« Faire du neuf avec du vieux » : Lana, jeune communarde dans la révolution au Venezuela

Lana Vielma, organisatrice et formatrice communarde de 21 ans, engagée dans la commune d’El Maizal à l’âge de 15 ans (Venezuelanalysis).

Lana Vielma est une jeune organisatrice de la commune phare d’El Maizal, à la frontière des États de Lara et de Portuguesa, au Venezuela. Fille d’un enseignante de la ville voisine de La Miel, Lana Vielma a commencé à s’engager et à travailler à l’organisation communarde à l’âge de 15 ans. Aujourd’hui, six ans plus tard, elle est directrice de la communication de la municipalité « communarde » de Simón Planas, qui comprend El Maizal et 12 autres communes. Au-delà de son rôle officiel, Vielma est également artiste et cinéaste.

À 21 ans, tu as déjà travaillé pendant six ans dans la commune d’El Maizal. Pourrais-tu nous raconter comment tu t’es engagée et ce qui t’a attirée dans cette commune ?

Sans la commune, je me serais enfermée chez moi et j’aurais été de plus en plus frustrée par la société… Je pense que je serais même en colère ! Les défis du monde sont nombreux, et plus encore pour ma génération, qui aspire à la liberté mais se heurte à tant d’injustices systémiques. En fait la commune m’a touché comme une baguette magique. Elle m’a offert une nouvelle vision du monde et m’a donné un but dans la vie – et cela n’est rien de moins que de la magie. Dans la commune, nous apprenons les uns des autres et nous résolvons les problèmes collectivement ; nous nous soutenons les uns les autres parce que nous avons une vision commune du monde. En bref, nous créons un espace dans la commune qui place l’être humain au centre.

En tant que jeune femme, la commune est devenue ma bouée de sauvetage et m’a changée à jamais. L’attrait des avantages tape-à-l’œil, mais le plus souvent inaccessibles, que le capitalisme propose aux jeunes n’est pas vraiment le moyen d’une vie épanouie. C’est pourquoi la jeunesse communarde est si importante : la commune est le moyen pour les jeunes d’avoir une existence significative et, en même temps, la commune a besoin d’eux.

Peux-tu nous en dire plus sur cette initiative d’une jeunesse communarde ?

Bien que nous vivions dans un territoire qui abrite la puissante commune d’El Maizal et que les gens l’admirent, l' »aimant » des médias sociaux projette le bonheur comme exclusivement basé sur la possession de certaines choses matérielles et ne laisse pas de place à la communauté. Tout en reconnaissant la nécessité de répondre aux besoins matériels, nous croyons fermement que les dimensions spirituelle et politique de la vie doivent être réintégrées dans la vie de nos jeunes.

La toxicomanie aussi est un problème pour certains jeunes de Simón Planas, ce qui contribue souvent aux problèmes familiaux et à la criminalité. On peut être surpris d’entendre cela et penser que dans un contexte rural, la consommation de drogue n’est pas un problème, mais c’est le cas. D’où l’importance de notre commune comme modèle d’attraction et qui réponde aux besoins de tous, en particulier des jeunes.

Le projet de la jeunesse communarde découle de la nécessité de rapprocher les jeunes générations du projet communal. La commune est un rendez-vous collectif pour l’éducation politique, l’activité culturelle et le débat. Commune d’El Maizal. (@ComunaElMaizal)

Tu joues un double rôle en tant que communarde et comme membre du gouvernement local (la marie). Comment navigues-tu sur ce double terrain ?

C’est complexe. Bien que la commune soit notre objectif stratégique, nous pensons que la construction de communes populaires nécessite une approche créatrice. Notre compagnon communard Ángel [Prado] est devenu maire de Simón Planas avec un objectif : renforcer les communes. Mais comment y parvenir ? En tant que communard, il doit démontrer que son administration est non seulement efficace, mais aussi centrée sur le bien-être quotidien de la population, tout en promouvant l’organisation communarde.

Cependant, les défis sont nombreux. Le vieux système bureaucratique est conçu pour se reproduire tout en négligeant souvent les besoins réels des gens. Pour nous, entrer dans le gouvernement local signifiait perturber son inertie, une tâche qui s’est avérée très difficile. Cependant, nous avons pris des mesures en faveur de ce que nous appelons le « gouvernement communal », qui encourage la participation directe des citoyens aux processus de prise de décision. Petit à petit, nous transformons les institutions et nous avons pu résoudre de nombreux problèmes, qui vont de l’accès à l’eau aux soins de santé. Cependant, les institutions ne sont pas des fins en soi, mais des moyens pour parvenir à des fins. Nous avons encore de nombreux défis à relever, qu’il s’agisse de la logique bureaucratique persistante ou de nos propres limites, mais nous poursuivons le projet de Chávez (la commune) et sa méthode (travailler avec les gens). Nous espérons continuer à ouvrir des chemins communaux où que nous soyons.

La commune d’El Maizal se trouve dans la municipalité de Simón Planas, état de Lara, à l’Ouest du Venezuela.

La commune populaire d’el Maizal est actuellement en plein processus de transformation, pour augmenter la production agricole et pour améliorer les conditions de vie des personnes qui y travaillent. Comment envisages-tu l’avenir de la commune et quels sont les moyens d’y parvenir ?

Créer les conditions réelles et tangibles d’une société prospère signifie créer les conditions économiques pour soutenir la vie quotidienne des communards, tout en projetant une lumière vers l’avenir. Maintenant, vous vous demandez peut-être si c’est vraiment possible ? Oui, nous le croyons ! L’humanité a besoin d’une alternative qui lui apporte la dignité et la paix, mais la transition doit se faire avec un certain confort, voire une touche de magnificence… Sur le plan matériel, cela signifie que les gens doivent disposer de bonnes conditions pour travailler, étudier et profiter de leurs loisirs.

Parallèlement, nous devons favoriser l’engagement politique aux niveaux local, régional, national et même mondial, ce que nous savons faire le mieux. Mais pour bien faire, nous devons disposer d’arguments tangibles et d’expériences concrètes ; nous devons être en mesure de prouver que notre projet fonctionne tant sur le plan politique qu’économique ; nous devons devenir un exemple convaincant que d’autres pourront suivre.

Tu as utilisé la métaphore de la reconstruction d’une maison pour parler de l’avenir de la commune d’El Maizal. Peux-tu développer cette idée ?

C’est une idée philosophique qui m’est chère. Si nous vivons dans une maison mais que nous voulons l’améliorer, nous ne pouvons pas la démolir et la laisser aux intempéries pendant que nous en construisons une nouvelle. Ce serait une mauvaise idée. Notre logement actuel, qu’on le veuille ou non, est capitaliste. Dans ces conditions, nous devrons construire la nouvelle maison de l’intérieur et autour de l’ancienne… jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’ancienne maison ! Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Nous devons construire le nouveau modèle progressivement, en forgeant une alternative réellement viable, tout en restant connectés – pour l’instant – au système existant. Ensuite, une fois le nouveau système consolidé, nous démolirons l’ancien. Concrètement, qu’est-ce que cela implique ? Ici, à Simón Planas, c’est un dirigeant communal [Ángel Prado] qui est à la tête de l’administration locale. Dans ces conditions, nous pourrions être tentés de nous concentrer uniquement sur la politique locale, en organisant une administration efficace à partir du bureau du maire. Cependant, cela ne répondrait pas à nos aspirations ; cela reviendrait à « améliorer » la vieille structure capitaliste sous une nouvelle peinture.

Notre idée va bien au-delà de la création d’un groupe de hauts administrateurs associés à la mairie et à la commune qui améliorent progressivement les conditions de vie à Simón Planas. Pour consolider l’hégémonie de la commune, notre projet doit présenter une alternative substantielle, englobant à la fois des dimensions politiques et économiques qui attireront et convaincront réellement les gens. En ce qui concerne la commune d’El Maizal, nous explorons activement de nouvelles approches pour organiser la production de manière à satisfaire les besoins des habitants qui consacrent leur vie, jour après jour, au projet. Le double objectif est clair : offrir une bonne vie aux habitants tout en améliorant la viabilité de notre modèle.

Nous savons qu’il s’agit d’un travail en cours, mais comment envisagez-vous les changements dans l’économie d’El Maizal ?

La commercialisation a toujours été un goulot d’étranglement pour nous, nous devons donc mieux planifier. Nous devons trouver des mécanismes pour que notre production atteigne le marché sans les obstacles dressés par les intermédiaires capitalistes. Ce n’est pas facile, mais c’est indispensable.

Nous pourrions créer une nouvelle EPS de commercialisation [entreprise de production sociale liée à la commune], et il est possible que nous puissions construire un réseau de distribution et de commercialisation avec l’Union Communarde ou en contact avec les Circuits Économiques du Ministère des Communes. Cependant, une chose est évidente : nous devons mieux planifier et rompre la dépendance à l’égard des intermédiaires privés. En outre, comme je l’ai déjà dit, nous pensons que le nouveau modèle économique doit créer les conditions pour que les communards les plus engagés puissent participer plus directement… Toutes ces considérations sont cruciales pour la construction d’une nouvelle hégémonie communale. Si la commune ne produit pas de bénéfices économiques tangibles, quelque chose doit changer. L’échec n’est pas une option pour nous !

Photos : ateliers réalisés en 2023 par l’École de Communication des Mouvements Sociaux « Hugo Chávez » (projet qu’on peut soutenir ici). L’École a aidé la commune d’El Maizal à créer sa propre école, baptisée « Yordanis Rodriguez El Pealo ».

Dans tout cela, la communication est également importante. Peux-tu nous parler de votre travail de reportage et de production de contenu sur la commune d’El Maizal et le gouvernement municipal de Simón Planas ?

Dans la commune d’El Maizal, nous sommes politiquement solides : les habitants de Simón Planas admirent Ángel Prado et la commune d’El Maizal. Néanmoins, il est essentiel de reconnaître que tout le monde ne perçoit pas la commune comme la solution ultime ou comme une alternative viable. Notre capacité à communiquer s’est accrue au fil des ans et nous pouvons aujourd’hui documenter toutes les assemblées qui se tiennent sur le territoire de Simón Planas. Nous sommes également en mesure de faire savoir que, depuis la mairie, nous faisons beaucoup de choses, qu’il s’agisse de réparer l’éclairage public et les routes, de répondre aux préoccupations sanitaires et aux problèmes d’eau, de construire des maisons ou de promouvoir des événements sportifs et culturels. Cependant, si ces efforts nous donnent un cachet politique, ils ne sont pas à la hauteur du projet communal, car ils ne transforment pas la société dans son ensemble.

C’est pourquoi nous avons inauguré il y a trois ans l’école de communication Yordanis Rodríguez « El Pelao » d’El Maizal. Notre objectif est de connecter les jeunes aux processus organisationnels et de leur donner les moyens de faire en sorte que la communication ne soit plus l’apanage des journalistes qui privilégieront toujours les contenus qui méritent d’être cliqués. Il est impératif de souligner l’importance de l’organisation communautaire, qui doit être racontée par ses acteurs. Et dans ce projet, le rôle des jeunes est essentiel.

Interview: Cira Pascual Marquina / Chris Gilbert (Venezuenalysis)

Source : https://venezuelanalysis.com/interviews/building-the-new-with-the-old-still-standing-a-conversation-with-lana-vielma/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/02/29/faire-du-neuf-avec-du-vieux-lana-jeune-communarde-dans-la-revolution-au-venezuela/

L’aventure de la télévision populaire au Venezuela : entretien avec Thierry Deronne (Venezuelanalysis)

Venezuelanalysis : Thierry Deronne est un cinéaste vénézuélien d’origine belge qui accompagne depuis longtemps les luttes de la classe ouvrière et des paysans en Amérique latine. Au milieu des années 1990, au Venezuela, il a encouragé les médias populaires et les projets éducatifs, avant de jouer un rôle clé dans le mouvement de la télévision populaire pendant la révolution bolivarienne. Deronne est actuellement professeur à l’Université Nationale des Arts [créée par Hugo Chávez]. Son dernier documentaire, Nostalgiques du futur, co-réalisé avec Victor Hugo Rivera, est un voyage dans quelques territoires où le féminisme populaire change la vie.

Venezuelanalysis – Tu es arrivé au Venezuela en 1994, en provenance du Nicaragua, où tu avais déjà pris part aux luttes latino-américaines. Une fois au Venezuela, tu as travaillé avec la Escuela de Formación Obrera (École de formation ouvrière) à Maracay, dans l’État d’Aragua. Que peux-tu nous dire de cette expérience ?

Thierry Deronne – C’est grâce aux compagnes féministes vénézuéliennes avec qui je travaillais au Nicaragua dans les années 80, pendant la révolution sandiniste, que j’ai pu, il y a trente ans exactement, parvenir au Venezuela. C’était 5 ans avant la révolution bolivarienne et l’élection d’Hugo Chávez. Notre première base d’opérations fut l’école de formation ouvrière, à Maracay, créée par des avocats spécialisés dans le droit du travail comme Isaias Rodriguez, Priscilla Lopez et d’autres militantes féministes. Un lieu de rencontre, un espace ouvert et parfois clandestin pour tous ceux qui sentaient que quelque chose devait bouger ici, que le pays allait changer. Jan Hol, un Néerlandais qui était un des coordinateurs, faisait vivre chichement cette école avec le financement d’un syndicat des Pays-Bas. C’est dans cet espace que j’ai créé l’École populaire de cinéma et organisé les premiers ateliers audiovisuels pour les activistes de toutes sortes de luttes, travailleur(se)s, mouvements de femmes, paysan(ne)s, étudiant(e)s, etc. Nous nous rendions dans des villages qui luttaient pour la terre ou dans une communauté rurale qui refusait l’imposition d’une décharge industrielle. Nous accompagnions des camarades féministes qui animaient des ateliers contre la violence sexiste et qui voulaient disposer des outils nécessaires pour se représenter sur un film. Ce travail nous a permis de mettre en lumière le rôle des femmes dans la sphère de la reproduction sociale. L’École populaire de cinéma s’est forgée et développée avec ces luttes. Tout en gardant un pied à l’École de formation ouvrière, elle est devenue plus mobile, itinérante : nous sommes allés là où les travailleurs, les militant(e)s féministes ou les paysan(ne)s avaient besoin d’outils pour représenter leurs luttes.

Venezuelanalysis – Peux-tu décrire plus en détail ton travail d’éducateur populaire ?

Thierry Deronne – Il s’agissait par exemple d’organiser un atelier d’écriture de scénarios avec des femmes qui apprenaient à raconter leur propre histoire par le biais de la fiction, en subvertissant le style dominant et normatif des « telenovelas ». Ou travailler sur la récupération de la mémoire historique et documenter les grèves des travailleurs. Nous avons filmé les dernières grèves des travailleurs du textile à Maracay [à la fin des années 90]. Il s’agissait d’un mouvement très important, nous avons aidé les grévistes à le visibiliser. Dans ce documentaire, l’œil de la caméra passe des femmes qui cuisinaient dans les usines occupées aux cortèges de travailleurs, puis aux réunions et aux débats entre grévistes. Nous nous faufilions la nuit dans les usines occupées, toujours en collaboration avec les travailleurs, et nous enregistrions ce qu’ils faisaient. Cette grève a été un tournant pour nous : nous sommes passés de la production de reportages vidéo, à la réalisation d’un véritable documentaire. Par la suite, nous avons fait de la création d’une école vénézuélienne du documentaire l’un de nos objectifs. Un processus révolutionnaire a besoin de documenter ses luttes, ses constructions collectives et ses victoires.

Photos : Teletambores, une des premières chaînes de télévision populaire du Venezuela.

Venezuelanalysis – Vers l’an 2000, tu as fondé Teletambores à Maracay, une des premières chaînes de télévision populaire du pays. Peux-tu nous raconter cette histoire ?

Thierry Deronne – À l’époque, toutes les chaînes de télévision étaient commerciales et, bien entendu, elles ne diffusaient rien sur les luttes des travailleur(se)s. Leur rôle était soit d’occulter, soit de diviser et de démobiliser le mouvement social, en isolant les dirigeants de leur base, en insistant sur la violence, en opposant les grévistes aux usagers, en parlant d’essoufflement de la lutte, etc.. Nous avons installé une antenne de télévision sur le toit de la maison de Maria Santini, dans le barrio Francisco Linares de Alcántara, dans la banlieue de Maracay. Maria était une camarade féministe. Le jeune ingénieur en télécommunications José Ángel Manrique, du projet populaire TV Rubio dans les Andes, nous a donné des conseils techniques. C’est ainsi que nous avons pu commencer à diffuser la télévision dans le quartier. Plus tard, nous avons obtenu un deuxième émetteur, qui a permis d’atteindre plus d’habitant(e)s. Un peu plus tard, vers 1997, Blanca Eekhout et Ricardo Márquez de Catia TVe [une télévision populaire de Caracas] sont venus nous voir. Ils voulaient discuter et voir avec nous comment unir les forces dans la construction de médias d’un type nouveau. C’est ainsi qu’est né le mouvement de la télévision populaire au Venezuela.

Après l’élection d’Hugo Chávez en décembre 1998, et surtout lors de l’assemblée constituante de 1999, quelques amis députés ont défendu l’inclusion du concept de « communication plurielle » dans la nouvelle constitution bolivarienne. C’est ce qui a ouvert la porte au cadre légal et par là, à une multitude de projets de communication non conventionnels au sein de la révolution. Mais le vrai tournant s’est produit lors du coup d’État d’avril 2002 contre Hugo Chávez: les médias populaires ont joué un rôle important dans la résistance et le retour au pouvoir du président élu, alors que les médias privés avaient occulté ce mouvement populaire. La population, et le gouvernement bolivarien, ont compris que les médias privés avaient été un outil majeur du coup d’État contre le processus bolivarien, et qu’une véritable « révolution médiatique » devenait nécessaire. Dans ce contexte post-coup d’État, Chávez est devenu un défenseur des médias populaires. Je me souviens d’une belle histoire : Catia TVe lui a envoyé une lettre l’invitant à inaugurer le nouveau siège, mais la nouvelle réglementation n’avait pas encore été promulguée. Chávez était déterminé à y assister, mais les avocats de la CONATEL [Commission Nationale des Télécommunications] lui ont déconseillé de le faire, à cause du vide juridique. Chávez a répondu: « S’il n’y a pas de loi, faisons-la ! »

Cette prise de conscience a conduit à la rédaction du cadre juridique pour les médias populaires, dans les bureaux de la CONATEL avec la participation de nos médias populaires, dont Catia TVe, Teletambores et TV Rubio. Pour la première fois, des personnes qui ne venaient pas des médias dominants se retrouvaient à la même table que les ingénieurs et les avocats de la CONATEL pour écrire une loi. Ce fut un moment extraordinaire !

Venezuelanalysis – Le mouvement de la télévision communautaire a été très dynamique dans les premières années de la révolution bolivarienne. Quels étaient ses principaux objectifs ?

Thierry Deronne – Chaque télévision communautaire avait son propre style, ses propres méthodes, sa forme et son histoire. Néanmoins, une idée nous rassemblait : le producteur devait être le peuple.
Cela peut paraître simple, mais c’est une véritable révolution ! Nous avons inscrit dans la loi l’obligation pour un média populaire, pour obtenir une concession radio-électrique, de diffuser 70% de productions populaires, et d’organiser une formation permanente pour créer les groupes de producteurs(trices) audiovisuel(le)s. On peut toujours parler en général de participation, mais sans la formation qui permet à chacun(e) de comprendre et manier les outils, idéologiquement et techniquement, cette participation reste lettre morte. Nous rejetions radicalement l’idée du média fait en studio, par des journalistes professionnels, qui se croient le centre du monde, ou tout au moins un centre de pouvoir. Notre télévision populaire Teletambores étant issue d’une école documentaire en rupture avec le code audiovisuel dominant, la participation directe des gens était une évidence. Cela signifie aussi que les processus et les délais de production étaient différents. Nous devions être immergés dans notre milieu populaire, et c’était les habitant(e)s qui menaient les enquêtes, et toutes les étapes de la production.

Autre chose, dans nos ateliers, nous avons toujours critiqué la propagande et la manipulation audiovisuelles. Nous considérons par exemple la relation entre le son et l’image d’une manière créatrice. Contre le pléonasme du son et de l’image, la relation entre un son autonome et une image autonome encourage la création de sens par le public, une lecture plus ouverte. En fait nous réactivions les enseignements de cent ans de pensée marxiste sur les médias et les expériences concrètes de nombreuses révolutions politico-esthétiques. En adaptant cet héritage au Venezuela, nous nous sommes dit : si la force motrice de la révolution bolivarienne est la participation directe du peuple, nous ne pouvons pas tomber dans le cliché simpliste du « imitons les armes de l’ennemi pour les retourner contre lui », car utiliser les codes de Venevisión [grande chaîne de télévision privée du Venezuela] aurait signifié reproduire la télévision de plateau autour d’un présentateur-vedette qui devient vite narcissique, les studios séparés de la vie, une machine à vendre des marchandises télévisuelles à un spectateur passif, bref, une légitimation du capitalisme et une contradiction frontale avec la participation populaire directe.

Photos : images de « Venezuela Adentro », un programme de Vive TV qui racontait les processus vivants d’organisations populaires.

Venezuelanalysis – Fin 2003, tu as rejoint Vive TV, une chaîne publique de télévision. Vive TV était une initiative vraiment extraordinaire à l’époque. De quoi s’agissait-il ?

Thierry Deronne – Vive TV était une chaîne de télévision publique qui se voulait la voix de l’organisation populaire sous toutes ses formes. Le président Chávez décida de la créer pour embrasser la vie du processus et sa réalité populaire, pour sortir de la vieille télévision publique VTV, porte-voix nécessaire du gouvernement mais insuffisante dans le nouveau contexte révolutionnaire. Peu après son inauguration, la jeune militante Blanca Eekhout – venue de la télévision populaire Catia Tve -, nommée présidente de la chaîne, m’a demandé de l’aider à développer un nouveau paradigme de télévision. C’est ainsi que l’école populaire de cinéma a déménagé de Maracay à Caracas. Notre objectif était de créer non pas une nouvelle chaîne, mais un nouveau type de télévision.

Cela n’a pas été facile, car la vitesse de création de Vive Tv, voulue par Chávez, ne nous a pas laissé le temps de former le personnel sur la base de concepts nouveaux, et nous a obligés à faire appel à des compagnes et compagnons qui venaient des médias commerciaux, qui venaient avec des modes de faire « dominants ». Ou à la classe moyenne de l’Université Centrale du Venezuela, qui n’aimait pas trop l’idée que le peuple fasse la télévision, pas plus que les journalistes professionnels engagés à Vive TV, mortifiés à l’idée de ne pas apparaître à l’écran. Différentes idées circulaient sur la manière de faire de la télévision, mais Blanca a finalement soutenu notre proposition de construire quelque chose de nouveau : nous avons pendant six ans pratiqué la formation intégrale d’un(e) travailleur(se) télévisuel(le) organique des organisations populaires : le « producteur ou productrice intégral(e). »

Nous sommes restés fidèles à cette idée marxiste selon laquelle « ce n’est que d’une technique qu’on peut déduire une idéologie ». C’est Augusto Boal qui brise l’espace bourgeois du théâtre où seuls quelques-uns ont le droit d’être acteurs et tous les autres de n’être que spectateurs. D’où son théâtre en rond où les spectateurs qui proposent des modifications de la scène, entrent dans l’espace du jeu et deviennent actrices ou acteurs. C’est Bertolt Brecht qui refuse que la radio fonctionne à sens unique, et propose qu’elle devienne une chose vraiment démocratique, qu’elle passe de la diffusion à l’inter-communication du peuple avec le peuple. C’est Sartre qui dit la même chose à l’heure de fonder un journal : « on croit que la liberté d’information, le droit à la liberté de la presse, c’est un droit du journaliste. Mais pas du tout, c’est un droit du lecteur du journal. C’est-à-dire que c’est les gens, les gens dans la rue, les gens qui achètent le journal, qui ont le droit d’être informé. C’est les gens qui travaillent dans une entreprise, dans un chantier, dans un bureau qui ont le droit de savoir ce qu’il se passe et d’en tirer les conséquences. Naturellement, il en résulte qu’il faut que le journaliste ait la possibilité d’exprimer ses pensées, mais cela signifie seulement qu’il doit faire en sorte que le peuple discute avec le peuple. » C’est Marx, aussi : « Dans une société communiste il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des humains, à qui entre autres choses il arrive de peindre » . Tout cela va de pair avec la revendication de récupérer le temps de la vie, de créer un temps de loisir qui ne soit plus voué à « oublier le travail » mais à créer, à aimer, à apprendre. Cela reste plus que jamais un enjeu stratégique pour la prise de pouvoir par le monde du travail, pour l’élévation permanente de ses capacités comme force politique, participative, sociale et culturelle. Toutes ces idées « léninistes » se sont incarnées dans notre formation intégrale à Vive TV, c’est ainsi que nous avons commencé à rompre avec la division sociale du travail. Tout le monde, du cadreur(se) à l’agent(e) de sécurité, des technicien(ne)s aux producteurs(trices) ou aux administrateur(trices), participait à nos ateliers.

