Sans Terre, féministes, communistes, syndicalistes, afrodescendant(e)s : les mouvements populaires brésiliens dénoncent la désinformation sur les élections au Venezuela et appellent à la solidarité de la gauche mondiale

Les mouvements populaires brésiliens lancent un manifeste de solidarité avec le peuple vénézuélien :

« Compte tenu de la polémique autour du processus électoral vénézuélien, nous souhaitons exprimer notre opinion.

  1. Depuis la victoire d’Hugo Chávez aux élections de 1998, jusqu’à aujourd’hui, les États-Unis et ses lobbies pétroliers ont mené une guerre sans fin contre le peuple vénézuélien.
  2. Ils ont décrété le blocus de la vente de son pétrole, gelé ses comptes à l’étranger, volé ses fonds déposés dans plusieurs banques et, le mois dernier, ont même détourné un avion-cargo de la compagnie d’État vénézuélienne, voué aux missions humanitaires anti-blocus, lorsqu’il a fait escale à Buenos Aires. Bien qu’il avait été légalement vendu à une entreprise vénézuélienne, ils l’ont emmené à Miami avec l’aide du gouvernement Milei et l’y ont détruit, craignant qu’un tribunal international n’ordonne sa restitution.
  3. Ils ont imposé un président fantoche, M. Guaidó, qui a commis une série de crimes, en plus de s’approprier plus de 50 millions de dollars. Dénoncé par ses proches alliés d’extrême droite. Il vit aujourd’hui aux États-Unis, protégé par les autorités.
  4. Le Venezuela dispose d’un système électoral démocratique, qui utilise des machines à voter électroniques et des votes imprimés pour vérification. Il a organisé plus de 30 élections au cours de cette période. Le tout audité par les autorités judiciaires électorales internationales, y compris celles du Brésil.
  5. Lors de ces élections, des gouverneurs, des maires et des députés opposés au chavisme ont été élus, sans que personne ne proteste. La campagne contre les machines à voter électroniques est une pratique d’extrême droite dans plusieurs pays, dont le Brésil.
  6. Le pouvoir électoral est indépendant et se situe au même niveau que les pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif. Ses membres sont proposés par la société, les universités et les partis politiques et nommés par l’Assemblée Nationale. Dans le conseil actuel, deux des cinq membres ont été nommés par les partis d’opposition.
  7. María Corina Machado, représentante de l’extrême droite « bolsonariste », a tenté de se présenter aux élections toute en sachant qu’elle avait déjà été déclarée inéligible par la justice, il y a six mois, pour délits de corruption, trahison et tentatives de coup d’État, parrainés par elle et par son mouvement « Vente Venezuela » qu’elle a toujours refusé d’enregistrer comme parti politique. La Cour suprême a examiné son cas et a réaffirmé qu’elle n’était pas éligible, tout comme elle l’a fait ici pour Bolsonaro.
  8. Par pur effet de propagande, sachant qu’elle n’était pas éligible, elle a nommé au dernier moment Mme Corina Yoris qui n’avait le soutien d’aucun parti politique ET n’a même pas présenté les exigences légales de signatures de 5% des électeurs – norme électorale pour s’inscrire conformément aux lois. Le conseil électoral l’a rejetée à l’unanimité. Comme cela est déjà arrivé au Brésil.
  9. 13 candidats sont inscrits, dont 12 de l’opposition, parmi lesquels un gouverneur de l’État du Zulia qui s’était déjà présenté à la présidence contre Hugo Chávez en 2006. Au total, 37 partis politiques ont participé, dont 70 % sont des partis politiques d’opposition au gouvernement.
  10. La liberté de la presse est totale dans le pays, avec plusieurs chaînes de télévision et journaux ouvertement opposés au gouvernement, où les opposants disent ce qu’ils veulent. Contrairement au Brésil où n’ont accès qu’à la télévision que ceux qui défendent les thèses du Capital, même sur les questions internationales.
  11. Le blocus économique des ÉTATS-UNIS, l’impossibilité de disposer de pièces de rechange pour l’industrie pétrolière et la baisse des exportations ont entraîné d’énormes difficultés économiques pour la population et nombre d’entre eux ont décidé d’émigrer pour des raisons économiques. Comme cela est arrivé aux habitant(e)s de tous les pays d’Amérique latine, il suffit de regarder la frontière avec le Mexique. Et comme ici au Brésil avec les milliers de Brésiliens qui ont émigré aux États-Unis et au Portugal.
  12. Ces dernières années, le Venezuela a subi des tentatives d’invasion militaire, par voie maritime et depuis la Colombie, déjouées par les forces publiques avec le soutien de la population.
  13. Le président Maduro a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat, notamment par des drones, qui ont également été déjouées et leurs auteurs arrêtés.
  14. Le peuple vénézuélien a besoin de justice internationale pour restituer ses avoirs à l’étranger, tels que ses réserves d’or, volées par l’Angleterre.
  15. Le peuple vénézuélien a besoin de mettre fin au blocus économique et de pouvoir utiliser ses principaux actifs pétroliers pour relancer le développement du pays.
  16. Il est clair qu’une campagne de diffamation organisée par les États-Unis et ses grands groupes économiques à travers les médias privés de tout le continent est en cours pour diffamer le processus électoral vénézuélien et in fine ne pas en reconnaître les résultats. Aucun gouvernement n’a le droit de s’immiscer dans les affaires intérieures des autres peuples. Et notre constitution défend le droit des peuples à l’autodétermination.
  17. Nous appelons tous les mouvements populaires, syndicats, partis politiques et associations de juges et procureurs brésiliens à se rendre au Venezuela et à suivre le processus électoral sur place.
  18. Nous appelons tous les mouvements populaires et la gauche brésilienne à être solidaires du peuple vénézuélien et dénonçons les actions du gouvernement états-unien et de ses satellites, menées dans le cadre de la guerre hybrides en cours depuis tant d’années.
  19. Nous appelons chacun à être également solidaire avec les pauvres des États-Unis, avec les peuples d’Haïti, de Palestine, de Cuba, de Porto Rico et des pays africains du SAHEL, qui affrontent les mêmes intérêts de l’empire états-unien et de ses alliés européens. L’empire français est chassé d’Afrique après avoir volé tant de richesses naturelles.
  20. Depuis 25 ans, le peuple vénézuélien subit les conséquences de la guerre hybride imposée par le gouvernement des États-Unis et ses compagnies pétrolières. Malgré les défaites et les difficultés, il a toujours gagné et gagnera encore.

Brésil, 2 avril 2024.”

