Semences de souveraineté

« La semence est comme une bénédiction, on ne peut la refuser à personne« .
Bernabé Torres (Vallée de Gavidia, État de Mérida).

À 3500 mètres au-dessus du niveau de la mer, au-dessus de la vallée silencieuse de Mucuchíes, dans l’État de Mérida, se trouve un endroit très réel, qui semble imaginé. Un lieu aussi extraordinaire que les montagnes, la terre, la végétation et les paysages andins. Dans ce lieu, discrètement et minutieusement, on réinvente la souveraineté alimentaire du Venezuela. Il s’agit du Centre biotechnologique pour la formation à la production de semences Agamiques (Cebisa), dirigé par des paysan(ne)s dans le cadre de la coopération scientifique/paysanne du Ministère de la science, de la technologie et de l’innovation.

Le centre est géré par Proimpa, Productores Integrales del Páramo, une association libre de paysan(ne)s, de producteur(trice)s locaux et de travailleur(se)s de Mérida. Cette association a été fondée en 1999, motivée par l’idée d’Hugo Chávez de travailler à la souveraineté alimentaire. Elle travaille aujourd’hui en étroite collaboration avec des scientifiques de différentes institutions, telles que l’Institut vénézuélien de recherche scientifique (IVIC), l’Institut d’études avancées (IDEA) et l’Institut national de recherche agricole (INIA).

Dans ce petit bâtiment de trois étages, au bord d’une colline, auquel on accède par une route très escarpée, la recherche en laboratoire s’allie à la production sur le terrain, pour créer et reproduire des variétés de semences. Dans un laboratoire soigné, dans des conditions techniques strictes, la biotechnologie permet de produire des plantes conservant leur identité génétique. Des clones, dont naîtront des semences asexuées (agamiques) pour la pomme de terre, l’ail, la fraise, l’igname, la patate douce et d’autres cultures. C’est ici qu’a été initiée, par exemple, la production des semences de pommes de terre autochtones, qui a permis de substituer l’importation. Elle sont aujourd’hui distribuées à des producteurs dans tout le Venezuela.

Ces procédés, dont on pensait jusqu’à récemment qu’ils n’étaient réalisables que dans des laboratoires extérieurs ou dans de grandes entreprises transnationales, sont aujourd’hui pratiqués dans ce petit espace géré principalement par des paysannes, par de jeunes travailleurs et des scientifiques qui ont étudié dans les lycées des montagnes de Mucuchíes et qui sont aujourd’hui des spécialistes des techniques de reproduction génétique, au plus haut niveau. Une science appliquée au droit à l’alimentation. « Une science pour la vie et non pour le marché » comme la définit la vice-présidente des sciences, Gabriela Jiménez.

À Cebisa, nous sommes accueillis par Edith, Moralva, Ingrid, Lalo et Jesús. Une activité intense se déroule dans les laboratoires dont le produit – les plantes génétiquement produites de 80 variétés de pommes de terre et d’autres cultures – ira à un réseau de 12 pépinières pour générer la production de semences qui, à leur tour, iront dans les champs et les cultures de diverses régions du pays.

La plupart des personnes travaillant au Cebisa sont des femmes. Elles parlent avec passion. « Nous unissons les connaissances ancestrales et les connaissances scientifiques pour produire une souveraineté technologique et alimentaire. » Ce sont elles qui dirigent le laboratoire et veillent à la rigueur des procédures scientifiques. Dans les pépinières, les tâches sont réparties pour assurer l’achèvement du cycle, l’évaluation du rendement, des caractéristiques et de la production finale des semences.

Dans la plus moderne de leurs installations, la pépinière aéroponique, les semences sont produites « dans l’air ». Les plants produits en laboratoire ne sont pas enterrés, mais poussent suspendus tout en étant alimentés par le haut grâce à un ingénieux système de micro-tubulures.

Mais l’organisation paysanne va bien au-delà de la production de semences. Plus haut, à Apartaderos, l’Entreprise socialiste de production et de stockage « Hugo Chávez », une entité sociale gérée par les communes (autogouvernements populaires), permet de collecter des pommes de terre et des semences à travers un circuit qui relie les producteurs locaux aux institutions publiques et au marché, en éliminant les coûts des intermédiaires et en faisant baisser les prix. De là, par exemple, plus de 100.000 kilos de pommes de terre sont distribués mensuellement – avec paiement immédiat au producteur et à un prix équitable – par les programmes du ministère de l’alimentation, dans les foires agricoles souveraines et les cantines scolaires. L’alliance entre les connaissances scientifiques et les savoirs ancestraux a permis de remettre la science entre les mains des paysans. Aujourd’hui, les pommes de terre sont produites à basse altitude, ce qui ne serait jamais arrivé si les semences indigènes, paysannes et souveraines n’avaient pas été sauvées.

Dans différentes régions du pays, plus de cinq mille familles utilisent la biotechnologie et s’intègrent à cette innovation qui ouvre peu à peu la voie à une nouvelle économie. Avant la révolution bolivarienne, l’agrobusiness s’était développé au Venezuela à travers l’appropriation de la rente pétrolière et des biens publics par une oligarchie liée aux États-Unis. Le président Chávez a commencé par interdire l’importation de semences OGM. Quelques années plus tard le mouvement social et les députés chavistes ont promulgué la Loi des Semences (2015). En 2024, cette politique d’État se renforce, comme à Mérida, avec la participation directe des organisations populaires, sur le territoire lui-même.

William Castillo Bollé

Photo : la vice-présidente des sciences, de la technologie, de l’éducation et de la santé, Gabriela Jiménez Ramírez, lors d’une livraison de semences de sept variétés de maïs, pour la culture de 30.000 hectares au cours du cycle de plantation 2024.

Source : https://medium.com/@planwac/semillas-de-soberan%C3%ADa-0e6bece6fd12

Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/04/12/semences-de-souverainete/

Au Venezuela, la révolution agroécologique des « grands-mères rebelles »

Face aux lobbies qui veulent imposer le business de l’importation de semences, le gouvernement révolutionnaire du Venezuela et les organisations paysannes viennent de certifier une nouvelle semence autochtone : la pomme de terre des Andes. Le journaliste Roberto Malaver dialogue avec Liccia Romero sur l’importance de cette lutte patiente et sur les résistances économique, culturelle, qu’elle incarne. Liccia Romero est biologiste, diplômée de l’Universidad Simón Bolívar, titulaire d’une maîtrise et d’un doctorat en écologie tropicale, et enseignante universitaire. Cette caraquègne a décidé de vivre à Mérida, dans les Andes. Chercheuse passionnée de la pomme de terre autochtone, elle est aussi une des roues motrices de l’extraordinaire projet Proinpa consacré notamment à cette variété autochtone. Pour elle, « à partir de maintenant, de merveilleuses possibilités s’ouvrent pour le Venezuela, si le rôle dirigeant des organisations paysannes et l’esprit d’articulation et la cohérence de l’Etat vénézuélien se maintiennent. »

Liccia Romero (à droite) reçoit la reconnaissance de la part de la Ministre de Science et de Technologie Gabriela Jimenez pour ses recherches comme investigatrice scientifique

Liccia Romero (à droite) reconnue par la Ministre de Science et de Technologie Gabriela Jimenez pour ses recherches comme investigatrice scientifique

Avril 2022, dans les Andes vénézuéliennes. Le gouvernement révolutionnaire du Venezuela et les organisations paysannes certifient une nouvelle semence autochtone de pomme de terre.

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Roberto Malaver – D’où vient l’expression « grands-mères rebelles » ?

Liccia Romero – C’est une manière de rappeler les actes de résistance des femmes âgées, des grand-mères qui étaient responsables de familles avec de jeunes enfants, à une époque où la modernisation commençait dans les Andes vénézuéliennes. Cette modernisation s’est accompagnée d’une modification importante du modèle de production agricole. Les familles des hautes Andes, en particulier dans les hauteurs des « páramos », ont dû transformer leur technologie de production, basée sur l’agriculture avec jachère. Elles étaient des rebelles parce que, tout d’abord, elles ont refusé d’abandonner l’agriculture, et non seulement ne l’ont pas abandonnée, mais l’ont enseignée à leurs enfants, l’ont maintenue comme un système qui survit encore dans une grande partie des « paramos ». En outre, elles ont conservé les semences autochtones, non seulement celles de la pomme de terre mais aussi d’autres tubercules d’origine andine. Elles ont même conservé des variétés qui ne sont pas indigènes mais historiques, comme le blé ancien, les haricots anciens, et tout cela aujourd’hui, dans le cadre de la crise de ce modèle moderne, est devenu une alternative, pour elles comme pour beaucoup de communautés.

