse claire dans un endroit comme le Venezuela, imaginez à Porto Rico, où il n’y a rien. Rien. Ce qu’il y a, c’est l’économie états-unienne étendue à Porto Rico. Vous voyez ce que je veux dire ?

Beaucoup de gens à Porto Rico pensent des choses comme : « Vous avez mangé la viande, sucez les os ». En d’autres termes, nous allons mener une lutte anti-impérialiste en pénétrant à l’intérieur d’eux. Maintenant que la majorité démographique sera latino, mettons-y un État latino. Et ce sont des annexionnistes anti-impérialistes. Une chose qui ressemble à un court-circuit mental. La première fois que j’ai entendu cela, j’ai failli m’évanouir. Mais en réalité, il y a des gens à Porto Rico qui pensent à ces choses.

J’ai été très impliqué dans la lutte de Vieques[1]. Je me souviens que la plupart des militants de Vieques étaient des annexionnistes. Nous sautions les clôtures des bases militaires, occupions le territoire et paralysions les manœuvres. Ce fut une lutte de plusieurs années. J’ai eu de nombreuses disputes avec mes compatriotes de Vieques, en particulier les pêcheurs, parce que j’étais venu en tant qu’indépendantiste, en tant qu’indépendantiste socialiste, pour soutenir leur lutte. Ils me regardaient et me disaient : « Vous êtes quoi ? un indépendantiste socialiste ? Ah, c’est vrai. Nous sommes des annexionnistes anti-impérialistes ou des antimilitaristes anti-impérialistes« . Ils me disaient des choses comme ça. La plupart des personnes qui se battaient à Vieques pour fermer les bases militaires et les manœuvres militaires étaient des annexionnistes. Comment le formulaient-ils ? Ils disaient : « Si nous étions un État des États-Unis, cela n’arriverait pas« . J’étais choqué. « Si nous étions un État, ce serait encore pire« , disais-je. « Non, parce qu’aux États-Unis, l’obstruction existe » [2], me répondaient-ils. Je parle de gens qui n’ont pas d’éducation universitaire ou quoi que ce soit d’autre, et moi qui avais une éducation universitaire, je ne savais pas de quoi ils parlaient. « Je leur demandais : « Qu’est-ce que c’est que l’obstruction parlementaire ?  » « Un sénateur peut se lever et parler et paralyser le Congrès états-unien. Et avec ça, parce que c’est évident et que c’est comme ça, ils doivent s’asseoir et négocier« , ont-ils dit. Je n’ai pas compris de quoi ils parlaient jusqu’à ce que je voie les sénateurs d’Hawaï, deux Asiatiques, qui ont fait cela au Congrès états-unien pour menacer de le paralyser. Ils ont dû s’asseoir et négocier avec eux, parce qu’ils voulaient fermer les bases militaires sur les îles. Et ils les ont fermées. Lorsque cela s’est produit, je me suis souvenu de ce que ces camarades disaient.

Ils m’ont expliqué : « Nous allons nous battre. Nous allons nous adresser à la Cour fédérale états-unienne. Et nous disons ceci : Si vous ne bombardez pas les Blancs en Virginie, vous ne pouvez pas bombarder les Noirs à Vieques, parce que nous sommes des citoyens au même titre qu’eux. Ils sont donc partis avec leurs avocats là-bas, tandis qu’ici, ils ont rendu les bases militaires inopérantes grâce à la désobéissance civile. Et beaucoup de prisonniers. Ils vous ont pris en prison et vous ont mis à Atlanta pendant deux ans, ils vous ont emmené hors du pays dans les prisons fédérales là-bas. Mais la désobéissance civile s’est poursuivie, elle est devenue systématique, si bien qu’ils n’ont pas pu utiliser les bases militaires. Et ils ont dû les fermer en 2003. Entre la lutte au tribunal et la lutte dans les rues, ils les ont fermées en 2003.

La situation à Porto Rico est très complexe. Il est difficile de l’expliquer en dehors de Porto Rico. La lutte anti-impérialiste pour la décolonisation passe par des registres qui ne sont pas encore vus ou compris en Amérique latine. Par exemple, de nombreuses personnes se rendent à Porto Rico et ne comprennent pas pourquoi la majorité des gens votent pour l’annexion et non pour l’indépendance. Que vous disent les gens lorsque vous travaillez avec eux dans la rue ? Que l’indépendance que nous allons avoir sera néocoloniale. Une indépendance où les gringos nous exploiteront comme ils le font en République dominicaine, en Haïti, en Jamaïque et dans les îles voisines. Parce qu’à Porto Rico, l’économie n’est pas assez bonne pour faire autre chose. Vous allez dépendre de l’empire. Vous ne pourrez rien faire d’autre que d’être subordonnés et de ne pas bénéficier des avantages de la colonie. C’est ainsi que les gens vous parlent.

Le calcul qu’ils font est que nous avons plus de chances de mener une lutte anti-impérialiste en allant à l’intérieur et en nous y battant en alliance avec les autres peuples, dans une lutte anti-impérialiste où nous finissons par devenir une néo-colonie. C’est pourquoi, aux États-Unis, les élites impérialistes ne veulent pas de l’annexion de Porto Rico. Chaque fois qu’un référendum est organisé, elles l’annulent, parce que dans les enquêtes, dans les sondages, l’annexion semble l’emporter. Les Blancs, les élites blanches, ne veulent pas de nous, parce que nous ne sommes pas des Américains blancs ; parce que cela va leur coûter cher d’avoir un pays qu’ils ont détruit. Je ne sais pas combien de milliards de dollars nous ne recevons pas aujourd’hui parce que nous ne sommes pas un État des États-Unis. Si l’annexion devait se produire, ils devraient dépenser plus pour Porto Rico, plus qu’ils ne le font aujourd’hui. C’est pourquoi, à chaque fois qu’un référendum sur la création d’un État se présente, en 1991, en 1998, en 2012 et aujourd’hui, ils l’annulent.

En revanche, si Porto Rico votait pour l’indépendance ce soir, ils la lui accorderaient demain. Ils la leur donnent ce soir, pas demain, ils n’attendent pas demain. Parce que c’est la colonie sans les coûts de la colonie. C’est du néocolonialisme. Très peu de gens à Porto Rico votent pour cela. C’est le grand test que nous, les indépendantistes portoricains, avons à faire. Je vous parle de cette façon, un peu comme l’avocat du diable, pour que vous compreniez comment les gens pensent.

Les gens pensent que si vous rendez Porto Rico indépendant, vous allez exproprier les Portoricains de tout, et nous allons devenir une main-d’œuvre bon marché pour les industries américaines sous un régime d’indépendance néo-coloniale. C’est ce qui ressort du programme du parti de l’indépendance portoricaine. En d’autres termes, les soupçons des gens ne sont pas si exagérés. Cette explication, je suis sûr que vous ne l’avez jamais entendue de votre vie, parce qu’il faut être sur place et parler aux gens.

Notes :

[1] Vieques est une île située au sud-est de la grande île de Porto Rico. Entre 1941 et 1948, la marine états-unienne a procédé à une série d’expropriations forcées et à la concentration des habitants dans le centre urbain. En conséquence, 66 % de Vieques sont devenus une zone restreinte sous le contrôle de la marine. La résistance populaire a finalement conduit George W. Bush, en 2003, à ordonner à la marine de quitter la municipalité de l’île.

[2] Terme désignant une pratique d’obstructionnisme parlementaire très répandue aux États-Unis.

Source : http://www.lajiribilla.cu/no-se-puede-ser-descolonial-sin-ser-antiimperialista-conversacion-con-ramon-grosfoguel/

Interview réalisée par José Ernesto Narvaez pour La Jiribilla : http://www.lajiribilla.cu/colaborador/jose-ernesto-novaez-guerrero/

Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/05/22/on-ne-peut-etre-decolonial-sans-etre-anti-imperialiste-ramon-grosfoguel/

Les « biens communs » coloniaux et la décolonisation de la gauche

Les chercheurs universitaires Daniel Montañez et Juan Vicente Iborra (UNAM, Mexique) dénudent les contradictions d’une certaine gauche « communaliste » occidentale. Tracer trop vite une « internationale des biens communs » dissout le rapport prépondérant du colonialisme. Le « ni-nisme » sur le Venezuela, si utile à l’Empire, n’en est qu’une des conséquences politiques.

