Après le « pouvoir-sur », le « pouvoir-pour » des femmes dans la révolution vénézuélienne

Lorsque nous sommes retournés sur le chantier le 27 avril, tout s’accélérait vertigineusement. Les camions et les pelleteuses dépêchées par le gouvernement pour le dernier coup de pouce soulevaient des trombes de poussière. Tout autour, comme depuis des années, le concert des marteaux, des foreuses, des appels au loin, des rires de femmes.

Ici, en 2011, des habitantes de l’immense quartier populaire d’Antimano, lasses de vivre dans des logements précaires, ont occupé un terrain sous-utilisé – une décharge privée de ferraille -, et ont fait valoir leur droit au logement, légalisé par la révolution. Treize ans de lutte. Elles se sont formées elles-mêmes comme militantes, architectes, gestionnaires, ingénieures, travailleuses intégrales de la construction, formatrices en droits des femmes. Rien n’a pu les arrêter : ni les moqueries, ni les préjugés machistes, ni les divisions internes, ni les départs, ni le blocus occidental qui a interrompu les livraisons de ciment, de fer ou de sable, ni la stagnation du Covid, ni la bureaucratie, ni la fatigue, ni les plaies aux mains, ni les épreuves de santé, ni les cheveux blancs. Au bout, il y a leur victoire : 48 appartements spacieux et confortables pour leurs familles. En plus des matériaux de construction, le gouvernement révolutionnaire a fourni le mobilier, des cuisinières, des lits, le parc de jeux pour les enfants, un potager hydroponique et bien d’autres choses. Les femmes d’Antimano ont veillé à tout : à l’entrée du terrain, un poste de surveillance où elles se relaient munies de transistors, et l’épicerie à bas prix, au pied de l’immeuble : « Le but est que nous contribuions toutes à l’approvisionnement. » La victoire va au-delà. Tout au long de leur lutte, les femmes se sont émancipées. Au « pouvoir sur », elles ont substitué avec patience un « pouvoir pour ».

Depuis quelques années, l’équipe de notre télévision populaire – Terra TV – suit ce processus du féminisme populaire, l’image la plus exacte de la révolution bolivarienne, invisibilisée par les grands médias (1). Faire une image révolutionnaire, c’est transmettre des expériences de peuple à peuple, susciter la discussion et l’action, tirer et partager les leçons d’un processus, plutôt que de célébrer un produit.

« Nous avons laissé notre maquillage et pris les outils pour construire nos propres logements. J’ai tout essayé : la maçonnerie, la pose des briques, la finition des murs, mais finalement, je me suis concentrée sur le revêtement de céramique » commence Yusgleidys Ruiz. « Au début, j’ignorais tout, ce métier semblait réservé aux hommes. Aujourd’hui, nous sommes toutes poseuses de barres de fer, plombières, cheffes d’entrepôts. La plupart des céramiques posées dans l’immeuble sont de ma main. Il n’y avait pas de temps pour le repos. Nous nous couchions fatiguées, le corps endolori, mais nous nous levions pleines d’énergie, avec la volonté d’aller jusqu’au bout. Je suis satisfaite à 1000% parce que nous avons prouvé qu’avec l’organisation populaire, on peut construire une société socialiste ».

« Être vendeuse de rue ou femme au foyer, ce n’est pas la même chose que d’être vendeuse de rue, femme au foyer et constructrice d’un rêve » explique Andreina San Martin: « nous avons travaillé et créé chaque appartement comme si c’était le nôtre ». « Nous avons encore beaucoup à apprendre », dit Zanet. « Une expérience inoubliable » dit Claudia Tisoy, « parce que liée à un processus de formation permanente et d’auto-formation. Nous sommes des bâtisseuses intégrales. Nous avons tout appris ici : la maçonnerie, la plomberie et l’électricité. »

Ircedia Boada : « quand nous avons occupé ce terrain, nous étions près de 750, puis le nombre s’est réduit. Certain(e)s sont parti(e)s pour des raisons de santé, d’autres pour des raisons économiques, d’autres à cause des effets du blocus occidental, beaucoup ont renoncé par manque de confiance dans le projet, par manque de confiance en eux-mêmes, on cherchait à nous faire croire que le Venezuela était fini, que nous rendre au rêve américain était la seule issue. Mais nous avons continué la lutte. Parmi les quarante-huit chefs de familles qui composent cette communauté, 34 sont des femmes, pour la plupart restées célibataires, mères de familles. Plus d’une s’est coupé un doigt, s’est abîmé la main ou une autre partie du corps, mais nous avons tenu bon, nous sommes fières de notre victoire. »

Pour Ayary Rojas, «nous étions comme une chenille méprisée par beaucoup, mais nous avons réussi à devenir papillon, à déployer nos ailes. Sans les femmes, il n’y aurait pas eu d’indépendance au Venezuela. Nous avons joué un rôle fondamental. Nous sommes à la mesure du défi qui s’offre à nous, Chávez nous a donné cette énergie en s’autoproclamant « féministe parce que socialiste ». Notre immeuble a ce visage de femme. Nous avons pris soin de tout : chaque brique, chaque clou, chaque espace, et nous sommes reconnaissantes pour l’appui donné par le gouvernement. »

Ursulina Guaramato n’avait jamais pensé travailler sur ce chantier jusqu’au jour où son mari est décédé. Elle a ouvert sa boîte à outils. Elle en a sorti une tenaille, en a fait son outil principal pour ajuster les barres de fer qui ont servi de squelette à tout l’immeuble. « Les hommes nous voyaient comme le sexe faible, nous sommes montées à leur niveau, nous les avons dépassés. Les femmes au pouvoir ! »

Le jour venu, le 30 avril 2024, la mairesse de Caracas, Carmen Melendez, et la vice-présidente de la république, Delcy Rodriguez, entourées des créatrices, inaugurent l’immeuble qui porte le nom du père de Delcy : Jorge Rodriguez, opposant politique torturé et assassiné sous la « démocratie » d’avant la révolution bolivarienne. Lorsque la télévision publique les met en lien avec Nicolas Maduro qui, à quelques kilomètres de là, remet à une famille populaire les clefs de l’appartement numéro 4.900.000 de la « Grande Mission Logement Venezuela», le président dit son admiration : « Je sais tout ce que vous avez enduré, tous les efforts que vous avez déployés, les problèmes que vous avez vécus avec le matériel qui parfois n’arrivait pas, avec la bureaucratie, comment vous avez construit cet immeuble, colonne par colonne, étage par étage, je sais tout cela. Comme Claudia l’a demandé en votre nom, je vous exonère de tout paiement, et nous allons vous remettre immédiatement les documents de propriété, à chacune des familles, vous le méritez. Bientôt nous nous rencontrerons là-bas, chez vous, je voudrais que vous m’invitiez à une soupe collective, Delcy, vois avec elles pour trouver un moment dans l’agenda ». Et de se tourner vers son Ministre du Logement « tu vois, un des avantages de donner du pouvoir aux organisations populaires pour qu’elles construisent elles-mêmes leurs logements ? la gestion est meilleure, le matériel économisé permet de construire plus de logements. »

Les femmes d’Antimano n’ont dormi que quelques heures. Elles vont, sur le même terrain, commencer la construction d’une deuxième tour pour 48 autres familles, qu’elles comptent achever en un an.

Thierry Deronne, Caracas, le 8 mai 2024

Le reportage de Terra TV :

Note :

(1) Le documentaire « Nostalgiques du futur » raconte cette longue marche du féminisme populaire au Venezuela : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/11/27/nostalgiques-du-futur-par-maurice-lemoine-a-propos-dun-film-sur-le-venezuela/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/05/09/apres-le-pouvoir-sur-le-pouvoir-pour-des-femmes-dans-la-revolution-venezuelienne/

Au Venezuela les communard(e)s continuent à créer l’État nouveau.

Lorenzo Santiago, Brasil de Fato | Caracas (Venezuela)

Petit à petit, les Vénézuéliens ont remonté les rues étroites du quartier de Catia pour aller voter dans les bureaux de la commune d’Altos de Lídice, à Caracas (1). L’élection de ce dimanche 21 avril au Venezuela n’a pas pour but de choisir un député, un maire ou un gouverneur. L’objectif de la consultation populaire est de définir les projets prioritaires pour chacun des 4500 auto-gouvernements communards du pays. Dans la rue, on note la forte participation des femmes. Carmen Forjado, coordinatrice de l’équipe électorale de la commune « Golpe de Timón » : « Nous sommes les 70% des électeurs, nous avons laissé le foyer, notre confort, nous nous sommes donné les moyens d’agir sur le plan politique. Nous avons le sentiment d’incarner tout ce processus ».

15.617 bureaux de vote répartis dans 49.000 conseils communaux du Venezuela ont ouvert leurs portes tôt le matin à ces électrices et aux électeurs qui ont pu choisir les priorités de chaque commune parmi sept options. Le projet retenu est transmis au ministère des communes et des mouvements sociaux, pour être financé. Il sera mis en œuvre avec le concours des habitant(e)s eux-mêmes, avec l’aide matérielle du gouvernement révolutionnaire. Les projets sur lesquels les Vénézuéliens votent sont l’eau potable, les services électriques, l’amélioration des services publics, du système de santé, de l’éducation, du sport, des transports publics, la gestion des déchets, l’entretien des rues ou des routes, la protection de l’environnement, des projets productifs, des processus industriels, le système de production agricole, etc… Qu’il s’agisse d’acheter des ambulances, d’améliorer l’approvisionnement en eau potable ou de construire un réseau Wi-Fi public, les Vénézuéliens revendiquent ce vote comme une étape avancée de la démocratie participative.