R.M. – Et pourquoi dites-vous « qu’elles ont déjoué le piège » ?

L.R. – Elles ont démonté le piège que signifie ne pas disposer de la semence, car cela signifie que vous continuez à être une agricultrice ou agriculteur, mais que vous êtes dépendant du type de semences, de tubercule, qui peut changer à tout moment. Dans ce cas, circulent des tubercules de variétés ou d’hybrides à croissance rapide qui sortent du contrôle des producteurs, proviennent de l’extérieur par le biais d’un circuit commercial. On a donc besoin d’argent pour pouvoir acquérir cette semence, et pas seulement la semence, mais aussi l’ensemble des produits agrochimiques qui entourent cette semence pour pousser, pour qu’elle puisse donner le rendement le plus abondant. Elles ont réalisé que sans leurs propres semences, elles allaient manquer de nourriture, parce qu’en plus, à cette époque, dans un environnement très patriarcal, ceux qui allaient travailler à l’extérieur étaient les hommes, donc elles allaient être plus dépendants des salaires des hommes, entrés dans un régime salarial. Avant l’habitude était de travailler principalement avec des figures d’échange, de travail collectif solidaire, avec lequel on pouvait se soutenir mutuellement : avec le contrôle des graines, le travail, l’eau et les nutriments fournis par le sol, tout marchait. Lorsqu’ils se sont retrouvés sans semences, ils se sont retrouvés sans leur propre outil de production et sont devenus dépendants de tiers. Il était donc très intelligent de conserver les semences, cela signifiait préserver l’autonomie en matière de production alimentaire.

R.M. – Un processus de résistance, donc ?

L.R. – Oui, parce que cette modernisation de l’agriculture s’accompagnait de termes défavorables envers elles, qu’on accusait de maintenir des méthodes arriérées, improductives, gaspilleuses de terres, parce que l’agriculture en jachère apparaissait, sous le prisme obscurantiste du modernisme, comme un « abandon de terres ». Alors que pour nous, d’un point de vue agroécologique, cela fait partie du processus productif, de la régénération de la terre.

R.M. – Ces connaissances sont-elles encore transmises ?

L.R. – Oui, bien sûr. Ces connaissances sont transmises des enfants à leurs petits-enfants. Nous intervenons à un moment où nous rencontrons ces enfants pour les aider à résister au discours qu’on entend encore à l’école : « si tu ne veux pas devenir paysan comme ton père, tu dois étudier », ou « si tu veux être quelqu’un, tu dois cesser d’être un paysan ». Nous intervenons pour renforcer ce pont, cette transmission, pour que celles et ceux qui ont reçu cet enseignement puissent surmonter ce discours de sous-estimation et puissent le transmettre à leurs enfants.

R.M. – Qu’est-ce que le « tinopó » ?

L.R. – C’est une forme de gestion de la pomme de terre. Une partie des semences reste dans le sol. Vous avez une parcelle de terre, vous récoltez une partie de la pomme de terre, vous l’arrachez, mais une partie reste dans la terre. Il n’y a là aucune négligence (au sens où certains disent : « quelle négligence de laisser la pomme de terre dans le sol ! »). En fait on la laisse en terre ex profeso, il s’agit d’un cycle de reproduction, on peut gérer simultanément une parcelle qui produit pour la consommation et une parcelle productrice de semences. Voyez aussi l’importance du « tinopó » selon l’endroit où il se trouve. Soit il est situé à côté de la maison, et dans ce cas c’est un endroit où l’on a des pommes de terre toute l’année, une façon de rendre la pomme de terre disponible pour la consommation dans le temps, on garde la semence. Soit ce « tinopo » est situé dans des zones éloignées, à plusieurs heures de route, même dans des zones plus élevées, des zones sauvages où les pommes de terre entament un processus de progression génétique, commencent à se croiser avec la pomme de terre sauvage, c’est ainsi qu’on génère patiemment la diversité. Puis, là-haut, on arrache des pommes de terre, on les ramène, on les sélectionne et on crée de nouvelles variétés, c’est un laboratoire de diversification.

Bernabé Torres, gardien des semences de Gavidia

R.M. – Peut-on parler de patrimoine alimentaire des Andes ?

L.R. – En 2015 notre IPC – Institut du Patrimoine Culturel – a émis une déclaration, un décret en quelque sorte : la déclaration du patrimoine culturel immatériel des connaissances sur les graines indigènes de la communauté Gavidia. Cette déclaration reconnaît les connaissances, les matériaux physiques et biologiques, par ailleurs protégés par la Loi sur les Semences également approuvée en 2015. Ce qui est important dans cette déclaration, c’est qu’elle établit ce qu’on appelle le plan de gestion, c’est-à-dire tout ce qu’il faut faire pour que ce patrimoine culturel et immatériel soit transmis et continue son processus d’enrichissement pour les générations futures. Nous avons une forte composante éducative, à travers les communautés d’apprentissage, nous sommes alliés au Système National d’Études ouvertes et nous avons une communauté d’apprentissage locale. Dans cette communauté d’apprentissage, l’épine dorsale de la colonne est la connaissance, bien sûr, puis chacun est impliqué de son point de vue particulier, santé, tourisme, aquaculture, mais c’est là tout l’enjeu de cette communauté d’apprentissage : la connaissance est développée comme partie intégrante du plan de gestion que nous appliquons sur le terrain.

R.M. – Tout cela se passe-t-il à Gavidia ?

L.R. – Le centre est Gavidia, qui se trouve dans un parc national, il ne s’agit donc pas d’un espace de production intensive, mais d’un espace de diversification et de création d’options de diversification. Que faisons-nous ? Nous apportons ces matériaux à l’ensemble du processus mené à bien par l’association paysanne, dont le chef de file est Proinpa, l’Association des producteurs intégraux du Paramo, qui dispose d’un laboratoire appelé CEBISA, à Mucuchíes, et là, en planifiant des techniques de culture tissulaire et de propagation in vitro, nous reproduisons cette semence pour disposer d’une quantité à reproduire et à produire en masse. Ce que l’on ne peut pas faire, c’est passer à une autre échelle, parce qu’il est impossible de déboiser un grand nombre de terres pour planter beaucoup de pommes de terre, il faut se spécialiser.

R.M. – Alors comment aller plus loin si on ne peut le faire à Gavidia ?

L.R. – Il faut amener la pomme de terre là où il y a de grandes zones qui ne sont pas des zones protégées, qui ont la capacité de produire des semences, et c’est pourquoi nous tissons ensemble les noyaux de semences pour qu’il y ait une organisation sociale responsable et spécialisée dans les semences.

R.M. – Tu as cité Bernabé, un paysan qui semble tout savoir…

L.R. – Bernabé est un de mes plus chers compagnons. C’est avec lui que j’ai commencé à travailler, il est très ouvert, nous avons une empathie très forte. C’est un éleveur, et ils sont tous très particuliers : chacun possède sa propre personnalité, et lui c’est un « domestiqueur ». Les pommes de terre qui se trouvent dans ces « tinopos » doivent suivre une sorte de processus de domestication, parce qu’elles sont « sauvages », alors il crée ce qu’on appelle un « paramito », il les fait descendre de niveau en niveau, elles passent par une transition en plusieurs récoltes, jusqu’à ce qu’il les amène sur la parcelle où il les multiplie massivement, les sélectionne, en tentant de les unifier phénotypiquement comme des pommes de terre, il les baptise avec un nom particulier. Ce processus de domestication est bien sûr rejeté par les grandes corporations privées qui travaillent dans le sens contraire, celui de l’homogénéisation des semences de la pomme de terre, et des cultures en général. La compétence et la connaissance de Bernabé, peu de monde la possède… reconstruire avec lui tout ce processus et l’aider à prendre conscience que c’est un savoir très puissant, a été l’une des choses que j’ai le plus aimée dans ma vie, vraiment.

Spécimens de pommes de terre noires récoltées par Benabé Torres (Gavidia, décembre 2021)

R.M. – Quel bénéfice tire le Venezuela de cette pomme de terre ?