Traduction : Thierry Deronne

Premiers signataires :

  1. Mouvements populaires et partis politiques :
    • Confederación Nacional de los Trabajadores y Trabajadoras de la
      Agricultura Familiar de Brasil – CONTRAF – Brasil
      Central de los Trabajadores y Trabajadoras de Brasil – CTB
      Centro brasileno por la paz – CEBRAPAZ
      Central de Movimientos Populares-CMP
      Centro de estudios de religiones de matriz africana – CENARAB
      Coordinacion nacional de comunidades Quilombolas – CONAQ
      Consejo Pastoral de los/las Pescadores/as – CPP
      Frente Evangélica por el Estado de Derecho
      Levante Popular de la Juventud – LPJ
      Marcha Mundial de Mujeres – MMM
      Movimiento de los Trabajadores Rurales Sin Tierra – MST
      Movimiento de Pescadores y Pescadoras Artesanales – MPP
      Movimiento Brasil Popular – MBP
      Movimiento de Mujeres Campesinas – MMC
      Movimiento de los Afectados por Barragem – MAB
      Movimeinto de los Pequenos Agricultores – MPA
      Movimiento de los Trabajadores Desempleados – MTD
      Movimiento por la Soberania Popular en la Minerania – MAM
      Movimiento de los Trabajadores y Trabajadoras del Campo – MTC
      Partido comunista de Brasil – Pcdob
      Rede de Médicos y Medicas Populares – RMMP
      Union de la juventud socialista – UJS

2. Personnalités et porte-parole de la société brésilienne:

Acilino Ribeiro – dirigente do PSB
Ariovaldo santos, Pastor evangélico
Beto Almeida, Periodista
Breno Altman, Periodista

Celia Gonçalves, makota de los pueblos de terreiro
Cesar Silva Fonseca, Periodista
David Stival, ex-presidente del PT-RS, professor universitário
Eduardo Moreira, empresario y comunicador
Frei Sérgio Gorgen, frade franciscano
Georgina de Queiroz, profesora
Guilherme Estrela, geólogo de la Petrobras
Joao Pedro Stedile, activista de la lucha por la Reforma Agraria.
José Reinaldo Carvalho, Periodista, presidente de Cebrapaz
Júlio Flávio Gameiro Miragaya, economista
Leila Jinkings, Periodista
Luis Sabanay, Pastor presbiterano
Marcelo Barros, Monge Beneditino
Maria luiza Busse, Periodista de ABI
Mario Vitor santos, Periodista
Monica Buckmann, professora universitária
Ney Stronzake – Abogado
Nilza Valeria, Periodista
Oswaldo Maneschy, Periodista
Paulo Miranda, Director de la TV Comunitária de Brasília
Pedro Augusto Pinho, ex-presidente de la AEPET y del Corpo Permanente de la
Escuela Superior de Guerra
Roberto Requião, ex-gobernador , y ex-senador del Estado de Paraná
Rosana Fernandes, Coordinadora General de la Escola Nacional Florestan Fernandes
Sandra de Barreto, socióloga
Socorro Gomes, ex-diputada Federal por el PcdoB y directora de relaciones
internacionales de Cebrapaz
Valter Pomar, miembro del Diretório Nacional del PT
Lucinha Barbosa, Secretaria de Movimientos Populares del PT
Airton Faleiro, Diputado Federal-Para
Dilson Marcom, Diputado Federal – PT-Rio Grande del Sur
Joao daniel, Diputado Federal- PT Sergipe
Marina del MST, Diputada Estadual – PT-Rio de Janeiro
Messias, Diputado Estadual – PT Ceara
Orlando Silva, Diputado Federal- Pcdob São Paulo
Rosa amorim, Diputada Estadual – PE-Pernambuco
Valmir assunção, Diputado Federal- PT-Bahia
Romenio Pereira, Secretario de las Relaciones Internacionales de PT (parti de Lula)

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Venezuela : douze points sur les « i » d’élections présidentielles.

Par Thierry Deronne, Caracas.

1. Depuis la victoire électorale de Hugo Chávez en décembre 1999, le Venezuela a organisé 35 élections en 24 ans, dont un référendum sur la nouvelle Constitution. Le chavisme a perdu deux élections nationales. La droite a fait élire des gouverneurs, des députés, des maires et des conseillers municipaux. La transparence du système électoral vénézuélien, à double vérification, électronique et imprimée, a fait dire dès 2012 à Jimmy Carter qu’«en le comparant aux 92 processus électoraux que j’ai observés dans le monde entier, le système électoral vénézuélien est le meilleur du monde» (1). Dans l’isoloir, l’écran numérique permet à l’électeur/trice de voter sur écran puis de lancer l’impression de son vote, qu’il ou elle vérifie et plie avant de le déposer dans l’urne à proximité. Tous les partis et observateurs peuvent ainsi comparer les votes électroniques avec les votes imprimés, dans n’importe quel bureau, partout où ils le souhaitent. Les élections les plus récentes (2021) ont été validées par l’ensemble des observateurs internationaux. (2)

2. A la suite de l’«Accord des Barbades» (3), cosigné par le gouvernement du Venezuela et l’opposition de droite en octobre 2023, 40 partis d’opposition ou pro-chavistes – soit 97% des partis politiques -, et 155 délégué(e)s des principaux secteurs économiques, culturels, religieux et sociaux du Venezuela, se sont réunis pendant plusieurs jours à Caracas pour définir une feuille de route électorale (photos). Cet accord, relu et signé par toutes les parties le 4 mars 2024, a permis au Centre National Électoral (CNE) de fixer la date des présidentielles au 28 juillet.

Seule à refuser de prendre part à ces réunions : l’oligarque d’extrême droite Maria Corina Machado, admiratrice du Likoud, qui a participé à tous les coups d’État contre Chávez et Maduro, avant d’être déclarée inéligible par la justice, comme la justice brésilienne l’a fait pour le putschiste Bolsonaro. En cause : son implication dans le réseau de corruption de Juan Guaido, sa participation à l’organisation des violences, ses appels à l’invasion armée du Venezuela par les États-Unis, et avoir représenté un pays étranger (le Panama) pour appuyer cette intervention (alors qu’elle était députée vénézuélienne) ce qui est interdit par la Constitution (4). Cette décision a été confirmée en appel par la Cour suprême du Venezuela. Ces dernières semaines, son parti «Vente Venezuela», qu’elle a toujours refusé d’inscrire au Conseil National Électoral, a renoué avec les méthodes insurrectionnelles pratiquées en 2014 et en 2017 (attentats contre le président Maduro, violences de rue, destructions de services publics). Plusieurs militants du premier cercle de la dirigeante ont été arrêtés alors qu’ils préparaient des violences et un attentat contre le président (5). Ils ont aussitôt été présentés par Machado, Washington et les grands médias comme des «prisonniers politiques». Comme l’explique Ignacio Ramonet, «depuis des années, les dénonciations du gouvernement bolivarien sur les déstabilisations et les attentats terroristes sont occultées ou traitées avec les guillemets de l’ironie par les grands médias».

3. Les élections présidentielles de 2024 auront le deuxième plus grand nombre de candidats depuis 31 ans (6). Sur les treize candidats en lice pour la présidentielle, douze appartiennent à l’opposition (en majorité de droite, mais aussi de l’évangélisme ou de la social-démocratie). Ces partis vont d’«Acción Democrática» et «Copei», venus de l’ancien régime bipartisan qui a gouverné le pays pendant 40 ans, à «Fuerza Vecinal», récemment issu d’une dissidence de l’extrême droite. Le président sortant, Nicolás Maduro, a été choisi comme candidat par les onze organisations politiques du «Gran Polo Patriótico Simón Bolívar». Dans cette coalition de la gauche, le principal parti chaviste – le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) -, est le seul à avoir organisé des primaires avec plus de quatre millions et demi de sympathisant(e)s, militant(e)s et dirigeant(e)s de base qui ont tenu des assemblées dans près de 50.000 communautés populaires de tout le pays.