Le caractère politique de ces élections va au-delà de la politique des partis. Les communes sont un concept de l’État nouveau, proposé par le président Hugo Chávez. Son objectif reste clair : que l’État soit géré de la base au sommet et que les décisions des conseils communaux prennent toute leur place dans la prise de décision commune peuple/gouvernement. Il ne s’agit pas d’une simple consultation citoyenne, comme dans d’autres pays. Ici le résultat du vote oblige l’État à financer le projet retenu par la population.
Les projets élus ce dimanche ont été choisis après un débat approfondi au sein des conseils communaux. Par le biais d’assemblées, les habitants ont été écoutés et ont fait valoir ce qu’ils considéraient comme les principales demandes. A partir de là, ont été choisi les sept projets les plus urgents, et nécessaires.

Pour Dahis Escobar, éducatrice à l’université plurinationale Patria Grande, la participation populaire est fondamentale pour mettre en œuvre des projets qui répondent étroitement à la réalité des communes. « Ce n’est pas une simple démocratie représentative. Je ne choisis pas quelqu’un qui promet de réaliser quelque chose sans que je sache s’il va le faire ou pas, ou parce qu’il nous a dit que selon lui, tel ou tel projet est le meilleur pour la communauté. Non. Ici, la démocratie est participative et directe. Nous participons nous-mêmes au choix des projets que nous allons réaliser. Le débat sert à écouter les demandes réelles de la population ».

« Vaincre le capitalisme »

Pour José Ibarra, porte-parole des infrastructures de la commune socialiste d’Altos de Lídice, « C’est très important pour vaincre l’État capitaliste. Avant, nous étions habitués à une mairie. Mais aujourd’hui, le pouvoir populaire participe à partir de son territoire, des projets à court, moyen et long terme sont élaborés. Les gens eux-mêmes, les porte-parole des conseils communaux et le Comité Local d’Approvisionnement, participent ensemble à ce projet au bénéfice des communes »

Mères, pères, grands-pères et grands-mères accompagnés de leurs enfants, petits-enfants et neveux. Des familles entières se sont rendues aux urnes en ce dimanche qui s’annonçait nuageux à Caracas. Le ministère des communes s’attendait à ce qu’au moins 1,3 million de communard(e)s participent à la consultation. Parce qu’ils sont simples et rapides à mettre en œuvre, le gouvernement calcule que les projets retenus seront finalisés dans un délai maximum de deux mois. Les travaux seront gérés par les communes elles-mêmes par l’intermédiaire de la Banque Communale, une figure créée par l’assemblée nationale au sein du vaste éventail des lois du pouvoir populaire. Chaque commune dispose de sa propre banque, et d’une unité qui concentre l’administration des fonds. La banque recevra l’argent du ministère et l’investira conformément à ce qui a été approuvé dans les assemblées.

Contrairement aux élections traditionnelles (35 en 24 ans de révolution), les personnes âgées de plus de 15 ans peuvent participer à la consultation populaire. Pour Dahis Escobar, la présence des jeunes est un gage de plus grande représentativité dans le choix des projets. « Les plus de 15 ans peuvent choisir les projets qu’ils préfèrent, l’important est que ces projets soient réalisés par les habitants de ces communautés eux-mêmes. C’est un projet pour toute la commune, qui profite à toute la commune, pas à un secteur, pas à un individu, mais à toute la commune ».

Photo : Sur la base du vote, chaque commune dresse la liste des projets qui seront mis en œuvre en priorité par le gouvernement / Monyse Ravena

« Grand jour ! Le pouvoir dans notre pays est enfin dans les mains du peuple », a déclaré le président Maduro, pour qui « la droite déteste le pouvoir populaire, rien que ces mots – pouvoir populaire – génèrent son mépris, sa haine, à l’assemblée elle a toujours voté contre les lois qui le garantissent. » L’idée du gouvernement bolivarien est que le processus de consultation et de choix des projets soit mené plus souvent. Le vote a été suivi par des observateurs du monde entier dans tout le pays, dans les différents points de vote. Le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, célèbre penseur de la décolonialité, en était : « le processus électoral de la consultation populaire devrait être analysé par d’autres gouvernements comme un exemple de réussite. C’est un exemple de démocratie participative qui n’a pas de précédent dans le monde. On ne voit cela nulle part dans le monde, ici on en a déjà fait l’expérience et cela semble normal, mais pour nous qui venons de l’extérieur, c’est tout sauf normal, c’est un exemple ».

Lorenzo Santiago

Source : https://www.brasildefato.com.br/2024/04/22/consulta-popular-envolve-49-mil-comunas-na-venezuela-e-escolhe-projetos-prioritarios-para-territorios

Traduction du portugais : Thierry Deronne

Note :
(1) Les communes sont un type d’organisation sociale et politique basé sur les quartiers urbains et les communautés rurales. Créées dans le cadre de la loi organique des communes, promulguée en 2010 par le président de l’époque, Hugo Chávez, elles expérimentent une nouvelle forme d’autogouvernement populaire basée sur l’autogestion et le dialogue permanent avec l’État. Elles ont la priorité dans le transfert des ressources de l’État et ne doivent pas nécessairement se limiter à un état ou à une municipalité, c’est-à-dire qu’une même commune peut couvrir plus d’une ville. Le rôle de la commune implique également la gestion économique des ressources. Ces organisations s’appuient sur la loi de l’économie communale, qui reconnaît plusieurs types d’organisation au niveau économique : les entreprises communales de propriété sociale directe, les unités familiales de production ou les sociétés communales de propriété sociale indirecte, qui sont des sociétés mixtes, gérées pour moitié par l’État et pour moitié par la commune.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/04/23/au-venezuela-les-communardes-continuent-a-creer-letat-nouveau/

(Vidéo ST FR) Coopération internationale avec la révolution bolivarienne : des architectes français et vénézuéliens créent un prototype novateur de logement.

Un prototype de logement révolutionnaire au Venezuela (sous-titres en français). Production: TERRA TV

Si « l’espace est politique » comme l’expliquait le philosophe Henri Lefebvre, cette question prend tout son sens dans la révolution bolivarienne, au Venezuela. Depuis plusieurs années le Laboratoire International d’Habitat Populaire (LIHP, Paris/Caracas) dirigé par Jean-François Parent et son équipe y travaille autour de la question du droit à la ville, et plus encore, du droit d’habiter en produisant un espace socialement et politiquement nouveaux. Ce prototype de logement est né du dialogue permanent du LIHP avec les acteurs sociaux, les communes urbaines, les autogouvernements populaires et différents organes gouvernementaux de la Révolution Bolivarienne (1). Avec, parmi les nombreux défis, celui de transformer la figure « centrale » de l’architecte en allié réflexif, créateur, des mouvements populaires.

La question de l’espace de vie allié à la participation populaire est une priorité pour le gouvernement révolutionnaire. En 2023, un total de quatre millions huit cent mille logements ont été construits pour les secteurs populaires dans le cadre de la « Grande Mission Logement » lancée par Hugo Chávez en 2012. Le président Maduro a indiqué que le gouvernement en construira 3 millions de plus entre 2025 et 2030, tout en insistant auprès du Ministre de l’Habitat et du Logement pour que soit renforcée la participation populaire dans ces (auto)constructions.

Le modèle proposé par le LIHP suppose d’industrialiser la filière du bois – une matière très disponible au Venezuela mais peu utilisée sur les chantiers. Avantages : le temps de construction très court (un mois environ), le fait qu’il s’agit d’une architecture sèche (pas besoin d’eau ni de ciment), légère, lumineuse, auto-ventilée, basée sur une structure de panneaux mobiles. L’espace est modifiable à souhait et adaptable aux contextes de vie et de travail les plus divers. Ce modèle arrive à point nommé pour répondre aux besoins de la population à un moment où le pays renoue avec la croissance, malgré la persistance d’un blocus économique occidental qui a réduit la disponibilité de certains matériaux et freiné l’essor de la grande mission logement.

Dans ce reportage réalisé par l’équipe de TERRA TV (sous-titré en français), plusieurs délégué(e)s de mouvements populaires, ainsi que le président du Laboratoire International pour l’Habitat Populaire, expliquent les nombreuses possibilités offertes par ce prototype. « Pour nous, le plus important, explique Jean-François Parent, est que ce prototype génère un débat dans l’ensemble de la société, dans sa diversité et ses contradictions, sur comment, à travers l’espace, transformer la société à laquelle nous appartenons. Produire une architecture populaire qui propose une libération culturelle à l’ensemble du corps social par de nouvelles formes d’habiter qui transforment nos relations à l’environnement, au sens large du terme.»