Des vendeurs informels protestent sur la Plaça Catalunya de Barcelone contre la persécution raciste qu’ils affirment subir de la part des médias et des institutions. Photo : Sandro Gordo

Le paradigme du « commun » s’est installé dans la politique contemporaine à différentes échelles depuis des décennies. D’une assemblée de quartier à une ville collectivisée, en passant par les centres culturels, les musées et même les environnements institutionnels tels que les mairies, les municipalités et les partis politiques, cette idée rassemble diverses expériences d’organisation sociale qui renouvellent de manière créative divers horizons politiques. S’inscrivant dans le cadre universitaire, la proposition rassemblerait des intellectuels et des militants de toutes sortes, auparavant encadrés dans des traditions très diverses allant du marxisme et de la social-démocratie à l’anarchisme, l’autonomie, le municipalisme ou le mouvement des squatters. En bref, il semble s’agir d’une sorte de renouveau de la gauche qui est parfaitement exprimé par le jeu de mots proposé par la philosophe Marina Garcés dans le titre d’une de ses publications : « Commun (sans isme) ».

Mais qu’entend-on par « commun » ? Un nombre infini de livres ont été écrits sur le sujet au cours des dernières décennies, et une synthèse risque de caricaturer la proposition. Mais nous allons essayer. Au fond, ils semblent faire appel au fait que dans la civilisation capitaliste, le monde a été divisé de manière dichotomique entre les sphères publique et privée, faisant disparaître tout vestige de relation communautaire. L’individu apparaît ainsi comme un sujet éclaté qui affronte dans la solitude le monde des entreprises et de l’État, qui définissent le cadre de son existence. Il s’agit alors de retrouver les liens communautaires dans toutes les dimensions de la vie, des relations entre les voisins d’une ville ou d’un quartier à celles des ouvriers d’une usine ou de toute entreprise. Cela révolutionnerait la politique et le sens même de la vie en redonnant aux individus leur rôle actif dans le monde et leur essence d’êtres sociaux, récupérant ainsi les rênes de leur existence dans la collectivité.

Dans cette grande idée, il y a fondamentalement deux positions, l’une libérale et l’autre critique. La première proposerait que le commun puisse communaliser et humaniser le capitalisme, en proposant qu’à la propriété privée et publique s’ajoute la défense d’une propriété commune de ressources et de moyens de production. Le défenseur le plus connu de cette ligne était la politologue Elinor Ostrom, qui a étudié diverses expériences de gestion communale des ressources dans le monde entier et a montré qu’il s’agissait des moyens les plus efficaces et humains de produire des biens. D’autre part, la perspective critique de la proposition verrait l’expansion du commun comme un moyen d’affronter et de transformer le capitalisme en un nouveau système civilisateur, où la gestion collective des ressources et des moyens de production viserait non seulement à gérer collectivement la production de biens de manière efficace mais aussi à mettre fin au système d’exploitation au niveau mondial. Cette ligne a été développée par de nombreux intellectuels dans l’orbite du marxisme hétérodoxe, mettant en avant des auteurs comme Silvia Federici ou Raquel Gutiérrez et des auteurs comme David Harvey, Antonio Negri, Peter Linebaugh ou Raúl Zibechi.

Cette proposition étant née en Europe se base sur une généalogie historique centrée sur les luttes contre la dépossession des biens communs au Moyen Âge européen, surtout l’enclosure des terres. Cela n’a pas empêché la proposition d’être reçue et développée à sa manière dans d’autres contextes comme l’Amérique latine, où l’accent est mis sur le fait que les modes de vie communautaires des peuples indigènes et leurs luttes contre le colonialisme sont également une part importante de cet horizon global de lutte pour le commun. En fait, une tendance importante de la théorie des biens communs consiste à décentraliser les réflexions de l’expérience européenne, en essayant de montrer comment les biens communs des différents territoires et cultures se sont articulés contre le système mondial capitaliste. Des œuvres telles que « L’hydre de la révolution : marins, esclaves et paysans dans l’histoire cachée de l’Atlantique » de Peter Linebaugh et Marcus Rediker ou « Caliban et la sorcière » de Silvia Federici montrent une sorte d' »unité » dans les luttes des différents groupes à travers le monde contre le capitalisme au cours des siècles de son expansion mondiale et de la transition entre les modes de production féodaux et capitalistes. Les pirates, les esclavisé.e.s d’origine africaine, les peuples indigènes et les paysan.ne.s d’Europe organisés à partir de leurs propres formes et institutions, au-delà des sphères de l’État public et du commerce bourgeois, sont montrés dans ces œuvres comme une « première internationale communale » hétérogène contre le capitalisme.

Nous ne nions pas que ces liens et articulations soient intéressants et séduisants, mais c’est précisément à partir de ce type d’extrapolations qu’une série de contradictions ont commencé à apparaître, qui ont conduit certains intellectuels indigènes à proposer l’existence de « biens communs coloniaux« . Comme nous le savons, la gauche n’a pas été exempte de colonialisme dans son parcours historique, étant généralement fidèle à l’idéal occidental moderne qui postule un linéarisme téléologique historique où les peuples occidentaux sont présentés comme les plus « avancés » du monde. Le concept des « biens communs coloniaux » met en lumière que la nouvelle gauche communale porte encore en elle le vieux problème de l’ancienne gauche. Nous souhaitons montrer deux façons dont les biens communs reproduisent le colonialisme :

1. L’EUROCENTRISME ET LE COLONIALISME THÉORIQUE DES BIENS COMMUNS

Le débat sur l’eurocentrisme de l’approche commune a récemment eu lieu dans le contexte latino-américain. En 2015, Raquel Gutiérrez et son cercle de recherche sur les « réseaux communautaires » à l’Université de Puebla ont convoqué le « Congrès international de la communalité » au Mexique, en essayant de mettre en dialogue diverses traditions de pensée et d’activisme qui ont pour horizon le commun. Cependant, au moment du dialogue, il est devenu évident que le terme « communalité« , inventé par les intellectuels indigènes de Oaxaca pour penser aux « modes de vie des peuples indiens« , avait peu à voir avec les biens communs dont parlaient la plupart des invités à l’événement, et plus à voir avec la trajectoire critique des biens communs inventés en Europe, comme l’a particulièrement souligné l’intellectuel zapotèque Carlos Manzo. Des auteurs tels que Raquel Gutiérrez, Raúl Zibechi, Mina Navarro et Lucía Linsalata avaient réussi à « latino-américaniser » la tradition européenne des biens communs en intégrant des études de cas de la région et en l’articulant avec les travaux théoriques d’intellectuels tels que le critique marxiste équatorien Bolívar Echeverría, mais ils avaient encore un cadre épistémologique eurocentrique ancré dans l’expérience historique européenne de la dépossession des biens communs.

Travailler avec une idée eurocentrique des biens communs efface effectivement de profondes différences. Ce n’est pas la même chose d’être dépossédé en tant que paysan européen par un processus de transformation des relations sociales de production au sein de votre propre civilisation, que d’être dépossédé en tant que paysan indigène, africain ou tout autre paysan non occidental par une civilisation qui vous est étrangère. Dans ce dernier cas, la dépossession comprend la destruction non seulement du mode de production et du mode de vie, mais aussi de la culture elle-même, qui comporte des dimensions spirituelles, religieuses et existentielles de la plus haute importance en plus des dimensions sociales et économiques. L’indistinction de la signification même du communal dans chaque contexte montre à quel point cette approche peut être problématique. Rappelons qu’en Europe, au cours de ces siècles, la politique de clôture des biens communs et la chasse aux sorcières – comme l’a excellemment raconté Federici – avaient pour but de détruire les relations communales afin d’établir la solitude de l’individu contraint de vendre sa force de travail au capital. Dans le cas des Amériques, les communautés indigènes ont souvent été re-fonctionnalisées et encouragées de manière contrôlée afin qu’en plus de payer les taxes sur les épices qui en résultent à la Couronne, elles restent des usines de main-d’œuvre bon marché pour les mines et les armées de réserve dans les guerres d’invasion du continent contre les autres peuples indigènes.

D’autre part, et ce n’est pas moins important, cette approche occulte le colonialisme historique donné au sein des expériences de « commun » en Occident. La confirmation de ce phénomène a été soulignée avec insistance par des auteurs comme Allan Green, qui fait référence à l’existence de « biens communs coloniaux » historiques, en faisant allusion dans son cas aux traditions communales des colons d’Amérique du Nord, qui ont privé les indigènes de leurs terres pour les utiliser parmi eux en commun. L’auteur confronte ainsi les visions quelque peu idéalistes d’auteurs-rices tels que Kēhaulani Kauanui, qui soutiennent que la rébellion de Nathaniel Bacon en 1675 a présenté un scénario à partir duquel on peut imaginer des croisements et des intersections entre les classes ouvrières blanche, noire et indienne. Alors que l’alliance entre la classe ouvrière blanche et l’élite coloniale renforcerait la domination raciale avec la promulgation des codes noirs de Virginie, qui peuvent être interprétés comme une genèse du suprématisme blanc qui prévaut dans les sociétés modernes, qu’elles soient communautaires ou non.