L.R. – Imaginez ! Il a tant de gènes pour créer la pomme de terre de rêve, tous ces génotypes, une fois développés, offrent une infinité de possibilités.

R.M. – On peut donc résister à une guerre économique en produisant et en consommant cette pomme de terre ?

– C’est le futur. Dans l’histoire des Andes, la pomme de terre incarne la culture de la résistance. Elle est un organe de stockage, de résistance. La plante stocke ses réserves d’énergie afin de les utiliser quand elle en a besoin. En outre existent ces pommes de terre noires, qu’on n’appelle pas seulement noires à cause de la couleur, mais aussi « papas de año » (pommes de terre de l’année). Ce sont des pommes de terre qui prennent beaucoup de temps pour sortir de terre, plus que les 90 jours de la pomme de terre blanche. Je pensais que le nom « papa de año » était dû au fait qu’il fallait un an pour le récolter, mais non, les « grands-mères rebelles » me l’ont expliqué : on l’appelle « papa de año » parce qu’on peut la garder dans une pièce jusqu’à un an, comme réserve alimentaire, c’est-à-dire qu’elle est très résistante.

R.M. – Il y a de nombreuses variétés de pommes de terre…

L.R. – Bien sûr. Ce qui se passe, c’est que nous avons été éduqués à ne manger que les produits les plus commerciaux. Celle qu’on appelle la pomme de terre jaune, ou la pomme de terre colombienne, (si on prend la Colombie dans l’acception de Miranda et Bolivar, une seule nation faite du Venezuela et de la Colombie actuelle), qui vient aussi du nord des Andes, où nous nous trouvons. Dans nos paramos, cette pomme de terre est appelée papa reinosa, et il en existe différents types : à fleurs blanches, à fleurs violettes. Il y a une diversité, donc on pense que c’est la pomme de terre colombienne, mais non, cette pomme de terre est nôtre.

R.M. – Et qu’en est-il de la pomme de terre noire, ou « arbolone noire » ?

L.R. – Si tu te dis producteur de pommes de terre noires, c’est que tu cultives des pommes de terre autochtones, sans compter les spécialités, par exemple, il y a des pommes de terre qui répondent au profil de l’agriculteur, et qui ont le nom de l’agriculteur, comme la Dorilera noire, parce qu’elle appartient à Mr. Dorilo, il est le seul à la cultiver.

R.M. – Est-ce que cette pomme de terre est abondante là-bas ?

L.R. – Aujourd’hui, elle est abondante à Gavidia, parce que nous en avons pris soin. Elle se limitait même à certaines familles de Gavidia.

R.M. – Qui a le privilège de manger cette pomme de terre ?

L.R. – Au départ, on ne le voyait pas comme un privilège, c’était le problème, on le voyait comme ce qui nous restait. Lorsqu’on a pris conscience qu’il s’agissait d’un privilège, c’est là que nous avons commencé à tout inventer, comme l’Eco-Festival de la pomme de terre autochtone. Nous avons décidé de transmettre cette culture de notre pomme de terre à d’autres, de là est venue la déclaration du patrimoine culturel immatériel parce que l’idée était, bon, développons-la, mais nous avons besoin de mécanismes de protection. De fait, la chose à peine connue, le représentant de la corporation privée Frito Lay au Canada m’a appelée personnellement, en me disant qu’il voulait avoir accès au germoplasme indigène, cette déclaration est donc un mécanisme de protection crucial contre la privatisation ou ses tentatives.

Liccia Romero

R.M. – Et Liccia Romero continue de planter avec la même énergie ?

L.R. – Je continue à travailler avec ce groupe de familles, avec cette relation de fraternité qui nous dit que nous sommes ensemble dans une cause, que nous sommes solidaires dans cette cause. Et avec l’Alliance scientifique-paysanne, nous nous sentons plus forts. Et nous avons reçu beaucoup de soutien de la part du Ministère de la Science et de la Technologie, au début on comprenait davantage l’importance de ce travail au Ministère de la Science et de la Technologie, qu’au Ministère de l’Agriculture et des Terres. La dimension des investissements que le ministère de la Science et de la Technologie a réalisés pour toute cette structure de laboratoires qui existent à Mucuchíes, est immense. C’est un énorme potentiel. C’est pourquoi j’ai proposé une gestion enracinée dans les communautés, on y développe tous les aspects de la gestion territoriale, avec tous les champs de diversification, avec la sagesse ancestrale, tout ce potentiel de diversité agroécologique.

Il existe un Centre international de la pomme de terre, avec une banque de matériel génétique, mais toutes ces banques sont comme des photos figées de l’évolution agroécologique. Ils doivent ensuite sortir ces matériaux pour les refroidir, afin de les rendre à la vie et recommencer à faire ce que fait notre « tinopó », ici. Ces gens là-bas font ce travail, c’est leur vie… Vous avez le laboratoire de technologie là-bas, composé de gens de là-bas, mais vous avez aussi le réseau des multiplicateurs de ces pommes de terre ici même, dans les Andes, de manière beaucoup plus appropriée, ce qu’il manque, c’est une politique qui gère et renforce tout cela. Et par exemple, nous permette d’éviter de revenir à l’histoire de l’importation de pommes de terre de semence du Canada ou d’ailleurs.

R.M. – Pour l’instant, au Venezuela, on ne le fait pas ?

L.R. – Non, le Venezuela ne le fait pas, mais il y a de fortes pressions pour pousser nos dirigeants à les faire revenir à l’importation. À l’âge d’or de l’importation de semences de pommes de terre, on m’a raconté que des gens qui vivaient au Canada sont devenus millionnaires rien qu’en fabriquant les caisses de bois pour les semences que le Venezuela importait. Chávez a raconté, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, dans l’un de ses premiers programmes « Allo Président », que le premier ministre du Canada l’avait appelé pour le féliciter de son investiture, et qu’ensuite il s’est rendu compte que cet appel concernait en fait la rénovation du contrat d’importation de semences de pommes de terre au Venezuela… Aujourd’hui, de nouveaux acteurs entrent en lice, les petits-fils et petites-filles qui commencent à assumer la coordination de la coopérative. Et je crois qu’une opportunité est créée pour renforcer et recréer toutes ces connaissances au sein des nouvelles générations.

Source : https://lainventadera.com/2022/03/14/la-papa-es-el-cultivo-de-resistencia/

Traduction : Thierry Deronne

Photos: Proinpa, La Inventadera, MinCyT

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/04/08/au-venezuela-la-revolution-agro-ecologique-des-grands-meres-rebelles/

Liz Guaramato: doula, sociologue, féministe et marrone

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Doula Liz, depuis quand pratiques-tu ce métier ?

– Quand j’ai entendu parler de l’existence des doulas, j’ai ressenti l’appel profond d’accompagner et de soutenir la femme dans ce moment de son cycle de vie. En 2015, j’ai commencé ma formation et depuis lors, j’ai incorporé d’autres traditions de la médecine naturelle dans ce processus. Le service que j’offre a été l’une des façons de pratiquer le « bien vivre », un paradigme de santé différent et basé sur d’autres méthodes de guérison du corps, de l’esprit et de l’âme. La réalisation de ce processus de guérison, au-delà du modèle imposé par le mode de vie capitaliste et patriarcal, est essentielle, d’autant plus que le peuple vénézuélien a tant de besoins. Je suis convaincu qu’un peuple sain est un peuple indomptable.

– Peux-tu nous raconter l’histoire de la santé sexuelle et reproductive des femmes, Liz ?

– Actuellement, les femmes se heurtent à une série d’obstacles pour accéder aux services reproductifs les plus élémentaires. Cela s’ajoute à la réglementation de leurs capacités reproductives par des entités extérieures à elles. Cela a conduit à une méconnaissance du corps féminin dans un contexte où, par exemple, on ignore que la contraception et l’accouchement étaient des arts féminins et que les femmes vivaient la procréation ou l’avortement avec l’aide de guérisseuses, de sages-femmes ou de femmes dites « sages ». Avec l’avènement de la modernité, nous avons commencé à perdre notre autonomie et notre pouvoir de décision dans ces domaines. La révolution scientifique et médicale a impliqué l’exclusion des femmes du champ de la médecine, avec le soutien de l’Église qui, dans un décrets pontifical, affirma : « Si une femme ose guérir sans avoir étudié, c’est une sorcière et elle doit mourir. » Ainsi, les sages-femmes ont cessé d’apprendre et de prescrire. La chasse aux sorcières a été efficace et a réussi à briser une chaîne de connaissances qui s’étaient enrichies au cours d’un parcours millénaire.