Venezuelanalysis – Parle-nous de ces ateliers.

Thierry Deronne – L’objectif était que chacun acquière les outils nécessaires, intellectuels et techniques, pour concevoir et réaliser un programme audiovisuel, non pas dans un espace fermé, une chambre de montage, ou devant un ordinateur pour remplir une case dans la grille de diffusion, mais par exemple en passant une semaine avec un groupe de paysans en lutte pour la terre. L’idée était qu’après avoir vécu plusieurs jours aux côtés des personnes en lutte, les collaborateurs de Vive TV reviendraient avec une idée plus claire des besoins populaires en termes de production audiovisuelle.
Nous invitions aussi les mouvements sociaux à Vive TV. À l’époque, on pouvait entrer dans un studio de Vive Tv et trouver une poignée de travailleurs d’INVEPAL parlant de la prise de contrôle de l’usine de production de papier ou un groupe de paysan(ne)s discutant de leur réalité dans l’État de Barinas. Aujourd’hui, une quinzaine d’années plus tard, quand je voyage à travers le vaste Venezuela, je rencontre des gens qui me disent : « je peux vous aider pour le son ou la caméra, j’ai étudié avec vous à Vive ». L’école de Vive TV a été semée en sol fertile, en plein processus révolutionnaire.

Venezuelanalysis – Tu as encouragé la production non conventionnelle à Vive TV. Peux-tu nous parler des types de programmes qui y étaient produits ?

Thierry Deronne – Nous essayions de réinventer l’ensemble de la télévision, ses relations internes, sa relation au peuple et sa programmation, vue comme un grand « montage » en soi, entre éducation et visibilisation populaire. Nous avions la liberté et les ressources publiques pour le faire. C’était un vieux rêve devenu réalité ! Il y avait un programme qui s’appelait « Venezuela Adentro » [À l’intérieur du Venezuela], dont nous avons produit des milliers d’épisodes. Pour le créer, nous nous sommes inspirés de Santiago Álvarez de l’ICAIC [Institut du cinéma cubain] et de son « Noticiero Latinoamericano » – chronique hebdomadaire de la révolution cubaine. Personne ne mâchait ses mots dans ses reportages : ils traitaient des vrais problèmes auxquels la révolution était confrontée. C’était très instructif et humoristique à la fois. Même si ce « noticiero » exprimait des critiques, la révolution cubaine avait la maturité suffisante pour protéger ce canal. Chaque dimanche, les Cubains s’asseyaient dans la salle de cinéma pour le regarder avec plus d’intérêt que la fiction qui le suivait. Cette expérience a été une source d’inspiration pour notre « Venezuela Adentro », où il était possible d’adopter des positions critiques au sein de la révolution, et où le peuple restait toujours le sujet. Chávez a accueilli et même encouragé la critique au sein de la révolution bolivarienne. Il nous disait : « Occupez les mairies, occupez les gouvernements régionaux ! Changez tout ! » Cela nous a incités à traverser à cheval une rivière, à gravir une montagne, à faire de longues heures de route pour rejoindre, écouter, comprendre des collectifs en lutte un peu partout.

Pour en revenir à la programmation de Vive Tv, je détache trois autres programmes. D’abord le « cours de philosophie » et le « cours de cinéma ». Nous avions souvent des gens souhaitant suivre nos ateliers, mais qui ne pouvaient pas y être physiquement, donc ces cours diffusés par l’écran était une sorte d’ « université en ligne», pour qu’un plus grand nombre puisse les voir. Un autre programme comme « En Proceso » était un plan-séquence qui suivait le travail, par exemple, d’un comité de terres urbain. La caméra suivait les porte-parole du comité qui visitaient les maisons d’un quartier, qui le cartographiaient, qui échangeaient avec les habitant(e)s pour connaître leurs principaux besoins et propositions. L’idée était de présenter la réalité telle qu’elle se vit, sans éliminer les soi-disant « temps morts » où apparemment « il ne se passe rien ».

Venezuelanalysis – Dans les premières années du processus bolivarien, les médias populaires se sont multipliés. Cependant, ce mouvement a décliné au fil des ans. Pourquoi ?

Thierry Deronne – La principale raison est la puissance du modèle de la télévision capitaliste. Les télévisions populaires sont nées comme des îlots dans le vaste océan de la communication capitaliste. Certains n’ont pas reconnu ou compris le potentiel de la télévision participative en tant qu’outil du protagonisme populaire de la révolution bolivarienne. La solution eut consisté à mettre en place une politique publique de communication capable de promouvoir la multiplication des médias populaires à grande échelle (« seule la quantité génère la qualité »…) pour faire émerger un modèle nouveau. Naturellement, cette expansion aurait dû être complétée par une formation et une éducation généralisées et permanentes aux pratiques nouvelles. Des problèmes internes ont également contribué au déclin, notamment le manque de cohésion au sein du mouvement, les conflits « territoriaux », le sectarisme, l’appropriation personnelle ou familiale des médias. Les médias communautaires se heurtaient à un autre obstacle : la technologie coûtait fort cher à l’époque et c’est grâce à l’État révolutionnaire que beaucoup de ces médias ont pu être montés. Mais les organisations avaient du mal à générer des revenus suffisants pour l’entretien ou le remplacement d’équipements obsolètes ou endommagés.

Aujourd’hui, la communication populaire se redéploie dans les smartphones qui offrent une technologie plus abordable et plus légère, qui permet une « écriture » beaucoup plus participative du réel. Sauf que leurs formats ont été pensés par la Silicon Valley, en tant qu’outils de consommation capitaliste. Formats courts, tape-à-l’œil et narcissiques. Avec des répercussions politiques, comme la fragmentation du réel, les tribus étanches du politiquement correct, le sentiment d’impuissance, et sur ce vide politique, la montée en puissance de la peur, de la post-vérité et de personnalités telles que Trump, Bolsonaro ou Milei… Il y a donc deux tâches urgentes à accomplir aujourd’hui. Premièrement, la revitalisation de la communication populaire avec le soutien de l’État pour établir un nouveau modèle. Cela nécessitera des financements, notamment pour la formation. Ensuite, il est impératif de créer un nouveau type de médias sociaux. Nous devons mettre en contact des experts en médias numériques avec les mouvements sociaux pour créer un nouveau réseau qui ne soit pas pensé par le capitalisme mais depuis les besoins de la société, qui laisse par exemple le temps nécessaire pour raconter des histoires d’organisations.

Photos : à Antímano, Caracas, un groupe de femmes construisent elles-mêmes leurs maisons. L’École populaire de cinéma et de théâtre travaille avec elles.

Venezuelanalysis Quel est aujourd’hui l’objectif de cette école de cinéma et de théâtre des mouvements sociaux, née dans les années 90 ?

Thierry Deronne – Créer un grand bataillon de cinéastes documentaires, pour de nombreuses raisons. Les principales sont la préservation de la mémoire historique et la transmission de l’expérience. Mais aussi l’agit/prop, ainsi que l’autocritique. C’est aussi un espace d’étude de la réalité : le cinéma documentaire doit nous donner le temps de comprendre la dialectique fine des processus. Notre école essaie de tenir toutes ces rênes à la fois. Compte tenu du contexte antérieur à la révolution, la télévision commerciale reste une référence écrasante, avec sa publicité, ses telenovelas, ses studios et ses présentateurs(trices)-vedettes. C’est elle qui reste l’école pour de nombreux professionnels des médias. Par conséquent, la production du documentaire révolutionnaire, participatif, reste limitée au sein du processus bolivarien. Plus encore en ce qui concerne la fiction, les récits paraissent souvent écrits dans un pays anachronique, hors révolution, qui oscille entre le monde des telenovelas ou le péplum historique à costumes. La plupart des cinéastes vénézuélien(ne)s restent dans une opposition à la rénovation du cinéma à travers la participation populaire ou font des films thématiquement induits par les grilles des télévisions ou des festivals occidentaux.

Pour affronter cette situation, l’École populaire de cinéma et de théâtre a commencé à organiser des noyaux de production au niveau local. La commune d’El Maizal possède désormais sa propre école de communication populaire, mais il existe également des groupes de travail dans d’autres communes. Comme dans la commune Che Guevara et ailleurs. L’objectif principal est toujours le même : produire à partir de la lutte, de l’organisation, de la vie et de la pensée populaires. Une leçon que je tire de toute cette histoire, c’est qu’à Vive TV, les contraintes de temps, la vélocité de création du média, nous avaient empêché de former la base productive qui aurait pu garantir la programmation permanente du peuple pour le peuple. Notre objectif actuel est de continuer à former les organisations, qui ont beaucoup avancé depuis cette époque pionnière, dans l’espoir que surgissent de nouveaux médias et de nouveaux et nouvelles cinéastes.

Photos : l’école populaire de cinéma et de théâtre forme un noyau audiovisuel dans la commune d’El Maizal.

Venezuelanalysis – L’École populaire de cinéma et de théâtre organise-t-elle également des ateliers de théâtre ?

Thierry Deronne – Bien sûr, notre école s’engage aussi dans la création théâtrale, en s’inspirant de la tradition brésilienne du « théâtre de l’opprimé » et celle du « théâtre épique » de Bertolt Brecht. Deux compagnons du Brésil : Douglas Estevam, du Collectif Culture du MST, et Julian Boal, du Théâtre de l’Opprimé, nous ont aidés en 2023. Douglas a collaboré avec des femmes autoconstructrices à Antímano, pour raconter au pluriel leur incroyable histoire, comme organisation et comme personnes. Parallèlement, Julian a travaillé sur un autre angle, celui de la lutte de ces femmes contre la violence sexiste. Il s’agit là aussi de rompre avec un théâtre encore dominé par la telenovela. Le théâtre de l’opprimé et le théâtre épique de Bertolt Brecht sont des outils extraordinaires pour construire la démocratie participative, raison d’être et moteur de la révolution bolivarienne.
En 2024, le plan implique la formation, la pratique, la réflexion et le suivi. Depuis une collaboration avec des clowns impliqués dans le mouvement des squats au Brésil, puis des exercices à petite échelle de théâtre de l’opprimé, vers des formes plus élaborées de théâtre épique. Pour renforcer notre travail, nous avons également fait appel à un extraordinaire metteur en scène et dramaturge brésilien: Sérgio De Carvalho et sa Compañía do Latão, axée sur le théâtre épique.

Photos : atelier de théâtre épique avec Douglas Estevam au sein du projet d’auto-construction de Jorge Rodríguez Padre à Antímano, Caracas.

Venezuelanalysis – Tu produis ou réalises aussi des documentaires. Comment cela fonctionne-t-il ?

Thierry Deronne
– Certains documentaires sont réalisés en collaboration directe avec des organisations sociales. Prenons l’exemple de « Marcha », centré sur la marche paysanne de 2018. Une grande partie du matériel provenait des paysan(ne)s eux-mêmes. À la fin, nous avons monté le matériel et les paysans nous ont guidés dans ce processus. Il y a aussi des films comme « Nostalgiques du futur » [2023], un documentaire sur le féminisme populaire qui nous a permis de visiter de nombreux territoires où les femmes s’organisent, et de tisser des liens entre les différentes luttes. Nous travaillons actuellement sur un documentaire qui explore les économies communales, celles qui veulent substituer le capitalisme encore majoritaire au Venezuela. Il y a aussi des documentaires réalisés directement par une organisation. Par exemple, notre formatrice Lana Vielma et d’autres communard(e)s d’El Maizal réalisent un documentaire sur les assemblées dans les zones reculées de la commune. L’une des tâches urgentes reste le renforcement de notre école de cinéma documentaire. Comme je te disais, faire les images de notre processus révolutionnaire est vital. La transmission générationnelle est un défi stratégique pour toutes les révolutions; si le fil est rompu, nous savons comment l’Empire en tire parti. Par ailleurs, pour vivre et grandir, les révolutions exigent un processus continu de « révision, rectification et réimpulsion » pour parler comme Chávez… Réduire la communication au marketing est une menace pour l’existence de la révolution et même de la nation.

Propos recueillis par Cira Pascual Marquina

Note : L’interview ci-dessous, réalisée par le site d’information Venezuelanalysis, relate trente ans de travail au Venezuela de notre école de communication, cinéma et théâtre des mouvements sociaux. Vous pouvez soutenir cette école via ce compte. Merci d’avance pour votre solidarité !

Compte Crédit Mutuel 00020487902

Titulaire: LIHP, 25 RUE JEAN JAURÈS, 93200 ST DENIS

Code IBAN: FR76 1027 8061 4100 0204 8790 256

Code BIC: CMCIFR2A

SVP ne mentionner que : « Soutien école communication ».

_______________________________________________________

Sources : https://venezuelanalysis.com/interviews/communication-by-and-for-the-people-a-conversation-with-thierry-deronne-part-i/ et https://venezuelanalysis.com/interviews/vicissitudes-of-grassroots-media-a-conversation-with-thierry-deronne-part-ii/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/02/01/laventure-de-la-television-populaire-au-venezuela-entretien-avec-thierry-deronne-venezuelanalysis/

Le Venezuela donne un coup d’accélérateur aux autogouvernements populaires.

La révolution bolivarienne est une machine à démocratiser en profondeur le champ politique, notamment par la mise en place de différents types d’autogouvernements populaires, la plupart du temps sous la forme de communes mais aussi sous d’autres formes d’organisation. Ce mouvement puise ses racines dans l’histoire populaire de résistance au colonialisme et notamment dans la création de cumbes afro-descendants par des ex-esclavisé(e)s fugitif(ve)s, ancêtres d’une grande partie des communes actuelles. Il faut y ajouter les racines du « bien commun » indigène et, bien sûr, la révolution bolivarienne initiée par Hugo Chávez qui a synthétisé ces racines avec le marxisme et la pensée du « gouvernement territorial » (« toparquia« ) de Simon Rodríguez, le tuteur de Simón Bolívar.

Il y a dans ce mouvement une forte vitalité. Cependant ce n’est encore qu’une minorité de la population qui vit dans ces territoires organisés. Il faut beaucoup travailler pour transformer « l’esprit de la commune » (Hugo Chávez) en « sens commun » dans un pays où l’économie privée et les médias commerciaux occupent encore une place dominante : « Il ne faut pas continuer à ouvrir des usines qui sont comme une île entourée par la mer du capitalisme, car la mer les engloutit. Il faut  » implanter l’esprit socialiste tout au long de la chaîne, depuis le travail de la terre jusqu’au système de distribution et de consommation. » (Hugo Chavez, 2012). C’est pourquoi, ces dernières années, les communes les plus avancées ont envoyé des brigades de l’Union Communarde (« Union Comunera« ) dans tout le pays pour rencontrer d’autres groupes en train de s’organiser, encourager les initiatives naissantes et les sortir de leur isolement. Cette aventure démocratique est racontée dans notre documentaire « Nostalgiques du futur » (1). Un des objectifs est de dépasser le capitalisme en créant des circuits économiques intégraux, du producteur au consommateur, autour de produits tels que le café, le cacao, le poisson, etc… Des « routes communales » pour garantir un commerce équitable et direct, sans intermédiaires.

Photo : réunion de travail dans la commune populaire « Cinco Fortalezas » (Cumanacoa, état de Sucre). « Dans le temps et l’espace communal, la part la plus atomisée de l’être humain se brise et commence le moment de l’unité. Ce passage du moi individuel au moi collectif est atteint à partir de toutes les luttes quotidiennes que nous, communardes et communards, vivons au jour le jour pour satisfaire nos besoins. » dit Nacho, membre de la Commune Che Guevara.

Ce 20 octobre 2023 on commémorait au Venezuela les onze ans du « changement de cap », une réunion télévisée de 2012, passée à la postérité, où le président Hugo Chávez avait sévèrement critiqué ses ministres pour leur mollesse dans l’appui à la construction de cette démocratie directe parallèle à la démocratie représentative, et lancé son célèbre « la commune ou rien !« 

Onze ans plus tard donc, Nicolas Maduro et ses ministres ont rencontré les communes – autogouvernements populaires -, lors d’un vaste meeting à Caracas pour dresser la liste des avancées, des problèmes et des propositions des milliers de communard(e)s venu(e)s de tout le Venezuela.

Le président a d’abord demandé au gouvernement d’acheter la production communarde en priorité : « le Conseil des vice-présidents disposera de 72 heures pour établir un mécanisme efficace permettant d’intégrer la production des communes dans le programme national de marchés publics. Il y a des problèmes à résoudre et nous devons les résoudre sur la base des propositions qui viennent de la base, du peuple organisé » a souligné le chef de l’État, qui a par ailleurs ordonné de reprendre l’autoconstruction comme méthode pour faire avancer la Grande Mission Sociale « Logement Venezuela » (2) : « Cette mission doit être planifiée non pas depuis le ministère, mais depuis le territoire avec le peuple organisé. Le projet du pouvoir populaire est vital si nous voulons avancer dans la construction d’une nouvelle société« .

Autres mesures annoncées par le président bolivarien pour soutenir les autogouvernements populaires :

– Transfert de 15 entreprises industrielles au pouvoir populaire.

– Transfert immédiat de 48 locaux de Mercal et PDVAL (magasins d’aliments subventionnés par l’État), qui seront réactivés dans le cadre de la création de la Corporation nationale labellisée « Produit par les Communes ».

– Approbation de 348 millions 665.020 bolivars pour la promotion de 43 circuits économiques communaux (circuits économiques intégraux, du producteur au consommateur, autour de produits tels que le café, le cacao, le poisson, etc… pour garantir un commerce équitable et direct, sans intermédiaires.).

– 130 projets présentés par les communard(e)s liés à l’électricité, l’eau, la santé, l’environnement, le gaz et le logement seront financés.

« A mesure que nous récupérerons le revenu national avec la levée partielle des sanctions par les États-Unis, toute rentrée d’argent dans les caisses de l’État ira directement aux circuits économiques communaux, à ceux qui existent et à ceux que nous allons créer » a expliqué Maduro, qui a enfin demandé aux ministres qu’ils lient directement leurs agendas de travail aux besoins du pouvoir populaire : « Vos agendas de travail doivent prendre en compte prioritairement les plans des communes« . Et de conclure : « La grande contribution du président Chávez à la théorie mondiale du socialisme en tant que courant de changement pour la justice et l’égalité est le socialisme construit au plan territorial, communal, dans les quartiers populaires, dans les communautés populaires. Difficile à construire ? Oui, mais essentiel et nécessaire. Il faut un maximum de pouvoir au peuple !« 

Thierry Deronne, Caracas, le 20 octobre 2023.

Notes :

(1) on peut voir ce documentaire en ligne : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/06/08/nostalgiques-du-futur-en-ligne-les-mutins-de-pangee/

(2) Ce vaste programme gouvernemental créé par Hugo Chávez en 2012 vise pour 2025 l’objectif de 5 millions de logements bon marché remis au familles populaires.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/10/21/le-venezuela-donne-un-coup-daccelerateur-aux-autogouvernements-populaires/

Révolution dans la révolution au Venezuela : le peuple organise la souveraineté alimentaire

Pueblo a Pueblo (De peuple à peuple) est une organisation populaire de production, distribution et consommation d’aliments, qui met en relation les producteurs agricoles et les citadins. Ce faisant, le projet rompt avec le despotisme du marché capitaliste. Dans les parties I, II et III de cet article en quatre parties de la série Communal Resistance, les porte-parole de Pueblo a Pueblo parlent de la méthode et de l’histoire de leur organisation et de la transition vers un modèle souverain et agroécologique. Dans cette dernière partie de la série, nous découvrons l’effort de l’organisation pour distribuer des aliments dans les écoles et ses liens avec la Commune de Chávez et Bolívar.

Photos : Antonio Bracamonte est producteur à Carache et porte-parole de la Commune Chávez et Bolívar | Carmen Marquina est productrice à Carache et porte-parole de la Commune Chávez et Bolívar | Gabriel Gil est membre de l’équipe de coordination de Pueblo a Pueblo | Italo Román est producteur à Carache | Laura Lorenzo est coordinatrice nationale de Pueblo a Pueblo (Voces Urgentes)

Des fruits et légumes pour les écoles

Après une rencontre en 2021 avec le président Maduro, Pueblo a Pueblo est devenu une source de repas frais pour les écoles vénézuéliennes.

Laura Lorenzo : En ce moment même, nous distribuons de la nourriture à près de 300 écoles, leur fournissant ainsi les produits dont elles ont besoin pour préparer des repas équilibrés pour quelque 100 000 enfants. C’est particulièrement important à un moment où le blocus occidental a affecté la nutrition des enfants. Pueblo a Pueblo le fait sans intermédiaire et offre un accompagnement sur place pour diversifier et équilibrer les repas scolaires.

Notre initiative de distribution de nourriture dans les écoles fonctionne actuellement dans sept États [Caracas, Miranda, Lara, Anzoategui, Trujillo, Barinas et Portuguesa]. Bien qu’elle soit gérée en collaboration avec le programme d’alimentation scolaire du gouvernement [connu sous le nom de PAE], notre travail dans ce domaine obéit au principe de base de Pueblo a Pueblo : travailler avec des communautés organisées à la fois sur la production et la consommation d’aliments.
Lorsque nous commençons à travailler avec une nouvelle école, nous ne nous contentons pas de livrer des produits. Nous rencontrons également la communauté, nous l’impliquons dans le processus et nous travaillons avec ceux qui cuisinent, afin que les repas soient équilibrés et sains. Enfin, nous contribuons à la mise en place d’un réseau de livraison de fruits et légumes provenant de producteurs locaux, encourageant ainsi la consommation de produits locaux.

DÉBUTS ET DÉVELOPPEMENT

Laura Lorenzo : La distribution de produits dans les écoles remonte aux débuts de Pueblo a Pueblo. Nous l’avons d’abord fait ici, à Carache [État de Trujillo]. Nous avons commencé par l’école Mesa Arriba et, vers 2017, nous avons étendu notre action à 46 écoles dans le cadre d’un accord avec la Corporation nationale d’alimentation scolaire (CNAE). En d’autres termes, nous avons approvisionné les 35 écoles de Carache plus 11 à Caracas, y compris les écoles des barrios 23 de Enero et San Agustín.

