Interview du Président cubain Miguel Díaz-Canel par Ignacio Ramonet : « du blocus renforcé à la résistance créatrice ».


« Nous sommes prêts à nous asseoir à la table, sur un pied d’égalité, pour discuter avec les États-Unis de toutes les questions qu’ils souhaitent aborder. »

Par Ignacio Ramonet

Ingénieur en électronique, né en 1960, Miguel Díaz-Canel a été réélu président de Cuba, pour un second mandat de cinq ans, le 19 avril 2023. Il est également Premier Secrétaire du Comité central du Parti Communiste de Cuba. Homme intelligent, mesuré et sensé, Miguel Díaz-Canel s’est imposé comme l’un des principaux dirigeants de l’Amérique latine et des Caraïbes. De nombreux dirigeants de la région lui rendent visite et le consultent discrètement pour ses analyses avisées, sa clairvoyance et ses conseils judicieux.
Au cours de son premier mandat, il a été impressionnant dans la manière dont il a géré l’épidémie de Covid-19 et mobilisé les scientifiques cubains qui ont réussi à produire plusieurs vaccins nationaux pour immuniser l’ensemble de la population. La Havane a également envoyé des dizaines de brigades médicales en guise d’aide solidaire aux pays, y compris européens, submergés par la pandémie.
Mais comme chacun sait, le principal obstacle au développement de Cuba est le blocus économique, commercial et financier que les États-Unis lui imposent unilatéralement et illégalement depuis plus de six décennies. Un blocus que l’ancien président républicain Donald Trump a aggravé avec des centaines de nouvelles mesures coercitives ; incluant également Cuba, de manière totalement absurde, sur une liste de « pays qui soutiennent le terrorisme ». Le président Joe Biden, bien que démocrate, a maintenu toutes ces « sanctions ». Cela a eu des répercussions très négatives, en particulier pour la population de l’île. En conséquence, les conditions de vie quotidienne se sont durcies au point de devenir parfois insupportables.
Le président Miguel Díaz-Canel n’a pas l’habitude de donner beaucoup d’interviews, mais il a accepté de nous parler très franchement de tous ces problèmes nationaux et aussi de la situation internationale instable que le monde connaît actuellement.

Ignacio Ramonet : Monsieur le Président, je voudrais tout d’abord vous remercier d’avoir eu la gentillesse de nous accorder cet entretien.
Il y aura une dizaine de questions divisées en trois parties : une première partie consacrée à la situation interne de Cuba ; une deuxième partie sur l’économie cubaine ; et une troisième partie sur la politique internationale.
La première question est la suivante : pour de nombreuses familles cubaines, depuis deux ou trois ans, la vie quotidienne est devenue particulièrement difficile : pénuries alimentaires, inflation, manque de services publics, etc… Le blocus économique, commercial et financier imposé illégalement par les États-Unis était déjà en place. Selon vous, que s’est-il passé ces derniers temps pour que la situation se dégrade à ce point ?

Miguel Díaz-Canel : Eh bien, Ramonet, je te remercie tout d’abord de m’avoir donné l’occasion de m’entretenir avec toi. C’est toujours très intéressant de pouvoir partager des points de vue avec toi, et aussi d’entendre tes commentaires sur ces thèmes. Et tu m’as posé une question très intéressante.
Tout d’abord, le blocus d’aujourd’hui a une caractéristique qualitativement différente ; nous parlons d’un « blocus renforcé » et, de plus, soutenu par un autre élément, qui est l’inclusion de Cuba dans une liste fallacieuse établie par le gouvernement américain de pays qui soi-disant « soutiennent le terrorisme ».

Je vais surtout faire une comparaison qui, selon moi, est la meilleure façon d’illustrer ce qui a changé d’un moment à l’autre, si nous comparons ce qu’était la vie des Cubains jusqu’à la seconde moitié de 2019, et ce qu’elle a été par la suite.
Tout d’abord, nous sommes un pays qui a souffert des limitations et des adversités imposées par le blocus pendant plus de soixante ans, un blocus illégal, injuste, anachronique et, surtout, marqué par la vision arrogante du gouvernement des États-Unis.
Cuba n’est jamais resté les bras croisés et nous avons développé une capacité de résistance. Je dirais même, après les expériences que nous avons vécues lors du COVID-19, qu’il s’agit d’une « résistance créative », car Cuba n’a pas seulement été capable de résister au blocus, mais dans ces conditions, le pays a progressé, a contribué, a grandi en tant que nation et, en outre, s’est développé. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de résister sans rien faire d’autre. Nous avons été capables de maintenir un certain niveau d’activité économique, d’exportations, de soutien aux programmes sociaux et nous avons vécu, bien que de manière ralentie, toutes nos aspirations. Et je dis toujours : si nous avons pu faire tant de choses alors que nous étions soumis à un blocus, que n’aurions-nous pas pu faire sans l’être?

Jusqu’en 2019, Cuba a reçu des revenus de notre production exportable et compétitive sur le marché international, parce que l’activité économique du pays était vitale ; le pays recevait un montant important de transferts de fonds ; il recevait des revenus importants du tourisme – rappelle-toi que nous avons eu près de quatre millions et demi de touristes en un an – et nous avions des prêts de diverses institutions financières, des prêts gouvernementaux de pays avec lesquels nous avons de très bonnes relations et également des prêts de programmes, d’agences, qui nous ont permis de développer des projets.
D’autre part, nous disposions d’un approvisionnement stable en carburant sur la base d’accords avec des pays amis, des pays frères, ce qui signifie que, dans le cadre de ces accords, nous n’avons eu à dépenser pratiquement rien en carburant sur les recettes en devises que nous avons reçues, car tout cela a été compensé par les services que nous fournissons à ces pays frères.
Par conséquent, nos revenus en devises étrangères nous permettaient d’acheter de la nourriture pour couvrir le panier alimentaire de base, nous pouvions même acheter de la nourriture et d’autres biens que nous mettions dans les magasins…. Par conséquent, notre marché intérieur avait un certain niveau d’approvisionnement.

Nous disposions de devises avec lesquelles nous pouvions mettre en place un marché des changes légal, contrôlé par l’État, où nous pouvions acheter et vendre des devises avec leur équivalent en monnaie nationale. Nous disposions d’un niveau acceptable de capacité de paiement de nos dettes à l’égard des pays ou des entreprises qui avaient investi à Cuba. Nous disposions également d’une capacité financière pour l’achat de pièces détachées, l’un des intrants les plus importants pour notre économie. Par conséquent, il y avait une offre sur le marché intérieur et une relation adéquate entre l’offre et la demande, ce qui a permis de maintenir les niveaux d’inflation à un niveau bas.
Au second semestre 2019, l’administration Trump a appliqué plus de 240 mesures qui ont renforcé le blocus, et c’est là qu’intervient le premier concept :  » blocus renforcé  » ; elle a même appliqué, pour la première fois, le titre III de la loi Helms-Burton, qui n’avait jamais été appliqué auparavant et qui a produit un impact énorme, surtout de pression sur les investisseurs étrangers, sur ceux qui avaient déjà investi, sur ceux qui envisageaient d’investir, et a apporté un soutien à ceux qui faisaient partie des secteurs qu’en toute justice, le gouvernement a confisqués dans les premières années de la Révolution.

Avec ces mesures, toutes nos sources de revenus en devises étrangères ont été coupées d’un coup ; le tourisme a diminué ; les bateaux de croisière, qui représentent une part importante de l’afflux de touristes à Cuba, ont cessé leurs activités ; une énorme persécution énergétique et financière a été organisée. Plus de 92 banques ou institutions financières internationales ont été sanctionnées ou ont fait l’objet de pressions de la part du gouvernement étasunien, c’est pourquoi elles ont cessé leurs relations financières avec Cuba.

Les envois particuliers de fonds de l’extérieur, qui constituaient une importante source de revenus, ont été interrompus. D’autre part, ils ont également fait pression et appliqué de nombreuses sanctions contre des pays amis et frères qui nous fournissaient du carburant de manière stable. Nous avons donc commencé à souffrir d’un déficit en carburant et d’un déficit en devises.
Avec ces deux éléments, d’une part, le système électrique a été déstabilisé, car même si nous sommes en mesure de garantir le fonctionnement des centrales thermoélectriques avec le brut national, les centrales thermoélectriques ne couvrent pas toute la demande d’électricité du pays, en particulier aux heures de pointe ; et nous devons démarrer d’autres centrales qui fonctionnent au diesel et au mazout ; sans ces combustibles, nous nous retrouvons avec un déficit.
D’autre part, avec ce manque de devises, nous n’avons pas pu acheter à temps les intrants et les pièces de rechange nécessaires à l’entretien de l’ensemble du système électro-énergétique qui, de plus, est un système qui présente déjà un certain niveau d’obsolescence. Cela augmente les ruptures, allonge la durée de l’entretien et tout cela va à l’encontre de la stabilité du système électrique. Dans ces conditions, nous avons commencé à subir de pénibles pannes d’électricité. Afin de réduire ces pannes, nous avons même dû arrêter ou limiter le niveau d’activité productive, un ensemble d’activités économiques.

Et dans le cadre de ces mêmes limitations de devises étrangères, nous avons commencé à manquer de certains intrants et matières premières pour d’importants processus de production. Et le peu de devises étrangères dont nous disposions, nous devions le dépenser pour acheter du carburant, alors qu’auparavant nous n’avions pas besoin de dépenser cet argent parce que nous avions d’autres mécanismes pour résoudre ce problème.
Les prix sur le marché international augmentent, car cela fait également partie de la crise multidimensionnelle dont souffre le monde ; il y a les effets du changement climatique, et nous avons été touchés par des sécheresses intenses, des pluies intenses et aussi des ouragans qui ont causé beaucoup de dégâts à l’économie. Tout cela a créé un environnement de pénurie de médicaments, de nourriture, de carburant, de problèmes de transport. Cela affecte également nos programmes sociaux et le bien-être de la population, et tout cela crée une réalité très complexe.
Au cours du premier mois de 2020, huit ou dix jours avant que Trump ne quitte la Maison Blanche, il nous a inclus dans la liste des pays qui « soutiennent le terrorisme ». Et puis, tout d’un coup, toutes les agences bancaires et les institutions financières ont cessé de nous prêter.

Par conséquent, nous sommes aujourd’hui un pays qui vit en fonction du compte courant, c’est-à-dire qu’il faut répartir ce qu’on a gagné cette semaine entre un très grand nombre de priorités nationales qui ne peuvent pas être couvertes par les revenus d’une seule semaine.

Par conséquent, notre disponibilité en devises étrangères commence à être affectée et nous n’avons plus la même capacité de couvrir et d’honorer nos engagements de paiement de dividendes à des entités étrangères, de paiement de dettes à des pays ou à des entreprises. Nous ne pouvons pas développer l’activité économique avec toute l’intensité et la capacité dont nous disposons et dont nous avons besoin pour offrir des biens et des services ; cela crée un énorme déséquilibre entre l’offre et la demande et, par conséquent, les prix augmentent et l’inflation apparaît à très grande échelle.
D’autre part, nous ne disposons pas des devises nécessaires pour faire fonctionner efficacement un marché des changes légal et, par conséquent, un marché parallèle illégal est créé, qui manipule également le taux de change et devient presque un élément qui impose les prix et contribue également au problème de l’inflation.
C’est dans ces conditions qu’est arrivé le COVID-19, qui a affecté le monde entier. Selon notre vision humaniste de la révolution, l’objectif principal du COVID-19 était de sauver la vie des gens. Par conséquent, une part importante de tous les efforts et du peu de devises qui entraient dans le pays étaient consacrés à sauver la vie de la population.

IR – Nous parlerons plus tard du COVID-19 et vous pourrez développer ce thème.

M D-C – Sans aucun doute, tous les autres phénomènes ont été amplifiés et se sont poursuivis au fil des années ; car il faut aussi noter qu’une des caractéristiques de ce  » blocus intensifié  » est qu’il a été appliqué par une administration républicaine, celle de Trump ; mais une administration démocrate, celle de Biden, l’a laissé inchangé. Il s’agit donc d’un processus cumulatif et systématique sur quatre ans, d’une situation très complexe pour notre population, et, je dirais, empreinte d’une énorme perversité, que je t’expliquerai lorsque nous parlerons du COVID-19.
IR
– Monsieur le Président, je voudrais que nous parlions d’un élément que vous venez d’évoquer et qui est très gênant pour la population, à savoir les coupures d’électricité. Comment évaluez-vous la situation énergétique actuelle du pays et quelle perspective de solution pouvez-vous annoncer aux citoyens cubains ?
M D-C – Ramonet, aujourd’hui, en ce moment, nous sommes dans une situation énergétique extrêmement complexe. Nous avons un système électrique instable pour différentes raisons que je vais expliquer maintenant, et en ce moment, pas plus tard que cette semaine, nous avons subi de graves pannes d’électricité dans tout le pays. Depuis plus de cinq jours, nous n’avons pas pu assurer le système électrique 24 heures sur 24, ce qui signifie que nous avons eu un certain niveau de panne permanent. Il ne fait aucun doute que cela nuit à la situation, la complique, provoque des malaises, des incompréhensions et rend plus dure la vie des Cubains.

Il y a plusieurs aspects ici : premièrement, nous avons un système électro-énergétique qui a une composante de centrales thermoélectriques, de génération d’énergie thermique, qui est résolue avec la production de brut national, qui est un brut lourd, avec beaucoup de soufre. Mais cela nécessite des réparations, un entretien systématique, plus de 300 millions de dollars par an pour entretenir ce système électro-énergétique ; et cette disponibilité financière n’existe pas. Cela signifie que les pannes et les problèmes technologiques sont plus fréquents que la normale.
Nous avons un autre groupe de sources de production d’électricité, qui sont des moteurs de production distribuée, en particulier pour les heures de pointe, qui nécessitent du diesel et du mazout, et nous n’avons pas toujours eu les niveaux de diesel et de mazout dont nous avions besoin. Dans le cadre du blocus, nous avons par exemple été – d’octobre 2023 jusqu’au mois dernier – privés de diesel ou de mazout entrant dans le pays, et nous avons épuisé les réserves que nous avions – parce que nous avons aussi un programme d’épargne. Cela nous a également valu, en raison du manque de carburant, de graves pannes d’électricité, en particulier en mars dernier. Dans le même temps, ces groupes électrogènes ont également besoin de pièces de rechange et d’entretien, ce qui a des conséquences. Par conséquent, dans les conditions actuelles, notre production d’électricité peut tomber en panne en raison d’un manque de carburant, d’un manque d’entretien ou d’une combinaison de ces deux facteurs.

IR– Et les énergies renouvelables, Monsieur le Président, vous misez sur les énergies renouvelables ?
M D-C – Oui, parlons des solutions. Nous misons sur les énergies renouvelables, aussi bien l’éolien que le photovoltaïque et le biogaz…. Mais surtout le photovoltaïque. Nous avons signé un ensemble d’accords, assortis de garanties, qui nous permettront, en moins de deux ans, d’atteindre plus de 2000 mégawatts. Cela nous mettrait dans une situation énergétique différente, car cela nous permettrait d’atteindre l’objectif que nous voulons, à savoir avoir plus de 20 % d’énergie renouvelable d’ici 2030. Nous allons atteindre 25 %, peut-être un peu plus, en fonction de la manière dont ces questions peuvent être traitées.
Nous avons tout un programme. Ces parcs commencent à être mis en place et activés dès maintenant, et notre production d’électricité va croître de cette manière, ce qui signifie qu’il y aura un changement substantiel cette année, et une consolidation l’année prochaine. Il y a donc deux solutions : nous pourrons consacrer plus de carburant à l’économie, en particulier à la production alimentaire, à l’agriculture, aux processus de production qui sont aujourd’hui très limités parce que la plupart des carburants dont nous disposons, et qui sont déficitaires, sont utilisés pour la production d’électricité. D’autre part, nos coûts d’achat de carburant diminueront également.

En outre, les centrales thermoélectriques fonctionneront dans un régime plus confortable, ce qui nous permettra de consommer moins de pétrole brut national, qui est également exportable ; et l’une des choses que nous faisons est d’augmenter la production de pétrole brut national pour pouvoir l’exporter, ce qui nous aide à disposer d’une source de financement pour tous ces investissements qui sont coûteux, très coûteux !
C’est la voie la plus durable, parce qu’en plus, elle est tout à fait cohérente avec ce que nous proposons en matière de politique environnementale, et avec nos engagements lors des conférences COP, pour réduire les émissions de CO2, c’est-à-dire qu’elle est tout à fait cohérente et qu’elle garantit le développement durable.

Nous recherchons également des investissements étrangers qui nous permettront de renforcer, de mettre à jour et d’améliorer le traitement de certaines de nos raffineries, ce qui nous permettrait également de traiter ce brut national, de le raffiner et d’obtenir d’autres produits qui seraient également exportables ou qui seraient utiles à la consommation nationale, et nous devrions importer moins de ces produits pour la consommation nationale.
Il y a aussi tout un programme d’économie d’énergie et de développement des technologies photovoltaïques, plutôt dans la sphère domestique, des équipements qui fonctionnent avec des sources d’énergie photovoltaïques. Il y a aussi le remplacement des luminaires classiques par des luminaires LED, qui consomment moins d’énergie et durent plus longtemps. Toutes ces actions combinées nous conduiront à une meilleure situation en matière d’énergie électrique.

IR – Monsieur le Président, cette situation que vous décrivez et la précédente, avec les difficultés et les épreuves, ont récemment provoqué un phénomène sociologique inconnu à Cuba, à savoir les protestations sociales. D’une part, de nombreuses personnes émigrent parce qu’elles ne supportent pas les conditions actuelles et, d’autre part, les protestations, bien qu’elles n’aient pas été massives, ont été surprenantes parce qu’inhabituelles. J’aimerais que vous nous expliquiez, tout d’abord, comment vous analysez la nature de ces manifestations et quels enseignements vous tirez de cette situation ?

M D-C – Ramonet, tout d’abord, je crois que notre peuple a souffert du blocus. De plus, comme je le disais, il s’agit d’un effet cumulé du blocus pendant plus de soixante ans. Ma génération, qui est née dans les premières années de la révolution, est une génération qui a vécu avec les pénuries causées par le blocus. Mes enfants sont nés sous le blocus et nos petits-enfants sont nés et vivent sous le blocus. Cela a donc eu un effet direct sur la population cubaine.

Sur le plan conceptuel, que défend le gouvernement des États-Unis en ce qui concerne la destruction de la révolution cubaine ? Il existe une référence connue sous le nom de Mémorandum Mallory, basé sur ce qu’un fonctionnaire du Département d’État a écrit dans les années 1960 dans une évaluation de Cuba. Il a déclaré que, compte tenu du niveau de soutien populaire à la révolution, le moyen de la renverser était l’asphyxie économique, en essayant de faire tout ce qui est possible pour que le peuple souffre de difficultés et de privations et que cela conduise à une rupture avec la révolution et, par conséquent, provoque une explosion sociale qui mènerait à la chute de la révolution.
Telle a été la politique, tel a été le point de référence, le concept fondamental, et c’est ce qu’ils font avec le renforcement du blocus. En 60 ans, ils n’ont pas réussi à nous briser et c’est pourquoi ils ont décidé de renforcer le blocus pour nous briser, mais ils ne vont pas nous briser non plus ! Je continue de croire en la capacité de réaction, en l’héroïsme de ce peuple et en la « résistance créative » dont je vous ai parlé.
Maintenant, avec cette résurgence du blocus, nous avons eu la coïncidence de plusieurs facteurs : des pannes d’électricité prolongées, des problèmes de transport, des pénuries de vie, des problèmes pour garantir le panier alimentaire de base, des problèmes avec la nourriture, des problèmes avec les médicaments.

Maintenant, avec cette recrudescence du blocus, nous avons eu la coïncidence de plusieurs facteurs : des pannes d’électricité prolongées, des problèmes de transport, des pénuries de vie, des problèmes pour garantir le panier alimentaire de base, des problèmes pour les aliments, des problèmes pour les médicaments.

Lorsqu’il y a des coupures de courant, l’approvisionnement en eau est affecté, car il fonctionne également à l’électricité ; à ce propos, nous avons fait un investissement très important pour transformer les systèmes de pompage en systèmes photovoltaïques également, et cela fait partie des choses que nous faisons pour surmonter cette situation.
À un certain moment, il y a également eu des événements dans certains endroits et avec une certaine participation, je dirais, plus massive dans les événements du 11 juillet 2021 ; moins massive dans les événements du 17 mars 2023, bien que les médias l’aient présentée comme « très massive » dans le cadre de l’autre composante de cette politique agressive envers Cuba de pression maximale, qui est l’intoxication médiatique où ils essaient de discréditer la révolution cubaine, et où il y a un Cuba virtuel et un Cuba réel. Il y a donc eu des protestations populaires dans un certain nombre d’endroits.
Quelles sont les caractéristiques de ces revendications ? La plupart de ces manifestations ont eu lieu dans une situation de protestation pacifique, où la majorité des personnes qui sont allées protester ont demandé une explication. Il ne s’agit pas de demandes de rupture avec la révolution, les gens sont allés vers les institutions du gouvernement ou du parti pour demander une explication, pour demander une explication sur les causes des problèmes, et qui sont ceux qui ont répondu directement à la population ? Qui sont ceux qui ont parlé à ces gens, parce qu’ils font partie de ces gens ? Ce sont précisément les dirigeants du parti, les dirigeants du gouvernement et les administrations dans ces endroits, et ce sans répression policière, sans répression d’aucune sorte.

De même, dans ces manifestations, il y a eu de petits groupes qui ne se sont pas comportés pacifiquement, et c’est l’une des choses que l’intoxication médiatique promue par l’empire tente de déformer. Nombre de ces personnes ont été financées par des projets subversifs du gouvernement des États-Unis et reçoivent systématiquement de l’argent pour profiter de situations comme celle-ci et manifester contre la révolution. Cependant, le fait de manifester contre la révolution ne leur vaut pas non plus une réponse répressive.
On a même vu dans ces manifestations des gens dire: « Attendez, ce que nous voulons, c’est parler au gouvernement et au Parti », et qui n’ont pas permis qu’on vocifère des slogans contre-révolutionnaires ou d’autres choses; mais même l’opinion de quelqu’un qui n’est pas partisan de la révolution n’est pas réprimée. Ce qui se passe, c’est que bien souvent, parce que cela fait partie de la même plateforme de subversion, ceux qui protestent contre la révolution de cette manière, qui sont les moins nombreux, commettent des actes de vandalisme et attaquent les biens de l’État, les biens sociaux, perturbent l’ordre public, et cela entraîne alors une réponse qui n’est pas idéologique, c’est une réponse judiciaire, une réponse légale comme dans n’importe quel autre pays, parce qu’ils perturbent l’ordre public, ils perturbent la paix des citoyens, ils commettent des méfaits ou des actes de vandalisme.

Ce qui se passe, c’est que ce n’est pas présenté de cette manière dans les médias internationaux,mais sous la forme d’un scénario de guerre non conventionnelle : premièrement, des troubles sociaux, des revendications ou des protestations ; deuxièmement, la mise en scène de la répression policière ; troisièmement, la mise en scène de prisonniers politiques, c’est-à-dire la répression avec des prisonniers politiques entre guillemets ; puis la démonstration que, à cause de ces choses, il y a un État failli, et ensuite la prétendue aide humanitaire et le changement de régime. C’est le scénario et le script de la guerre non conventionnelle qui est appliqué aujourd’hui contre Cuba, contre le Nicaragua, contre le Venezuela.

Il y a donc une distorsion et je dirais que ce type de protestations qui ont eu lieu à Cuba, comme tu le dis, qui est un développement relativement nouveau – le monde a changé et notre société a changé, et les conditions causées par le renforcement du blocus ont également changé nos vies – elles sont traitées, elles sont expliquées, elles ne causent pas de rupture entre le peuple et la Révolution, parce que nous avons également un système de travail où nous visitons des localités, nous parlons constamment à la population, nous fournissons des informations sur ces problèmes.
Pourquoi ne parle-t-on pas des manifestations aux États-Unis, qui se terminent généralement par des brutalités policières, en particulier contre les personnes afro-américaines ou les personnes pauvres ? Pourquoi ne parle-t-on pas des brutalités policières lors des manifestations qui ont eu lieu aux États-Unis ces derniers jours, dans les universités, qui étaient pacifiques, totalement pacifiques, en faveur de la cause palestinienne et contre le génocide commis par Israël, soutenu par les États-Unis, à l’encontre du peuple palestinien ? Et quelle a été la réponse du gouvernement des États-Unis face à ces événements ? Répression policière, mauvais traitement des étudiants, mauvais traitement même des enseignants, avec des bottes sur la nuque. Nous avons vu des scènes où un enseignant, une personne âgée, était maîtrisé, réduit, humilié sur le sol. Cela ne se passe pas à Cuba, cela ne se passe pas à Cuba !

Par exemple, je te le dis, le 17 mars, lorsque nous étions en contact direct avec les trois localités où ont eu lieu les protestations sociales, vers sept heures du soir, tout était déjà en ordre, et, en outre, ce jour-là, dans le pays, il y avait diverses activités auxquelles les gens participaient dans le cadre du dimanche, et pourtant, à une heure du matin, les plateformes médiatiques d’intoxication disaient que « dans tout Cuba », il y avait une protestation massive ! Un mensonge total, une calomnie.

  • Photos : À Viñales et Habana del Este, dans la province de Las Tunas et Camagüey, échange direct avec la population. 16 mai 2024.

Je me demande, Ramonet : que peux-tu attendre d’un gouvernement de la première puissance mondiale qui, pour attaquer un pays dont le seul péché est de vouloir l’autodétermination, l’indépendance, la souveraineté et de vouloir construire un modèle différent de celui que le gouvernement des États-Unis veut imposer dans le cadre de sa politique hégémonique, a recours à un blocus brutal pendant tant d’années et qui, pour renverser la révolution, doit recourir à des mensonges ? C’est tellement pervers, de telles constructions sont tellement basses.
Je dis : si nous sommes si erronés, si nous sommes si inefficaces, si nous sommes vraiment aussi incapables, ne nous infligez pas de sanctions, laissez-nous tomber ! Mais je sais que l’exemple de Cuba, et je le dis sans aucune expression de suffisance, loin de là, sans aucun chauvinisme cubain…, nous savons que nous représentons un exemple pour l’Amérique latine, les Caraïbes et le monde, parce que l’on voit constamment combien de personnes dans le monde ont fait de la solidarité avec Cuba le centre de leur vie. Et ce n’est pas par caprice, c’est parce qu’il y a un exemple, parce qu’il y a une confiance, parce qu’il y a une lumière qui nous guide, envers laquelle nous assumons un énorme engagement, parce que nous ne pouvons pas la décevoir. C’est la seule chose qui explique pourquoi un gouvernement aussi puissant que le gouvernement des États-Unis doit recourir à de telles pratiques pour tenter de mettre un petit pays à genoux.

IR – Monsieur le Président, passons à la deuxième partie de notre entretien. Il y a quatre questions sur l’économie. La première : je voudrais savoir quelle évaluation vous faites de l’état actuel de l’économie cubaine et quelles mesures votre gouvernement prend pour faire face à certains des défis actuels – en dehors du blocus évidemment – tels que, par exemple, l’inflation, la dollarisation partielle qui a lieu, et aussi le manque d’investissements étrangers directs significatifs ?

M D-C- Ramonet, je pense avoir avancé une partie de la réponse, lorsque je décrivais ce que signifie le blocus aujourd’hui, parce que c’est précisément ce blocus qui conditionne la nouvelle situation économique.
Qu’allons-nous faire pour surmonter cette situation ? Tout d’abord, nous avons conçu un programme de stabilisation macroéconomique qui sera mis en œuvre sur une période prolongée, disons jusqu’en 2030, et qui devra être ajusté pour atteindre les équilibres macroéconomiques dont le pays a besoin dans les plus brefs délais. Il aborde les problèmes de l’inflation, du marché des changes et, bien sûr, du taux de change ; il aborde la politique monétaire, la politique fiscale, les incitations à la production nationale et aux exportations ; il comprend également des éléments relatifs aux salaires, aux pensions, à l’emploi et à toute la réorganisation du système économique que nous devons effectuer, ainsi que les politiques liées à l’utilisation de nos finances, à l’allocation des ressources, au rôle de l’entreprise publique, à la relation entre l’entreprise publique et le reste des acteurs économiques.
Cela repose sur plusieurs prémisses. La première est que nous cherchons des moyens de stimuler la production nationale. Parce qu’en stimulant la production nationale, on gagne en souveraineté économique et on peut aussi arriver à satisfaire les besoins internes du pays, de sorte que le marché intérieur devienne une source de développement.

IR – Pensez-vous surtout à l’agriculture, par exemple à la souveraineté alimentaire ?
M D-C – Oui c’est de cela que nous parlons précisément. Nous pouvons produire une grande partie de la nourriture dont le pays a besoin et en importer moins. Aujourd’hui, nous devons disposer de plus de 2 milliards de dollars pour importer de la nourriture.

En outre, à partir de cette augmentation de la production nationale et de l’efficacité de cette production nationale, nous devons également parvenir à la compétitivité en matière d’exportations afin d’apporter des devises et de rendre cette production nationale durable.
Nous portons ce concept de stimulation de la production nationale et, surtout, de l’agriculture, non pas au niveau national, mais au niveau local : chaque municipalité a un programme municipal d’autosuffisance et chaque province a un programme provincial d’autosuffisance. Nous voulons que tous ces efforts et toute cette construction de la communauté, du quartier, de la municipalité, de la province, atteignent le pays et stabilisent la situation alimentaire du pays. C’est pourquoi nous avons élaboré une politique de souveraineté alimentaire et une loi sur la souveraineté alimentaire.
IR
– Cela donne-t-il des résultats, et voyez-vous ces résultats ?
M D-C – J’ai une expérience. Depuis janvier, nous visitons chaque mois toutes les provinces du pays, et dans chaque province, nous visitons chaque mois une municipalité différente. Qu’avons-nous observé ? Nous avons observé de bonnes expériences où les travailleurs et les collectifs de travailleurs, avec les dirigeants qu’ils ont, font les choses différemment, et dans des conditions de « blocus renforcé », trouvent des réponses à ce que nous devons réaliser, y compris au niveau de la production alimentaire. J’ai vu des choses très intéressantes à cet égard.

