« La jeunesse d’aujourd’hui ne sait encore rien de ce qui s’est passé au Venezuela il y a trente ou quarante ans »

A l’intérieur d’une maison de Caracas, assise dans un fauteuil à bascule, Zenaida Mata de Rodríguez lit une lettre. Elle porte une robe à fleurs blanche et noire, des lunettes sous d’épais sourcils et les cheveux gris de la vieillesse. Au fond, à droite, une affiche encadrée montre le visage d’un jeune homme sur fond rouge, où l’on peut lire, en lettres noires : « nous suivons la ligne de nos martyrs. »
Une des luttes difficiles que livre le gouvernement bolivarien – comme le gouvernement argentin notamment – est la lutte contre l’impunité et contre l’oubli des disparitions, tortures et assassinats commis par les régimes antérieurs. Selon le documentaire “Les Disparus” de Ángel Palacios, le gouvernement de Raúl Leoni (social-démocrate) a fait disparaître plus de 2000 militants révolutionnaires. Mais jusqu’en 1998, tous les présidents d’avant la révolution ont fait lancer des opposants depuis des hélicoptères et laissé des fosses communes de milliers de cadavres comme celle du tristement célèbre « Caracazo » (1989) : le grand argentier et membre éminent de l’Internationale Socialiste, le président Carlos Andrés Pérez, avait ordonné à l’armée de réprimer une révolte populaire contre la vie chère.
Ce samedi 19 janvier 2013 la Procureure Générale de la République Luisa Ortega Díaz a annoncé la découverte des restes de l’étudiant disparu Noel Rodríguez. Les médecins-légistes ont conclu qu’il est mort après avoir été sauvagement torturé en juin 1973. Un long travail d’enquête a permis de retrouver le corps dans une fosse du Cementerio General del Sur. Ortega Díaz a précisé que la justice recherche les auteurs de l’assassinat et que les juges ont déjà mené 193 entrevues, 68 demandes à des organismes officiels, 16 exhumations, de nombreux relevés planimétriques, photographiques, médicaux.
La mère de Noel, Zenaida Mata de Rodríguez, 87 ans, n’avait jamais perdu l’espoir de retrouver son fils. “Madame Zenaida, Noél Rodríguez, est revenu » a déclaré la Procureure de la République.

« Chère Maman, je vous écris pour vous saluer… » C’est par ces mots que commence la dernière lettre écrite par Noel Rodríguez à sa mère Zenaida.

Noel Rodríguez naît le 11 mars 1946 dans la Vallée Pedro González, plus précisément dans la rue San José. (…) A dix-huit ans il obtient son baccalauréat de sciences et l’entre à l’UDO pour sa première année en fac de médecine. C’est à cette époque, raconte sa mère, qu’il « a attrapé le virus de la politique. »

Mme Zenaida décrit son fils comme un jeune homme tranquille, réservé, combatif, intelligent et noble. Après un certain temps, il partit pour Caracas où il s’unit au parti de la Bandera Roja. A la capitale, il vécut chez son oncle et fut persécuté par la police, ce qui l’obligea à vivre caché. Puis il fut logé dans la maison d’une famille, qui découvrit les idées politiques pour lesquelles Noel luttait et le mit à la porte, pour être, selon eux, communiste. Dès lors il vécut une vie nomade d’un lieu à l’autre, assumant son engagement de chef de la propagande à Caracas.

Noel Rodríguez entre alors à l’Université Centrale du Venezuela comme étudiant en économie. Lors de sa deuxième année de fac, il visite sa mère à Ciudad Bolívar, où celle-ci doit être opérée du rein, puis retourne à Caracas. Zenaida nous raconte que 26 jours après son opération, Noel disparut.

Sa mère se mit alors à hausser la voix : Où est Noel Rodríguez ? Qu’a fait le gouvernment de mon fils ?

Malgré les nombreuses démarches de ses parents ils n’eurent pas de nouvelles de Noel, jusqu’à ce 19 janvier 2013.

Les faits parlent d’eux-mêmes. Le 29 juin 1973, à Caracas, Noel reçut un appel de son camarade du parti Gabriel Puerta Aponte qui l’envoya à l’Avenue Urdaneta, à l’angle de Pelotas pour avoir un entretien avec une personne qui n’arriva jamais. A sa place, arrivèrent les membres de la DIGEPOL, un corps de sécurité en charge de la répression, de la détention, de la torture et des disparitions tout le territoire vénézuélien. Noel fut arrêté, jeté dans une voiture et emmené.

Mme Zenaida nous raconte qu’elle avait lu un article dans le journal El Nacional qui disait que les étudiants demandaient protection pour la vie d’un camarade de l’université, mais elle ignorait qu’iil s’agissait de son fils.