En août 2021, après la publication d’un article sur Pueblo a Pueblo, le président Maduro nous a convoqués à une réunion. Il nous a demandé de fournir de la nourriture à 600 écoles. Plus important encore, le président a demandé que la méthodologie de Pueblo a Pueblo soit « copiée » dans les initiatives de distribution de nourriture promues par le gouvernement. La nouvelle phase a débuté en novembre 2021, après avoir surmonté de nombreux obstacles administratifs et bureaucratiques. En effet, le ministère de l’Alimentation, qui est chargé de la passation des contrats avec les « fournisseurs », ne passe pas de contrat avec des entreprises communales ou d’autres entités non privées.

La demande initiale du Président Maduro était de faire appel à Pueblo a Pueblo pour distribuer 600 tonnes de produits aux écoles. Cependant, la première « commande » du ministère de l’alimentation était inférieure à 300 tonnes, et nous en sommes actuellement à 100 tonnes de produits pour 100 000 enfants. Néanmoins, nous avons la capacité de distribuer 600 tonnes et nous sommes sûrs que nous finirons par distribuer cette quantité. Notre travail avec les écoles permet non seulement de fournir des aliments sains aux enfants tout en bénéficiant aux producteurs, mais il contribue également à renforcer les organisations de base autour des centres éducatifs.

Gabriel Gil : Notre travail dans les écoles n’a pas été facile parce qu’il y a beaucoup d’obstacles bureaucratiques. En outre, une poignée de conglomérats alimentaires contrôle la majeure partie de la distribution des aliments dans les 22 000 écoles réparties sur le territoire national. Quoi qu’il en soit, il en a toujours été ainsi : le mouvement populaire doit se faire de la place pour que les alternatives de base puissent se développer.

Photo : distribution de nourriture à l’école Pueblo a Pueblo (Voces Urgentes)

La commune « Chávez et Bolívar

Située sur les pentes de Carache, dans l’État de Trujillo, siège de De Pueblo a Pueblo, cette commune (autogouvernement populaire) dispose d’un réseau de champs productifs et, surtout, regroupe 788 familles paysannes.

Antonio Bracamonte : La commune est l’héritage le plus important de Chávez, car elle nous rassemble et ravive l’esprit de communauté, de coopération et de solidarité que le capitalisme arrache aux travailleurs. Lorsque le Comandante a commencé à parler de communes, Chávez et Bolívar a été l’une des premières communes à s’organiser, bien que notre enregistrement « formel » ait eu lieu plus tard, en 2013. Bien sûr, la construction d’une commune n’est pas toujours un processus linéaire. Nous avons connu des avancées et des reculs au fil des ans. Plus récemment, en 2019, nous avons reçu un camion du gouvernement, ce qui est fondamental pour acheminer les récoltes hors de la vallée. Cependant, la commune a perdu le contrôle direct du véhicule : un « mauvais acteur » institutionnel a conspiré contre nous. Aujourd’hui, nous travaillons d’arrache-pied pour récupérer le camion, et tout ce problème sera bientôt résolu. La justice l’emportera !
Italo Román : Hugo Chávez et Simón Bolívar ont fait de grands pas vers la souveraineté, et c’est pourquoi notre commune porte leur nom. Pour moi, la commune est la forme la plus élevée de gouvernement, car c’est là que nous, le peuple, décidons de ce qui doit être fait et de la manière de le faire. Dans une commune, c’est la communauté organisée – et non les patrons, les maires ou les gouverneurs – qui est aux commandes et qui fixe les règles du jeu. De plus, notre expérience montre que les communes sont de bons mécanismes pour résoudre les problèmes plus efficacement. Il y a quelque temps, nous avons obtenu des fonds pour réparer la route de Caingó. En nous appuyant sur l’autogestion et l’autoconstruction, nous avons pu réparer deux fois plus de route que prévu. À peu près au même moment, nous avons obtenu des ressources pour construire deux maisons pour des familles vulnérables, et nous avons pu étendre les fonds et en construire quatre à la place. La commune a été bonne pour nous et nous sommes bons pour la commune !

Carmen Marquina : Je suis l’une des fondatrices de la commune et je me souviens que les premières années ont été à la fois difficiles et merveilleuses. Nous étions habitués à prendre des décisions en assemblée, mais il n’était pas facile de s’y retrouver dans les procédures administratives. Avec le temps, nous avons appris les tenants et les aboutissants de ces processus et, entre autres, notre conseil communal a obtenu un tracteur, qui est un moyen de production important pour la communauté. Mais le plus difficile, c’est de garder les gens motivés. Au début, certains ne voulaient pas s’engager dans la commune, mais cela a fini par changer… et puis, lorsque le blocus est venu nous frapper, la commune a ralenti, pour repartir de plus belle ces derniers mois. A la Commune Chávez et Bolívar, quand nous trébuchons, nous nous relevons et nous allons de l’avant !

Antonio Bracamonte : Nous avons récemment procédé à des élections pour choisir les nouveaux porte-parole des conseils communaux.Nous sommes en règle avec la loi [rires]. Le processus n’a pas été facile car la perte du camion a été un coup moral pour la commune, mais nous avons tiré des leçons et je ne doute pas que nous nous relèverons et que nous irons de l’avant à nouveau.

CIRCUIT ÉCONOMIQUE COMMUNAL

Antonio Bracamonte : Les « circuits économiques communaux » sont une initiative relativement récente [2022] du ministère des communes qui encourage la production de biens spécifiques – des produits frais au café et à la farine de maïs – dans les territoires communaux.

Carache est une région très productive. Aujourd’hui, bien que nous fonctionnions à 50 % de notre capacité de production [en raison du blocus occidental], environ 40 tonnes de produits frais quittent notre commune chaque mois. Une partie est destinée au marché par l’intermédiaire de Cecosesola [un réseau de coopératives] ; une autre partie est destinée aux écoles et aux ménages populaires par l’intermédiaire de Pueblo a Pueblo ; le reste est vendu à des intermédiaires. Le circuit est un mécanisme supplémentaire pour promouvoir la production, tout en veillant à ce qu’une partie du surplus revienne à la commune. Lors de nos réunions avec les représentants du ministère, nous avons déterminé que nous pouvions produire 27 cultures stratégiques – des tomates aux oignons et tout ce qui se trouve entre les deux – sur notre territoire. Cependant, nous avons besoin de ressources pour y parvenir, en particulier de semences et d’intrants. Jusqu’à présent, nous avons reçu un petit crédit non remboursable et les producteurs des sept conseils communaux ont reçu une quantité modérée de semences. Cela nous aidera à augmenter la production, bien que lentement.

Le circuit communal ouvrira également de nouvelles voies de distribution. Actuellement, la commune, en tant qu’entité, ne peut pas vendre légalement sa production, car des obstacles administratifs et bureaucratiques l’empêchent de le faire. L’objectif est d’éliminer ces obstacles et de promouvoir ainsi la distribution communale ici et dans tout le pays. L’idée du Circuit Communal est similaire à la philosophie de Pueblo a Pueblo : les deux visent à supprimer la logique du marché et à remettre l’accent sur le monde de la production. En fait, Pueblo a Pueblo fait partie de ce circuit économique. Bien sûr, le Circuit Communal est nouveau ici, et il y a des processus qui doivent être améliorés. Chaque territoire a ses particularités, ses cycles de production et ses besoins. De plus, le financement est faible et n’arrive qu’une fois par an. L’année dernière, nous avons reçu 13 000 dollars en bolivares, mais lorsque nous avons pu y accéder, la somme était tombée à 4 000 dollars en raison de la dévaluation. Nous comprenons les difficultés économiques du gouvernement et nous sommes reconnaissants pour le soutien, mais les processus doivent être rationalisés. Néanmoins, nos espoirs restent grands. Une fois que nous aurons les ressources et les infrastructures nécessaires, nous pourrons augmenter notre production, ce qui sera bénéfique pour la commune et pour le pays.

Tout comme Pueblo a Pueblo, le circuit vise à supprimer les intermédiaires.Une partie de la production ira à d’autres communes par le biais du troc, mais nous voulons aussi approvisionner les écoles et les hôpitaux. Enfin, il y a un obstacle qui découle du blocus économique des USA et de l’UE. Le gouvernement doit répondre à l’urgence suivante : il n’est pas facile d’obtenir du carburant ici. L’une de nos demandes est donc que les petits et moyens producteurs – ceux qui nourrissent réellement le pays – aient accès aux quotas de carburant. Bien entendu, cette demande va au-delà de l’initiative du circuit économique communal et du ministère des communes. Cependant, pour que notre production arrive dans les assiettes des Vénézuéliens, nous avons besoin de carburant.
Dans l’ensemble, le circuit économique communal est une initiative bienvenue. Il permettra de résoudre certains des problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant que paysans dans un pays en état de siège, mais il encouragera également l’organisation communale.D’ailleurs, la réactivation actuelle de la Commune de Chávez et Bolívar est liée à l’initiative du Circuit.

Photo : Une assemblée du Circuit économique communal à Carache (Voces Urgentes)

Chávez et les paysans


La loi des terres d’Hugo Chávez [2001] a ouvert la voie à une réforme rurale radicale. Pour conclure cette série d’articles, les porte-parole de Pueblo a Pueblo nous parlent de l’héritage de Chávez dans le campo.
Laura Lorenzo : Chávez a rendu visibles ceux qui étaient invisibles, en particulier les paysans. Le droit à la terre était au cœur de son programme, et il l’a fait alors que tous les pouvoirs politiques et économiques au Venezuela et à l’étranger s’opposaient à une redistribution équitable des terres.

Si vous vous souvenez bien, de nombreux programmes télévisés où Chavez expliquait les politiques publiques, les rouages économiques, les relations internationales, etc…(Aló Presidente) se sont déroulés à la campagne, dans des familles de paysans qui travaillaient dur pour produire. La révolution a donné de nombreux outils aux paysans – de la terre aux semences en passant par les tracteurs et l’enseignement technique – et Chávez lui-même a éduqué les producteurs sur les questions politiques et législatives. En ce qui concerne le campagne, il n’est pas exagéré de dire que Chávez marque un avant et un après.

Antonio Bracamonte : Le « Plan de la Patrie » est notre boussole. Chávez y a tracé une feuille de route pour la souveraineté et le socialisme, et il a répondu avec beaucoup de précision aux besoins des paysans. Il est intéressant de constater que, même si plus de dix ans se sont écoulés depuis la publication du plan – et que de nombreux malheurs sont survenus, comme la mort de Chávez, la guerre économique et le blocus -, lorsqu’on prend le plan et qu’on le lit, on s’aperçoit que le modèle qu’il a développé est toujours d’actualité. Le chemin est long et l’ennemi a fait sa part pour ralentir notre révolution, mais je ne doute pas que nous réussirons tôt ou tard !

Source : enquête de Cira Pascual Marquina et Chris Gilbert publiée sur http://www.venezuelanalysis.com/interviews/15778

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/08/11/revolution-dans-la-revolution-au-venezuela-le-peuple-organise-la-souverainete-alimentaire/

(Video:) Mango de Ocoita, coeur de la révolution bolivarienne (Terra TV)

Venezuela, janvier 2023. Sur les terres de la résistance héroïque des ex-esclaves emmenés par Guillermo Ribas, le Ministère des Communes et des Mouvements Sociaux – accompagné de membres du mouvement afro-vénézuélien et du Mouvement des Sans Terre du Brésil – se réunit avec la communauté organisée de Mango de Ocoita. Objectif: écouter les critiques et les propositions pour construire un plan de travail commun, entre autres sur la production du cacao comme maillon de la nouvelle économie communale. Reportage sous-titré en français (17 min.). Prod. Terra TV, République Bolivarienne du Venezuela 2023.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/02/15/video-mango-de-ocoita-coeur-de-la-revolution-bolivarienne-terra-tv/

« Maintenant nous sommes nos propres patrons… et ça marche ! »: l’épopée d’INDORCA au Venezuela

Cruz González (2 ans à Indorca), soudeur | Eliezer Perdomo (37 ans), ajusteur mécanique | Gladys Rangel (2 ans), assistante administrative | Jesús Varela (17 ans), soudeur | José Cedeño (17 ans), coordinateur de la production et président du Conseil ouvrier | Josefa Hurtado (29 ans), Josefa Hurtado (29 ans), travailleurs de la maintenance de l'usine | Levi García (20 ans), soudeur | Orlando Pereira (21 ans), opérateur de machines | Victor Mujica (16 ans), opérateur de machines et vice-président du conseil ouvrier | Yaneth Carreño (6 ans), coordinateur administratif (photo: Voces Urgentes)

Indorca (Industrias del Orinoco) est une usine autogérée, sans patron, située à Puerto Ordaz, état de Bolívar – bassin des industries de base du Venezuela. Les travailleurs d’Indorca ont mené une lutte héroïque de trois ans pour prendre le contrôle de l’usine après que l’ancien propriétaire l’eut mise à l’arrêt. Depuis 2015, lorsque le ministère du Travail du gouvernement Maduro a prolongé le mandat donnant aux travailleurs le contrôle d’Indorca, l’entreprise est gérée démocratiquement par les femmes et les hommes qui produisent ici jour après jour.

Photo: Cruz González (2 ans à Indorca), soudeur | Eliezer Perdomo (37 ans), ajusteur mécanique | Gladys Rangel (2 ans), assistante administrative | Jesús Varela (17 ans), soudeur | José Cedeño (17 ans), coordinateur de la production et président du Conseil ouvrier | Josefa Hurtado (29 ans), Josefa Hurtado (29 ans), travailleurs de la maintenance de l’usine | Levi García (20 ans), soudeur | Orlando Pereira (21 ans), opérateur de machines | Victor Mujica (16 ans), opérateur de machines et vice-président du conseil ouvrier | Yaneth Carreño (6 ans), coordinateur administratif (photo: Voces Urgentes)

Histoire d’une lutte : comment les travailleurs occupèrent l’usine

Après un lock-out imposé par le propriétaire, les travailleurs d’Indorca ont organisé une occupation pour protéger l’usine. Ils ont dormi dans la « maloca » [auvent collectif, dressé en plein air] à l’extérieur de l’usine et ont débattu d’une manière plus démocratique de gérer les choses. Ils se sont également mobilisés pour que le gouvernement applique l’article 149 de la Loi Organique du Travail promulguée par Hugo Chávez, qui autorise les travailleurs à prendre le contrôle d’une entreprise lorsque le propriétaire sabote le processus de production.

Eliezer Perdomo : Indorca est un grand atelier métallurgique, construit pour appuyer les grandes industries de base de l’état du Guayana, de Sidor [usine d’acier appartenant à l’État] à Venalum et Alcasa [deux usines d’aluminium appartenant à l’État]. Elle a été fondée en 1976. L’ancien propriétaire était Oscar Jiménez Ayesa, un capitaliste industriel et bancaire.

José Cedeño : Vers 2010, alors que Chávez essayait de radicaliser le processus bolivarien, les premiers signes d’une guerre économique occidentale contre le peuple vénézuélien sont devenus évidents. Ici, dans l’état de Guayana, les patrons ont commencé à traîner les pieds dans de nombreuses usines privées. Ils ont refusé de payer les avantages sociaux des travailleurs, ont commencé à licencier et ont délibérément créé des goulots d’étranglement dans la chaîne d’approvisionnement. Un procédé utilisé aussi à Indorca. Nous avons donc décidé d’organiser un syndicat en 2011. Inutile de dire que les patrons n’ont pas souri face à notre initiative. Ils ont licencié plusieurs organisateurs au milieu d’un processus de négociation collective, dont moi. Les patrons ont également émis une ordonnance restrictive à notre encontre, et nous n’étions pas autorisés à entrer dans le périmètre d’Indorca. Mais cela ne nous a pas empêchés de poursuivre le combat, le dos au mur.

C’étaient des moments difficiles, mais aussi magnifiques : nous étions sans emploi, mais la solidarité ouvrière nous maintenait en vie, et nous avons commencé à réfléchir à notre potentiel : si nous produisions les marchandises et que les patrons sabotaient la production, pourrions-nous prendre en charge le processus ? En 2012, deux mois seulement après l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi du Travail, les patrons ont fermé l’usine. Ils n’ont pas été les seuls à le faire : d’autres usines privées ont également fermé boutique. Il s’agissait d’un effort de sabotage coordonné, motivé par des objectifs politiques. Les patrons ne voulaient plus de Chávez, même si beaucoup d’entre eux avaient bénéficié de crédits et de contrats gouvernementaux pendant des années.

Lorsque le propriétaire s’est déclaré en faillite et a fermé boutique à Indorca, il est devenu évident qu’il voulait également démanteler l’usine. Cela s’était produit dans d’autres usines, et nous n’allions pas laisser cela se produire ici. C’est pourquoi nous avons mis en place une veille de 24 heures pour défendre les installations. Nous dormions sur des morceaux de carton et des hamacs sous l’auvent collectif, tout en mangeant les fruits que nous pouvions cueillir et les iguanes que nous chassions. Mais nous avons également bénéficié de la solidarité des travailleurs des autres entreprises.

Pendant tout ce temps, nous avons commencé à réfléchir à un modèle de production différent qui serait plus proche de nous : si nous prenions des décisions dans une assemblée à la défense d’Indorca, pourquoi ne pourrions-nous pas diriger collectivement l’usine au travers d’assemblées ? La situation était très dure, mais nous apprenions beaucoup. Entre-temps, les patrons ont intenté un procès pour violation de propriété privée contre 20 travailleurs, si bien que nous avons dû nous présenter aux tribunaux toutes les deux semaines pendant trois ans. Le propriétaire a également envoyé la Garde nationale, la police et le SEBIN (service de renseignements de l’État] pour nous harceler.

Levi García : Comme José l’a dit, nous avons décidé d’organiser un syndicat en 2011 ; celui qui existait répondait aux intérêts des patrons. Le syndicat des travailleurs a obtenu la majorité des voix, et nous avons entamé un processus de négociation collective. Nous avons avancé dans nos négociations, mais lorsqu’il a été question d’incitations économiques, le processus s’est arrêté. Finalement, le Ministère du travail a dû intervenir pour faire pression, et nous sommes parvenus à un accord. Peu de temps après, cependant, l’entreprise a commencé à licencier des travailleurs. Les patrons ont également essayé d’amener certains d’entre nous à collaborer au processus, ce que nous n’avons évidemment pas fait. Finalement, ils ont mis l’usine à l’arrêt. C’est alors que nous avons décidé de nous organiser pour protéger Indorca : nous savions que si nous ne le faisions pas, les hommes du propriétaire démantèleraient l’usine.

Finalement, le 23 mars 2015, nous avons obtenu le contrôle d’Indorca : le ministère du Travail du gouvernement Maduro nous a reconnus comme étant les administrateurs légitimes de l’usine et a appliqué l’article 149 de la loi sur le travail.

Photo: Voces Urgentes

Eliezer Perdomo : Le 30 juillet 2012, les patrons ont licencié tous les travailleurs, les ont mis dans un bus et ont fermé l’usine. Ces travailleurs n’ont jamais été payés. Il était évident que nous devions protéger les moyens de production, alors nous avons installé une sorte de campement sous l’auvent collectif. Nous avons dû dormir dans le froid et chasser notre propre nourriture, mais nous n’allions pas laisser Oscar Jiménez faire ce qu’il voulait et démanteler Indorca. Nous étions sans le sou, fatigués, mais nous avons continué. Notre esprit de corps grandissait. C’est alors que nous avons commencé à prendre des décisions en assemblée permanente. Nous avons établi un plan : certains seraient chargés de protéger l’usine, d’autres iraient à Caracas pour se faire entendre, d’autres encore vendraient des billets de tombola pour financer la lutte.

Levi García : L’année 2013 a été très difficile. Nous n’avions pas de travail et pas de revenus, et je me souviens que le mois de décembre a été très dur car je n’avais pas d’argent pour acheter de nouveaux vêtements à mes enfants. Cependant, tout cela a aussi été une merveilleuse expérience d’apprentissage. La solidarité mutuelle et la fraternité ont émergé de la veillée que nous avons effectuée sous l’auvent. Plus tard, mais toujours pendant le blocage avec les patrons, nous avons commencé à faire des petits boulots. Cela signifiait que même si les choses étaient difficiles, nous pouvions ramener quelque chose à la maison.

Josefa Hurtado : Ces années étaient vraiment difficiles : nous n’avions pas de salaire, nous n’avions pas de travail, mais nous étions déterminés à aller de l’avant. Le propriétaire voulait que nous échouions, alors que nous voulions continuer à produire. Au final, nous avons réussi. C’est nous, les travailleurs, qui avons réactivé l’usine. Nous l’avons fait sans patrons et sans ingénieurs.

Victor Mujica : Pendant que nous faisions notre garde permanente pour protéger les actifs de l’usine, nous avons reçu beaucoup de solidarité des travailleurs d’autres usines, y compris Calderys, qui était déjà sous contrôle ouvrier. Nous avons également reçu le soutien des travailleurs de Sidor et des travailleurs d’autres entreprises. Nos camarades nous trouvaient parfois des petits boulots pour que nous ayons un revenu. La solidarité de classe était très importante.

Finalement, en 2015, le gouvernement a appliqué l’article 149, qui nous a accordé le contrôle de l’usine. Lorsque le ministère du Travail applique l’article 149, il ouvre la voie au contrôle des travailleurs. D’abord, un Conseil de trois personnes est établi avec deux représentants des travailleurs et un représentant du propriétaire. Comme le représentant du propriétaire ne s’est pas présenté, nous avons pu occuper le troisième siège avec un autre représentant des travailleurs. C’est ainsi que nous avons finalement pris le contrôle d’Indorca. La lutte pour y parvenir a été longue : presque trois ans à défendre les moyens de production, des mois à dormir dehors, à chasser l’iguane, à être harcelés par la police locale…

La lutte en valait la peine, mais les choses n’ont pas été faciles par la suite. Ces voyous de propriétaires avaient retiré les câbles à haute puissance et d’autres machines. Nous étions aussi devenus un exemple toxique – à cause de notre victoire de classe – donc il nous a fallu du temps pour obtenir de nouvelles commandes. Finalement, en 2016, nous avons signé des contrats avec Venalum et Sidor.

José Cedeño : La capacité de résistance d’Indorca est devenue un mythe à Ciudad Guayana [Puerto Ordaz]. Nous avons eu la vie très dure – nous avons été harcelés et persécutés – mais le plus important est que nous sommes restés ensemble en tant que travailleurs. Pourquoi ? Parce que nous savions qu’Indorca était important pour les industries de base et pour le pays.

Lorsque nous avons finalement été reconnus par le gouvernement en vertu de l’article 149, nous avons obtenu le contrôle de l’usine. Nous avons ensuite dû surmonter d’autres obstacles, d’ordre économique ou administratif. Nous savions comment produire, mais le domaine de la gestion était très neuf pour nous. Pour enregistrer toutes nos recettes et dépenses, nous les avons simplement notées dans un cahier. Dans une assemblée mensuelle des travailleurs, nous prenions toutes les décisions importantes, en appliquant les principes démocratiques que nous avions appris sous l’auvent.

Nous devions également aller dans le monde pour obtenir de nouveaux contrats. Ce n’était pas facile car nous étions dans une sorte de limbes en tant qu’entreprise qui n’était ni privée ni publique. Cependant, nous avons fini par obtenir nos premiers contrats. Ce fut une bataille de trois ans, mais qui en valait la peine !

Assemblée mensuelle à Indorca (Voces Urgentes)

Réactivation de l’usine et contrôle démocratique

À Indorca, le contrôle démocratique et la gestion collective d’une usine ne relèvent pas d’une utopie future. Au contraire, les travailleurs dirigent l’entreprise sans patron et prennent toutes les décisions importantes lors d’une assemblée mensuelle où chaque travailleur a une voix et un vote égaux.