4. Actuellement, les sondages de la firme privée Hinterlaces donnent une majorité à Nicolas Maduro (7). Son directeur Oscar Schémel explique: «A peine 9 % des Vénézuéliens sympathisent avec un parti d’opposition. C’est le niveau le plus bas jamais atteint. La plupart de ses dirigeants sont rejetés par l’opinion publique à plus de 80 % – Juan Guaidó, Capriles, Henry Ramos et d’autres, à cause de leurs conflits internes mais aussi des sanctions occidentales qu’ils ont promues et des souffrances sociales générées (…) Pendant 25 ans, nous n’avons vu de la part de l’opposition aucun programme structurel (à part renverser le gouvernement bolivarien), aucune présence massive dans les rues. L’opposition a perdu la capacité de diriger une meeting dans un quartier populaire, elle «a perdu la rue». Une bonne partie de ses victoires est due au vote des mécontents des mauvaises gestions gouvernementales. (…) Par contre, le chavisme est la seule force politique qui, en 25 ans, a proposé un plan à long terme. Une sorte de «culture chaviste» s’est installée, mettant au cœur de la politique les thèmes de l’égalité, de l’inclusion de celles et ceux qu’une sorte d’apartheid avait écarté de la participation politique.» Les agences de renseignement des États-Unis sont arrivées à la même conclusion qu’Hinterlaces: le dirigeant vénézuélien Nicolás Maduro remporterait les prochaines élections présidentielles de la nation sud-américaine en juillet. (8)

5. Après les années les plus dures d’un blocus occidental dénoncé par les rapporteurs de l’ONU (9), et qui a entraîné la mort de 100.000 personnes, Hinterlaces note aussi que « 81% des électeurs vénézuéliens retrouvent l’espoir. » L’ex-Président et économiste Rafael Correa a expliqué récemment que malgré le blocus et les 926 sanctions renouvelées en mars 2024 par l’administration de Joe Biden, les chiffres de la CEPAL (ONU) indiquent que les politiques du gouvernement révolutionnaire (stimulation de la production nationale, alliances multipolaires..) permettront d’atteindre de nouveau cette année la croissance la plus élevée d’Amérique du Sud. L’hyper-inflation a été freinée: l’inflation du troisième trimestre 2023 fut la plus basse depuis 2012. Ce qui explique le retour progressif des migrant(e)s qui avait fui le pays massivement à partir du blocus occidental.

6. Pour s’inscrire aux présidentielles, toutes les organisations politiques qui le voulaient se sont enregistrées auprès du Centre National Électoral (sans le moindre obstacle, en respectant la législation électorale). Mais «Vente Venezuela», le «parti» d’extrême droite de Maria Corina Machado, n’a jamais demandé à être inscrit, et n’a jamais participé à une élection. Plus que d’un parti, il s’agit d’une ONG (financée par les États-Unis) qui s’est fait connaître en 2023 par le biais d’une «primaire de l’opposition» controversée, menée avec un énorme battage médiatique international mais sans inscription sur les listes électorales et avec pour seul arbitre l’ONG «Súmate», dont María Machado est membre fondatrice. Les cahiers de vote ont été détruits après le scrutin. Dès juin 2004, l’économiste états-unien Mark Weisbrot du CEPR a dénoncé devant la sous-commission des affaires de l’hémisphère occidental du Sénat états-unien, le financement de Súmate par la NED (une des façades de la CIA). (10)

7. Comme dans de nombreux pays, en Espagne par exemple, la loi électorale vénézuélienne prévoit que chaque parti qui souhaite inscrire une candidature nomme un représentant légal auprès du Conseil Électoral. Seul ce représentant légal dispose du mot de passe pour introduire les données dans le système. Ne s’étant jamais inscrite et n’ayant aucun représentant légal, Maria Corina Machado n’a pas pu entrer dans le système, tout en affirmant devant les caméras que la page était «bloquée pour elle par la dictature». En réalité, la dirigeante savait dès le départ qu’elle ne pourrait pas participer aux élections. Pourquoi, dès lors, cette mise en scène ? Explications.

8. L’an passé, Washington avait accepté de lever temporairement plusieurs des 926 sanctions contre le Venezuela, tout en menaçant de les reconduire en 2024 si Maria Corina Machado ne figurait pas parmi les candidats. En clair, les États-Unis veulent imposer la raison du plus fort contre la loi électorale du Venezuela. C’est ce sentiment de puissance que lui donne l’appui de Washington et de l’internationale médiatique, qui permet à Machado d’affirmer, devant les médias, que la «dictature l’empêche de se présenter».

9. Les médias occultent que la majorité de la gauche et des mouvements sociaux latino-américains, comme les Mouvements de l’ALBA ou le Réseau des Intellectuels en Défense de l’Humanité, appuient la démocratie vénézuélienne face à cette manœuvre. Sans Terre, féministes, communistes, syndicalistes, afrodescendant(e)s, responsables du PT (parti de Lula) : un manifeste signé par de nombreux partis de gauche et mouvements populaires brésiliens dénonce la désinformation sur les élections au Venezuela et appelle la gauche mondiale à exprimer sa solidarité (11). La Présidente du Honduras (également présidente de la CELAC) Xiomara Castro demande que cessent les «ingérences extérieures dans les élections vénézuéliennes» et, répondant favorablement à l’invitation du gouvernement bolivarien, enverra sur place une équipe d’observateurs électoraux (12). Comme le Honduras, le Nicaragua ou Cuba, la Bolivie de Lucho Arce exprime dans un communiqué officiel sa solidarité avec «la République bolivarienne du Venezuela, son peuple et notre frère le président Nicolas Maduro face aux menaces et aux actions de certaines organisations d’extrême droite qui, au lieu de se joindre à la compétition électorale comme l’ont décidé d’autres organisations d’opposition, s’emploient à déstabiliser les élections et le système politique vénézuélien. (…) Les États-Unis doivent respecter l’autodétermination du Venezuela et abandonner leurs plans d’ingérence et d’intervention.» (13)

Position semblable du célèbre «Groupe de Puebla» qui regroupe des (ex-) présidents et leaders latino-américains progressistes : «Nous sommes témoins que le gouvernement et l’opposition se sont engagés dans un dialogue intensif ces derniers temps (…) Cette étape doit garantir que la voie électorale pacifique est le moyen de régler les différends, de légitimer pleinement le processus électoral et de mettre fin aux voies déstabilisatrices, aux interventions, aux actions militaires, aux sanctions économiques ou à d’autres actions de force, toutes incompatibles avec la voie démocratique.» (14)

Pour sa part l’ex-président Evo Morales lance « un appel fraternel à tous les gouvernements et à toutes les organisations politiques et sociales de gauche, progressistes et humanistes pour qu’ils ne se laissent pas entraîner par la désinformation sur ce qui se passe au Venezuela. Comme aujourd’hui, d’autres attaques préparées par l’impérialisme ne manqueront pas de se produire plus tard. Il est de notre devoir de défendre le processus révolutionnaire initié par le Président Chávez et poursuivi par notre frère le Président Nicolás Maduro. »

Le 5 avril, le président du Mexique Lopez Obrador dénonce : « le Venezuela est attaqué par la droite du monde entier, tout comme Cuba. Nous connaissons ce type de guerre sale » et exige de laisser le Venezuela mener ses présidentielles « sans ingérence, et que le peuple choisisse librement, et en paix ». (15)

Le monde multipolaire manifeste également son appui. Le porte-parole des Affaires Étrangères de la Chine a déclaré: «Nous soutenons le Venezuela dans l’organisation des élections conformément à sa constitution et à ses lois, lui souhaitons plein succès dans ce scrutin et nous nous opposons à toute ingérence extérieure dans ses affaires intérieures. La Chine appelle la communauté internationale à jouer un rôle positif et constructif à cette fin.» (16) Comme pour les élections de 2021, l’ONU a accepté l’invitation du gouvernement bolivarien à envoyer son équipe d’observateurs (17), arrivée le 23 avril. Dans les prochaines semaines arriveront au Venezuela les équipes du Centre Carter et de l’Union Européenne (18).