Ce « racisme communautaire » peut être relié à d’autres expériences communautaires historiques revendiquées par les communautés contemporaines. Par exemple, les expériences communautaires de la péninsule ibérique n’étaient pas exemptes de racisme à l’égard des groupes gitans, juifs et musulmans. Le caractère anti-mauresque de la révolte des Germanías à Valence et à Majorque et leurs attaques continues contre les Morerías font partie de l’implantation coloniale hispanique dans le territoire, s’accordant sur la question coloniale avec l’autoritarisme impérial auquel ils ont eux-mêmes été confrontés. En bref, il s’agissait de racistes et d’exclusifs communs, une question qui n’est pas débattue dans d’importants ouvrages récents tels que « Las vecindades vitorianas : una experiencia histórica de comunidad popular embodied in the future » (Ayllu Egin, 2014) ou « El comú català : la història dels que no surten a la història » (David Segarra, 2015), qui sont venus présenter dans le contexte péninsulaire des expériences d’auto-organisation et de travail collectif à partir desquelles on peut imaginer les processus de reproduction communautaire de nos jours. Cependant, cet exercice reste incomplet s’il n’est pas accompagné d’une réflexion sur la manière dont les enclosures et les processus d’accumulation primitive délimitaient, à travers la division raciale du travail, les formes d’organisation actuelle du travail, les privilèges de la citoyenneté par les politiques migratoires et les noyaux de concentration et d’accumulation des richesses.

En bref, l’eurocentrisme de l’approche affecterait au moins deux questions dans la vision des biens communs : d’une part la notion même de ce qui est communal, où aucune différence n’est faite entre l’économie politique du communal au sein des sociétés du « centre » et de la « périphérie », et d’autre part l’occultation du racisme au sein des expériences historiques des biens communs occidentaux.

2. L’IMPÉRIALISME ET LE COLONIALISME POLITIQUE DES « BIENS COMMUNS »

Étant donné l’eurocentrisme et le colonialisme théoriques des biens communs, il est plus facile de comprendre les dérives politiques coloniales qu’ils prennent actuellement. Nous en avons identifié au moins trois :

Tout d’abord, le problème de la cooptation. Cette question a été soulignée par des intellectuels indigènes d’Amérique du Nord, qui ont mis en garde contre l’existence de « biens communs coloniaux » qui viennent essayer d’inclure leurs luttes dans un horizon qui leur est étranger. Des auteurs comme Glen Sean Coulthard (Déné Yellowknives) ou J. Kēhaulani Kauanui (Kanaka maoli ou Hawaïen natif) pointent dans ce sens vers une cooptation des mouvements indigènes du paradigme des biens communs. Cette question est historiquement liée à la longue tradition d’intégration coloniale des sociétés communales non occidentales au sein de l’impérialisme, bien que dans ce cas elle se réfère plus directement à l’expérience de l’intégration des luttes indigènes dans les horizons de la gauche occidentale. Pendant longtemps, les mouvements indigènes ont été contraints de s’inscrire dans des catégories de classe et des luttes politiques, et se sentent aujourd’hui dans une situation similaire face aux exigences du bien commun.

Deuxièmement, le problème de la répression. Ce débat a été intense en Europe en ce qui concerne les peuples racialisés et migrants qui s’y sont établis. Par exemple, le gouvernement des « communs » dirigé par Ada Colau à Barcelone a eu d’intenses conflits avec le syndicat des vendeurs de rue de la ville, une organisation de migrants racialisés qui les accuse de promouvoir des politiques racistes contre leurs formes sociales de survie. Ces actions sont historiquement liées au racisme des gens du commun donné dans le passé dans la péninsule ibérique. On assiste ainsi à l’exclusion des biens communs et à la répression des stratégies de survie vitales des groupes de migrants entraînés sur le territoire par l’impérialisme mondial, en accord avec la logique raciste du passé et en toute harmonie avec les logiques racistes du discours citoyen.

TROISIEMEMENT, L E PROBLEME DE L’ALLIANCE AVEC L’IMPERIALISME. Cette question est clairement d’actualité face à la situation politique au Venezuela. De nombreux intellectuels de gauche du monde entier ont promu un manifeste « de et pour le peuple vénézuélien pour arrêter la guerre et l’impérialisme« , parmi lesquels se trouvaient de grandes figures de la nouvelle gauche mondiale des biens communs, tant européen-ne-s que latino-américain-ne-s. Suivant la logique « communale », ils proposent de ne s’aligner ni sur l’impérialisme dirigé par les États-Unis ni sur le gouvernement autoritaire du président vénézuélien Nicolas Maduro, mais sur le peuple lui-même, qui devrait décider de sa propre voie au-delà des logiques partisanes et impérialistes, qu’il soit de gauche ou de droite. Certains ont même rencontré le chef de l’opposition Juan Guaidó, récemment autoproclamé président du pays avec le soutien des États-Unis et des puissances occidentales. Bien que la proposition d’aller au-delà des parties et de résoudre le conflit à partir des pouvoirs communs du peuple lui-même puisse sembler intéressante, cette prétendue « voie médiane » dans la crise politique actuelle ne fait que soutenir le coup d’État de l’opposition au Venezuela et l’entrée de l’impérialisme et du néocolonialisme occidental dans le pays. Cet exemple montre malheureusement comment fonctionne cette logique du bien commun colonial, où le pari sur le bien commun continue de participer à la logique du colonialisme. Cet exemple est historiquement lié aux alliances établies entre les classes ouvrières blanches organisées en commun et les élites impériales, comme nous l’avons vu dans le cas de l’Amérique du Nord.

Il semblerait que la nouvelle gauche communale maintienne un vieux problème non résolu de l’ancienne gauche : le problème du colonialisme. Le paradigme du commun contient des contributions très intéressantes à la politique contemporaine et cette remarque doit être considérée comme une critique constructive. L’analyse de cette face obscure coloniale de la théorie, de la généalogie et de la pratique politique des biens communs pourrait contribuer à la tâche importante d’une véritable décolonisation de la gauche et à la construction d’un paradigme non colonial des biens communs des deux côtés de l’Atlantique, puisque, comme nous l’avons vu : le « communal » ne chasse pas forcément le « colonial ».

D.M.
J.V.I.

Les auteurs (photographiés avec la veuve de Haywood Harry, Gwendolyn Midlo Hall, qui a théorisé avec son mari la Nation Noire comme « colonie interne ») :

Daniel Montañez Pico a étudié l’anthropologie sociale et culturelle à l’Université de Grenade et a obtenu une maîtrise et un doctorat en études latino-américaines à l’Université nationale autonome du Mexique. Il enseigne à l’Universidad Nacional Autónoma de México et écrit régulièrement pour le supplément Ojarasca sur les affaires indigènes de La Jornada et pour Gara. Auteur de Marxisme noir, pensée décolonisatrice dans les Caraibes anglophones.

Juan Vicente Iborra Mallent est diplômé en sciences politiques et en administration (Université de Valence), en histoire (Université de Valence), spécialiste des conflits (Université d’Utrecht) et titulaire d’un master en études latino-américaines (Université nationale autonome du Mexique). Il a récemment effectué un séjour de recherche à l’Université de New York (NYU) et un travail ethnographique de terrain au Honduras et à New York (USA). Il a également collaboré avec diverses revues scientifiques, éditeurs, médias numériques et avec des universités interculturelles telles que l’Universidad de los Pueblos del Sur (UNISUR). En outre, il a participé à diverses conférences et activités universitaires. Sa dernière publication est Black Lives Matter à travers la série télévisée américaine (2018, North America, Revista Académica del CISAN-UNAM).