Thierry Deronne, Caracas, 19 mars 2024

Note :

(1) Le prototype d’unité familiale productive a été réalisé dans le cadre la mission confiée par le Gouvernement de l’État Bolivarien de Miranda au Laboratoire International pour l’Habitat Populaire au travers de l’alliance stratégique définie et signée en 2018 entre le Gouverneur Hector Rodriguez et Jean François Parent architecte. Étude et réalisation du Prototype : Equipe du LIHP – Laboratorio Internacional por el Habitat Popular. 25 rue Jean Jaurès, 93200 Saint-Denis, France. Au Venezuela : Parque Central, Torre Este, Piso 19, A.P. 1010, Caracas. Mail : contact@lihp.info / Site : http://www.lihp.info / @LIHP_FRANCE

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/19/video-st-fr-cooperation-internationale-avec-la-revolution-bolivarienne-des-architectes-francais-et-venezueliens-creent-un-prototype-novateur-de-logement/

L’aventure de la télévision populaire au Venezuela : entretien avec Thierry Deronne (Venezuelanalysis)

Venezuelanalysis : Thierry Deronne est un cinéaste vénézuélien d’origine belge qui accompagne depuis longtemps les luttes de la classe ouvrière et des paysans en Amérique latine. Au milieu des années 1990, au Venezuela, il a encouragé les médias populaires et les projets éducatifs, avant de jouer un rôle clé dans le mouvement de la télévision populaire pendant la révolution bolivarienne. Deronne est actuellement professeur à l’Université Nationale des Arts [créée par Hugo Chávez]. Son dernier documentaire, Nostalgiques du futur, co-réalisé avec Victor Hugo Rivera, est un voyage dans quelques territoires où le féminisme populaire change la vie.

Venezuelanalysis – Tu es arrivé au Venezuela en 1994, en provenance du Nicaragua, où tu avais déjà pris part aux luttes latino-américaines. Une fois au Venezuela, tu as travaillé avec la Escuela de Formación Obrera (École de formation ouvrière) à Maracay, dans l’État d’Aragua. Que peux-tu nous dire de cette expérience ?

Thierry Deronne – C’est grâce aux compagnes féministes vénézuéliennes avec qui je travaillais au Nicaragua dans les années 80, pendant la révolution sandiniste, que j’ai pu, il y a trente ans exactement, parvenir au Venezuela. C’était 5 ans avant la révolution bolivarienne et l’élection d’Hugo Chávez. Notre première base d’opérations fut l’école de formation ouvrière, à Maracay, créée par des avocats spécialisés dans le droit du travail comme Isaias Rodriguez, Priscilla Lopez et d’autres militantes féministes. Un lieu de rencontre, un espace ouvert et parfois clandestin pour tous ceux qui sentaient que quelque chose devait bouger ici, que le pays allait changer. Jan Hol, un Néerlandais qui était un des coordinateurs, faisait vivre chichement cette école avec le financement d’un syndicat des Pays-Bas. C’est dans cet espace que j’ai créé l’École populaire de cinéma et organisé les premiers ateliers audiovisuels pour les activistes de toutes sortes de luttes, travailleur(se)s, mouvements de femmes, paysan(ne)s, étudiant(e)s, etc. Nous nous rendions dans des villages qui luttaient pour la terre ou dans une communauté rurale qui refusait l’imposition d’une décharge industrielle. Nous accompagnions des camarades féministes qui animaient des ateliers contre la violence sexiste et qui voulaient disposer des outils nécessaires pour se représenter sur un film. Ce travail nous a permis de mettre en lumière le rôle des femmes dans la sphère de la reproduction sociale. L’École populaire de cinéma s’est forgée et développée avec ces luttes. Tout en gardant un pied à l’École de formation ouvrière, elle est devenue plus mobile, itinérante : nous sommes allés là où les travailleurs, les militant(e)s féministes ou les paysan(ne)s avaient besoin d’outils pour représenter leurs luttes.

Venezuelanalysis – Peux-tu décrire plus en détail ton travail d’éducateur populaire ?

Thierry Deronne – Il s’agissait par exemple d’organiser un atelier d’écriture de scénarios avec des femmes qui apprenaient à raconter leur propre histoire par le biais de la fiction, en subvertissant le style dominant et normatif des « telenovelas ». Ou travailler sur la récupération de la mémoire historique et documenter les grèves des travailleurs. Nous avons filmé les dernières grèves des travailleurs du textile à Maracay [à la fin des années 90]. Il s’agissait d’un mouvement très important, nous avons aidé les grévistes à le visibiliser. Dans ce documentaire, l’œil de la caméra passe des femmes qui cuisinaient dans les usines occupées aux cortèges de travailleurs, puis aux réunions et aux débats entre grévistes. Nous nous faufilions la nuit dans les usines occupées, toujours en collaboration avec les travailleurs, et nous enregistrions ce qu’ils faisaient. Cette grève a été un tournant pour nous : nous sommes passés de la production de reportages vidéo, à la réalisation d’un véritable documentaire. Par la suite, nous avons fait de la création d’une école vénézuélienne du documentaire l’un de nos objectifs. Un processus révolutionnaire a besoin de documenter ses luttes, ses constructions collectives et ses victoires.

Photos : Teletambores, une des premières chaînes de télévision populaire du Venezuela.

Venezuelanalysis – Vers l’an 2000, tu as fondé Teletambores à Maracay, une des premières chaînes de télévision populaire du pays. Peux-tu nous raconter cette histoire ?

Thierry Deronne – À l’époque, toutes les chaînes de télévision étaient commerciales et, bien entendu, elles ne diffusaient rien sur les luttes des travailleur(se)s. Leur rôle était soit d’occulter, soit de diviser et de démobiliser le mouvement social, en isolant les dirigeants de leur base, en insistant sur la violence, en opposant les grévistes aux usagers, en parlant d’essoufflement de la lutte, etc.. Nous avons installé une antenne de télévision sur le toit de la maison de Maria Santini, dans le barrio Francisco Linares de Alcántara, dans la banlieue de Maracay. Maria était une camarade féministe. Le jeune ingénieur en télécommunications José Ángel Manrique, du projet populaire TV Rubio dans les Andes, nous a donné des conseils techniques. C’est ainsi que nous avons pu commencer à diffuser la télévision dans le quartier. Plus tard, nous avons obtenu un deuxième émetteur, qui a permis d’atteindre plus d’habitant(e)s. Un peu plus tard, vers 1997, Blanca Eekhout et Ricardo Márquez de Catia TVe [une télévision populaire de Caracas] sont venus nous voir. Ils voulaient discuter et voir avec nous comment unir les forces dans la construction de médias d’un type nouveau. C’est ainsi qu’est né le mouvement de la télévision populaire au Venezuela.

Après l’élection d’Hugo Chávez en décembre 1998, et surtout lors de l’assemblée constituante de 1999, quelques amis députés ont défendu l’inclusion du concept de « communication plurielle » dans la nouvelle constitution bolivarienne. C’est ce qui a ouvert la porte au cadre légal et par là, à une multitude de projets de communication non conventionnels au sein de la révolution. Mais le vrai tournant s’est produit lors du coup d’État d’avril 2002 contre Hugo Chávez: les médias populaires ont joué un rôle important dans la résistance et le retour au pouvoir du président élu, alors que les médias privés avaient occulté ce mouvement populaire. La population, et le gouvernement bolivarien, ont compris que les médias privés avaient été un outil majeur du coup d’État contre le processus bolivarien, et qu’une véritable « révolution médiatique » devenait nécessaire. Dans ce contexte post-coup d’État, Chávez est devenu un défenseur des médias populaires. Je me souviens d’une belle histoire : Catia TVe lui a envoyé une lettre l’invitant à inaugurer le nouveau siège, mais la nouvelle réglementation n’avait pas encore été promulguée. Chávez était déterminé à y assister, mais les avocats de la CONATEL [Commission Nationale des Télécommunications] lui ont déconseillé de le faire, à cause du vide juridique. Chávez a répondu: « S’il n’y a pas de loi, faisons-la ! »

Cette prise de conscience a conduit à la rédaction du cadre juridique pour les médias populaires, dans les bureaux de la CONATEL avec la participation de nos médias populaires, dont Catia TVe, Teletambores et TV Rubio. Pour la première fois, des personnes qui ne venaient pas des médias dominants se retrouvaient à la même table que les ingénieurs et les avocats de la CONATEL pour écrire une loi. Ce fut un moment extraordinaire !

Venezuelanalysis – Le mouvement de la télévision communautaire a été très dynamique dans les premières années de la révolution bolivarienne. Quels étaient ses principaux objectifs ?

Thierry Deronne – Chaque télévision communautaire avait son propre style, ses propres méthodes, sa forme et son histoire. Néanmoins, une idée nous rassemblait : le producteur devait être le peuple.
Cela peut paraître simple, mais c’est une véritable révolution ! Nous avons inscrit dans la loi l’obligation pour un média populaire, pour obtenir une concession radio-électrique, de diffuser 70% de productions populaires, et d’organiser une formation permanente pour créer les groupes de producteurs(trices) audiovisuel(le)s. On peut toujours parler en général de participation, mais sans la formation qui permet à chacun(e) de comprendre et manier les outils, idéologiquement et techniquement, cette participation reste lettre morte. Nous rejetions radicalement l’idée du média fait en studio, par des journalistes professionnels, qui se croient le centre du monde, ou tout au moins un centre de pouvoir. Notre télévision populaire Teletambores étant issue d’une école documentaire en rupture avec le code audiovisuel dominant, la participation directe des gens était une évidence. Cela signifie aussi que les processus et les délais de production étaient différents. Nous devions être immergés dans notre milieu populaire, et c’était les habitant(e)s qui menaient les enquêtes, et toutes les étapes de la production.