IR – Elles pourraient être étendues à d’autres régions du pays ?
M D-C – C’est exact, mais disons qu’il s’agit aujourd’hui d’exceptions. Nous avons visité d’autres endroits où les performances ne sont pas adéquates et où les collectifs sont peut-être plus accablés par le poids des restrictions du blocus que par la pensée que nous voulons développer, qui est celle de la « résistance créative » : « Je suis affecté par le blocus en ceci et en cela, mais dans les conditions du blocus, je peux faire ceci, ceci, ceci, ceci et surmonter et aller de l’avant ».
Notre objectif est donc de faire en sorte que ces exemples soient une source d’inspiration. Et ceux qui, inspirés par l’exemple de ceux qui font les choses différemment, acquièrent cette expérience et deviennent plus performants. Ce qui est aujourd’hui l’exception devient alors la règle.
Il y a quelque chose d’intéressant, parce que, je vous le dis, ces convictions et ces critères que je partage avec vous, ce n’est pas un appel, ce n’est pas notre propagande. On a cette conviction précisément à cause de ce que l’on voit lors de ces visites dans chaque partie du pays.
Ainsi, par exemple, lors de nos visites en mars et avril derniers, qu’avons-nous commencé à observer ? Que les lieux qui ont fermé en 2023, l’année dernière, avec des performances improductives, non rentables, inefficaces, commencent à laisser cette situation derrière eux et commencent à s’orienter vers ce nouveau modèle. Maintenant, ce que nous devons obtenir, c’est que cette transformation soit durable dans le temps. Je pense que les réponses sont là, nous les avons nous-mêmes.
Qu’est-ce qu’on leur dit après, quand on discute avec les responsables des territoires ? Nous devons amener celui qui ne va pas bien aux concepts de celui qui va bien. Ils ont l’expérience sur place. Il est très stimulant de voir comment, dans chaque partie du pays, il y a des choses qui n’ont pas encore les niveaux productifs d’activités, de contributions dont nous avons besoin. Mais il y a aussi de la lumière dans ces exemples.

IR – Du côté de l’Etat, les réformes légales nécessaires ont-elles été faites pour faciliter la nouvelle production ?
M D-C – Il faut encore s’assurer que l’entreprise d’Etat puisse fonctionner dans les mêmes conditions que le secteur non étatique, mais aujourd’hui l’entreprise d’Etat dispose d’un certain nombre de pouvoirs qui lui ont été donnés. Mais ils ne sont pas toujours bien utilisés. Dans la mesure où il sont utilisés avec une culture d’entreprise plus avancée, plus flexible, il y aura sans aucun doute un impact.
Donc, un concept fondamental : la science et l’innovation. Un pays pauvre comme le nôtre, avec peu de ressources naturelles mais beaucoup de talents, sait que les réponses à nos problèmes doivent être trouvées dans la recherche scientifique, et que tout cela doit se traduire par l’innovation. C’est pourquoi nous avons opté pour un système de gestion gouvernementale basé sur la science et l’innovation, à appliquer dans tous les domaines. C’est ainsi que nous avons abordé le COVID-19 et que nous l’appliquons maintenant au secteur agricole, à l’industrie et à la production alimentaire.

Il y a aussi l’attention portée aux personnes et aux familles en situation de vulnérabilité. Chacune des mesures que nous allons appliquer doit être traitée de manière à ce que les personnes et les familles vulnérables ne soient pas affectées, car notre objectif n’est pas de créer davantage d’inégalités; au contraire, il est de réduire le fossé des inégalités, et que nous sommes capables de produire de la richesse en sachant que cette richesse que nous générons est celle que nous pouvons distribuer et que nous allons la distribuer dans un souci de justice sociale.

IR – Monsieur le Président, parmi les changements intervenus dans l’économie cubaine au cours des dernières années, figure l’émergence d’une économie de marché, qui s’est notamment développée récemment avec le développement des micro-, petites et moyennes entreprises, autrement dit des MPME. Quelle est votre évaluation de ce phénomène qui est en train de transformer le tissu économique cubain ?
M D-C – Je pense qu’il y a quelques précisions à apporter. Tout d’abord, nous avons une économie planifiée qui tient compte des signaux du marché, mais ce n’est pas une économie basée sur l’économie de marché pure. Il y a un concept de justice sociale où les lois du marché ne sont pas le moteur du développement économique, parce que nous pensons avant tout en termes de personnes.
L’efficacité de l’économie cubaine est parfois critiquée d’un point de vue purement économique, mais je dis : cette économie sous blocus, qui ne satisfait pas encore tous nos besoins, maintient d’importantes conquêtes sociales qui, aujourd’hui, à Cuba, sont considérées comme un droit, mais qui, dans de nombreux endroits, ne sont pas encore une conquête. Je pense donc qu’il y a également un certain degré d’injustice dans l’évaluation du comportement exact de l’économie cubaine.

D’une part, il s’agit d’une économie planifiée, mais qui prend en compte et reconnaît les signaux et les lois du marché. D’autre part, le secteur des Micro, Petites et Moyennes Entreprises. Tout d’abord, il y a des MPME d’État et des MPME privées non étatiques ; en d’autres termes, il ne s’agit pas seulement d’un secteur privé. Le secteur privé existait déjà à Cuba, mais il s’est développé, car une part importante de la production agricole est entre les mains d’agriculteurs privés et de coopératives agricoles.
Il y avait du travail indépendant, mais le problème était que sans le développement des MPME, le travail indépendant était confondu avec le travail autonome, et il a généré certaines articulations ou certaines relations qui étaient plus que du travail indépendant et qui devenaient des organisations.

IR – Il s’agissait déjà de petites entreprises avec des salariés.
M D-C – Des entreprises qui, même si elles n’étaient pas reconnues, travaillaient ainsi. En d’autres termes, ce que je pense, c’est que nous avons actualisé la situation que nous avions. Et nous avons proposé quelque chose de très cohérent : tirer parti de toutes les potentialités dont dispose le pays. Il s’agit donc d’une entreprise publique qui doit jouer un rôle fondamental dans la construction socialiste, mais qui dispose d’un secteur privé pour compléter son activité économique.
IR – Que représente aujourd’hui ce secteur privé ?
M D-C – Aujourd’hui, quand on parle de la dynamique des MPME, on dit : « Non, mais ils grandissent beaucoup ». Elles se développent, c’est un processus relativement nouveau, et disons que nous avons déjà environ 10 000 MPME. Mais l’un de nos concepts, dans le cadre de la construction socialiste, est que les principaux moyens de production sont entre les mains de l’État et sont représentés par des entreprises d’État. Par conséquent, le poids le plus important de l’économie se trouve dans le secteur public, sans nier l’importante contribution du secteur non public.
Je pense qu’il s’agit également d’un domaine relativement nouveau dans l’amélioration de notre système socio-économique. Nous devons maintenant corriger certaines distorsions dans les relations entre les entreprises d’État et les entités d’État avec les entités non étatiques, afin que toutes ces entités, en tant que membres d’un groupe d’acteurs économiques de notre société, contribuent au Plan national de développement économique et social et y soient intégrées. C’est pourquoi, dans le cadre d’échanges avec le secteur non étatique, avec le secteur des entreprises cubaines, nous sommes en train de mettre à jour tout un ensemble de réglementations afin que cela fonctionne de manière plus cohérente et stimule réellement l’économie du pays grâce à la contribution de l’État et à la contribution du secteur non étatique.

Nous insistons également sur le fait que nombre de ces entreprises sont constituées sur la base du concept d’entreprises de haute technologie et d’entreprises innovantes, et que nous pouvons les avoir dans le secteur public, car l’une des caractéristiques des MPME, qu’elles soient publiques ou privées, est qu’il s’agit d’entreprises qui, de par leur conception et leur mode de fonctionnement, s’adaptent plus rapidement aux changements et ont une plus grande capacité d’innovation. Elles sont plus petites, elles fonctionnent de manière plus flexible et, par conséquent, les contributions et la dynamique qu’elles peuvent apporter à l’économie sont très importantes.
IR – Pensez-vous que ce secteur va continuer à se développer ?
M D-C – Je pense que ce secteur continuera à se développer, qu’il continuera à faire partie de notre réseau d’acteurs économiques et qu’il ne sera pas l’ennemi de la révolution. C’est un secteur qui va contribuer, parce que, de plus, c’est un secteur qui a été créé dans les conditions de la Révolution. Bien qu’il y ait une tentative très directe, comme nous le savons, de la part du gouvernement des États-Unis d’essayer de transformer ce secteur en un secteur d’opposition à la Révolution.
Il y a maintenant une énorme contradiction, il y a des sénateurs, des membres du congrès, des leaders d’opinion aux États-Unis, qui disent que nous devons soutenir et donner de l’argent aux MPME pour en faire des agents du changement. D’autres affirment que les MPME doivent être supprimées, puisqu’elles sont engendrées par l’État cubain afin de se doter d’une façade. Eux-mêmes sont en contradiction. Une contradiction qui n’est pas générée à Cuba. À Cuba, elles font partie d’un tissu d’entreprises nécessaire pour continuer à avancer dans la construction socialiste, impliquées et engagées dans le Plan national de développement économique et social, et attentives à ce qu’il n’y ait pas de distorsions dans cet effort.

IR – Monsieur le Président, nous allons parler du COVID-19, bien que vous ayez prononcé des paroles importantes tout à l’heure, mais rappelons que Cuba, grâce à ses scientifiques, grâce à ses industries biopharmaceutiques, a été l’un des rares pays au monde à pouvoir vacciner toute sa population avec ses propres vaccins, ce qui est un exploit exceptionnel, surtout dans le contexte d’un pays sous blocus aux ressources limitées. Quelles leçons avez-vous tirées de cette crise ? Et surtout, quelles nouvelles contributions Cuba pourrait-elle apporter au monde en matière de santé ?
M D-C – Ramonet, je pense qu’il faut d’abord parler du fait que le monde a été secoué par le COVID-19, et que le monde devrait tirer des leçons de COVID-19. Je pense que la première leçon que le monde devrait tirer du COVID-19 est que nous devons consacrer plus de ressources, plus de financement, plus d’argent pour mettre en place, dans tous les pays, des systèmes de santé puissants, publics et résistants qui profitent à tous et pas seulement à une minorité.

D’autre part, la coopération internationale sur le COVID-19 doit être vue comme très importante, au contraire d’une attitude égoïste. J’ai espéré, peut-être de manière un peu idéaliste – c’est lié à nos convictions, à notre formation au sein de la Révolution – qu’après le COVID-19, le monde serait plus solidaire, le monde coopérerait davantage, le monde se complémenterait mieux, et c’est le contraire qui s’est produit : le monde est passé à la guerre, à l’augmentation des sanctions, aux blocus, à la construction de murs pour résoudre les problèmes internationaux. Toute la question des réseaux sociaux où il y a des destructions de réputations, de l’intimidation, de la méchanceté, des mensonges, des calomnies et, surtout, ce discours de haine, ce discours vulgaire, ce discours banal qui n’aide pas à améliorer les relations internationales.
Cela nous montre que nous avons besoin d’un nouvel ordre économique international qui soit inclusif, qui garantisse l’équité et la justice, qui soit solidaire, ce qui est le contraire de l’ordre économique international actuel.
Quelles leçons avons-nous tirées du COVID-19 ? Une première leçon concerne les enseignements que nous avons tirés des conseils du général d’armée Raúl Castro. Le COVID-19 faisait le tour du monde, les premières nouvelles du COVID-19 commençaient déjà à apparaître, il n’y avait pas encore de cas à Cuba – nous parlons de janvier 2020 – et Raúl nous a dit : nous devons étudier immédiatement ce qui se passe dans le monde et préparer un plan national pour faire face à l’épidémie.

En d’autres termes, nous avons appris que nous devions avoir la capacité de concevoir une stratégie de lutte contre le COVID-19 impliquant toutes les institutions de l’État, les institutions sociales, le secteur non étatique de l’économie, de sorte qu’en fin de compte, en tant que pays, nous puissions adopter un plan national qui nous permette d’anticiper la situation et de préparer les conditions nécessaires pour y faire face. C’est une première leçon, parce que c’est grâce à ce plan, grâce à cette stratégie que nous avons pu anticiper la situation.
IR – Vous avez commencé, en quelque sorte, avant que le COVID-19 ne se répande dans le monde.
M D-C – A nous préparer avant l’arrivée du premier cas. Cela signifiait former notre personnel aux expériences qui existaient dans le monde, étudier la maladie et d’autres choses que je vais expliquer maintenant, qui sont également des expériences et qui découlent de cela ; mais le concept qui englobe le plus ce que nous avons fait et ce que nous avons appris est la vision de Raúl, qui a dit : préparez une stratégie, préparez un programme, préparez un plan pour faire face à la maladie. Deuxièmement, la coopération internationale. Nous avons immédiatement envoyé des brigades médicales cubaines dans plus de 46 pays, où se trouvait alors, dans certains d’entre eux, l’épicentre de la maladie. En Italie, par exemple, en Lombardie. Cela nous a permis de soutenir ces personnes, de les aider, de coopérer. Mais nous avons aussi appris, nous avons appris ! Je me souviens que nous avions l’habitude, à chaque retour d’une brigade, de la rencontrer, et elle partageait toutes ses expériences, que nous intégrions au plan.

Troisièmement, développer un réseau de laboratoires de recherche en biologie moléculaire, qui deviennent des éléments importants pour pouvoir traiter tous les échantillons qui, dans le cas de ces épidémies, sont massifs à un certain moment, en particulier lorsqu’il y a des pics pandémiques ; mais lorsqu’il n’y a pas de pics pandémiques, ils deviennent la possibilité d’avoir des références, des données avec des échantillons pour connaître les niveaux de propagation de la maladie.
C’est le rôle de l’épidémiologie en tant que science au sein du système de santé, car nombre de ces maladies doivent également être confrontées à une logique épidémiologique : comment couper la transmission, comment la prévenir, comment travailler ; le travail intégral de toutes les organisations de la société et en particulier le lien, dans le cas de Cuba, du système de santé – qui est un système robuste, nous devons le dire, au milieu de la situation actuelle (notons que nous sommes confrontés au COVID-19, comme je le disais, au milieu du « blocus intensifié » et déjà inclus dans la liste des « pays parrainant le terrorisme » en vertu de la liaison et la coordination du système de santé avec l’organisme cubain de réglementation des médicaments, le Cecmed, et avec l’industrie biopharmaceutique, parce que cela raccourcit les délais des essais cliniques, vous donne la capacité de réaliser des essais cliniques, vous donne la capacité de créer de nouveaux médicaments ou de proposer l’utilisation de médicaments existants afin d’améliorer les protocoles de soins des maladies.
C’est le système de gestion basé sur la science et l’innovation. Nous avons systématisé une réunion, que nous tenons encore tous les mardis à trois heures de l’après-midi, généralement avec des experts, des scientifiques et des institutions qui travaillaient dans la lutte contre le COVID-19, ce qui a donné lieu à tout un groupe de recherches scientifiques. Il y avait un programme de plus de mille recherches scientifiques, des sujets de recherche scientifique, l’évaluation des résultats de ces recherches, et de là est née la génération de nos vaccins.

Je me souviens que lorsque la pandémie a commencé à atteindre son paroxysme avec la souche Delta et que nous avons constaté que les mécanismes de distribution des vaccins dans le monde étaient totalement inégaux et favorisaient les riches et non les pauvres, nous avons demandé à nos scientifiques : « Nous avons besoin de vaccins cubains pour être souverains et pour faire face à cette situation ». Et en l’espace de trois mois, le premier vaccin candidat a vu le jour. Après cela, nous connaissons l’histoire : cinq candidats vaccins, dont trois sont aujourd’hui des vaccins dont l’efficacité a été prouvée ; deux autres sont encore en cours d’essais cliniques et seront des vaccins très prometteurs, et depuis que nous avons commencé à appliquer …., nous n’avons plus besoin de vaccins. Ah, ce qui est une autre leçon : vous pouvez avoir la capacité de produire des vaccins, ce qui n’est pas très courant ; pas plus de dix pays ont été en mesure de produire leurs vaccins, aucun du Sud. Et certaines puissances n’ont pas réussi, et nous avons partagé et transféré cette technologie à d’autres pays et l’avons partagée avec d’autres nations.
Il s’agit d’avoir la capacité de produire des vaccins, mais aussi d’être en mesure de mener une campagne de vaccination de masse dans un court laps de temps. Nous avons appliqué 40 millions de doses de vaccins en moins de deux ans. Pour cela, il faut un système organisé au niveau social, au niveau communautaire, car la vaccination ne se faisait pas seulement dans les polycliniques, il y avait des institutions telles que les écoles où les cliniques de vaccination étaient presque organisées et où le personnel de santé était présent, mais aussi des institutions sociales pour effectuer la vaccination. Sans cette préparation, nous n’aurions pas pu faire face à la situation, et les vaccins ont sauvé le pays ! Lorsque nous avons vacciné plus de 60 % de la population avec une seule dose, le pic de pandémie est tombé immédiatement.
Ensuite, nous avons ouvert les frontières du pays, la souche Omicron est entrée, ce qui a provoqué des pics de pandémie plus élevés dans le monde, à Cuba un tiers du pic de pandémie précédent, et cela n’a duré que deux ou trois semaines, parce que le niveau d’immunité que notre population avait avec les effets du vaccin était déjà élevé.

IR – Cuba a démontré ou confirmé à l’époque que malgré toutes les difficultés dont nous avons parlé ici, elle était une puissance dans le domaine de la santé. Quelles annonces pourriez-vous faire aujourd’hui à l’humanité sur les contributions que les scientifiques cubains pourraient apporter ?
M D-C – Pour l’instant, sur la base de toutes ces leçons apprises, qu’avons-nous proposé ? Tout un recueil de toutes les expériences a été élaboré afin d’inclure tous ces apprentissages dans notre système de santé.
Deuxièmement, le programme est défendu avec le concept d' »une seule santé « , qui relie tout, du diagnostic au traitement d’urgence en passant par l’analyse complète des maladies. Le COVID-19 a confirmé l’utilité des soins primaires, et nous mettons à présent à jour les enseignements de COVID-19 au sein des soins primaires.
Nous continuons à développer la capacité des outils de diagnostic. Outre l’utilisation des PCR, nous sommes allés jusqu’à concevoir, avec nos institutions scientifiques, nos propres mécanismes et techniques de diagnostic, qu’elles ont également soutenus.
Nous avons poursuivi et pouvons partager avec le monde les études sur les conséquences du COVID-19. Il ne s’agissait pas seulement de s’attaquer à la maladie, de sauver des vies, mais aussi de garantir la qualité de vie de ceux qui ont survécu à la maladie.

Il y a des avancées importantes. Nous travaillons – notre population a vieilli – sur la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson, des études sur un groupe important de maladies dégénératives, en d’autres termes, il y a toute une série de résultats scientifiques qui continueront à renforcer la qualité de la santé cubaine, mais aussi au niveau international.
Actuellement, grâce à des licences accordées par le gouvernement des États-Unis – dans le contexte du renforcement du blocus – nous réalisons deux essais cliniques importants en collaboration avec des institutions états-uniennes : l’un sur un vaccin contre le cancer du poumon, que nous avons déjà testé à Cuba et qui donne de très bons résultats. Et un essai clinique a récemment été autorisé pour le médicament Heberprot-P, qui aide les personnes souffrant de diabète, le traitement des ulcères du pied diabétique, à des niveaux impressionnants, car il guérit les ulcères du pied diabétique et évite l’une des choses les plus désagréables pour une personne, à savoir l’amputation. Aujourd’hui, dans le monde, une amputation coûte des milliers de dollars dans n’importe quel pays et, en outre, il y a de nombreux patients diabétiques, de nombreux patients dont la solution à la progression de cette maladie est malheureusement l’amputation. Ces résultats sont également importants.IR – Je pense que ces mots vont faire couler beaucoup d’encre, c’est-à-dire qu’ils vont donner beaucoup d’espoir à de nombreuses personnes dans le monde, et espérons que la science cubaine parvienne à ces résultats, Monsieur le Président.
M D-C
– Et nous travaillons également à la recherche d’un vaccin contre la dengue.
IR – Il existe déjà un vaccin japonais contre la dengue…

M D-C – Nous travaillons sur un vaccin…. Il existe environ quatre souches de dengue. Un vaccin qui ne fonctionne pas sur une seule souche mais sur tous les types de dengue qui existent.
IR – Monsieur le Président, vous êtes un défenseur de l’utilisation de la technologie, et nous savons tous que la technologie, l’intelligence artificielle, la numérisation, transforment nos sociétés. Vous êtes particulièrement engagé dans l’informatisation de la société cubaine, pourriez-vous nous dire comment ce projet progresse et ce que l’informatisation de la société apporte aux citoyens cubains ?
M D-C – Nous avons défini trois priorités pour la gestion du gouvernement, à savoir : tout d’abord, l’informatisation de la société, dont nous avons maintenant fait évoluer le concept vers la « transformation numérique de la société », ce qui semble être la même chose, mais ce n’est pas la même chose, la question n’est pas seulement de tout transférer sur des plateformes numériques, mais d’avoir un concept de vie et une manière d’agir numérique. En d’autres termes, nous défendons la transformation numérique en tant que pilier de la gestion gouvernementale, au même titre que la science, l’innovation et la communication sociale.

Ce sont les trois piliers du gouvernement et ils sont très étroitement liés.
Je dirais donc que la transformation numérique de la société est une réalité. Nous avons 7,7 millions de personnes connectées à la téléphonie mobile et environ 8 millions de personnes qui accèdent à l’internet. Nous avons étendu les réseaux de téléphonie mobile, même si nous devons encore améliorer la couverture, ce qui est également lié au fait qu’il faut des investissements technologiques et qu’il faut faire face à tous ces problèmes, mais nous sommes parvenus à maintenir un certain niveau. Aujourd’hui, nous sommes au-dessus de la moyenne mondiale.

Les questions de la transformation numérique, de l’intelligence artificielle et de l’économie numérique font l’objet d’un débat très actuel. Dans le cadre de ce débat, nous avons fondé il y a quelques années l’Union des informaticiens de Cuba, où se réunissent toutes les personnes et tous les experts sur ces questions et où l’on encourage également de nombreux débats, ainsi que des débouchés pour soutenir les processus de transformation numérique.
Dans les prochaines semaines, la mise à jour de la Politique de transformation numérique du pays, l’Agenda numérique du pays et la Politique d’utilisation de l’intelligence artificielle seront présentés au Conseil des ministres, ici avec une approche holistique, c’est-à-dire que nous ne voyons pas seulement l’intelligence artificielle pour les résultats qu’elle peut nous donner dans les processus productifs de services à la population en termes d’efficacité, mais aussi dans les aspects éthiques, et tout un ensemble d’éléments qui doivent être pris en compte autour de l’intelligence artificielle.
Nous apportons la transformation numérique et nous apporterons également la contribution de l’intelligence artificielle au secteur productif des biens et des services, car la transformation numérique et l’intelligence artificielle peuvent nous aider considérablement à atteindre l’efficacité dans les processus de production et de service, en particulier lorsque nous devons faire face à une dynamique démographique dans laquelle le pays devient de plus en plus vieux, nous devons donc rendre nos processus de production et de service plus efficaces, de sorte qu’avec moins de personnes nous ayons plus de productivité pour servir la majorité de la population, et c’est pourquoi l’automatisation, l’informatisation et la numérisation sont des outils qui donnent de bons résultats.

La numérisation a également été appliquée à l’administration publique, car un élément important dans lequel nous développons la transformation numérique est l’E-gouvernement, l’interaction des citoyens avec toute l’activité gouvernementale, qui garantit également de plus grands espaces pour la participation des citoyens à la gestion gouvernementale.

Nous sommes parvenus, par exemple, à ce que toutes les municipalités du pays, toutes les provinces, tous les ministères et la plupart des institutions disposent de portails numériques ou de plateformes web avec lesquels ils interagissent avec la population.
Ces derniers temps, les projets de loi soumis à l’approbation de l’Assemblée nationale ont été placés sur des plateformes numériques, les critères de la population ont été recueillis avec interaction, ce qui nous a permis de présenter à l’Assemblée nationale des modifications qui renforcent et perfectionnent ce processus d’élaboration de la réglementation.
Nous présenterons bientôt le portail du citoyen cubain. Il s’agira d’une plateforme où les citoyens cubains pourront créer leur profil et accéder à une multitude de procédures très importantes sans avoir à passer par des bureaux, sans paperasse, et qui leur facilitera grandement la vie.

En fait, un grand nombre de ces procédures se trouvent déjà sur les plates-formes de certaines organisations et institutions, mais on aura désormais la possibilité d’effectuer toutes ces procédures sur une plate-forme unique avec son profil et, en outre, un grand nombre d’informations pour la population, de sorte qu’on pourra chercher toutes les informations qu’on peut avoir sur un processus, une procédure, une loi, un problème spécifique, on pourra y travailler et ce sera un autre bond en avant.

Nous soutenons tout ce processus de transformation numérique et l’utilisation de l’intelligence artificielle avec le développement de la cybersécurité, pour prévenir les cyberattaques, pour avoir la sécurité sur toutes ces plateformes.
De manière très créative, et ce sont des choses qui nous impressionnent constamment, en particulier l’activité des jeunes, notre pays dispose aujourd’hui de toute une série d’applications informatiques, d’applications mobiles développées localement par des Cubains qui fonctionnent parfaitement, nous avons même une variante dans notre boutique, qui est une application appelée Apklis, où on peut télécharger des applications cubaines et des applications d’ailleurs, mais elles sont là, il y a plusieurs applications cubaines, beaucoup d’entre elles sont en train de devenir une référence pour la population.
Nous avons des systèmes d’exploitation cubains, nous avons des conceptions et des productions qui sont encore limitées en raison de problèmes de financement, du matériel informatique cubain, des ordinateurs portables, des tablettes, des PC.
IR – Y a-t-il une robotisation ?

M D-C – Nous avons aussi l’expérience de la robotisation. Un exemple : lorsque est arrivé le COVID-19 nous avons voulu agrandir les services de soins intensifs pour éviter l’effondrement de l’hôpital, mais chaque fois que nous nous sommes adressés à une entreprise pour acheter des ventilateurs pulmonaires, elle nous a opposé un refus en raison des lois sur le blocus. Nous avons confié la tâche à un groupe de jeunes scientifiques de l’une de nos institutions, et les prototypes ont été réalisés. Aujourd’hui, ce sont déjà des ventilateurs pulmonaires très performants, avec des niveaux de numérisation, je vous le dis, brillants, excellents. Leur utilisation et leur qualité ont été confirmées par les meilleurs experts en soins intensifs et en anesthésie de notre pays, par un personnel médical hautement qualifié, et je peux vous dire que c’est une autre des fiertés que nous ressentons en tant que Cubains, que nous exigeons quelque chose de notre personnel scientifique, y compris des jeunes, et qu’il y a des réponses immédiates, mais des réponses de haute qualité, en d’autres termes, des réponses qui sont au niveau de n’importe quel développement international.

IR – Développez-vous vos propres applications pour l’intelligence artificielle ?
M D-C – Oui, nous avons nos propres plateformes que nous développons, nos propres applications, nos propres conceptions pour les incorporer dans les processus de production et de service.
IR – Travaillez-vous sur l’informatique quantique ?
M D-C – Oui. Bien sûr, l’acquisition d’ordinateurs quantiques se heurte déjà à tous ces problèmes, mais nous sommes préparés, nous avons des spécialistes formés, il y a tout un niveau de connaissances, de mise à jour et d’échanges internationaux.
IR – Pensez-vous que, sur ces questions en particulier, il serait possible de travailler dans le cadre de l’intégration latino-américaine ?
M D-C – Je pense que oui, c’est l’un des objectifs que nous nous sommes fixés. Lors de l’anniversaire de l’ALBA et du sommet de l’ALBA au Venezuela, il a été question de créer des plateformes qui intégreraient l’Amérique latine et les Caraïbes, les pays de l’ALBA, sur la question de la numérisation et de l’intelligence artificielle. Nous avons modestement dit que nous étions prêts à coopérer avec les développements que nous avons dans le pays.

IR – Même avec des unités d’enseignement, des universités spécialisées ?
M D-C – Unités d’enseignement, préparation, participation à des projets communs, mise à disposition de nos applications à d’autres pays également. C’est l’une des choses qui produit déjà des effets. Nous avons également entamé un processus de bancarisation, c’est-à-dire la numérisation du système bancaire cubain, qui est lié à ce que nous sommes en train de réaliser. Nous avons également beaucoup d’applications dans les systèmes de géoréférencement pour les processus, la géolocalisation des processus ; le travail d’estimation des récoltes grâce à l’utilisation de ces technologies. Les jeunes scientifiques et professionnels cubains ont un énorme appétit de connaissances et de développement.

IR – Monsieur le Président, passons à la troisième partie de cet entretien, consacrée à la politique internationale. Depuis des années, Cuba a remporté une grande victoire à l’Assemblée générale des Nations Unies contre le blocus illégal des États-Unis ; mais il est clair que cette victoire n’a pas abouti à des résultats concrets, les États-Unis n’ont pas cédé et n’ont pas levé le blocus. Quelles nouvelles initiatives pourriez-vous annoncer pour aller dans le sens de la levée du blocus ? Je vous demande, par exemple, si vous avez essayé de parler directement avec le président Biden ?

M D-C – Ramonet, ta vision du problème est juste, ce qui appelle aussi quelques réflexions : comment est-il possible que la puissance la plus puissante du monde ne reçoive presque aucun soutien ; que tous les autres pays votent en faveur de Cuba à l’Assemblée générale des Nations Unies, et qu’il n’y ait pas de réponse ? Cela ne fait que démontrer l’arrogance de l’empire et, plus grave encore, le mépris de ce que pense le reste du monde. C’est un mépris pour nos peuples, lorsque le monde entier considère qu’il est honteux qu’un petit pays soit soumis à un blocus criminel et génocidaire, tel que le blocus du gouvernement des États-Unis contre Cuba, et qu’il fait la sourde oreille à cette demande mondiale.

Et, vois-tu, cette exigence ne s’exprime pas seulement dans le vote aux Nations Unies ; il est de plus en plus fréquent que de plus en plus de pays, d’organisations de pays, de blocs régionaux et d’institutions internationales adoptent, année après année, des résolutions contre le blocus. De plus en plus de dirigeants de pays s’élèvent contre le blocus à titre personnel. Par exemple, lors de la dernière Assemblée générale des Nations Unies où le blocus a été débattu, 44 dirigeants de toutes sortes d’idéologies de pays du monde entier se sont exprimés contre le blocus. Et il y a maintenant de plus en plus d’activités quotidiennes de protestation contre le blocus qui ont lieu jour après jour, week-end après week-end, dans le monde entier.
Nous avons fait savoir, par des voies directes et indirectes, à l’actuel gouvernement des États-Unis que nous étions disposés à nous asseoir à la table des négociations, sur un pied d’égalité, sans impositions ni conditions, pour discuter de toutes les questions liées aux relations entre Cuba et les États-Unis, de toutes les questions qu’ils souhaitent aborder.

Parce qu’en fin de compte, le blocus est une relation, disons, unilatérale : c’est le gouvernement des États-Unis qui a imposé unilatéralement le blocus, et c’est donc le gouvernement des États-Unis qui doit unilatéralement lever le blocus. Nous ne demandons aucune faveur et nous n’avons aucun geste à faire pour obtenir la levée du blocus ; il s’agit simplement d’un droit du peuple cubain. Il s’agit simplement d’un droit du peuple cubain, le droit de pouvoir se développer dans une atmosphère de paix, d’égalité, sans mesures coercitives, sans impositions, et nous sommes disposés à le faire, mais le gouvernement états-unien n’a jamais répondu à cette demande.
IR – L’administration actuelle non plus ?