Source : https://www.elsaltodiario.com/1492/los-comunes-coloniales-y-la-descolonizacion-de-la-izquierda

Traduction : Julie Jaroszewski pour Venezuelainfos

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2020/10/13/les-biens-communs-coloniaux-et-la-decolonisation-de-la-gauche/

Huit thèses sur l’impérialisme américain et les luttes anti-impérialistes au 21ème siècle, par Ramon Grosfoguel

Ce texte a été prononcé par le professeur Ramón Grosfoguel lors de la réunion « Regards depuis l’Amérique du Nord » le 25 août 2020. Sociologue formé à l’Université de Puerto Rico et à la Temple University de Pennsylvanie (avec un Post-Doctorat, à la Maison des Sciences de l‘Homme, Centre Fernand Braudel, Paris) Ramon Grosfoguel est internationalement reconnu pour son travail sur la décolonisation du savoir et du pouvoir ainsi que pour son travail sur les migrations internationales et la politico-économie du système mondial. Il  enseigne actuellement à l’Université de Berkeley, où il travaille au sein de l’équipe de chercheurs « Modernité/Colonialité ». Site : https://ethnicstudies.berkeley.edu/people/ramon-grosfoguel-1/

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THÈSE 1 : Le cycle de l’hégémonie américaine dans le système-monde est entré en crise terminale. L’hégémonie américaine, qui a commencé après la Seconde Guerre mondiale en 1945, a pris fin en 2020. Le nouveau centre de l’économie capitaliste mondiale s’est déplacé en Chine. Les États-Unis sont aujourd’hui l’épicentre de la pandémie avec le plus grand nombre de victimes au monde et l’épicentre de la Grande Dépression mondiale du système capitaliste mondial, avec plus de 50 millions de personnes ayant perdu leur emploi au cours des 12 dernières semaines.

THÈSE 2 : Le déclin de l’empire américain est une bonne nouvelle pour le monde à long terme, mais une mauvaise nouvelle à court terme pour l’Amérique latine. Après avoir perdu les guerres au Moyen-Orient, et après avoir perdu la guerre commerciale avec la Chine en Afrique et en Asie, l’empire se replie sur la seule chose qui lui reste, sa périphérie historique : l’Amérique latine et les Caraïbes. Cela signifie que la politique états-unienne dans notre région deviendra plus agressive et plus guerrière à mesure que la chute de l’empire s’accélère. L’empire cherche à monopoliser les ressources naturelles et les marchés de la région et cherche à récupérer les pays perdus afin de préserver son statut impérial dans le monde. D’où la vague de coups d’État, doux ou durs, de la dernière décennie, le dernier contre le gouvernement d’Evo en Bolivie en novembre dernier, et la guerre de 4ème génération contre le Venezuela.

THÈSE 3 : Les prochains mois seront des moments de grande tension pour le Venezuela. L’administration Trump est confrontée à une élection qu’elle craint de perdre. En désespoir de cause, elle utilise la Colombie avec son gouvernement fantoche néocolonial, narco-politique et parapolitique – ainsi que les pays voisins – pour faire monter cette tension et si possible créer un conflit qui détournera l’attention des problèmes intérieurs des États-Unis en pleine élection présidentielle.

Un classique de l’Empire : détourner la discussion de ses problèmes internes par des aventures guerrières dans le monde. Alors qu’au Moyen-Orient, ils ont usé de la rhétorique du « terrorisme islamique » pour justifier leur terrorisme d’État en détruisant des pays et en tuant des millions d’êtres humains, en Amérique latine, ils recourent à la rhétorique du trafic de drogue. Nous avons assisté à leur invention d’un cartel (El Cartel de los Soles) par le martèlement de « fake news », pour accuser le président Maduro et la direction du gouvernement bolivarien d’en être les chefs. Ce sont des prétextes pour neutraliser l’opinion publique mondiale, mais surtout pour l’opinion publique au sein de l’empire. C’est pourquoi la bataille de l’information devient fondamentale et la préparation au pire doit être organisée afin qu’il n’y ait pas de surprises.

THÈSE 4 : L’empire se débat entre deux versions de la suprématie blanche : la version de l’apartheid et du racisme ouvert et flagrant représentée par Donald Trump avec les groupes terroristes suprémacistes blancs qui le suivent, et la version du nouvel apartheid libéral multiculturel dirigé aujourd’hui par Joe Biden. La version du nouvel apartheid libéral multiculturel des administrations Clinton, Bush et Obama cherche à donner un visage multiculturel et multiracial à la suprématie blanche afin que rien ne change.

THÈSE 5 : Ces deux versions de la suprématie blanche sont deux réponses différentes face au fait que les états-uniens blancs sont en train de devenir une minorité démographique au cours des deux prochaines décennies. La population qui croît le plus rapidement est celle des Latinos. La réponse du vieil apartheid de Trump est de dresser un mur à la frontière sud pour arrêter la croissance de la population latino. La réponse libérale multiculturelle est de donner un visage multiracial à l’État impérial en intégrant les élites des groupes racialement inférieurs dans l’administration de l’État, et cela tant que l’État racial blanc et les élites capitalistes blanches continueront à gouverner et que les groupes représentés par ces élites noires et latino resteront appauvris et super-exploités. C’est pourquoi nous avons des ministres noirs et latinos, un ancien président noir et maintenant un candidat noir à la vice-présidence sans que rien ne change en termes de capitalisme, d’impérialisme et de racisme aux États-Unis. L’important est de garder à l’esprit que ces versions concurrentes de la suprématie blanche américaine sont les deux faces d’une même pièce. Leurs différences sont secondaires et se situent en lien avec la politique intérieure de l’empire. En ce qui concerne la politique étrangère de l’empire, elles ne font aucune différence. C’est pourquoi nous ne pouvons nous faire d’illusions sur aucun président américain : que ce soit la version de Donald Trump de l’ancien apartheid ou la version de Joe Biden du nouvel apartheid libéral multiculturel. La politique agressive de l’empire dans son déclin va s’intensifier à l’égard de l’Amérique latine et surtout du Venezuela, quel que soit le vainqueur des élections. Tant que la Maison Blanche sera blanche, quel que soit le président qui l’occupera, l’État restera un État capitaliste racial suprémaciste blanc.

THÈSE 6 : Cette croissance démographique des populations non blanches qui deviendront majoritaires au sein de l’empire dans 15-20 ans a le potentiel de renforcer les luttes anti-impérialistes au sein de l’empire vers la décolonisation et la disparition de la barbarie de l’État américain capitaliste racial en tant qu’empire et sa transformation en un pays civilisé au niveau international qui se comporterait avec solidarité, en paix et dans un rapport d’égalité avec les peuples du monde. Ces luttes ont été jusqu’à présent invisibles en dehors des États-Unis en raison du blocus médiatique. Mais ces luttes anti-impérialistes au sein de l’empire existent et ont un grand potentiel stratégique. Rappelons que la guerre du Vietnam a été gagnée non seulement par la lutte héroïque du peuple vietnamien mais aussi par les puissantes mobilisations au sein de l’empire contre la guerre du Vietnam. Et l’empire ne tombera que des luttes anti-impérialistes depuis l’intérieur corrélée à l’affaiblissement causé par les luttes anti-impérialistes depuis l’extérieur.

THÈSE 7 : Face au 21ème siècle, une lutte anti-impérialiste ne peut être pensée sans coordination avec les luttes anti-impérialistes au sein de l’empire. Au XXIe siècle, l’empire se débat entre la suprématie blanche dans l’une ou l’autre de ses deux versions et la lutte pour la décolonisation de l’empire de l’intérieur. La population latino et d’autres groupes au sein de l’empire comme les noirs, les indigènes et les migrants est stratégique. L’évolution démographique ouvre un potentiel de décolonisation. Ce n’est pas automatique comme nous l’avons vu avec la présidence Obama où l’impérialisme et l’état racial n’ont pas changé. Il s’agit d’organiser le travail politique en vue de la décolonisation de l’empire de l’intérieur, qui, en solidarité avec les autres peuples, développe une lutte anti-impérialiste globale pour la destruction de l’empire.

THÈSE 8 : Tout comme on ne peut penser à l’anti-impérialisme du 21e siècle sans la coordination des luttes anti-impérialistes au sein de l’empire, on ne peut penser à l’anti-impérialisme du 21ème siècle sans la diversité épistémique. Nous devons penser à un anti-impérialisme qui ne peut pas avoir comme point de départ une seule épistémologie ou vision du monde. L’anti-impérialisme du XXIe siècle doit être épistémiquement et spirituellement pluriversel, diversifié et pluriel. La paix, la solidarité et le droit souverain à l’autodétermination des peuples doivent être les principes de l’unité anti-impérialiste dans le respect des diverses spiritualités et épistémologies. Et il doit avoir pour thème central la défense de la VIE car le système impérialiste avec sa destruction écologique de la planète nous conduit à la mort.

Ramon Grosfoguel

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Avec le philosophe mexicain Enrique Dussel, d’autres intellectuels décoloniaux et le Président Nicolas Maduro, à Caracas en 2018, pour la création de l’Institut Décolonial.

Traduction : Julie Jaroszewski

Source : http://mppre.gob.ve/wp-content/uploads/2020/08/GROSFOGUEL-TESIS-DEL-IMPERIO.pdf

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Le néo-colonialisme intellectuel de la gauche européenne, par Emir Sader

bc6q7ueiiaa79dnLa gauche européenne a été essentiellement socialiste – ou social-démocrate – et communiste. Elle avait comme composantes essentielles, les syndicats et les partis politiques – avec une représentation parlementaire, participant aux des élections, alliés entre eux. Et des groupes plus radicaux, en général trotskistes qui faisaient partie du même scénario politique et idéologique.