Autre chose, dans nos ateliers, nous avons toujours critiqué la propagande et la manipulation audiovisuelles. Nous considérons par exemple la relation entre le son et l’image d’une manière créatrice. Contre le pléonasme du son et de l’image, la relation entre un son autonome et une image autonome encourage la création de sens par le public, une lecture plus ouverte. En fait nous réactivions les enseignements de cent ans de pensée marxiste sur les médias et les expériences concrètes de nombreuses révolutions politico-esthétiques. En adaptant cet héritage au Venezuela, nous nous sommes dit : si la force motrice de la révolution bolivarienne est la participation directe du peuple, nous ne pouvons pas tomber dans le cliché simpliste du « imitons les armes de l’ennemi pour les retourner contre lui », car utiliser les codes de Venevisión [grande chaîne de télévision privée du Venezuela] aurait signifié reproduire la télévision de plateau autour d’un présentateur-vedette qui devient vite narcissique, les studios séparés de la vie, une machine à vendre des marchandises télévisuelles à un spectateur passif, bref, une légitimation du capitalisme et une contradiction frontale avec la participation populaire directe.

Photos : images de « Venezuela Adentro », un programme de Vive TV qui racontait les processus vivants d’organisations populaires.

Venezuelanalysis – Fin 2003, tu as rejoint Vive TV, une chaîne publique de télévision. Vive TV était une initiative vraiment extraordinaire à l’époque. De quoi s’agissait-il ?

Thierry Deronne – Vive TV était une chaîne de télévision publique qui se voulait la voix de l’organisation populaire sous toutes ses formes. Le président Chávez décida de la créer pour embrasser la vie du processus et sa réalité populaire, pour sortir de la vieille télévision publique VTV, porte-voix nécessaire du gouvernement mais insuffisante dans le nouveau contexte révolutionnaire. Peu après son inauguration, la jeune militante Blanca Eekhout – venue de la télévision populaire Catia Tve -, nommée présidente de la chaîne, m’a demandé de l’aider à développer un nouveau paradigme de télévision. C’est ainsi que l’école populaire de cinéma a déménagé de Maracay à Caracas. Notre objectif était de créer non pas une nouvelle chaîne, mais un nouveau type de télévision.

Cela n’a pas été facile, car la vitesse de création de Vive Tv, voulue par Chávez, ne nous a pas laissé le temps de former le personnel sur la base de concepts nouveaux, et nous a obligés à faire appel à des compagnes et compagnons qui venaient des médias commerciaux, qui venaient avec des modes de faire « dominants ». Ou à la classe moyenne de l’Université Centrale du Venezuela, qui n’aimait pas trop l’idée que le peuple fasse la télévision, pas plus que les journalistes professionnels engagés à Vive TV, mortifiés à l’idée de ne pas apparaître à l’écran. Différentes idées circulaient sur la manière de faire de la télévision, mais Blanca a finalement soutenu notre proposition de construire quelque chose de nouveau : nous avons pendant six ans pratiqué la formation intégrale d’un(e) travailleur(se) télévisuel(le) organique des organisations populaires : le « producteur ou productrice intégral(e). »

Nous sommes restés fidèles à cette idée marxiste selon laquelle « ce n’est que d’une technique qu’on peut déduire une idéologie ». C’est Augusto Boal qui brise l’espace bourgeois du théâtre où seuls quelques-uns ont le droit d’être acteurs et tous les autres de n’être que spectateurs. D’où son théâtre en rond où les spectateurs qui proposent des modifications de la scène, entrent dans l’espace du jeu et deviennent actrices ou acteurs. C’est Bertolt Brecht qui refuse que la radio fonctionne à sens unique, et propose qu’elle devienne une chose vraiment démocratique, qu’elle passe de la diffusion à l’inter-communication du peuple avec le peuple. C’est Sartre qui dit la même chose à l’heure de fonder un journal : « on croit que la liberté d’information, le droit à la liberté de la presse, c’est un droit du journaliste. Mais pas du tout, c’est un droit du lecteur du journal. C’est-à-dire que c’est les gens, les gens dans la rue, les gens qui achètent le journal, qui ont le droit d’être informé. C’est les gens qui travaillent dans une entreprise, dans un chantier, dans un bureau qui ont le droit de savoir ce qu’il se passe et d’en tirer les conséquences. Naturellement, il en résulte qu’il faut que le journaliste ait la possibilité d’exprimer ses pensées, mais cela signifie seulement qu’il doit faire en sorte que le peuple discute avec le peuple. » C’est Marx, aussi : « Dans une société communiste il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des humains, à qui entre autres choses il arrive de peindre » . Tout cela va de pair avec la revendication de récupérer le temps de la vie, de créer un temps de loisir qui ne soit plus voué à « oublier le travail » mais à créer, à aimer, à apprendre. Cela reste plus que jamais un enjeu stratégique pour la prise de pouvoir par le monde du travail, pour l’élévation permanente de ses capacités comme force politique, participative, sociale et culturelle. Toutes ces idées « léninistes » se sont incarnées dans notre formation intégrale à Vive TV, c’est ainsi que nous avons commencé à rompre avec la division sociale du travail. Tout le monde, du cadreur(se) à l’agent(e) de sécurité, des technicien(ne)s aux producteurs(trices) ou aux administrateur(trices), participait à nos ateliers.

Venezuelanalysis – Parle-nous de ces ateliers.

Thierry Deronne – L’objectif était que chacun acquière les outils nécessaires, intellectuels et techniques, pour concevoir et réaliser un programme audiovisuel, non pas dans un espace fermé, une chambre de montage, ou devant un ordinateur pour remplir une case dans la grille de diffusion, mais par exemple en passant une semaine avec un groupe de paysans en lutte pour la terre. L’idée était qu’après avoir vécu plusieurs jours aux côtés des personnes en lutte, les collaborateurs de Vive TV reviendraient avec une idée plus claire des besoins populaires en termes de production audiovisuelle.
Nous invitions aussi les mouvements sociaux à Vive TV. À l’époque, on pouvait entrer dans un studio de Vive Tv et trouver une poignée de travailleurs d’INVEPAL parlant de la prise de contrôle de l’usine de production de papier ou un groupe de paysan(ne)s discutant de leur réalité dans l’État de Barinas. Aujourd’hui, une quinzaine d’années plus tard, quand je voyage à travers le vaste Venezuela, je rencontre des gens qui me disent : « je peux vous aider pour le son ou la caméra, j’ai étudié avec vous à Vive ». L’école de Vive TV a été semée en sol fertile, en plein processus révolutionnaire.

Venezuelanalysis – Tu as encouragé la production non conventionnelle à Vive TV. Peux-tu nous parler des types de programmes qui y étaient produits ?

Thierry Deronne – Nous essayions de réinventer l’ensemble de la télévision, ses relations internes, sa relation au peuple et sa programmation, vue comme un grand « montage » en soi, entre éducation et visibilisation populaire. Nous avions la liberté et les ressources publiques pour le faire. C’était un vieux rêve devenu réalité ! Il y avait un programme qui s’appelait « Venezuela Adentro » [À l’intérieur du Venezuela], dont nous avons produit des milliers d’épisodes. Pour le créer, nous nous sommes inspirés de Santiago Álvarez de l’ICAIC [Institut du cinéma cubain] et de son « Noticiero Latinoamericano » – chronique hebdomadaire de la révolution cubaine. Personne ne mâchait ses mots dans ses reportages : ils traitaient des vrais problèmes auxquels la révolution était confrontée. C’était très instructif et humoristique à la fois. Même si ce « noticiero » exprimait des critiques, la révolution cubaine avait la maturité suffisante pour protéger ce canal. Chaque dimanche, les Cubains s’asseyaient dans la salle de cinéma pour le regarder avec plus d’intérêt que la fiction qui le suivait. Cette expérience a été une source d’inspiration pour notre « Venezuela Adentro », où il était possible d’adopter des positions critiques au sein de la révolution, et où le peuple restait toujours le sujet. Chávez a accueilli et même encouragé la critique au sein de la révolution bolivarienne. Il nous disait : « Occupez les mairies, occupez les gouvernements régionaux ! Changez tout ! » Cela nous a incités à traverser à cheval une rivière, à gravir une montagne, à faire de longues heures de route pour rejoindre, écouter, comprendre des collectifs en lutte un peu partout.

Pour en revenir à la programmation de Vive Tv, je détache trois autres programmes. D’abord le « cours de philosophie » et le « cours de cinéma ». Nous avions souvent des gens souhaitant suivre nos ateliers, mais qui ne pouvaient pas y être physiquement, donc ces cours diffusés par l’écran était une sorte d’ « université en ligne», pour qu’un plus grand nombre puisse les voir. Un autre programme comme « En Proceso » était un plan-séquence qui suivait le travail, par exemple, d’un comité de terres urbain. La caméra suivait les porte-parole du comité qui visitaient les maisons d’un quartier, qui le cartographiaient, qui échangeaient avec les habitant(e)s pour connaître leurs principaux besoins et propositions. L’idée était de présenter la réalité telle qu’elle se vit, sans éliminer les soi-disant « temps morts » où apparemment « il ne se passe rien ».