M D-C – Ni l’un ni l’autre. Nous sommes convaincus que l’administration actuelle n’a aucune volonté de changer la situation à l’égard de Cuba, surtout parce qu’elle a axé sa politique sur les intérêts d’une minorité, à savoir la mafia cubano-américaine basée en Floride. Malgré des désaccords idéologiques, que nous aurons toujours, nous pourrions avoir une relation civilisée entre voisins, une coopération, des échanges économiques, commerciaux, scientifiques, financiers, culturels, dans tous les domaines de la vie. Il pourrait s’agir d’une relation normale, comme celle que les États-Unis entretiennent avec un autre groupe de pays qui ne partagent pas non plus leurs positions.
IR – Même avec des pays qui étaient autrefois de grands adversaires.
M D-C – Oui, de grands adversaires. Alors, pourquoi cette férocité avec Cuba ? D’ailleurs, nous faisons la différence, nous n’avons rien contre le peuple américain, c’est un problème avec le gouvernement américain.
IR – Comment expliquez-vous que le président Biden, qui était le vice-président de Barack Obama lorsque l’atmosphère a un peu changé et que les relations ont été rétablies entre les deux pays, ait cette position ?
M D-C – C’est inexplicable. Obama a commencé à construire une relation différente. Cela ne s’explique que par le fait qu’aux Etats-Unis, la question n’est pas une question de parti, démocrate ou républicain. Il y a un complexe militaro-industriel, il y a une autre construction de pouvoir derrière, dans l’ombre, qui décide des positions du gouvernement américain, qui sont les positions impériales. Et il y a cette situation, qui est la subordination d’un groupe d’intérêts, surtout pour des raisons électorales, aux positions de la mafia cubano-américaine.

IR – Avez-vous l’espoir que les prochaines élections changeront cette situation ?
M D-C – J’aimerais qu’elles changent et j’aimerais que nous ayons l’espace nécessaire pour discuter de toutes nos positions face à face, qu’il y ait un autre type de relation et que le blocus soit levé. Mais ma conviction est que nous devons surmonter le blocus par nous-mêmes, avec notre capacité, notre travail, notre talent, notre intelligence et nos efforts. Ce serait la meilleure réponse à l’obstination de maintenir ce blocus génocidaire contre notre peuple pendant tant d’années.
IR – En particulier, il est surprenant que Biden ait maintenu l’inclusion de Cuba dans la liste des « pays qui aident le terrorisme », une décision que Trump avait prise quelques minutes avant de quitter la Maison Blanche.
M D-C – Tout, il a tout gardé. Mais, en plus, l’administration Biden a pris des mesures très perverses contre Cuba. Je t’ai parlé des ventilateurs pulmonaires pour le COVID-19. Pendant la crise du COVID-19, notre usine de production d’oxygène médical a été touchée, et lorsque nous sommes allés acheter de l’oxygène médical dans des pays de la région, où nous pourrions obtenir rapidement le produit dont nous avions besoin, le gouvernement des États-Unis a fait pression sur les entreprises qui pouvaient nous fournir de l’oxygène médical pour que cet oxygène n’arrive pas à Cuba. Il s’agit d’une action totalement criminelle. Imaginez, en pleine pandémie, avec des services de soins intensifs, avec des personnes souffrant de problèmes respiratoires, que ces personnes se voient refuser le service, qu’elles soient condamnées à mort. Nous avons dû déployer des efforts considérables, avec l’aide d’autres pays, pour surmonter cette situation.

C’est quelque chose qu’on n’oublie pas, Ramonet, c’était une action tellement perverse… La façon dont ils ont manipulé la situation du COVID-19 à Cuba, alors que leur situation était plus complexe que la nôtre. Nous avons mieux géré la réponse au COVID-19 que le gouvernement américain lui-même, qui a de l’argent et des richesses. Ils ont fait appel à SOS Cuba, à toutes les manipulations médiatiques, à tous les événements du 11 juillet 2021. Aujourd’hui, ils sont tellement cyniques qu’ils sont capables de prétendre que s’ils ne sont pas passés à une autre étape dans les relations avec Cuba, c’est à cause de ce qui s’est passé le 11 juillet. Il s’agit là d’un énorme cynisme et d’un énorme mensonge par lequel ils veulent justifier leur position aux yeux du monde.
IR
– Il y a peut-être un espoir dans cette information selon laquelle le président Biden annoncerait lors des primaires de l’été prochain le nom de sa vice-présidente, qui ne serait plus Kamala Harris, mais Michelle Obama. Pensez-vous que, si cela se confirmait, cela laisserait un espoir ?

M D-C – Je pense qu’aujourd’hui tout cela reste purement spéculatif. La situation aux Etats-Unis, la situation interne, ne nous permet pas de prédire objectivement de quel côté se trouve ou non la population dans le vote, qui, de plus, est aujourd’hui très affecté par les faits de l’économie interne, des questions très domestiques comme la question de l’avortement, des questions internationales comme la Palestine, la question de la guerre en Ukraine. En d’autres termes, il existe toute une série de situations dans la vie du peuple américain, et je ne pense pas qu’aujourd’hui on puisse dire exactement de quel côté se situe un vote du peuple américain. Il y a beaucoup d’indécis, il y a des positions au sein des partis eux-mêmes pour s’isoler de la position. Quoi qu’il en soit, la nomination d’une personne comme Michelle Obama pourrait offrir une lecture différente.

IR – Monsieur le Président, vous revenez de Moscou où, en plus de votre participation à la cérémonie de commémoration de la Victoire sur le nazisme, vous avez pris part à la session plénière du Conseil économique suprême eurasiatique. Cherchez-vous de nouvelles alliances économiques ? Cuba compte-t-il s’intégrer, d’une manière ou d’une autre, à la plateforme des BRICS ?
M D-C – Ce fut un voyage très intéressant, parce que c’était un voyage d’anniversaires, je dirais, en quelque sorte, et d’événements importants. D’abord, nous sommes arrivés à Moscou en pleine cérémonie d’investiture du président Poutine. Nous n’y étions pas invités, c’est-à-dire que c’était une cérémonie très interne, très privée.
Nous avons participé au Conseil suprême de l’Union économique eurasienne pour la première fois en personne, car toutes les autres participations avaient eu lieu pendant les années du COVID-19 et nous l’avions fait virtuellement. Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle alliance, mais d’une alliance dans laquelle nous sommes engagés depuis longtemps. Et c’était le dixième anniversaire de la création de l’Union économique eurasienne. C’était donc aussi le moment de faire le point sur les résultats de cette intégration régionale dans laquelle nous avons le statut de pays observateur.

Nous avons commémoré le 64e anniversaire de l’établissement des relations entre l’Union soviétique et Cuba, relations qui se poursuivent aujourd’hui avec la Fédération de Russie, mais avec un élément important : les pays membres de l’Union eurasienne étaient d’anciennes républiques de l’Union soviétique.
Je pense qu’en dix ans, l’Union eurasienne a démontré une capacité de dynamisme économique et commercial importante, et le produit intérieur brut de ces pays de la région a considérablement augmenté, et elle défend des principes très justes en matière de développement économique et de complémentarité entre ces pays.

Pour nous, il s’agit d’un espace d’opportunités, car nous pouvons contribuer surtout dans des domaines tels que la biotechnologie et l’industrie pharmaceutique, nous pouvons profiter de cet espace en faisant reconnaître nos médicaments par les agences de réglementation de ces pays, et aussi entrer sur un marché plus abordable pour nous, parce qu’ils ont aussi des objectifs et des besoins pour ces médicaments et pour le transfert de technologies et la réalisation d’investissements conjoints. Cela permet également aux investisseurs de ces pays de participer aux programmes de développement économique et social de notre pays. Il y a aussi la question de la souveraineté alimentaire à partager avec eux, qui est l’un des points de l’ensemble de l’Union ; et la question de la durabilité environnementale, en d’autres termes, le développement durable et le respect de l’environnement et le développement d’une culture de la durabilité, qui est également un principe que nous prenons en compte dans notre développement ; la souveraineté alimentaire et le développement des sources d’énergie renouvelables. Il s’agit donc d’un espace important pour nous.
Quant aux BRICS, il s’agit d’une des alternatives dans le monde d’aujourd’hui, un bloc de pays qui ouvre une perspective de rupture avec l’hégémonie nord-américaine dans les relations internationales. Les BRICS deviennent donc un espace alternatif et inclusif ; les BRICS sont ouverts aux pays du Sud.

IR – Ils viennent de s’élargir le 1er janvier dernier.
M D-C – Oui, ils viennent de s’élargir. Les BRICS ont manifesté la volonté d’établir des relations avec le continent africain, avec l’Amérique latine et les Caraïbes, sur la base d’une relation plus consensuelle, plus équitable et plus respectueuse. D’autre part, ils proposent également une alternative au dollar et promeuvent le commerce avec les monnaies de chaque pays ou le commerce compensé basé sur l’échange de produits et de services générés par chacun des pays.

IR – Ils ont aussi une Banque de Développement présidée par Dilma Rousseff.
M D-C – Oui, ils ont une Banque de Développement présidée par Dilma, qui est une dirigeante reconnue avec une vision politique des problèmes du Sud. Et les cinq pays (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) fondateurs des BRICS, sont des pays qui entretiennent d’excellentes relations avec Cuba. Nous étudions la possibilité que Cuba rejoigne les BRICS, comme nous l’avons mentionné lors de la réunion avec le président Poutine.
IR – Le prochain sommet aura lieu en Russie, le 22 octobre, à Kazan, vous pensez y assister ?.
M D-C – Tout dépend maintenant de la tournure des événements.
IR – Il semble que l’on veuille créer un nouveau type de membre, le « partenaire » ou membre associé, pour qu’il y ait de la place pour Cuba.
M D-C – Il y aurait de la place pour Cuba et cela dépend aussi du consensus atteint avec les dirigeants des BRICS. Mais, par exemple, ils ont été très cohérents et ont permis à Cuba de participer au Sommet de l’Afrique du Sud en 2023, non seulement en tant que pays, mais aussi en tant que représentant du Groupe des 77 + la Chine, parce qu’à l’époque nous étions président pro tempore, et il faut dire qu’ils ont prêté une grande attention aux propositions du Groupe des 77 + la Chine, que Cuba a présentées en leur nom, ainsi qu’à la position cubaine. Je pense qu’il s’agit d’un environnement très favorable aux relations Sud-Sud et qu’il ouvre une nouvelle perspective pour le nouvel ordre économique international qui est nécessaire.

IR – Monsieur le Président, nous arrivons au terme de cette interview, la dernière question porte sur l’Amérique latine : les crises se multiplient en Amérique latine et dans les Caraïbes – il y a eu cette attaque contre l’ambassade du Mexique en Équateur ; le commandement sud des États-Unis crée des bases militaires au Guyana, ce qui représente une menace pour le Venezuela et sa revendication historique sur l’Esequibo ; en Argentine, le président Javier Milei détruit des décennies de progrès social ; en Haïti, il n’y a pas de fin en vue aux difficultés – quelle est votre lecture de ces situations ? Et que peut faire Cuba pour promouvoir la souveraineté, la paix et le progrès dans cette région ?
M D-C – C’est l’expression de toutes les contradictions qui existent au niveau mondial et qui se manifestent aussi au niveau régional dans le cas de l’Amérique latine et des Caraïbes. Je pense que c’est aussi l’expression de la persistance de l’empire à maintenir la Doctrine Monroe, avec ce concept impérialiste de « l’Amérique pour les Américains », qui n’est pas l’Amérique latine et les Caraïbes pour nous tous qui vivons sur le continent ; c’est l’Amérique latine et les Caraïbes subordonnées à l’Amérique du Nord et à la puissance de l’empire. Il s’agit donc également d’une expression de la vision nord-américaine du mépris de nos peuples et de la vision nord-américaine de l’Amérique latine et des Caraïbes comme son arrière-cour.

Aujourd’hui, nous avons une Amérique latine et des Caraïbes qui, d’une part, compte un groupe de gouvernements qui ont maintenu des processus révolutionnaires soumis aux plus grands obstacles, pressions, sanctions, insultes, agressions et ingérences, tels que Cuba, le Venezuela et le Nicaragua. Et il y a tout un groupe de gouvernements progressistes qui assurent également une corrélation favorable aux forces de gauche dans la région latino-américaine, comme l’État plurinational de Bolivie, Lula au Brésil, López Obrador au Mexique, Xiomara au Honduras, Boric au Chili, Petro en Colombie, ce qui contribue à la stabilité et à la facilité de la coopération et des échanges.
Mais les États-Unis ne restent pas les bras croisés et tentent constamment de mobiliser les forces de droite avec, je dirais, des mécanismes très pervers pour provoquer l’instabilité dans ces pays, pour empêcher les processus de gauche ou les gouvernements de gauche de rester au pouvoir, et pour aider la droite à garder le pouvoir là où la gauche l’a perdu. Et que cette droite soit totalement soumise au gouvernement des États-Unis et aux desseins des États-Unis, tout en attisant les conflits sur certaines questions qui ont une composante historique, en encourageant les ruptures, en calomniant, en alimentant les divisions afin de provoquer la désunion dans la région.

Ce que cela démontre, c’est qu’il existe aujourd’hui des gouvernements qui soutiennent toute la politique nord-américaine sur le continent, y compris des gouvernements qui favorisent la présence des troupes de l’OTAN sur le territoire de l’Amérique latine et des Caraïbes, des gouvernements qui nient le droit à la souveraineté et à l’autodétermination des territoires de leur propre pays dans lesquels il y a eu des guerres et où des héros et des martyrs sont morts pour l’indépendance de ces territoires, pour la souveraineté de ces territoires, et ce qu’ils font, c’est flatter les puissances qui sont devenues les métropoles de ces espaces géographiques régionaux, ce que l’on peut considérer comme totalement absurde, irrationnel et antipatriotique. Des gouvernements qui, en outre, disposent d’une projection médiatique où ils expriment leurs principes, mais qui sont totalement offensants, insultants pour ceux qui pensent différemment, pour ceux qui pensent à faire les choses différemment ou pour ceux qui défendent une autre façon de construire le monde. J’aspire toujours à ce monde meilleur qui est possible et auquel Fidel nous a appelés.

Nous avons une éthique, nous ne parlons pas dans le dos de qui que ce soit, nous n’insultons pas. Lorsque nous devons défendre une position, nous la défendons sans détour et lorsque nous devons discuter d’une position, nous en discutons sans détour. Nous ne nous laissons pas aller au spectacle médiatique, aux insultes, aux injures, à ce genre, je dirais, de vulgarité politique à laquelle d’autres dans le monde se prêtent.
La position de Cuba sera toujours de maintenir et de défendre, avec les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, le respect de la souveraineté et de l’indépendance de ces pays, le respect de leur autodétermination quant au système sociopolitique qu’ils adoptent et la volonté, indépendamment des systèmes et des idéologies, d’entretenir les relations les plus respectueuses, les plus solidaires et les plus coopératives avec n’importe lequel de ces pays, et nous avons la même attitude avec la plupart d’entre eux.
Nous ne rompons jamais nos relations avec les pays d’Amérique latine et nous essayons de résoudre, par le dialogue, la discussion, l’argumentation, toute question sur laquelle nous pourrions avoir des différences d’opinion ou des positions divergentes.

Je crois que les manifestations de solidarité de Cuba avec l’Amérique latine et les Caraïbes sont la preuve de la cohérence avec ces convictions. Nous avons envoyé des médecins et des enseignants, des collaborateurs internationalistes dans le domaine de l’ingénierie et dans d’autres domaines de l’économie et de la société dans plusieurs pays d’Amérique latine et des Caraïbes.
Nous n’envoyons pas de forces militaires ou armées en Haïti et nous ne l’envahissons pas ; nous avons des brigades médicales en Haïti. Aujourd’hui, au beau milieu de la situation en Haïti, alors que beaucoup pensent à une intervention en Haïti ou à une ingérence dans les affaires intérieures de ce pays, nous avons une brigade médicale qui fournit des services au peuple haïtien, un peuple qui, selon moi, mérite le plus grand respect pour tout ce qu’il a subi du fait d’avoir été la première nation de la région à développer une révolution.
Nous avons une relation de gratitude, ainsi qu’une grande amitié et fraternité avec le gouvernement de M. López Obrador et avec le Mexique. La relation entre Cuba et le Mexique est une relation intime, historique, une relation de frères, une relation familiale. Le Mexique a été le seul pays à ne pas rompre ses relations avec Cuba lorsque le gouvernement des États-Unis a demandé à l’ensemble de l’OEA de rompre ses relations avec Cuba.

Nous défendons la cause du Venezuela, la révolution chaviste, l’unité civico-militaire et nous soutenons le président Maduro, qu’on a tenté d’assassiner à plusieurs reprises. Un fait hors du commun.
Nous soutenons la révolution sandiniste ; nous appelons à l’autodétermination portoricaine ; nous défendons les principes de l’État plurinational de Bolivie. Nous sommes très intéressés par le rôle que Xiomara joue au Honduras, ainsi que par son rôle à la tête de la CELAC ; nous entretenons actuellement des relations très étroites avec Lula. Et avec les pays de la CARICOM. Et en fin de compte, avec toute l’Amérique latine et les Caraïbes. Mais toujours sur la base du respect, de la solidarité, de l’amitié et du dialogue pour résoudre toute situation.

D’autre part, nous avons l’intention de défendre la proclamation de l’Amérique latine et des Caraïbes comme zone de paix, approuvée précisément lors d’un sommet de la CELAC à La Havane.
Nous défendons également l’intégration latino-américaine et caribéenne, qui répond aux rêves de nos héros, aux idéaux les plus élevés de l’intégration latino-américaine, et je pense en ce moment à Martí et à Bolívar. Martí, qui a toujours parlé avec tant de respect de notre Amérique et qui définissait très bien ce qu’était notre Amérique, et Bolívar, qui a lutté pour l’indépendance de nombreux pays d’Amérique latine.
Je pense que donner l’exemple est le plus grand soutien que nous puissions apporter à l’unité latino-américaine.
IR – Que Fidel a toujours défendue.
M D-C – Fidel l’a toujours défendue, il nous a appris à la défendre, et Raúl l’a également défendue.

Ramonet, quand nous parlons de rêves, d’aspirations, nous avons une histoire commune, une culture commune, des peuples merveilleux, travailleurs, intelligents, créatifs. Je te le dis, les cultures précolombiennes d’Amérique latine n’ont rien à envier aux cultures mésopotamiennes ou à celles de la Grèce antique. Elles ont été connues en premier, mais lorsqu’on remonte dans l’Histoire, on constatez que les nôtres, dans leur développement, dans leur façon de mesurer le temps, de canaliser l’eau, de produire, étaient tout aussi développées que celles-là, et elles font partie de nos racines, et tu peux le voir dans n’importe lequel des pays d’Amérique latine et des Caraïbes.
Notre richesse culturelle, la pensée avancée en Amérique latine et dans les Caraïbes, les approches des penseurs latino-américains, des philosophes latino-américains, du secteur universitaire latino-américain, sont des positions avancées, de grande étude, de grande cohérence, de grande défense des racines de l’identité latino-américaine et caribéenne, et, en outre, c’est un continent avec des ressources, qui malheureusement aujourd’hui est celui où se manifeste le plus haut degré d’inégalité sociale.

Je suis convaincu qu’avec toutes ces vertus, avec toute cette richesse – et c’est ce dont je rêve – le continent latino-américain pourrait construire une telle intégration qu’il pourrait être un exemple pour le monde entier par tout ce qu’il peut apporter à la condition humaine, à l’avenir, aux rêves d’émancipation, au fait de placer l’être humain au centre même de tout. Je crois que ce moment arrivera plus tôt que tard, parce que nos peuples demandent beaucoup de justice, parce qu’ils ont vécu beaucoup de situations complexes : ils ont vécu des agressions, ils ont vécu du mépris, ils ont vécu des interventions, ils ont vécu des pratiques d’inégalité, ils ont été exclus des processus, ils ont été exclus des possibilités.
Il reste encore beaucoup d’analphabétisme à résoudre en Amérique latine et dans les Caraïbes, beaucoup de progrès à faire en matière d’égalité des sexes, beaucoup à réaliser pour l’émancipation des merveilleuses femmes d’Amérique latine et des Caraïbes, beaucoup à conquérir en termes d’égalité pour tous nos peuples et en termes de justice sociale.
Mais il y a le potentiel historique, le potentiel culturel, la volonté de le faire, et je crois que nous continuerons à progresser dans l’intégration et que c’est le message, la conviction, le soutien et l’exemple que Cuba peut donner.
Aucun pays d’Amérique latine ne sentira jamais que Cuba est un danger pour lui ; au contraire, il trouvera toujours à Cuba le soutien, la compréhension et la volonté de s’intégrer et d’aller de l’avant.

IR – Merci beaucoup, Monsieur le Président.

La Havane, le 11 mai 2024.

Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/05/17/interview-du-president-cubain-miguel-diaz-canel-par-ignacio-ramonet-du-blocus-renforce-a-la-resistance-creatrice/

Après le « pouvoir-sur », le « pouvoir-pour » des femmes dans la révolution vénézuélienne

Lorsque nous sommes retournés sur le chantier le 27 avril, tout s’accélérait vertigineusement. Les camions et les pelleteuses dépêchées par le gouvernement pour le dernier coup de pouce soulevaient des trombes de poussière. Tout autour, comme depuis des années, le concert des marteaux, des foreuses, des appels au loin, des rires de femmes.

Ici, en 2011, des habitantes de l’immense quartier populaire d’Antimano, lasses de vivre dans des logements précaires, ont occupé un terrain sous-utilisé – une décharge privée de ferraille -, et ont fait valoir leur droit au logement, légalisé par la révolution. Treize ans de lutte. Elles se sont formées elles-mêmes comme militantes, architectes, gestionnaires, ingénieures, travailleuses intégrales de la construction, formatrices en droits des femmes. Rien n’a pu les arrêter : ni les moqueries, ni les préjugés machistes, ni les divisions internes, ni les départs, ni le blocus occidental qui a interrompu les livraisons de ciment, de fer ou de sable, ni la stagnation du Covid, ni la bureaucratie, ni la fatigue, ni les plaies aux mains, ni les épreuves de santé, ni les cheveux blancs. Au bout, il y a leur victoire : 48 appartements spacieux et confortables pour leurs familles. En plus des matériaux de construction, le gouvernement révolutionnaire a fourni le mobilier, des cuisinières, des lits, le parc de jeux pour les enfants, un potager hydroponique et bien d’autres choses. Les femmes d’Antimano ont veillé à tout : à l’entrée du terrain, un poste de surveillance où elles se relaient munies de transistors, et l’épicerie à bas prix, au pied de l’immeuble : « Le but est que nous contribuions toutes à l’approvisionnement. » La victoire va au-delà. Tout au long de leur lutte, les femmes se sont émancipées. Au « pouvoir sur », elles ont substitué avec patience un « pouvoir pour ».

Depuis quelques années, l’équipe de notre télévision populaire – Terra TV – suit ce processus du féminisme populaire, l’image la plus exacte de la révolution bolivarienne, invisibilisée par les grands médias (1). Faire une image révolutionnaire, c’est transmettre des expériences de peuple à peuple, susciter la discussion et l’action, tirer et partager les leçons d’un processus, plutôt que de célébrer un produit.

« Nous avons laissé notre maquillage et pris les outils pour construire nos propres logements. J’ai tout essayé : la maçonnerie, la pose des briques, la finition des murs, mais finalement, je me suis concentrée sur le revêtement de céramique » commence Yusgleidys Ruiz. « Au début, j’ignorais tout, ce métier semblait réservé aux hommes. Aujourd’hui, nous sommes toutes poseuses de barres de fer, plombières, cheffes d’entrepôts. La plupart des céramiques posées dans l’immeuble sont de ma main. Il n’y avait pas de temps pour le repos. Nous nous couchions fatiguées, le corps endolori, mais nous nous levions pleines d’énergie, avec la volonté d’aller jusqu’au bout. Je suis satisfaite à 1000% parce que nous avons prouvé qu’avec l’organisation populaire, on peut construire une société socialiste ».

« Être vendeuse de rue ou femme au foyer, ce n’est pas la même chose que d’être vendeuse de rue, femme au foyer et constructrice d’un rêve » explique Andreina San Martin: « nous avons travaillé et créé chaque appartement comme si c’était le nôtre ». « Nous avons encore beaucoup à apprendre », dit Zanet. « Une expérience inoubliable » dit Claudia Tisoy, « parce que liée à un processus de formation permanente et d’auto-formation. Nous sommes des bâtisseuses intégrales. Nous avons tout appris ici : la maçonnerie, la plomberie et l’électricité. »

Ircedia Boada : « quand nous avons occupé ce terrain, nous étions près de 750, puis le nombre s’est réduit. Certain(e)s sont parti(e)s pour des raisons de santé, d’autres pour des raisons économiques, d’autres à cause des effets du blocus occidental, beaucoup ont renoncé par manque de confiance dans le projet, par manque de confiance en eux-mêmes, on cherchait à nous faire croire que le Venezuela était fini, que nous rendre au rêve américain était la seule issue. Mais nous avons continué la lutte. Parmi les quarante-huit chefs de familles qui composent cette communauté, 34 sont des femmes, pour la plupart restées célibataires, mères de familles. Plus d’une s’est coupé un doigt, s’est abîmé la main ou une autre partie du corps, mais nous avons tenu bon, nous sommes fières de notre victoire. »

Pour Ayary Rojas, «nous étions comme une chenille méprisée par beaucoup, mais nous avons réussi à devenir papillon, à déployer nos ailes. Sans les femmes, il n’y aurait pas eu d’indépendance au Venezuela. Nous avons joué un rôle fondamental. Nous sommes à la mesure du défi qui s’offre à nous, Chávez nous a donné cette énergie en s’autoproclamant « féministe parce que socialiste ». Notre immeuble a ce visage de femme. Nous avons pris soin de tout : chaque brique, chaque clou, chaque espace, et nous sommes reconnaissantes pour l’appui donné par le gouvernement. »

Ursulina Guaramato n’avait jamais pensé travailler sur ce chantier jusqu’au jour où son mari est décédé. Elle a ouvert sa boîte à outils. Elle en a sorti une tenaille, en a fait son outil principal pour ajuster les barres de fer qui ont servi de squelette à tout l’immeuble. « Les hommes nous voyaient comme le sexe faible, nous sommes montées à leur niveau, nous les avons dépassés. Les femmes au pouvoir ! »

Le jour venu, le 30 avril 2024, la mairesse de Caracas, Carmen Melendez, et la vice-présidente de la république, Delcy Rodriguez, entourées des créatrices, inaugurent l’immeuble qui porte le nom du père de Delcy : Jorge Rodriguez, opposant politique torturé et assassiné sous la « démocratie » d’avant la révolution bolivarienne. Lorsque la télévision publique les met en lien avec Nicolas Maduro qui, à quelques kilomètres de là, remet à une famille populaire les clefs de l’appartement numéro 4.900.000 de la « Grande Mission Logement Venezuela», le président dit son admiration : « Je sais tout ce que vous avez enduré, tous les efforts que vous avez déployés, les problèmes que vous avez vécus avec le matériel qui parfois n’arrivait pas, avec la bureaucratie, comment vous avez construit cet immeuble, colonne par colonne, étage par étage, je sais tout cela. Comme Claudia l’a demandé en votre nom, je vous exonère de tout paiement, et nous allons vous remettre immédiatement les documents de propriété, à chacune des familles, vous le méritez. Bientôt nous nous rencontrerons là-bas, chez vous, je voudrais que vous m’invitiez à une soupe collective, Delcy, vois avec elles pour trouver un moment dans l’agenda ». Et de se tourner vers son Ministre du Logement « tu vois, un des avantages de donner du pouvoir aux organisations populaires pour qu’elles construisent elles-mêmes leurs logements ? la gestion est meilleure, le matériel économisé permet de construire plus de logements. »

Les femmes d’Antimano n’ont dormi que quelques heures. Elles vont, sur le même terrain, commencer la construction d’une deuxième tour pour 48 autres familles, qu’elles comptent achever en un an.

Thierry Deronne, Caracas, le 8 mai 2024

Le reportage de Terra TV :

Note :

(1) Le documentaire « Nostalgiques du futur » raconte cette longue marche du féminisme populaire au Venezuela : https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/11/27/nostalgiques-du-futur-par-maurice-lemoine-a-propos-dun-film-sur-le-venezuela/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/05/09/apres-le-pouvoir-sur-le-pouvoir-pour-des-femmes-dans-la-revolution-venezuelienne/

Venezuela : les sept grandes transformations

Photo: Les présidents Lula et Maduro, le 2 mars 2024, à Kingstown (Saint-Vincent-et-les-Grenadines) pour le Sommet de la CELAC (Communauté des États latino-américains et des Caraïbes)

Depuis toujours, le président Lula est harcelé par le pouvoir médiatique au sujet du Venezuela, mais, contrairement à la gauche occidentale, il ose résister. Lors d’une conférence de presse avec son homologue espagnol Pedro Sanchez le 5 février à Brasilia, il a salué la décision du pays voisin de fixer la date des élections présidentielles au 28 juillet 2024 (fruit d’un dialogue de 97% des partis politiques et des acteurs de la société vénézuélienne). Élections, a-t-il rappelé, qui auront lieu en présence des observateurs internationaux (1). Le président du Brésil a conseillé de « cesser de pleurer » à la militante d’extrême droite Maria Corina Machado (liée au Likoud et aux déstabilisations violentes contre Chávez et Maduro), inéligible pour complicité de corruption avec Juan Guaido. Il lui a suggéré de laisser la droite choisir un autre candidat qu’elle. Un pied-de-nez aux États-Unis qui veulent l’imposer à tout prix.

Photo : Accord de « partenariat opérationnel » sur des thèmes comme « géopolitique et sécurité » entre deux partis d’extrême droite, le « Vente » vénézuélien de Maria Corina Machado, et le Likoud israélien.

Cette désobéissance aux injonctions des pouvoirs médiatique et impérial ne date pas d’aujourd’hui. Lula a déjà qualifié d’« excès de liberté » le record en nombre de scrutins organisés par le Venezuela depuis la révolution. En ce qui concerne le putschiste d’extrême droite Juan Guaido, lié à plusieurs tentatives de coups d’État, il avait déclaré qu’« avec tout ce qu’il a fait, il aurait dû aller en prison » (2). À noter qu’en 2012 Jimmy Carter qualifia le système électoral vénézuélien de « meilleur du monde » (3) et que les dernières élections, en 2021, ont été validées par l’ensemble des observateurs internationaux (4).