– Comment le Venezuela a-t-il vécu ce processus de « modernisation » de la vie ?

– Il existe plusieurs documents décrivant le processus de modernisation qui a impliqué la médicalisation et l’institutionnalisation de l’accouchement, et avec lui la prohibition et la stigmatisation des sages-femmes à partir du milieu des années 1950. Leur condition de femmes pauvres a entraîné que les sages-femmes soient identifiées comme sales, ignorantes, avorteuses, dangereuses, etc… ce qui a permis à la corporation des obstétriciens de construire son pouvoir économique et symbolique sur nos corps et nos connaissances. Certaines voix se sont élevées pour remettant en cause ce paradigme. Mais c’est avec la Révolution bolivarienne que les sages-femmes ont été légitimées d’un point de vue décolonial, et ont cessé d’être criminalisées.

– Qu’est-ce qui est arrivé à tes cheveux, ils ont toujours été comme ça ?

– Pour moi le chavisme a été un séisme décolonial, qui a secoué mes idées mais aussi mon corps. Et ça s’exprime sous toute sorte d’aspects. Cela peut sembler frivole, mais celles d’entre nous qui ont les cheveux frisés savent qu’il ne s’agit pas seulement de cheveux, c’est un acte de résistance. Se réconcilier avec ce volume, avec nos racines noires, est une façon de guérir tant de pression et de violence exercée sur notre corps.

– Six ans ont passé depuis le départ de Chávez, qui est Liz Guaramato aujourd’hui ?

– Plus chaviste que jamais et plus engagée dans la vie. Centrée sur la micro-politique, construisant des espaces d’autonomie. Re-politisant le quotidien et révolutionnant des espaces politiques à partir de nos affects. En plus de l’organisation Mamiferas, où j’écris des articles avec des sages-femmes, des doulas, des « conuqueras » (cultivatrices de lopins de terre), des thérapeutes de différents types, unis autour du « bien vivre », j’habite aussi un espace collectif appelé Ateneo Popular, où le bien commun est au « coeur » de l’espace. C’est là que nous créons en permanence et collectivement notre modèle de gestion horizontale et de coexistence à partir d’accords construits lors de nos réunions hebdomadaires.

BIOGRAPHIE MINIMALE

Doula, sociologue, féministe et marrone, c’est ainsi que Liz se définit, à partir d’une individualité qui se construit à partir du tissu d’affects, de solidarité, d’expériences, de connaissances partagées et l’accompagnement d’autres femmes engagées dans l’autogestion des soins, de la santé, du bien-être et de la vie. Auteure du livre Mujeres y hombres libres : relaciones de género en el Frente Nacional Campesino Ezequiel Zamora (Femmes et hommes libres : relations de genre dans le Front national Paysan Ezequiel Zamora).

Interview réalisée par Ketsy Medina / CIUDAD CCS.

Photos: Javier Campos / Ciudad CCS et Milángela Galea / Alba Ciudad

Source : http://ciudadccs.info/liz-guaramato-doula-sociologa-feminista-cimarrona/

Traduction : Julie Jaroszewski

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Pourquoi devrais-je revenir sur mes pas ? La lutte d’une femme vénézuélienne, par Katherine Castrillo

Haydee Berroterán Foto: Milangela Galea“Fini de regarder des telenovelas, nous allons monter nos entreprises de production sociale” dit Haydee Berroterán à un groupe de femmes afro-descendantes de Barlovento, état de Miranda. C’est ici que toutes les semaines, elle les forme: ateliers de genre, de santé sexuelle et de grossesse adolescente. Elle aide à organiser des réunions où la communauté identifie ses forces et ses besoins pour tracer des plans d’action. Longues, longues journées, mais il reste toujours un peu de temps pour se baigner dans l’eau claire de la rivière avec Anderson, son allié, son ami, son fils de vingt-et-un ans, handicapé physique et moteur depuis un accident à neuf mois.

Haydee est née et a grandi à Curiepe, ce village et cœur la région de Barlovento, d’où les  tambours rebelles appellent San Juan tous les 24 juin. Cette force vit dans son corps : pour elle, le travail commence à quatre heures du matin pour ne plus s’arrêter. Très tôt commencent les réunions avec d’autres femmes qui comptent des personnes handicapées dans leur famille, suivies des assemblées auxquelles elle assiste en tant que porte-parole du Conseil Présidentiel pour les Personnes Handicapées, sans oublier le « point de rencontre » où elle conseille une soixantaine de femmes. “Maintenant je me suis plongée dans un autre problème : l’organisation communale pour améliorer le système de transport”, dit-elle en souriant comme si c’était une facétie de plus dans sa longue liste de militance au quotidien.

“Ma militance a commencé quand j’ai emmené Anderson au centre de développement infantile. C’était un centre d’équinothérapie. A ce moment j’ai compris l’importance que d’autres mères aient le même accès que moi à ce type de justice sociale. Cela ne pouvait rester le privilège de quelques-uns. Il fallait sortir de l’anonymat tous ces enfants jusque-là exclus des soins à cause des limites économiques de leurs parents. C’est ainsi que je me suis mise en mouvement, que j’ai commencé à parler avec d’autres femmes et nous nous sommes rendu compte que nous étions de nombreuses mères partout à vouloir visibiliser notre situation, à chercher des solutions, nous étions déjà un mouvement à l’échelle nationale ! Avec tout ce que nous commencions à faire, je me suis rendu compte que je n’étais plus la même, j’avais tiré les leçons de ma faiblesse, je ne pouvais plus rester à la maison. Ensuite le président Chávez a été élu et en 2006 a impulsé la Loi pour les personnes handicapées, ce qui nous a renforcées”.

Lock-out pétrolier et solidarité cubaine

En 2002 Anderson, sept ans, souffre d’une dislocation de la hanche qui entraîne une tumeur. Il subit une intervention chirurgicale mais on l’opère au mauvais endroit. Surgissent la fièvre et la douleur, il faut réopérer : “Mais e décembre 2002 les médecins de l’hôpital se sont joints au lock-out de la droite pour faire tomber le gouvernement bolivarien. Ils ont expulsé les patients, quel que fût leur état. J’étais désespérée, suppliant aux portes de l’hôpital qu’on me laisse passer. Mais non, ils ont refusé de l’opérer”. Quand tout espoir semble s’éloigner, Haydee écoute Chavez à la télévision: « S’il y a parmi vous des personnes affectées par le lock-out et qui ont des urgences de santé, appelez la cellule de crise que  j’ai désignée pour traiter vos cas. » J’ai bondi pour appeler, on m’a écoutée, on m’a dit ‘venez demain, vous partez à Cuba’. Mon plus jeune fils avait un an à peine, je lui donnais encore le sein”.

C’est ainsi que tous deux sont arrivés à Cuba, grâce aux accords intégraux de santé qui offrent des soins gratuits aux patients vénézuéliens. Au début ce fut difficile de passer Noël loin des siens, le séjour s’est prolongé cinq mois. “Mes seins se remplissaient de lait car mon plus jeune fils était resté avec son père au Venezuela. Mais cela a valu la peine, c’est là que j’ai compris qu’un lutteur social doit tout faire pour revendiquer les droits qui sont souvent violés, et que le président Chávez est arrivé pour que les droits de chacun soient respectés. Avant lui j’avais essayé d’inscrire mon fils dans un des centres qui offrent de meilleures thérapies mais ceux-ci n’étaient accessibles qu’à certains groupes privilégiés et on me fermait la porte”.

Anderson arriva à Cuba dans un état très délicat. Il était couché, les bras levés, en proie aux douleurs. Après l’opération, les médecins cubains lui ont planifié une routine, avec pour la première fois une thérapie du langage. On leur a appris à s’écouter davantage, et à emporter ces connaissances chez eux : “Les processus ne restaient pas prisonniers de quatre murs”. L’état d’Anderson s’améliora au point qu’il réussit à faire en cinq mois ce qu’il n’avait pu faire en sept ans. “Dans l’avion il a réussi à revenir assis, il avait retrouvé l’appétit, il est revenu en très bonnes conditions”.