José Cedeño : La décision du gouvernement d’appliquer l’article 149 a été prise lorsque Jesús Martínez, de l’Université bolivarienne des travailleurs Jesús Rivero [université gérée par les travailleurs], était ministre du Travail. Son soutien au processus a été fondamental. Lorsque le jugement a été rendu, nous avions déjà décidé de gérer l’entreprise de manière démocratique. Bien que l’article 149 établisse qu’une junte de trois travailleurs élus démocratiquement sera chargée de l’administration de l’entreprise, à Indorca, c’est l’assemblée qui a le dernier mot.

Pendant les trois années où nous avons occupé l’usine, nous avons appris l’égalité et la solidarité. En tant que soudeurs, mécaniciens et superviseurs, nous avons tous connu les mêmes difficultés et nous avons pris les décisions importantes ensemble. Les choses allaient être différentes dans la nouvelle Indorca ! L’égalité ne se limiterait pas à la prise de décisions, elle concernerait aussi les salaires… Nous serions tous payés de la même façon, et c’est ce qui s’est passé jusqu’à présent. Alors que les entreprises privées et même les entreprises publiques ne montrent pas leurs comptes aux travailleurs, ici, nous examinons nos comptes collectivement une fois par mois. Chaque bolívar (monnaie vénézuélienne) qui a été débité ou crédité est reflété sur le tableau blanc [dans la salle de réunion d’Indorca].

Lors de notre assemblée mensuelle, nous parlons également du flux de travail, nous abordons tout problème auquel nous pouvons être confrontés à un moment donné, nous débattons de l’acceptation ou du refus d’un contrat et nous décidons de nos salaires en fonction des dépenses et des recettes prévues.

Victor Mujica : Quand Indorca était une entreprise privée, on attendait de nous que nous soyons à nos postes huit heures par jour et que nous travaillions avec des œillères. Lorsque l’article 149 a finalement été appliqué, nous avons eu beaucoup à apprendre. Parmi ceux qui sont restés à Indorca, le travailleur le plus qualifié avait un diplôme d’études secondaires, mais cela ne nous a pas empêchés de diriger l’entreprise ! Nous avons dû apprendre la comptabilité (que nous faisions dans un cahier !), et nous avons dû apprendre à faire l’analyse des coûts : combien d’heures de travail étaient nécessaires pour fabriquer un produit et quels intrants étaient nécessaires, etc.

Jesús Varela : Le nouvel Indorca est entre nos mains. Qu’est-ce que cela signifie vraiment ? Nous ne nous contentons pas de produire, nous contrôlons également le processus de production. Avant, en tant que travailleurs, nous étions des actifs jetables. Maintenant, nous ne faisons pas que produire de la valeur, nous comprenons aussi le cycle de production. Nous sommes nos propres patrons… et ça marche ! Bien sûr, cela ne signifie pas que tout a été facile une fois que l’article 149 est entré en jeu. Apprendre les tenants et les aboutissants du processus de gestion ne se fait pas du jour au lendemain.

Eliezer Perdomo : Ici, nous prenons toutes les décisions collectivement : tout, du salaire mensuel à la somme destinée à l’entretien du bus d’Indorca, en passant par le montant des liquidités à conserver à la banque. Pour moi, le plus important dans l’autogestion est que nous ne sommes pas dirigés et que nous pouvons résoudre nos propres problèmes. Il n’y a pas d’exploitation ou d’oppression sur le lieu de travail. Je me sens libre ici. Cela ne s’est jamais produit auparavant, lorsque Indorca était aux mains du secteur privé. Tout cela rend mon travail beaucoup plus agréable !

Yaneth Carreño : Une entreprise démocratique et autogérée n’est pas une chose courante dans le capitalisme, car elle met le travailleur à la barre. Je suis arrivé à Indorca il y a six ans avec un contrat temporaire. Je venais de prendre ma retraite après une longue carrière dans l’administration publique et j’allais aider à mettre de l’ordre ici. Lorsque je suis arrivé, je me suis assis devant les livres où l’on tenait le compte des dépenses et des ressources disponibles. J’ai pu constater que les travailleurs étaient très méticuleux, mais qu’ils avaient besoin d’outils comptables pour mettre de l’ordre dans leurs affaires.

Petit à petit, je me suis attachée à Indorca. La solidarité, la volonté d’apprendre sans relâche et les processus démocratiques étaient nouveaux pour moi. Mais j’ai appris quelque chose d’encore plus important : ce sont les travailleurs qui produisent de la valeur, ce sont eux qui produisent les biens dont le Venezuela a besoin ! Dans notre société, l’ouvrier d’usine est invisible. Le patron, le directeur ou l’ingénieur peut passer huit heures dans un bureau, et il peut même être fatigué à la fin de la journée. Mais qu’est-ce que cela représente par rapport à l’opérateur de machine qui est exposé à une forte chaleur et à un épuisement intellectuel et physique ? Qui d’autre que le travailleur pense à des alternatives viables maintenant que le blocus rend impossible l’obtention de certains intrants et pièces ? Qui d’autre que l’ouvrier reste dans l’usine pendant de longues heures lorsqu’une commande est attendue ?

Il y a cette idée que les ouvriers d’usine font un travail mécanique qui ne demande pas d’effort intellectuel. C’est faux ! Les travailleurs industriels doivent résoudre toutes sortes de problèmes, qu’ils soient mécaniques, chimiques ou opérationnels. En plus de cela, les travailleurs d’Indorca connaissent la comptabilité et la gestion collective.

J’ai travaillé pendant 25 ans dans l’administration publique et j’ai plus appris des travailleurs d’ici que de toute ma carrière antérieure. Mon travail ici est humble : Je travaille dans l’administration de l’entreprise et j’aide à la comptabilité. Cela se résume à préparer soigneusement notre assemblée mensuelle où nous passons en revue la situation économique d’Indorca avec beaucoup de précision.

Cruz Gonzales : Le démarrage de la nouvelle Indorca a été une belle expérience. Même si les choses ne sont pas faciles à cause de la crise générale du pays, travailler sans patron est beaucoup plus agréable. Maintenant, nous avons tous le sentiment d’être une pièce importante du casse-tête. Nous travaillons dur, nous nous entraidons et nous prenons des décisions collectivement. J’ai beaucoup appris ici, et je veux continuer à apprendre. J’ai appris le soudage, mais je comprends aussi mieux la comptabilité. Mais surtout, j’ai appris comment gérer une entreprise collectivement et sans patron.

Jesús Varela : Il est très courant de dire que les travailleurs ne peuvent pas diriger une usine. L’expérience d’Indorca démontre le contraire : non seulement nous sommes là depuis sept ans, mais alors que la plupart des entreprises publiques et privées ont fermé leurs portes à cause de la crise et de la pandémie, nous avons gardé nos portes ouvertes !

Orlando Pereira : En tant que travailleur, comprendre ce qui se passe réellement dans l’entreprise est valorisant. Nous savons ce qu’il y a sur notre compte bancaire à tout moment. Nous connaissons le travail que nous avons à faire, et personne ne nous donne d’ordres. Cela ne veut pas dire que c’est un monde sans conflits. Nous avons des désaccords, parfois de gros désaccords. Cependant, le fait de disposer d’un espace pour débattre et résoudre les problèmes ensemble nous aide à faciliter le processus. Dans de nombreux cas, les débats peuvent conduire à trouver de meilleures solutions aux problèmes auxquels nous sommes confrontés.

Gladys Rangel : L’égalité est une chose réelle ici à Indorca… Nous vivons réellement selon sa règle ! Lorsque j’ai été engagée il y a environ deux ans, j’ai été interviewée par José et Yaneth. La première chose qu’ils m’ont dite, c’est qu’Indorca n’est pas n’importe quelle entreprise, qu’il s’agit d’une usine gérée démocratiquement, autogérée, où tous les travailleurs prennent des décisions ensemble lors de l’assemblée mensuelle et où nous recevons tous le même salaire. Ils m’ont également dit que je ne deviendrais pas riche, ce qui est vrai [rires]. Depuis lors, Indorca est devenue ma deuxième maison : J’y ai élevé mon bébé et j’ai appris des travailleurs. Ici, j’ai découvert comment la classe ouvrière peut gérer une usine – même si le Venezuela est confronté à l’une des crises les plus dures de son histoire !

Photo : Voces Urgentes

Réactiver l’usine

José Cedeño : Lorsqu’il est devenu évident que nous, les travailleurs, allions pouvoir prendre le contrôle de l’usine, le propriétaire a envoyé ses voyous et ils ont volé 80% des câbles de haute puissance qui alimentaient les machines. Ils ont également emporté des outils, des climatiseurs, des uniformes, des outils de mesure et du matériel de soudure. En plus de cela, ils ont cassé les fenêtres et détruit tout ce qu’ils pouvaient. C’était très douloureux pour nous !

La même chose s’est produite à Calderys et Equipetrol, deux usines qui avaient subi le même processus. Nous nous sommes réunis avec eux pour évaluer la situation et nous avons dit : Nous n’avons pas d’argent, mais ensemble nous avons beaucoup de connaissances acquises. Relançons les trois usines ensemble ! Ce dont Indorca avait besoin et qu’Equipetrol avait, ils l’ont partagé avec nous. Ce dont Calderys avait besoin et que nous avions, nous l’avons partagé avec eux. Nous avons aussi reçu l’aide des ouvriers d’Alcasa, Venalum et Sidor.

Notre principal goulot d’étranglement était la réactivation de la machinerie lourde. Pour ce faire, Calderys a pu nous aider à obtenir 500 mètres de câble. Voilà comment, en une semaine, nous avons pu réactiver Indorca : beaucoup de travail, beaucoup de solidarité… et bien sûr, de nombreuses années d’expérience mises à profit !

Photo : Indorca produit et répare des pièces pour les industries de base du Venezuela et peut desservir des industries dans tout le pays. (Voces Urgentes)

Entretien réalisé pour Venezuelanalysis par Cira Pascual Marquina et Chris Gilbert

Photos: Voces Urgentes

Source : https://venezuelanalysis.com/interviews/15542

Traduit de l’anglais par Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/06/05/maintenant-nous-sommes-nos-propres-patrons-et-ca-marche-lepopee-dindorca-au-venezuela/

En Colombie, « c’est maintenant ou jamais », par Maurice Lemoine

Jeudi 26 mai 2022 par Maurice Lemoine, journaliste, spécialiste de l’Amérique Latine, auteur de nombreux ouvrages, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique

Juste quelques vibrations d’air surchauffé, pas le moindre souffle de vent. L’ATR 72-600 d’Avianca vient d’atterrir. Le taxi s’éloigne de l’aéroport. Le conducteur bougonne. Une manifestation « d’on ne sait trop qui » l’oblige à modifier son itinéraire pour gagner le centre de Barrancabermeja. Bavard, le conducteur, il a mille choses à raconter. Il répond sans réticences à toutes les questions. Et justement, en voici une. Un peu délicate, pas vrai ? Comme si de rien n’était, le conducteur répond : « A Barrancabermeja, on vote Petro ! »

Incroyable. Prodigieux. Ahurissant…

N’oublions pas qu’on est à « Barranca » (comme on appelle la ville en abrégé) ! Un port fluvial et centre pétrolier stratégique, doté de la première raffinerie du pays, mais aussi et surtout une ville longtemps livrée à la vindicte des tueurs paramilitaires (alors qu’y stationnaient cinq mille hommes des bataillons 45 et Nueva Granada, des Forces spéciales et de la police). Au cœur du Magdalena Medio (huit départements le long du fleuve Magdalena). Lui aussi sous la coupe des grands propriétaires, des militaires, des « narcos » et des « paracos ». Déchainés contre les militants et sympathisants de gauche, les syndicalistes, les paysans, accusés de connivence avec les guérillas. Une permanence de la violence – un paroxysme terrifiant. Un long cortège de morts, de torturés et de disparus. De messages téléphoniques aux militants : « Si vous ne quittez pas la ville, votre fille va souffrir, on va la brûler vive, on va éparpiller ses doigts dans toute la maison », « Vends ta terre ou c’est ta veuve qui le fera ». Une angoisse constante obligeant chacun à raser les murs. A regarder autour de lui avant de parler. A peser ses mots. A se méfier des inconnus. Et là… Dans un sourire capté par le rétroviseur, le chauffeur de taxi répond à un étranger qu’il voit pour la première fois de sa vie : « A Barranca, on vote Petro ! »

Oui, Gustavo Petro : le candidat de gauche, en tête de tous les sondages à quelques semaines de l’élection présidentielle.

Incroyable. Prodigieux. Ahurissant…

Quelque chose a changé en Colombie.

Barrancabermeja.

En bien ? Au-delà des apparences, pas complètement. Depuis 2018 et l’élection du président de droite extrême Iván Duque (Centre démocratique), on pourrait même prétendre que la situation s’est aggravée. Le pays vit une triple crise, humanitaire, politique et sociale. « Une criminalité croissante, une réduction des libertés, une absence de garanties pour les dirigeants sociaux », résume Yvan Madero dans les locaux de la Corporation régionale pour la défense des droits humains (Credhos), à Barrancabermeja. Sur le dernier point, les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre le 1er janvier et le 5 avril 2022, 75 de ces dirigeants sociaux ont été assassinés. Presque 1 400 (quasiment un par jour, pour faire un chiffre rond) d’après l’Institut d’études pour le développement et la paix (Indepaz), depuis la signature des Accords de paix entre l’Etat et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2016. Trois cent vingt des ex-guérilleros revenus à la vie civile ayant pour leur part été tués (sans parler des 27 portés « disparu »).

Là se trouve le cœur du problème auquel est confrontée la Colombie : aucune volonté politique du pouvoir n’accompagne cette période de transition dans la construction de la paix. Au contraire : dès son arrivée à la présidence, Duque a annoncé sa volonté de « mettre en pièces » les historiques accords signés à La Havane par son prédécesseur Juan Manuel Santos et entérinés à Bogotá le 24 novembre 2016. Avec l’aide de la Cour constitutionnelle, de la Cour suprême de justice et la majorité de droite du Congrès, il a partiellement réussi.

« Municipio » Yondo, « vereda » Caño Blanco [1]. Le soleil assomme la mauvaise route qui serpente entre collines verdoyantes et « haciendas ». A une soixantaine de kilomètres de « Barranca » et à l’initiative de l’Association paysanne de la Vallée du fleuve Cimitarra (ACVC), plusieurs Conseils d’action communale se réunissent sous un petit hangar ouvert à toutes les absences de vent. L’ACVC : une longue histoire. Née en 1996, elle a remis l’an passé à la Commission de la vérité un rapport détaillant comment, entre 1990 et 2010, le mouvement paysan du Magdalena Medio a subi une persécution systématique visant à désarticuler son tissu social et à exterminer ses dirigeants [2]. En 2003, le frère de l’actuelle présidente Irene Ramírez a été assassiné. En 2007, les six dirigeants de l’ACVC se sont retrouvés en prison. Quinze années plus tard, Irene Ramírez se bat toujours en première ligne. « Notre lutte, c’est de promouvoir les accords de paix en nous réunissant pour faire connaître aux autorités municipales la réalité du paysan, nous a-t-elle expliqué en préalable au déplacement. Dans ce sens, on organise un noyau dur de “juntas” [Conseils d’action communale], espace dans lesquels nous avons une pleine légitimité ».

Irene Ramírez, présidente de l’ACVC.

La paysannerie a de fait eu un rôle primordial dans l’obtention de la négociation entreprise en octobre 2012 entre les FARC et le gouvernement. Elle payait le plus lourd du prix d’un interminable conflit dépourvu de sortie militaire. En mai 2013, c’est sous sa pression que les belligérants ont signé à La Havane le premier point d’une réforme rurale intégrale – stigmatisée dès l’origine par les secteurs dominants. Au cours d’un soulèvement marqué en août 2013 par de nombreux barrages routiers et de violentes manifestations, les paysans ne questionnèrent pas seulement la répartition des terres et les traités de libre commerce, mais revendiquèrent la dignité de la vie dans les campagnes – infrastructures, accès à l’éducation et à la santé –, le respect de leur environnement et, de manière générale, une place dans la société. Les engagements pris dans un plan d’aide spécial décrété par le président Santos ne furent pas tenus. En conséquence, lors d’un Sommet agraire de 5 000 personnes inauguré en mars 2014 par le maire de Bogotá Gustavo Petro, les revendications de souveraineté alimentaire, de défense des territoires et de « paix avec justice sociale » précédèrent un nouveau mouvement national qui bloqua pendant onze jours la « Panamericana », un important axe routier nord-sud qui traverse le continent sud-américain. « C’est sur la promesse de continuer les négociations avec le monde rural et, sur un autre plan, avec les FARC, que Santos a été réélu en 2014, précise Irene Ramirez. Les paysans ont eu du mal à voter pour lui, car il a été un protagoniste des faux positifs [3], mais c’est un effort qu’ils ont fait. »

Caño Blanco. Une certaine déception marque le début de la réunion. Les dirigeants de l’ACVC avaient prévu davantage d’assistance à cette assemblée. On doit y échanger sur les problèmes de sécurité de la zone, les modalités de la lutte contre les violences faites aux femmes et la prochaine élection présidentielle. « En sabotant les accords de paix, commente en grimaçant Any Martínez, le gouvernement ruine ce qui a été construit dans les espaces de participation communautaires. La seule chose qui a été accomplie est le désarmement des FARC. Le reste ? Rien ! D’où une certaine démobilisation des paysans. » Le constat concerne l’ensemble du pays. A titre d’exemple, le dernier rapport de la Mission de vérification des Nations unies souligne que, en ce qui concerne le premier point de l’Accord, à savoir la réforme rurale intégrale, 473 464 hectares ont été remis aux paysans, ce qui ne représente que 16 % des surfaces initialement envisagées.

« On survit, vous dit l’un, à Caño Blanco. Les coûts de production sont supérieurs au prix de vente de nos marchandises. » Une autre hausse les épaules, désabusée : « Il se perd beaucoup du peu qu’on cultive, comme le yucca, à cause du mauvais état des chemins. » Guérillera des FARC démobilisée, parfaitement à l’aise au milieu de l’assemblée, Alicia de Jesús Apriles assiste à toutes les réunions de son Conseil communal et de l’ACVC. Etonnant ? « On avait une base sociale, sourit-elle en évoquant l’ex-opposition armée, on était déjà intégrés dans les communautés, on faisait des “asados” [4] avec elles, on partageait régulièrement le café, on discutait. » Alicia habite un proche Espace territorial de formation et de réincorporation (ECTR) où ses « camaradas » tentent de vivre de la culture du yucca, de la banane et du cacao. « Pour nous, la vie est plus dure maintenant que quand nous étions dans la lutte armée », constate-t-elle, un léger réseau de rides se creusant sur son front.

L’ACVC à Caño Blanco. Une part importante de l’activité de l’association est dirigée vers les droits des femmes.

Colonne vertébrale de (l’alors) ambitieux accord de paix, le Programme national intégral de substitution (PNIS) devait permettre de remplacer la coca – matière première de la malédiction appelée cocaïne – par des cultures légales. Pour les premiers intéressés, l’opportunité de sortir d’une illégalité qui leur a toujours fait courir des risques insensés. « Avec la paysannerie organisée, on a fait partie du processus de construction du PNIS », rappelle Any Martínez en évoquant le rôle de l’ACVC. Propositions de projets productifs, élaboration de plans, pédagogie dans les territoires… Résultat : « Le gouvernement de Duque n’ayant pas respecté les engagements pris avec les producteurs, la crise économique et sociale, déjà terrible, s’est aggravée. »

Entre 2017 et 2020, l’assignation de ressources au PNIS a présenté une diminution du 81 % [5]. En mai 2021, ce recul, les éradications forcées et les violentes agressions policières et militaires ont conduit des centaines de paysans à protester. Surgissant du Meta, du Caquetá, du Cauca et d’autres départements, ils ont rejoint les autres protagonistes de l’énorme explosion sociale qui a mis la Colombie cul par-dessus tête cette année-là [6].

Ce naufrage du PNIS a néanmoins d’autres conséquences. « Nous avons poussé les paysans à éradiquer volontairement la coca, précise Lucy Córdoba, travailleuse sociale au sein de l’ACVC. Après l’avoir fait, manuellement, de leur plein gré, ils se retrouvent dans une situation catastrophique. Ils nous reprochent aujourd’hui de les avoir poussés dans cette direction. Derrière la stratégie du pouvoir, il y a une intentionnalité : rompre le tissu social. » Mais il y a plus…

« Campesinos », ils binent, sarclent et récoltent dans des champs étriqués. Aucune garantie sur le prix des denrées alimentaires produites. Une charge de 150 kilos de yucca rapporte 100 000 ou 120 000 pesos (250 ou 260 euros). Demain, elle en vaudra peut-être moins. Il faut la vendre en ville, la transporter en camion sur des chemins de charretier. Un simple kilo de coca ramène 3,5 millions de pesos (875 euros). Une pleine journée de travail pour récolter le yucca : 30 000 pesos (7,50 euros). Une demi-journée de « raspachine », le journalier qui gratte les tiges des cocaïers pour en ôter les feuilles : 150 000 pesos (38 euros).Les comptes sont vite faits.

Ici, on appelle ça « le marché noir » ou « le micro-trafic », c’est selon. Dans le « municipio » de Yondo, il y avait peu de coca – 50 ou 60 hectares – au moment des accords de paix. La situation évolue, et pas dans la bonne direction. A Cantagallo, à San Pablo, au nord de Barrancabermeja, sur le fleuve Magdalena, les surfaces plantées ont augmenté de 100 à 200 hectares depuis un an. « Beaucoup de paysans n’ont pas d’autre alternative, constate Mario Martínez, qui vit à Cantagallo. Celui qui a un hectare ou deux de coca ne devient pas riche et ne se transforme pas en narco, mais il résout les problèmes de sa petite économie familiale. » Nul besoin, pour être payé, d’attendre que la marchandise soit transportée et vendue, comme l’exigent le maïs ou le yucca : culture illicite, la coca est achetée sur place et payée comptant par les intermédiaires des « narcos ».

Feuilles de coca après la récolte.

« Quel est le principal bénéficiaire de la non mise en œuvre des accords de paix », interroge Any Martínez ? Sûrement pas le pays. Jouissant de bonnes terres, le Magdalena Medio pourrait produire du riz, du maïs, du haricot. Depuis des années, cette production agricole disparaît, remplacée par la coca. Le pays importe plus qu’il n’exporte – à l’exception de la cocaïne (3 % du PIB). Longtemps accusées d’être un groupe « narcoterroriste », les FARC ont déposé les armes. Les institutions devaient arriver dans les zones abandonnées par cette guérilla. Cela ne s’est pas produit. « L’Etat, sursaute Abelardo Sánchez, du Credhos, à « Barranca » ? Zéro ! Double zéro ! » Que ce soit en matière de sécurité, de santé, d’éducation ou de tout autre service public, il n’en existe effectivement aucune trace dans le Magdalena Medio, le Putumayo, le Catatumbo, le sud de Córdoba ou de Bolivar, sur toute la côte pacifique, dans le Choco…

La nature a horreur du vide. La dynamique de la guerre a changé. Les groupes générateurs de violence se sont renforcés. En tête d’affiche, les paramilitaires de toutes sortes, avec, en vaisseau amiral, les Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC). Mais aussi, dissidences des FARC, séparés de l’organisation depuis la signature d’accords qu’elles ont d’emblée rejetés. Certains fronts de l’Armée de libération nationale (ELN), en proie à une profonde crise interne. Réduits de l’Armée populaire de libération (EPL) [7]. Groupuscules divers et mafieux, qui n’avaient jamais été présents sur le territoire. La dynamique des acteurs a changé, les colonnes vertébrales politiques se diluent. Indépendamment des discours, le contrôle de l’économie illégale – coca et activités minières – est devenu le cœur et la seule justification de l’activité.