Venezuelanalysis – Dans les premières années du processus bolivarien, les médias populaires se sont multipliés. Cependant, ce mouvement a décliné au fil des ans. Pourquoi ?

Thierry Deronne – La principale raison est la puissance du modèle de la télévision capitaliste. Les télévisions populaires sont nées comme des îlots dans le vaste océan de la communication capitaliste. Certains n’ont pas reconnu ou compris le potentiel de la télévision participative en tant qu’outil du protagonisme populaire de la révolution bolivarienne. La solution eut consisté à mettre en place une politique publique de communication capable de promouvoir la multiplication des médias populaires à grande échelle (« seule la quantité génère la qualité »…) pour faire émerger un modèle nouveau. Naturellement, cette expansion aurait dû être complétée par une formation et une éducation généralisées et permanentes aux pratiques nouvelles. Des problèmes internes ont également contribué au déclin, notamment le manque de cohésion au sein du mouvement, les conflits « territoriaux », le sectarisme, l’appropriation personnelle ou familiale des médias. Les médias communautaires se heurtaient à un autre obstacle : la technologie coûtait fort cher à l’époque et c’est grâce à l’État révolutionnaire que beaucoup de ces médias ont pu être montés. Mais les organisations avaient du mal à générer des revenus suffisants pour l’entretien ou le remplacement d’équipements obsolètes ou endommagés.

Aujourd’hui, la communication populaire se redéploie dans les smartphones qui offrent une technologie plus abordable et plus légère, qui permet une « écriture » beaucoup plus participative du réel. Sauf que leurs formats ont été pensés par la Silicon Valley, en tant qu’outils de consommation capitaliste. Formats courts, tape-à-l’œil et narcissiques. Avec des répercussions politiques, comme la fragmentation du réel, les tribus étanches du politiquement correct, le sentiment d’impuissance, et sur ce vide politique, la montée en puissance de la peur, de la post-vérité et de personnalités telles que Trump, Bolsonaro ou Milei… Il y a donc deux tâches urgentes à accomplir aujourd’hui. Premièrement, la revitalisation de la communication populaire avec le soutien de l’État pour établir un nouveau modèle. Cela nécessitera des financements, notamment pour la formation. Ensuite, il est impératif de créer un nouveau type de médias sociaux. Nous devons mettre en contact des experts en médias numériques avec les mouvements sociaux pour créer un nouveau réseau qui ne soit pas pensé par le capitalisme mais depuis les besoins de la société, qui laisse par exemple le temps nécessaire pour raconter des histoires d’organisations.

Photos : à Antímano, Caracas, un groupe de femmes construisent elles-mêmes leurs maisons. L’École populaire de cinéma et de théâtre travaille avec elles.

Venezuelanalysis Quel est aujourd’hui l’objectif de cette école de cinéma et de théâtre des mouvements sociaux, née dans les années 90 ?

Thierry Deronne – Créer un grand bataillon de cinéastes documentaires, pour de nombreuses raisons. Les principales sont la préservation de la mémoire historique et la transmission de l’expérience. Mais aussi l’agit/prop, ainsi que l’autocritique. C’est aussi un espace d’étude de la réalité : le cinéma documentaire doit nous donner le temps de comprendre la dialectique fine des processus. Notre école essaie de tenir toutes ces rênes à la fois. Compte tenu du contexte antérieur à la révolution, la télévision commerciale reste une référence écrasante, avec sa publicité, ses telenovelas, ses studios et ses présentateurs(trices)-vedettes. C’est elle qui reste l’école pour de nombreux professionnels des médias. Par conséquent, la production du documentaire révolutionnaire, participatif, reste limitée au sein du processus bolivarien. Plus encore en ce qui concerne la fiction, les récits paraissent souvent écrits dans un pays anachronique, hors révolution, qui oscille entre le monde des telenovelas ou le péplum historique à costumes. La plupart des cinéastes vénézuélien(ne)s restent dans une opposition à la rénovation du cinéma à travers la participation populaire ou font des films thématiquement induits par les grilles des télévisions ou des festivals occidentaux.

Pour affronter cette situation, l’École populaire de cinéma et de théâtre a commencé à organiser des noyaux de production au niveau local. La commune d’El Maizal possède désormais sa propre école de communication populaire, mais il existe également des groupes de travail dans d’autres communes. Comme dans la commune Che Guevara et ailleurs. L’objectif principal est toujours le même : produire à partir de la lutte, de l’organisation, de la vie et de la pensée populaires. Une leçon que je tire de toute cette histoire, c’est qu’à Vive TV, les contraintes de temps, la vélocité de création du média, nous avaient empêché de former la base productive qui aurait pu garantir la programmation permanente du peuple pour le peuple. Notre objectif actuel est de continuer à former les organisations, qui ont beaucoup avancé depuis cette époque pionnière, dans l’espoir que surgissent de nouveaux médias et de nouveaux et nouvelles cinéastes.

Photos : l’école populaire de cinéma et de théâtre forme un noyau audiovisuel dans la commune d’El Maizal.

Venezuelanalysis – L’École populaire de cinéma et de théâtre organise-t-elle également des ateliers de théâtre ?

Thierry Deronne – Bien sûr, notre école s’engage aussi dans la création théâtrale, en s’inspirant de la tradition brésilienne du « théâtre de l’opprimé » et celle du « théâtre épique » de Bertolt Brecht. Deux compagnons du Brésil : Douglas Estevam, du Collectif Culture du MST, et Julian Boal, du Théâtre de l’Opprimé, nous ont aidés en 2023. Douglas a collaboré avec des femmes autoconstructrices à Antímano, pour raconter au pluriel leur incroyable histoire, comme organisation et comme personnes. Parallèlement, Julian a travaillé sur un autre angle, celui de la lutte de ces femmes contre la violence sexiste. Il s’agit là aussi de rompre avec un théâtre encore dominé par la telenovela. Le théâtre de l’opprimé et le théâtre épique de Bertolt Brecht sont des outils extraordinaires pour construire la démocratie participative, raison d’être et moteur de la révolution bolivarienne.
En 2024, le plan implique la formation, la pratique, la réflexion et le suivi. Depuis une collaboration avec des clowns impliqués dans le mouvement des squats au Brésil, puis des exercices à petite échelle de théâtre de l’opprimé, vers des formes plus élaborées de théâtre épique. Pour renforcer notre travail, nous avons également fait appel à un extraordinaire metteur en scène et dramaturge brésilien: Sérgio De Carvalho et sa Compañía do Latão, axée sur le théâtre épique.

Photos : atelier de théâtre épique avec Douglas Estevam au sein du projet d’auto-construction de Jorge Rodríguez Padre à Antímano, Caracas.

Venezuelanalysis – Tu produis ou réalises aussi des documentaires. Comment cela fonctionne-t-il ?

Thierry Deronne
– Certains documentaires sont réalisés en collaboration directe avec des organisations sociales. Prenons l’exemple de « Marcha », centré sur la marche paysanne de 2018. Une grande partie du matériel provenait des paysan(ne)s eux-mêmes. À la fin, nous avons monté le matériel et les paysans nous ont guidés dans ce processus. Il y a aussi des films comme « Nostalgiques du futur » [2023], un documentaire sur le féminisme populaire qui nous a permis de visiter de nombreux territoires où les femmes s’organisent, et de tisser des liens entre les différentes luttes. Nous travaillons actuellement sur un documentaire qui explore les économies communales, celles qui veulent substituer le capitalisme encore majoritaire au Venezuela. Il y a aussi des documentaires réalisés directement par une organisation. Par exemple, notre formatrice Lana Vielma et d’autres communard(e)s d’El Maizal réalisent un documentaire sur les assemblées dans les zones reculées de la commune. L’une des tâches urgentes reste le renforcement de notre école de cinéma documentaire. Comme je te disais, faire les images de notre processus révolutionnaire est vital. La transmission générationnelle est un défi stratégique pour toutes les révolutions; si le fil est rompu, nous savons comment l’Empire en tire parti. Par ailleurs, pour vivre et grandir, les révolutions exigent un processus continu de « révision, rectification et réimpulsion » pour parler comme Chávez… Réduire la communication au marketing est une menace pour l’existence de la révolution et même de la nation.

Propos recueillis par Cira Pascual Marquina

Note : L’interview ci-dessous, réalisée par le site d’information Venezuelanalysis, relate trente ans de travail au Venezuela de notre école de communication, cinéma et théâtre des mouvements sociaux. Vous pouvez soutenir cette école via ce compte. Merci d’avance pour votre solidarité !

Compte Crédit Mutuel 00020487902

Titulaire: LIHP, 25 RUE JEAN JAURÈS, 93200 ST DENIS

Code IBAN: FR76 1027 8061 4100 0204 8790 256

Code BIC: CMCIFR2A

SVP ne mentionner que : « Soutien école communication ».