De retour au Venezuela, Haydee aida d’autres mères à rédiger les lettres de demande et à monter les dossiers pour qu’elles puissent envoyer leurs enfants à Cuba, pour que d’autres puissent bénéficier de ces accord. “Tu sais quoi ? Quand nous avons écouté le président Chávez dire qu’il ne pouvait rester une seule personne handicapée qui ne soit pas prise en compte par les missions sociales, nous avons compris qu’il ne s’agissait pas d’une “promesse”. Notre famille et beaucoup d’autres peuvent témoigner des résultats”.Haydee Berroterán Foto: Milangela Galea

“J’avais besoin de temps pour apprendre”

Les soins des familles aux personnes handicapées restent habituellement une responsabilité des femmes, à quoi s’ajoutent les travaux domestiques et le travail hors de la maison. Cette dynamique d’inégalité dans la division du travail, dans les responsabilités quotidiennes, non seulement surchargent et épuisent mais détruisent des rêves et des projets, devenus irréalisables faute de temps. Comment Haydee a-t-elle fait, sans renoncer à travailler pour l’organisation populaire ? « Quand je cherchais du  travail on me demandait ce que je savais faire, et que savais-je d’autre à part soigner des personnes handicapées ? Mais je voulais apprendre un métier, je voulais être couturière. »

Pendant les thérapies prodiguées à Anderson, elle a suivi un cours de couture de la Mission “Vuelvan Caras” (programme gouvernemental de formation socio-professionnelle pour renforcer le potentiel productif du pays, NdT) puis à travers la Mission « Savoir et Travail » qui recense et offre des emplois à la population disposée à se former au préalable. “C’était un cours de 45 jours du matin au soir, comment faire ? Nous avons resserré nos liens familiaux, adapté les horaires de chacun, en moins d’une semaine nous avons trouvé la formule. Parfois je m’écartais du groupe en formation pour pleurer, je me sentais coupable, je me disais “ton fils a besoin de toi, que fais-tu ici, tu es une femme âgée, pourquoi veux-tu encore te former ? » J’ai pensé à tout laisser tomber mais j’ai continué. Grâce à la formation sociopolitique qu’on nous a donnée je me suis rendue compte que je n’abandonnais pas ma famille, que j’avais besoin de temps pour apprendre”.

Un an plus tard Haydee commença à travailler dans le réseau des magasins d’alimentation de l’État (« Abastos bicentenarios ») puis dans une Base de Missions (Centre unifiant les programmes sociaux offerts aux secteurs populaires, NdT). “Ce fut difficile car on m’avait assigné le secteur Antímano, où mon fils avait subi son accident il y a des années. En arrivant chez moi je me suis mise à pleurer, je ne savais pas si j’allais supporter… Mais mon travail visait à fortifier une communauté populaire, et c’est ce qui me plaît. J’ai tenu bon et aujourd’hui j’aide des personnes handicapées”.

Trouver ensemble des solutions, comme peuple

Tout ce qui la touche individuellement la mène au collectif. Lorsqu’on la mit sous pression pour qu’elle quitte la maison qu’elle louait, elle trouva la solution en rassemblant beaucoup de mains amies. “Je suis allée au Ministère de la Femme, j’avais besoin d’aide. On m’a reçue, j’ai commencé à travailler le dossier, et avec d’autres femmes nous nous sommes organisées pour effectuer une demande collective à la Mission Logement. Et ça a marché! Qu’est-ce que je veux dire avec cet exemple ? Simple : qu’Haydee Berroterán a un fils handicapé mais que rien ne l’épuise”. Mais dans la guerre économique des trois dernières années ?

“C’est une période de nombreuses tribulations. Nous, femmes, sommes particulièrement frappées par la guerre économique, c’est pourquoi nous devons redoubler d’énergie. Au moment où l’entreprise privée a cessé de produire des couches-culottes, qu’avons-nous fait, nous, les mères du quartier ? Nous avons cherché ensemble, beaucoup se sont senties frustrées parce que nous n’avons pas réussi à en trouver, mais je leur disais : « patience, on va réussir ». C’était dur pour moi, mais ma tâche était de leur insuffler de l’optimisme, moi qui pendant vingt-et-un ans ai utilisé des langes jetables pour mon fils handicapé. Quand je suis rentrée chez moi je me suis assise pour la première fois avec Anderson pour lui dire : « écoute, il n’y a plus de langes, quand tu en as besoin, fais-moi signe, fais-toi comprendre et je t’aiderai ». Son système cognitif est parfait, il m’a compris et depuis ce jour-là Anderson s’est passé de couches-culottes. J’ai inventé un système avec un linge dans un sachet de plastique, qu’on change et qu’on lave. J’ai partagé cette solution avec d’autres mères. Certaines la trouvent “difficile”. Pourquoi ? Parce qu’on nous a habituées à ce que d’autres trouvent la solution pour nous”.

« Je ne suis pas tentée de revenir sur mes pas »

Elle ne connaît pas la fatigue. Chaque jour elle invente un projet nouveau. Avec quelques compagnes elle veut créer un centre où les personnes handicapées pourront continuer à recevoir des soins au cas où leurs proches décèdent.

Je lui ai demandé pourquoi elle ne s’arrêtait jamais, pourquoi elle continuait à se mouvoir dans tous ces espaces, d’où lui vient la force de porter son fils dans les bras. “Ce qui a commencé au Venezuela, ce que nous avons commencé comme peuple, il faut le maintenir. C’est ce qui me porte. Je ne suis pas tentée de revenir sur mes pas. Il y a cinq choses qui me maintiennent en activité depuis que la révolution a commencé : persévérance, constance, concentration, tolérance, et ténacité. Ce processus nous a tant donné que c’est à nous aujourd’hui de tendre la main pour dire “eh, nous sommes ici, éveille-toi, le Venezuela a besoin de toi”.

Haydee tend la main : elle coordonne avec les agriculteurs de Barlovento la vente à Caracas de feuilles de bananier qui enveloppent les « hallacas » de maïs farci de viande – une tradition de Noël. Elle invite d’autres femmes à se joindre au mouvement et à celles qui perdent espoir, elle explique que la lutte sociale les rendra plus fortes pour surmonter cette épreuve politique.

“Ce processus a permis de faire croître notre conscience, il a fallu lire et lire encore pour que notre esprit puisse s’ouvrir. Le président Chávez nous a enseigné pas mal de choses et c’est à notre tour de le faire pour les générations qui viennent, parce que le Venezuela ne dort pas, il ne s’endormira pas, nous n’allons pas perdre ce que nous avons obtenu”.Haydee Berroterán Foto: Milangela Galea

Texte: Katherine Castrillo / Contact: @ktikok

Photographies : Milángela Galea

Source : http://laculturanuestra.com/la-discapacidad-no-tiene-barreras-para-luchar/

Traduction : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2016/11/24/pourquoi-devrais-je-revenir-sur-mes-pas-la-lutte-dune-femme-venezuelienne-par-katherine-castrillo/

« La technologie ne peut se concevoir isolée de la politique » : entretien avec Carlos Parra, du projet Canaima GNU/Linux

Carlos Parra (troisiéme à partir de la gauche) et son équipe de développeurs du software libre au Veezuela

Carlos Parra (troisième à partir de la gauche) et son équipe de concepteurs et développeurs du software libre au Venezuela

Carlos Eduardo Parra Falcón est chef des opérations du projet Canaima au Centre national des technologies de l’information (CNTI), entité dépendant du ministère du pouvoir populaire pour la science, la technologie et l’innovation de la République bolivarienne du Venezuela.