La pratique nous est racontée par l’un de nos interlocuteurs. Le paysan est approché par des membres des groupes armés. Le naufrage du PNIS, auquel il a cru, l’a entraîné dans la noyade. « On te prête 5 millions de pesos [1 250 euros] pour que tu re-sèmes de la coca. » Quoi qu’il arrive, la somme (parfois très supérieure) devra être remboursée dans les deux ans. Asphyxié par les difficultés du moment, le paysan reconnaissant accepte, sans se rendre compte du danger. « Du coup, tout le monde est enchaîné à la coca ! » Avec impossibilité d’en sortir. Qui ne rembourse pas prend une balle dans la tête, cadeau de deux « sicarios » en moto. Quiconque entend cultiver autre chose est menacé, forcé à se soumettre. Entre le 24 novembre 2016 et le 30 juin 2021, 75 dirigeants promoteurs de la substitution des cultures illégales ont été assassinés [8].

Si l’on prend le Magdalena Medio, exemple facilement transposable à d’autres parties du pays, les FARC y existaient depuis un demi siècle. « Hormis les paramilitaires d’extrême droite, pour nous l’ennemi absolu, c’était le seul groupe qui exerçait un réel contrôle sur cette région, vous explique-t-on à « Barranca ». Ses méthodes pouvaient être parfois musclées. Mais, d’une façon ou d’une autre, en tant que paysans, nous y avions des interlocuteurs, certains même d’entre nous sympathisaient politiquement, on pouvait discuter… » Autres temps, autres mœurs. Bien que revendiquant le label « FARC », les dissidences ne dialoguent pas, imposent sans distinction leurs lois et leurs « vacunas » (impôts). Les paramilitaires tuent des paysans en les accusant de produire de la coca pour l’ELN. Les chefs de cette dernière procèdent de la même façon. Cette guerre de tous contre tous se transforme en mêlée. « N’importe lequel d’entre nous peut se retrouver dans cette situation, sans même savoir qui est qui. »

Santé, habitat, éducation, formations, possibilités professionnelles ? « Nada » ! Les jeunes ont très peu de chances d’échapper à cet univers désenchanté. Pain béni pour l’exécution des basses œuvres. « Sans exception aucune, tous les acteurs hors-la-loi les approchent et leur offrent un million de pesos [250 euros], une moto et une arme pour se joindre à eux. » Les gamins « se font un film », décrit l’enseignante Laicy Suárez. Ils plongent. Ils touchent 1,5 millions de pesos (375 euros) tous les mois. En boivent une partie. Se mettent à consommer eux-mêmes la cocaïne, « dans une région où c’était impensable auparavant ». Surveillent, menacent, forcent à partir ou assassinent sur ordre les dirigeants, porte-paroles et militants locaux.

« J’ai pensé me déplacer, soupire une paysanne rencontrée à Yondo. Abandonner ce que j’ai, parce que je ne peux pas l’emporter. Mais, récupérer l’argent serait impossible. Cette terre a un prix et je ne l’obtiendrai jamais. » Avec une ironie un peu amère, elle ajoute : « Des gens opportunistes, qui ont de l’argent, attendent que des personnes comme moi leur en fassent cadeau… »

La force publique ? Le 22 mai, alertée en urgence, l’ACVC devra envoyer une « mission de vérification communautaire » dans les « veredas » Tamar Bajo et Puerto Nuevo Ité du « municipio » Remedios, situé dans la Zone de réserve paysanne de la vallée du fleuve Cimitarra [9].La veille, alors que se déroulait un affrontement entre des unités de l’armée et un ennemi indéterminé, des hélicoptères ont balayé de rafales de mitrailleuses les humbles « caserios » [10]. Surgissant au milieu des habitations, dépourvus d’insignes et d’identification, les militaires se sont présentés comme « un groupe armé », semant la panique dans la communauté. Coups de crosse, horions, fouille brutale des logis, sans mandat de perquisition, les soldats ont menacé plusieurs hommes de les abattre, les traitant de « fils de putes de guérilleros ». Pour faire bonne mesure, ils ont volé argent et téléphones portables dans les maisons [11].

« En tant qu’organisation paysanne, concluait quelques jours plus tôt Any Martínez, dans les locaux de l’ACVC, on ne sait plus de qui on doit se protéger. Nous nous trouvons au cœur de la cible. Indépendamment des différents groupes armés, dont nous rejetons les méthodes, le pouvoir veut en terminer avec tant d’années d’organisation en faveur de la paix, et donc avec nous. »

Sur le fleuve Magdalena.

Gros caillou dans le soulier du pouvoir : créée par les Accords, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Un mécanisme qui, reconnaissant la centralité des victimes, limite les peines encourues par tous les acteurs du conflit armé en échange de la vérité, de la reconnaissance des responsabilités et de la réparation [12]. Guérilleros, membres des forces de sécurité, mais aussi agents de l’Etat et civils appartenant aux mondes économique ou politique devaient être appelés à comparaître. Malgré l’ombre de la mort et la persécution politique, Comunes – le parti fondé par les combattants des FARC démobilisés – respecte sa parole et se soumet aux exigences qu’il a signées, assumant les erreurs, exactions ou crimes commis dans le cadre du très long et très brutal conflit armé. Par leurs révélations, les ex-guérilleros se livrent à la vindicte des médias dominants – qui les crucifient systématiquement en décontextualisant allégrement les faits. Porté sur les fonds baptismaux et dirigé en sous-main par l’ex-président Álvaro Uribe, lié depuis des décennies au paramilitarisme, le pouvoir, lui, tourne le dos à ses engagements. Dès 2017, la Cour constitutionnelle a établi que la comparution des « tiers » – ce que d’autres appelleraient les membres de la « société civile » – ne se ferait que sur une base volontaire. En conséquence, la justice transitionnelle a perdu le pouvoir de les poursuivre, même si elle dispose de preuves de leur participation directe ou indirecte (en particulier par le financement) à des crimes liés au conflit.

Soupir de soulagement au sein de la classe dominante et des secteurs qui se sont toujours nourris de la violence. Et vigilance extrême pour limiter les confidences par trop compromettantes. Dernier exemple en date, mais ô combien significatif, l’ « affaire Otoniel ».

Dirigeant numéro un des Autodéfenses gaitanistes de Colombie (AGC), « Otoniel » s’appelle en réalité David Antonio Úsuga. Guérillero de l’EPL démobilisé en 1991, il rejoint sans états d’âme les paramilitaires d’extrême droite. Avec l’aide d’un des leaders des Autodéfenses unies de Colombie (AUC), Daniel Rendón Herrera, alias « Don Mario », il crée le groupe armé illégal Los Urabeños qui, après la capture de « Don Mario » en 2009, devient le Clan Úsuga, avant de changer une nouvelle fois d’appellation pour devenir Clan du Golfe, puis les AGC. En 2020, la structure criminelle compte plus de 3 000 membres, répartis dans 211 « municipios » des territoires du Bajo Atrato, du Choco et du Magdalena Medio, pour ne citer qu’eux.

Le 23 octobre 2021, « Otoniel » est capturé – ou se rend volontairement, comme il le prétend – dans le village de Pítica de Turbo, dans la région d’Urabá (Antioquia). Outre le narcotrafic, des dizaines de déplacements forcés, de « disparitions » et d’homicides de leaders sociaux lui sont attribués. Deux mois plus tard, il témoigne pour la première fois devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP). Créant l’émoi, il y exprime sa volonté de dire la vérité et de révéler les relations entre le narcotrafic, la politique, les affaires, la justice et les forces de sécurité. D’emblée, il affirme avoir travaillé avec l‘armée et met en cause l’ex-commandant en chef de cette dernière, le général Leonardo Barrero.

Chance : depuis 2018, les Etats-Unis ont mis 5 millions de dollars sur la tête d’« Otoniel » et réclament son extradition. C’est comme allumer la lumière pour approfondir les ténèbres. La justice de ce pays ne se préoccupe que des crimes liés au narcotrafic. En aucun cas elle n’oblige un individu extradé à évoquer d’autres questions spécifiques à la Colombie, quand bien même il s’agirait de crimes contre l’Humanité. En décembre 2021, les représentants des victimes colombiennes d’« Otoniel » envoient une lettre au président Joe Biden. Ils lui demandent de suspendre l’extradition afin de sauvegarder leurs droits « à la vérité, à la justice, à la réparation et à la non-répétition ». C’est que, la machine à gommer les crimes est déjà en action. Le 17 février précédent, l’audience tenue par la Commission de la vérité pour entendre le « narco », au siège de la Direction d’investigation criminelle et Interpol (Dijín), a été brusquement interrompue par des membres des forces de sécurité, obligeant le commissaire Alejandro Valencia Villa, l’enquêteur de la Commission et un avocat de la défense à quitter la cellule où se déroulait l’audience. Quelques jours plus tard, des enregistrements numériques contenant les premiers témoignages du baron de la drogue devant la Commission de la vérité disparaissent mystérieusement. En dénonçant le vol, l’instance indépendante réclame de pouvoir poursuivre son travail « sans intimidations ».

Peine perdue. Début mars, les policiers qui l’escortent refusent une première fois de quitter les locaux où « Otoniel » doit être auditionné par la JEP. Le 22, une nouvelle audience au cours de laquelle il va témoigner sur la situation de violence en Urabá est suspendue : des membres de la Dijin refusent de quitter la salle de l’audition. Pourtant, une décision de justice oblige les membres de la police nationale à ne pas rester sur le site. « Comment un témoin va-t-il parler de personnels en uniforme impliqués dans des exécutions extrajudiciaires s’il y a des membres des forces de sécurité dans la salle d’audience », s’interroge un avocat des victimes [13] ? « C’est clair, a déjà protesté le sénateur du Pôle démocratique alternatif (PDA) Iván Cepeda : Ceux qui ont été ses partenaires et qui jouissent aujourd’hui de l’impunité veulent à tout prix faire taire alias « Otoniel ». »

Malgré ce sabotage et l’inertie totale du chef de l’Etat, les magistrats de la JEP et des membres de la Commission de la vérité réussiront, le 23 mars 2022, à interroger l’ex-chef paramilitaire sur son implication dans des crimes contre l’humanité dans le département de Casanare. Lors de l’audience, celui-ci réitère ses accusations contre l’ex-général Leonardo Barrero – connu au sein des « paracos » sous le pseudonyme d’ « El Padrino » (« Le Parrain ») –, évoque le nom d’un autre ex-commandant en chef, le général Mario Montoya, d’après lui « au courant de la pratique des “faux positifs” dans le département du Meta », affirme que l’armée continue à collaborer avec les paramilitaires dans certaines régions du pays et fournit une liste de soixante-trois personnes ayant eu des liens avec les AUC et les groupes dissidents formés après leur démobilisation en 2005 [14]. Cette liste est transmise au bureau du procureur général et à la Cour suprême de justice afin qu’elles enquêtent sur ces accusations. Parmi les mis en cause figurent des membres des forces de sécurité, d’anciens fonctionnaires de l’Etat et des hommes politiques tels que l’ancien gouverneur d’Antioquia Luis Pérez, candidat indépendant à la présidentielle de 2022 ; les anciens sénateurs Miltón Rodríguez Sarmiento et Carlos Cárdenas Ortíz ; l’ex-directeur du Département administratif de sécurité (DAS) Jorge Noguera (qui purge déjà vingt-cinq ans de prison pour association de malfaiteurs et homicide) [15] ; l’ancien ministre de l’Intérieur et de la Justice Sabas Pretelt (condamné à six ans et huit mois d’incarcération en avril 2015 pour achat de votes et corruption)…

Il devenait urgent d’agir. Malgré la clameur de milliers de proches des victimes et du Pacte historique (l’opposition de gauche), la Chambre pénale de la Cour suprême de justice a entériné début avril 2022 la demande d’extradition des Etats-Unis. Menotté, portant un casque et vêtu d’un gilet pare-balles, escorté de policiers lourdement armés et même d’un convoi de véhicules blindés, « le plus grand narcotrafiquant du pays » s’est envolé pour New York le 4 mai. D’autres « capos », livrés par Uribe aux Etats-Unis, pour les mêmes raisons, ont certes collaboré à distance avec la justice colombienne depuis leur prison de New York ou de Floride, à l’image du plus redoutable d’entre eux, Salvatore Mancuso [16]. Mais, d’autres, comme Rodrigo Tovar Pupo, alias « Jorge 40 » et Daniel Rendón Herrera, alias « Don Mario », ont refusé de parler et de fournir une once de vérité sur leurs complices et sur les exactions auxquelles ils ont ensemble été mêlés. On ignore pour l’heure quelle sera l’attitude d’« Otoniel ». Pariant sur l’avenir, Duque n’en a pas moins « remercié » la Cour suprême, le Conseil d’Etat – ainsi que la JEP ! – « pour avoir évité les manipulations intentionnelles de ce criminel pour tenter d’éviter cette extradition ».

Premier coup de semonce pour l’« uribisme » en 2018 : candidat de la coalition Colombie humaine, Gustavo Petro se qualifie pour le second tour de l’élection présidentielle avec 25,1 % des suffrages. Si, le 17 juin, Duque l’emporte finalement avec 54 % des voix contre 41,8 % à son adversaire, il n’en demeure pas moins que jamais un candidat de gauche n’a obtenu un tel résultat. Arrivé en tête dans la capitale Bogotá et dans plusieurs départements – Atlántico, Nariño, Cauca, Chocó, Vaupés, Sucre, Putumayo et Valle –, Petro a fait de son mouvement la seconde force politique du pays. Bilan d’autant plus remarquable que, pour l’emporter, Duque a bénéficié, sur ordre d’Álvaro Uribe, d’achats de votes organisés par les familles Char et Gerlein – puissantes « camarillas » politiques de la région de la Caraïbe – en lien avec un « narco » notoire, José Guillermo Hernández Aponte, dit « Ñeñe ». Officiellement invité, ce dernier assistera à l’investiture du nouveau chef de l’Etat, le 7 août 2018, à une place privilégiée [17]. Pas de quoi fouetter un média. Nul ne cherche de poux dans la tête de Duque. Le « méchant absolu », dans la région, nul n’en ignore, s’appelle Nicolás Maduro.

En interne, Duque fait du Uribe ; à l’international il se marie avec Donald Trump. Torpillage des accords de paix, rupture des négociations entreprises à La Havane avec l’ELN, agression permanente du Venezuela, usurpation par l’exécutif des autres pouvoirs étatiques, politique antisociale (aggravée par les effets de la pandémie) : 21 millions de pauvres, dont 7,5 millions en extrême pauvreté… Le pays se révolte le 28 avril 2021. Une nouvelle génération entre en « première ligne » – rejetons de la classe moyenne, étudiants, jeunes précarisés des milieux populaires. La répression s’abat, démesurée : 84 morts, 1 790 blessés (dont 103 victimes d’un traumatisme oculaire) [18]. A balles réelles, des paramilitaires en civil assistent les brutes en uniforme des Escadrons anti-émeutes (ESMAD). Estomaquées, les villes découvrent les méthodes historiquement utilisées dans les zones rurales – « el campo ». L’épisode laisse des traces. Il y a désormais un avant et un après. Le crépuscule de l’« uribisme » et du néolibéralisme armé vient de commencer.

« Si tu lèves la tête, on t’assassine » (Bogotá).

A quelques encablures de l’élection présidentielle du 29 mai 2022, sur la base de multiples sondages, le sénateur Gustavo Petro, candidat du Pacte historique, est donné largement en tête. Tant en interne, chez les Colombiens progressistes ou même simplement « civilisés », qu’à l’international, de nombreuses voix augurent d’une « nouvelle victoire de la gauche » – après le Pérou (Pedro Castillo), le Chili (Gabriel Boric) et le Honduras (Xiomara Castro), avant le Brésil (Luiz Inacio « Lula » da Silva) dans quelques mois. La perspective d’un renouveau dans une Colombie d’aujourd’hui 50 millions d’habitants, gouvernée par la droite depuis la nuit des temps.

Pour autant, et sans vouloir doucher l’enthousiasme de qui que ce soit, on attirera ici l’attention sur le parcours d’obstacles qui demeure à franchir pour qu’une telle prophétie puisse se réaliser. « On ne fait pas la fête avant le mariage », nous a déclaré à cet égard Germán Navas, lucide conseiller juridique de la campagne de Petro, lorsqu’il nous a reçu à Bogotá.

Certes remportées par le Pacte historique, les récentes élections législatives donnent effectivement à penser…

Doivent être élus ce 13 mars 2022 : 107 sénateurs, 167 représentants (Sénat et Chambre formant le Congrès). Le même jour, lors de primaires, le corps électoral doit également désigner les candidats à la présidence des trois grands blocs qui proposent des listes au Congrès : le Pacte historique (gauche), la Coalition de l’Espérance (centre), Equipe pour la Colombie (droite).

Jadis militant de la guérilla du M-19 qui, en échange de sa démobilisation en 1990, obtiendra la création d’une Assemblée constituante pour doter (en 1991) le pays d’une nouvelle constitution, Petro a mené une longue carrière politique, élu au Congrès depuis la fin des années 1990, maire de Bogotá entre 2012 et 2015. Le Pacte historique regroupe son parti, Colombie humaine, le Pôle démocratique alternatif (PDA ; centre gauche), l’Union patriotique (UP ; gauche ; exterminée dans les années 1980), le Parti communiste (PCC), des formations amérindiennes et afro-colombiennes, des mouvements de femmes et autres organisations de la « société civile ». Son programme décline tous les ingrédients d’une politique sociale-démocrate (ce qui, en Colombie, s’apparente à une révolution) : revenu de base, réforme de la santé, de l’éducation et de la protection de l’environnement, redistribution de la propriété agricole, réforme fiscale structurelle, respect total et relance des accords de paix. Sur une telle perspective, et fort de sa trajectoire, Petro a réussi à articuler diverses forces sociales et politiques qui, séparément et isolées, ne seraient pas en mesure d’affronter la caste dominante. Au terme du scrutin, il s’impose sans surprise (plus de 80 % des suffrages) pour porter les couleurs de cette famille politique le 29 mai.

Le centre – Coalition pour l’Espérance – se caractérise d’emblée par son hétérogénéité, les égos de ses dirigeants et ses conflits internes. S’y disputent le leadership Sergio Fajardo (ex-maire de Medellín, puis gouverneur d’Antioquia), Alejandro Gaviria (ex-ministre et intellectuel respecté de l’élite libérale de Bogotá), Jorge Robledo (dissident du PDA, ennemi intime de Petro) et Juan Manuel Galán, fils du leader du Nouveau libéralisme Luis Carlos Galán, assassiné le 18 août 1989 par des tueurs des cartels de la drogue. Dirigeante du micro-parti Oxygène vert, récemment ressuscité, l’ex-prisonnière des FARC Ingrid Betancourt rejoint un temps la coalition avant d’y « mettre le bazar » et de s’en retirer, accusant ses brefs amis de magouilles politiciennes. Tout en prônant quelques mesures positives – le contrôle des prix des médicaments, l’interdiction de l’utilisation du glyphosate et des épandages aériens contre la coca ou respect des accords de paix signés avec les FARC –, ces centristes assumés négligent quelque peu l’urgence sociale, « rejettent les extrêmes » et se concentrent sur le sociétal cher aux classes moyennes – euthanasie, avortement, etc. Au terme de la primaire, Fajardo s’impose à ses concurrents.

Droite ou extrême droite ? Equipe Colombie ne peut renier sa filiation abruptement néolibérale. La plupart de ses protagonistes sont liés aux gouvernements Uribe et Duque ainsi qu’aux politiques socialement dévastatrices qui ont été mises en œuvre. S’y retrouvent la droite dure, dont le Parti conservateur, Changement radical et La U, qui fut le parti de l’ex-président Santos. S’y distinguent Federico « Fico » Gutiérrez (ex-maire de Medellín, membre de l’Opus Dei), Alejandro Char (figure notable de mafia caribéenne), David Barguil (grand propriétaire lié au paramilitarisme) Dilian Toro (ex-gouverneure de Cali), Juan Carlos Echeverry (ex ministre des Finances sous la présidence de Santos), Enrique Peñalosa (deux fois maire de Bogotá). Ne manque dans le tableau que le Parti libéral de l’ex-président et ex-secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) César Gaviria. Et, d’où la question ouvrant ce paragraphe, le Centre démocratique, parti d’Uribe et Duque, qui annonce vouloir jouer seul sa partition avec Oscar Iván Zuluaga comme candidat. Il n’en demeure pas moins que l’aspirant à la présidence émergeant de la consultation, « Fico » Gutiérrez, est considéré proche de l’ « uribisme ». Ce que l’avenir confirmera.

Un premier constat s’impose alors : lors de ces primaires, Petro a rassemblé 4 475 000 voix ; Gutiérrez, 2 152 670 voix (deux fois moins) ; Fajardo, 721 521 voix (six fois moins). Un rapport de forces significatif dans la perspective de la présidentielle. Cerise sur l’« empanada » [19] : lors de la primaire du Pacte historique qui l’opposait à Petro, la militante sociale afro-colombienne Francia Márquez a recueilli 783 000 voix, ce qui la place globalement en troisième position des postulants à la présidence, derrière Petro et Gutiérrez, mais devant le centriste Fajardo et tous les autres pré-candidats.

Pour les législatives et la présidentielle, « votez Petro » (Arauca).

Spécificité colombienne : après l’enregistrement des listes de candidats aux législatives, la Fondation pour la paix et la réconciliation (Pares) a présenté un rapport intitulé « Les héritiers et héritières de toutes les formes de corruption » dans lequel elle a révélé qu’au moins 108 de ces candidats – 50 au Sénat, 58 à la Chambre des représentants – faisaient l’objet d’enquêtes judiciaires, disciplinaires ou fiscales pour des actes présumés de corruption ou de liens avec des groupes armés illégaux. « Bien que ce pourcentage semble très faible par rapport au nombre total de candidats, les candidats mentionnés sont les plus susceptibles d’être élus », précisait le texte [20].

Au jour dit, 54,5% des personnes disposant du droit de vote s’abstiennent (plus qu’au Venezuela où la droite non démocratique promeut le boycott des scrutins !). Les résultats tombent. Au Sénat, avec 14,52 % des suffrages, le Pacte historique arrive en tête et obtient 16 sièges, faisant jeu égal avec le Parti conservateur et précédant le Parti libéral (15). Jusque-là hégémonique, la droite dure – Centre démocratique, Changement radical et Parti de la U – perd 16 sièges et 1 700 000 voix.

A la Chambre des représentants, la coalition dirigée par Petro obtient 25 sièges, en seconde position derrière le Parti libéral (32), mais au coude-à-coude avec les conservateurs. L’« uribisme » s’effondre en abandonnant 41 sièges (Centre démocratique, 17 ; Changement radical, 14 ; La U, 10). Avec deux représentants, les centristes de la Coalition pour l’Espérance subissent une véritable Bérézina.

Les premiers commentaires enthousiastes fleurissent : «  Le Pacte historique a obtenu les meilleurs résultats du progressisme dans l’histoire de la République ». Ce qui est vrai. Mais encore incomplet… Car, nous l’avons déjà noté, la Colombie demeure la Colombie.