Nous voyons un article de presse qui titre :

“95 détenus et personne ne les fera sortir ; ni avec la loi, ni sans la loi.”

A partir de ce moment, Mme Zenaida quitta le lit et le repos forcé et se rendit à Caracas avec son mari à la recherche de son fils. Ils réalisèrent une grève de la faim dans l’école de médecine.

Un autre article de presse :

“La grève de la faim des parents de Noel Rodríguez prend fin. A toute la jeunesse du Venezuela, je dédie le courage de mon fils, dit la mère.”

Ils sollicitèrent alors un entretien avec le président démocrate-chrétien de l’époque, Rafael Caldera et son épouse, mais ne reçurent aucune réponse. Ils ne purent obtenir qu’une lettre publiée dans la presse par le président où il disait ne pas savoir où était Noel.

“… Ça m’est égal de mourir. Mon fils le plus aimé, mon premier fils, on me l’a prit et je ne sais pas où il est…” avait dit Zenaida pendant la grève de la faim.

Des témoins signalèrent que Noel Rodríguez avait été transféré au théâtre d’opérations de Cocollar (un campement de lutte contre la guérilla).

Quatre jeunes de Margarita se rendirent à Cocollar, raconte Zenaida, pour réaliser une enquête, et ils virent le jeune torturé. Ils se mirent d’accord pour le sortir de là, puis de l’abandonner sur la route pour que quelqu’un qui passât par là l’emmène à l’hôpital. Quand ils revinrent sur les lieux, on l’avait déjà emmené.

La Procureur du Ministère Public Carmen Martínez accorda un entretien à Mme Zenaida et à son époux dans le Cocollar. Tandis que l’entretien arrivait à sa fin, la procureur dit au père de Noel : « M. Rodríguez, votre fils est vivant. » Celui-ci répondit : « Mais si vous êtes en train de me dire que vous ne savez rien, comment pouvez vous me dire que mon fils est vivant ? »

On fit monter Mme Zenaida dans une voiture avec un colonel pour parcourir le Cocollar, et sur le chemin ils rencontrèrent le curé qui, un livre à la main, lui montra les pages du mois d’août où le nom de Noel Rodriguez n’apparaissait nulle part. Zenaida lui répondit, indignée : “…Et qu’est-ce que vous croyez, que je suis folle ? Comme s’ils allaient écrire dans ce livre que mon fils est mort ici, tel jour ! Je ne suis pas assez folle pour croire cela et ça me dégoûte que vous, un curé, veniez me dire que le nom de mon fils va apparaître dans ce livre……”

Une nuit ils arrivèrent avec un prisonnier dans une voiture mais ils ne l’acceptèrent pas parce que ce jeune homme avait été déjà trop torturé, il était déjà à bout, et ils ne le reçurent pas. Telle fut l’explication que reçut Salomesa Espinoza le jour où elle se rendit au fort de Maturín. Depuis cette date la famille Rodríguez n’eut plus de nouvelles de son fils.

Le 6 août ils reçurent un appel de Cocollar qui leur disait que Noel Rodríguez venait de mourir. La police refusa de leur remettre le corps.

Dans ses rêves, Mme Zenaida vit son fils baignant dans le sang. Elle lui demanda : « Mon fils, où étais-tu ? » Et celui-ci prononça ces mots « Maman six jours. » C’est ainsi qu’elle confirma que le 6 août 1973 son fils était mort. Car on lui avait dit qu’il était mort le 12.

Dans le Cocollar, Noel Rodríguez fut cruellement torturé. On lui arracha les yeux, les ongles, et lui déboîta la mâchoire. D’après un rapport extrait du livre « Dossiers Noirs » de José Vicente Rangel (p216), le 6 août il fut découvert mort et défiguré sous une tente du Cocollar.

Jusqu’à aujourd’hui on ne savait rien de ce qui était advenu du corps comme de celui de nombreux leaders communistes et sympathisants de la gauche ou paysans, qui furent victimes des gouvernments de la quatrième république.

« La jeunesse d’aujourd’hui ne sait encore rien de cette époque. Ils n’on t rien vu de ce qui s’est passé il y a trente ou quarante ans. Ils peuvent soutenir n’importe qui, parce qu’ils ne savent rien… », affirme Mme Zenaida.

Elle conclut : « … au bout du compte, pour ce qui me reste de vie, et je ne crois pas que ce soit beaucoup, mais en tout cas tant que je serai en vie et que j’aurai une voix, je parlerai et je dirai ce que je sais. Sur toutes les choses qui se sont passées dans ce pays, notre pays. »

Valentina Vadell