Mais, en plus de remplir cette charge publique conjoncturelle, Carlos Parra est actif au sein de la communauté du logiciel libre. Pour Carlos, dans toute activité professionnelle existe une orientation politique qui donne sens à tout ce que l’on fait. Il est de ceux qui pensent que la technologie comporte une puissante charge politique que beaucoup s’emploient à « neutraliser ». Actuellement, il a pour responsabilité de gérer le projet Canaima, le système d’exploitation GNU/Linux de l’État vénézuélien, et il essaie d’appliquer sa vision politique à ce projet technique. Il sait que beaucoup d’hommes et femmes politiques ont du mal à prendre conscience de l’importance prise des logiciels libres, dans une société où tous les processus sont de plus en plus commandés par des logiciels. Mais, du moins dans son champ d’action, il s’efforce par son modèle de gestion de rendre les techniciens conscients des implications politiques de la technologie dans la dénommée société de la connaissance. Il n’est en rien facile de rompre avec la domination des monopoles technologiques mais le contexte révolutionnaire qui est celui du Venezuela, une communauté du logiciel libre très active et critique, et des dirigeants qui sont à l’écoute de ces communautés ont permis certaines réussites comme le projet Canaima lui-même ou le taux de pénétration élevé du logiciel libre dans toute l’administration publique vénézuélienne. Carlos, avec sa perspective caribéenne, son esprit rebelle et sa vision communiste, adore chanter Bella Ciao, parler de technologie et, surtout, de politique. Dans cet entretien, il nous explique en quoi le projet Canaima va bien au-delà d’un projet technologique. Il nous fait part de ses réflexions sur le libre savoir, le logiciel libre et le socialisme, ainsi que sur le rapport entre création de logiciel et propriété des moyens de production. Entretien par Rafael Rico Ríos

Pour mieux nous situer, qu’est-ce que Canaima et quel est son objectif ?

À l’origine, Canaima était un produit technologique, une distribution [4] de logiciels libres développée à partir de standards ouverts, conformément au Décret présidentiel n°3390 signé par le Président Hugo Chávez le 23 décembre 2004. Son objectif premier était de faciliter la migration vers les logiciels libres des postes de travail des institutions, organes et entités de l’administration publique vénézuélienne. Avec le temps, et de par sa dynamique, Canaima est devenu beaucoup plus qu’un produit technologique. Actuellement, nous le concevons comme un projet socio-technologique visant à produire des instruments, mécanismes, outils et processus, tant technologiques que sociaux et politiques, qui mettent la technologie au service de la société — d’où le qualificatif de socio-technologique. Cette conception a donné naissance à des projets aussi importants que Canaima Educativo, également mis au point par le gouvernement bolivarien, et à d’autres pas moins importants comme Canaima Comunal, Canaima Universitario, Canaima Colibrí et Canaima Forense, qui ont été mis au point par des communautés organisées.ABN-22-02-2011-222114571717feriaproductiva7HT-canaima-educativo Un des principes les plus largement diffusés du projet Canaima comporte entre autres objectifs la production de compétences nationales, le développement endogène, l’appropriation et la promotion du libre savoir, pour la construction d’une nation vénézuélienne technologiquement préparée. Le projet Canaima est, de fait, une politique publique du gouvernement bolivarien.

Il existe actuellement une infinité de systèmes d’exploitation basées sur les logiciels libres. Pourquoi développer et maintenir Canaima ? Pourquoi ne pas utiliser les distributions libres qui existent déjà ?

Pourquoi Canaima ? Pour beaucoup de raisons. Par exemple, la possibilité qu’il offre à nos talents nationaux de s’approprier un projet national et de lui donner un sens social et politique adapté à notre réalité. Parce qu’adapter un logiciel libre passe nécessairement par faire des recherches, étudier, acquérir des connaissances, les multiplier, les socialiser. Et ce processus génère beaucoup de projets, d’idées, de curiosité qu’il faudra assouvir, beaucoup d’initiatives qui surgissent presque automatiquement lorsque plusieurs personnes s’unissent pour atteindre un objectif et que cette union est solidaire fondée sur le désir de partager et de s’associer, de soutenir et d’aider.

De nombreux projets peuvent être considérés comme étant très urgents dans un société avec de fortes inégalités. Tu considères qu’un système d’exploitation libre est un projet pertinent pour l’État ?

Pour toutes les raisons que l’on vient de voir, et beaucoup d’autres, le projet Canaima est, à n’en pas douter, pertinent ; cela ne veut pas dire que soit la seule politique pertinente pour l’État. La population a des besoins plus concrets, palpables, auxquels les gens sont plus sensibles parce qu’ils laissent des traces perceptibles, chaque jour, dès que l’on sort de chez soi. Par exemple, un voisin qui sort de chez lui et qui remarque que le camion des poubelles n’est pas passé depuis trois jours, a là un besoin bien réel, et un système d’exploitation libre ne va pas lui régler ce problème le quatrième jour et faire que le service d’assainissement de la ville vienne ramasser les ordures dans le quartier. Des problèmes se posent quotidiennement, mais bon nombre d’entre eux ne sont pas conjoncturels mais structurels, systémiques, et les problèmes structurels ne se règlent pas avec des mesures conjoncturelles. Les mesures conjoncturelles peuvent palier la situation, elles peuvent servir à atténuer les effets du problème, mais la solution réelle passe par la recherche des causes du problème et par leur solution à l’endroit où elles apparaissent.abn-21-09-2011-219111094410_mg_345628129 C’est là que l’on voit l’intérêt que présente un système d’exploitation libre, un projet de l’État capable de stimuler l’usage et l’appropriation de la technologie pour la mettre au service de la société conduit, peut-être pas à court terme mais certainement à moyen terme, une nation à un niveau de développement scientifique et technique autonome en mesure de proposer, avec l’aide de la technologie, des solutions aux problèmes quotidiens des gens.

Au Venezuela, on observe beaucoup d’activité et d’engagement politiques de la part des communautés du logiciel libre. Pourquoi pensent-elles que le logiciel libre revêt autant d’importance dans la société actuelle ?

Le logiciel libre ouvre les portes du développement à la société, aux populations, aux pays, et cela parce qu’il respecte le principe de la liberté de la connaissance. Une société sans savoir est une société qui vit dans les ténèbres, un peuple sans avenir, une nation dépendante incapable d’avancer par elle-même et de se tracer son propre destin. Socialiser le savoir revient à irriguer beaucoup de graines semées sur tout le territoire national, ces graines que sont hommes et femmes, étudiants, filles et garçons, l’avenir de la société. Une société qui cherche à se développer d’une manière autonome, durable et tenable doit produire ses propres outils technologiques et se les approprier ; au contraire, une société qui se contente d’importer de la technologie qui sera utilisée par ses citoyens ne fera que consommer des produits technologiques, des objets du marché mondial de la technologie.

Tu dis que le projet Canaima est un projet socio-technologique. Tu considères donc que la technologie a un caractère politique ?

Au sens large, tout ce que nous faisons dans la société présente un caractère politique ; la technologie a un caractère politique, sans aucun doute. Plus concrètement, dans la vie quotidienne de la nation vénézuélienne qui s’attache à être libre, indépendante, souveraine et socialiste, la technologie ne peut se concevoir isolée de la politique : au-delà des activités sociales, l’action de la politique va de pair avec l’action de la technologie, avec la manière de nous l’approprier, la manière de l’utiliser. La technologie naît pour remplir un objectif, depuis le moment où l’on songe à la produire jusqu’au moment où elle se matérialise ; par conséquent, la technologie que nous utilisons est fabriquée en vue d’une fin, que nous accomplissons en l’utilisant. Mais, au-delà, lorsque nous avons le pouvoir de produire nous-mêmes la technologie, ce peut être pour atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés, des objectifs sociaux, politiques, humanistes, par exemple. La production de technologies libres remplit une fin, principale ou sous-jacente, qui est de libérer les connaissances, de les socialiser, de les mettre entre les mains de tous et toutes. C’est une fin humaniste, sociale, politique, philosophique.Canaimitas-476x256 La technologie est tellement liée à la politique que, par exemple, quand tu utilises un logiciel privatif, tu participes, que tu le veuilles ou pas, à l’accumulation de capital au profit de quelques-uns ; cela répond à une conception politique de la vie en société. Et quand tu utilises un logiciel libre, tu participes, que tu le veuilles ou non, à la diffusion des connaissances, à la socialisation de la technologie, tu pratiques le socialisme.

Quand on en vient à des notions comme la souveraineté et l’indépendance technologiques, est-ce qu’un pays peut se développer sur le plan scientifique et technique en utilisant des technologies importées ?