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Sources : https://venezuelanalysis.com/interviews/communication-by-and-for-the-people-a-conversation-with-thierry-deronne-part-i/ et https://venezuelanalysis.com/interviews/vicissitudes-of-grassroots-media-a-conversation-with-thierry-deronne-part-ii/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/02/01/laventure-de-la-television-populaire-au-venezuela-entretien-avec-thierry-deronne-venezuelanalysis/

« PETARE NORD » épisode 4 (VO sous-titres français)

Le jour est venu de rassembler les cartes produites par l’équipe du Laboratoire International de l’Habitat Populaire et les conseils communaux de la Commune « Vamos con Todo » à Petare Norte, au Venezuela. Moment de grande émotion : découvrir sur une carte collective l’image complète de la lutte d’un quartier populaire contre l’exclusion historique. Yasmine Jiménez, porte-parole de cette commune de Petare, explique, les larmes aux yeux : « Nos grands-parents, nos parents ont dû construire leurs maisons comme ils le pouvaient. Ils n’avaient pas d’ingénieur ou d’architecte à leurs côtés pour leur dire plus ou moins comment faire. Mais leurs maisons sont stables, sont dignes. Il est temps pour nous, communardes et communards, de marquer notre empreinte de transformation dans chaque territoire, dans le monde. Lorsque toutes les missions sociales révolutionnaires s’incarneront en profondeur dans la réalité de nos territoires communaux, nous pourrons dire clairement que nous faisons la révolution et nous pourrons renforcer le socialisme, en tant qu’égalité des droits. Le rôle des femmes est fondamental. C’est nous, les femmes, qui remplissons d’amour nos quartiers et nos familles, et tant que nous nous verrons avec les yeux de l’amour, nous remporterons de grandes victoires politiques.
Production : TERRA TV/LIHP. Réalisé et monté par Jesús Reyes. République bolivarienne du Venezuela, mai 2023. Durée : 13 min 15 sec. VO SUBT FRANÇAIS.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/05/12/petare-nord-episode-4-vo-sous-titres-francais/

(VIDEO ST FR) « Petare Norte », Venezuela, chronique 3.

Depuis le mois de février, Terra TV produit chaque mois un épisode sous-titré en français de « Petare Norte ». Porté par le Laboratoire International pour l’Habitat Populaire (LIHP), ce projet pilote, unique en son genre, allie l’intelligence créatrice de l’auto-gouvernement populaire (la Commune « Vamos con todo » de Petare) à l’architecture sociale comme réponse aux défis des grandes concentrations urbaines. Il compte sur la collaboration du gouvernement bolivarien de Miranda, ainsi que d’autres institutions nationales et locales. Ce projet fera l’objet d’un documentaire produit par Terra TV qui sortira en 2024.

Dans ce troisième épisode, la participation populaire à la « cartographie communale » s’intensifie. Une habitante et membre du conseil communal Cuatro Sectores explique : « nous apprenons à mettre les légendes, à dessiner les passages, nos lieux de rencontre, c’est la première fois qu’on les voit comme ça, c’est ce que j’ai appris. Nous nous sommes familiarisés avec la carte, où nous reconnaissons nos maisons : « regarde, il y a ma maison, il y a ta maison  » et ainsi de suite. Je peux faire la même chose au conseil communal. Donner une carte à tout le monde, aux délégué(e)s des conseils communaux et à tout le monde dans chaque conseil communal, une carte de tous les territoires, de tous les commerces et de toutes les entreprises, des maisons à risque. Pour que chacun puisse gérer ses propres informations, ainsi quand une institution se présente dans la rue, les voisins disposent déjà de toute l’information. Pour que tout le monde soit informé, parce que quand on est informé, personne ne peut te « raconter des histoires ».

« Pas faire une place, non. La priorité là maintenant… il devrait y avoir un CDI [Centre de Diagnostic Intégral], un espace pour la culture, un espace pour les réunions du conseil communal, et le reste, eh bien… on verra ce qu’on peut mettre d’autre ». (déléguée du Conseil Communal Simón Bolívar 1783)

« La qualité de vie, c’est que nous allons avoir quoi ? De bons logements, une école, ce qui n’est pas encore le cas; Nous allons avoir un terrain où nous pourrons jouer au basket-ball, [pour] que les enfants fassent du sport; il y aura un endroit où les enfants pourront faire de la danse. Où les enfants pourront danser, vous voyez ? C’est une bonne vie pour eux, ils oublient les drogues, ils oublient : « allons boire au bar là-haut », parce qu’ils font déjà du sport et vous les occupez là. Ils vont être mieux lotis et ils vont prendre soin de ce qu’on leur donne ». (délégué du conseil communal d’El Chinchorro).

« Il y a les escaliers en mauvais état, tu tombes, le vieillard tombe, tu tombes quand tu portes de l’eau. Mais si l’on améliore cela, la qualité de vie peut être meilleure, si personne ne doit porter de l’eau, si l’eau arrive à tout le monde par des canalisations, et ils devraient aussi la faire payer pour que les gens apprécient l’eau et ne la gaspillent pas. ». (déléguée du Conseil Communal Cuatro Sectores).

« Petare Norte, c’est une terre bénie et il y a du talent partout. Et il y a des matériaux pour construire un espace (…) » (déléguée du conseil communautaire de Cuatro Sectores).

« Il y a beaucoup de bonne main-d’œuvre ici dans les communautés, ce qui manque, c’est juste un diplôme. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un diplôme d’ingénieur, mais nous avons déjà sans diplôme, des maçons, des professionnels, de tout, nous avons besoin de beaucoup de main-d’œuvre, de personnes qualifiées, de personnes qui ont été formées. Et Petare sera une puissance mondiale (…) ». (déléguée du Conseil Communal Cuatro Sectores).

L’équipe des compagnes architectes du LIHP « à l’écoute de la carte » des habitant(e)s de la commune Vamos con todo, à Petare, avril 2023.

Source : LIHP

Traduction : T.D.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/04/22/video-st-fr-petare-norte-venezuela-chronique-3/

(vidéo:) « Petare Norte », Venezuela, chronique 2.

Cartographie communale comme stratégie sociale

Deuxième épisode d’une chronique vénézuélienne au long cours qui raconte en images comment des citoyen(ne)s rêvent et transforment leur habitat, pour rompre avec la logique capitaliste de l’espace.

Que veut dire : comprendre son territoire ? Comment lire son environnement, ses évolutions, ses dynamiques ? Ces interrogations posées par la démarche collective d’étude urbaine engagée dans le vaste quartier populaire de Petare Norte (près de Caracas, au Venezuela) ont poussé le Laboratoire International pour l’Habitat Populaire (LIHP) à initier une cartographique participative du territoire dans une dialectique entre ce qui est possible d’un point de vue technique (incarné par l’acteur scientifique : architectes, ingénieurs, …), ce qui est nécessaire et souhaitable du point de vue des communautés organisées à l’échelle communale (conseils communaux et communes) et ce qui est plausible, pour la puissance publique (l’État vénézuélien et du gouvernement régional de l’État de Miranda) dans le cadre de ses ambitions politiques, de ses actions et de ses projets de réalisations.

Au fil des réunions, des cartes dynamiques sont produites, tissant des liens de « communications » entre ces trois familles d’acteurs en associant, mêlant, combinant : activités humaines (de l’espace intime à l’espace de socialisation) ; activités urbaines (du public et du privé…) pour appréhender le territoire dans son mouvement et dans l’espace.

Cette deuxième chronique audiovisuelle, réalisée par Jesus Reyes de Terra TV, illustre cette démarche de cartographie participative.

Jean-François Parent

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/04/10/video-petare-norte-venezuela-chronique-2/

(Vidéo/photos:) Un théâtre pour la révolution bolivarienne

Documentaire sous-titré en français sur l’atelier de théâtre offert par Douglas Estevam aux autoconstructrices d’Antimano, 13-16 mars 2023. Production: Terra TV. Réalisation: Jesus Reyes. Durée: 44 minutes.

Le sixième étage de briques rouges, presque achevé, surplombe Antimano, le plus grand quartier populaire du Venezuela. Ici les femmes ont décidé d’assumer elles-mêmes la construction de leurs logements. Lorsqu’elles ont découvert ce terrain en 2015, il n’était que ferrailles et débris. Depuis la colline, entre les piliers de ciment qui s’échappent vers le ciel, on aperçoit le quartier des entassés, des exploités, invisibles sur les cartes d’avant la révolution. « Ce ne fut pas facile de nous semer dans les institutions » explique Ircedia. Cette épopée de bâtisseuses a connu, comme dans toute révolution, son lot d’abandons, de renoncements, de luttes avec la bureaucratie, mais la persévérance des Ayary, Ircedia, Maira, Andreina et tant d’autres, maintiennent en vie le plan de la révolution bolivarienne – transférer le pouvoir d’État aux organisations populaires. C’est ici que nous avons invité le Mouvement des Travailleurs Sans Terre du Brésil à jeter les fondations d’un théâtre populaire.

Le Mouvement des Travailleurs Sans Terre est surtout connu au Venezuela pour sa solidarité fidèle et son soutien à l’agriculture agroécologique : un vaste accord de coopération signé sous l’impulsion de Chávez a été renforcé par Nicolas Maduro. Mais le « mouvement social le plus important de l’Amérique Latine » (Fidel Castro) a aussi développé au Brésil un immense front culturel : quarante groupes de théâtre, écoles artistiques, ateliers d’écriture, réflexions théoriques, publication des pièces, contes et romans écrits par les asentados et asentadas, en témoignent. D’où l’invitation faite par notre École de Communication des Mouvements Sociaux « Hugo Chávez » au Secteur National de la Culture des Sans Terre pour qu’il transmette cette expérience aux communes populaires du Venezuela, en mars 2023.