Mais au-delà de cette ligne de la lutte politique classique, « obligée », d’une démocratie représentative face aux pouvoirs de facto que sont les pouvoirs économique et militaire impériaux (blocus des USA, agressions paramilitaires et déstabilisations), ou le pouvoir médiatique (faire passer le Venezuela pour une dictature, l’isoler sur le plan mondial), la révolution bolivarienne travaille sur une deuxième ligne, stratégique, qui est son véritable objectif (et qui indiffère les médias) : poursuivre la refonte de l’État sur les bases du pouvoir direct des citoyen(ne)s, de l’économie productive diversifiée pour sortir de la dépendance du pétrole, de la justice sociale, de l’écosocialisme et de la participation au monde multipolaire.

Après un vaste processus de participation et de délibération populaires, le gouvernement bolivarien a approuvé le 26 février 2024 le Plan des sept transformations (7T). Il s’agissait avant tout d’une application du « pouvoir populaire en action », la forme politique constitutive du processus révolutionnaire bolivarien : plus de 60.000 assemblées communautaires, organisées dans tout le Venezuela selon la méthode de la Consultation, du Débat et de l’Action (CDA), ont discuté, intégré et finalisé le plan des 7T, jusqu’à son approbation finale dans ce que le président lui-même, Nicolás Maduro, a défini comme le moteur de la construction collective du socialisme en vue du développement du pays. La stratégie 7T couvre en fait tous les secteurs, les sphères économique, politique, sociale, environnementale, de paix et de sécurité.

Ces sept transformations sont les suivantes :

Transformation économique : modernisation des méthodes et des techniques de production, dans le but de consolider la diversification économique pour créer un nouveau modèle d’exportation.

Indépendance intégrale : actualisation et élargissement de la doctrine bolivarienne dans ses dimensions politique, culturelle, éducative, scientifique et technologique, dans le sens de l’autodétermination.

Consolidation de la paix et de la sécurité des citoyens : perfectionnement du modèle de coexistence civique, garantie de la justice, des droits humains et de la préservation de la paix.

Protection sociale : accélérer la consolidation, face aux conséquences dramatiques de la guerre économique, de l’État-providence, des missions bolivariennes, qui sont l’une des « valeurs » du Venezuela bolivarien.

Repolitisation : le blocus et ses effets sociaux (migrations, lutte pour la survie, ainsi que le surgissement de la nouvelle génération travaillée par les réseaux sociaux du capitalisme) rendent prioritaire la nécessité de renouveler la centralité de la dimension politique, et de consolider la démocratie participative et directe, qui est une autre des caractéristiques du processus bolivarien. Au début de 2024, le président Maduro a demandé à ses ministres « d’accélérer le transfert du pouvoir politique aux organisations populaires ».

Écologie : lutter contre la crise climatique, sensibiliser et protéger la population de l’impact environnemental, protéger l’Amazonie et les réserves naturelles face aux destructions telles que l’orpaillage. Plusieurs actions des forces armées ont permis de démanteler des réseaux extractivistes clandestins qui détruisaient et empoisonnaient les parcs naturels du sud du pays.

Géopolitique multipolaire : positionner le Venezuela dans la nouvelle configuration mondiale, à la fois en relançant l’intégration latino-américaine et caribéenne et en participant aux grandes stratégies de développement de la zone des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Le Venezuela a d’ailleurs formalisé sa demande d’adhésion aux BRICS lors du sommet de Johannesburg.

Photo : durant sa cinquième visite en Chine du 8 au 14 septembre 2023, qui a porté les relations bilatérales au plus haut niveau – « de tous temps et à toute épreuve » que la Chine réserve aux alliés stratégiques -, le Président Maduro s’est également entretenu avec le directeur général du Centre international de réduction de la pauvreté de Chine, Liu Junwen (5).

La stratégie de ces sept transformations s’inscrit dans un cadre stratégique plus large visant, comme l’a rappelé Maduro lui-même, à « accélérer la transition d’une économie dépendante du pétrole à une économie qui vise un processus de croissance bien au-delà du pétrole, qui vise à satisfaire d’abord les besoins matériels du pays ». En effet, le pétrole reste la principale source de richesse du Venezuela, et c’est pour cette raison qu’il est le secteur le plus directement visé par les mesures coercitives (unilatérales et illégitimes) imposées par les États-Unis.

Les « sanctions » contre l’industrie pétrolière vénézuélienne imposées par les États-Unis ont fait chuter la production d’environ trois millions de barils de pétrole par jour (2010) à 500 000 (2020). Ce déclin a entraîné une chute de 95% des ressources de l’État. En visite récemment au Venezuela, le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhari, a déclaré que « les mesures coercitives unilatérales sous forme de sanctions économiques ont limité fortement la capacité à mettre en œuvre des programmes de protection sociale et à fournir des services publics de base ».

C’est pourquoi, avec le plan 7T, la diversification économique et productive prend une dimension centrale. Un « Agenda économique bolivarien » a été défini, divisé en dix-huit moteurs productifs : agroalimentaire ; pharmaceutique ; industrie ; exportations ; économie municipale, sociale et socialiste ; hydrocarbures ; pétrochimie ; mines ; tourisme ; construction ; sylviculture ; défense ; télécommunications et technologies de l’information ; banque ; industries de base, stratégiques et socialistes ; automobile ; crypto-monnaies ; et entreprenariat productif. L’objectif est la construction d’un modèle économique renouvelé, basé sur la diversification de la production et suivant une orientation socialiste.

06.03.24 – Gianmarco Pisa / Venezuelainfos

Notes :

  1. Le Centre National Électoral du Venezuela a invité la CELAC, la Communauté des Caraïbes (CARICOM), l’Union interaméricaine des organisations électorales (UNIORE), le Groupe d’experts des Nations Unies, l’Union africaine, l’Union européenne et le Centre Carter : https://venezuela-news.com/cne-anuncia-convocatoria-de-observacion-internacional/
  2. https://venezuelainfos.wordpress.com/2020/04/09/lex-president-lula-maduro-est-un-leader-democratique-guaido-devrait-etre-en-prison-le-blocus-etats-unien-tue-des-civils/
  3. https://venezuelanalysis.com/news/7272/
  4. https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/11/23/venezuela-alors-que-les-observateurs-internationaux-saluent-la-haute-transparence-du-scrutin-des-leaders-de-la-droite-appellent-a-tourner-la-page-du-putschisme-de-guaido/
  5. https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/09/13/les-relations-sino-venezueliennes-a-un-niveau-historique/

Références:

Gabriel Ovalles, Las 7 Transformaciones: rumbo al desarrollo del país, Ministerio del Poder Popular para el Proceso Social de Trabajo, 19.02.2024: www.mpppst.gob.ve/mpppstweb/index.php/2024/02/19/rumbo-al-desarrollo-del-pais

Lucas Estanislau, Com Zonas Econômicas Especiais, Venezuela quer superar bloqueio e dependência petroleira, Brasil de Fato, 10.07.2022: www.brasildefato.com.br/2022/07/10/com-zonas-economicas-especiais-venezuela-quer-superar-bloqueio-e-dependencia-petroleira

Prensa MPP- Despacho (ICA 21.09.2023), “Presidente Maduro insta a revisar y evaluar los 18 motores de la Agenda Económica Bolivariana”, 21.09.2023:

www.presidencia.gob.ve/Site/Web/Principal/paginas/classMostrarEvento3.php?id_evento=25229

TeleSUR – MS, “Venezuela aprueba el Plan de las Siete Transformaciones”, 27.02.2024: www.telesurtv.net/news/venezuela-aprueba-el-plan-de-las-siete-transformaciones-20240227-0001.html

Redazione, “Il relatore speciale delle Nazioni Unite chiede la revoca delle sanzioni contro il Venezuela”, l’AntiDiplomatico, 15.02.2024:

www.lantidiplomatico.it/dettnews-il_relatore_speciale_delle_nazioni_unite_chiede_la_revoca_delle_sanzioni_contro_il_venezuela/45289_53045

Source de cet article : https://www.pressenza.com/fr/2024/03/venezuela-les-sept-grandes-transformations/

Merci à Bernard Tornare https://b-tornare.overblog.com/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/08/venezuela-les-sept-grandes-transformations/

« Faire du neuf avec du vieux » : Lana, jeune communarde dans la révolution au Venezuela

Lana Vielma, organisatrice et formatrice communarde de 21 ans, engagée dans la commune d’El Maizal à l’âge de 15 ans (Venezuelanalysis).

Lana Vielma est une jeune organisatrice de la commune phare d’El Maizal, à la frontière des États de Lara et de Portuguesa, au Venezuela. Fille d’un enseignante de la ville voisine de La Miel, Lana Vielma a commencé à s’engager et à travailler à l’organisation communarde à l’âge de 15 ans. Aujourd’hui, six ans plus tard, elle est directrice de la communication de la municipalité « communarde » de Simón Planas, qui comprend El Maizal et 12 autres communes. Au-delà de son rôle officiel, Vielma est également artiste et cinéaste.

À 21 ans, tu as déjà travaillé pendant six ans dans la commune d’El Maizal. Pourrais-tu nous raconter comment tu t’es engagée et ce qui t’a attirée dans cette commune ?

Sans la commune, je me serais enfermée chez moi et j’aurais été de plus en plus frustrée par la société… Je pense que je serais même en colère ! Les défis du monde sont nombreux, et plus encore pour ma génération, qui aspire à la liberté mais se heurte à tant d’injustices systémiques. En fait la commune m’a touché comme une baguette magique. Elle m’a offert une nouvelle vision du monde et m’a donné un but dans la vie – et cela n’est rien de moins que de la magie. Dans la commune, nous apprenons les uns des autres et nous résolvons les problèmes collectivement ; nous nous soutenons les uns les autres parce que nous avons une vision commune du monde. En bref, nous créons un espace dans la commune qui place l’être humain au centre.

En tant que jeune femme, la commune est devenue ma bouée de sauvetage et m’a changée à jamais. L’attrait des avantages tape-à-l’œil, mais le plus souvent inaccessibles, que le capitalisme propose aux jeunes n’est pas vraiment le moyen d’une vie épanouie. C’est pourquoi la jeunesse communarde est si importante : la commune est le moyen pour les jeunes d’avoir une existence significative et, en même temps, la commune a besoin d’eux.

Peux-tu nous en dire plus sur cette initiative d’une jeunesse communarde ?

Bien que nous vivions dans un territoire qui abrite la puissante commune d’El Maizal et que les gens l’admirent, l' »aimant » des médias sociaux projette le bonheur comme exclusivement basé sur la possession de certaines choses matérielles et ne laisse pas de place à la communauté. Tout en reconnaissant la nécessité de répondre aux besoins matériels, nous croyons fermement que les dimensions spirituelle et politique de la vie doivent être réintégrées dans la vie de nos jeunes.

La toxicomanie aussi est un problème pour certains jeunes de Simón Planas, ce qui contribue souvent aux problèmes familiaux et à la criminalité. On peut être surpris d’entendre cela et penser que dans un contexte rural, la consommation de drogue n’est pas un problème, mais c’est le cas. D’où l’importance de notre commune comme modèle d’attraction et qui réponde aux besoins de tous, en particulier des jeunes.

Le projet de la jeunesse communarde découle de la nécessité de rapprocher les jeunes générations du projet communal. La commune est un rendez-vous collectif pour l’éducation politique, l’activité culturelle et le débat. Commune d’El Maizal. (@ComunaElMaizal)

Tu joues un double rôle en tant que communarde et comme membre du gouvernement local (la marie). Comment navigues-tu sur ce double terrain ?

C’est complexe. Bien que la commune soit notre objectif stratégique, nous pensons que la construction de communes populaires nécessite une approche créatrice. Notre compagnon communard Ángel [Prado] est devenu maire de Simón Planas avec un objectif : renforcer les communes. Mais comment y parvenir ? En tant que communard, il doit démontrer que son administration est non seulement efficace, mais aussi centrée sur le bien-être quotidien de la population, tout en promouvant l’organisation communarde.

Cependant, les défis sont nombreux. Le vieux système bureaucratique est conçu pour se reproduire tout en négligeant souvent les besoins réels des gens. Pour nous, entrer dans le gouvernement local signifiait perturber son inertie, une tâche qui s’est avérée très difficile. Cependant, nous avons pris des mesures en faveur de ce que nous appelons le « gouvernement communal », qui encourage la participation directe des citoyens aux processus de prise de décision. Petit à petit, nous transformons les institutions et nous avons pu résoudre de nombreux problèmes, qui vont de l’accès à l’eau aux soins de santé. Cependant, les institutions ne sont pas des fins en soi, mais des moyens pour parvenir à des fins. Nous avons encore de nombreux défis à relever, qu’il s’agisse de la logique bureaucratique persistante ou de nos propres limites, mais nous poursuivons le projet de Chávez (la commune) et sa méthode (travailler avec les gens). Nous espérons continuer à ouvrir des chemins communaux où que nous soyons.

La commune d’El Maizal se trouve dans la municipalité de Simón Planas, état de Lara, à l’Ouest du Venezuela.

La commune populaire d’el Maizal est actuellement en plein processus de transformation, pour augmenter la production agricole et pour améliorer les conditions de vie des personnes qui y travaillent. Comment envisages-tu l’avenir de la commune et quels sont les moyens d’y parvenir ?

Créer les conditions réelles et tangibles d’une société prospère signifie créer les conditions économiques pour soutenir la vie quotidienne des communards, tout en projetant une lumière vers l’avenir. Maintenant, vous vous demandez peut-être si c’est vraiment possible ? Oui, nous le croyons ! L’humanité a besoin d’une alternative qui lui apporte la dignité et la paix, mais la transition doit se faire avec un certain confort, voire une touche de magnificence… Sur le plan matériel, cela signifie que les gens doivent disposer de bonnes conditions pour travailler, étudier et profiter de leurs loisirs.

Parallèlement, nous devons favoriser l’engagement politique aux niveaux local, régional, national et même mondial, ce que nous savons faire le mieux. Mais pour bien faire, nous devons disposer d’arguments tangibles et d’expériences concrètes ; nous devons être en mesure de prouver que notre projet fonctionne tant sur le plan politique qu’économique ; nous devons devenir un exemple convaincant que d’autres pourront suivre.

Tu as utilisé la métaphore de la reconstruction d’une maison pour parler de l’avenir de la commune d’El Maizal. Peux-tu développer cette idée ?

C’est une idée philosophique qui m’est chère. Si nous vivons dans une maison mais que nous voulons l’améliorer, nous ne pouvons pas la démolir et la laisser aux intempéries pendant que nous en construisons une nouvelle. Ce serait une mauvaise idée. Notre logement actuel, qu’on le veuille ou non, est capitaliste. Dans ces conditions, nous devrons construire la nouvelle maison de l’intérieur et autour de l’ancienne… jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de l’ancienne maison ! Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Nous devons construire le nouveau modèle progressivement, en forgeant une alternative réellement viable, tout en restant connectés – pour l’instant – au système existant. Ensuite, une fois le nouveau système consolidé, nous démolirons l’ancien. Concrètement, qu’est-ce que cela implique ? Ici, à Simón Planas, c’est un dirigeant communal [Ángel Prado] qui est à la tête de l’administration locale. Dans ces conditions, nous pourrions être tentés de nous concentrer uniquement sur la politique locale, en organisant une administration efficace à partir du bureau du maire. Cependant, cela ne répondrait pas à nos aspirations ; cela reviendrait à « améliorer » la vieille structure capitaliste sous une nouvelle peinture.

Notre idée va bien au-delà de la création d’un groupe de hauts administrateurs associés à la mairie et à la commune qui améliorent progressivement les conditions de vie à Simón Planas. Pour consolider l’hégémonie de la commune, notre projet doit présenter une alternative substantielle, englobant à la fois des dimensions politiques et économiques qui attireront et convaincront réellement les gens. En ce qui concerne la commune d’El Maizal, nous explorons activement de nouvelles approches pour organiser la production de manière à satisfaire les besoins des habitants qui consacrent leur vie, jour après jour, au projet. Le double objectif est clair : offrir une bonne vie aux habitants tout en améliorant la viabilité de notre modèle.

Nous savons qu’il s’agit d’un travail en cours, mais comment envisagez-vous les changements dans l’économie d’El Maizal ?

La commercialisation a toujours été un goulot d’étranglement pour nous, nous devons donc mieux planifier. Nous devons trouver des mécanismes pour que notre production atteigne le marché sans les obstacles dressés par les intermédiaires capitalistes. Ce n’est pas facile, mais c’est indispensable.

Nous pourrions créer une nouvelle EPS de commercialisation [entreprise de production sociale liée à la commune], et il est possible que nous puissions construire un réseau de distribution et de commercialisation avec l’Union Communarde ou en contact avec les Circuits Économiques du Ministère des Communes. Cependant, une chose est évidente : nous devons mieux planifier et rompre la dépendance à l’égard des intermédiaires privés. En outre, comme je l’ai déjà dit, nous pensons que le nouveau modèle économique doit créer les conditions pour que les communards les plus engagés puissent participer plus directement… Toutes ces considérations sont cruciales pour la construction d’une nouvelle hégémonie communale. Si la commune ne produit pas de bénéfices économiques tangibles, quelque chose doit changer. L’échec n’est pas une option pour nous !

Photos : ateliers réalisés en 2023 par l’École de Communication des Mouvements Sociaux « Hugo Chávez » (projet qu’on peut soutenir ici). L’École a aidé la commune d’El Maizal à créer sa propre école, baptisée « Yordanis Rodriguez El Pealo ».

Dans tout cela, la communication est également importante. Peux-tu nous parler de votre travail de reportage et de production de contenu sur la commune d’El Maizal et le gouvernement municipal de Simón Planas ?

Dans la commune d’El Maizal, nous sommes politiquement solides : les habitants de Simón Planas admirent Ángel Prado et la commune d’El Maizal. Néanmoins, il est essentiel de reconnaître que tout le monde ne perçoit pas la commune comme la solution ultime ou comme une alternative viable. Notre capacité à communiquer s’est accrue au fil des ans et nous pouvons aujourd’hui documenter toutes les assemblées qui se tiennent sur le territoire de Simón Planas. Nous sommes également en mesure de faire savoir que, depuis la mairie, nous faisons beaucoup de choses, qu’il s’agisse de réparer l’éclairage public et les routes, de répondre aux préoccupations sanitaires et aux problèmes d’eau, de construire des maisons ou de promouvoir des événements sportifs et culturels. Cependant, si ces efforts nous donnent un cachet politique, ils ne sont pas à la hauteur du projet communal, car ils ne transforment pas la société dans son ensemble.

C’est pourquoi nous avons inauguré il y a trois ans l’école de communication Yordanis Rodríguez « El Pelao » d’El Maizal. Notre objectif est de connecter les jeunes aux processus organisationnels et de leur donner les moyens de faire en sorte que la communication ne soit plus l’apanage des journalistes qui privilégieront toujours les contenus qui méritent d’être cliqués. Il est impératif de souligner l’importance de l’organisation communautaire, qui doit être racontée par ses acteurs. Et dans ce projet, le rôle des jeunes est essentiel.

Interview: Cira Pascual Marquina / Chris Gilbert (Venezuenalysis)

Source : https://venezuelanalysis.com/interviews/building-the-new-with-the-old-still-standing-a-conversation-with-lana-vielma/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/02/29/faire-du-neuf-avec-du-vieux-lana-jeune-communarde-dans-la-revolution-au-venezuela/

L’aventure de la télévision populaire au Venezuela : entretien avec Thierry Deronne (Venezuelanalysis)

Venezuelanalysis : Thierry Deronne est un cinéaste vénézuélien d’origine belge qui accompagne depuis longtemps les luttes de la classe ouvrière et des paysans en Amérique latine. Au milieu des années 1990, au Venezuela, il a encouragé les médias populaires et les projets éducatifs, avant de jouer un rôle clé dans le mouvement de la télévision populaire pendant la révolution bolivarienne. Deronne est actuellement professeur à l’Université Nationale des Arts [créée par Hugo Chávez]. Son dernier documentaire, Nostalgiques du futur, co-réalisé avec Victor Hugo Rivera, est un voyage dans quelques territoires où le féminisme populaire change la vie.

Venezuelanalysis – Tu es arrivé au Venezuela en 1994, en provenance du Nicaragua, où tu avais déjà pris part aux luttes latino-américaines. Une fois au Venezuela, tu as travaillé avec la Escuela de Formación Obrera (École de formation ouvrière) à Maracay, dans l’État d’Aragua. Que peux-tu nous dire de cette expérience ?

Thierry Deronne – C’est grâce aux compagnes féministes vénézuéliennes avec qui je travaillais au Nicaragua dans les années 80, pendant la révolution sandiniste, que j’ai pu, il y a trente ans exactement, parvenir au Venezuela. C’était 5 ans avant la révolution bolivarienne et l’élection d’Hugo Chávez. Notre première base d’opérations fut l’école de formation ouvrière, à Maracay, créée par des avocats spécialisés dans le droit du travail comme Isaias Rodriguez, Priscilla Lopez et d’autres militantes féministes. Un lieu de rencontre, un espace ouvert et parfois clandestin pour tous ceux qui sentaient que quelque chose devait bouger ici, que le pays allait changer. Jan Hol, un Néerlandais qui était un des coordinateurs, faisait vivre chichement cette école avec le financement d’un syndicat des Pays-Bas. C’est dans cet espace que j’ai créé l’École populaire de cinéma et organisé les premiers ateliers audiovisuels pour les activistes de toutes sortes de luttes, travailleur(se)s, mouvements de femmes, paysan(ne)s, étudiant(e)s, etc. Nous nous rendions dans des villages qui luttaient pour la terre ou dans une communauté rurale qui refusait l’imposition d’une décharge industrielle. Nous accompagnions des camarades féministes qui animaient des ateliers contre la violence sexiste et qui voulaient disposer des outils nécessaires pour se représenter sur un film. Ce travail nous a permis de mettre en lumière le rôle des femmes dans la sphère de la reproduction sociale. L’École populaire de cinéma s’est forgée et développée avec ces luttes. Tout en gardant un pied à l’École de formation ouvrière, elle est devenue plus mobile, itinérante : nous sommes allés là où les travailleurs, les militant(e)s féministes ou les paysan(ne)s avaient besoin d’outils pour représenter leurs luttes.

Venezuelanalysis – Peux-tu décrire plus en détail ton travail d’éducateur populaire ?

Thierry Deronne – Il s’agissait par exemple d’organiser un atelier d’écriture de scénarios avec des femmes qui apprenaient à raconter leur propre histoire par le biais de la fiction, en subvertissant le style dominant et normatif des « telenovelas ». Ou travailler sur la récupération de la mémoire historique et documenter les grèves des travailleurs. Nous avons filmé les dernières grèves des travailleurs du textile à Maracay [à la fin des années 90]. Il s’agissait d’un mouvement très important, nous avons aidé les grévistes à le visibiliser. Dans ce documentaire, l’œil de la caméra passe des femmes qui cuisinaient dans les usines occupées aux cortèges de travailleurs, puis aux réunions et aux débats entre grévistes. Nous nous faufilions la nuit dans les usines occupées, toujours en collaboration avec les travailleurs, et nous enregistrions ce qu’ils faisaient. Cette grève a été un tournant pour nous : nous sommes passés de la production de reportages vidéo, à la réalisation d’un véritable documentaire. Par la suite, nous avons fait de la création d’une école vénézuélienne du documentaire l’un de nos objectifs. Un processus révolutionnaire a besoin de documenter ses luttes, ses constructions collectives et ses victoires.

Photos : Teletambores, une des premières chaînes de télévision populaire du Venezuela.

Venezuelanalysis – Vers l’an 2000, tu as fondé Teletambores à Maracay, une des premières chaînes de télévision populaire du pays. Peux-tu nous raconter cette histoire ?

Thierry Deronne – À l’époque, toutes les chaînes de télévision étaient commerciales et, bien entendu, elles ne diffusaient rien sur les luttes des travailleur(se)s. Leur rôle était soit d’occulter, soit de diviser et de démobiliser le mouvement social, en isolant les dirigeants de leur base, en insistant sur la violence, en opposant les grévistes aux usagers, en parlant d’essoufflement de la lutte, etc.. Nous avons installé une antenne de télévision sur le toit de la maison de Maria Santini, dans le barrio Francisco Linares de Alcántara, dans la banlieue de Maracay. Maria était une camarade féministe. Le jeune ingénieur en télécommunications José Ángel Manrique, du projet populaire TV Rubio dans les Andes, nous a donné des conseils techniques. C’est ainsi que nous avons pu commencer à diffuser la télévision dans le quartier. Plus tard, nous avons obtenu un deuxième émetteur, qui a permis d’atteindre plus d’habitant(e)s. Un peu plus tard, vers 1997, Blanca Eekhout et Ricardo Márquez de Catia TVe [une télévision populaire de Caracas] sont venus nous voir. Ils voulaient discuter et voir avec nous comment unir les forces dans la construction de médias d’un type nouveau. C’est ainsi qu’est né le mouvement de la télévision populaire au Venezuela.

Après l’élection d’Hugo Chávez en décembre 1998, et surtout lors de l’assemblée constituante de 1999, quelques amis députés ont défendu l’inclusion du concept de « communication plurielle » dans la nouvelle constitution bolivarienne. C’est ce qui a ouvert la porte au cadre légal et par là, à une multitude de projets de communication non conventionnels au sein de la révolution. Mais le vrai tournant s’est produit lors du coup d’État d’avril 2002 contre Hugo Chávez: les médias populaires ont joué un rôle important dans la résistance et le retour au pouvoir du président élu, alors que les médias privés avaient occulté ce mouvement populaire. La population, et le gouvernement bolivarien, ont compris que les médias privés avaient été un outil majeur du coup d’État contre le processus bolivarien, et qu’une véritable « révolution médiatique » devenait nécessaire. Dans ce contexte post-coup d’État, Chávez est devenu un défenseur des médias populaires. Je me souviens d’une belle histoire : Catia TVe lui a envoyé une lettre l’invitant à inaugurer le nouveau siège, mais la nouvelle réglementation n’avait pas encore été promulguée. Chávez était déterminé à y assister, mais les avocats de la CONATEL [Commission Nationale des Télécommunications] lui ont déconseillé de le faire, à cause du vide juridique. Chávez a répondu: « S’il n’y a pas de loi, faisons-la ! »

Cette prise de conscience a conduit à la rédaction du cadre juridique pour les médias populaires, dans les bureaux de la CONATEL avec la participation de nos médias populaires, dont Catia TVe, Teletambores et TV Rubio. Pour la première fois, des personnes qui ne venaient pas des médias dominants se retrouvaient à la même table que les ingénieurs et les avocats de la CONATEL pour écrire une loi. Ce fut un moment extraordinaire !

Venezuelanalysis – Le mouvement de la télévision communautaire a été très dynamique dans les premières années de la révolution bolivarienne. Quels étaient ses principaux objectifs ?

Thierry Deronne – Chaque télévision communautaire avait son propre style, ses propres méthodes, sa forme et son histoire. Néanmoins, une idée nous rassemblait : le producteur devait être le peuple.
Cela peut paraître simple, mais c’est une véritable révolution ! Nous avons inscrit dans la loi l’obligation pour un média populaire, pour obtenir une concession radio-électrique, de diffuser 70% de productions populaires, et d’organiser une formation permanente pour créer les groupes de producteurs(trices) audiovisuel(le)s. On peut toujours parler en général de participation, mais sans la formation qui permet à chacun(e) de comprendre et manier les outils, idéologiquement et techniquement, cette participation reste lettre morte. Nous rejetions radicalement l’idée du média fait en studio, par des journalistes professionnels, qui se croient le centre du monde, ou tout au moins un centre de pouvoir. Notre télévision populaire Teletambores étant issue d’une école documentaire en rupture avec le code audiovisuel dominant, la participation directe des gens était une évidence. Cela signifie aussi que les processus et les délais de production étaient différents. Nous devions être immergés dans notre milieu populaire, et c’était les habitant(e)s qui menaient les enquêtes, et toutes les étapes de la production.

Autre chose, dans nos ateliers, nous avons toujours critiqué la propagande et la manipulation audiovisuelles. Nous considérons par exemple la relation entre le son et l’image d’une manière créatrice. Contre le pléonasme du son et de l’image, la relation entre un son autonome et une image autonome encourage la création de sens par le public, une lecture plus ouverte. En fait nous réactivions les enseignements de cent ans de pensée marxiste sur les médias et les expériences concrètes de nombreuses révolutions politico-esthétiques. En adaptant cet héritage au Venezuela, nous nous sommes dit : si la force motrice de la révolution bolivarienne est la participation directe du peuple, nous ne pouvons pas tomber dans le cliché simpliste du « imitons les armes de l’ennemi pour les retourner contre lui », car utiliser les codes de Venevisión [grande chaîne de télévision privée du Venezuela] aurait signifié reproduire la télévision de plateau autour d’un présentateur-vedette qui devient vite narcissique, les studios séparés de la vie, une machine à vendre des marchandises télévisuelles à un spectateur passif, bref, une légitimation du capitalisme et une contradiction frontale avec la participation populaire directe.

Photos : images de « Venezuela Adentro », un programme de Vive TV qui racontait les processus vivants d’organisations populaires.

Venezuelanalysis – Fin 2003, tu as rejoint Vive TV, une chaîne publique de télévision. Vive TV était une initiative vraiment extraordinaire à l’époque. De quoi s’agissait-il ?

Thierry Deronne – Vive TV était une chaîne de télévision publique qui se voulait la voix de l’organisation populaire sous toutes ses formes. Le président Chávez décida de la créer pour embrasser la vie du processus et sa réalité populaire, pour sortir de la vieille télévision publique VTV, porte-voix nécessaire du gouvernement mais insuffisante dans le nouveau contexte révolutionnaire. Peu après son inauguration, la jeune militante Blanca Eekhout – venue de la télévision populaire Catia Tve -, nommée présidente de la chaîne, m’a demandé de l’aider à développer un nouveau paradigme de télévision. C’est ainsi que l’école populaire de cinéma a déménagé de Maracay à Caracas. Notre objectif était de créer non pas une nouvelle chaîne, mais un nouveau type de télévision.