10. Lorsque des fonctionnaires des affaires étrangères de Colombie et du Brésil, dont les présidents sont des alliés du Venezuela, ont émis des communiqués en phase avec les médias dominants et critiqué la non-inscription de Maria Corina Machado, les grands médias ont aussitôt annoncé «la rupture de Lula et de Petro avec Maduro». C’est faux. Les relations bilatérales se poursuivent sans obstacles (19). Quelques jours plus tard, le 9 avril, s’est tenue à Caracas la cinquième réunion de travail entre les présidents Maduro et Petro pour renforcer les relations bilatérales en économie et en politique. Le mandataire colombien a rencontré également des partis d’opposition, et la Colombie a accepté l’invitation du Venezuela d’envoyer une équipe d’observateurs électoraux aux élections du 28 juillet. En outre la guérilla de l’ELN et le gouvernement colombien vont se retrouver à Caracas pour avancer dans le processus de paix. Pour le président Petro, « le Venezuela peut beaucoup nous aider, comme il l’a souvent fait, à surmonter le problème des conflits armés. » (20)

Photo : Caracas, le 9 avril, cinquième réunion de travail entre les présidents Maduro et Petro pour renforcer les relations bilatérales.

Quant au Président Lula, il a expliqué à la presse, le 23 avril 2024, que la droite a enfin nommé un candidat unique aux présidentielles de juillet (écartant la putschiste Machado, inéligible), qu’il y aura des observateurs internationaux, que le Brésil en sera volontiers, et redemande aux USA – comme l’ont fait ses homologues colombien et mexicain -, de lever les 936 « sanctions » pour favoriser le retour des migrants économiques.

Le Coordinateur National du Mouvement des Sans Terre du Brésil Joao Pedro Stedile, les analystes Walter Smolarek de Liberation News, Zoe Alexandra de People’s Dispatch (21), les journalistes brésiliens Breno Altman d’Opera Mundi et Lorenzo Santiago de Brasil de Fato (22), l’historien Vijay Prashad du Tricontinental Institute, ont démonté la fake news de la « candidate exclue » diffusée par l’extrême droite vénézuélienne.

Une réponse particulièrement intéressante est venue du politologue espagnol Juan Carlos Monedero, ex-dirigeant de Podemos (23): «Je crains que Lula et Petro n’aient pas été informés par ces fonctionnaires sur ce qui s’est passé au Venezuela. Ne soyons pas dupes. Les États-Unis ne veulent pas que Nicolas Maduro gagne les élections et recommencent à les saboter. Le problème de l’opposition vénézuélienne, ce sont ses divisions. L’inégibilité de Maria Corina Machado n’a constitué une surprise pour personne au Venezuela. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle n’a tenu aucun compte de la législation vénézuélienne ni de ce que dit l’«Accord des Barbades» signé par le gouvernement et l’opposition. Les milieux d’affaires vénézuéliens ne veulent pas de Machado au pouvoir car ils savent qu’elle déclencherait une guerre civile. La population déteste l’alter ego de Machado, Juan Guaido, pour les milliards de dollars qu’il a volés et pour les sanctions qui ont causé tant de souffrances. Machado a été jugée et condamnée pour exiger une intervention militaire des États-Unis. C’est comme si les juges espagnols déclaraient inéligible un politicien qui demande par exemple qu’on bombarde l’Espagne ou qui promeut la violence ou la désobéissance à la Constitution espagnole. Pour beaucoup moins que ça, en Espagne, nous avons jugé inéligibles beaucoup de personnes.

Monedero conclut : «Restons humbles: ce qu’on ne veut pas pour son pays, on ne peut le vouloir pour un autre pays. Comme l’avait d’ailleurs dit Lula, la droite vénézuélienne devrait cesser de pleurer et se chercher un autre candidat. Machado a préférer jouer à la victimisation. Le reste de la droite le sait, et a refusé d’inscrire sous sa bannière Machado ou la candidate de substitution qu’elle voulait imposer au dernier moment. La droite a fait savoir à Machado qu’elle n’acceptait pas qu’elle prenne des décisions sans les consulter, puis lui a joué un bon tour en nommant par surprise, in extremis, son propre candidat: Manuel Rosales,le gouverneur du Zulia, qui s’était déjà présenté contre Chávez. Bref, quand Machado crie à la «dictature», ou quand elle dit que la page électronique du Centre national Électoral est «bloquée pour elle», etc… la réalité est tout simplement qu’elle n’a pas de base légale pour présenter sa candidature et que les partis de droite lui ont préféré un autre candidat.» (24)

La droite vénézuélienne elle-même a reconnu, le 16 avril, que Maria Corina Machado « ne croit pas aux élections et veut toujours jouer la carte de la violence » (25).

11. Maria Corina Machado est la fille d’un magnat de l’acier vénézuélien, Henrique Machado Zuloaga, dirigeant de Sivensa, une des plus grandes entreprises sidérurgiques du Venezuela (26), nationalisée en 2008 par Hugo Chávez lorsqu’il commença une politique de redistribution en faveur des plus pauvres. Machado en a gardé une soif de vengeance et incarne parfaitement l’oligarchie raciste du Venezuela pressée d’effacer la révolution bolivarienne et l’inclusion de la population métisse. Son projet est de replacer le Venezuela sur orbite états-unienne, et d’en faire «un pays de propriétaires et d’entrepreneurs» en privatisant tout ce qui peut l’être – un programme ultra-libéral proche de celui de Milei en Argentine. Privatiser l’entreprise pétrolière mais aussi les millions de logements sociaux que le «régime» comme elle dit, construit gratuitement pour les secteurs populaires.

À l’extrême-droite de l’échiquier politique, elle a longtemps occupé une position marginale. En 2010, elle est élue députée. En 2012, elle se présente aux primaires de la droite mais n’obtient que 3% des voix. Sa «base» sont des ONGs comme «Sumate» ou «Vente Venezuela», financées par les États-Unis. Son admiration pour le Likoud est la sublimation de ce qu’elle ferait au pouvoir, après avoir appuyé en vain les coups d’État contre Chávez puis contre Maduro. Elle a signé un accord «stratégique» de coopération avec ce parti pour, en cas de victoire, compter sur le savoir-faire contre-insurrectionnel dont les israéliens sont spécialistes (voir les massacres commis par leurs « élèves » en Colombie, au Guatemala, etc…). Cette répression de la rébellion populaire a déjà eu lieu pendant les 48 heures du coup d’État contre Chávez en 2002 (27). Maria Corina était des signataires du décret putschiste qui supprima toutes les autorités démocratiques du pays et intronisa le chef du patronat Pedro Carmona comme président. En 2005, elle a rencontré George W. Bush à la Maison-Blanche pour discuter du « retour à la démocratie », c’est-à-dire du renversement du gouvernement bolivarien.