Une de ses composantes – qui allait devenir problématique – à savoir le nationalisme, fut classé comme une idéologie de droite à cause de son caractère chauviniste en Europe. La responsabilité attribuée aux nationalismes dans les deux guerres mondiales a renforcé cette classification.

Sur d’autres continents, particulièrement en Amérique Latine, cette classification apparaissait comme schématique, mécanique. L’inadéquation est devenue de plus en plus claire alors que surgissaient des forces et des leaderships nationalistes.

En Europe, l’idéologie de la bourgeoisie montante fut le libéralisme, par opposition aux blocages féodaux à la libre circulation du capital et de la main-d’œuvre. Le nationalisme s’est situé à droite du spectre politique et idéologique, exaltant les valeurs nationales de chaque pays en opposition à celles des autres pays et, plus récemment, en s’opposant à l’unification européenne, parce qu’elle affaiblit les États nationaux.

A la périphérie du capitalisme, le nationalisme et le libéralisme ont des traits distincts, et même opposés à ceux qu’ils ont en Europe. Le libéralisme a été l’idéologie des secteurs primaires exportateurs, qui vivaient du libre-échange, exprimant les intérêts de l’oligarchie traditionnelle, de l’ensemble de la droite. Par contre et à la différence de l’Europe, le nationalisme a toujours eu une composante anti-impérialiste.

La gauche européenne a toujours eu de grandes difficultés à comprendre le nationalisme et le libéralisme dans des régions comme l’Amérique Latine. Exemple d’une des erreurs provenant de la vision eurocentrique : des leaders comme Perón et Vargas ont parfois été comparés par les partis communistes d’Amérique Latine avec des dirigeants fascistes européens – comme Hitler et Mussolini – de par leurs composantes nationaliste et antilibérale. En même temps, des forces libérales latinoaméricaines ont été acceptées par l’Internationale Socialiste parce qu’elles défendraient les systèmes politiques « démocratiques » (en réalité, libéraux) contre « les dictatures » dans lesquelles des leaders nationalistes joueraient le rôle principal avec leur charisme et leur idéologie supposée « populiste » et autoritaire.

Des processus comme les révolutions mexicaines, cubaine, sandiniste, et des leaderships nationalistes comme ceux mentionnés, ont été difficiles à digérer par la gauche traditionnelle compte tenu de son héritage colonial, eurocentrique. La même chose se passe, d’une certaine façon, avec la gauche latinoaméricaine du XXIème siècle, dont la gauche traditionnelle européenne éprouve des difficultés à comprendre le caractère et les luttes. Ces mêmes limites affectent les intellectuels d’une gauche européenne qui reste eurocentrique dans sa vision de l’Amérique Latine.

D’une part, il y a les intellectuels de la social-démocratie qui en évoluant vers le social-libéralisme puis le néo-libéralisme, ont perdu toute possibilité de comprendre l’Amérique Latine et la gauche post-néolibérale de notre région.

Mais il y a aussi les intellectuels francs-tireurs ou liés à des courants de l’ultra gauche européenne qui lancent leurs analyses critiques sur les gouvernements progressistes latinoaméricains avec une grande désinvolture, expliquant ce que ces gouvernements ont fait de faux, ce qu’ils devraient faire, ce qu’ils ne devraient pas faire, etc., etc. Ils parlent comme si leurs thèses avaient été confirmées, sans pouvoir présenter aucun exemple concret de ce que leurs idées ont produit et démontré, qui s’adapterait mieux à la réalité que les chemins que ces gouvernements suivent.

Ils se préoccupent des tendances « caudillistes », « populistes », des leaders latinoaméricains, jugent ces processus à partir de ce qu’ils estiment que devraient être les intérêts de tel ou tel mouvement social, ou de l’une ou l’autre thématique. Ils ont des problèmes pour comprendre le caractère nationaliste, anti-impérialiste, populaire, des gouvernements post néolibéraux, leurs processus concrets de construction d’une hégémonie alternative dans un monde encore très conservateur. Ils survolent les réalités comme des oiseaux, saluant quelque chose pour ensuite le critiquer, sans s’identifier profondément à l’ensemble de ces mouvements qui forment la gauche du XXIème siècle. Le temps passe et ces visions eurocentriques ne débouchent sur aucune construction concrète, parce qu’ils sont impuissants à capter les trames contradictoires de la réalité et à partir de cela, proposer les alternatives qui peuvent être portées par les peuples.

Ils se comportent comme s’ils étaient les « consciences critiques de la gauche latinoaméricaine » et comme si nous avions besoin d’elles, comme si nous n’avions pas conscience des raisons de nos avancées, des obstacles que nous avons devant nous, et des difficultés pour les dépasser. Non seulement ils ne peuvent présenter les résultats de leurs analyses, ni dans leurs propres pays – qui peuvent être la France, le Portugal, l’Angleterre ou d’autres pays – là où l’on suppose que leurs idées devraient avoir des résultats. Mais ils ne réussissent pas non plus à expliquer – ni même à aborder – les raisons pour lesquelles, dans leur propres pays, la situation de la gauche est incomparablement pire que dans les pays latinoaméricains qu’ils critiquent.

Ce sont des attitudes encore mues par le paternalisme de l’eurocentrisme et qui se tournent vers l’Amérique Latine non pour apprendre mais avec une posture de professeurs, comme s’ils étaient porteurs de l’ensemble de la connaissance et des expériences victorieuses, à partir desquelles ils donneraient un cours magistral sur nos processus. Ils représentent, en fait, malgré les apparences, les formes de la vieille gauche, qui n’a pas fait l’autocritique de ses erreurs, échecs et reculs. Qui ne sont pas disposées à apprendre des nouvelles expériences latinoaméricaines.

L’aura universitaire ne réussit pas à cacher les difficultés qu’ils ont pour s’engager dans des processus concrets et, à partir de ceux-ci, pour partager la construction des alternatives.

Les analyses qui ne débouchent pas sur des propositions concrètes de transformation de la réalité, présentent de moins en moins d’intérêt. Les postures critiques restent sur le plan de théories qui ne se projettent pas dans le champ du réel, sans aucune capacité à s’approprier la réalité concrète, moins encore de la transformer. Pour reprendre le vieil adage marxiste toujours actuel : leurs idées ne se transforment jamais en force matérielle parce qu’elles ne pénètrent jamais dans les masses.

Emir Sader (Sao Paulo, Brésil 1943) est philosophe, professeur de sociologie à l’Université de São Paulo (USP) et de l’université de l’Etat de Rio de Janeiro (UERJ) où il dirige le Laboratoire des Politiques Publiques. Secrétaire Exécutif du CLACSO, Conseil Latino-américain des Sciences Sociales (http://bit.ly/1t34zbL ). Coordinateur de la Collection Pauliceia où convergent des  recherches socio-culturelles sur l’État et la ville de Sao Paulo (http://bit.ly/1Gfy1mQ ). Auteur (entre autres) avec Marco Aurelio Garcia de “Brésil entre passé et futur”. @emirsader

Emir Sader (Sao Paulo, Brésil 1943) est philosophe, professeur de sociologie à l’Université de São Paulo (USP) et de l’Université de l’Etat de Rio de Janeiro (UERJ) où il dirige le Laboratoire des Politiques Publiques. Secrétaire Exécutif du CLACSO, Conseil Latino-américain des Sciences Sociales (http://bit.ly/1t34zbL ). Coordinateur de la Collection Pauliceia où convergent des recherches socio-culturelles sur l’État et la ville de Sao Paulo (http://bit.ly/1Gfy1mQ ). Auteur (entre autres) avec Marco Aurelio Garcia de “Le Brésil entre passé et futur”. @emirsader

Source :  http://cartamaior.com.br/?/Blog/Blog-do-Emir/O-neocolonialismo-intelectual/2/33153

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

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Les athées prient pour Chavez, par John Brown

John Brown

« Le Prince étant défini uniquement, exclusivement, par la fonction qu’il doit accomplir, c’est-à-dire par le vide historique qu’il doit remplir, est une forme vide, un pur possible-impossible aléatoire »

Louis Althusser, Machiavel et nous


Hier j’ai eu l’occasion de participer à une activité vraiment émouvante. Il s’agissait d’une réunion organisée à l’appel de l’ambassade de la République Bolivarienne du Venezuela à Bruxelles, en solidarité avec le président Hugo Chávez en convalescence à Cuba et qui rentrera probablement dans quelques semaines au Venezuela.