Cela n’a pas été facile, car la vitesse de création de Vive Tv, voulue par Chávez, ne nous a pas laissé le temps de former le personnel sur la base de concepts nouveaux, et nous a obligés à faire appel à des compagnes et compagnons qui venaient des médias commerciaux, qui venaient avec des modes de faire « dominants ». Ou à la classe moyenne de l’Université Centrale du Venezuela, qui n’aimait pas trop l’idée que le peuple fasse la télévision, pas plus que les journalistes professionnels engagés à Vive TV, mortifiés à l’idée de ne pas apparaître à l’écran. Différentes idées circulaient sur la manière de faire de la télévision, mais Blanca a finalement soutenu notre proposition de construire quelque chose de nouveau : nous avons pendant six ans pratiqué la formation intégrale d’un(e) travailleur(se) télévisuel(le) organique des organisations populaires : le « producteur ou productrice intégral(e). »

Nous sommes restés fidèles à cette idée marxiste selon laquelle « ce n’est que d’une technique qu’on peut déduire une idéologie ». C’est Augusto Boal qui brise l’espace bourgeois du théâtre où seuls quelques-uns ont le droit d’être acteurs et tous les autres de n’être que spectateurs. D’où son théâtre en rond où les spectateurs qui proposent des modifications de la scène, entrent dans l’espace du jeu et deviennent actrices ou acteurs. C’est Bertolt Brecht qui refuse que la radio fonctionne à sens unique, et propose qu’elle devienne une chose vraiment démocratique, qu’elle passe de la diffusion à l’inter-communication du peuple avec le peuple. C’est Sartre qui dit la même chose à l’heure de fonder un journal : « on croit que la liberté d’information, le droit à la liberté de la presse, c’est un droit du journaliste. Mais pas du tout, c’est un droit du lecteur du journal. C’est-à-dire que c’est les gens, les gens dans la rue, les gens qui achètent le journal, qui ont le droit d’être informé. C’est les gens qui travaillent dans une entreprise, dans un chantier, dans un bureau qui ont le droit de savoir ce qu’il se passe et d’en tirer les conséquences. Naturellement, il en résulte qu’il faut que le journaliste ait la possibilité d’exprimer ses pensées, mais cela signifie seulement qu’il doit faire en sorte que le peuple discute avec le peuple. » C’est Marx, aussi : « Dans une société communiste il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des humains, à qui entre autres choses il arrive de peindre » . Tout cela va de pair avec la revendication de récupérer le temps de la vie, de créer un temps de loisir qui ne soit plus voué à « oublier le travail » mais à créer, à aimer, à apprendre. Cela reste plus que jamais un enjeu stratégique pour la prise de pouvoir par le monde du travail, pour l’élévation permanente de ses capacités comme force politique, participative, sociale et culturelle. Toutes ces idées « léninistes » se sont incarnées dans notre formation intégrale à Vive TV, c’est ainsi que nous avons commencé à rompre avec la division sociale du travail. Tout le monde, du cadreur(se) à l’agent(e) de sécurité, des technicien(ne)s aux producteurs(trices) ou aux administrateur(trices), participait à nos ateliers.

Venezuelanalysis – Parle-nous de ces ateliers.

Thierry Deronne – L’objectif était que chacun acquière les outils nécessaires, intellectuels et techniques, pour concevoir et réaliser un programme audiovisuel, non pas dans un espace fermé, une chambre de montage, ou devant un ordinateur pour remplir une case dans la grille de diffusion, mais par exemple en passant une semaine avec un groupe de paysans en lutte pour la terre. L’idée était qu’après avoir vécu plusieurs jours aux côtés des personnes en lutte, les collaborateurs de Vive TV reviendraient avec une idée plus claire des besoins populaires en termes de production audiovisuelle.
Nous invitions aussi les mouvements sociaux à Vive TV. À l’époque, on pouvait entrer dans un studio de Vive Tv et trouver une poignée de travailleurs d’INVEPAL parlant de la prise de contrôle de l’usine de production de papier ou un groupe de paysan(ne)s discutant de leur réalité dans l’État de Barinas. Aujourd’hui, une quinzaine d’années plus tard, quand je voyage à travers le vaste Venezuela, je rencontre des gens qui me disent : « je peux vous aider pour le son ou la caméra, j’ai étudié avec vous à Vive ». L’école de Vive TV a été semée en sol fertile, en plein processus révolutionnaire.

Venezuelanalysis – Tu as encouragé la production non conventionnelle à Vive TV. Peux-tu nous parler des types de programmes qui y étaient produits ?

Thierry Deronne – Nous essayions de réinventer l’ensemble de la télévision, ses relations internes, sa relation au peuple et sa programmation, vue comme un grand « montage » en soi, entre éducation et visibilisation populaire. Nous avions la liberté et les ressources publiques pour le faire. C’était un vieux rêve devenu réalité ! Il y avait un programme qui s’appelait « Venezuela Adentro » [À l’intérieur du Venezuela], dont nous avons produit des milliers d’épisodes. Pour le créer, nous nous sommes inspirés de Santiago Álvarez de l’ICAIC [Institut du cinéma cubain] et de son « Noticiero Latinoamericano » – chronique hebdomadaire de la révolution cubaine. Personne ne mâchait ses mots dans ses reportages : ils traitaient des vrais problèmes auxquels la révolution était confrontée. C’était très instructif et humoristique à la fois. Même si ce « noticiero » exprimait des critiques, la révolution cubaine avait la maturité suffisante pour protéger ce canal. Chaque dimanche, les Cubains s’asseyaient dans la salle de cinéma pour le regarder avec plus d’intérêt que la fiction qui le suivait. Cette expérience a été une source d’inspiration pour notre « Venezuela Adentro », où il était possible d’adopter des positions critiques au sein de la révolution, et où le peuple restait toujours le sujet. Chávez a accueilli et même encouragé la critique au sein de la révolution bolivarienne. Il nous disait : « Occupez les mairies, occupez les gouvernements régionaux ! Changez tout ! » Cela nous a incités à traverser à cheval une rivière, à gravir une montagne, à faire de longues heures de route pour rejoindre, écouter, comprendre des collectifs en lutte un peu partout.

Pour en revenir à la programmation de Vive Tv, je détache trois autres programmes. D’abord le « cours de philosophie » et le « cours de cinéma ». Nous avions souvent des gens souhaitant suivre nos ateliers, mais qui ne pouvaient pas y être physiquement, donc ces cours diffusés par l’écran était une sorte d’ « université en ligne», pour qu’un plus grand nombre puisse les voir. Un autre programme comme « En Proceso » était un plan-séquence qui suivait le travail, par exemple, d’un comité de terres urbain. La caméra suivait les porte-parole du comité qui visitaient les maisons d’un quartier, qui le cartographiaient, qui échangeaient avec les habitant(e)s pour connaître leurs principaux besoins et propositions. L’idée était de présenter la réalité telle qu’elle se vit, sans éliminer les soi-disant « temps morts » où apparemment « il ne se passe rien ».

Venezuelanalysis – Dans les premières années du processus bolivarien, les médias populaires se sont multipliés. Cependant, ce mouvement a décliné au fil des ans. Pourquoi ?

Thierry Deronne – La principale raison est la puissance du modèle de la télévision capitaliste. Les télévisions populaires sont nées comme des îlots dans le vaste océan de la communication capitaliste. Certains n’ont pas reconnu ou compris le potentiel de la télévision participative en tant qu’outil du protagonisme populaire de la révolution bolivarienne. La solution eut consisté à mettre en place une politique publique de communication capable de promouvoir la multiplication des médias populaires à grande échelle (« seule la quantité génère la qualité »…) pour faire émerger un modèle nouveau. Naturellement, cette expansion aurait dû être complétée par une formation et une éducation généralisées et permanentes aux pratiques nouvelles. Des problèmes internes ont également contribué au déclin, notamment le manque de cohésion au sein du mouvement, les conflits « territoriaux », le sectarisme, l’appropriation personnelle ou familiale des médias. Les médias communautaires se heurtaient à un autre obstacle : la technologie coûtait fort cher à l’époque et c’est grâce à l’État révolutionnaire que beaucoup de ces médias ont pu être montés. Mais les organisations avaient du mal à générer des revenus suffisants pour l’entretien ou le remplacement d’équipements obsolètes ou endommagés.

Aujourd’hui, la communication populaire se redéploie dans les smartphones qui offrent une technologie plus abordable et plus légère, qui permet une « écriture » beaucoup plus participative du réel. Sauf que leurs formats ont été pensés par la Silicon Valley, en tant qu’outils de consommation capitaliste. Formats courts, tape-à-l’œil et narcissiques. Avec des répercussions politiques, comme la fragmentation du réel, les tribus étanches du politiquement correct, le sentiment d’impuissance, et sur ce vide politique, la montée en puissance de la peur, de la post-vérité et de personnalités telles que Trump, Bolsonaro ou Milei… Il y a donc deux tâches urgentes à accomplir aujourd’hui. Premièrement, la revitalisation de la communication populaire avec le soutien de l’État pour établir un nouveau modèle. Cela nécessitera des financements, notamment pour la formation. Ensuite, il est impératif de créer un nouveau type de médias sociaux. Nous devons mettre en contact des experts en médias numériques avec les mouvements sociaux pour créer un nouveau réseau qui ne soit pas pensé par le capitalisme mais depuis les besoins de la société, qui laisse par exemple le temps nécessaire pour raconter des histoires d’organisations.

Photos : à Antímano, Caracas, un groupe de femmes construisent elles-mêmes leurs maisons. L’École populaire de cinéma et de théâtre travaille avec elles.

Venezuelanalysis Quel est aujourd’hui l’objectif de cette école de cinéma et de théâtre des mouvements sociaux, née dans les années 90 ?

Thierry Deronne – Créer un grand bataillon de cinéastes documentaires, pour de nombreuses raisons. Les principales sont la préservation de la mémoire historique et la transmission de l’expérience. Mais aussi l’agit/prop, ainsi que l’autocritique. C’est aussi un espace d’étude de la réalité : le cinéma documentaire doit nous donner le temps de comprendre la dialectique fine des processus. Notre école essaie de tenir toutes ces rênes à la fois. Compte tenu du contexte antérieur à la révolution, la télévision commerciale reste une référence écrasante, avec sa publicité, ses telenovelas, ses studios et ses présentateurs(trices)-vedettes. C’est elle qui reste l’école pour de nombreux professionnels des médias. Par conséquent, la production du documentaire révolutionnaire, participatif, reste limitée au sein du processus bolivarien. Plus encore en ce qui concerne la fiction, les récits paraissent souvent écrits dans un pays anachronique, hors révolution, qui oscille entre le monde des telenovelas ou le péplum historique à costumes. La plupart des cinéastes vénézuélien(ne)s restent dans une opposition à la rénovation du cinéma à travers la participation populaire ou font des films thématiquement induits par les grilles des télévisions ou des festivals occidentaux.

Pour affronter cette situation, l’École populaire de cinéma et de théâtre a commencé à organiser des noyaux de production au niveau local. La commune d’El Maizal possède désormais sa propre école de communication populaire, mais il existe également des groupes de travail dans d’autres communes. Comme dans la commune Che Guevara et ailleurs. L’objectif principal est toujours le même : produire à partir de la lutte, de l’organisation, de la vie et de la pensée populaires. Une leçon que je tire de toute cette histoire, c’est qu’à Vive TV, les contraintes de temps, la vélocité de création du média, nous avaient empêché de former la base productive qui aurait pu garantir la programmation permanente du peuple pour le peuple. Notre objectif actuel est de continuer à former les organisations, qui ont beaucoup avancé depuis cette époque pionnière, dans l’espoir que surgissent de nouveaux médias et de nouveaux et nouvelles cinéastes.

Photos : l’école populaire de cinéma et de théâtre forme un noyau audiovisuel dans la commune d’El Maizal.

Venezuelanalysis – L’École populaire de cinéma et de théâtre organise-t-elle également des ateliers de théâtre ?

Thierry Deronne – Bien sûr, notre école s’engage aussi dans la création théâtrale, en s’inspirant de la tradition brésilienne du « théâtre de l’opprimé » et celle du « théâtre épique » de Bertolt Brecht. Deux compagnons du Brésil : Douglas Estevam, du Collectif Culture du MST, et Julian Boal, du Théâtre de l’Opprimé, nous ont aidés en 2023. Douglas a collaboré avec des femmes autoconstructrices à Antímano, pour raconter au pluriel leur incroyable histoire, comme organisation et comme personnes. Parallèlement, Julian a travaillé sur un autre angle, celui de la lutte de ces femmes contre la violence sexiste. Il s’agit là aussi de rompre avec un théâtre encore dominé par la telenovela. Le théâtre de l’opprimé et le théâtre épique de Bertolt Brecht sont des outils extraordinaires pour construire la démocratie participative, raison d’être et moteur de la révolution bolivarienne.
En 2024, le plan implique la formation, la pratique, la réflexion et le suivi. Depuis une collaboration avec des clowns impliqués dans le mouvement des squats au Brésil, puis des exercices à petite échelle de théâtre de l’opprimé, vers des formes plus élaborées de théâtre épique. Pour renforcer notre travail, nous avons également fait appel à un extraordinaire metteur en scène et dramaturge brésilien: Sérgio De Carvalho et sa Compañía do Latão, axée sur le théâtre épique.

Photos : atelier de théâtre épique avec Douglas Estevam au sein du projet d’auto-construction de Jorge Rodríguez Padre à Antímano, Caracas.

Venezuelanalysis – Tu produis ou réalises aussi des documentaires. Comment cela fonctionne-t-il ?

Thierry Deronne
– Certains documentaires sont réalisés en collaboration directe avec des organisations sociales. Prenons l’exemple de « Marcha », centré sur la marche paysanne de 2018. Une grande partie du matériel provenait des paysan(ne)s eux-mêmes. À la fin, nous avons monté le matériel et les paysans nous ont guidés dans ce processus. Il y a aussi des films comme « Nostalgiques du futur » [2023], un documentaire sur le féminisme populaire qui nous a permis de visiter de nombreux territoires où les femmes s’organisent, et de tisser des liens entre les différentes luttes. Nous travaillons actuellement sur un documentaire qui explore les économies communales, celles qui veulent substituer le capitalisme encore majoritaire au Venezuela. Il y a aussi des documentaires réalisés directement par une organisation. Par exemple, notre formatrice Lana Vielma et d’autres communard(e)s d’El Maizal réalisent un documentaire sur les assemblées dans les zones reculées de la commune. L’une des tâches urgentes reste le renforcement de notre école de cinéma documentaire. Comme je te disais, faire les images de notre processus révolutionnaire est vital. La transmission générationnelle est un défi stratégique pour toutes les révolutions; si le fil est rompu, nous savons comment l’Empire en tire parti. Par ailleurs, pour vivre et grandir, les révolutions exigent un processus continu de « révision, rectification et réimpulsion » pour parler comme Chávez… Réduire la communication au marketing est une menace pour l’existence de la révolution et même de la nation.

Propos recueillis par Cira Pascual Marquina

Note : L’interview ci-dessous, réalisée par le site d’information Venezuelanalysis, relate trente ans de travail au Venezuela de notre école de communication, cinéma et théâtre des mouvements sociaux. Vous pouvez soutenir cette école via ce compte. Merci d’avance pour votre solidarité !

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SVP ne mentionner que : « Soutien école communication ».

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Sources : https://venezuelanalysis.com/interviews/communication-by-and-for-the-people-a-conversation-with-thierry-deronne-part-i/ et https://venezuelanalysis.com/interviews/vicissitudes-of-grassroots-media-a-conversation-with-thierry-deronne-part-ii/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/02/01/laventure-de-la-television-populaire-au-venezuela-entretien-avec-thierry-deronne-venezuelanalysis/

Comment soutenir une école révolutionnaire de communication pour les mouvements sociaux d’Amérique Latine ?

Photo: Rien qu’en 2023, notre école a offert près d’une quarantaine d’ateliers aux organisations communardes ou autres dans l’ensemble du Venezuela.

L’école itinérante de communication des mouvements sociaux « Hugo Chávez » arrive à ses trente ans de travail au Venezuela et en Amérique latine. Des milliers de compagnes et compagnons des mouvements sociaux ont été formé(e)s pour créer non pas simplement de « nouveaux médias » mais des médias d’un type nouveau. Après ses premiers pas au Nicaragua en 1986, l’école a jeté l’ancre au Venezuela, en 1994. Ce passage d’un pays à l’autre nous le devons aux compagnes féministes vénézuéliennes rencontrées dans les montagnes du Nicaragua, en pleine révolution sandiniste.

Au Venezuela, la vitalité et la capacité de résistance de la révolution, après 24 ans, s’explique par l’Histoire populaire profonde, anticoloniale et antiesclavagiste, ainsi que par la relation créatrice entre organisations populaires et gouvernement bolivarien. Le processus n’est pas parti de la gauche classique – historiquement minoritaire, souvent éloignée des secteurs populaires – mais de la synthèse opérée par Hugo Chávez entre des militaires patriotes de milieu populaire et un peuple capable de s’organiser par lui-même. Aux antipodes de l’image sédimentée par les médias occidentaux, la révolution bolivarienne est une machine à démocratiser en profondeur le champ politique, une démocratie révolutionnaire qui croit dans les autogouvernements populaires. Ce dialogue entre organisations et gouvernement bolivarien est ouvert en permanence. Il revêt une importance toute particulière en 2024, au moment où Nicolas Maduro s’efforce de résorber les énormes dettes sociales, culturelles et existentielles qu’ont généré pour la population dix ans d’un blocus et d’une guerre économique cruelle organisés par l’Occident.

Les 13 et 14 décembre 2023, notre école de communication a été invitée parmi une centaine d’autres organisations à la rencontre nationale « Voces Populares Hablan para la Construcción de una Agenda Común » (« Des voix populaires parlent pour construire un agenda commun »), organisée par le Ministère des Communes et des Mouvements Sociaux. L’objectif du ministère était d’écouter des propositions. « C’est ici que nous allons développer l’agenda. Si nous perdons le pouvoir politique, nous perdons tout. C’est pourquoi nous devons nous articuler. » a expliqué le ministre Jorge Arreaza. Ce type de réunion est organisé dans d’autres pays d’Amérique Latine, là où ont été élus des gouvernements progressistes – comme dans la Colombie de Gustavo Petro ou dans le Brésil de Lula.

A Caracas, les porte-parole des mouvements sociaux ont élaboré leurs propositions au terme de cinq tables de travail. A celle de la Communication populaire – où la compagne féministe Aimee Zambrano du collectif militant de création visuelle UTOPIX était également présente -, Thierry Deronne, au nom de l’École, a tiré le bilan de 24 ans de politiques de communication et fait plusieurs propositions dont :

  • la refonte totale de l’enseignement universitaire de la communication sociale;
  • la création d’une école nationale de communicateurs populaires basée sur un nouveau paradigme;
  • la démocratisation radicale de la propriété des médias (et que le Venezuela appuie le lancement d’une loi internationale en ce sens !);
  • la remise de l’État au service de la communication populaire;
  • la multiplication des concessions légales pour les médias populaires;
  • un projet d’ingénierie numérique pour créer un type de réseaux sociaux libéré du métabolisme narcissique et éphémère de ceux que nous employons par défaut, créés par la « Silicon Valley ».

« Depuis 30 ans, la gauche semble redécouvrir chaque matin la mainmise écrasante du capitalisme sur les médias. Mais elle a bien peu fait pour l’empêcher ou pour penser de nouveaux médias alors que Chomsky, Ramonet, Bourdieu, Sean Mac Bride (UNESCO), Godard, Mattelart, etc… avaient tout expliqué et proposé à partir des années 80. Jusqu’à quand la gauche laissera-t-elle les médias et les réseaux aux mains du Capital et attendra les bras croisés que cet immense pouvoir de facto altère les résultats électoraux (Argentine, Equateur etc…), favorise les coups d’État (Dilma, Lula, Evo, Castillo etc…) ou les prépare (Petro, etc…) ?« 

Ces propositions s’enracinent dans nos trente ans de travail. Au terme d’une enquête que nous avons menée en 2014-2015 sur les 35 télévisions communautaires existantes au Venezuela, une des leçons centrales fut que dans une culture de capitalisme dominant, on ne peut créer un média de but en blanc, mais comme l’aboutissement d’un patient travail de formation collective, intégrale, au sein de l’organisation. Ce processus doit transmettre l’idée fondamentale que « ce n’est que d’une technique qu’on peut déduire une idéologie ». Un média n’est pas révolutionnaire parce que son discours l’est, mais parce que son organisation l’est : ses relations de travail internes, ses processus de formation et de production, sa relation avec le peuple en général. Il n’y a pas de technique neutre, même si le capitalisme a naturalisé celle de « vendre » les programmes à des consommateurs passifs. Pour le directeur du Tricontinental Institute, l’historien indien Vijay Prashad : « Nous ne voulons pas créer un « CNN socialiste ». Nous ne voulons pas copier les médias capitalistes. Nous devons créer des médias socialistes non seulement par leurs contenus mais aussi par leurs formes. Alors les institutions apparaîtraient sous un jour totalement différent. Nous voulons que les paysans soient les médias. Nous voulons que les syndicalistes soient les médias ». Pas de socialisme vivant sans participation populaire directe dans la construction d’une information plurielle, sans émancipation généralisée des consciences et capacité collective de s’orienter dans le monde.

Rien qu’en 2023, notre école a offert près d’une quarantaine d’ateliers aux organisations communardes ou autres dans l’ensemble du Venezuela. Du 16 novembre au 14 décembre, la Cinémathèque Nationale du Venezuela a organisé un atelier sur le thème «Comment et pourquoi faire du film documentaire dans une révolution ? ». Son objectif est résumé par le documentariste et scénariste cubain Julio García Espinoza : «Un cinéma révolutionnaire exige avant tout de montrer le processus des problèmes. C’est-à-dire le contraire d’un cinéma qui se consacre essentiellement à célébrer les résultats. Le contraire d’un cinéma autonome et contemplatif qui « illustre bien » les idées ou concepts que nous possédons déjà. »

L’atelier a permis aux mouvements sociaux de comprendre le rôle du documentaire dans plusieurs contextes révolutionnaires du XXème siècle en analysant de manière participative des documentaires de Dziga Vertov, Camila Freitas, Tatiana Huezo, Marta Rodríguez, Barbara Kopple, Joris Ivens, Marceline Loridan, Patricio Guzman, Carolina Rivas, Agnès Varda, Sara Gomez, Santiago Alvarez, etc… Le documentaire offre de nombreuses fonctions vitales à la révolution : mémoire, agitation/propagande, critique, transmission d’expériences de peuple en peuple, étude approfondie de la réalité, école de création populaire. Il permet aussi inventer aussi un langage libérateur – en permettant la relation égalitaire entre « filmé(e)s » et « filmeur(se)s », jusqu’à la transformation de ces dernier(e)s, ou en créant l’égalité entre les sons, entre les images, et entre le son et l’image. Plus qu’une « description réaliste» on peut le voir à cet égard comme l’essai de nouvelles relations sociales. A la fin de l’atelier sont nés plusieurs projets de documentaires collectifs, notamment à partir du mouvement afrodescendant et du mouvement des autoconstructrices (photos de l’atelier ci-dessous).

Autre type d’atelier offert en 2023 : le théâtre, pour lequel nous avons invité Douglas Estevam et Maria da Silva du Mouvement des Sans Terre. Julian Boal formateur du Théâtre de l’Opprimé a lui aussi apporté ses efforts pour que les femmes autoconstructrices d’Antimano organisent leur groupe de théâtre. Là aussi « ce n’est que d’une technique que l’on peut déduire une idéologie » : la forme du Théâtre de l’Opprimé ou du théâtre épique rompt en pratique avec la forme du théâtre bourgeois où « certains ont le droit d’être en scène, alors que d’autres n’ont que le droit d’être spectateurs » (Julian Boal).

Photo: Douglas Estevam du Mouvement des Sans Terre du Brésil lors de son atelier de théâtre épique avec les autoconstructrices d’Antimano (Caracas)

2024 sera l’occasion de poursuivre dans cette voie avec le Mouvement des Sans Terre du Brésil et d’autres collectifs théâtraux brésiliens. Des étudiants haïtiens formés en agroécologie au Venezuela et qui ont reçu un atelier de notre école en 2022 souhaitent recevoir chez eux, dans l’île, un atelier qui sera organisé dès février. Au Venezuela, 2024 s’annonce aussi comme une étape intense de nouvelles productions – plusieurs documentaires seront produits pour décrire l’émergence d’un monde nouveau, par exemple sur l’économie communarde – et de renforcement du système de communication inter-communal, avec le déplacement des équipes de formation d’une commune à l’autre. Les photos de Rusbeli Palomares, jeune fille de 14 ans et coordinatrice de la communication de la Commune « Che Guevara » dans les Andes, expriment les fruits de la formation visuelle autour du besoin de créer un imaginaire communard (voir ci-dessous).

Comment nous aider ?

Dans ce contexte de demande croissante de formation des organisations populaires, nous voulons faire un saut décisif. Avec plus de matériels, plus d’équipes de formation. Nous voulons aussi acquérir un moyen de transport collectif pour sillonner le pays (dans le style de la photo ci-dessous.)

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SVP ne mentionner que : « Soutien école communication »

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« Pas de socialisme sans féminisme ». Le président Maduro renforce les politiques du gouvernement en faveur des femmes.

C’est en présence de milliers de femmes issues de mouvements féministes de tous les secteurs de la société vénézuélienne que le président bolivarien Nicolás Maduro a officialisé ce 25 octobre 2023 le lancement de la « Grande Mission Mujer Venezuela » (« Grande Mission sociale « Femme Venezuela« ). En rappelant d’abord que « 24 ans se sont écoulés depuis la création de l’Institut National de la femme par le président Chávez : pour la première fois l’État disposait d’une institution chargée de défendre, de protéger les femmes. En 170 ans de République, aucun gouvernement, président ou courant politique ne s’était préoccupé d’orienter une politique globale envers ce secteur, ce fut Chávez qui surmonta les schémas machistes qui nous étaient imposés dans l’éducation (..) Il fit un pas gigantesque lorsqu’il déclara en 2011 : « je suis féministe parce qu’il ne peut y avoir de vrai socialisme sans féminisme » (..) « Aujourd’hui, les femmes ont été les premières victimes des sanctions et du blocus occidental, elles ont été en première ligne de la résistance, chez elles, dans la rue, elles ont été de toutes les luttes. Aujourd’hui, le féminisme populaire est le bastion central de la révolution« .

L’idée de base de cette nouvelle mission sociale est de coordonner tous les programmes publics de prise en charge globale des femmes, afin d’en accroître l’efficacité et la portée. La « Gran Misión Venezuela Mujer » repose sur cinq piliers :

Protection de la santé et de la vie des femmes à tous les stades de leur vie.
L’éducation pour l’autonomisation des vénézuéliennes.
Les femmes en tant que sujets économiques indépendants.
L’éradication de la violence à l’égard des femmes et la justice en matière de genre.
Organisations de base des femmes.

Santé des femmes

Concrètement, cette Grande Mission englobera des programmes tels que le Programme National de l’accouchement humanisé – qu’il a appelé à renforcer dans tout le pays -, le Programme National d’allaitement maternel, la création et le renforcement du CLAP Maternel (volet maternel du Comité Local d’Alimentation et de Production subventionné par l’État pour contrer les effets du blocus occidental), destiné aux femmes en période de post-accouchement et aux salles d’allaitement ; le soutien aux mécanismes de « maternité-paternité partagée » dans l’industrie. Le président Maduro a annoncé la création du Programme spécial de fertilité qui offrira des soins et des thérapies aux femmes et aux hommes qui rencontrent des difficultés dans ce domaine. La Ministre du pouvoir populaire pour la Santé, Magaly Gutiérrez, a expliqué que les traitements de fertilité dans les centres privés peuvent coûter jusqu’à 12.000 dollars, alors que le gouvernement bolivarien les offrira gratuitement aux vénézuéliennes et aux vénézuéliens. « Grâce à des méthodes de diagnostic avec nos spécialistes en gynécologie et en obstétrique, nous avons réfléchi à comment résoudre les cas qui se présentent. En outre, le programme spécial climatère et ménopause a été créé dans le but de fournir aux femmes les conseils, les traitements, les hormones, les vitamines et les examens spéciaux nécessaires. La mission garantira des soins de santé aux femmes de tous âges.« 

Le président Maduro a annoncé la livraison des 10 premières unités mobiles pour les consultations préventives du cancer du col de l’utérus. La directrice générale de l’Institut National de la Femme, Gabriela Gutiérrez a expliqué qu' »avec l’acquisition de ces 10 unités mobiles, nous pourrons développer ou prendre en charge plus de 9.600 femmes pendant le reste de l’année et, avec l’acquisition de 10 autres unités, nous dépasserons les 18.000 femmes prises en charge » (photo ci-dessous).

« Au total, l’objectif de ce volet santé de la Gran Misión Venezuela Mujer est de prendre en charge 2 millions 500 mille femmes vénézuéliennes« , a expliqué Maduro.

Aider les femmes, surtout les mères célibataires, à se former.

Le deuxième volet concerne la création par le gouvernement bolivarien de la plateforme en ligne Edúcate, où tous les programmes éducatifs approuvés par les ministères de l’éducation et de l’enseignement universitaire seront transmis de manière virtuelle. Les études préalables au lancement de la mission sociale « Femme Venezuela » ont montré en effet que 80% des femmes consacrent une très grande partie de leur temps aux soins à la maison et à la famille. « La plateforme Edúcate Mujer (« Femme, éduque-toi »), a expliqué Maduro, en plus d’avoir des programmes de formation et d’auto-formation productive, comprend les missions Robinson, Ribas et Sucre (missions de rattrapage scolaire, alphabétisation, secondaire et universitaire), ces dernières étant accréditées dans 33 universités du pays. Il s’agit d’intégrer numériquement toutes les femmes vénézuéliennes à l’intérieur et à l’extérieur du pays dans des processus d’autonomisation éducative, culturelle, professionnelle, technique et commerciale« .

La ministre du Pouvoir populaire pour l’éducation universitaire, Sandra Oblitas (photo ci-dessus) , a souligné « la possibilité pour les femmes d’être formées dans leurs domaines d’intérêt et d’être reliées à n’importe laquelle de nos universités (..) Il s’agit également de répondre aux processus de formation qui n’ont pas connu une grande présence des femmes parce que, traditionnellement, ils n’ont pas été liés ou offerts pour leur formation ».

Son champ d’action inclut également les femmes vénézuéliennes qui se trouvent à l’extérieur du Venezuela. À cet égard, le chef de l’État a expliqué que « où qu’elles se trouvent, que ce soit au Chili, au Pérou, en Équateur, en Colombie, en Espagne ou aux États-Unis, elles auront la possibilité d’étudier, d’obtenir leur diplôme de fin d’études secondaires ou universitaires et d’obtenir leur diplôme respectif afin d’être diplômées et, un jour, pas si tard, de rentrer dans leur patrie en tant que professionnelles« . La modalité d’apprentissage à distance trouve son origine dans l’expérience de l’Institut National de Formation et d’Education Socialiste (Inces), qui gère – en tant que projet pilote – le programme de baccalauréat productif en Équateur. « Il s’agit d’une expérience pilote que nous allons mettre en œuvre dans les missions diplomatiques du monde entier« . Le gouvernement bolivarien vise à atteindre l’objectif de 750.000 femmes achevant leur éducation de base, secondaire et diversifiée en l’espace d’un an. Enfin, parallèlement à la plateforme Edúcate Mujer, le programme Inces Mujer, dédié exclusivement « à la formation artistique et artisanale » pour les femmes, sera activé.

Les femmes, sujets économiques indépendants

Troisième volet : le président bolivarien a approuvé par décret « le plan économique et financier pour le soutien des femmes » (CrediMujer) obligeant les banques du pays (privées et publiques) à allouer 15 % de leur portefeuille de crédits au financement de projets d’entreprenariat féminin (photo ci-dessous). Le chef de l’État a fixé comme objectif de créer 300.000 nouvelles entreprises dirigées par des femmes.