Ci-dessus: Maria Corina était des signataires du décret du coup d’État contre Chavez qui supprima toutes les autorités démocratiques du pays et intronisa le chef du patronat Pedro Carmona comme président du Venezuela en 2002.
Ci-dessus : Accord de « partenariat opérationnel » sur des thèmes comme « géopolitique et sécurité » entre deux partis d’extrême droite, le « Vente Venezuela» de Maria Corina Machado, et le Likoud.

En 2014, on la retrouve à l’origine de l’opération «La Salida» (la sortie) qui consistait à déchaîner la violence pour renverser par la force le président Maduro. Le bilan s’élève à plusieurs dizaines de morts parmi policiers et manifestants. En 2017, lors d’autres émeutes d’extrême droite, un jeune homme noir de 22 ans est lynché, poignardé puis brûlé vif parce que «noir donc chaviste» (28). La même année, des bombes sont utilisées pour attaquer des policiers et des câbles de fer sont tendus dans les rues pour décapiter les motards de la police. En 2019, elle participe activement à l’instauration du président fantoche, non élu mais nommé par Donald Trump, Juan Guaido. Les 31 tonnes d’or du Venezuela au Royaume-Uni, la filiale pétrolière états-unienne CITGO et beaucoup d’autres actifs de l’État vénézuélien sont volés par un fake-président adoubé avec empressement par des présidents comme Emmanuel Macron. Machado fait partie de son clan. Elle applaudit le blocus occidental des aliments et des médicaments : exigeant aux États-Unis de « mettre toute la pression, toutes les sanctions, et l’asphyxie financière totale pour arriver au point de rupture et renverser Maduro » (29), et se prononce publiquement à partir de 2020, en faveur d’une intervention militaire menée par les États-Unis, en invoquant l’activation du traité TIAR.

12. Vingt-cinq ans après l’élection d’Hugo Chávez et le début de la révolution bolivarienne, les États-Unis n’ont pas renoncé à la détruire, en raison de son opposition au néo-libéralisme et à l’impérialisme, de ses alliances multipolaires et de ses politiques visant à mettre les ressources du pays, notamment pétroliers, au service des majorités historiquement exclues. En avril, la commandante générale du Southern Command Laura Richardson visitera Buenos Aires, comme l’a déjà fait le directeur de la CIA William J. Burns, pour y organiser avec le président d’extrême droite Javier Milei, une nouvelle base avancée contre l’axe du mal: Cuba-Venezuela-Nicaragua et bien sûr contre « l’influence croissante des BRICS », lire : de la Chine et de la Russie, en Amérique Latine.

La méthode de Washington est bien connue : faire campagne pour jeter le doute sur l’intégrité du processus électoral de manière à présenter le résultat comme frauduleux, quelles que soient les preuves réelles le jour de l’élection. Le rôle des grands médias est d’invalider la possible élection du favori des sondages, Nicolas Maduro, en installant l’idée qu’une élection sans Machado ne peut être considérée comme légitime. Le 30 janvier, quelques jours après le rejet de son appel par la Cour suprême du Venezuela, Machado a été interviewée par CNN et présentée comme « la principale dirigeante de l’opposition vénézuélienne ». Le Washington Post a titré: «Elle est la tête de liste dans la course pour chasser Maduro. Mais il veut la bloquer».

Le président français Emmanuel Macron s’était ridiculisé en recevant le putschiste d’extrême droite Juan Guaido à l’Élysée comme « président du Venezuela» avant de reconnaitre en 2023 le président élu, Nicolas Maduro. Dénoncé par ses alliés de droite pour sa corruption, Guaido a fui la justice du Venezuela et vit un exil doré aux États-Unis. Après ce désastre diplomatique, le mandataire français est vite retombé dans l’ornière états-unienne en déclarant au Brésil, le 28 mars 2024: «Nous condamnons très fermement l’exclusion d’une candidate très sérieuse et crédible de l’élection présidentielle au Venezuela, nous demandons sa réintégration (…) Nous ne devons pas désespérer aujourd’hui, si je puis dire, mais la situation est grave et s’est détériorée avec la décision qui a été prise.» (30)

Le gouvernement bolivarien a maintenu un principe simple : les forces politiques de toute idéologie peuvent participer aux élections tant qu’elles ne conspirent pas avec des puissances étrangères pour porter atteinte à l’indépendance du Venezuela. Ce principe est pratiqué dans le monde entier. Aux États-Unis par exemple, où le 14ème amendement interdit aux coupables d’insurrection d’exercer une fonction publique. Quand le porte-parole du département d’État états-unien Matthew Miller a critiqué l’inégibilité de Machado, Caracas a répondu : «Votre communiqué montre le vrai visage du propriétaire du cirque qui voudrait délégitimer les prochaines élections présidentielles.» Les autorités du Conseil National Électoral du Venezuela ont également critiqué « l’audace » du Département d’État états-unien à vouloir diriger les élections au Venezuela: «Le CNE ne peut pas assumer la responsabilité de l’inéligibilité de certains individus qui placent leurs intérêts au-dessus de la légalité nationale, se croyant oints par une puissance extérieure ». (31)

La cible prioritaire des médias sont les militant(e)s de gauche. Les menaces occidentales contre les élections présidentielles de juillet 2024 nous rappellent qu’on n’attaque pas le Venezuela parce qu’il est une «dictature» mais parce qu’il faut endiguer l’exemple contagieux de la démocratie de gauche la plus avancée des Amériques, celle où le record en nombre d’élections côtoie le progrès constant de la démocratie participative et des autogouvernements populaires. De même que l’Occident n’a jamais pardonné aux Jacobins noirs d’Haïti de fonder la première république libre des Amériques et fait tout, à la faveur du narco-chaos, pour y renforcer son emprise, les vénézuéliens savent que les États-Unis et l’Europe ne leur pardonneront jamais leurs racines : l’armée de Bolivar servit à libérer de l’esclavage et du joug impérial les peuples latino-américains, jamais à les asservir.

Thierry Deronne, Caracas, 31 mars 2024.

Merci pour leurs contributions à Joao Pedro Stedile, Zoe Pepper, Christian Rodriguez et Maria Luisa Nunez.