« Ici, l’imagination dépasse tout. Ce qui ne peut se passer nulle part ailleurs se passe ici ! » Conseiller juridique de la campagne présidentielle de Petro, Germán Vargas, représentant de la circonscription de Bogotá à la Chambre, pour le compte du Pôle démocratique, raconte avec le recul l’épisode en souriant. « On s’en est rendu compte le jour même, alors que les élections se terminaient : curieusement, il y avait des endroits ou aucun vote n‘apparaissait en faveur du Pacte historique. C’était absolument impossible ! » Chaque bureau de vote comporte plusieurs tables de vote. Alors que, dans l’ensemble du pays, le Pacte réalise un score historique, dans 29 000 de ces tables, soit 25 % du total, il n’obtient aucune voix. « Dans les villes, dans les campagnes, nos militants et assesseurs se sont répandus partout, comme des langoustes. Ils ont commencé à faire un recomptage et se sont rendus compte qu’il avait de grossières altérations. » Plus de 500 000 voix manquent à l’appel, Petro et son parti ont disparu ! Juristes et avocats montent au créneau. Bien que minimisé par les médias, le scandale éclate. Dirigée par Alexander Vega, la Registraduría (organisme chargé de la logistique des élections) affirme que cette anomalie est liée à la conception d’un imprimé – le formulaire E-14 – et aux « erreurs » commises par les jurys électoraux. Vargas en sursaute encore : « 29 000 tables ! Cela a été fait de façon réitérée, il n’y a pas d’erreurs, c’est intentionnel, l’exemple qu’a donné la Registraduría est honteux. »

La clameur oblige les autorités à réagir. Le Pacte historique récupère finalement 600 000 voix, ce qui lui octroie quatre sénateurs supplémentaires [21]. Dont l’historique pilier de l’Union patriotique (UP) Jahel Quiroga.

Germán Vargas.

Dirigeante de l’association Reiniciar, Quiroga se bat depuis des décennies pour faire reconnaître la responsabilité de l’Etat dans le massacre des militants de l’UP par les paramilitaires, la police politique (DAS) et l’armée, dans les années 1980 [22]. Le 4 mars dernier, la JEP a rendu public les derniers chiffres établis par le juge Gustavo Salazar : 8 300 victimes dont 5 733 assassinés ou disparus. Parmi ces derniers figurent les candidats à la présidence Jaime Pardo Leal et Bernardo Jaramillo, tués respectivement en 1987 et 1990. En octobre 2017, Quiroga a elle-même été menacée de mort dans un pamphlet intitulé « Plan pistolet contre l’Union patriotique » diffusé par les AGC. Longtemps éliminée de la scène politique « faute de combattants », l’UP n’a récupéré son statut légal, grâce à un arrêt du Conseil d’Etat, qu’en 2013.

Bien que surprise par cette élection obtenue lors des « prolongations », Quiroga se réjouit : « C’est une grande satisfaction que de voir l’UP au Sénat, les victimes le prennent ainsi. » Et elle raconte la suite de l’histoire : « Après qu’on ait récupéré les voix qui nous avaient été soustraites avec une mauvaise intention, Uribe, qui sait qu’il a perdu, a protesté, exprimé des doutes sur le processus électoral et réclamé de nouvelles élections ! Comme on dit en Colombie, c’est une « “payasada” – une pitrerie. Heureusement, tous les partis ont été contre, sauf Ingrid Betancourt. Même les libéraux et les conservateurs ont fait le pari de sauver la démocratie. »

Jahel Quiroga.


Une démocratie qui prend eau de toutes parts. Pour la première fois, ce 13 mars, des représentants des victimes du conflit devaient être élus dans seize « circonscriptions spéciales temporaires pour la paix », promises par les accords de La Havane. Une telle élection destinée à donner une représentation aux régions et communautés historiquement les plus frappées par le conflit aurait dû prendre effet en 2018. Par son action au Congrès, l’« uribisme » a réussi à empêcher cette avancée jusqu’à ce que, en août 2020, la Cour constitutionnelle n’ordonne enfin de respecter les engagements pris en 2016 par l’Etat. Les populations ciblées ont été identifiées sur la base de quatre critères : nombre élevé de victimes, fort taux de pauvreté, faiblesse des institutions de l’Etat et présence d’une économie illicite, telle que la culture de coca. La règle : seules les victimes enregistrées peuvent concourir pour ces sièges et les partis politiques ordinaires en sont exclus. Dans ce contexte, 403 personnes se sont présentées pour ces 16 sièges qui, à la Chambre des représentants, seront en place pour deux mandats. Avec, au final… une déception à la hauteur des espoirs entrevus.
« Jamais les ressources prévues ne sont arrivées pour que nous puissions travailler », nous a relaté Irene Ramírez à Barrancabermeja. Que ce soit le long du fleuve Magdalena, dans le Cauca, le Putumayo ou dans le Choco, difficile pour des habitants qui peinent déjà à débourser 16 000 pesos pour parcourir quelques dizaines de kilomètres dans une embarcation ou un car déglingué, de payer 7 000 000 de pesos (1 750 euros) au bureau de la Registraduria pour enregistrer une candidature. Dans ces zones rurales, avec les distances, les mauvais chemins, l’absence d’inscription sur les listes électorales, beaucoup ne voient pas l’utilité d’envoyer à Bogotá un « politique » impuissant à changer le désastre quotidien. Seuls 42,8 % des électeurs autorisés à voter dans ce cadre ont exercé leur droit. Par ailleurs, dans la majorité des cas se répètent les phénomènes déjà connus. Si dans les villes et les métropoles, le progressisme progresse (comme il se doit !), le « campo » demeure soumis aux structures politiques traditionnelles, au clientélisme, aux relations de voisinage – « Je connais Fulano qui connaît Fulano [23] »… Même en milieu urbain, comme à « Barranca », les habitants peuvent très bien choisir Petro pour la présidentielle, mais voter à droite aux élections locales, là où se concentre le pouvoir qui régit leur vie quotidienne.
Pour en revenir à nos seize sièges de victimes, tous attribués en milieu rural, il a fallu aussi compter sur les acteurs armés. « Dans le Magdalena Medio, les paramilitaires ont mis des candidats. L’ELN en a eu aussi. “Votez pour untel” : ils ont fait pression sur les habitants. »

C’est ainsi que, dans la circonscription numéro 12, qui couvre treize « municipios » du Cesar, de La Guajira et du Magdalena, Jorge Rodrigo Tovar, dit « Yoyo », fils du redoutable chef paramilitaire « Jorge 40 », a été « élu » en représentation des victimes. Lorsque, après sa démobilisation, « Jorge 40 » a été soumis au procès dit « Justice et Paix » imaginé par Uribe pour sortir du champ médiatique des criminels devenus trop voyants, il a avoué environ 600 crimes. Puis a été extradé pour « trafic de drogue, en mai 2008, aux Etats-Unis. En 2020, son fils « Yoyo » a été nommé par Duque, au sein du ministère de l’Intérieur, au poste de Coordinateur des victimes du conflit armé. La promotion a déclenché des hurlements : Tovar défend publiquement son père, qu’il considère comme un « prisonnier politique aux Etats-Unis » et un « héros ».
Quelques semaines avant les élections de mars dernier, certains des candidats de la douzième circonscription ont dénoncé l’existence de zones qui leur étaient fermées pour faire campagne, seul le fils de « Jorge 40 » pouvant y accéder. Le 11 mars, dix-huit de ces candidats ont renoncé, estimant insuffisantes les garanties leur permettant de se présenter. Et « Yoyo » a été démocratiquement élu.
Ailleurs, des candidats qui se prétendaient apolitiques ont été promus par des partis. « Ici, rappelle Irene Ramírez, nous avions un candidat, Francisco González. Il a été battu. Le vainqueur, on ne le connaît pas. Il est de Santa Rosa del Sur. Ce qu’on comprend, c’est qu’il disposait de ressources économiques. Les conditions n’ont pas été égales. On n’a pas grand-chose à dire de plus. » Ah, si… « Les principaux vainqueurs, dans ces juridictions, n’ont pas défendu les accords de paix ; ils les ont même attaqués. C’est une réalité. A l’exception de trois ou quatre sièges, le mouvement social a perdu. »

Foin de ces détails, passés inaperçus. Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, notent nombre d’observateurs, les secteurs alternatifs sont la première force au Congrès. De bon augure pour la présidentielle. Soit. Mais, tout de même. La prudence s’impose. Il ne s’agit pas ici de désespérer les Billancourt colombiens, mais de conserver un regard lucide sur la suite possible des événements.
Vingt sénateurs, d’accord, mais sur… 108. Vingt-cinq représentants sur… 188. Le Pacte historique pourra bien sûr compter sur quelques alliés. Les dix représentants et sénateurs des ex-FARC, en vertu des sièges qui leur ont été accordés d’office par les Accords pour les périodes législatives 2018-2022 et 2022-2026. Les vainqueurs des deux circonscriptions spéciales indigènes, qui lui sont acquis. Une poignée de représentants des victimes, comme nous venons de le voir. Et puis ? A la Chambre des représentants la majorité absolue s’établit à 95 sièges ; au Sénat, à 54. Le Pacte historique en est très loin. Même si Petro gagne la présidentielle, les droites conserveront largement le contrôle du Congrès. C’est tout sauf une partie de plaisir qui se profile à l’horizon.

L’étoile d’Álvaro Uribe s’éteint peu à peu. Les poursuites judiciaires le cernent. Pour des accusations de corruption et de subornation de témoins, il risque jusqu’à 12 ans de prison. Enfoncé dans les profondeurs des sondages, son homme lige, Oscar Iván Zuluaga, en a rapidement pris acte et, renonçant à sa candidature, a rallié « Fico » Gutiérrez. Lequel a évité de s’en féliciter trop ouvertement. Il a besoin des voix, mais ne souhaite pas avoir, ce qui serait contre-productif, Uribe à ses côtés sur la photo. D’où un discours tiré au cordeau : « Il y a deux modèles de pays. Je veux un pays qui progresse, pas un pays brisé, dans la misère. Et toi, Petro, tu es Chávez et Maduro. Moi, je ne suis ni Uribe ni Duque. Je suis Fico et je vais être le président des gens. » Belle tentative. Personne n’est dupe. Malgré l’appui de Changement radical, du parti de la U et du Parti conservateur, Gutiérrez ne décolle pas dans les enquêtes d’opinion.

Panique à bord. Une partie de la droite semble tentée de changer son fusil d’épaule. Dans un possible deuxième tour, un candidat jusque-là considéré secondaire, apparait susceptible de rassembler plus facilement les forces conservatrices : Rodolfo Hernández. Riche homme d’affaires, ex-maire de Bucaramanga (500 000 habitants), l’homme a un côté excentrique, voire grossier, et joue à merveille des réseaux sociaux sur lesquels il se positionne dans le registre anti-establishment et anti-corruption [24]. Si l’on considère les sondages (à croire avec modération), Hernández, que rallient en panique de nombreux transfuges de la coalition Centre Espérance, monte en puissance et « pourrait » menacer « Fico ».

Au centre, en effet, un poids écrasant s’abat sur les épaules de Fajardo. Il a beau hausser la voix, ses discours ne portent pas. Son projet politique se résume en quelques mots : « Les changements doivent être modérés », « nous ne pouvons pas sauter dans le vide », « Petro est un populiste et un démagogue ». Fajardo traîne pas mal de casseroles, au demeurant : accusé par la Cour suprême de graves irrégularités dans la gestion de contrats durant son mandat de gouverneur de Medellín, il devrait comparaître en justice courant 2022. Lors de la présidentielle de 2018, ratant de peu le second tour, devancé de 250 000 voix par Petro, Fajardo a appelé à voter « blanc », favorisant ouvertement la victoire de l’extrême droite en la personne de Duque (53 % des voix).En 2021 enfin, s’il a critiqué vertement la brutalité excessive de la répression, il s’est maintenu prudemment à l’écart du mouvement. Interrogé à ce sujet, il s’est contenté de répondre : « Nous (la Coalition de l’espérance) ne sommes pas allés dans les cortèges parce on ne devrait pas y trouver de politiciens ; nous devons interpréter et comprendre qu’il y a un mécontentement face à la politique du pays, mais participer est usurper l’espace d’autres personnes. » Sans faire directement référence à Petro, vu à Bogotá au milieu des protestataires (sans en faire des kilos et en rejetant la violence), il souligna que la présence de politiciens dans les manifestations lui semblait « irresponsable [25] ». Les rebelles d’alors, et en particulier la jeunesse, lui passent la facture aujourd’hui.

Restent, le vent en poupe, Petro et le Pacte historique. De très nombreux Colombiens veulent un changement. Petro sait qu’il lui faut élargir sa base dans l’espoir de gagner au premier tour (hypothèse idéale, mais, sauf grande surprise, assez improbable) ou, dans des conditions plus difficiles, tous ses adversaires faisant bloc, au second. La rumeur a longtemps couru d’une alliance avec le Parti libéral, dépourvu de candidat, à qui serait offerte la vice-présidence. A cet effet, Petro a rencontré le chef de cette formation, César Gaviria. « On veut les ministères de l’Economie et de la Défense », a exigé celui-ci. « Ah oui, les armes et le fric ! », s’est esclaffé Petro. Devant tant d’arrogance, la négociation en est restée la. Fidèle à sa véritable nature, Gaviria a donc annoncé illico qu’il rejoignait Gutiérrez (en 2018, au second tour, il a appuyé Duque). Prenant la décision qui lui fera peut-être gagner l’élection, Petro a du coup choisi pour vice-présidente Francia Márquez, la dirigeante éco-féministe noire qui, par sa spectaculaire irruption lors des primaires, a étonné la Colombie. « En terme électoral, c’est un bon choix, analyse David Moreno, conseiller de la sénatrice Sandra Ramírez (Comunes)  ; au lieu d’offrir cet espace à la droite, Petro fait le pari d’une femme qui impacte fortement l’opinion publique par ses origines et ses prises de positions radicales. » De fait, là où l’hypothèse Gaviria suscitait de vives réticences au sein du Pacte historique, « Francia » provoque l’enthousiasme dans les milieux populaires. « Petro et elle, c’est la formule parfaite pour tout ce dont nous avons besoin, aussi bien dans notre région que dans toute la Colombie », pouvons-nous entendre à Yondo et, sous d’autres formes, mais dans le même esprit, à Bogotá ou dans le département d’Arauca.

L’ACVC à Caño Blanco : les difficultés quotidiennes et l’âpreté de la lutte n’empêchent pas la bonne humeur.

La tension marque la fin de campagne. La droite se sait le dos au mur. Les signes de raidissement et de nervosité se multiplient. Le 10 mai, provoquant la stupeur, la procureure générale Margarita Cabello (ex-ministre de la Justice de Duque) suspend de ses fonctions, par un communiqué envoyé aux médias, sans comparution ni droit à la défense, le maire indépendant de Medellín, Daniel Quintero. Il lui est reproché une brève déclaration supposée « appuyer » la candidature de Petro. La Constitution colombienne interdit (assez curieusement) aux fonctionnaires publics et aux élus de s’ingérer dans la vie politique. En fait, il semble que tout le monde ne soit pas au courant. Duque lui-même multiplie les déclarations contre le leader du Pacte historique. Par ses insultes et ses menaces, le commandant en chef de l’armée, le général Enrique Zapateiro, ne se prive pas de faire la même chose, violant autrement plus sérieusement les articles 127 et 219 de la Constitution. La procureure générale ne semble pas le remarquer. Plutôt que de nommer pour l’intérim à Medellín un proche du maire défenestré, Duque a désigné à sa place Juan Camilo Restrepo Gómez, un fonctionnaire de son gouvernement. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la destitution par le procureur d’extrême droite Alejandro Ordoñez, pour, « erreurs administratives », le 9 décembre 2013, de Gustavo Petro, alors maire de Bogotá. Ce dernier se vit infliger une interdiction d’exercer toute fonction publique pendant une durée de quinze ans. Il lui fallut attendre le 23 avril 2014 pour que la justice mette un terme à cette tentative d’évincement de la vie politique et le rétablisse dans ses fonctions.

Les plus de 500 000 voix égarées des législatives ont laissé des traces. « On demande que soit suspendu le “registrador” [directeur de la « Registraduria »], nous déclarait Germán Vargas le 22 avril dernier. Des actions juridiques sont en cours pour le séparer de la fonction, car il ne jouit d’aucune crédibilité. » Nulle réaction des autorités compétentes, justifiant une autre affirmation de Vargas : « La concentration du pouvoir est totale. La Fiscalía, la Controlaría, la Registraduría, la Procuraduría, la Defensoría sont entre les mains du gouvernement » [26]. Silence total, donc, jusqu’au 17 mai, quand le conservateur Juan Diego Gómez, président du Sénat, demande qu’Alexander Vega soit destitué de sa fonction pour avoir altéré les résultats des législatives en faveur… du Pacte historique ! Dès le lendemain, le Ministère public ouvre une enquête préliminaire contre Vega. A onze jours de la présidentielle, que celui-ci est censé organiser ! L’annonce provoque l’effroi – peut-être même un début de paranoïa (qui s’apparente souvent à de la clairvoyance en Colombie). Petro monte au créneau : « J’appelle toutes les campagnes concurrentes, celle de Sergio Fajardo, celle de Rodolfo Hernández, à être vigilantes et à se réunir lundi parce que, mardi 24, ils ont l’intention de porter un coup aux élections du 29 mai. Ils prévoient de les suspendre et de suspendre les organes qui régissent le processus électoral en Colombie. » En d’autres termes, un coup d’Etat.
Le pouvoir s’insurge, multiplie les démentis. Les élections auront bien lieu, et dans des conditions exemplaires. A condition, bien sûr, de ne pas se montrer trop regardant.

A cinq jours du premier tour – cinq jours ! –, le directeur du Conseil national électoral (CNE), Luis Guillermo Pérez, informe que, par manque de temps et de prestataire, il n’a pas été possible de procéder à l’audit international du software du logiciel qui sera utilisé pour le décompte du scrutin. Il y avait bien une offre de l’entreprise Datasys, « mais il y a une série d’exigences légales et ils ne les ont pas respectées ». Bien entendu, précisent les autorités, un tel audit aurait permis la tranquillité d’esprit, mais « la transparence de l’élection n’est pas en danger », assurée qu’elle sera « par les témoins électoraux et les autres entités territoriales ». Tout va bien, fermez le ban (qu’on imagine la même situation au Venezuela !).

Puisqu’on parle du Venezuela… Habituellement plus prolixes, les Etats-Unis se montrent particulièrement discrets. Washington se contente de ligoter le prochain gouvernement. Après avoir fait de la Colombie un « partenaire global » de l’Organisation de l’Atlantique nord (OTAN) [27], le président Joe Biden a désigné le 24 mai la Colombie comme « principal allié des Etats-Unis non membre de l’OTAN ». Les deux formulations peuvent sembler contradictoires, elles ne le sont pas : tout en permettant une interopérabilité poussée des armées, le statut de « partenaire global » n’accorde pas les garanties de sécurité dont bénéficient les membres à part entière du bloc militaire. En tout cas, avec un tel blindage, bon courage à qui vaudrait remettre en cause la permanence des sept bases militaires utilisées par les Etats-Unis en Colombie. Pour bien marquer son appartenance au « camp du bien », Bogotá vient d’annoncer l’envoi d’une escouade de ses militaires en Ukraine. De son côté, l’ambassadeur de Washington en Colombie, Philippe Goldberg (expulsé de Bolivie par Evo Morales en septembre 2008 pour son ingérence dans la vie politique du pays) a enfin réussi à se faire remarquer : le 15 mai, s’attirant une réaction vigoureuse de Francia Márquez, il affirmé détenir des informations « sur un éventuel financement et une intervention éventuelle des gouvernements de la Russie et du Venezuela dans les élections en Colombie ».

La campagne se termine. Insultes, calomnies. Francia Márquez reçoit des menaces de mort. Après avoir suspendu quelques jours sa campagne, Petro ne s’exprime plus en public que derrière une haie de boucliers blindés. Le Pacte historique l’emportera le 29, c’est certain. Si un deuxième tour s’avère nécessaire, la victoire sera plus incertaine. Classes supérieure et même moyenne, « les gens » protègent leurs biens, leurs intérêts économiques. La droite pilonne : « Si Petro gagne, il y aura des expropriations, des spoliations. » « Si Petro l’emporte, la Colombie deviendra un nouveau Venezuela. » Chez les centristes, les dirigeants qui ne gagnent pas se vendent assez facilement. « Ils se disent du centre, maugrée Germán Vargas, mais basculent là où il y a des prébendes. » Nul ne sait de quel côté leurs électeurs tomberont. En toute hypothèse, ils se diviseront. Après la décision de Gaviria de soutenir Gutiérrez, le Parti libéral s’est cassé – une partie de la base soutient Petro. Une victoire au second tour n’est donc nullement impossible, compte tenu de la dynamique et des attentes du moment.

1er mai à Bogotá : la base du Parti libéral avec Petro.

Restera dans ce cas pour le Pacte historique à gérer la victoire et à gouverner. Sur l’enthousiasme manifesté par ceux et celles qui souhaitent le changement flotte une crainte perceptible. La tâche sera ardue. A commencer par la gestion des Forces armées. Sous la férule d’Uribe et de Duque, celles-ci ont été politisées comme jamais. Sombre bilan. En février, le général Jorge Hernando Herrera Díaz, commandant de la septième division, a été destitué, pour ses liens avérés avec les narco-paramilitaires « Los Pocillos ». Cinq autres généraux et colonels ont été condamnés. Les 26 et 27 avril, lors d’une audience historique, dix militaires à la retraite, dont un général et quatre colonels, ainsi qu’un civil, ont reconnu leur responsabilité dans l’assassinat de pauvres hères qu’ils faisaient passer pour des guérilleros morts au combat – les « faux positifs » (6 402 en tout, d’après la JEP). Déjà sur la défensive, montrés du doigt, nombre d’officiers supérieurs vivront mal de ne plus être protégés par un pouvoir passablement complice et, qui plus est, d’avoir comme commandant en chef un… ex-guérillero. Uribe a ses fanatiques dans l’institution. Petro envisage une réforme de la doctrine militaire – doctrine de la « sécurité nationale » et de l’ « ennemi interne » toujours en vigueur dans le pays. « Certes, la Constitution colombienne dit que les Forces armées sont soumises au pouvoir civil, rit David Moreno, mais le pouvoir civil auquel elles se soumettent est celui des Etats-Unis ! »

Militaire ou civil, l’« uribisme » a beaucoup à perdre. Il ne va pas partir sans résister. Dans le Magdalena Medio, dans le Cauca, sur les terres particulièrement violentes de l’Arauca [sujet d’un prochain article], en gros dans le « campo », les militants et sympathisants de gauche souhaitent la victoire et se battent pour l‘obtenir, mais tous expriment la même idée : « Si Petro gagne, préparons-nous au pire, l’extrême droite va se déchainer. » A cet égard, un fait récent a commotionné les campagnes. Le 5 mai, suite à l’extradition de leur chef « Otoniel », les paramilitaires des AGC se sont déchainés. Pendant quatre jours, un « paro armado » (par la menace, confinement et arrêt des activités) a paralysé une centaine de « municipios », dans dix départements – Antioquia, Bolivar, Magdalena et Magdalena Medio, Sucre, Santander, Córdoba, Choco, etc. –, imposé d’une poigne de fer et avec une violence extrême aux populations. Six morts, près de deux cents véhicules détruits (la plupart brûlés) ont payé leur non respect des consignes. La Police nationale a annoncé avoir détenu 92 personnes à cette occasion. Toutefois, il n’échappé à personne que les AGC ont désormais la capacité de contrôler de vastes zones du pays et que la police et l’armée, si promptes à réprimer les manifestations populaires, n’a en réalité déployé aucune opération d’envergure pour affronter ces hordes de « paracos ». De quoi, à juste titre, inquiéter les communautés.

Soleny Torres, ex-guérillera des FARC dans l’Espace territorial de formation et réinsertion (ETCR) de Poblado Villapaz (département d’Arauca) : « Le destin de la Colombie ne peut pas être la guerre ».