La solidarité avec la personne du président s’étendait à l’ensemble du processus révolutionnaire bolivarien. Le public était composé de membres de la communauté latino-américaine bruxelloise et d’autres personnes qui appuient le processus bolivarien et, en général, la vague transformatrice qui change radicalement une bonne partie de l’Amérique Latine. Les participants, dont les diplomates des pays membres de l’ALBA, étaient tous des gens simples, politisés, attentifs. Sur un écran, en direct, apparaissaient les images de l’immense manifestation de Caracas où la population, en l’absence de Hugo Chávez, prit elle-même possession du mandat présidentiel (1). Une scène émouvante : face à une “opposition” qui organisa des feux d’artifice il y a quelques semaines dès qu’elle crut le président mort et qui aujourd’hui encore compte plus sur le cancer que sur son propre potentiel électoral pour mettre fin au processus bolivarien, une marée bigarrée mais aussi très rouge, de personnes en tout genre et de tous les âges, entourait le palais présidentiel de Miraflores pour défendre la démocratie, leur démocratie. Face aux coups d’État, face à la mort. Aujourd’hui même nous, les athées, prions pour Chavez et élevons notre prière à un Dieu que nous savons inexistant.

Beaucoup de choses sont en jeu dans cette conjoncture difficile marquée par l’état de santé de Chávez. L’opposition a tenté de profiter de ce moment pour déstabiliser le pays en générant, entre autres, des pénuries alimentaires, du chaos, de l’incertitude. Pour l’heure sa tactique semble vouée à l’échec. Au contraire, une immense majorité de la population, plus nombreuse encore que celle qui l’a réélu, souhaite selon les enquêtes (2) que le président Chavez reprenne son travail et que se poursuive le processus qu’il a initié. Chávez n’est pas seulement un président de la République, il est autre chose : le symbole vivant d’un changement social qui a impulsé l’existence politique de millions de vénézuéliens qui avant « n’existaient pas » et qui ne possédaient aucun type de droit.

Le Venezuela d’aujourd’hui est un pays où les politiques sociales du gouvernement bolivarien ont réduit drastiquement la pauvreté, où est garanti l’accès à l’enseignement gratuit pour tous, non seulement pour les niveaux primaire et secondaire mais universitaire. Sur 27 millions de vénézuéliens il y avait 300.000 universitaires avant la révolution; ils sont aujourd’hui plus de deux millions. On peut affirmer la même chose en ce qui concerne la santé et la culture. Un des objectifs du gouvernement du Venezuela est que 2 millions d’enfants accèdent à l’alphabétisation musicale, c’est-à-dire qu’ils apprennent la musique et sachent jouer d’un instrument que leur donne gratuitement l’État. Les théâtres et les salles de concert ne sont plus le patrimoine exclusif de l’oligarchie. Le changement social est palpable dans le développement des services publics et dans la distribution de la richesse, ainsi qu’en termes de politisation et de participation directe de la population. C’est la force majeure de Chávez et la base de la légitimité du processus. Comme disent les vénézuéliens, « Chávez nous a donné une Patrie », en d’autres termes il les a fait membres effectifs d’une communauté politique et a ouvert l’accès aux biens communs d’un pays dont la grande richesse était jusqu’ici réservée à quelques uns.

On ne peut discuter ces réussites mais le problème en soi créé par la maladie de  Chávez pointe une caractéristique du processus qui peut être à la fois sa force majeure et sa plus grande faiblesse. Il s’agit en effet de la relation très étroite du processus avec la personne de Chávez, qui s’exprime dans des slogans tels que « Chávez est le peuple”, « Chávez, coeur du peuple » ou « Nous sommes tous Chávez ».  En marge de la relation affective que peuvent éprouver d’amples secteurs de la population vénézuélienne pour le dirigeant de la révolution bolivarienne, il est inévitable de lire cette relation imaginaire dans le cadre de la tradition politique de la souveraineté.Dans cette tradition, dont le penseur classique est Thomas Hobbes, le souverain est celui qui unifie le peuple. Il l’unifie dans la mesure où il le représente et il le représente en tant que les individus qui composent la multitude faite peuple, renoncent par contrat à tout droit en propre en faveur du droit absolu du souverain. Pour Hobbes, telle est l’unique manière de surmonter les dangers mortels que suppose la guerre de tous contre tous qui caractérise l’état de nature. De cette façon, le peuple et chacun des individus qui le composent agissent par le biais de leur représentant, à travers le souverain; et par conséquent chaque sujet doit considérer l’action du souverain comme la sienne, en propre. D’un point de vue graphique, Hobbes représentait en couverture de son Léviathan ce fait fondateur de la souveraineté par le biais de l’image d’un Homme Artificiel composé par les petits humains naturels qui transfèrent au souverain leur propre droit, leur propre puissance. Ainsi Hobbes peut-il affirmer que dans une monarchie : « Le Roi est le Peuple » (The King is the People). Le leadership de

Le Léviathan: ou la matière, forme et pouvoir d’une république ecclésiastique et civile, de Thomas Hobbes (1651)

Chavez a été qualifié fréquemment de « populiste ». Dans la majorité des cas par ses détracteurs, qui considèrent qu’une direction politique qui n’est pas aux mains de “ceux qui savent” ne saurait être qu’irrationnelle et tyrannique. Grande est, en effet, l’aversion de la tradition politique occidentale pour le pouvoir du peuple. Cette même tradition politique qui aujourd’hui dénonce le populisme de Chavez est celle qui jusqu’aux débuts du vingtième siècle considérait la  « démocratie » de manière négative, et le faisait pour les mêmes motifs qu’aujourd’hui. Il existe cependant un autre courant de pensée qui assume le « populisme » comme un fait positif et qui considère, comme le fait Ernesto Laclau, que le populisme est l’autre nom de la politique face à des conceptions qui la neutralisent, la réduisent à une simple gestion de la société par de supposés experts. La politique ainsi neutralisée se convertit, pour reprendre les termes du philosophe français Jacques Rancière, en simple « police » ou gestion des différences et hiérarchies consolidées. Seul le « populisme » comme importation dans l’espace politique des revendications de la partie non représentée et peut-être jamais totalement représentable peut faire revivre l’antagonisme et avec lui, la politique proprement dite, celle qui coïncide avec la démocratie. C’est ce que Chávez a su faire magistralement.

Le leadership de Chávez est parfaitement anomal. Chávez n’est pas un professionnel de la politique ni un expert, mais un homme du peuple. Ce qui fait que la majorité de la population exclue du pouvoir et de la répartition des richesses s’identifie avec lui. Chávez est pour “ceux d’en bas”, dans cet État aux racines coloniale et oligarchique qu’était le Venezuela jusqu’à avant-hier, une personne qui n’appartient pas à la classe ou à la race qui a « toujours » gouverné le pays. Il est, en outre, une personne qui n’a jamais – presque – renoncé à la “décence commune”, ce sens moral immédiat basé sur l’égalité et la dignité de tous qu’Orwell attribuait aux clases populaires et dont manquent la grande majorité des gouvernants. Par surcroît, le président Chávez continue à être président non seulement par son évident courage personnel, non seulement parce que l’a réélu depuis 14 ans une large majorité, mais surtout parce que le peuple vénézuélien l’a libéré des mains de ceux qui l’avaient enlevé et l’a réinstallé à la présidence, faisant échouer un coup d’État de l’oligarchie. Dans un sens diamétralement opposé à la phrase déjà citée de Hobbes : « Chávez est le peuple » parce que la multitude de ceux d’en bas est celle qui a soutenu et soutient l’un des siens à ce poste de responsabilité politique qui n’était pas fait pour eux.

Le populisme, dans sa singulière expression chaviste, revêt ainsi un doublée aspect : d’un côté, il adopte les formes de la souveraineté classique en affirmant la représentation du peuple dans et par un leader mais de l’autre côté, la multitude et rien qu’elle a démontré sa capacité de soutenir en même temps un leader et le processus révolutionnaire bolivarien. Face aux oligarques du coup d’État et même face à la maladie, face au cancer qui constitue le triste et indigne espoir des “escualidos” (3), c’est la multitude qui a donné un contenu à l’action du dirigeant et lui a conféré à chaque instant sa puissance, à travers un dialogue ininterrompu. La théologie politique de la matrice hobbesienne faisait du souverain un Dieu mortel qui transcende le peuple dans lequel se fonde son pouvoir et réduisait la multitude à Un.