Notes :

(1) « Former US President Carter: Venezuelan Electoral System “Best in the World” » https://venezuelanalysis.com/news/7272/

  1. « Les observateurs internationaux saluent la transparence du scrutin » https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/11/23/venezuela-alors-que-les-observateurs-internationaux-saluent-la-haute-transparence-du-scrutin-des-leaders-de-la-droite-appellent-a-tourner-la-page-du-putschisme-de-guaido/
  2. Sur cet accord : « Venezuelan Gov’t, Opposition Resume Dialogue, Establish Electoral Conditions » https://venezuelanalysis.com/news/venezuelan-government-opposition-dialogue/
  3. « Les lois électorales vénézuéliennes sont conçues pour garantir la démocratie en dépit des ambitions personnelles » https://www.counterpunch.org/2024/04/01/venezuelan-election-laws-are-designed-to-guarantee-democracy-despite-personal-ambitions/ et « Une fois de plus, Washington s’immisce dans les élections d’un autre pays » https://b-tornare.overblog.com/2024/04/une-fois-de-plus-washington-s-immisce-dans-les-elections-d-un-autre-pays.html / (en anglais:) https://orinocotribune.com/yet-again-washington-meddles-in-another-nations-election/
  4. Sur les préparatifs de violences et d’attentats : « Venezuela: Authorities Arrest Two María Corina Machado Associates Over Alleged Violent Plot » https://venezuelanalysis.com/news/venezuela-authorities-arrest-two-maria-corina-machado-associates-over-alleged-violent-plot/ Voir aussi :https://twitter.com/latablablog/status/1772381434486866302 / http://www.mp.gob.ve/index.php/2024/03/26/fiscal-general-informo-detencion-de-dos-hombres-armados-cerca-de-tarima-presidencial-en-caracas/ / https://diariovea.com.ve/incendio-en-transaragua-destruyo-112-autobuses-no-se-descarta-sabotaje/
  5. Lire « Les élections présidentielles de 2024 auront le deuxième plus grand nombre de candidats depuis 31 ans » https://operamundi.uol.com.br/politica-e-economia/venezuela-eleicoes-presidenciais-de-2024-terao-2o-maior-numero-de-candidatos-em-31-anos/
  6. Sondages d’Hinterlaces : https://www.hinterlaces.net/monitor-pais-6-de-cada-10-venezolanos-votara-por-el-candidato-del-psuv-en-las-presidenciales/
  7. Les agences de renseignement de Washington confirment une probable victoire de Maduro aux présidentielles : https://es-us.noticias.yahoo.com/agencias-espionaje-eeuu-creen-maduro-204010134.html
  8. Sur les souffrances causées à la population par les mesures coercitives unilatérales (« sanctions ») occidentales : https://venezuelanalysis.com/analysis/on-unilateral-coercive-measures-part-ii-a-conversation-with-alena-douhan/
  9. Témoignage de Mark Weisbrot devant la sous-commission de l’hémisphère occidental, du Peace Corps et des affaires de stupéfiants de la commission des relations extérieures (Sénat), 24 juin 2004 https://www.cepr.net/democracy-venezuela/
  10. Lire le manifeste : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/04/03/sans-terre-feministes-communistes-syndicalistes-afrodescendantes-les-mouvements-populaires-bresiliens-denoncent-la-desinformation-sur-les-elections-au-venezuela-et-appellent-a-la-solidarite-de/. Les mouvements sociaux de l’ALBA défendent le processus électoral du Venezuela : https://albamovimientos.net/celebramos-la-democracia-defendemos-la-soberania-abrazamos-la-dignidad-del-bravo-pueblo-declaracion-de-apoyo-a-las-elecciones-presidenciales-en-venezuela/
  11. Communiqué de la Présidente du Honduras : https://twitter.com/XiomaraCastroZ/status/1773029865119154681
  12. Communiqué du Ministère des Affaires Étrangères de Bolivie du 30 mars 2024 : https://cancilleria.gob.bo/mre/2024/03/30/14485/
  13. Communiqué du Groupe de Puebla : https://www.grupodepuebla.org/comunicado-del-grupo-de-puebla-sobre-las-elecciones-presidenciales-en-venezuela/
  14. La Jornada : https://www.jornada.com.mx/noticia/2024/04/05/politica/venezuela-y-cuba-tienen-en-contra-a-toda-la-derecha-del-mundo-amlo-4492
  15. Déclarations du Ministère des Affaires Étrangères de la Chine : https://www.fmprc.gov.cn/eng/xwfw_665399/s2510_665401/202403/t20240329_11273709.htm
  16. Rencontre ONU/gouvernement bolivarien : https://twitter.com/yvangil/status/1775641308679307744
  17. https://twitter.com/VTVcanal8/status/1775935543374643471
  18. L’ambassade du Venezuela à Brasilia a demandé une réunion avec le gouvernement de Lula, estimant qu’il ne dispose pas « d’informations claires », et précise que la réunion se déroulera sur le même ton amical que d’habitude. La réunion s’est tenue avec Celso Amorim, conseiller en chef spécial de la présidence de la République au Brésil. Le Président Lula a expliqué à la presse, le 23 avril 2024, que la droite a enfin nommé un candidat unique aux présidentielles de juillet (écartant la putschiste Machado, inéligible), qu’il y aura des observateurs internationaux, que le Brésil en sera volontiers, et redemande aux USA – comme l’ont fait ses homologues colombien et mexicain, de lever les 936 « sanctions » pour favoriser le retour des migrants économiques.
  19. Continuité des relations Colombie/Venezuela : https://twitter.com/venezuelainfos/status/1777828843337679194. Sur la médiation vénézuélienne des négociations entre gouvernement colombien et guérilla : https://venezuela-news.com/eln-gobierno-petro-reuniran-venezuela-avanzar-proceso-paz/
  20. Zoe Pepper et Walter Smolarek, « Venezuela’s election in the crosshairs of new US regime change scheme » https://peoplesdispatch.org/2024/03/15/venezuelas-election-in-the-crosshairs-of-new-us-regime-change-scheme/
  21. Lorenzo Santiago, « Entenda por que Corina Yoris, motivo de discórdia com Brasil, não disputará as eleições da Venezuela », https://www.brasildefato.com.br/2024/04/03/entenda-por-que-corina-yoris-motivo-de-discordia-com-brasil-e-colombia-nao-disputara-as-eleicoes-da-venezuela
  22. Message vidéo de Juan Carlos Monedero : https://twitter.com/i/status/1774041151789527056
  23. Maria Corina Machado aurait pu choisir la troisième option prévue par la loi organique sur les processus électoraux : l’initiative individuelle. Dans ce cas, conformément aux dispositions de l’article 52, elle devait présenter au CNE des signatures de soutien correspondant à 05 % du nombre de votant(e)s enregistrés lors de la dernière élection, afin d’approuver sa candidature. La question est de savoir pourquoi elle ne l’a pas fait, surtout si comme elle l’affirme, elle a obtenu le soutien de plus de 2 millions d’électeurs lors de primaires organisées par son ONG… Voir aussi la déclaration du dirigeant de l’opposition Manuel Rosales : https://twitter.com/manuelrosalesg/status/1773115988612948270
  24. Voir https://twitter.com/elpoliticove/status/1780578535620427818
  25. Pour une « biographie non-autorisée » de Maria Corina Machado : https://twitter.com/latablablog/status/1773758289341280369
  26. Ce coup d’État est raconté dans le documentaire passionnant de Kim Bartley : « La révolution ne sera pas télévisée » (VO STF) : https://t.co/ieL3lUMVbQ
  27. « Ils ont brûlé vif mon fils parce qu’il était noir et chaviste », https://venezuelainfos.wordpress.com/2019/05/19/ils-ont-brule-vif-mon-fils-parce-quil-etait-noir-et-chaviste/
  28. Message audio de Maria Corina Machado : https://twitter.com/yvangil/status/1777086443879379106
  29. Déclaration d’Emmanuel Macron au Brésil : https://www.france24.com/es/francia/20240328-macron-culmina-su-visita-a-brasil-qu%C3%A9-acord%C3%B3-el-presidente-franc%C3%A9s-con-lula-da-silva. Sur l’histoire incroyable de Juan Guaido et les fourvoiements de Macron et de son ambassadeur à Caracas, on lira l’excellent «thriller» du journaliste Maurice Lemoine : « Juanito roi de la vermine », Le Temps des Cerises éditeur, 2023 https://www.amazon.fr/Juanito-vermine-Roi-du-Venezuela/dp/2370712759
  30. « Le Venezuela rejette l’intervention extérieure et la campagne de délégitimation du processus électoral » : https://venezuelanalysis.com/news/venezuela-rejects-foreign-interference-in-elections-denounces-us-delegitimization-campaign/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/04/01/venezuela-douze-points-sur-les-i-delections-presidentielles/

Jemima Pierre : « L’Occident a encore peur des Noirs d’Haïti ». A propos du « laboratoire impérialiste » dénoncé par le Venezuela.