Paradoxe… En ville, c’est une autre partie de la population qui a peur, celle qui a voté Duque en 2018 parce qu’une arrivée de Petro la terrorisait : « Si la gauche gagne, elle va vouloir se venger ! »
A en croire la tonalité générale et le discours des intéressés, il n’en est rien. Même les ex-guérilleros rencontrés à Bogotá, dans le Magdalena Medio et en Arauca se battent essentiellement et avant tout pour une mise en œuvre intégrale des accords de paix. Et partout, dans les quartiers aux murs proprets, à la frange des villes, dans les baraques de planches vermoulues et les cabanes en papier goudronné, dans la lumière qui escalade les collines, dans les Andes et au bord de la Caraïbe, dans l’ensemble du pays, flottent un espoir, une mélopée, une consigne : « Pour que la Colombie change, c’est maintenant ou jamais. »

Photos : Maurice Lemoine


[1« Municipio »  : municipalité, parfois très étendue en milieu rural. « Vereda »  : subdivision rurale du « municipio », comprenant parfois un centre micro-urbain (entre 50 et 1000 habitants) établi le long d’une voie de communication secondaire.

[2] « Nos quisieron acabar », Barrancabermeja, avril 2021.

[3] Sous la présidence d’Álvaro Uribe, dont Juan Manuel Santos était ministre de la Défense, meurtres de civils par des membres des Forces armées, dans le but de les faire passer pour des guérilleros morts au combat.

[4] Viandes grillées au feu de bois.

[5https://viacampesina.org/fr/colombie-peu-de-progres-quant-a-limplementation-de-laccord-de-paix/

[6] Lire « Guerre totale contre le mouvement social » (22 mai 2021) – https://www.medelu.org/Guerre-totale-contre-le-mouvement-social

[7] Fondée en 1967 par une scission maoïste du Parti communiste colombien (PCC), l’EPL s’est en grande partie démobilisée en 1991.

[8] Corporación Viso Mutop, Asociación Minga, Programa Somos Defensores, « La Sustitución Voluntaria Siembra Paz », avril 2021.

[9] Les Zones de réserve paysanne (ZRP) trouvent leurs origines dans la loi 160 de 1994, qui vise officiellement l’aménagement du territoire via la réglementation des zones agricoles. Ce sont des espaces gérés en majorité par des paysans qui décident de la gestion de la terre et d’un plan de développement durable associé à celle-ci.

[10] Hameaux.

[11https://prensarural.org/spip/spip.php?article28050

[12] L’accord a instauré la mise en place d’un système intégral de justice et de réparation, composé de trois instances : la Commission de la Vérité, chargée de faire la lumière sur les crimes commis et les dynamiques profondes du conflit ; la Juridiction spéciale pour la paix, responsable d’enquêter et de sanctionner les responsables ; l’Unité de recherche des personnes disparues, chargée d’enquêter et de retrouver les corps des plus de 80 000 victimes de disparitions forcées.

[13https://www.elespectador.com/judicial/de-nuevo-la-dijin-impide-que-otoniel-hable-ante-la-jep/

[14] La justice colombienne évalue à environ 150 000 morts l’action des AUC et des groupes paramilitaires qui les ont précédés.

[15] Noguera a également été condamné à 6 ans de prison en 2017 pour avoir utilisé le DAS afin de persécuter des journalistes, des dirigeants syndicaux, des politiciens et des magistrats opposés à Álvaro Uribe.

[16] Agé de 58 ans, Salvatore Mancuso était l’un des principaux chefs des paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Officiellement démobilisée en 2006 sous la présidence d’Álvaro Uribe, il a été extradé vers les Etats-Unis par ce dernier pour éviter les révélations compromettantes sur la classe politique en général et son entourage en particulier. Condamné à 15 ans et huit mois de prison, peine ensuite réduite pour « bonne conduite », Mancuso a théoriquement fini de purger sa peine en avril 2020, mais il demeure incarcéré.

[17] Lire « La Colombie au temps du choléra » (24 mars 2020) – https://www.medelu.org/La-Colombie-aux-temps-du-cholera

[18] Lui aussi durement réprimé, un premier mouvement social, en 2019, s’était soldé par 27 morts, 3 649 blessés, 22 000 arrestations.

[19] Petit chausson farci de viande, de poisson, d’œuf, de pomme de terre ou d’autres ingrédients.

[20https://www.reporterosasociados.com.co/2021/12/cerca-de-100-candidatos-al-congreso-son-investigados-por-la-justicia/

[21] Ce qui en fait perdre un au Parti conservateur, un à l’Alliance verte et deux au Centre démocratique.

[22] De sensibilité communiste, l’UP est née lors d’une tentative de processus de paix entre les FARC et le président Belisario Betancur (1982-86).

[23] Fulano : Untel, Machin.

[24] Tout en dirigeant sa Ligue des gouvernants anticorruption, Hernandez est poursuivi pour un cas de… corruption. Lorsqu’il était maire de Bucaramanga, il aurait signé un contrat favorisant une firme, Vitalogic, liée à son fils.

[25https://www.infobae.com/america/colombia/2021/05/22/sergio-fajardo-explica-por-que-no-ha-estado-en-las-marchas-y-habla-de-su-posicion-en-las-encuestas/

[26Fiscalía  : parquet général ; Controlaría  : contrôle comptable de l’ensemble du fonctionnement financier de l’Etat et des collectivités territoriales ; Registraduría  : distinct du Conseil national électoral (CNE), organisme chargé de la logistique des élections ; Procuraduría  : organisme chargé de surveiller le comportement de l’administration et des fonctionnaires ; Defensoría  :bureau du défenseur des droits humains.

[27] Lire « OTAN, suspends ton vol » (14 mars 2022) – https://www.medelu.org/OTAN-suspends-ton-vol

Source : https://www.medelu.org/En-Colombie-c-est-maintenant-ou-jamais

« Remettre le numérique au service des citoyens » : le Venezuela continue d’innover.

Libérer les technologies numériques du métabolisme individualiste et consumériste imposé par les grands groupes privés états-uniens est un enjeu stratégique pour toute démocratie. A fortiori pour une révolution qui parie sur la démocratie participative comme moteur du changement.

La nouvelle plate-forme électronique lancée le 21 mai 2022 au Venezuela lors d’une vaste réunion d’organisations populaires (photos) porte à une nouvelle puissance le « gouvernement citoyen en ligne ». De quoi s’agit-il ? « Le gouvernement se connecte en temps réel avec les organisations populaires, avec les conseils communaux et leurs problèmes. Il transforme le problème et le besoin en droits d’obtenir une réponse immédiate de l’État. Le but est de récupérer pleinement les indicateurs sociaux et économiques du pays » a déclaré le président Maduro en inaugurant le premier « centre de réponse », symboliquement installé au palais présidentiel. Ces centres seront installés dans tout le pays. La plate-forme supervisée par le ministre de la planification Ricardo Menéndez recevra les plaintes par le biais de la nouvelle application sociale VenApp, que chacun(e) peut télécharger sur son portable ou son ordinateur. « Ainsi les rapports parviendront directement aux maires, aux gouverneurs, aux ministres, afin que nous puissions commencer à traiter les problèmes. Le système fera apparaître en ligne la plainte, le processus et le résultat, afin que les gens puissent faire le suivi du processus et des résultats » explique Nicolas Maduro qui y voit « un instrument de la transition au socialisme, de lutte contre une bureaucratie qui retarde les réponses ». Les 382 rapports reçus dans les premières heures concernent : l’eau potable (255 cas), la santé (61), l’éducation (37 cas) et 29 autres aspects. En 24 heures, près de 50% des cas ont été résolus.

Ce n’est pas la première fois que le Venezuela lance une initiative numérique pour renforcer la participation citoyenne dans le cadre de la transformation de l’État : après le SINCO (1) créé pour appuyer les conseils communaux (organisations de base) dans la réalisation de leurs projets sociaux ou d’infrastructures, a été mis en place le Carnet Patria (2), interface citoyen(ne)s-gouvernement, conçue initialement pour verser des allocations sociales, faire le suivi de la réception effective des aides alimentaires anti-blocus, répondre à des questionnaires sur les problèmes/préoccupations prioritaires, ou encore communiquer des informations sur son état de santé – avec réponse en temps réel du Ministère de la Santé aux besoins de dépistage ou de traitement du Covid. Le Venezuela a été félicité par l’OMS et l’ONU pour le succès de ses politiques de santé publique qui ont mis un terme à la pandémie. Mais depuis 22 ans chaque pas vers une démocratie plus directe au Venezuela a été occulté par les médias qui ont préféré en remettre une couche sur… la-dictature-de-Maduro.

Cette initiative d’écoute des citoyen(ne)s surgit au moment où le gouvernement de gauche du Venezuela priorise la remise sur pied de services publics très abîmés par le blocus occidental (absence de pièce de rechange, pannes et interruption de systèmes de transports, de santé, phénomènes de corruption et de mafias volant ou monnayant les actifs de l’État, etc..). L’expansion des services publics était l’un des principes fondamentaux du processus bolivarien initié par Hugo Chávez. Mais les sanctions illégales, inhumaines, et le blocus pétrolier décrétés par les États-Unis et l’Union Européenne, surtout depuis 2017, ont privé l’État de 99% de ses ressources, d’où un exode du personnel qualifié et des difficultés à se procurer des pièces détachées. D’où aussi une détérioration considérable des services publics tels que l’approvisionnement en eau, en électricité, en carburant ou en gaz de cuisine.

Graphique: prévisions de la CEPAL (ONU) pour la croissance dans les Amériques en 2022.

Depuis fin 2021, grâce aux politiques économiques du gouvernement Maduro, la situation économique a connu une amélioration constante – avec de solides prévisions de croissance économique pour 2022. Le gouvernement a décrété une prime unique aux travailleurs qui ont pris leur retraite en 2018, pour compenser ceux qui ont vu leurs indemnités de retraite pulvérisées par la forte inflation. Le président vénézuélien a également expliqué que dans les mois qui viennent, à mesure que l’économie retrouve ses forces productives et soit capable de maîtriser l’inflation (qui a déjà fortement reculé), les politiques gouvernementales viseraient à une récupération progressive du pouvoir d’achat des travailleurs par le biais d’augmentations de salaire.

Thierry Deronne, Caracas, le 25 mai 2022

Notes :

  1. « Du Synco de Salvador Allende au Sinco d’Hugo Chavez: l’internet au service de la démocratie participative« , https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/04/16/du-synco-de-salvador-allende-au-sinco-dhugo-chavez-linternet-au-service-de-la-democratie-participative/
  2. « Comment une plate-forme en ligne a-t-elle aidé à combattre le Covid-19 au Venezuela ? » par Jessica Dos Santos, https://venezuelainfos.wordpress.com/2020/05/09/comment-une-plate-forme-en-ligne-a-t-elle-aide-a-combattre-le-covid-19-au-venezuela-par-jessica-dos-santos-rt/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/05/25/remettre-le-numerique-au-service-des-citoyens-le-venezuela-continue-dinnover/

La rébellion des coupeurs de canne : vies et voix de la Commune des « cinq forces »

Les communard(e)s de Cinco Fortalezas devant un champ de canne à sucre. (Voces Urgentes)

« Las Cinco Fortalezas de la Revolución Bolivariana » – « les cinq forces de la révolution bolivarienne« , tel est le nom complet d’une merveilleuse organisation communarde de l’est du Venezuela, dans le chef-lieu de Cumanacoa, où l’on cultive la canne à sucre. Dirigée principalement par des femmes, cette commune a connu une histoire de lutte intense. Elle s’est consolidée vers 2016, lorsqu’un groupe de travailleurs journaliers de la région a occupé les terres du propriétaire initial. Six ans plus tard, les communard(e)s se sont retrouvé(e)s pour une deuxième bataille, après qu’un homme d’affaires a escroqué les producteurs locaux en s’emparant de leurs récoltes sans paiement.

La récente escroquerie – ainsi que la crise et les sanctions occidentales – sont des obstacles importants sur la route, mais les communard(e)s de « Cinco Fortalezas » sont prêt(e)s à travailler dur et à se battre. Avec 57 hectares collectivisés consacrés à la culture de la canne à sucre et un engagement puissant en faveur de la communalisation de la vie, « Cinco Fortalezas » est appelé à devenir concrètement une sorte de vivier pour le socialisme. Dans la première partie de cet entretien, nous découvrons l’histoire récente de la commune et ses différentes entreprises de production communale. Dans la deuxième partie, les communards nous parleront de l’impact de la crise et du blocus sur leur vie, ainsi que des moyens créatifs qu’ils utilisent pour surmonter ces obstacles.

Yusmeli Domínguez est secrétaire du parlement communal et fait partie du conseil de planification du Bloc Productif la Esperanza. Oswaldo Noguera est porte-parole de la commune. Vanessa Pérez est parlementaire communale et fait partie de la direction nationale de l’Union Communarde. Wilfredo Enrique est membre du comité de planification de la commune de Cinco Fortalezas et dirige, avec sa compagne María Romero, le laboratoire Réseau Tilapia. José Luis Gamboa est un parlementaire communal. Carlos Andrade fait partie de la directive de l’association des producteurs de canne à sucre de la commune de Montes (Cumanacoa) et est porte-parole de la commune de Río San Juan. (Voces Urgentes)

Histoire récente

Cinco Fortalezas a beau être une commune relativement jeune, la rébellion des habitants de cette région s’ancre dans l’histoire longue. La commune se trouve dans une belle vallée longtemps habitée par les peuples Kari’ña et Chaima, qui ont farouchement résisté aux incursions espagnoles dans la zone depuis le début du XVIIe siècle. Des siècles plus tard, la zone constituera une importante base d’arrière-garde pour les guérilleros vénézuéliens inspirés par la révolution cubaine.

Vanessa Pérez : Nous avons fait les premiers pas dans la construction d’une commune il y a six ou sept ans. À cette époque, nous luttions également pour récupérer les terres de l’Hacienda Rosario, qui est finalement devenue l’épicentre de notre commune.

Oswaldo Noguera : La terre qui est maintenant le siège de la commune appartenait autrefois à Asunción Rodríguez. A l’époque, elle s’appelait l’Hacienda Rosario. Rodríguez contrôlait les bonnes terres, tandis que les campesinos ne pouvaient cultiver que sur les terres d’altitude, où ils n’avaient pas accès à l’eau et étaient éloignés des routes.

Yusmeli Domínguez : Je suis née ici. Quand j’étais enfant, mes parents n’avaient pas de terre et ils travaillaient pour le terrateniente [propriétaire terrien]. Nous le voyions devenir de plus en plus riche, alors que nous n’avions rien. Ils lui ont donné leur vie, et lui ne leur a rien donné en retour.

Quand la réforme agraire de Chávez a commencé, nous avons commencé à nous organiser pour que ceux qui travaillaient la terre ne restent pas sans terre. Vers 2007, l’INTI [l’institut National des Terres du Venezuela] a commencé à inspecter ces terres dans l’idée de les récupérer. À cette époque, la production avait chuté.

En 2011, un groupe de dix paysans s’est installé sur certaines des terres abandonnées. L' »entreprise » [une sucrerie industrielle appartenant à l’État] s’est opposée à eux et a détruit leurs cultures. Cela a suscité beaucoup d’indignation. Après tout, il s’agissait de pauvres gens qui n’avaient d’autre objectif que de produire.

Puis, en 2016, la sucrerie a tenté de s’approprier 80 hectares de terres pour y faire pousser de la canne à sucre, mais ils ont été bloqués par la résistance des paysans. Quelques mois plus tard, nous avons commencé à travailler sur la terre collectivement. À peu près au même moment, l’INTI est venu nous voir et nous a dit que les terres seraient réparties entre le chef-lieu, l’État et le peuple. C’était très injuste et nous l’avons fait savoir. Qu’en est-il des 500 familles qui ont travaillé et lutté pour ces terres pendant des décennies, voire des siècles ?

À peu près à la même époque, nous sommes allés parler au propriétaire foncier. Nous lui avons dit que nous nous organisions et que nous allions reprendre la terre… et c’est ce que nous avons fait.

L’INTI n’a pas immédiatement reconnu notre utilisation de la terre comme légitime. En fait, il y a eu beaucoup de frictions et de conflits. L’INTI a même essayé de mobiliser la population de Cumanacoa contre la commune.

Quoi qu’il en soit, nous avons continué à nous organiser et à travailler. Après tout, nous étions motivés par l’idée que la terre appartient à ceux qui la travaillent. Ce que nous faisions était un pas vers la justice historique et c’était inspiré par Chávez lui-même.

Enfin, en 2018, nous nous sommes rendus à Caracas et avons exigé que le titre d’occupation productive [carta agraria] soit accordé à la commune par l’Etat… Nous avons réussi !

Les communards de Cinco Fortalezas se tiennent devant le moulin à sucre communal, bientôt au travail. (Voces Urgentes)

Cinco Fortalezas a la chance de posséder des terres fertiles et une source naturelle qui irrigue les plus de 60 hectares communaux qu’elle cultive. Cependant, la commune manque de machines agricoles pour la récolte de la canne à sucre. La récolte se fait encore à l’aide de machettes et est ensuite portée sur les épaules des communards. C’est pourquoi la mécanisation est l’un des principaux objectifs de la commune.

Vanessa Pérez : Nous avons deux Entreprises de Propriété Sociale [EPS] enregistrées appartenant à la commune : le projet de canne à sucre et l’élevage de tilapia. Nous aurons bientôt une usine de transformation de la canne à sucre [une nouvelle EPS], et nous envisageons de former une autre EPS pour prendre en charge la commercialisation et la distribution.

Le projet de canne à sucre, qui s’appelle « Bloc Productif La Esperanza« , est chargé de l’ensemble du processus, de la plantation à la récolte. Le moulin à sucre de l’Entreprise de Propriété Sociale transformera la canne à sucre en plaques de sucre brun, en sucre cristallin et en jus de canne à sucre. Nous évoluons vers l’autonomie de notre production : nous voulons aller au-delà de la production de matières premières et passer à la maîtrise du cycle complet de production et de distribution.

La commune compte également deux Unités de Production Familiale, une UPF de tilapias et une UPF de fabrication de briques.

Oswaldo Noguera : En plus de la culture du sucre, nous cultivons également des cultures à cycle court comme le maïs, la citrouille, les haricots noirs, la yuca (manioc) et d’autres légumes sur nos terres communales. Nous avons six hectares consacrés à ces cultures à cycle court.

ENTREPRISE COMMUNALE DE CANNE À SUCRE ET LUTTE POUR LA JUSTICE

La Centrale Sucrière de Cumanacoa est une entreprise publique de raffinage de sucre. En 2020, un contrat a été signé avec un entrepreneur, Juan Ramírez, pour que ce soit TecnoAgro, l’entreprise privée de Ramírez, qui gère la sucrerie.

Vanessa Pérez : La principale entreprise de la commune est le Bloc Productif La Esperanza. Il s’agit d’une production collective de 1700 tonnes de canne à sucre par an sur 57 hectares.

La Esperanza, c’est un peu notre « Compagnie publique pétrolière ». Pourquoi ? Parce que l’excédent produit par la canne à sucre nous permet de réaliser des travaux sur tout le territoire, qu’il s’agisse de réparer l’école ou les routes, d’assurer l’éclairage public, d’obtenir des médicaments pour ceux qui en ont besoin, etc.

Mais cette dernière année, l’Entreprise de Propriété Sociale – et la commune dans son ensemble – a connu des difficultés à cause d’une escroquerie réalisée à la centrale sucrière [sucrerie industrielle].

Carlos Andrade : En 2021, Juan Ramírez a escroqué tous les producteurs de canne à sucre de la région : il a « acheté » nos récoltes mais ne les a jamais payées. La dette envers les producteurs est d’environ 300.000 dollars.

Yusmeli Domínguez : Le Sucre central appartient à CorpoSucre [entité gouvernementale régionale], mais il est maintenant entre les mains de TecnoAgro, l’entreprise de Juan Ramírez. En 2020, un accord a été conclu pour l’achat de la récolte de canne à sucre dans la zone. Nous avons fait notre part, en cédant la totalité de notre récolte en 2021. Sa dette impayée avec cette seule commune est de 14 000 dollars.

Cela a beaucoup nui à notre production et à nos vies, mais M. Ramírez a des dettes envers tout le monde, y compris les autres communes de la région et de nombreux producteurs familiaux. La situation a été dévastatrice pour de nombreuses personnes dans la région de Cumanacoa.

En outre, M. Ramírez ne paie pas les 80 travailleurs de l’usine : il n’a pas versé leurs salaires depuis cinq mois !

Bien sûr, nous ne sommes pas restés sans rien faire. Nous nous sommes rendus au siège du gouvernement de l’État de Sucre et à l’Assemblée nationale pour faire entendre notre voix. Nous avons également introduit une réclamation auprès du bureau du procureur général. Malheureusement, nous n’avons pas eu de nouvelles.

Plus récemment, nous avons eu une réunion avec Gilberto Pinto, le gouverneur de Sucre, ainsi qu’avec Juan Ramírez. La plupart des producteurs ont assisté à la réunion et nous avons conclu un nouvel accord. Cependant, nous attendons toujours que M. Ramírez remplisse les conditions.

Carlos Andrade : Les conséquences de l’escroquerie ont été dévastatrices et ont eu un effet d’entraînement. Certaines personnes sont mortes parce qu’elles n’ont pas pu obtenir leurs médicaments et d’autres sont parties. Entre-temps, deux mille tonnes de canne à sucre n’ont pas été récoltées cette année. Nous avions toujours vendu notre récolte à la centrale de Sucre, mais maintenant ce n’est plus possible. C’est pourquoi nous retardons la récolte.

Yusmeli Domínguez : M. Ramírez est un criminel… et pourtant, cette année, l’État a prolongé son contrat pour diriger la sucrerie ! Pourquoi ? Malheureusement, comme Chávez nous le rappellerait, l’État bourgeois bureaucratique n’est pas encore mort, et qu’il est encore du côté des intérêts privés plutôt que des intérêts collectifs.

Une de nos propositions est que la Centrale Sucrière soit transféré à la commune. Après tout, c’est nous qui produisons la canne à sucre, nous connaissons le processus, et certains d’entre nous ont travaillé à la centrale. Il y a ici des gens formés techniquement pour reprendre l’administration de l’usine.

Puisque le capital privé a prouvé son inefficacité et sa brutalité, il est temps d’ouvrir la porte au pouvoir populaire. Cela devient d’autant plus urgent maintenant, car ils adaptent l’usine pour pouvoir raffiner du sucre de base apporté d’Argentine ! Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’expliquer à quel point c’est absurde. Après tout, la centrale a été nationalisée en 2005 par l’État vénézuélien pour traiter la canne à sucre vénézuélienne dans un territoire producteur de canne à sucre !

L’ALTERNATIVE : UNE SUCRERIE COMMUNALE

Jose Luis Gamboa : Lorsque M. Ramírez nous a escroqués, il est devenu d’autant plus clair que nous devions travailler pour avoir le contrôle total du cycle de production du sucre. Nous avons donc décidé de réactiver un trapiche [un petit moulin à sucre artisanal] qui avait été abandonné. C’est un très vieux moulin, mais il peut traiter 30 tonnes de canne à sucre par jour.

Nous avons évalué l’état du « trapiche », et pour le remettre en marche, nous avons besoin d’un investissement de deux à trois mille dollars américains. Dès que M. Ramírez aura payé ce qu’il nous doit, nous mettrons le moulin en service. En attendant, nous recherchons également un soutien institutionnel. Nous sommes déterminés à activer le moulin d’une manière ou d’une autre.

Vanessa Pérez : Nous voulons pouvoir traiter la canne à sucre produite par la commune et par d’autres producteurs de Cumanacoa. Le nôtre ne serait pas la seule « trapiche » de la région, mais les autres moulins des environs sont nettement plus petits. De plus, nous avons l’avantage de notre situation géographique, puisque la commune se trouve dans les plaines et qu’il est facile de s’y rendre.

Nous prévoyons de travailler avec les producteurs locaux pour transformer leur canne à sucre en papelón [blocs de sucre brun], en sucre cristallin et en jus de canne à sucre. Nous ferons de même avec notre propre production, et nous espérons faire du troc avec d’autres communes. Le potentiel est énorme : il y a 13 communes dans le canton [neuf sont déjà légalement enregistrées], et elles produisent toutes de la canne à sucre.