Le chavisme est une nouvelle théologie politique hérétique, messianique et matérialiste, dans laquelle la multitude se maintient comme telle et comme multitude détermine dans une grande mesure le cours du processus politique. Le souverain cesse d’être dans ce contexte une substance, un absolu. Il est une relation interne à la multitude dont la personne de Chávez, comme défenseur des biens communs matériels et de la décence commune, de la dignité de tous, est une simple expression. Le souverain n’est pas celui qui désactive la multitude mais la figure qui résulte de l’intense politisation de la population et en laquelle seulement elle peut s’appuyer. Hugo Chávez, dans ce navire négrier dirigé par les mutins qu’est le Venezuela bolivarien, est un personnage semblable au Benito Cereno de Melville, même s’il s’agit d’un Benito Cereno différent : un nègre habillé en capitaine et qui assume avec enthousiasme sa fonction.

Chávez est certainement un prince, non pas le prince charmant des contes de fée qui n’apparaît qu’une fois et disparaît ensuite pour ne jamais revenir (à moins que s’accomplisse une condition très difficile à réaliser) mais un authentique prince machiavélien. C’est le prince qui fonde une république nouvelle et une démocratie à partir d’un moment monarchique initial. Althusser rappelait dans son essai Machiavel et nous un texte du Prince de Machiavel : « Un seul homme est capable de constituir un État mais la durée de cet État et de ses lois serait très brève si l’exécution dépendait d’un seul, la manière de le garantir est de la confier aux soins et à la sauvegarde de plusieurs« . Il y a ainsi, comme le commente Althusser dans le texte machiavélien, deux moments dans la fondation d’un nouveau principat : 1) un moment de solitude du prince, celui du “commencement absolu” qui ne peut être que l’oeuvre d’un, d’un individu seul, mais “ce moment est en lui-même instable, car en ultime instance il peut s’incliner davantage du côté de la tyrannie que du côté d’un authentique État « , et 2) un second moment qui est celui de la durée, qui ne peut être atteint qu’à travers une double opération : la dotation de lois et la sortie de la solitude, c’est-à-dire du pouvoir absolu d’un seul « .

Certes comme nous l’avons vu, le pouvoir absolu d’un seul est une fiction théorique qui sert à penser la rupture avec le passé, avec l’ordre antérieur. Dans le cas de Chavez, depuis le moment de sa « décision » de rompre avec le régime oligarchique et à travers des différentes phases de la révolution bolivarienne, il a toujours compté sur l’appui de mouvement sociaux importants et tendanciellement majoritaires. Mais sa révolution ne peut se comparer avec la création du principat nouveau machiavélien que jusqu’à un certain point. Machiavel pense à la création d’un État moderne, bourgeois, d’un système de domination de classe, certes intelligent et capable de négocier avec “ceux d’en bas” car le prince doit “gagner l’amitié du peuple”, mais ce qui est en jeu aujourd’hui au Venezuela est précisément la liquidation de la société de classes, la création d’une démocratie réelle, le socialisme comme transition à une société du bien commun. Cela empêche les deux moments de se distinguer clairement, bien que, sans doute, la décision de Chavez de se rebeller contre le régime oligarchique fut en son temps le catalyseur, à la fois nécessaire et parfaitement imprévisible, qui a permis à l’ensemble du processus de prendre corps et de se mettre en marche.

Un prince qui fonde une démocratie est un médiateur évanescent, un médiateur dont l’acte même empêche sa perpétuation comme souverain absolu. Chavez est donc indispensable mais en même temps, substituable. Il a lui-même expliqué à de nombreuses reprises que l’objectif du projet bolivarien est d’en finir avec l’État bourgeois et avec ses institutions pour établir une démocratie en accord avec de nouvelles relations sociales post-capitalistes. Dans la présentation de son programme électoral lors des dernières élections présidentielles (4), Hugo Chavez affirmait : « Pour avancer vers le socialisme, nous avons besoin d’un pouvoir populaire capable de désarticuler les trames de l’oppression, de l’exploitation et de la domination qui subsistent dans la société vénézuélienne, qui soit capable de configurer une nouvelle sociabilité depuis la vie quotidienne, où la fraternité et la solidarité vont de pair avec l’émergence permanente de nouveaux modes de planification et de production de la vie matérielle de notre peuple. Ceci suppose de désintégrer complètement la forme bourgeoise de l’État dont nous avons hérité, qui se reproduit à travers ses vieilles et nuisibles pratiques, et de donner une continuité à l’invention de nouvelles formes de gestion politique. »

Ici en Europe, en Amérique Latine et dans d’autres parties du monde, nous sommes nombreux à souhaiter que le président bolivarien se rétablisse rapidement et applique ce programme si nécessaire à l’enracinement de la nouvelle république issue de la révolution et à la sortie  définitive de l’imaginaire hobbesien propre àl’État bourgeois.

Notes :

(1)               Lire à ce sujet le reportage « Le jour où Miss Mundo leva le poing », https://venezuelainfos.wordpress.com/2013/01/11/le-jour-ou-miss-mundo-leva-le-poing/

(2)               Voir notamment les enquêtes de la firme internationale International Consulting Services : http://www.minci.gob.ve/2012/09/07/encuestadora-ics-69-de-los-venezolanos-aprueba-gestion-del-presidente-chavez/ et http://www.avn.info.ve/contenido/ics-75-poblaci%C3%B3n-conf%C3%ADa-instituciones-del-estado

(3)               Terme populaire vénézuélien pour les opposants de droite.

(4)               https://venezuelainfos.files.wordpress.com/2012/10/programme-de-chavez-2013-2019-texte-integral1.pdf

L’auteur : John Brown est l’auteur de La domination libérale. Essai sur le libéralisme comme dispositif de pouvoir, éditions Tierra de Nadie, Madrid 2009.

Original (espagnol) et traduction à l’anglais : TLAXCALA,  http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=8984

Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne

URL de cet article  : https://venezuelainfos.wordpress.com/2013/01/20/les-athees-prient-pour-chavez-par-john-brown/

SANTIAGO ZABALA, PROFESSEUR CHERCHEUR ICREA / UNIVERSITÉ DE BARCELONE. « Pourquoi l´Amérique Latine fait appel aux philosophes. »

mardi 10 janvier 2012

Barcelone, Espagne – Je viens de rentrer du sixième Forum International de Philosophie à Maracaibo, au Venezuela, où des philosophes de quatre continents étaient invités à débattre sur le thème de « l´Etat, la Révolution et la construction de l´hégémonie« . Cet évènement a été inauguré par les vice-présidents du Venezuela et de Bolivie, et retransmis par plusieurs chaînes de télévision. Le dernier jour un prix de 150.000 $ a récompensé le meilleur ouvrage présenté dans le cadre du Prix Libertador pour la Pensée Critique 2011.

De même que pour le Forum Social Mondial du Brésil, ce prix et ce forum visent à refléter non seulement le progrès social qui caractérise ces nations, mais aussi les progrès dans d´autres parties du monde ; c´est pourquoi on ne compte parmi les invités que des penseurs essentiellement de gauche : engagés au service des secteurs faibles, exclus, opprimés de la société.

Indépendamment de l´impact que le rapport de cette rencontre peut avoir sur les gouvernants qui le liront, ce qui nous intéresse, nous en tant qu´universitaires européens, est la signification institutionnelle donnée à la philosophie dans cette région du monde. Existe-t-il une conférence, un forum aux États-Unis ou en Europe que des vice-présidents de la république prendraient le temps d´inaugurer ?

Sans doute les participants étaient-ils tous des socialistes progressistes (voire marxistes dans certains cas) et nourrissaient-ils d´emblée une certaine sympathie pour ces mandataires politiques démocratiquement élus (en Amérique Latine, seul le Honduras ne dispose pas de gouvernement démocratiquement élu). Reste que nos gouvernants occidentaux néo-libéraux n´organisent pas de telles conférences pour leurs intellectuels préférés. Voir les vice-présidents d´Italie ou du Canada financer une conférence pour que 50 philosophes réfléchissent sur leurs politiques, reste de l´ordre du rêve. Peut-être que ce jour viendra.

D´ici là interrogeons-nous nous-mêmes sur ce que ce forum latino-américain nous dit de la relation entre philosophie et gouvernement.

Avant quoi, il faut rappeler que la plupart des nations latino-américaines actuelles ont élu des gouvernements socialistes dont l´objectif principal est de sortir de la pauvreté les citoyen(ne)s exclu(e)s par les états néo-libéraux (et dans certains cas par des états dictatoriaux) qui ont gouverné cette région dans le passé. C´est pourquoi depuis plus d´une décennie, des intellectuels progressistes aussi célèbres que Noam Chomsky et beaucoup d´autres ont soutenu Chavez, Morales, et d´autres présidents démocratiquement élus : pour leurs programmes sociaux et pour leur indépendance économique du FMI.