Au début du mois de mars 2024, devant les chefs d’État de la CELAC réunis à Kingstown (Saint-Vincent-et-les-Grenadines), le président vénézuélien Nicolás Maduro a dénoncé les nouvelles menaces qui pèsent sur le peuple haïtien : « Nous ne sommes pas d’accord avec une invasion, qu’elle soit ouverte ou camouflée. La solution, c’est que l’Amérique latine et les Caraïbes accompagnent, aident Haïti à suivre sa propre voie et à mettre en œuvre son propre modèle, à reconstruire son propre État, ses propres institutions, et renouer avec toutes les formes de coopération comme le programme de pétrole à bas prix PetroCaribe lancé par Chávez. ». Trois jours plus tard, à Caracas, il a poursuivi : « Combien d’interventions militaires les États-Unis ont-ils menées en Haïti ? Lorsque la renaissance du peuple haïtien s’est produite au début de ce siècle, nous nous sommes réveillés avec la nouvelle qu’un avion états-unien avait emmené, après l’avoir kidnappé, le président Aristide hors de son pays. Haïti a été démembré, martyrisé par l’interventionnisme impérialiste, ils l’ont détruit de l’intérieur. On parle aujourd’hui d’un soulèvement de gangs criminels. Mais qui les a dotés de tous ces fusils ? Ces armes sont venues massivement des États-Unis. À qui profite le chaos ? Qui veut une invasion ? Ce qui se passe en Haïti, ils l’ont tenté ici au Venezuela lors des déstabilisations de l’extrême droite, et veulent le refaire ici en cette année électorale… Le narco-chaos est une nouvelle forme de domination. »

« Guerre de gangs, spirale de la violence »… Le « présentisme » des médias sert à cacher l’intervention états-unienne contre Haïti. Nous publions ci-dessous l’analyse de la professeure haïtienne d’anthropologie Jemima Pierre qui dévoile le « laboratoire impérialiste » dénoncé par Cuba et par le Venezuela.

Si votre connaissance d’Haïti provient uniquement des médias occidentaux, vous pourriez être pardonné de croire aux affirmations suivantes :
« Haïti, un « État en faillite » envahi par la « violence des gangs », ne peut retrouver sa stabilité que par l’invasion d’une force militaire étrangère. »
« Haïti a un gouvernement souverain qui a l’autorité légale de demander une invasion militaire du pays pour « combattre les gangs. »
« Les États-Unis, en poussant le Kenya et les pays du CARICOM à mener une invasion armée étrangère en Haïti, agissent avec les meilleures intentions en Haïti et s’engagent à garantir la paix et la stabilité en Haïti et dans la région des Caraïbes. »
« La CARICOM agit en solidarité avec le peuple haïtien et soutient la souveraineté haïtienne. »

Aucune de ces déclarations n’est vraie. En fait, elles contribuent à obscurcir non seulement les motivations qui sous-tendent les récents appels à une intervention étrangère en Haïti, mais aussi la nature de la réalité politico-économique actuelle d’Haïti et l’histoire qui a permis à ce pays d’en arriver là. La répétition et la saturation de ces affirmations dans les médias, même dans la région des Caraïbes, a dupé une grande partie du monde en l’amenant à applaudir une intervention militaire étrangère en Haïti. La vérité est que, sous couvert d’aider Haïti, la souveraineté et l’indépendance de ce pays sont en fait en train d’être étouffées.

Que se passe-t-il donc en Haïti ? Pourquoi les États-Unis font-ils pression pour une nouvelle invasion militaire étrangère en Haïti ? Pourquoi les pays du CARICOM leur apportent-ils leur aide ? Plus important encore, pourquoi les États-Unis accordent-ils autant d’attention à la situation en Haïti ?

Comprendre ce qui se passe en Haïti, c’est comprendre à quel point l’agression impériale, occidentale, contre le peuple haïtien et la souveraineté haïtienne a été et reste constante. Cette agression se traduit par le fait qu’Haïti est actuellement sous occupation étrangère, et ce depuis vingt ans. Il ne s’agit pas d’une exagération. La seule solution à la crise actuelle en Haïti est la fin de l’occupation étrangère actuelle.
En 2004, Haïti a célébré le bicentenaire de son indépendance. La même année, l’indépendance d’Haïti a été contrecarrée par des puissances étrangères. Un an plus tôt, la France, le Canada et les États-Unis ont ourdi un complot lors des réunions de l' »Initiative d’Ottawa sur Haïti » pour renverser le gouvernement élu d’Haïti. Au petit matin du 29 février 2004, le complot s’est déroulé. Ce matin-là, le président Jean-Bertrand Aristide a été enlevé par des marines états-uniens et envoyé sur une base militaire en République centrafricaine. Ce jour-là, George W. Bush a annoncé qu’il envoyait des forces militaires en Haïti pour « aider à stabiliser le pays » et, dans la soirée, deux mille soldats états-uniens, français et canadiens étaient sur le terrain. La CARICOM, sous la direction du premier ministre jamaïcain P. J. Patterson, protesta vigoureusement contre le coup d’État.

La force d’invasion franco-américano-canadienne a ciblé et tué les partisans d’Aristide, a supervisé l’installation d’un premier ministre fantoche et a permis la formation d’une force paramilitaire qui a mis en place des escadrons de la mort anti-Aristide. Le coup d’État a ensuite été blanchi par les Nations Unies qui, sous la direction des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, les États-Unis et la France, ont voté l’envoi d’une mission de « maintien de la paix » en Haïti. La mission a été déployée dans le cadre d’un mandat « chapitre 7 » permettant aux soldats étrangers d’utiliser toute la force contre la population.L’ONU a pris le relais des forces états-uniennes et a créé la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), chargée de l’occupation militaire sous le couvert de « l’instauration de la paix et de la sécurité. »
Opération de plusieurs milliards de dollars, la MINUSTAH comptait, à tout moment, entre 6.000 et 12.000 militaires et policiers stationnés en Haïti, ainsi que des milliers de civils. L’aile militaire de la mission MINUSTAH était dirigée par le Brésil, qui fournissait la plus grande partie des soldats.Toutefois, cette force d’occupation militaire multinationale comprenait également des soldats de plusieurs pays des Caraïbes, d’Amérique du Sud et d’Afrique, dont l’Argentine, le Chili, la Colombie, la Jamaïque, la Grenade, le Bénin, le Burkina Faso, l’Égypte, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Rwanda, le Sénégal, la Guinée, le Cameroun, le Niger et le Mali.