Pendant que Maria da Silva part donner une formation audiovisuelle dans la commune rurale de El Maizal, à six heures de Caracas, Douglas Estevam offre un atelier de théâtre à une quinzaine d’autoconstructrices d’Antimano. « Qu’ils viennent tous » répond-il aux compagnes qui lui demandent si leurs enfants peuvent participer.

Douglas enseigne à passer de la relation quotidienne au gestus social du théâtre. La construction collective d’une pièce suppose que chaque participant(e) habite son espace, et construise des personnages non naturalistes, à partir de leurs contradictions, et donc transformables. « L’atelier nous permet d’intérioriser notre relation au public » dit Ircedia. « Cela fait des années que nous nous côtoyons dans le travail mais j’ai découvert plus que jamais les autres» ajoute Claudia.

Des personnages naissent de la mémoire des débuts. Ircedia raconte comment après la mort de son mari, Ursulina a mis longtemps à ouvrir la boite à outils du défunt puis, un jour, s’est saisie des tenailles pour se joindre au chantier et nouer les tiges du béton armé sur six étages. Voici Claudia, la vendeuse de rue, qui – telle la Madre Carrar de Brecht -, préfère continuer à vendre ses colliers et ses bracelets malgré la chaleur qui fait qu’on ne vend rien. Il faudra toute la patience d’Ursulina qui vient la chercher une fois, deux fois, pour qu’un jour elle accepte de se rendre à une réunion des bâtisseuses. « De vendeuse de rue à constructrice, oui, j’ai beaucoup changé » expliquera-t-elle à la fin de l’atelier. A l’autre bout de la scène, c’est Maira l’esthéticienne, armée de ses outils de maquillage, qui parle : « mes mains étaient habituées aux pinceaux. Elles ne serviront plus seulement à souligner la beauté des femmes vénézuéliennes mais aussi à les aider à construire leurs maisons ». Miguel Rojas s’avance dans son uniforme militaire pour raconter comment il s’était enamouré du chantier au point d’y passer tout son temps, jusqu’à ce que sa femme lui reproche de l’avoir abandonnée : « Tu as sûrement une amante là-bas ». L’ex-soldat interroge le chœur des femmes : « que faire ? ». « Qu’elle vienne travailler avec nous ! » lui crient-elles.

Dans cet atelier de trois jours et demi – véritable course contre la montre – Douglas Estevam recueille calmement les idées, rassemble les images, parcourt le terrain du chantier, interroge les participant(e)s et, la nuit venue, réfléchit aux exercices qui permettent d’aller plus loin.

L’immeuble de six étages est l’espace parfait pour un théâtre révolutionnaire. Avec son air de « ring de boxe », ses quatre côtés et les étages qui donnent au public des points de vue différents, le rez-de-chaussée rappelle le laboratoire, entre cirque et usine, où Sergueï Eisenstein expérimenta le « cubisme  » dialectique qu’il allait développer au cinéma.

Puis, sur les roches et sur la plaine qui s’étendent au pied de l’immeuble, battues par le vent, Douglas propose aux autoconstructrices de réinstaller les décombres et les ferrailles du début, leurs outils de travail et quelques matériaux de construction : un territoire ouvert vers le passé et vers le futur, sans murs ni rideaux, dans la lumière totale du soleil. Chaque outil émet des sons nouveaux, se mêle aux instruments de musique rapportés par les participant(e)s. Dès que Douglas soumet aux participant(e)s quelques lignes des « Jours de la Commune », le « tous ou personne, tout ou rien » de Brecht se mue en rap. Le « théâtre de l’ère scientifique » et l’énergie anti-coloniale de la révolution bolivarienne se sont vite reconnus.

L’Histoire est le capital des peuples. Une révolution ne peut durer sans un front culturel puissant, déterminé à transmettre à ses propres organisations, aux nouvelles générations et aux peuples du monde entier, les leçons de l’action. Au Venezuela, paradoxalement, un processus visant à construire un État basé sur le pouvoir communard, semble encore paralysé à l’heure de porter au théâtre ou au cinéma de fiction les millions d’histoires quotidiennes de la révolution. Les autoconstructrices d’Antimano montrent la voie, avec leur chœur comme organe vocal d’une révolution féminine. Ircedia Boada insiste : «  Jamais nous ne cesserons de nous former ».

Thierry Deronne, Caracas, 08 avril 2023

Photo ci-dessus: à droite, le formateur du Secteur Culture de la direction nationale du Mouvement des Sans Terre, Douglas Estevam, également membre de la coordination politico-pédagogique de l’École Nationale Florestan Fernandes (Brésil). A gauche, Thierry Deronne, de l’école de communication des mouvements sociaux « Hugo Chávez » (Venezuela), Antimano, 16 mars 2023. Photo: Andreina San Martin.

Photos: Jesus Reyes, Thierry Deronne, Andreina San Martin.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/04/09/video-photos-un-theatre-pour-la-revolution-bolivarienne/

« Petare Norte » : transformer la vie populaire au Venezuela

Porté par le Laboratoire International pour l’Habitat Populaire*, « Petare Norte » est une expérience-pilote unique au monde, menée avec une commune populaire du vaste « barrio » de Petare, à l’est de Caracas, État de Miranda. Vous pouvez suivre pas à pas chacune des étapes de ce projet participatif de transformation urbaine en vous abonnant à sa chaîne YouTube (sous-titrée en français) : https://www.youtube.com/@terratv2023

« Petare Norte » revêt une importance stratégique au niveau local et international. Son objectif est de trouver des solutions aux problèmes d’une grande agglomération populaire avec la participation directe des habitant(e)s, à toutes les étapes du processus. L’État communal comme plan de la révolution bolivarienne ouvre la la possibilité pour les organisations populaires du territoire de participer, avec voix et vote, à la prise de décision.

La stratégie du projet est l’appropriation du territoire, l’inclusion des habitant(e)s dans l’espace et le temps, le droit d’habiter qui va au-delà du simple droit à la vie et de l’accès à la ville, compris dans ses deux dimensions : le droit d’accès aux biens et aux services et le droit de participer pleinement à la planification de la ville.

Photo : Jean-François Parent, président du LIHP. Carte participative du projet « Petare Norte ». Photo TD

Texte : LIHP

Photos : Thierry Deronne / Vidéo : Jesus Reyes. Production : Terra TV 2023

* Pour plus d’informations : en France : Laboratoire International de l’habitat Populaire, LIHP, 25 rue Jean Jaurès, 93200 Saint-Denis, France / +33 1 42438090 / contact@lihp.info / www.lihp.info
Au Venezuela : LIHP Agencia América Latina, Torre Este de Parque Central, Piso 19, A.P. 1010, Caracas, Venezuela / + 58 212 5732543

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/03/20/petare-norte-transformer-la-vie-populaire-au-venezuela/

Venezuela : une armée de femmes construit la révolution du logement

Cette expérience de femmes autodidactes travaillant à construire leurs propres maisons est au cœur du documentaire « Nostalgiques du futur » actuellement en tournée en France, en Suisse et en Belgique. Lors des ciné-débats, vous pourrez rencontrer Ayary Rojas, une des constructrices, et Jenifer Lamus, organisatrice d’une commune rurale. Pour le programme de la tournée : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/03/08/revolution-feministe-dans-la-revolution-bolivarienne-nostalgiques-du-futur-en-tournee-europeenne/


À Caracas, une armée de femmes auto-formées travaille à la construction de leurs propres maisons tout en transformant la réalité qui les entoure.

Le logement marchandisé, les bidonvilles, les expulsions et le sans-abrisme sont des réalités mondiales et, quels que soient les efforts déployés par les médias grand public pour l’ignorer, il s’agit de l’une des horreurs les plus flagrantes du capitalisme.

En revanche, la Grande Mission Logement du Venezuela (GMVV) a construit plus de 4,4 millions de maisons pour les familles de la classe ouvrière depuis 2011, après que le dirigeant révolutionnaire Hugo Chávez a déclaré que l’accès à la terre et à un logement adéquat étaient des droits de l’homme et le fondement d’une vie digne.

L’objectif est d’atteindre 5 millions de logements d’ici à 2024.

En outre, le programme fournit souvent des infrastructures sociales telles que des écoles, des marchés alimentaires subventionnés et des espaces verts et récréatifs, tandis que les maisons sont livrées équipées d’appareils électroménagers de base. En conséquence, l’extrême pauvreté structurelle au Venezuela est passée de 10,8 % en 1998 à 4,3 % en 2018, selon le dernier rapport disponible publié par l’Institut national des statistiques (INE – Instituto Nacional de Estadística).

La portée du GMVV (Gran Misión Vivienda Venezuela) repose sur le pouvoir populaire : plus de 70 % des constructions seraient autogérées par les communautés, avec le soutien financier et logistique des institutions gouvernementales. Cela permet de réduire considérablement les coûts.