Pour la Ministre du pouvoir populaire pour l’Économie et les Finance « il s’agit d’un grand pas en avant parce qu’il s’agit d’allouer un pourcentage significatif du portefeuille productif unique qui a des conditions spéciales différentes du portefeuille de crédit commercial, avec de meilleures conditions, de meilleurs avantages (..) L’appel est lancé aux femmes productives, aux entrepreneuses, aux communardes, aux paysannes, aux commerçantes et aux fabricantes pour qu’elles se saisissent de ce mécanisme de financement« , a ajouté Delcy Rodriguez. D’autre part, cet axe des « femmes comme sujets économiques indépendants » prévoit l’articulation des réseaux de pêcheuses et de paysannes, pour faciliter la délivrance de titres de propriété et le développement de mécanismes de production et de traitement.

Lutte contre la violence subie par les femmes

Pour ce quatrième volet, le Parquet Général, dirigé par le Procureur Général de la République Tarek William Saab, met en place le Registre Unique d’Alertes et de Plaintes contre la Violence à l’égard des Femmes. « Avec l’ouverture de ce Registre unique, je crois que nous ferons un pas de géant pour protéger les femmes de la violence et qu’elle soient enfin respectées » a expliqué Maduro pour qui « la réduction progressive de la criminalité au Venezuela, des cas les plus atroces aux moins graves, se produit lorsqu’il y a une punition, lorsque la justice agit de manière décisive. Nous allons poursuivre partout le féminicide, l’agresseur potentiel« , a-t-il ajouté. Une table ronde technique sera organisée ce jeudi entre l’équipe du Ministère du Pouvoir populaire de la Femme et de l’égalité de Genre et la direction de la protection de la famille, de l’enfance et de la femme du Parquet général, afin que l’axe de l’éradication de la violence à l’égard des femmes et de la justice de genre devienne « un exemple pour le pays« .

Un plan national d’éducation et de communication pour la paix dans la famille et la non-violence à l’égard des femmes sera appliqué dans tous les centres éducatifs du pays. « Ce n’est que par l’éducation précoce, à temps, que l’on peut forger des valeurs pour mettre fin à ces phénomènes négatifs« , a précisé le chef de l’État. La Ministre du pouvoir populaire pour les Sciences et la Technologie, Gabriela Jiménez, sera responsable de ce Plan. Elle rappelle que « l’approfondissement de la paix passe par la promotion du dialogue dans la tolérance, l’amour, l’empathie et la solidarité (..) La promotion de la culture de la paix commence à la maison, mais aussi dans les salles de classe et sur les lieux de travail (…) C’est une invitation à rejeter la promotion des armes et de la guerre qui écrasent l’identité des peuples, au profit du respect et de l’amour pour l’Autre. Nous allons approfondir la paix comme un acte d’amour, mais aussi de défense de la patrie bolivarienne« , a-t-elle souligné.

En outre, la vice-présidente exécutive Delcy Rodríguez présidera la Commission nationale pour la Justice de Genre, dont l’objectif est de garantir par le biais d’une articulation interinstitutionnelle le droit des femmes vénézuéliennes à une vie libre de violence : « De nombreuses femmes qui commencent à être violées, menacées, n’ont pas toujours d’assistance opportune et professionnelle pour gérer à temps une situation qui, dans certains cas, conduit au pire (…) Depuis la Commission Nationale de Justice de Genre, nous activerons un mécanisme d’alerte précoce avec deux outils technologiques : premièrement, une fenêtre d’alerte dans l’application en ligne VenApp uniquement pour les femmes, pour une action et une attention immédiates ; et deuxièmement, une application spéciale dans le Système Patria« .

Organisations de base des femmes.

Cinquième volet : l’organisation territoriale. « Pour mener à bien cette nouvelle mission sociale, comme toutes les autres, il est nécessaire de s’organiser sur le territoire, à la base. J’invite chacune à s’inscrire – par le biais du Système Patria – au registre de la « Gran Misión Venezuela Mujer ». Chaque femme qui veut participer, où qu’elle soit, où qu’elle m’écoute, peut organiser les Comités de base des femmes au Venezuela (de 5 à 10 membres), pour arriver à des milliers de Comités de base avec des millions de femmes« , a poursuivi le président. Par ailleurs sera déployé le « mouvement « Je suis femme », qui incorporera – dans un premier temps – 50.000 femmes volontaires dans des visites de maison en maison, de communauté en communauté, pour promouvoir la mise en œuvre des cinq pierres angulaires de cette Grande mission sociale « Femme Venezuela. »

Thierry Deronne, Caracas, 26 octobre 2023.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/10/26/pas-de-socialisme-sans-feminisme-le-president-maduro-renforce-les-politiques-du-gouvernement-en-faveur-des-femmes/

Salvador Allende, « presente » ! par Maurice Lemoine (Mémoire des Luttes)

Photo: A Caracas, le hall du Ministère des Affaires Étrangères du gouvernement bolivarien accueille depuis quelques années une sculpture géante de Carlos Altamirano : les lunettes du Président Salvador Allende telles qu’elles ont été retrouvées après le coup d’État piloté par les États-Unis en 1973 pour mettre Pinochet au pouvoir.

Un véritable délire ! Ce soir du 4 septembre 1964, à Santiago du Chili, les gens s’embrassent dans la rue. Les clameurs montent : « Vive le président Frei ! Vive la Démocratie chrétienne ! » Eduardo Frei ? La revue américaine Look l’a récemment salué comme l’homme « le plus important d’Amérique latine ». C’est pour cette raison sans doute que le « monde libre » a suivi avec anxiété l’élection à la présidence de la République qui vient de s’achever. Dans ce pays foncièrement démocratique, « si le candidat du Front socialo-communiste Salvador Allende, ami intime de Fidel Castro, était sorti vainqueur, le Chili serait peut-être devenu un second Cuba et, par osmose, toute l’Amérique latine risquait d’être influencée [1].  » Le « monde libre » respire donc. La bourgeoisie chilienne aussi. Washington encore plus. Sans parler de la CIA, qui a investi trois millions de dollars pour influencer le cours de l’élection en faveur de Frei [2]. Il y a du bon Samaritain chez ces gens-là.

Pour qui aurait oublié ce détail, on rappellera que, le 29 novembre 1961, John Fitzgerald Kennedy (JFK) a brutalement limogé Allen Dulles, le chef de la CIA, à la suite du désastre de la Baie des Cochons, à Cuba. En lieu et place, il a nommé John McCome. En avril 1965, ce dernier a quitté à son tour l’« Agence » pour devenir administrateur d’une autre multinationale états-unienne : la International Telephone and Telegraph Corporation (ITT). Le plus important investissement américain au Chili après ceux concernant le cuivre.

On rappellera aussi que, du début de l’Alliance pour le progrès, lancée en 1961 par JFK, jusqu’à 1973, l’« Agence » sera autorisée à dépenser plus de 12 millions de dollars pour soutenir la démocratie chrétienne contre la coalition de gauche historiquement emmenée par le socialiste Salvador Allende. Au passage, en 1970, flairant le danger, la ITT a offert 1 million de dollars à cette même CIA pour qu’elle empêche Allende de devenir président. Comme elle est tout sauf avare lorsque ses intérêts sont en jeu, ITT avait préalablement versé quelque 400 000 dollars pour financer la campagne du républicain Richard Nixon, élu le 5 novembre 1968.

On rappellera enfin que, le 27 juin 1970, lors d’une réunion du Conseil national de sécurité, un certain Henry Kissinger a déclaré : « Je ne vois pas pourquoi nous devrions rester tranquilles quand un pays devient communiste à cause de l’irresponsabilité de son propre peuple. »

Il n’empêche… Le 4 septembre 1970, l’hiver austral touche à sa fin, dans tous les sens du mot. Au cours d’une élection triangulaire (sans deuxième tour), et avec 36 % des suffrages, Allende a été élu à la tête d’un ensemble de partis rassemblés au sein de l’Unité populaire (UP) [3]. Il n’a rien d’un boute feu. Certes ambitieux, son programme de « transitions vers le socialisme » a été préparé par des groupes d’experts internationalement reconnus, venant souvent de la Commission économique pour l’Amérique latine (Cepal) de l’Organisation des Nations unies.

Le 24 octobre, Allende occupe son bureau dans l’imposante construction de style néoclassique, le palais présidentiel de La Moneda. Portés haut par un Chili populaire en liesse, pancartes et calicots se balancent joyeusement. « J’étais le compañero Allende, je serai le compañero presidente », lance depuis le balcon de la Fédération des étudiants celui qui a été un sénateur forgé dans les luttes quotidiennes et particulièrement apprécié à gauche pendant vingt-quatre ans.

Faisant triompher le rêve de la mesquine réalité, Allende met en œuvre un programme à la fois anti-impérialiste, anti-oligarchique et anticapitaliste – le tout dans le cadre de la démocratie. La théorie selon laquelle seule la violence révolutionnaire ouvrirait la voie au socialisme lui a toujours paru dangereuse. Cela ne l’empêche pas, en novembre 1971, de rétablir les relations diplomatiques avec La Havane et de recevoir pendant vingt jours le proscrit continental Fidel Castro. Lequel, démontrant son souverain mépris du qu’en dira-t-on, lui offre une superbe kalachnikov AK-47 apportée de Cuba. Le cadeau ne plait pas à tout le monde, mais Fidel est comme ça. Ce qui n’a d’ailleurs qu’une importance relative : ces illusions romantiques n’étant plus de son âge, Allende range l’arme dans un coin. Manifestement pas ou mal informées, et avant que Fidel ne reparte dans « son île pourrie », les dames de la bourgeoisie, accompagnées de leurs filles (pas spécialement faméliques) et de leurs domestiques (en tablier blanc), défilent devant La Moneda en tapant sur des casseroles et en criant, alors qu’elles ne manquent pas de brioche, « nous voulons du pain ». Quelques décennies plus tard, dans des pays comme le Venezuela, le Nicaragua ou autres nations administrées par des gouvernements progressistes, on rebaptisera « société civile » ce genre de conglomérat levé contre des pouvoirs légitimement élus.

Quand, le 28 septembre de cette même année 1971, Allende annonce la nationalisation du cuivre – « le salaire du Chili », 80 % de ses exportations [4] –, il provoque une explosion de joie. Les murs se couvrent de slogans qui en disent long sur le sentiment de fierté retrouvée : « Désormais, le Chili porte des pantalons longs ». Au rythme de la nationalisation d’autres secteurs – charbon, nitrates, fer, banques, grande industrie –, d’une réforme de la Constitution, de l’activation de la réforme agraire (près de 2,5 millions d’hectares redistribués), de l’augmentation des salaires, du lancement de travaux publics à grande échelle, d‘un élargissement permanent de l’aire de « propriété sociale », le socialiste fait tout sauf trahir ses promesses de campagne. Certes, par nature faillibles, les systèmes conçus par des organisations ou des êtres humains ne sauraient être parfaits. A un moment ou à un autre, les problèmes ne manquent pas : ralentissement de la croissance, explosion des importations du fait de l’élévation du niveau de vie des secteurs populaires, déficit de la balance des paiements, inflation, acharnement des radicaux de l’UP à se montrer aussi avant-gardistes que possible… Mais, en 1971 et 1972, sur la base d’un fort soutien à la demande interne, liée à une redistribution des revenus et à un accroissement de l’intervention de l’Etat, la production industrielle augmente de plus de 10 % chaque année.

En ce temps-là, c’est-à-dire avant l’arrivée d’Allende au pouvoir, les entreprises étrangères, en particulier étasuniennes, tiraient du Chili d’énormes profits. Exploitant la majeure partie des gigantesques mines de cuivre, la Kennecott et l’Anaconda Copper Company (canadienne) y réalisaient respectivement 34,8 % et 20,2 % de leurs bénéfices annuels. Pour en revenir à elle, l’ITT Corporation, outre deux hôtels Sheraton, possédait 70 % de la Chitelco, la compagnie de téléphone chilienne, qui lui rapportait, en 1970, 153 millions de dollars par an [5].

La notion de démocratie n’est sans doute pas la même dans toutes les cultures. Dès le 5 septembre 1970, le lendemain du scrutin, l’ambassadeur des Etats-Unis au Chili, Edward Korry, câblait à Washington, très alarmé : «  Mon pessimisme électoral de la nuit dernière s’est renforcé. Ni les politiques ni les forces armées ne se sont opposées à l’élection d’Allende ; nous n’avons plus la moindre parcelle d’espoir. Les Etats-Unis doivent commencer à prendre en compte la réalité d’un régime Allende. Nous ne pouvons compter pour l’instant sur les forces armées, chacun espérant qu’un autre prenne l’initiative et aucun n’étant prêt à assumer la responsabilité historique de faire couler le sang et de déclencher une guerre civile. » Convoqué à la Maison-Blanche, Korry saute dans un avion, atterrit à Washington, s’engouffre dans une limousine et gagne le 1600 Pennsylvania Avenue. Dans son bureau ovale, Nixon roule des billes hargneuses au possible. Son secrétaire d’Etat Henry Kissinger l’a déjà soigneusement briffé : « Allende est une menace parce qu’il a été élu démocratiquement ! Son gouvernement de changement, pacifique et utilisant des structures démocratiques, pourrait s’étendre à d’autres régions d’Amérique latine et d’Europe. »

De Santiago, arrivent en hâte d’autres émissaires. A commencer par Agustín Edwards Eastman, propriétaire du plus grand conglomérat économique chilien de l’époque, le groupe Edwards, et surtout du quotidien El Mercurio. Fort de ses 130 000 exemplaires, il s’agit de l’organe de presse le plus puissant du pays. Edwards déboule à Washington le 14 septembre 1970. Pas surpris le moins du monde, Kissinger organise séance tenante et par téléphone une réunion « au sommet ». Dès le 15 à 9 heures 15, Edwards se retrouve dans le Bureau ovale en compagnie du célèbre duo Nixon-Kissinger, du directeur de la CIA Richard Helms et… de Donald Kendall, « general manager » de Pepsi-Cola. Contrairement aux apparences, il ne s’agit nullement d’évoquer les mérites comparés des boissons sucrées gazeuses et du vin chilien. Edwards sollicite une action militaire empêchant Allende de prendre ses fonctions. Il complète par quelques informations confidentielles sur les officiers chiliens disposés à participer à la conspiration.

Trois jours plus tard, le 18, lors d’une autre rencontre avec les dirigeants de la CIA, Edwards avertit : « Il est peu probable que les chefs des Forces armées agissent sans un certain nombre d’assurances claires et précises, principalement de la part des Etats-Unis, parce qu’ils craignent qu’eux-mêmes et leurs familles paient un prix élevé s’ils agissent et ne reçoivent pas une aide immédiate, décisive et substantielle [6]. »

Il est à peine besoin de préciser que, quelle que soit votre motivation de départ, être payé est toujours intéressant. Au cours de quelques conciliabules discrets, auprès de la CIA, bien sûr, mais aussi d’Henry Kissinger, toujours conseiller à la Sécurité nationale, futur secrétaire d’Etat aux affaires étrangères [7], à tu et à toi avec le président, l’ITT a promis une « somme à sept chiffres » – genre un million de dollars, pour les béotiens – destinée aux caisses noires du Parti républicain, en échange d’une « mise hors d’état de nuire » du nouveau président socialiste. Difficile pour Nixon d’ignorer un tel altruisme. D’autant que, sous son mandat, l’application de la doctrine de sécurité nationale atteint son apogée. Pour lui comme pour Kissinger, Allende est l’ennemi principal, plus dangereux encore que Fidel Castro. En respectant le pluralisme, sa « révolution empanadas et vin rouge » [8] sort le socialisme du statut infâmant dans lequel le prétexte de la guerre froide l’a plongé. Que le Chili reste entre les mains de l’Unité populaire, et le Mexique, le Panamá, le Pérou, l’Argentine risquent d’ébaucher autour de lui un « front anti-impérialiste ». Et qui sait même si des pays comme la France ou l’Italie ne pourraient s’en inspirer…

Une première fois, une moue vicieuse a tordu la bouche de Nixon, quand, frappant son bureau du poing, il a crié plus qu’il n’a dit : « Il faut à tout prix écraser ce son of a bitch  » – oui, « ce fils de pute », il parlait d’Allende, vous avez bien compris.

Il a re-convoqué le directeur de la CIA dans son antre : «  Il y a peut-être une chance sur dix de réussir, mais il faut sauver le Chili ! Aucune importance en ce qui concerne les sommes dépensées. Dix millions de dollars sont disponibles, plus si nécessaire ! Prenez à plein temps vos meilleurs hommes. Règle du jeu : le minimum de bruit et quarante-huit heures pour présenter un plan d’action ! » A l’exception d’une opération de type République dominicaine où, en avril 1965, une intervention de « marines » a parachevé le coup d’Etat contre le libéral de gauche Juan Bosch, un peu trop connotée, tout ce qui peut être utile à une déstabilisation doit être considéré comme bon. A Langley, dans le dos du Département d’Etat et sous la supervision directe de Thomas Karamessines, le chef de ses opérations clandestines, la CIA entre en action.

Première victime : le général René Schneider. Commandant en chef des Forces armées au moment des élections, il a défini que la mission de l’armée consistait à faire respecter la Constitution. Le 22 octobre 1970 – deux jours avant la proclamation officielle de la victoire d’Allende par le Congrès –, il est mortellement blessé, alors qu’il se rend à son bureau du ministère de la Défense, lors d’une tentative d’enlèvement organisée par le groupe d’extrême droite Patrie et Liberté.

A chacun son job. Le numéro deux de l’ambassade des Etats-Unis à Santiago, Harry Shlaudeman, qui a participé à l’invasion de la République dominicaine en 1965, est chargé de la coordination entre la CIA et les militaires chiliens, qu’il convient de mettre face à leurs responsabilités. Les multinationales, elles, ne relâchent à aucun moment la pression. Dans un courrier de l’ITT adressé au ministre du Commerce américain Peter G. Peterson en septembre 1971, soit juste après qu’elle ait été nationalisée, on peut lire : « Il faut tout mettre en œuvre, sans éclat, mais par les moyens les plus efficaces, pour veiller à ce que Allende n’aille pas au-delà des six prochains mois, qui seront cruciaux ». En compagnie de la Kennecott, elle aussi nationalisée, l’ITT publiera bientôt un « Livre blanc » et, poussant au blocus, amorcera une campagne internationale contre Santiago.

A ce stade du récit, on observera une très courte pause pour un conseil pressant : hormis le dénouement hyper-violent du « golpe » ici décrit et sa composante militaire, qui appartiennent indiscutablement au XXe siècle, ce qui va suivre doit être soigneusement conservé en mémoire. On en retrouvera une décalque presque parfaite au XXIe siècle lorsque sera déstabilisée la République bolivarienne du Venezuela.

« Make the economy scream ! » Affinant sa pensée, Nixon a donné des instructions directes à la CIA pour faire « crier l’économie » chilienne. Les mesures de rétorsion se multiplient : blocage des biens et avoirs chiliens aux Etats-Unis, refus des machines et pièces de rechange pour les mines, manœuvres à l’international pour empêcher la consolidation de la dette de Santiago, pressions sur le cours du cuivre, saisie-arrêt des exportations de ce métal vers l’Europe… Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM), organisme neutre dirigée depuis 1968 par Robert McNamara, l’artisan de l’escalade militaire contre le Vietnam, refusent tout prêt à Santiago.

Au passage, s’agissant de ces années 1970-1980 : qu’il s’appelle Jorge Videla (Argentine), Hugo Banzer (Bolivie) ou Augusto Pinochet, un dictateur n’a rien d’un malade mental qui, se levant un matin de mauvaise humeur, décide face à son miroir, en se rasant  : « Tiens, aujourd’hui, je ferais bien un coup d’Etat ! » Celui qui, à la force des baïonnettes, va s’emparer du pouvoir, n’a rien d’un loup solitaire. Qu’il soit politicien en costume gris, chemise blanche et cravate, affairiste bourré aux as, chevalier d’industrie, patron de multinationale ou banquier, l’armée se tient en général au côté de celui qui lui accroche des médailles au cou. Les premiers étant conscients de leur côté que, sans l’appui des forces armées, un renversement du régime qui, pour une raison ou pour une autre, leur donne des boutons, ne peut se concrétiser. Sachant par ailleurs que ni Lénine ni Marx n’ont véritablement défini le rôle de la classe moyenne ou de certaines de ses factions dans une société capitaliste avancée. Et que ce ventre mou de la société qui, mal à l’aise avec les contestataires incorrectement habillés, fait sagement la queue en attendant de recevoir ses miettes du gâteau, oscille à droite, à gauche, en fonction de ses intérêts du moment. Bref, derrière les hommes en uniforme – les seuls dont souvent l’Histoire se souvient – se tiennent une multiplicité d’acteurs. Nul besoin que tout le monde obtempère, il suffit qu’à chaque fois un nombre suffisant de personnes réagisse « positivement ». Ainsi, donc…

Trois années d’une hostilité implacable. Dès l’installation d’Allende à La Moneda, des organisations d’extrême droite comme Patrie et liberté ou Ne livrons pas le Chili ont fait leur apparition. Des bombes explosent un peu partout. Préoccupés par les frais généraux, les salaires à payer, les impôts, « toutes ces merdes socialistes », les hommes influents se hâtent vers les banques pour retirer leur argent. Ouvertement organisée à grande échelle, la fuite des capitaux saigne le pays. Dans leur rôle de gardiens du temple, le Parti démocrate-chrétien (PDC) et le Parti national (PN) forment une Confédération démocratique du Chili ou CODE (quel que soit le sigle, ne jamais oublier d’y faire figurer le mot « démocratique »). El Mercurio se déchaîne contre l’Unité populaire. Mettez-vous à sa place : quand une officine de Washington dont les initiales commencent par un C et finissent par un A vous offre discrètement un million 665 000 dollars en deux ans (1971 et 1972), vous ne lésinez pas pour lui donner satisfaction. Donc le quotidien répand les rumeurs les plus alarmistes, chauffe l’opposition à blanc : « Des groupes armés envahissent le Chili »  ; « Des milliers de Cubains préparent un auto coup d’Etat » !

En 1972, du fait des mesures sociales et de l’augmentation du pouvoir d’achat, la consommation populaire augmente considérablement. Suspendant la mise en vente de leurs stocks, retenant leurs marchandises, les entreprises privées provoquent des problèmes de ravitaillement. Des files d’attente interminables se forment à l’entrée des magasins. Elles permettent de faire de jolies photos. L’indispensable papier hygiénique vient à manquer (on se croirait au Venezuela dans quatre décennies). La majorité des biens de première nécessité ne se trouvent plus qu’au marché noir. El Mercurio se délecte : « Le socialisme c’est la pénurie ». Les chefs d’entreprises se mettent en grève pour défendre leurs acquis sociaux. Casseroles vides à la main, des milliers d’opposants parfumés et bien chaussés se rassemblent dans les rues.

Le 25 juillet 1973, c’est à son tour la puissante fédération des camionneurs qui déclare une grève illimitée. Des files interminables de bahuts se rangent sur le bord des routes. Dans un pays de 150 kilomètres de large, mais de 4 300 kilomètres de long, au pied des hautes montagnes et des pics déchiquetés surgis d’une brume bleue, c’est l’asphyxie. Pas pour tout le monde, n’exagérons rien. Chaque patron reçoit entre 40 et 160 dollars par camion et par jour d’immobilisation. Merci Langley [9] ! L’ennui, avec un certain type de guerre, c’est qu’elle détruit tout sens moral chez certains individus : les bahuts des non grévistes explosent mystérieusement. Des voies ferrées, des oléoducs, des pylônes à haute tension et des ponts également.

Créés par la base syndicale, les cordons industriels organisent des tours de garde pour prévenir les sabotages. La droite les dénonce comme tout autant de « milices ». Aidée par les deux Chambres du Congrès, la Cour suprême, les associations financières, industrielles et commerciales ainsi que par la majorité des médias, l’opposition réussit à mobiliser de vastes pans de la société – chefs des petites et moyennes entreprises, diplômés du supérieur, étudiants, femmes de la bourgeoisie – effrayés par l’instauration du « régime totalitaire sous tutelle soviéto-cubaine » annoncé. Le 22 août, la Démocratie chrétienne approuve une déclaration qui qualifie le gouvernement d’« illégitime », l’accuse de vouloir implanter « une dictature marxiste » et, de façon subliminale, en appelle à l’armée.

Les militaires ? Voilà au moins un motif de satisfaction. Certes, 55 % des officiers chiliens ont effectué des stages aux Etats-Unis et 18 % ont fréquenté l’Ecole des Amériques, centre de formation et d’endoctrinement US situé au Panamá. Mais on les cite en exemple dans toute l’Amérique latine. Ils continuent d’appliquer la « doctrine Schneider ». Après l’assassinat du général, son successeur Carlos Prats, symbole du légalisme, a maintenu le cap.

Alors, bien sûr, il y a eu le «  tancazo » du 29 juin 1973 : un soulèvement du régiment blindé n° 2. Fausse alerte. Le « cuartelazo » a été réprimé par le chef de la place de Santiago, un officier inentamable, lisse, loyal, solide comme de l’acier, le général Augusto Pinochet.

Tandis que les uns défilent, chapelet au poing, les partisans de l’UP s’organisent dans les villes et les campagnes : on parle d’autodéfense, on réclame « la mano dura » – « une poigne de fer » contre la sédition. Le cadre de la « démocratie bourgeoise » s’y prête peu. En revanche, dans le camp d’en face, genre « toutes les options sont sur la table », les péremptoires appels à une intervention militaire se multiplient. Après une manifestation de femmes et de filles d’officiers supérieurs devant son domicile, le général Prats démissionne, le 23 août 1973, « afin de ne pas briser l’unité de l’armée » [10].Comment savoir ce qu’il faut faire dans ces cas-là ? Allende le remplace par le général Pinochet.

En solidarité avec les malheureux camionneurs, la Démocratie chrétienne a appelé à la grève générale le 29 août. Quelques jours plus tard, dans les rues de Santiago, un million de poitrines clament leur soutien au président : « Allende, amigo, el pueblo está contigo [11]  !  » C’est compter sans les bourgeoises qui, projetant un petit nuage de leur parfum personnel, manifestent à nouveau devant l’Université catholique. Dans des défilés de la haine, des étudiants d’extrême droite, armés, donnent le ton. Le 10 septembre, la DC propose la dissolution du Parlement et la démission du Président. Depuis les balcons où les opposants de la « société civile » tapent en rythme sur leurs casseroles à une heure convenue, les « cacerolazos » animent les soirées.

Le 11 septembre 1973 à l’aube, l’infanterie de marine se soulève dans le port de Valparaiso. A Santiago, des unités blindées prennent position autour de La Moneda. Allende organise immédiatement la résistance et distribue des armes à ses collaborateurs, une quarantaine de fidèles qui décident de rester à ses côtés. A 8 h 30, une première proclamation de la junte militaire exige sa reddition. Serein, déterminé, le chef de l’Etat oblige tous ceux qui ne sont pas utiles à la défense, dont sa fille Isabel, à quitter le palais. Beaucoup rechignent. Le fameux dilemme « combattre ou fuir afin d’assurer la survie ». Allende hausse le ton. Il a le sens du commandement. On lui obéit. Il était temps. Des unités d’infanterie attaquent, concentrant leurs tirs en direction du bureau présidentiel. Fidèles parmi les fidèles, des francs-tireurs se postent aux fenêtres et dans les immeubles voisins pour freiner l’avancée des mutins. Dans un grondement de chenilles, les tanks font leur apparition. Plusieurs sont mis hors de combat à coups de bazooka. En costume cravate, coiffé d’un casque militaire, le fusil d’assaut offert par Castro à la main, le « compañero presidente » fait une ultime apparition.

La phrase est attribuée au général Gustavo Leigh, l’impitoyable commandant en chef de l’armée de l’air chilienne qui, ce 11-Septembre, fait bombarder le Palais de la Moneda avant de devenir membre de la junte que présidera Pinochet : « Mieux vaut trente mille morts en trois jours qu’un million en trois ans, comme en Espagne ! » Ciel dégagé, vrombissements. Deux chasseurs bombardiers Hawker Hunter effectuent une passe de vérification, virent rapidement, basculent au-dessus du siège de la magistrature suprême, lâchent des roquettes. Criblé de balles, le palais présidentiel brûle, des colonnes de fumée s’élèvent du bâtiment. Sur la radio gouvernementale, solennel, digne, maître de lui, Allende s’adresse une dernière fois à la nation : « Je ne quitterai La Moneda qu’à la fin du mandat que m’a donné le peuple, je défendrai cette révolution chilienne et je défendrai le gouvernement car c’est le mandat que le peuple m’a confié. » Au-dessus de sa tête, les avions rugissent, en vol rasant. Impassible, de sa voix rocailleuse, Allende poursuit : « Face à ces événements, je peux dire aux travailleurs : je ne renoncerai pas. Impliqué dans cette étape historique, je paierai de ma vie ma loyauté envers le peuple. Je leur dis que j’ai la certitude que la graine que nous sèmerons dans la conscience et la dignité de milliers de Chiliens ne pourra germer dans l’obscurantisme. Ils ont la force, ils pourront nous asservir, mais nul ne retient les avancées sociales par le crime et la force. L’Histoire est à nous, c’est le peuple qui la construit. »

C’est la fin. Masqués de foulards à cause des grenades de gaz CS qu’ils ont lancés autour de La Moneda, les soldats prennent position. Un peloton se rue à l’assaut de la porte d’entrée. En alerte, prêts à tirer, ses hommes pénètrent dans la cour centrale. Encerclé, épuisé jusqu’au tréfonds des os, le dernier carré des fidèles descend par le grand escalier. Les officiers aboient leurs ordres. Couchés sur le sol, des civils, dont pas un ne survivra, attendent d’être embarqués.
Un coup de feu claque. Dans le salon d’apparat, celui qui avait incarné l’espoir de la gauche de tout un continent se suicide plutôt que de se rendre aux félons, qu’il éclabousse de son sang.

Le lendemain, dans un document signé entre autres par son président, le sénateur Patricio Aylwin – premier chef de l’Etat « respectable » élu après la dictature militaire –, le Parti démocrate chrétien publie un communiqué appelant « à la patriotique coopération de tous les secteurs avec la junte ».
Le 18 septembre, à l’occasion de la fête nationale, les cloches sonnent sur Santiago. Les quatre membres de la junte en question, les généraux Gustavo Leigh (aviation), Augusto Pinochet (armée de terre), José Torribio Merino (marine), César Mendoza (carabiniers) se retrouvent pour le traditionnel Te Deum en la Basilique de la Reconnaissance nationale. Parmi les fidèles élégants, les dames chapeautées, les officiers en uniforme de gala qui, entre deux signes de croix et trois génuflexions, bruissent dans les travées, on reconnaît sans peine les anciens présidents de la République Gabriel González [12], Jorge Alessandri et Eduardo Frei. Dans le stade de Santiago transformé en camp de concentration, des milliers de militants de l’UP attendent la torture et pour beaucoup la mort. Caractérisées par leur radicalisme et leur brutalité, les conséquences de ce qui restera comme le prototype du coup d’Etat latino-américain ne font que commencer [13].