Malgré le progrès social (depuis 2003, la pauvreté extrême a été réduite de 72 % au Venezuela), malgré les initiatives écologiques (Morales a été déclaré “Héros Mondial de la Terre-Mère » par le Président de l’Assemblée Générale des Nations Unies), malgré l´efficacité économique de ces gouvernements (à la différence des États-Unis, les économies latino-américaines croîtront de 4.7 % en 2012), nos médias occidentaux mantiennent leur campagne de désinformation haineuse pour discréditer ces succès.

Oliver Stone a suggéré dans son brillant documentaire South of the Border, que cette campagne est le symptôme de la peur que les citoyens occidentaux exigent à leur tour de semblables politiques. En tout cas, tandis qu´en Europe nous éliminons des services sociaux pour obéir aux demandes de la Banque Centrale Européenne, les États Latino-Américains ne font que les augmenter, et c´est précisément ce que réclament tant de manifestants occidentaux (« indignados », Occupy Wall Street, et autres mouvements courageux).

Ces pays d´Amérique Latine ne font pas appel aux philosophes pour obtenir d´eux des justifications rationnelles ou dans l´espoir que certains d´entre eux écrivent des articles de propagande sur leurs politiques. Ils montrent plutôt leur conscience que l´Histoire n´est pas finie. Je rappelle la célèbre théorie de Francis Fukuyama (« la démocratie libérale est la seule forme légitime de gouvernement généralement acceptée« ), aujourd´hui complètement assimilée, pour ne pas dire intégrée, à notre culture capitaliste.

Sauf que l´Histoire en Amérique Latine n´a jamais pris fin ni recommencé. Elle évolue simplement comme une alternative à notre logique capitaliste d´enrichissement économique, de progrès technologique et de supériorité culturelle. Les pays latino-américains ne visent pas à dominer les autres mais simplement à revendiquer ceux que Walter Benjamin appelait les « perdants de l´Histoire » : ceux qui n´ont pas réussi dans notre système néo-libéral démocratique. Ces « actionnaires » sans succès ne sont pas seulement représentés par les citoyens défavorisés mais aussi par les nations et les continents sous-développés. C´est dans ce contexte que la philosophie est appelée à penser historiquement – c´est-à-dire à maintenir vivante l´Histoire. Mais comment ?

En tant que discipline interprétative déterminée à mettre en cause les fondements (culturels, scientifiques ou politiques) de la pensée, la philosophie vit dans l´insatisfaction permanente, obligée de poursuivre son inlassable recherche de modèles, de possibilités et d´histoires alternatives. Ce sont ces alternatives qui permettent de maintenir l´Histoire en vie parce qu´elles maintiennent la possibilité d´une plus grande liberté, d´une démocratie plus large, et de systèmes alternatifs.

Dans ce but les organisateurs du forum ont préféré suivre les principes herméneutiques du dialogue, d´une conversation où la vérité devient un échange constant de points de vue différents. Dans un dialogue sincère, aucun des interlocuteurs ne dispose à priori de la vérité absolue ni du terme final du débat ; c´est la discussion qui y mène.

Les 50 participants de la rencontre ont donc été divisés en plusieurs groupes : les différents thèmes du débat ont été discutés ouvertement par chacun, depuis chaque point de vue philosophique. Un rapport a émané de chacun des groupes et leur somme a été remise aux gouvernants du Venezuela pour les encourager à poursuivre et à améliorer le progrès social déjà atteint. Je suis certain que la totalité de nos propositions et analyses ne sera pas bienvenue ou appliquée. Mais le fait que des leaders politiques nationaux ont besoin de telles réunions depuis plus de dix ans indique la signification qu´ils donnent à la philosophie pour le bien-être de l´État.

Même si nous avons tou(te)s été invité(e)s pour nos sympathies envers les politiques contemporaines de l´Amérique Latine, les organisateurs savaient très bien que nos différences de positions philosophiques enrichiraient plutôt qu´elles nuiraient à la discussion. En somme et comme le disait feu Richard Rorty, l´Amérique Latine fait appel aux philosophes « pour poursuivre la conversation » et parce que ses mandataires politiques sont assez honnêtes pour reconnaître que l´Histoire n´a pas pris fin avec leur forme socialiste et démocratique de gouvernement.

Santiago Zabala est professeur et chercheur de l´ICREA, Université de Barcelone. Parmi ses ouvrages citons The Hermeneutic Nature of Analytic Philosophy (2008), The Remains of Being (2009) et surtout le récent Hermeneutic Communism (2011, co-écrit avec Gianni Vattimo). Tous ces ouvrages ont été publiés par Columbia University Press.

Sa page Web est www.santiagozabala.com

Traduction de l´anglais : Thierry Deronne, pour www.larevolucionvive.org.ve

Source : Venezuelanalysis

Meszaros : « Une révolution socialiste se doit de planifier le temps nécessaire pour sortir du “métabolisme social du capital”

“Etre associé à Bolivar est le plus grand honneur de ma vie. De ma vie de 80 ans. Le rêve de Bolivar d´unifier l´Amérique Latine et d´instaurer l´Égalité ne pouvait qu´être détruit par les Etats-Unis, car il lui fallait la transformation de tous les liens sociaux, non seulement libérer les esclaves. Le temps historique de Bolivar n´était pas encore arrivé. Nous devons ouvrir les yeux sur la rénovation créatrice de la tradition bolivarienne en cours ici. Considérer ces “plumes” bolivariennes portées par la tempête de l´histoire collective, que les réactionnaires appellent populismes irrationnels. Seule la conscience de la durée, seule l´accumulation des changements peuvent nous sauver s´ils maintiennent la même direction. La leçon principale de l´implosion soviétique est que nous ne pouvons qu´espérer la restauration capitaliste si nous n´accomplissons la mission plus fondamentale et difficile d´éradiquer le capital de toutes les cellules de l´ordre social.”

C´est en ces termes qu´Istvan Meszaros s´est adressé ce 14 septembre 2009 à des milliers de vénézuéliens lors de la réception du prix “Libertador” à la pensée critique. Professeur émérite de l´Université du Sussex, né en Hongrie (1930), assistant du philosphe György Lukács, exilé en Italie lors de l´invasion soviétique de 1956, Istvan Meszaros est un des plus importants penseurs marxistes actuels, auteur de “La théorie de l´aliénation chez Marx” (1970), de “Le pouvoir de l´idéologie” (1989) et de “Au-delá du capital, vers une théorie de la transition » (1995), oeuvre considérée comme la suite du “Capital” de Karl Marx. Son oeuvre « Le défi et le poids du temps historique« , publiée au Venezuela par Vadell Hermanos, a remporté le Prix.

Le prix créé en 2005 par le gouvernement bolivarien vise à faire connaitre des visions qui échappent au monolithe de la pensée unique. Dans sa réponse au philosophe, Hugo Chavez a rappelé que le “Libertador” Simón Bolívar, aristocrate de 21 ans, nourrissait déjà une pensée critique, écrivant à propos de Bonaparte : “j´admire ses talents militaires mais comment ne pas voir que tous ses efforts ne visent qu´à s`emparer du pouvoir ?”Meszaros nous aide enfin a comprendre Marx, a expliqué le président vénézuélien, à le sortir du déterminisme, à lui rendre sa puissance de feu, sa capacité à resignifier sans cesse le réel.

Par quel mystère se croisent aujourd´hui à Caracas les pas de Meszaros et ceux de Chavez ? Quand ce dernier et les siens fondèrent il y a vingt ans un Mouvement Bolivarien, leurs manifestes rejetaient déjà la “Fin de l`Histoire” comme idéologie globale. Mais c´est durant ses années de prison purgées pour avoir organisé une insurrection contre la corruption et la répression de Carlos Andres Perez, que Chavez découvrit le penseur hongrois.

Aujourd´hui le président insiste auprès de la population sur la nécessité d´étudier ce penseur solidaire qui fait don de ses droits au Mouvement des Sans Terre brésilien et qui s`est rendu au Vénézuéla après avoir rencontré les étudiants de l´École de cadres du MST “Florestan Fernandez”. Pour Meszaros, récupérer le temps historique, signifie en effet la possibilité de voir la fin du capitalisme, de retrouver l´horizon de l´Histoire. Le temps est le capital des peuples, des mouvements sociaux. Une révolution socialiste se doit de planifier le temps nécessaire pour sortir du “métabolisme social du capital” (car l´idéologie capitaliste est dans tout, jusque dans les pores du “temps libre”), de planifier le temps nécessaire pour créer l´”égalité substantive” à partir de “cellules sociales” comme base de l´échange socialiste entre “individus sociaux” et non plus seulement individuels.