Pour comprendre son succès, malgré la crise économique actuelle et les sanctions états-uniennes, nous avons visité un projet de construction dirigé par des femmes, qui est devenu un élément essentiel du programme social et un exemple de féminisme de base.

Photo : La construction de l’AVV Jorge Rodríguez Housing Assembly a débuté en 2017, mais a subi plusieurs revers suite à l’imposition des sanctions américaines. (Andreína Chávez Alava / Venezuelanalysis)

Construire l’avenir

La belle paroisse d’Antímano, dans le sud-ouest de Caracas, compte une armée de femmes autodidactes qui travaillent toute l’année pour construire des maisons pour leurs familles et transformer la réalité qui les entoure. Leur histoire a commencé il y a près de 12 ans, lorsqu’elles se sont réunies pour la première fois pour créer l’Assemblée du logement AVV (« Asociación Viviendo Venezolano ») Jorge Rodríguez Padre.

L’ensemble du projet a pris son envol grâce au leadership des femmes. Ayari Rojas et Ircedia Boada, toutes deux mères et principales porte-parole du projet, ont commencé ce voyage en 2012 et ont été chargées de rassembler les 96 familles qui bénéficieront de cette initiative autogérée.

« Nous sommes ici grâce au président Hugo Chávez. Bien que la Grande Mission Logement ait été créée pour fournir des logements aux familles touchées par les fortes pluies de 2010-2011, M. Chávez a compris qu’il fallait accélérer la révolution du logement et il nous a demandé de nous organiser à cette fin. C’est ce que nous avons fait », nous a expliqué Mme Rojas.

Pour les femmes d’Antímano, la tâche à accomplir était claire. « Nous avons commencé par organiser des réunions pour discuter du caractère participatif de notre projet », poursuit Boada, « et nous avons commencé à nous former à la conception architecturale des bâtiments, aux mesures, aux systèmes ergonomiques et à tout ce qui concerne le travail de préconstruction ».

En 2015, ils ont repéré une belle zone avec une vue imprenable sur les montagnes dans le quartier d’El Algodonal, qui avait été abandonnée par son propriétaire avec des tonnes de déchets métalliques. « Nous ne sommes pas des envahisseurs comme certains l’ont dit, nous avons tout fait légalement », a déclaré Boada, rappelant que les factions de droite se sont toujours opposées à ce que la terre soit utilisée au profit du peuple, et non du capital.

L’obtention du titre foncier collectif a été leur première victoire populaire, mais les travaux de construction se sont avérés beaucoup plus difficiles dans un pays assiégé. Cette phase a débuté en 2017 après avoir nettoyé le terrain, s’être entraîné un peu plus et avoir défini les grandes lignes du projet : deux bâtiments jumeaux de six étages, comprenant chacun 48 appartements de 66 ou 76 mètres carrés (deux ou trois chambres à coucher selon les besoins de chaque famille).

« Ce fut cinq ans d’efforts d’autoconstruction tout en vivant sous des attaques constantes, des pénuries alimentaires induites, qui impliquaient de passer des heures à chercher des produits, aux pannes d’électricité nationales et à une pandémie, mais la pire agression a été les mesures coercitives unilatérales de Washington », se souvient Rojas.

Depuis 2017, le blocus américain a entravé tous les secteurs de l’économie vénézuélienne, en particulier l’industrie pétrolière, ce qui a créé de nombreux obstacles pour le gouvernement afin de financer les programmes sociaux, parmi lesquels la Grande Mission Logement, entraînant des retards et de longues pauses dans la livraison des matériaux de construction.

Mme Rojas est certaine que sans cette agression impériale, qui a frappé les femmes le plus durement, leurs maisons auraient été achevées depuis longtemps. Néanmoins, elles ont continué à avancer en s’appuyant sur la solidarité. « Nous avons contacté d’autres assemblées de logement à proximité et nous avons commencé à échanger des matériaux de construction, comme du ciment contre des tuyaux, en fonction des besoins de chaque organisation. Le pouvoir populaire à son paroxysme ! »

Aujourd’hui, l’un des immeubles devrait être inauguré cette année et faire l’objet d’une célébration nationale. « Il ne s’agit pas seulement de construire des maisons pour nos familles », souligne Claudia Tisoy, mère de famille de 44 ans et plombière autodidacte, « nous construisons aussi l’avenir de notre pays, avec les femmes en tête. C’est cela l’horizon socialiste ».

Photo : Les femmes font une pause déjeuner avant de poursuivre leur travail de construction. Les repas sont préparés par leur propre communauté à partir de produits fournis par chacune des 96 familles. (Andreína Chávez Alava / Venezuelanalysis)

Une révolution féminine

Il est rare de voir des femmes travailler dans la construction, mais il est encore plus rare d’en voir une armée. C’est ce que nous avons trouvé dans le quartier d’El Algodonal. Dès que vous mettez le pied dans le complexe immobilier, les femmes vous saluent tout en effectuant diverses tâches, allant du bétonnage au transport de matériaux, en passant par la menuiserie, la plomberie et bien d’autres encore.

Et ce n’est pas que les hommes manquent à l’appel, mais 80 % des personnes qui ont levé ces murs étaient des femmes, 76 pour être précis, chacune des 96 familles fournissant une personne pour les travaux de construction. En plus de cela, elles se sont formées elles-mêmes à tout.

« Aucun d’entre nous ne connaissait la construction ! Mélanger du ciment et poser des briques ? Pas question ! » nous dit Yusgleidys Ruiz en riant, alors qu’elle se souvient de leurs débuts. « La vérité, poursuit-elle, c’est que la plupart des femmes ici sont des femmes au foyer qui voulaient des maisons dignes pour leurs enfants, alors nous avons appris sur le tas et nous sommes devenues des guerrières par la même occasion.

Mme Ruiz explique que la clé de leur succès réside dans leur éthique et leur engagement. Ils sont divisés en groupes qui se relaient chaque semaine 24 heures sur 24, pour construire le jour et surveiller la zone la nuit, ce qui leur permet de maintenir le projet actif tout au long de l’année.

Pour Ursulina Guaramato, l’expérience a fait d’elle une experte en barres de construction, comme elle l’admet fièrement. « Je suis coupable de tout cela », dit-elle en souriant et en montrant les connexions en acier qui s’étendent à partir de certains piliers inachevés aux étages les plus élevés du bâtiment.

De même, Andreína San Martín est désignée par ses compagnons de travail comme la spécialiste incontestable des machines à treuil, un titre qu’elle a fièrement accepté. « Je suis heureuse parce que j’ai beaucoup appris sur la construction et le plus beau, c’est que je l’ai fait en construisant une maison pour ma famille, pour lui donner une meilleure qualité de vie, une vie digne, comme le disait Chávez.

Pour leur part, les hommes, dont la plupart sont également des constructeurs autodidactes, reconnaissent que c’est un honneur de travailler avec des femmes et d’apprendre à leurs côtés le pouvoir de l’organisation de base.

« Nous prenons toutes nos décisions en tant qu’assemblée, où tout le monde peut s’exprimer. Cette expérience nous a donc permis d’apprendre comment construire le pouvoir populaire et comment il peut conduire à un réel changement. Quand j’aurai des petits-enfants, je leur raconterai l’histoire des femmes qui ont construit tout cela, pas seulement des bâtiments, mais une communauté », a déclaré Carlos Villanoel.

Antonio Rodríguez, charpentier autodidacte, a ajouté que le leadership des femmes a rendu ce projet de logement possible « et c’est pourquoi notre principale devise est : Quand une femme avance, aucun homme ne recule : Quand une femme avance, aucun homme ne recule ! »

Photo : Les décisions sont prises collectivement lors d’assemblées hebdomadaires où chaque représentant de la famille exprime son opinion. (Andreína Chávez Alava / Venezuelanalysis)

Communauté et autosuffisance

Alors que leurs maisons sont sur le point d’être achevées, les hommes et les femmes de l’Assemblée du logement de l’aumônier Jorge Rodríguez veulent devenir les garants de la poursuite de la Grande mission logement du Venezuela en aidant d’autres constructions de logements autogérés à démarrer.

Ils ne vendent pas non plus de la poudre aux yeux. Elles ont été certifiées par des architectes et des ingénieurs qui ont inspecté le site et certaines d’entre elles, dont les dirigeantes Ircedia Boada et Ayari Rojas, ont même obtenu des diplômes dans leurs domaines de spécialisation respectifs.

« Transmettre notre savoir aidera davantage de femmes à s’autonomiser, à construire leur maison et à améliorer leur vie. Avant Chávez, les femmes étaient invisibles, même les héroïnes qui se sont battues pour la liberté de notre pays. Il est temps de libérer les héroïnes que nous portons dans notre sang », a déclaré Boada.

Un autre plan d’avenir est le développement de l’agriculture urbaine, conformément à l’ordre de Chávez selon lequel les organisations du pouvoir populaire doivent être autosuffisantes et posséder les moyens de production. Alors que le Venezuela est soumis à une agression impérialiste constante, ces initiatives de production autogérées ont vu le jour dans tout le pays, mais surtout dans les communes rural.

Source originale: VenezuelaAnalysis

Autrice : Andreína Chávez Alava

Traduit de l’anglais par Bernard Tornare

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/03/10/venezuela-une-armee-de-femmes-construit-la-revolution-du-logement/