Ça dépend. Si l’importation de cette technologie s’accompagne d’un transfert technologique, bien sûr qu’il peut, parce que, grâce à ce transfert, il parviendra à un développement endogène, à une appropriation de la technologie et des processus nécessaires pour la produire. Le point clé pour parvenir à son propre développement scientifique et technique, de manière durable, avec des technologies importées, c’est qu’elles n’engendrent pas de dépendance. Il faut être très prudent avec ça. Imaginons que j’importe une technologie moyennant un contrat de transfert technologique ; si ce transfert a uniquement pour but d’apporter une aide, je resterai les mains liées parce que la technologie va devenir obsolète et que le transfert n’aura pas prévu son actualisation ni la production de technologies nouvelles. Même en cas de transfert complet, le pays peut aussi commettre l’erreur de ne pas s’employer à multiplier les talents et à développer massivement les processus de production et de socialisation, de ne pas retransférer les technologies, de ne pas former les gens. Dans ce cas, efforts et investissements consentis l’auront été en pure perte. Enfin, un développement scientifique et technique durable dans le pays peut commencer par l’importation de technologies, mais il passe obligatoirement par des processus de transfert technologique, de formation en aval, de recherche et de prospective, d’articulation, d’investissement dans l’infrastructure, d’inclusion des établissements d’enseignement public dans le processus, et sûrement encore d’autres choses auxquelles je ne pense pas maintenant.

Et le logiciel libre suffit à obtenir l’indépendance technologique ?

Non. C’est très important mais cela ne suffit pas. Il faut installer les logiciels libres que nous produisons sur des machines, et si ces machines sont fermées, qu’elles ne sont pas libres ni documentées, l’autre moitié du chemin reste accidentée. Nous devons redoubler d’efforts pour stimuler la production et la recherche sur le hardware libre, nous devrons documenter lehardware que nous produisons dans le pays. Si nous nous contentons d’assembler, il est nécessaire de documenter l’assemblage des machines pour nous approprier peu à peu les processus ; quand nous fabriquerons des cartes, des circuits intégrés, des puces, des mémoires, des disques, alors nous documenterons tout, le savoir est libre.

Le nouveau cycle de développement de Canaima GNU-Linux a été défini dans cette rencontre tenue à Barinas, Universidad Nacional Experimental

Le nouveau cycle de développement de Canaima GNU-Linux a été défini dans cette rencontre tenue à Barinas, Universidad Nacional Experimental

Pour comprendre le Venezuela, il est toujours bon de se rappeler que, comme il possède la plus grande réserve de pétrole du monde, le pays intéresse les grandes multinationales et les pays dominants. En conséquence, l’industrie pétrolière vénézuélienne a subi de multiples sabotages technologiques, de la part de la droite nationale et internationale, et les politiques vénézuéliens savent combien la souveraineté technologique est importante. Qu’en est-il des développeurs [de logiciels] ?

Les notions de souveraineté et d’indépendance technologiques sont des concepts politiques. Pour cette raison, les responsables politiques les appréhendent plus facilement. De façon générale, un développeur connaît très bien les avantages techniques que procurent les langages de programmation libres, des environnements de développement, de la stabilité, des bibliothèques et même du modèle de production collectif du logiciel libre, où tous les développeurs s’unissent dans des scénarios déterminés pour s’entraider. Tout développeur ou développeuse de logiciel libre n’a pas forcément une idée claire des notions d’indépendance et de souveraineté, alors que ce devrait être le cas de tout politique. L’idéal serait que les développeurs en aient aussi une idée claire. Sans chercher bien loin, on en trouvera une bonne illustration au Bureau des opérations du projet Canaima au CNTI, qui dispose d’une équipe de développeurs et développeuses et où les questions politiques sont présentes dans presque toutes nos discussions, parce que le projet Canaima est un projet politique, né en révolution, sous la plume et suivant les idées du Président Hugo Chávez, avec une conception clairement socialiste. Ne pas comprendre ce qui fait notre essence même, ce serait nous perdre, car nos objectifs ne sont pas technologiques mais politiques, notre activité s’inscrit dans le Plan de développement économique et social de la nation, mieux connu sous le nom de Plan de la Patrie ou IIe Plan socialiste de la nation. Le projet Canaima fait partie des nombreuses graines semées par le commandant Hugo Chávez dans cette patrie de Bolívar ; cette graine a poussé, a produit des millions de fruits et poursuit aujourd’hui sa maturation.

Vous essayez d’intégrer la politique à votre modèle de gestion bien qu’il s’agisse d’un projet technologique. Comment travaille-t-on, avec les développeurs, au sein d’un projet technologique s’appuyant sur une vision politique ?

Nous, les développeurs, ne sommes pas des automates, nous sommes des acteurs sociaux, des acteurs politiques comme tout le monde, nous prenons les transports publics ou notre voiture le matin et nous voyons en chemin les inégalités sociales, nous voyons untel au volant de son Audi, untel à la fenêtre d’un immeuble de la Grande Mission habitat Venezuela, nous voyons les inégalités et nous voyons les changements politiques actuellement en cours dans notre pays. Le projet Canaima est plus qu’un projet technologique, la technologie est un outil, pas une fin ; la fin, c’est la souveraineté nationale, la liberté, l’indépendance, la fin la plus précieuse, comme l’indique le premier grand objectif historique du Plan de la patrie. Telle est la vision poursuivie et nous l’avons bien en tête, de sorte qu’au-delà de notre rôle dans le projet, nous savons tous que nous avons aussi pour rôle d’atteindre des fins politiques, chose que nous assumons jour après jour dans nos activités et nos discussions au cours du processus permanent de révision, de rectification et de relance du projet.edición Bailadores-Mérida, activistas del Software Libre y estudiantes de informática establecieron una metodología de trabajo ...

On parle souvent de la neutralité technologique. Vous êtes d’accord ?

D’abord, je veux préciser que ce que certains spécialistes appellent neutralité technologique en se référant à la garantie d’accès et d’échange de données entre systèmes et citoyens n’est pas ce à quoi je pense quand j’utilise cette expression. En ce sens, je préfère le terme « interopérable » à « neutre ». Je ne crois pas que la technologie soit neutre ; la technologie répond toujours aux intérêts de celui qui la fabrique, elle ne naît pas à partir de rien, elle est produite par les hommes et les femmes que nous sommes, qui vivons en société et qui avons des intérêts collectifs ou individuels mais, enfin, des intérêts.

Si la technologie n’est pas politiquement neutre, on peut parler alors d’une technologie capitaliste et d’une technologie socialiste ?

Comme je viens de le dire, la technologie répondra toujours à des intérêts, aux intérêts de celui qui la produit, la construit, la fabrique ou la développe ; cependant, quand les intérêts collectifs prévalent sur les intérêts individuels, on est alors en présence de fins qui favorisent le bien collectif. Politiquement parlant, l’individualisme cède le pas à la solidarité, on ne parle plus d’accumulation mais de socialisation. Il y a là au moins deux modèles politiques clairement identifiables, je reprends les termes de ta question, on parle de capitalisme et on parle de socialisme.

Mais ces deux modèles politiques de la technologie font référence au point de vue des usagers ou à la fin pour laquelle ils l’utilisent ?

Ils ne renvoient ni aux usagers ni à la fin pour laquelle ils l’utilisent, mais à la fin pour laquelle la technologie est produite. Cela apparaît plus clairement quand on va à l’essence du modèle, je veux dire au modèle productif : le modèle employé pour produire des logiciels libres n’est pas le même que celui qu’on emploie pour produire du logiciel privatif. Par exemple, si tu fabriques un système administratif fermé, selon le modèle privatif, et un système administratif en logiciel libre, un examen superficiel peut conduire à affirmer que les deux systèmes, bien que faits avec des modèles de production distincts, visent à la même fin : automatiser l’administration d’une organisation. Mais non. Celui a produit le système administratif privatif l’a fait pour accumuler du capital, pas pour administrer les biens et les ressources d’une organisation. Tu vois ce que je veux dire ? Et, dans le modèle de construction qu’il a utilisé pour le système privatif, il a engagé des travailleurs et des travailleuses, à qui il a payé un salaire, il est interdit de s’approprier la moindre partie du système administratif ; avec ce travail, il a produit une plus-value que s’est approprié le propriétaire d’une entreprise, et le produit résultant n’est rien d’autre qu’une marchandise objet du travail d’une classe qui ne possède pas les moyens de production et qui n’a pas eu d’influence directe sur le choix du mode de production. Pour le système administratif en logiciel libre, on a utilisé un autre modèle, dans lequel la construction est collective, la plus-value, du moins pendant la phase de production, est de la connaissance, et cette connaissance est socialisée. Autrement dit, personne ne s’approprie la plus-value, elle est socialisée et elle bénéficie au collectif, qui à son tour la replace dans le produit et les multiplie au sein du même modèle de production. Tu vois la différence ? Enfin, les deux systèmes, le libre et le privatif, peuvent s’utiliser comme systèmes administratifs dans une organisation, mais le modèle de production utilisé dans chacun est totalement différent et produit des effets distincts dans la société et chez les êtres humains impliqués. Par conséquent, ce qui détermine si une technologie est socialiste ou capitaliste, c’est son modèle de production, et celui-ci est immédiatement reconnaissable, il est unique.