Sept jours après le 11 septembre, El Mercurio titre sur huit colonnes : « L’ex-gouvernement marxiste préparait un auto-coup d’Etat ». Une information terrifiante ! L’administration de Salvador Allende aurait fomenté un plan d’assassinat massif de militaires, de dirigeants politiques et de journalistes d’opposition, sans oublier les membres de leurs familles. Nom de code : « Plan Z ». Faux, évidemment. Mais qui permettra, durant les premières années de la dictature, de répondre invariablement à ceux qui osent manifester un certain désaccord avec les brutalités du régime : le plan Z aurait été pire ! D’après l’historien Jorge Magasich, « la portée du plan Z va au-delà d’un montage pour justifier le putsch. Il a constitué une pièce essentielle dans le conditionnement des militaires lancés contre l’“ennemi intérieur”. Pour que les soldats répriment sans pitié, il fallait qu’ils perçoivent les persécutés non comme des citoyens, éventuellement aux idées différentes, mais comme des assassins qui projetaient de les éliminer, eux et leurs familles. Déshumanisant l’adversaire, le plan Z inculqua aux militaires la haine indispensable pour torturer et assassiner [14].  » Plus sobrement, The Economist analysera, dans son éditorial du 15 septembre 1973 : « Le gouvernement technocratique qui est apparemment en train de prendre forme tentera de reconstruire le tissu social que le gouvernement Allende a détruit. Cela signifiera la mort provisoire de la démocratie au Chili, ce qui sera déplorable, mais il ne faut pas oublier qui a rendu cela inévitable »

Quelques derniers « détails de l’Histoire » …

Le 16 octobre 1973, à Stockholm, toujours à la recherche d’une brillante nouveauté, une poignée de têtes d’œufs vides de toute pensée attribueront le prix Nobel de la paix au criminel Henry Kissinger pour son rôle dans la négociation des Accords de paix ayant mis fin, à Paris, à la guerre du Vietnam. Il en fut pourtant l’un des principaux responsables, avec un bilan de l’ordre de quatre millions de morts, d’après les chiffres les plus communément admis [15]. Quant au Chili…

Patron d’El Mercurio, Agustín Edwards est mort paisiblement en avril 2017, à 89 ans. Mais son exemple n’a pas été oublié. Lors des déstabilisations et coups d’Etat qui agiteront l’Amérique latine en début de XXIe siècle (Venezuela, Honduras, Bolivie, Brésil, Equateur, etc.), les médias nationaux joueront le même rôle que le quotidien chilien en son temps. Au Nicaragua, l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), la Nouvelle fondation pour la démocratie (NED) – créée en 1983 par Ronald Reagan pour se substituer à la CIA dans l’organisation et le financement des oppositions « amies » –, l’Institut national démocrate (NDI) et l’Institut républicain international (IRI), dépendants du Congrès américain, arroseront de la somme faramineuse de 76,4 millions de dollars les Organisations non gouvernementales (ONG), fondations, médias (La Prensa, Confidencial, Vos TV, Radio Corporación, Radio Show, Café con Voz), ainsi que les plateformes digitales (100 % Noticias, Artículo 66, Nicaragua Investiga, Nicaragua Actual, BacanalNica, Despacho 505) impliqués dans la déstabilisation du sandinisme et la tentative de renversement de Daniel Ortega en 2018.
Pour faire tomber Cuba et le Venezuela, les administrations étatsuniennes (Barack Obama, Donald Trump, Joe Bident) ont repris à leur compte la fameuse formule « faire crier l’économie ». Tandis que Trump imposait 190 nouvelles « sanctions » à La Havane en quatre ans, ce sont 927 mesures coercitives unilatérales qui, de 2015 à 2023, ont mis l’économie de Caracas à genoux.

Le 28 août 2023, après un demi-siècle d’impunité,la deuxième chambre pénale de la Cour suprême a condamné à de lourdes peines sept militaires à la retraite pour leur responsabilité dans les crimes d’enlèvement et d’homicide aggravés du chanteur-compositeur populaire Víctor Jara, icône musicale de l’UP, et d’Abraham Quiroga Carvajal, exemplaire avocat et directeur de l’administration pénitentiaire sous Allende. Après avoir été cruellement torturés, tous deux furent vilement assassinés.
Quelques jours auparavant, le 22 août, la même Cour suprême avait déjà condamné six ex-membres de la DINA, la police secrète de Pinochet, à des peines allant de 10 à 15 ans de prison pour le meurtre en juillet 1976 du diplomate espagnol Carmelo Soria, réfugié à l’époque au Chili.
Le 30 août enfin, dans le cadre des célébrations de ce funeste anniversaire, le président Gabriel Boric a annoncé le lancement d’un « Plan national de recherche de la vérité et de la justice » destiné à élucider les circonstances des disparitions et/ou des décès des victimes de la dictature.
Sauf accident, on n’a donc pas fini d’entendre parler des méfaits de l’ère Pinochet. Quant à Salvador Allende, le « compañero présidente », il demeure à jamais une référence pour tous les rebelles et gouvernements anti-impérialistes latino-américains et caribéens.

Ce texte reprend partiellement les chapitres « Guerre froide » et « Terrorisme d’Etat » de l’ouvrage Les enfants cachés du général Pinochet. Précis de coups d’Etat modernes et autres tentatives de déstabilisation (Maurice Lemoine, éditions Don Quichotte, Paris, 2015).

L’auteur : Maurice Lemoine, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, journaliste et écrivain, spécialiste de l’Amérique latine et de la Caraïbe – d’Haïti à l’Amérique centrale, de la Colombie au Venezuela – a couvert la plupart des conflits de la région. Il est l’auteur, entre autres, de Les companeros (1982), Chavez Presidente (2005), Le Venezuela de Chávez (2006), Cinq Cubains à Miami (2010), Sur les eaux noires du fleuve (2013), Les enfants cachés du général Pinochet (2015) ou encore Venezuela chronique d’une déstabilisation (2019). Il présentera son nouvel opus « Juanito la vermine, roi du Venezuela » (Le Temps des Cerises, 2023) à la Fête de l’Huma, le 17 septembre à 15 heures, au Village du Livre.


Notes de cet article :

[1] Jean Toulat, Espérance en Amérique du Sud, Desclée de Brouwer, Paris, 1968.

[2] D’après les investigations du Comité spécial du Sénat des Etats-Unis sur les Activités de renseignement, présidé par le sénateur Frank Church, dévoilées en 1975.

[3] Communistes, socialistes, radicaux, Mouvement d’action populaire unitaire (MAPU), sociaux-démocrates et Action populaire indépendante.

[4] Les réserves du Chili sont alors les plus importantes connues dans le monde avec 82 millions de tonnes de cuivre fin.

[5] En 1967, ITT avait obtenu 27 millions de dollars du gouvernement américain au titre des dommages subis par ses usines fonctionnant en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale, y compris 5 millions de dollars pour les dommages causés aux usines FockeWulf, sous prétexte qu’elles constituaient des « propriétés américaines en partie détruites par des bombardiers alliés ».

[6] Sur ces réunions et le rôle d’Augustin Edwards, on lira avec profit le récent ouvrage de Peter Kornbluh, Pinochet desclasificado. Los archivos secretos de Estados Unidos sobre Chile, Editorial Catalonia, Santiago de Chile, 2023.

[7] Il prendra cette fonction le 22 septembre 1973.

[8Empanada  : sorte de chausson, farci de mille et une façons (viande, poulet, fromage, etc.).

[9] Cité dortoir située à proximité de Washington, Langley héberge le siège de la CIA.S

[10] Exilé à Buenos Aires, Prats y mourra avec son épouse, le 29 septembre 1974, dans l’explosion de sa voiture, due à une bombe posée par un agent des services secrets chiliens – la Direction nationale du renseignement (DINA).

[11] « Allende, ami, le peuple est avec toi. »

[12] Ancien chef du parti radical, qui faisait partie de l’Unité populaire.

[13] En fin de dictature, le bilan sera estimé à 3 225 morts et disparus, 37 000 cas de torture et de détentions illégales, et de l’ordre de 250 000 exilés.

[14] Jorge Magasich, « Ce plan Z qui a épouvanté le Chili », Le Monde diplomatique, décembre 2009.

[15] Aux morts vietnamiens on ajoutera 58 217 soldats états-uniens tués et 303 635 blessés. Le Duc Tho, qui présida la Délégation vietnamienne à Paris pour la Conférence de la paix, eut lui la décence de refuser ce prix Nobel.

URL de cet article : https://www.medelu.org/Salvador-Allende-presente

Révolution dans la révolution au Venezuela : le peuple organise la souveraineté alimentaire

Pueblo a Pueblo (De peuple à peuple) est une organisation populaire de production, distribution et consommation d’aliments, qui met en relation les producteurs agricoles et les citadins. Ce faisant, le projet rompt avec le despotisme du marché capitaliste. Dans les parties I, II et III de cet article en quatre parties de la série Communal Resistance, les porte-parole de Pueblo a Pueblo parlent de la méthode et de l’histoire de leur organisation et de la transition vers un modèle souverain et agroécologique. Dans cette dernière partie de la série, nous découvrons l’effort de l’organisation pour distribuer des aliments dans les écoles et ses liens avec la Commune de Chávez et Bolívar.

Photos : Antonio Bracamonte est producteur à Carache et porte-parole de la Commune Chávez et Bolívar | Carmen Marquina est productrice à Carache et porte-parole de la Commune Chávez et Bolívar | Gabriel Gil est membre de l’équipe de coordination de Pueblo a Pueblo | Italo Román est producteur à Carache | Laura Lorenzo est coordinatrice nationale de Pueblo a Pueblo (Voces Urgentes)

Des fruits et légumes pour les écoles

Après une rencontre en 2021 avec le président Maduro, Pueblo a Pueblo est devenu une source de repas frais pour les écoles vénézuéliennes.

Laura Lorenzo : En ce moment même, nous distribuons de la nourriture à près de 300 écoles, leur fournissant ainsi les produits dont elles ont besoin pour préparer des repas équilibrés pour quelque 100 000 enfants. C’est particulièrement important à un moment où le blocus occidental a affecté la nutrition des enfants. Pueblo a Pueblo le fait sans intermédiaire et offre un accompagnement sur place pour diversifier et équilibrer les repas scolaires.

Notre initiative de distribution de nourriture dans les écoles fonctionne actuellement dans sept États [Caracas, Miranda, Lara, Anzoategui, Trujillo, Barinas et Portuguesa]. Bien qu’elle soit gérée en collaboration avec le programme d’alimentation scolaire du gouvernement [connu sous le nom de PAE], notre travail dans ce domaine obéit au principe de base de Pueblo a Pueblo : travailler avec des communautés organisées à la fois sur la production et la consommation d’aliments.
Lorsque nous commençons à travailler avec une nouvelle école, nous ne nous contentons pas de livrer des produits. Nous rencontrons également la communauté, nous l’impliquons dans le processus et nous travaillons avec ceux qui cuisinent, afin que les repas soient équilibrés et sains. Enfin, nous contribuons à la mise en place d’un réseau de livraison de fruits et légumes provenant de producteurs locaux, encourageant ainsi la consommation de produits locaux.

DÉBUTS ET DÉVELOPPEMENT

Laura Lorenzo : La distribution de produits dans les écoles remonte aux débuts de Pueblo a Pueblo. Nous l’avons d’abord fait ici, à Carache [État de Trujillo]. Nous avons commencé par l’école Mesa Arriba et, vers 2017, nous avons étendu notre action à 46 écoles dans le cadre d’un accord avec la Corporation nationale d’alimentation scolaire (CNAE). En d’autres termes, nous avons approvisionné les 35 écoles de Carache plus 11 à Caracas, y compris les écoles des barrios 23 de Enero et San Agustín.

En août 2021, après la publication d’un article sur Pueblo a Pueblo, le président Maduro nous a convoqués à une réunion. Il nous a demandé de fournir de la nourriture à 600 écoles. Plus important encore, le président a demandé que la méthodologie de Pueblo a Pueblo soit « copiée » dans les initiatives de distribution de nourriture promues par le gouvernement. La nouvelle phase a débuté en novembre 2021, après avoir surmonté de nombreux obstacles administratifs et bureaucratiques. En effet, le ministère de l’Alimentation, qui est chargé de la passation des contrats avec les « fournisseurs », ne passe pas de contrat avec des entreprises communales ou d’autres entités non privées.

La demande initiale du Président Maduro était de faire appel à Pueblo a Pueblo pour distribuer 600 tonnes de produits aux écoles. Cependant, la première « commande » du ministère de l’alimentation était inférieure à 300 tonnes, et nous en sommes actuellement à 100 tonnes de produits pour 100 000 enfants. Néanmoins, nous avons la capacité de distribuer 600 tonnes et nous sommes sûrs que nous finirons par distribuer cette quantité. Notre travail avec les écoles permet non seulement de fournir des aliments sains aux enfants tout en bénéficiant aux producteurs, mais il contribue également à renforcer les organisations de base autour des centres éducatifs.

Gabriel Gil : Notre travail dans les écoles n’a pas été facile parce qu’il y a beaucoup d’obstacles bureaucratiques. En outre, une poignée de conglomérats alimentaires contrôle la majeure partie de la distribution des aliments dans les 22 000 écoles réparties sur le territoire national. Quoi qu’il en soit, il en a toujours été ainsi : le mouvement populaire doit se faire de la place pour que les alternatives de base puissent se développer.

Photo : distribution de nourriture à l’école Pueblo a Pueblo (Voces Urgentes)

La commune « Chávez et Bolívar

Située sur les pentes de Carache, dans l’État de Trujillo, siège de De Pueblo a Pueblo, cette commune (autogouvernement populaire) dispose d’un réseau de champs productifs et, surtout, regroupe 788 familles paysannes.

Antonio Bracamonte : La commune est l’héritage le plus important de Chávez, car elle nous rassemble et ravive l’esprit de communauté, de coopération et de solidarité que le capitalisme arrache aux travailleurs. Lorsque le Comandante a commencé à parler de communes, Chávez et Bolívar a été l’une des premières communes à s’organiser, bien que notre enregistrement « formel » ait eu lieu plus tard, en 2013. Bien sûr, la construction d’une commune n’est pas toujours un processus linéaire. Nous avons connu des avancées et des reculs au fil des ans. Plus récemment, en 2019, nous avons reçu un camion du gouvernement, ce qui est fondamental pour acheminer les récoltes hors de la vallée. Cependant, la commune a perdu le contrôle direct du véhicule : un « mauvais acteur » institutionnel a conspiré contre nous. Aujourd’hui, nous travaillons d’arrache-pied pour récupérer le camion, et tout ce problème sera bientôt résolu. La justice l’emportera !
Italo Román : Hugo Chávez et Simón Bolívar ont fait de grands pas vers la souveraineté, et c’est pourquoi notre commune porte leur nom. Pour moi, la commune est la forme la plus élevée de gouvernement, car c’est là que nous, le peuple, décidons de ce qui doit être fait et de la manière de le faire. Dans une commune, c’est la communauté organisée – et non les patrons, les maires ou les gouverneurs – qui est aux commandes et qui fixe les règles du jeu. De plus, notre expérience montre que les communes sont de bons mécanismes pour résoudre les problèmes plus efficacement. Il y a quelque temps, nous avons obtenu des fonds pour réparer la route de Caingó. En nous appuyant sur l’autogestion et l’autoconstruction, nous avons pu réparer deux fois plus de route que prévu. À peu près au même moment, nous avons obtenu des ressources pour construire deux maisons pour des familles vulnérables, et nous avons pu étendre les fonds et en construire quatre à la place. La commune a été bonne pour nous et nous sommes bons pour la commune !

Carmen Marquina : Je suis l’une des fondatrices de la commune et je me souviens que les premières années ont été à la fois difficiles et merveilleuses. Nous étions habitués à prendre des décisions en assemblée, mais il n’était pas facile de s’y retrouver dans les procédures administratives. Avec le temps, nous avons appris les tenants et les aboutissants de ces processus et, entre autres, notre conseil communal a obtenu un tracteur, qui est un moyen de production important pour la communauté. Mais le plus difficile, c’est de garder les gens motivés. Au début, certains ne voulaient pas s’engager dans la commune, mais cela a fini par changer… et puis, lorsque le blocus est venu nous frapper, la commune a ralenti, pour repartir de plus belle ces derniers mois. A la Commune Chávez et Bolívar, quand nous trébuchons, nous nous relevons et nous allons de l’avant !

Antonio Bracamonte : Nous avons récemment procédé à des élections pour choisir les nouveaux porte-parole des conseils communaux.Nous sommes en règle avec la loi [rires]. Le processus n’a pas été facile car la perte du camion a été un coup moral pour la commune, mais nous avons tiré des leçons et je ne doute pas que nous nous relèverons et que nous irons de l’avant à nouveau.

CIRCUIT ÉCONOMIQUE COMMUNAL

Antonio Bracamonte : Les « circuits économiques communaux » sont une initiative relativement récente [2022] du ministère des communes qui encourage la production de biens spécifiques – des produits frais au café et à la farine de maïs – dans les territoires communaux.

Carache est une région très productive. Aujourd’hui, bien que nous fonctionnions à 50 % de notre capacité de production [en raison du blocus occidental], environ 40 tonnes de produits frais quittent notre commune chaque mois. Une partie est destinée au marché par l’intermédiaire de Cecosesola [un réseau de coopératives] ; une autre partie est destinée aux écoles et aux ménages populaires par l’intermédiaire de Pueblo a Pueblo ; le reste est vendu à des intermédiaires. Le circuit est un mécanisme supplémentaire pour promouvoir la production, tout en veillant à ce qu’une partie du surplus revienne à la commune. Lors de nos réunions avec les représentants du ministère, nous avons déterminé que nous pouvions produire 27 cultures stratégiques – des tomates aux oignons et tout ce qui se trouve entre les deux – sur notre territoire. Cependant, nous avons besoin de ressources pour y parvenir, en particulier de semences et d’intrants. Jusqu’à présent, nous avons reçu un petit crédit non remboursable et les producteurs des sept conseils communaux ont reçu une quantité modérée de semences. Cela nous aidera à augmenter la production, bien que lentement.

Le circuit communal ouvrira également de nouvelles voies de distribution. Actuellement, la commune, en tant qu’entité, ne peut pas vendre légalement sa production, car des obstacles administratifs et bureaucratiques l’empêchent de le faire. L’objectif est d’éliminer ces obstacles et de promouvoir ainsi la distribution communale ici et dans tout le pays. L’idée du Circuit Communal est similaire à la philosophie de Pueblo a Pueblo : les deux visent à supprimer la logique du marché et à remettre l’accent sur le monde de la production. En fait, Pueblo a Pueblo fait partie de ce circuit économique. Bien sûr, le Circuit Communal est nouveau ici, et il y a des processus qui doivent être améliorés. Chaque territoire a ses particularités, ses cycles de production et ses besoins. De plus, le financement est faible et n’arrive qu’une fois par an. L’année dernière, nous avons reçu 13 000 dollars en bolivares, mais lorsque nous avons pu y accéder, la somme était tombée à 4 000 dollars en raison de la dévaluation. Nous comprenons les difficultés économiques du gouvernement et nous sommes reconnaissants pour le soutien, mais les processus doivent être rationalisés. Néanmoins, nos espoirs restent grands. Une fois que nous aurons les ressources et les infrastructures nécessaires, nous pourrons augmenter notre production, ce qui sera bénéfique pour la commune et pour le pays.

Tout comme Pueblo a Pueblo, le circuit vise à supprimer les intermédiaires.Une partie de la production ira à d’autres communes par le biais du troc, mais nous voulons aussi approvisionner les écoles et les hôpitaux. Enfin, il y a un obstacle qui découle du blocus économique des USA et de l’UE. Le gouvernement doit répondre à l’urgence suivante : il n’est pas facile d’obtenir du carburant ici. L’une de nos demandes est donc que les petits et moyens producteurs – ceux qui nourrissent réellement le pays – aient accès aux quotas de carburant. Bien entendu, cette demande va au-delà de l’initiative du circuit économique communal et du ministère des communes. Cependant, pour que notre production arrive dans les assiettes des Vénézuéliens, nous avons besoin de carburant.
Dans l’ensemble, le circuit économique communal est une initiative bienvenue. Il permettra de résoudre certains des problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant que paysans dans un pays en état de siège, mais il encouragera également l’organisation communale.D’ailleurs, la réactivation actuelle de la Commune de Chávez et Bolívar est liée à l’initiative du Circuit.

Photo : Une assemblée du Circuit économique communal à Carache (Voces Urgentes)

Chávez et les paysans


La loi des terres d’Hugo Chávez [2001] a ouvert la voie à une réforme rurale radicale. Pour conclure cette série d’articles, les porte-parole de Pueblo a Pueblo nous parlent de l’héritage de Chávez dans le campo.
Laura Lorenzo : Chávez a rendu visibles ceux qui étaient invisibles, en particulier les paysans. Le droit à la terre était au cœur de son programme, et il l’a fait alors que tous les pouvoirs politiques et économiques au Venezuela et à l’étranger s’opposaient à une redistribution équitable des terres.

Si vous vous souvenez bien, de nombreux programmes télévisés où Chavez expliquait les politiques publiques, les rouages économiques, les relations internationales, etc…(Aló Presidente) se sont déroulés à la campagne, dans des familles de paysans qui travaillaient dur pour produire. La révolution a donné de nombreux outils aux paysans – de la terre aux semences en passant par les tracteurs et l’enseignement technique – et Chávez lui-même a éduqué les producteurs sur les questions politiques et législatives. En ce qui concerne le campagne, il n’est pas exagéré de dire que Chávez marque un avant et un après.

Antonio Bracamonte : Le « Plan de la Patrie » est notre boussole. Chávez y a tracé une feuille de route pour la souveraineté et le socialisme, et il a répondu avec beaucoup de précision aux besoins des paysans. Il est intéressant de constater que, même si plus de dix ans se sont écoulés depuis la publication du plan – et que de nombreux malheurs sont survenus, comme la mort de Chávez, la guerre économique et le blocus -, lorsqu’on prend le plan et qu’on le lit, on s’aperçoit que le modèle qu’il a développé est toujours d’actualité. Le chemin est long et l’ennemi a fait sa part pour ralentir notre révolution, mais je ne doute pas que nous réussirons tôt ou tard !

Source : enquête de Cira Pascual Marquina et Chris Gilbert publiée sur http://www.venezuelanalysis.com/interviews/15778

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/08/11/revolution-dans-la-revolution-au-venezuela-le-peuple-organise-la-souverainete-alimentaire/

« On ne peut être décolonial sans être anti-impérialiste » : Ramon Grosfoguel.

« Peut-être qu’avec toutes les difficultés que l’Empire vous a créées, nous perdons de vue le moment historique et ce que vous êtes en train de construire ici et qui n’existe nulle part ailleurs en Amérique latine » : Ramon Grosfoguel, un des principaux penseurs décoloniaux du continent, s’adresse à un autogouvernement populaire du Venezuela, le 20 avril 2023 (photos). Avec d’autres intellectuel(le)s et chercheur(se)s latino-américain(e)s tels que Katya Colmenares, Enrique Dussel, Juan José Bautista, Rafael Bautista, José Romero Lossaco ou Karina Ochoa, il suit de près l’expérience de démocratie participative au Venezuela, alliant visites de terrain, conférences et ateliers de formation. Grosfoguel partage l’analyse du Mouvement des Sans Terre du Brésil, présent sur place avec ses équipes, qui voit dans la commune vénézuélienne un exemple stratégique, nécessaire, pour l’ensemble de la région. « Vous, les communardes et les communards, êtes au cœur de la décolonisation du Venezuela et de l’Amérique latine. Vous vivez un moment historique de possibilités qui n’existent pas en dehors du Venezuela. La commune est l’alternative au projet civilisateur de la mort. Il faut avoir une vision critique du socialisme du 20e siècle, afin de ne pas reproduire ses erreurs. Je suis certain que nos ancêtres, ceux qui ont donné leur vie pour cet idéal, pour ce projet de société nouvelle au 20e siècle, nous disent : « Hé, regardez d’un œil critique ce que nous avons fait ».

Pour le penseur portoricain, la commune doit être consciente de la question écologique. Il est contradictoire de continuer à reproduire l’imaginaire capitaliste du « développement » et d’appliquer les mêmes technologies du projet moderne/colonial. Aujourd’hui, la cosmologie moderne met la vie en échec ».

Pour mieux connaître la vision de Ramon Grosfoguel, nous publions ci-dessous l’interview réalisée en avril 2023 par José Ernesto Narvaez pour La Jiribilla (Cuba).

« J’ai rencontré Ramón Grosfoguel lors d’un événement au Venezuela. Ouvert et bavard, nous avons rapidement tissé des liens et j’ai pu, au cours de longues promenades dans les rues de Caracas, confronter nos idées et en apprendre un peu plus sur ses réflexions concernant diverses questions d’actualité. Son statut de Portoricain – il est né à San Juan en 1956 – l’a amené à aborder, comme problème central, la question du colonialisme et du néocolonialisme, ainsi que la recherche d’alternatives à ces modèles de domination. Il combine actuellement son enseignement à l’université de Berkeley, en Californie, avec une vaste activité politique et une œuvre littéraire abondante, qui font de lui l’un des penseurs essentiels du riche panorama intellectuel du continent.

José Ernesto Narvaez – Il est clair que nous assistons aujourd’hui – en Amérique latine et dans toute cette partie du monde qui a été une colonie et qui a émergé dans une large mesure comme une république médiatisée, avec d’importantes limitations en termes de liberté politique – à un nouveau projet colonisateur qui vise non seulement à la colonisation directe des sociétés et des individus, mais qui a aussi dans la conscience l’un de ses points fondamentaux. Toute colonisation a la conscience comme point fondamental, mais il semble que le projet de colonisation contemporain privilégie la domination de la conscience des sujets par rapport à d’autres aspects. Quels sont vos critères à cet égard et quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle configuration du monde néocolonial d’aujourd’hui ?

Après les premières indépendances, la décolonisation de nos pays est restée inachevée, parce qu’il restait beaucoup de hiérarchies de domination qui n’avaient pas été surmontées. C’est pourquoi, dans la deuxième déclaration de La Havane, lorsque Fidel parle de la deuxième émancipation ou de la deuxième indépendance, il attire l’attention sur la nécessité de résoudre maintenant ce qui n’a pas été résolu lors de la première émancipation. Parmi les choses qui n’ont pas été résolues, il y a évidemment la néo-colonisation économique, politique et culturelle de nos peuples. Nous sommes passés de colonies espagnoles dans une grande partie de l’Amérique latine à des néo-colonies britanniques dans un premier temps, et à des néo-colonies américaines dans un second temps. La division internationale du travail entre le centre et la périphérie et les formes de domination néocoloniales se poursuivent encore aujourd’hui.

En termes de domination raciale, de domination patriarcale, de domination de classe, de domination capitaliste et coloniale, de domination épistémologique. En termes épistémologiques et culturels, nous nous retrouvons avec des mentalités eurocentriques, qui considèrent toujours l’Europe comme le savoir supérieur, qui doit être importé ici. En d’autres termes, nous importons des théories d’autres parties du monde et nous rejetons les théories qui ont été produites sur notre continent pour penser la libération de nos peuples. Aujourd’hui, ce phénomène a atteint des niveaux stratosphériques, car les réseaux sociaux, les nouvelles technologies et les algorithmes des médias sociaux façonnent l’opinion publique, les goûts, etc. de manière impressionnante. Les gens ne se rendent même pas compte du nombre de choses qui circulent dans ces réseaux et qui permettent aux algorithmes d’apprendre à connaître votre personnalité, vos goûts et vos caractéristiques, et à travers eux, ils commencent à insérer des messages et des significations qui renforcent chaque jour la colonisation mentale.

José Ernesto Narvaez – Dans l’une des conversations que nous avons eues ces jours-ci, vous avez dit qu’on ne pouvait pas parler de décolonisation sans parler du problème de l’impérialisme. Je profite de l’occasion pour vous interroger sur un débat au sein de la gauche, entre ceux qui ont encore tendance à interpréter l’impérialisme dans le sens donné par Lénine dans son ouvrage L’impérialisme. Stade supérieur du capitalisme, et d’autres secteurs qui soutiennent que le XXe siècle et jusqu’à présent le XXIe siècle ont représenté une transformation importante de l’impérialisme, non pas dans son essence, mais dans les formes dans lesquelles il s’exprime et se projette. J’aimerais donc que vous me parliez de la nature de l’impérialisme aujourd’hui et de la manière dont la relation impérialisme-colonialité est configurée dans le monde contemporain.

D’un côté, il y a la gauche qui pense que l’impérialisme a disparu. C’est une gauche qui se retrouve toujours dans des positions de droite, dans la social-démocratie ou des choses de ce genre. Une bonne partie de la gauche latino-américaine en est malheureusement là aujourd’hui, et c’est pourquoi elle dérape au Venezuela, à Cuba, etc. Ils dérapent parce qu’ils pensent que l’impérialisme appartient au passé, ils supposent que les problèmes de Cuba et du Venezuela aujourd’hui n’ont rien à voir avec un blocus impérialiste, mais avec un mauvais gouvernement ou une dictature. En d’autres termes, ils sont des proies faciles pour les fake news et les mensonges qui circulent sur les réseaux.

Il y a une autre gauche, plus orthodoxe, qui regarde Lénine comme si rien n’avait changé depuis. Nous devons parler, par exemple, des choses dont Lénine a parlé à propos du capital financier, de la fonction du capital bancaire-industriel, qui définit le capital financier, et de la manière dont celui-ci s’est considérablement autonomisé dans les États. En d’autres termes, le capital financier d’aujourd’hui, et les bourses, investissent, font entrer et sortir de l’argent du monde, presque sans restriction, surtout depuis que le modèle néolibéral a déréglementé les marchés mondiaux. Nous avons un capital financier vorace, dont la logique d’accumulation le conduit à faire des choses impensables à l’époque de Lénine. Ils démantèlent les industries, vendent les pièces et spéculent ensuite sur les marchés financiers. Les niveaux de spéculation que nous connaissons aujourd’hui sont énormes. Il y a des bulles financières qui font que le capital financier gagne de l’argent d’une manière tout à fait artificielle, détachée de la production matérielle. Nous voyons cela partout. Grâce aux nouvelles technologies, ces choses se produisent en quelques secondes. Ce qui prenait des jours d’investissement se fait aujourd’hui en quelques secondes. En d’autres termes, on peut quitter un pays sans investissement du jour au lendemain et réinvestir une somme d’argent ailleurs dans le monde en quelques secondes. En termes de mobilité du capital, le temps et l’espace ont été comprimés.