La nôtre ne sera pas une entreprise capitaliste : le coût de la transformation de la canne à sucre sera inférieur à celui du marché et les revenus seront investis dans des initiatives sociales et productives.

Étang de pisciculture de la commune de Cinco Fortalezas. (Voces Urgentes)

LA PRODUCTION À PETITE ÉCHELLE

Vanessa Pérez : Il existe d’autres initiatives productives plus petites dans la commune. Il y a une petite usine de fabrication de briques, qui est active, et il y a une pisciculture qui se développe rapidement. Elle a été financée par SUFONAPP [institution associée au ministère des Communes]. Nous élevons des tilapias rouges, et nous apprenons beaucoup de l’expérience. Le principal goulot d’étranglement est la nourriture pour poissons, qui est très chère.

Wilfredo Enrique : L’initiative de pisciculture a commencé il y a environ trois ans avec un petit crédit pour acheter des vairons de tilapia. Nous avons ensuite mis en place le laboratoire de tilapia rouge, où nous prenons soin des vairons et des mères. Quand ils grandissent, nous les emmenons dans la lagune d’Amaguto, sur notre terrain communal.

Actuellement, entre le laboratoire et la lagune, nous avons quelque 30.000 tilapias. Nous considérons ce projet comme un vivier: nous espérons envoyer des vairons dans d’autres communes, tandis qu’une partie des tilapias récoltés sera destinée aux repas des écoles et à la cantine populaire [qui offre des repas gratuits aux personnes dans le besoin]. En d’autres termes, il ne s’agira pas d’une entreprise capitaliste. Nous la considérons comme une nouvelle initiative pour satisfaire les besoins de la commune.

Yusmeli Domínguez : Chávez a conçu un système communal holistique. Ici, au cœur de notre commune, nous avons le Bloc Productif La Esperanza, qui est en quelque sorte « notre compagnie publique pétrolière ». Mais une commune rassemble une pluralité d’initiatives. Une commune, c’est comme une courtepointe : elle nous rassemble tous.

Interview réalisée par Cira Pascual Marquina et Chris Gilbert pour Venezuelanalysis

Photos : Voces Urgentes

Source : https://venezuelanalysis.com/interviews/15518

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/05/01/la-rebellion-des-coupeurs-de-canne-vies-et-voix-de-la-commune-des-cinq-forces/

Un auto-gouvernement populaire au Venezuela : la commune Luisa Cáceres.

La nature réelle de la révolution bolivarienne du Venezuela, qui la différencie d’autres processus révolutionnaires, est la vitalité de sa démocratie participative, palpable dans les autogouvernements populaires qui surgissent partout, après vingt-deux ans de processus. Les témoignages que nous publions depuis des années montrent un pouvoir citoyen cherchant à s’autonomiser sans pour autant renoncer à transformer l’État ni se départir de son esprit critique. Nulle « cooptation gouvernementale » mais une force de transformation et une intelligence sociales souvent sous-estimées par les politologues. Cet exemple inédit d’une révolution qui ne cesse d’approfondir sa démocratie s’explique par ses origines. C’est au contact des jacobins noirs de la révolution haïtienne que l’aristocrate Bolivar comprit que la libération latino-américaine ne triompherait qu’à travers l’émancipation politique des esclavisé(e)s. C’est aussi l’equilibrio del mundo de Bolivar qui inspire la politique multipolaire actuelle du Venezuela. Organisation populaire, diplomatie multipolaire : deux faces d’une même Histoire, d’une même capacité de résister à un blocus impérial.

Pourquoi, alors que le zapatisme a connu son heure de gloire dans le monde entier, le « super-zapatisme » vénézuélien aux mille visages est-il systématiquement occulté, ou dénigré, par la presse « progressiste » d’Occident ? On peut en trouver la cause dans le champ médiatique. Celui-ci peut tolérer une rébellion qui ne transforme pas le système mais pas une révolution qui affronte structurellement la globalisation néo-libérale. Qui oserait, à gauche, ruiner sa réputation en allant contre une opinion construite autour de la dictature-au-Venezuela ? Ce rendez-vous manqué, qui va du silence gêné à la « vigilance nécessaire », a contribué au désenchantement de la politique en Occident où les citoyen(nes) auraient eu le plus grand intérêt à découvrir cette passionnante synthèse de démocratie représentative et de révolution citoyenne.

Thierry Deronne, Caracas, 10 avril 2022.

__________________

Un auto-gouvernement en temps de blocus : la commune de Luisa Cáceres (première partie).

L’est du Venezuela abrite de vastes zones d’extraction et de traitement du pétrole centrées sur les villes de Barcelona et Puerto la Cruz, dans l’État d’Anzoátegui. La commune de Luisa Cáceres de Arismendi, l’une des plus avancées du pays, a grandi dans l’ombre de ces entreprise multimilliardaires, dans l’un des quartiers populaires de Barcelona. Il s’agit d’une commune à croissance rapide – remarquable en raison de son succès dans un contexte urbain – qui s’est concentrée au départ sur le recyclage et l’élimination des déchets. Dans la première partie de cette série en deux volets, les communard(e)s de Luisa Cáceres racontent les défis de la construction d’une commune dans un pays assiégé par le blocus impérial.

Histoire, projets productifs, organisation.

La commune Luisa Cáceres a installé son siège dans un terrain vague, nettoyé par les communard(e)s et mis au service de la communauté. Il s’agit d’un espace multi-fonctionnel, devenu l’épicentre du travail de recyclage de la commune, l’espace du potager communautaire et le lieu de réunion et d’assemblée. Devant une splendide fresque murale représentant l’héroïne de l’indépendance Luisa Caceres et le célèbre écrivain du XXe siècle Aquiles Nazoa, les communard(e)s ont accepté de nous rencontrer et de nous raconter l’histoire de leur organisation.

Carlos Herrera est parlementaire communal, membre du comité exécutif de la commune et coordinateur de l’entreprise de recyclage. Ingrid Arcila est la parlementaire de la commune pour les services publics. Arturo Aguache est parlementaire communal. Johann Tovar est parlementaire communal et fait partie de la direction de l’Union Communarde. Rosa Cáceres est la porte-parole des services publics de son conseil communal ; elle est responsable de la crèche Pablo Characo. Manuel Cherema est le coordinateur de la sécurité de la commune et le superviseur en chef de la police bolivarienne à Anzoátegui. Photos: Voces Urgentes.

HISTOIRE

Carlos Herrera : « Nous avons commencé à jeter les bases de la commune il y a environ huit ans, mais le processus s’est vraiment accéléré au cours des quatre dernières années. Nous avançons dans la bonne direction – je pense – celle de l’autonomie populaire.

« Bien sûr, ce n’est pas facile. Comme le dit un proche camarade, « s’il est difficile de se mettre d’accord à la maison, alors ne nous surprenons pas des difficultés de l’organisation communale. » C’est encore plus vrai dans une société capitaliste en crise, où les intérêts individuels ont tendance à entraver les objectifs collectifs. Petit à petit, cependant, nous construisons un espace où le collectif est au centre et où la commune devient la base de la construction de la nouvelle société. Le processus de construction implique beaucoup de travail et de sacrifices. »

Arturo Aguache : « C’est en 2018 que nous avons pleinement enregistré la commune sous sa forme légale. Depuis lors, nous avançons à tâtons, avec des moments plus marqués par la coopération de l’État, et d’autres par des frictions avec les institutions étatiques. Ces dernières années, avec les sanctions occidentales qui pèsent lourdement sur nous, nous avons découvert qu’en tant que commune urbaine, nous devions nous concentrer sur les services : c’est ce que nous avons fait. Mais notre objectif n’est pas seulement de résoudre les problèmes. Notre véritable objectif est l’autonomisation populaire par le biais de l’autogestion, de manière démocratique, et en dehors de la logique du capital. »

Johan Tovar : « La commune a été baptisée  » Luisa Cáceres de Arismendi  » en l’honneur d’une grande patriote. Pendant les guerres d’indépendance, les royalistes ont tué son mari et l’ont emprisonnée. Dans les cachots, on a offert la vie à Cáceres si elle faisait appel à la clémence royale, prêtait allégeance au roi et respectait la loi. Elle refusa, s’empara de l’arme d’un des officiers et l’a abattu. Bien sûr, elle a été enfermée après cela, mais Luisa Cáceres ne s’est jamais inclinée devant eux. Elle était une vraie patriote, qui défendait ses principes. C’est pourquoi notre commune porte son nom. »

PROJETS PRODUCTIFS

Herrera : « Notre commune est située au cœur d’un centre urbain, dans ce que Rubén Blades appelait « la jungle de béton » [selva de cemento]. Cet emplacement a bien sûr entraîné quelques défis, car il n’y a pas de terres communales ici et ce qui « pousse » ici, ce sont les commerces et l’aliénation. A ses débuts, la commune a eu du mal à trouver des moyens de produire.

« Vers 2018 ou 2019, la crise et les sanctions ont commencé à nous frapper durement. Tous ces pouvoirs étaient unis contre le peuple vénézuélien et son gouvernement. Lorenzo Mendoza, le propriétaire du grand conglomérat privé alimentaire Polar, se battait également contre notre peuple : Harina PAN [farine de maïs Polar, d’usage quotidien au Venezuela] était difficile à obtenir et les gens avaient faim. Nous avons donc décidé de construire une petite usine de transformation de farine de maïs. Notre rêve était d’en fournir à notre communauté. L’usine a fonctionné pendant un certain temps, mais le prix du maïs a fini par monter en flèche, le carburant était introuvable et nous n’avons pas été en mesure de maintenir l’usine en activité. Bien que ce projet ait échoué, nous avons appris à maîtriser les chaînes d’approvisionnement et compris la nécessité de planifier notre production. Nous avons continué à rêver… Maintenant, il y a deux entreprises de propriété communale : une pour la collecte des ordures et l’autre pour le recyclage. »

Tovar : « Chávez avait souligné l’importance de la science et de la technologie pour résoudre les problèmes auxquels notre société est confrontée. Notre expérience montre qu’il avait raison : nous avons besoin d’engagement et d’organisation, mais aussi d’acquérir des connaissances et d’organiser efficacement la production. Chávez insistait aussi sur le fait qu’une société communale authentique signifie pratiquer une nouvelle géométrie du pouvoir, une nouvelle organisation, tant dans la sphère économique que dans la sphère politique. L’autogestion est au cœur de cette proposition. Ici, à la commune de Luisa Cáceres, nous avançons dans cette direction. Notre outil principal de gouvernement est l’assemblée, qui est un espace de délibération et de contrôle collectif des comptes : l’assemblée est le germe de l’autogouvernement. »

Réunion avec les communard(e)s de Luisa Caceres. Photo Voces Urgentes.

ORGANISATION

Herrera : « En ce qui concerne l’organisation de la commune de Luisa Cáceres, nous suivons le schéma prévu dans la Loi Organique des Communes. Notre premier organe de délibération est le Parlement communal. Ce parlement est composé d’un porte-parole pour chaque conseil communal [il y en a 24] et de trois parlementaires représentant les entreprises communales, plus le porte-parole de la Banque communale. Le Parlement se réunit le premier samedi de chaque mois pour discuter des questions opérationnelles et organisationnelles, examiner la planification et les ressources, etc.. La commune dispose également d’un Conseil exécutif composé de trois porte-parole ainsi que des Conseils économique, de contrôle, de planification et d’administration. Ce dernier coordonne des questions telles que les services publics, la santé, le logement, la culture et l’éducation, et la défense du territoire, entre autres responsabilités. »

Tovar : « Nous espérons que notre commune donnera naissance à une nouvelle réalité matérielle et à une nouvelle conscience. À l’instar de Chávez, nous considérons la commune comme la clé pour résoudre les contradictions et les problèmes de notre société, et nous pensons que nous avançons dans cette direction. »

Distribution de gaz dans la commune de Luisa Cáceres. Photo Voces Urgentes

Impact du blocus occidental et solutions communardes.

Loin d’être passive pendant la crise, la commune de Luisa Cáceres a développé une série de réponses créatives aux difficultés qui se présentent. De cette manière, elle démontre que les communes peuvent apporter une solution populaire et souveraine à la crise.

Herrera : « L’impact du blocus a été énorme, il a également nui aux organisations de base, en particulier dans les premiers jours. Lorsque les gens doivent lutter pour avoir assez de nourriture sur la table pour leurs familles, il est très difficile de dégager de l’énergie pour maintenir en activité des organisations de base. Au plus fort de la crise, de nombreuses personnes ont dû parcourir des kilomètres à pied pour se rendre au travail parce qu’elles n’avaient pas d’argent pour payer le ticket de bus, tandis que d’autres, en particulier les plus jeunes, ont quitté le pays. D’autres sont tout simplement morts parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’acheter les médicaments dont ils avaient besoin. Tout cela était très douloureux. Le blocus touche tout le monde, des plus jeunes aux plus âgés. C’est une politique criminelle. »

Manuel Cherema : « Les premiers jours du blocus ont été très durs pour tout le monde, y compris pour la commune, mais nous ne sommes pas restés inactifs. En fait, notre première entreprise communale était une petite usine de transformation de la farine de maïs, et nous avons pu vendre la farine de maïs à un prix accessible. Cette entreprise n’est plus active aujourd’hui, mais nous avons beaucoup appris avec ce projet. »

Tovar : « Le blocus nous a durement touchés, mais la vérité est que les années les plus dures de la crise ont été celles où nous avons commencé à nous développer en tant que commune. Il est intéressant de noter que cela s’est également produit dans les communes d’El Maizal (dans l’Ouest agricole) et de Che Guevara (dans les Andes). El Maizal a repris des espaces productifs, Che Guevara a construit des installations industrielles et des serres, nous avons pris en charge la collecte des déchets et commencé le travail de recyclage. Dans notre cas, tout cela s’est produit alors que les institutions étaient en sommeil pendant la pandémie. La commune a pu donner une réponse efficace aux besoins de la population face à un problème croissant de santé publique dû à l’accumulation des déchets. »

SANTÉ

Ingrid Arcila : « Nous avons rapidement ressenti l’impact des sanctions et du blocus sur nos corps. Vers 2016, la nourriture est devenue rare : nous devions faire la queue pendant des heures. Puis sont venues les pénuries de médicaments : les médicaments de base comme le diazépam étaient difficiles à obtenir. Aujourd’hui, les médicaments et la nourriture sont disponibles, mais les prix sont exorbitants. Cette situation devient particulièrement complexe lorsqu’un proche doit subir une opération. Les hôpitaux sont à court de fournitures, et les familles doivent tout acheter, de la gaze aux gants en latex en passant par les stérilisateurs et les antibiotiques. C’est là que la commune intervient : nous nous efforçons souvent d’ouvrir des canaux institutionnels afin que les personnes à faibles ressources obtiennent un soutien de la part de la municipalité ou d’un autre organisme public. Cela aide, mais malheureusement, nous avons perdu beaucoup de personnes dans la commune à cause de cette situation. À l’avenir, lorsque les moyens de production de la commune seront consolidés, une partie de nos excédents sera destinée à de telles urgences. »

Tovar : « Ici, dans la commune, les sanctions, le blocus et la crise ont limité notre accès aux soins. Les CDI locaux [centres de diagnostic intégraux – un système médical communautaire mis en place sous Chávez] ont commencé à s’effondrer au pire moment. Lorsque nous avons vu que cela se produisait, la communauté s’est organisée pour mieux gérer le personnel médical et les ressources limitées. Nous avons commencé à organiser des journées de travail volontaire pour peindre et assainir les espaces du CDI local. Cependant, nous nous sommes également organisés pour que les établissements réparent les problèmes tels que les climatiseurs en panne. C’était très important car de nombreuses salles d’opération n’avaient pas de climatisation, ce qui les rendait inutilisables.

« La communauté s’est également organisée avec succès pour mettre fin au vol de médicaments. Cela peut vous surprendre, mais dans les situations de crise, les contradictions deviennent plus visibles. C’est pourquoi la communauté elle-même a travaillé à la supervision, à l’introduction de plaintes et à l’établissement d’un contrôle strict des soins de santé. Le blocus a coûté de nombreuses vies, et c’est très douloureux. Encore plus lorsque la situation est aggravée par des problèmes entre nous. L’individualisme se développe dans une partie de la société lorsque les choses deviennent vraiment difficiles. Lorsque cela se produit, il n’y a qu’un seul moyen d’avancer : plus d’organisation, plus de communes.

Siège de la commune de Luisa Cáceres. Photo Voces Urgentes

CARBURANT ET SERVICES.

Herrera : « Les sanctions contre [la compagnie pétrolière d’État] PDVSA ont eu un impact dévastateur sur l’ensemble de la société : la production et la distribution sont devenues un problème, et les gens ont eu des difficultés à se rendre au travail et même à l’hôpital. Pour la commune, lorsque les pénuries de diesel ont commencé, nous avons été confrontés à un problème supplémentaire : nous n’avons pu respecter le calendrier de collecte des ordures, et celles-ci se sont accumulées dans les rues. »

Tovar : « Lorsque les pénuries de carburant se sont aggravées, une autre contradiction a émergé : les grandes entreprises capitalistes jouissaient d’accords favorables et obtenaient des rations de carburant très copieuses, tandis que la commune recevait une quantité mensuelle très faible, bien inférieure au nécessaire pour effectuer la collecte des déchets sur le territoire. C’est pourquoi nous avons dû lancer une campagne publique : nous avons fait savoir que le camion de la commune ne faisait pas la collecte des ordures parce que nous n’avions pas de carburant. Finalement, les cadres locaux du parti socialiste vénézuélien [PSUV, principal parti chaviste] nous ont entendus, et nous avons conclu un accord. »

Rosa Cáceres : « Il y a environ deux ans, l’obtention de gaz de cuisine est devenue un problème très sérieux également. Comme nous sommes dans une zone urbaine où il n’est pas possible de cuisiner avec du bois de chauffage, nous avions de vrais problèmes. Après quelques mois, nous nous sommes organisés et avons conclu un accord avec PDVSA Gaz. Maintenant, la commune coordonne la distribution du gaz, et cela fonctionne très bien. En fait, ici à la commune, nous cherchons des solutions collectives à nos problèmes collectifs… et nous avons appris que le pouvoir populaire est très efficace pour résoudre les problèmes quotidiens de la communauté. Bien sûr, les institutions ont aussi un rôle à jouer dans la résolution des problèmes que le peuple rencontre au quotidien. »

Arcila : « Le blocus a eu un impact énorme sur les services publics, en particulier l’électricité, l’eau, le gaz et les transports. Le manque d’entretien a entraîné des coupures de courant, un approvisionnement en eau irrégulier et des transports publics en mauvais état. Par exemple, l’usine de traitement de l’eau ici s’arrête souvent parce qu’il n’est pas possible pour l’État d’acquérir des pièces de rechange. Cela signifie que nous avons parfois passé jusqu’à sept jours sans eau courante ici. Le service téléphonique est un autre problème auquel nous sommes confrontés. Les câbles téléphoniques sont très chers et les vols sont fréquents, mais CANTV [la compagnie nationale de téléphone] ne peut pas acheter de pièces de rechange en raison du blocus. À l’heure actuelle, plus de 70 % des habitants de la commune n’ont pas de service téléphonique. Pas facile de trouver des solutions à tous ces problèmes, mais la commune dispose d’un comité des services publics qui travaille avec les institutions publiques pour résoudre les problèmes que nous rencontrons. Nous avons également organisé des « brigades ». L’une d’entre elles, très active, est la brigade de l’eau, qui s’occupe de problèmes tels que les ruptures de tuyaux, afin que l’approvisionnement en eau soit un peu plus régulier. »

Tovar : « Le transfert des services municipaux aux communes est viable. La brigade des eaux résout de nombreux problèmes au niveau local. Auparavant, lorsque nous avions un problème tel qu’une rupture de conduite d’eau, nous devions attendre que la municipalité envoie un professionnel. Cela pouvait durer des jours, des semaines, voire des mois. Maintenant, quand il y a un problème dans la commune, nous activons la brigade. La brigade est une initiative communale, mais elle est financée par le bureau régional du ministère de l’Eau. Cette institution fournit les salaires, mais la commune organise le travail de manière autonome. Nous avons constaté que cette méthode est très efficace. Le projet communal a consisté à donner du pouvoir aux gens, à travers des initiatives comme celle-ci. Le fait que nous puissions résoudre les problèmes stimule l’organisation et donne de l’espoir aux gens. Bien que nous n’ayons pas d’autonomie financière, nous nous dirigeons vers l’autonomie sur le territoire de la commune. »

Aguache : « Comme nous sommes une commune urbaine, la détérioration des services publics due au blocus est devenue un énorme problème. Cependant, cette situation nous a poussés à nous organiser et à chercher des solutions. Ce faisant, la commune est devenue un phare ou un modèle dans la communauté. Il nous est également apparu clairement que l’organisation communale peut – si les responsabilités et les ressources lui sont transférées – résoudre nos propres problèmes. La seule chose que nous devons à ces sanctions inhumaines, c’est d’avoir appris certaines choses : en tant que commune urbaine, lorsque nous reprenons des services initialement attribués à l’État, nous pouvons le faire efficacement et de manière auto-organisée. »

Cáceres : « L’organisation a été la clé de la solution de certains de nos problèmes, mais il y a encore beaucoup à faire. J’ajoute cependant que la structure des CLAP [comités de distribution d’aliments subventionnés, créés par le gouvernement bolivarien], bien vivante dans notre région, a été un outil très utile. Elle nous a permis d’atteindre les membres de la communauté qui ne sont pas nécessairement engagés dans l’auto-organisation.

SÉCURITÉ

Arcila : « Toute crise entraîne des problèmes sociaux. Lorsque la crise a atteint son paroxysme, les vols ont augmenté et d’autres problèmes sociaux se sont intensifiés, alors nous avons commencé à réfléchir à ce qu’il fallait faire. C’est pourquoi nous encourageons la création d’équipes de sécurité dans les conseils communaux. Notre idée n’est pas de faire la police entre nous, mais de renforcer notre commune : construire une société où règnent la paix et la solidarité. »

Cherema : « Nous participons à un plan pilote de sécurité communale que l’ancien maire [et actuel gouverneur d’Anzoátegui] Luis José Marcano a proposé. Quatre communes au total participent à ce plan, qui est un pas vers la construction de la cité communale. L’objectif de cette initiative est de repenser et de mettre en œuvre un plan de sécurité à partir de la base. Il s’agit en fait d’un héritage de Chávez : il parlait de la nécessité d’évoluer vers un système de police communale qui ne viendrait pas de l’extérieur. De nouvelles conceptions de la paix et de la sécurité devraient remplacer les anciennes pratiques policières. Chávez a également déclaré que la police devait être plus proche des gens, qu’elle ne devait pas être une force extérieure. Suivant ses directives, nous mettons en place des équipes communales de terrain pour apprendre la sécurité, écouter l’intelligence populaire et défendre ce qui est commun sur le territoire.

Le plan communal de sécurité coopère avec la Police Nationale Bolivarienne (PNB) mais n’est pas un appendice de cet organisme gouvernemental. Chaque équipe de sécurité aura un porte-parole qui coordonnera son activité et, si nécessaire, pourra travailler avec la PNB. Il y aura également des personnes chargées de recueillir les informations des organisations citoyennes, et nous établirons la figure du médiateur de paix. Notre plan de sécurité communal n’est pas punitif mais plutôt conciliateur. »

Interview : Cira Pascual Marquina et Chris Gilbert – Venezuelanalysis

Photos : Voces Urgentes

Source : https://venezuelanalysis.com/interviews/15498

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/04/10/un-auto-gouvernement-populaire-au-venezuela-la-commune-luisa-caceres/