Carlos Parra

Carlos Parra

D’après ce que tu dis, on pourrait affirmer que le logiciel libre est socialiste ?

Sans aucun doute, le logiciel libre est socialiste. Pourquoi ? À cause de son modèle de production, principalement ; il est probable que d’autres variables interviennent, mais sa différenciation par le modèle de production lève toute équivoque. Le modèle de production dans le socialisme se caractérise entre autres par deux choses : – le moyen de production est un bien collectif ; – la planification et l’organisation sont collectives. C’est de cette manière que nous produisons des logiciels libres, que ce soit pour un État ou non, pour un gouvernement ou non ; le moyen de production appartient à tous ceux qui interviennent dans la production, et la planification comme l’organisation et la prise de décision sont collectives.

Mais il peut y avoir de l’exploitation dans une entreprise qui développe du logiciel libre.

C’est possible et cela dépend du modèle de production adopté par l’entreprise. Le modèle de production déterminera si l’entreprise se comporte en exploiteur ou non. Toute la question, j’insiste, réside dans le modèle. Si l’entreprise s’emploie à produire du logiciel libre en socialisant les moyens de production, en générant des biens collectifs, en redistribuant la plus-value, il n’existera pas d’exploitation capitaliste. Mais une entreprise peut créer des logiciels en engageant des travailleurs ou des sous-traitants, en leur versant une rémunération, en s’appropriant la plus-value puis en libérant le produit final, un logiciel sous licence libre. C’est un modèle capitaliste de production de logiciel libre, le résultat est ensuite libéré mais le modèle de production utilisé au départ n’est pas un modèle socialiste.

La licence CopyFarLeft exige que le logiciel, en plus de satisfaire aux quatre libertés du logiciel libre, soit développé dans des organisations disposant de moyens de production collectifs. On a vu apparaître des initiatives intéressantes comme le Manifeste télécommuniste, qui réfléchit sur la propriété des moyens de production dans le développement des logiciels. Que penses-tu de ces propositions ?

Ces propositions viennent combler les lacunes que existe dans le modèle de production du logiciel libre. Je les trouve très révolutionnaires. La création d’une licence qui garantisse que les travailleurs (développeurs et développeuses) soient propriétaires des moyens de production des œuvres (des systèmes, en l’occurrence) constitue un bouclier contre l’exploitation. Grâce à ces propositions, il deviendra possible pour les travailleurs de partager librement, en conservant la valeur du produit de leur travail (la plus-value). Je crois que c’est vers cela que nous devons nous diriger.

Équipe de concepteurs du système Canaima - Linux

Équipe de concepteurs du système Canaima – Linux

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Notes

[2Pour un exemple français de mobilisation en cours, voir par exemple la campagne de Framasoft, Dégooglisons Internet.
[3GNU/Linux est un système d’exploitation informatique, comme le sont aussi Microsoft Windows et Mac OS, mais qui, à la différence de ces derniers, est basé sur le principe du logiciel libre, ce qui suppose d’avoir accès au code source, à des fins de contrôle, notamment. Pour la Free Software Foundation un logiciel est libre — libre n’est pas nécessairement un équivalent de gratuit — s’il confère à son utilisateur quatre libertés : la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages ; la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins ; la liberté de redistribuer des copies du programme (ce qui implique la possibilité aussi bien de donner que de vendre des copies) ; la liberté d’améliorer le programme et de distribuer ces améliorations au public, pour en faire profiter toute la communauté. L’accès au code source est une condition d’exercice des libertés 1 et 3.
[4Système d’exploitation — note DIAL. URL de cet article : http://wp.me/p2ahp2-1XA

« La première convention qu’un président signe avec des mouvements paysans. »

Voir aussi l´appel de VIA CAMPESINA :http://www.larevolucionvive.org.ve/spip.php?article192&lang=fr

État de Barinas (Venezuela) : Le Mouvement des Sans Terre du Brésil forme des latinoaméricains en Agroécologie. L´École Latinoamércaine d´Agroécologíe “Paulo Freire” (IALA) est le fruit d´un accord signé en 2006 entre le gouvernement bolivarien du Venezuela, le Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre (MST) du Brésil et Vía Campesina Brésil.

Par : Berenice Sulbaran MINCI y MST.

Voir la video de la première rencontre latinoamèricaine de formateurs en Agroécologie, IALA aout 2009 : http://www.mefeedia.com/entry/prime…

Quelque 67 étudiants, appartenant à sept pays, y compris le Vénézuéla, suivent actuellement une formation en agroécologie au siège de l´Institut Agroécologique Latinoaméricain (IALA), situé dans l’état Barinas, sur les terres récupérées de la Marqueseña. Ces élèves sont fils et filles de paysans de l´Amérique Latine et du monde entier, tou(te)s sélectionné(e)s à travers des organisations paysannes du Brésil, Uruguay, Paraguay, Colombie, Haití et Venezuela, qui a inscrit 11 étudiants, sélectionnés par le Frente Campesino Ezequiel Zamora et la CANEZ.

Alexandre Conceicao, représentant au Vénézuéla du Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre (MST) du Brésil, explique que cette école est née « grâce à la première convention qu’un président signe avec des mouvements paysans ». Cet accord est né en 2006, à la suite de la visite du président Chávez à un collectif paysan de récupèration des terres au Brésil. Par cet accord le Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre (MST) du Brésil et la Via Campesina se sont engagés à soutenir l’État vénézuélien dans la formation politique et technique des mouvements paysans, des coopératives de production, etc.

Cette année-là le MST a commencé à développer les contenus de l´accord avec l’appui du Ministère du Pouvoir Populaire pour l’Agriculture et les Terres, la Chancellerie vénézuélienne, le Ministère du Pouvoir Populaire pour l’Éducation Supérieure et la télévision particpative Vive TV. « C´est en articulant ce réseau que les objectifs prévus ont pu etre atteint », explique Conceicao. Nous avons promu l´intégration de la Via Campesina vénézuélienne dans la Via Campesina Internationale, ainsi que sa participation à plusieurs cours de formation dans l’École Nationale Florestan Fernandes de São Paulo (ENFF), où étudient actuellement 11 Vénézuéliens. On a également créé un réseau d´écoles de formation locale, régionale et nationale.

Dans le cas des Coopératives et des Fundos Zamoranos, l’appui du MST s´est tourné vers l’organisation de formes de coopérativisme ou de production, « de manière telle que se nouent des discussions et des accords entre les habitants pour organiser la production ».

Formation révolutionnaire

Un des objectifs principaux de cet accord était la construction de l’École latino-américaine d’Agroécologíe (IALA), laquelle se trouve sous l´autorité du Ministère du Pouvoir Populaire pour l’Éducation Supérieure, mais le plan d’études et la pédagogie sont sous la responsabilité de Via Campesina du Brésil. Alexandre indique qu´on construit actuellement des logements pour 140 étudiants, en majorité du Vénézuéla, futurs « soldats de l’agroécologíe et de l’agriculture paysanne que nous défendons ». Pour étudier à l´IALA il est nécessaire que l’étudiant s’identifie avec le travail de la terre, le travail volontaire, avec les gens, le respect de l´environnement, la vocation de devenir un acteur politico-social, sur la base de principes guévaristes, zamoristes et bolivariens. Les installtions de l´IALA comprennent los dortoirs, la bibliotheque, les salles de classe et en plus de parcelles productives, la production porcine, les champs de légumes, de maîs, etc… « Le principe de base d’un étudiant qui veut étudier á l´IALA est de vouloir changer le monde, d´étudier les techniques et les idées pour transformer le réel et le metre au service de l´humanité comme a dit le Che Guevara ».

Source : La Revolución Vive