Nous sommes dans une phase de déclin impérial, une phase où une partie importante des élites mondiales, représentées à Davos, se rendent compte que le système va s’effondrer. Et elles savent que si le système s’effondre, elles tomberont avec lui. Ils réinventent de nouvelles dystopies et réfléchissent à la manière dont ils pourront rester au sommet si le système s’effondre. Ils inventent un nouveau système historique, que je qualifierais de pire que le capitalisme, avec de nouvelles technologies. C’est ce que certains ont appelé le techno-féodalisme, et que d’autres appellent le capitalisme numérique. Ceux qui soutiennent l’idée du techno-féodalisme affirment que ce qui se passe, c’est que, tout comme dans les marchés féodaux le seigneur féodal devait payer un loyer usuraire pour utiliser l’espace du marché, aujourd’hui les grandes plateformes numériques fonctionnent comme le seigneur féodal, qui loue un espace dans l’univers numérique et vous fait payer un loyer comme dans le marché du Moyen-Âge. En d’autres termes, les profits des capitalistes sont limités, car il existe un seigneur féodal qui, pour vendre votre marchandise aujourd’hui, vous fait payer un espace sur ses plateformes numériques. C’est le cas d’Amazon, de Google, de toutes ces plateformes numériques par lesquelles la vente de biens est canalisée à l’échelle mondiale, et qui fonctionnent selon une logique qui commence à contredire la logique du capitalisme classique.

Dans son étude de la transition du féodalisme au capitalisme, Wallerstein remet en question les récits marxistes et wébériens classiques, selon lesquels le capitalisme est né d’une classe commerciale bourgeoise, née dans les villes et qui, au fil du temps, a concurrencé l’aristocratie féodale des campagnes, notamment par le biais de révolutions politiques qui ont écarté cette aristocratie féodale du pouvoir et ont progressivement imposé le système capitaliste. Selon Wallerstein, face à la crise terminale du système féodal au XVe siècle, l’aristocratie féodale, qui savait que son destin était lié à celui du système, a inventé un nouveau système historique. Elle a résolu la crise du féodalisme par l’expansion coloniale européenne et a ainsi créé le système capitaliste mondial. Cette aristocratie féodale est alors devenue le capital financier du XVIe siècle.

Selon Wallerstein, si nous examinons les familles bancaires et le capital financier de la conquête, tant de l’État espagnol dans les Amériques que du Portugal et plus tard de la Hollande, il s’agit des mêmes familles de l’aristocratie féodale, qui ont été recyclées avec l’expansion coloniale et sont devenues des capitalistes financiers. Elles sont ensuite remplacées par les sociétés transnationales, qui constituent déjà un capital monopolistique et ne fonctionnent pas comme une famille, parce qu’il s’agit d’un autre niveau de capitalisme. C’est dans ce sens qu’il faut lire Lénine.

José Ernesto Narvaez – Mais à l’époque de Lénine, le grand capital financier était encore largement associé à l’État-nation au sens traditionnel du terme.

En effet, pour se développer, il avait besoin de l’appareil militaire. C’est pourquoi les Britanniques, les Néerlandais et tous ces empires avaient ces sociétés semi-privées qui fusionnaient avec l’État et l’armée. En ce sens, ils étaient très dépendants de leur État pour faire face à l’expansion coloniale.

L’argument de Wallerstein est qu’après l’aristocratie féodale du 15e siècle, un nouveau système historique a été inventé, pire que le féodalisme, à savoir le capitalisme mondial, le capitalisme historique. Il dit que nous sommes maintenant à un moment – et il l’a signalé dans les années 1980 – où, entre 2020 et 2050, nous entrerons dans un cycle qu’il appelle une bifurcation, dans lequel ce système et ses mécanismes de reproduction, vieux de plus de 500 ans, atteindront une crise terminale. Il n’était pas possible pour le système de se reproduire à nouveau. Par exemple, l’un des mécanismes que le capitalisme utilise pour résoudre ses crises est de s’étendre à d’autres territoires. Aujourd’hui, avec tous les territoires de la planète couverts, il n’y a plus de place pour l’expansion. Autre exemple, avec les crises écologiques, le coût des matières premières augmente et le capitalisme ne peut plus produire de plus en plus à bas prix. Tout est de plus en plus cher. Le coût du développement ne peut donc pas être répercuté sur les autres.

Les coûts de l’eau, du pétrole, de la nourriture – qui étaient supportés par les pays du tiers monde – et les coûts de la défense – qui étaient supportés par les États – doivent maintenant être payés par le grand Capital. Les États ne sont plus en mesure de défendre leur capital où qu’il se trouve, mais le capital lui-même est obligé d’avoir une armée privée et de payer pour la sécurité.

José Ernesto Narvaez – Et cela vaut aussi pour l’État états-unien dans sa relation avec le grand Capital ?

Oui, la plupart des guerres que les États-Unis ont menées à l’étranger sont privatisées, avec des sociétés de mercenaires comme Blackwater. En d’autres termes, ils versent beaucoup d’argent au complexe militaro-industriel américain pour couvrir les coûts des guerres. En réalité, ceux qui bénéficient de ces guerres sont les entreprises de ce complexe militaro-industriel, les compagnies pétrolières, comme dans le cas de l’Irak, de la Libye, etc. D’une manière générale, le coût de la reproduction et de la production du capital est hors de contrôle avec la crise écologique.

Il y a un autre élément que Wallerstein a souligné : la question idéologique, la crise de l’idéologie du progrès. Les gens ne croient plus que s’ils travaillent pendant 30 ans, leur situation s’améliorera. Cela signifie que les gens veulent que leurs demandes sociales soient satisfaites immédiatement, ce qui exerce une pression insoutenable sur le système. Il a mentionné une série de mécanismes et montré comment le système arrive à un moment de bifurcation et de crise terminale. La bifurcation, parce qu’elle peut aller dans un sens ou dans l’autre, est imprévisible. Elle peut s’améliorer si les mouvements anti-impérialistes et les mouvements sociaux hégémonisent cette transition et mènent le processus vers un nouveau système historique plus démocratique et plus juste, ou si les élites donnent au système une porte de sortie en créant quelque chose de pire.

À Davos, nous assistons à une transition dans laquelle ils envisagent une dystopie. Ils reconnaissent la crise écologique, mais ils la comprennent dans un sens malthusien : le problème n’est pas le système, mais la surpopulation, et la solution consiste donc à réduire la population mondiale. Ces écofascistes proposent de réduire la population mondiale de huit milliards d’individus à deux milliards. Pour eux, il y a six milliards de personnes à épargner. Ils identifient les problèmes, mais les solutions sont génocidaires. Ils envisagent ce qu’ils appellent le new reset, ils en ont parlé au Forum 2021. Il s’agit de la réduction de la population mondiale, des nouvelles technologies comme forme de contrôle des désirs des gens, d’un gouvernement mondial, etc. Ils envisagent même ce qu’ils appellent le transhumanisme, c’est-à-dire la robotisation de l’homme, l’amélioration artificielle de toutes nos capacités. Ils dépassent déjà la question de l’humain pour passer à la robotisation de l’humain. Ils transcendent déjà l’humain et passent à la robotisation de l’humain. Dans les dystopies de cette élite, c’est l’avenir de l’humanité qui est en jeu. Car dans cette crise terminale et cette bifurcation à venir, que Wallerstein a annoncées il y a quelque temps, cette élite veut faire ce que l’aristocratie féodale du 15e siècle a fait et se recycler dans un nouveau système, pire que celui-ci, où elle reste au sommet. Il n’y a pas encore de langage clair pour nommer ce système, mais il dépasse déjà le capitalisme à bien des égards ; ils n’envisagent même plus la concurrence pour les marchés, mais le contrôle technologique des plateformes numériques, le contrôle des désirs et de la consommation des gens, le contrôle de leurs pensées. La technologie existe déjà pour cela, et ils sont déjà très sérieux à ce sujet.

Une autre partie de l’élite impérialiste mondiale est nationaliste ; son processus d’accumulation du capital ne concerne pas tant le capital financier. Cette élite est représentée par quelqu’un comme Trump. Leur processus d’accumulation matérielle dépend beaucoup de l’État-nation, du territoire où ils investissent leur argent. Les dystopies des mondialistes ne les intéressent pas. Les deux élites sont fascistes, ne vous y trompez pas, ce qui se passe, c’est que les mondialistes nous embrouillent. Trump ne génère pas de confusion, Marine Le Pen ne génère pas de confusion, ce sont des fascistes nationalistes qui veulent protéger leurs capitaux de l’impulsion dévorante du capital financier mondial.

Et puis il y a des élites nationalistes d’extrême droite qui veulent protéger leur nation, leur territoire. C’est le conflit actuel entre les différentes factions des élites capitalistes dans le monde. Ces deux factions se disputent l’avenir du monde. Un projet multipolaire s’oppose à ceux qui veulent un gouvernement unique, l’unipolarité, etc. Et bien sûr, l’armée impérialiste a été jusqu’à présent fondamentale pour cette élite mondialiste, car c’est elle qui va de l’avant dans la réalisation de ses projets de domination. Par exemple, la guerre en Afghanistan. Ils savaient qu’ils ne la gagneraient pas. Il s’agissait d’un marché d’armes. Cela devient très cynique, car il ne s’agit même pas de gagner les guerres, mais de les faire durer assez longtemps pour gagner plus d’argent. C’est la logique de ces entreprises. Si vous tuez des millions de personnes, cela n’a pas d’importance, et c’est ce qu’elles ont fait ces 20 dernières années au Moyen-Orient.

Nous sommes dans une situation de crise systémique, qui peut avoir des conséquences dangereuses pour l’Humanité, comme la guerre nucléaire, les dystopies de ces élites mondialistes – qui projettent de créer un nouveau système historique au prix du sacrifice de six milliards d’êtres humains – ou une crise écologique catastrophique. Un nouveau système n’a pas encore émergé, mais nous sommes dans la lutte pour l’émergence de ce nouveau système. Les 20 prochaines années sont décisives.

José Ernesto Narvaez – En substance, les deux projets répondent à une logique plus large de domination impériale. Soit par les États-nations renforcés, soit par le capital financier transnational, qui a un caractère beaucoup plus liquide, mais qui a toujours des intérêts de domination très concrets. Il est clair qu’il y a une lutte entre les deux groupes d’intérêts : ceux qui trouvent dans l’État-nation la base de leur reproduction et ceux qui, au contraire, cherchent à affaiblir l’État-nation traditionnel afin d’obtenir un flux de capitaux plus important et plus rapide.

Moins il y a de souveraineté, mieux c’est pour les mondialistes. Plus il y a de souveraineté, mieux c’est pour ceux qui dépendent de l’État-nation. C’est là que réside le conflit des élites du système.

José Ernesto Narvaez – Cette lutte prend également des formes politiques concrètes. Dans des processus tels que la guerre en Ukraine, ce n’est pas seulement l’hégémonie d’un État-nation spécifique qui est négociée, mais aussi l’hégémonie de certains groupes et intérêts financiers qui émergent dans le monde contemporain et qui sont des alternatives à ceux du grand capital occidental. L’exacerbation des contradictions que nous observons en Europe et en Asie est également le reflet de l’opposition entre les nouveaux et les anciens acteurs économiques et nationaux du monde contemporain.

Exactement. Dans ce dilemme unipolaire-multipolaire, je suis de ceux qui affirment que même si ce monde multipolaire est problématique, parce qu’il reste capitaliste et contradictoire, je le préfère au monde unipolaire. Au moins, dans ce monde multipolaire, il y a un certain respect de la souveraineté des peuples et des marges de manœuvre, contrairement au monde unipolaire. Le monde unipolaire ne fait que sanctionner, bloquer, envahir, parce que c’est la volonté du système impérialiste occidental. Le monde multipolaire crée des relations à l’échelle internationale qui, au moins, offrent une marge de manœuvre permettant à des pays comme Cuba et le Venezuela de se débarrasser du blocus impérialiste états-unien et d’avoir des relations alternatives avec d’autres pays. Cela permet de radicaliser les transformations politiques. Les Chinois, par exemple, n’ont pas de projet universaliste. Ils négocient avec les pays sans s’intéresser à leur mode de pensée, leur religion, leurs coutumes, etc. L’Occident pille et se mêle aussi de ces questions. Il y a une ingérence permanente dans la souveraineté des peuples qui entrave le potentiel révolutionnaire. D’autre part, cet autre monde, s’il parvient à voir le jour, peut ouvrir un espace pour les luttes socialistes et anti-impérialistes dans le monde, qui n’existe pas pour le moment.

José Ernesto Narvaez – Dans l’environnement latino-américain, il existe de nombreux projets clairement sociaux-démocrates, mais masqués derrière un discours à caractère social qui se présente comme une alternative à la domination impériale dans la région et qui finit en fait par être organique à cette domination. Est-il donc possible d’être anticolonial sans projet anti-impérialiste ?

Non, c’est impossible. Il y a tout un débat à ce sujet, parce qu’il y a un secteur des réseaux décoloniaux en Amérique latine qui ne considère pas la lutte anti-impérialiste. En fait, il croit que l’impérialisme a disparu ou qu’il s’agit de quelque chose d’abstrait. Ils ne se rendent pas compte que l’économie politique de tous nos pays, y compris Cuba et le Venezuela, est fortement constituée par le système impérialiste mondial. Il n’y a pas moyen d’y échapper. C’est pourquoi je dis toujours que tout anti-impérialiste n’est pas décolonial, mais que tout décolonial doit d’abord être anti-impérialiste. Sinon, de quoi se décolonise-t-on ? C’est le système mondial impérialiste qui produit la multiplicité des formes de domination : capitaliste, patriarcale, classiste, eurocentrique, environnementale, et j’en passe. Cela vient de ce système impérialiste. Ce système ne sera pas vaincu sans une lutte contre lui. Lutter contre l’impérialisme de manière abstraite, sans comprendre qu’il s’agit d’une structure de domination économique et politique réelle, aboutit à une attitude spiritualiste new age qui ne change rien. Il faut un projet anti-impérialiste, avec une orientation décolonisatrice, pour faire culminer tout ce qui n’a pas été conclu lors de la première indépendance.

José Ernesto Narvaez – Vous venez d’un pays qui est une colonie. Vous avez la chance d’être assez proche de la révolution bolivarienne au Venezuela, ce qui vous a permis de connaître l’expérience d’un pays qui, vivant d’un passé néocolonial, tente consciemment de rompre avec ce passé. Par ailleurs, vous vivez aux États-Unis, au cœur même du capitalisme contemporain dans ses deux projets de domination. Comment voyez-vous, dans ces différentes réalités, le projet de domination coloniale chez le sujet colonisé ? Comment le colonialisme est-il vécu et projeté chez un sujet colonial comme le Portoricain, chez un sujet qui fait partie d’une révolution qui tente de transformer cette réalité ? Comment est-il projeté chez les sujets qui vivent au sein même des sociétés du capitalisme développé, qui sont également victimes de cette structure de domination et d’asservissement ?

Dans le cas des États-Unis, sa projection n’est pas si différente de celle des pays de la périphérie. Les désirs et les aspirations consistent à consommer davantage. C’est le modèle de réussite qui est inculqué aux pays de la périphérie. Le sens de la vie consiste à consommer davantage, et c’est ce que l’on constate aux États-Unis et à l’extérieur. Aux États-Unis, les expériences de la colonisation sont diverses. Il y a les Indiens d’Amérique qui vivent dans des conditions de grande pauvreté, d’abandon, de problèmes sociaux, d’alcoolisme, de drogue, etc. Si l’on considère les populations afro-américaines, coincées dans les ghettos des grandes villes américaines, on constate qu’elles sont victimes d’une violence continue et brutale de la part des appareils répressifs de l’État. Il en va de même pour les communautés latinos. Nous avons des personnes appauvries qui optent idéologiquement pour le système capitaliste impérialiste ; qui pensent que vivre bien signifie consommer plus et posséder plus. C’est quelque chose qui se produit à l’échelle mondiale ; ce n’est pas particulier à un sujet colonisé à l’intérieur des États-Unis. Ce qui est particulier à un sujet colonisé aux États-Unis, c’est que, par exemple, le concept de blancheur est assez restrictif. Ce qui est blanc en Amérique latine ne l’est pas aux États-Unis ; cela appartient au groupe des Latinos ou des Hispaniques, et c’est une catégorie raciale. Cela signifie que l’on sera discriminé en tant que sujet racialisé au sein de l’empire. L’idée que le racisme est une couleur de peau s’effondre dans le système américain, car le concept de blancheur est un concept d’exclusion construit culturellement et politiquement. Ainsi, de nombreux Latino-Américains qui vivent le privilège racial d’être blancs dans leurs pays respectifs se retrouvent, lorsqu’ils franchissent la frontière, face à des réalités qu’ils n’ont jamais vécues, telles que l’infériorité raciale. Cela a toute une série de conséquences dans les relations avec la police, lorsque vous sortez dans la rue, lorsque vous faites vos courses dans un supermarché ; vous êtes soumis à des niveaux de violence que vous n’avez pas connus dans votre pays d’origine.

Il existe une relation complexe entre la classe et la race. Si vous êtes un travailleur et que vous n’êtes pas blanc, cela a des conséquences économiques et politiques plus importantes. De même, un petit entrepreneur peut être victime de discrimination parce qu’il n’est pas blanc. Il y a un certain niveau à ne pas dépasser. Cela pose un problème complexe aux États-Unis, différent de celui des pays d’Amérique latine.

D’autre part, les luttes de libération sont compliquées, car elles se déroulent à l’intérieur de l’empire. Des changements démographiques très importants se produisent actuellement aux États-Unis. Le pays évolue vers une situation où les Blancs deviennent une minorité démographique. Les majorités vont être constituées par ceux qui sont maintenant des minorités, et au sein de ce groupe se trouvent les Latinos, qui connaissent actuellement une croissance exponentielle. D’où l’obsession de Trump pour la frontière. Dans 15 ans, les Blancs deviendront une minorité démographique dans le pays. C’est déjà le cas dans certains États. Cela a un potentiel, je ne dis pas automatiquement, mais c’est le cas. Il peut y avoir un changement révolutionnaire possible pour transformer l’empire de l’intérieur, avec un changement démographique de ce type. Cela nécessite une organisation politique, un changement de subjectivité, etc., afin que cette croissance démographique des non-Blancs ait des répercussions politiques anti-impérialistes. Il y a là un potentiel de travail politique important.

Cela dépend de la transformation de la subjectivité et il y a beaucoup à faire alors que les Blancs deviennent une minorité démographique dans leur propre pays. Cela pourrait changer le monde de manière très significative, si les États-Unis devaient disparaître en tant qu’empire en raison d’une révolution politique à l’intérieur du pays. J’ai écrit un article en 2005 ou 2006, intitulé « Les Latinos et la décolonisation de l’empire américain au 21e siècle », qui traitait des changements démographiques et politiques. Il y a un potentiel de transformation anti-impérialiste, et c’est pourquoi aujourd’hui il n’est plus possible de concevoir une lutte anti-impérialiste comme avant. Il faut penser à une lutte anti-impérialiste à l’extérieur et à l’intérieur de l’empire. Il faut se coordonner, s’organiser à l’intérieur de l’empire, et mener une lutte comme celle qui s’est déroulée au Vietnam. Le ViêtNam a été gagné, entre autres, parce qu’il existait une organisation politique aux États-Unis qui a mobilisé des millions de personnes dans les rues et a fait en sorte qu’entre la guerre du ViêtNam et la guerre populaire en soutien au ViêtNam, en solidarité avec le Viêt Nam, les troupes états-uniennes ont dû se retirer de ce pays. Les pressions intérieures ont été brutales. Sans cette pression, la guerre aurait probablement duré plus longtemps.

Nous devons réfléchir à un projet anti-impérialiste pour le 21e siècle, un projet qui tienne compte du nombre de Latinos qui sont là et qui ne peuvent être ignorés. Je ne parle pas des Cubains de Miami, mais des travailleurs latinos, des Portoricains, des Mexicains, etc. En outre, il existe toute une littérature anti-impérialiste, anticapitaliste et décolonisatrice aux États-Unis. Cette littérature est inconnue. C’est une littérature très puissante, écrite par de grands penseurs. Elle est inconnue en espagnol, car nombre d’entre eux n’ont pas été traduits. Il existe également une pensée indigène états-unienne. Une pensée puissante, anti-impérialiste, anticapitaliste, décoloniale, mais également inconnue. Il y a beaucoup de choses de ce genre aux États-Unis qui sont peu connues.

José Ernesto Narvaez – Dans le cas du Venezuela et de Porto Rico, existe-t-il des différences dans la projection du colonialisme sur les sujets ?

Porto Rico et le Venezuela partagent l’aspiration à consommer davantage. Bien vivre, c’est consommer plus. Il s’agit d’une idéologie de la consommation, d’une idéologie rentière. Dans le cas du Venezuela, il s’agit du pétrole ; dans le cas de Porto Rico, il s’agit des transferts du gouvernement fédéral américain. C’est une sorte de loyer pour le peuple. Nous avons cela en commun : ce sont des sociétés rentières avec peu de production et de productivité. Bien sûr, la situation et les conditions sont très différentes. Alors que le Venezuela est un pays doté de nombreuses ressources, Porto Rico en a très peu. Le Venezuela est l’un des pays les plus riches du monde et possède son propre État. La révolution bolivarienne a été fondamentale.Dans le cas de Porto Rico, le gouvernement n’a aucune souveraineté, il se trouve dans un état colonial. Il n’y a pas de perspective d’un État indépendant pour le moment. Il n’y a pas d’économie portoricaine, mais une extension de l’économie états-unienne. Le scénario des possibilités est donc totalement différent. Au Venezuela, on peut envisager un projet anti-impérialiste de rupture radicale (regardez les difficultés qu’ils ont rencontrées, mais ils peuvent encore survivre), ce qui n’est pas le cas à Porto Rico. Porto Rico ne peut pas faire cela. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas l’économie politique pour le soutenir. Porto Rico importe 95 % de ce qu’il mange. Toute l’industrie qui existe à Porto Rico est liée, branchée, à l’industrie états-unienne.

À Cuba, de nombreuses choses ont été nationalisées dans les années 1960. Aujourd’hui, à Porto Rico, si vous nationalisez et vous déconnectez du circuit de production industrielle des États-Unis, vous devez fermer, car vous n’avez aucun moyen de tenir. En d’autres termes, tout est bloqué. Les pièces, les matières premières, tout est lié à l’industrie états-unienne. Je nationalise une entreprise pharmaceutique à Porto Rico, par exemple, et je fais une rupture anti-impérialiste, et je la ferme. Ce n’est qu’un maillon de la chaîne. Il existe un autre schéma de production ; un schéma qui a été imposé dans les années 60, 70 et 80 et qui consistait à cesser de produire dans de grandes usines unifiées et à segmenter les chaînes de production. Ce que vous obtenez, c’est un petit maillon. Si vous nationalisez le maillon, on vous a déjà déconnecté.

José Ernesto Narvaez – Existe-t-il une conscience anti-impérialiste parmi les habitants de Porto Rico ?

Les gens ont une conscience culturelle anti-impérialiste, mais pas une conscience politique. À Porto Rico, le nationalisme culturel est impressionnant. Tout le monde s’identifie clairement comme Portoricain et les gens ont un sentiment anti-américain au niveau culturel. Cela ne se traduit pas au niveau politique. D’où la complexité de la situation. Beaucoup de gens sont conscients de ce problème : comment faire la transition entre le Porto Rico d’aujourd’hui et une future société anti-impérialiste. Si cette question n’a pas de réponse claire dans un endroit comme le Venezuela, imaginez à Porto Rico, où il n’y a rien. Rien. Ce qu’il y a, c’est l’économie états-unienne étendue à Porto Rico. Vous voyez ce que je veux dire ?

Beaucoup de gens à Porto Rico pensent des choses comme : « Vous avez mangé la viande, sucez les os ». En d’autres termes, nous allons mener une lutte anti-impérialiste en pénétrant à l’intérieur d’eux. Maintenant que la majorité démographique sera latino, mettons-y un État latino. Et ce sont des annexionnistes anti-impérialistes. Une chose qui ressemble à un court-circuit mental. La première fois que j’ai entendu cela, j’ai failli m’évanouir. Mais en réalité, il y a des gens à Porto Rico qui pensent à ces choses.

J’ai été très impliqué dans la lutte de Vieques[1]. Je me souviens que la plupart des militants de Vieques étaient des annexionnistes. Nous sautions les clôtures des bases militaires, occupions le territoire et paralysions les manœuvres. Ce fut une lutte de plusieurs années. J’ai eu de nombreuses disputes avec mes compatriotes de Vieques, en particulier les pêcheurs, parce que j’étais venu en tant qu’indépendantiste, en tant qu’indépendantiste socialiste, pour soutenir leur lutte. Ils me regardaient et me disaient : « Vous êtes quoi ? un indépendantiste socialiste ? Ah, c’est vrai. Nous sommes des annexionnistes anti-impérialistes ou des antimilitaristes anti-impérialistes« . Ils me disaient des choses comme ça. La plupart des personnes qui se battaient à Vieques pour fermer les bases militaires et les manœuvres militaires étaient des annexionnistes. Comment le formulaient-ils ? Ils disaient : « Si nous étions un État des États-Unis, cela n’arriverait pas« . J’étais choqué. « Si nous étions un État, ce serait encore pire« , disais-je. « Non, parce qu’aux États-Unis, l’obstruction existe » [2], me répondaient-ils. Je parle de gens qui n’ont pas d’éducation universitaire ou quoi que ce soit d’autre, et moi qui avais une éducation universitaire, je ne savais pas de quoi ils parlaient. « Je leur demandais : « Qu’est-ce que c’est que l’obstruction parlementaire ?  » « Un sénateur peut se lever et parler et paralyser le Congrès états-unien. Et avec ça, parce que c’est évident et que c’est comme ça, ils doivent s’asseoir et négocier« , ont-ils dit. Je n’ai pas compris de quoi ils parlaient jusqu’à ce que je voie les sénateurs d’Hawaï, deux Asiatiques, qui ont fait cela au Congrès états-unien pour menacer de le paralyser. Ils ont dû s’asseoir et négocier avec eux, parce qu’ils voulaient fermer les bases militaires sur les îles. Et ils les ont fermées. Lorsque cela s’est produit, je me suis souvenu de ce que ces camarades disaient.

Ils m’ont expliqué : « Nous allons nous battre. Nous allons nous adresser à la Cour fédérale états-unienne. Et nous disons ceci : Si vous ne bombardez pas les Blancs en Virginie, vous ne pouvez pas bombarder les Noirs à Vieques, parce que nous sommes des citoyens au même titre qu’eux. Ils sont donc partis avec leurs avocats là-bas, tandis qu’ici, ils ont rendu les bases militaires inopérantes grâce à la désobéissance civile. Et beaucoup de prisonniers. Ils vous ont pris en prison et vous ont mis à Atlanta pendant deux ans, ils vous ont emmené hors du pays dans les prisons fédérales là-bas. Mais la désobéissance civile s’est poursuivie, elle est devenue systématique, si bien qu’ils n’ont pas pu utiliser les bases militaires. Et ils ont dû les fermer en 2003. Entre la lutte au tribunal et la lutte dans les rues, ils les ont fermées en 2003.

La situation à Porto Rico est très complexe. Il est difficile de l’expliquer en dehors de Porto Rico. La lutte anti-impérialiste pour la décolonisation passe par des registres qui ne sont pas encore vus ou compris en Amérique latine. Par exemple, de nombreuses personnes se rendent à Porto Rico et ne comprennent pas pourquoi la majorité des gens votent pour l’annexion et non pour l’indépendance. Que vous disent les gens lorsque vous travaillez avec eux dans la rue ? Que l’indépendance que nous allons avoir sera néocoloniale. Une indépendance où les gringos nous exploiteront comme ils le font en République dominicaine, en Haïti, en Jamaïque et dans les îles voisines. Parce qu’à Porto Rico, l’économie n’est pas assez bonne pour faire autre chose. Vous allez dépendre de l’empire. Vous ne pourrez rien faire d’autre que d’être subordonnés et de ne pas bénéficier des avantages de la colonie. C’est ainsi que les gens vous parlent.

Le calcul qu’ils font est que nous avons plus de chances de mener une lutte anti-impérialiste en allant à l’intérieur et en nous y battant en alliance avec les autres peuples, dans une lutte anti-impérialiste où nous finissons par devenir une néo-colonie. C’est pourquoi, aux États-Unis, les élites impérialistes ne veulent pas de l’annexion de Porto Rico. Chaque fois qu’un référendum est organisé, elles l’annulent, parce que dans les enquêtes, dans les sondages, l’annexion semble l’emporter. Les Blancs, les élites blanches, ne veulent pas de nous, parce que nous ne sommes pas des Américains blancs ; parce que cela va leur coûter cher d’avoir un pays qu’ils ont détruit. Je ne sais pas combien de milliards de dollars nous ne recevons pas aujourd’hui parce que nous ne sommes pas un État des États-Unis. Si l’annexion devait se produire, ils devraient dépenser plus pour Porto Rico, plus qu’ils ne le font aujourd’hui. C’est pourquoi, à chaque fois qu’un référendum sur la création d’un État se présente, en 1991, en 1998, en 2012 et aujourd’hui, ils l’annulent.

En revanche, si Porto Rico votait pour l’indépendance ce soir, ils la lui accorderaient demain. Ils la leur donnent ce soir, pas demain, ils n’attendent pas demain. Parce que c’est la colonie sans les coûts de la colonie. C’est du néocolonialisme. Très peu de gens à Porto Rico votent pour cela. C’est le grand test que nous, les indépendantistes portoricains, avons à faire. Je vous parle de cette façon, un peu comme l’avocat du diable, pour que vous compreniez comment les gens pensent.

Les gens pensent que si vous rendez Porto Rico indépendant, vous allez exproprier les Portoricains de tout, et nous allons devenir une main-d’œuvre bon marché pour les industries américaines sous un régime d’indépendance néo-coloniale. C’est ce qui ressort du programme du parti de l’indépendance portoricaine. En d’autres termes, les soupçons des gens ne sont pas si exagérés. Cette explication, je suis sûr que vous ne l’avez jamais entendue de votre vie, parce qu’il faut être sur place et parler aux gens.

Notes :

[1] Vieques est une île située au sud-est de la grande île de Porto Rico. Entre 1941 et 1948, la marine états-unienne a procédé à une série d’expropriations forcées et à la concentration des habitants dans le centre urbain. En conséquence, 66 % de Vieques sont devenus une zone restreinte sous le contrôle de la marine. La résistance populaire a finalement conduit George W. Bush, en 2003, à ordonner à la marine de quitter la municipalité de l’île.

[2] Terme désignant une pratique d’obstructionnisme parlementaire très répandue aux États-Unis.

Source : http://www.lajiribilla.cu/no-se-puede-ser-descolonial-sin-ser-antiimperialista-conversacion-con-ramon-grosfoguel/

Interview réalisée par José Ernesto Narvaez pour La Jiribilla : http://www.lajiribilla.cu/colaborador/jose-ernesto-novaez-guerrero/

Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/05/22/on-ne-peut-etre-decolonial-sans-etre-anti-imperialiste-ramon-grosfoguel/