L’occupation de l’ONU sous la MINUSTAH a été marquée par sa brutalité à l’égard du peuple haïtien. Des civils ont été attaqués et assassinés. Des « soldats de la paix » ont commis des crimes sexuels.Les soldats de l’ONU ont déversé des déchets humains dans les rivières utilisées pour l’eau potable, déclenchant une épidémie de choléra qui a tué entre 10 000 et 40 000 personnes. L’ONU n’a jamais été tenue responsable de ces crimes contre le peuple haïtien.
L’occupation a été renforcée par la création et l’opérationnalisation du Core Group. Le Core Group est un groupe non élu d’étrangers originaires du Brésil, du Canada, de France, d’Espagne, des États-Unis et d’Allemagne qui s’est autoproclamé arbitre de la politique haïtienne. Ni neutre ni passif, le Core Group joue un rôle actif et interventionniste dans les affaires politiques quotidiennes d’Haïti. Il s’est efforcé d’étendre et de protéger les intérêts économiques étrangers en Haïti. Il n’a cessé d’intervenir dans les affaires politiques souveraines d’Haïti, souvent sans la collaboration ou le consentement du gouvernement haïtien.

On prétend que cette occupation a officiellement pris fin en 2017 avec le retrait officiel de la mission MINUSTAH. Pourtant, l’ONU est restée en Haïti par l’intermédiaire d’un nouveau bureau avec un nouvel acronyme : BINUH, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti. Haïti est actuellement dirigé par un groupe d’étrangers non haïtiens, le Core Group et le bureau BINUH, ceux-là mêmes qui sont responsables de la destruction de sa démocratie.

L’occupation du Core Group est à l’origine de la situation difficile dans laquelle se trouve actuellement le pays. Les forces d’occupation ont supervisé l’effondrement complet de l’État haïtien tout en permettant à un groupe d’étrangers malhonnêtes – pays et entreprises, organisations non gouvernementales et multinationales – de reprendre les fragments brisés de l’économie politique haïtienne, en grande partie pour servir des intérêts étrangers. En fait, c’est sous cette occupation que les États-Unis et leurs alliés, la France et le Canada, ont installé le néo-duvaliériste Michel Martelly en 2011, au lendemain du tremblement de terre de 2010 ; le successeur de Martelly, Jovenel Moïse, en 2016 ; et l’actuel Premier ministre de facto non élu, Ariel Henry, après l’assassinat de Moïse en 2021.

Sous l’occupation du Core Group, la vie de l’Haïtien moyen s’est détériorée. Mais il faut aussi être clair : le peuple haïtien n’a pas pris l’occupation à la légère (1). L’un des aspects les moins médiatisés de la « crise » actuelle en Haïti est la protestation continue du peuple haïtien contre l’occupation et pour l’autodétermination. Le peuple a manifesté par centaines de milliers en 2004 après la destitution d’Aristide par les États-Unis, la France et le Canada. Il a protesté contre l’imposition d’un autre président illégitime, Jovenel Moïse, en 2015 et 2016. Ils ont protesté contre la corruption du parti politique de Martelly et Moïse, le PHTK, imposé par les États-Unis, en 2018 et 2019. Et ils ont protesté contre le premier ministre non élu et installé de facto par les États-Unis, Ariel Henry.

Depuis plus de deux ans maintenant, les États-Unis font pression pour un renforcement de la présence militaire en Haïti et ont protégé le gouvernement fantoche d’Ariel Henry, non élu et impopulaire, jusqu’à sa démission récente. Ils ont protégé ce gouvernement afin de continuer à contrôler Haïti. En fait, les gouvernements fantoches d’Haïti ont bien servi les États-Unis. Par exemple, c’est Ariel Henry qui a imposé la suppression des subventions au carburant pour la population, soutenue par le FMI, que les États-Unis préconisent depuis des années et qui a plongé le peuple haïtien dans une pauvreté encore plus grande.
Aujourd’hui, les États-Unis ont besoin de maintenir leur contrôle sur Haïti car le pays est stratégiquement important pour leurs objectifs géopolitiques – la poursuite de la militarisation de la région des Caraïbes et de l’Amérique latine en préparation de leur confrontation avec la Chine et la mise en œuvre de la loi sur les fragilités globales (Global Fragilities Act). Pourtant, les États-Unis ne sont pas disposés à poser leurs propres bottes sur le terrain, et se tournent d’abord vers le Canada, puis vers le Brésil, puis vers les pays de la CELAC et de la CARICOM, tous réticents à mener la mission, même s’ils ont soutenu l’appel à l’intervention militaire. Le gouvernement kenyan de William Ruto a sauté sur l’occasion de mener l’intervention, acheté par un sac d’argent et une tape d’approbation sur leur tête néolibérale. Haïti va maintenant être envahi par les États-Unis, mais avec la « face noire » du Kenya et des pays de la CARICOM comme couverture.

Les citoyens du Kenya et des pays du CARICOM ont-ils demandé à leurs gouvernements pourquoi les États-Unis, le Canada ou la France n’enverraient pas leurs propres soldats pour envahir et occuper Haïti cette fois-ci ? Les citoyens de ces pays ont-ils considéré que le « Premier ministre » de facto non élu, Ariel Henry (aujourd’hui démissionnaire, NdT), n’a aucune base légale pour appeler à une invasion étrangère d’Haïti ? Les citoyens de ces pays se sont-ils demandé se sont-ils demandé pourquoi les États-Unis ou l’ONU n’appellent pas à l’invasion armée d’un pays comme l’Équateur, où des gangs brutaux ont assiégé le pays, ou la Jamaïque, où l’état d’urgence est quasi permanent, ou les États-Unis eux-mêmes, où des fusillades de masse sont perpétrées chaque jour ? Les citoyens de ces pays se sont-ils demandé pourquoi les États-Unis ou les Nations unies n’appellent pas à l’invasion armée d’Israël, qui commet un génocide ?

Pourquoi Haïti ?

On nous dit que l’intérêt des États-Unis pour Haïti est humanitaire, que les États-Unis veulent protéger le peuple haïtien des « gangs criminels ». Pourtant, les armes états-uniennes ont inondé Haïti et les États-Unis ont constamment rejeté les appels à l’application effective de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU pour un embargo sur les armes contre les élites haïtiennes et états-uniennes qui importent des armes dans le pays. En outre, lorsque nous parlons de « gangs », nous devons reconnaître que les gangs les plus puissants du pays sont des filiales des États-Unis eux-mêmes : le Bureau intégré des Nations unies (BINUH) et le Core Group, les deux entités coloniales qui ont effectivement dirigé le pays depuis le coup d’État de 2004. C’est ce gang, le Core Group et son Premier ministre installé, Henry, qui, avec le bureau de l’ONU en Haïti, insiste sur cette solution violente à la crise dans le pays – une crise qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer.

Alors qu’Haïti est confronté à une nouvelle invasion – cette fois-ci menée nominalement par le Kenya et les pays du CARICOM – je voudrais demander à la communauté caribéenne de réfléchir au vaste arsenal dont dispose l’empire états-unien pour convaincre le reste du monde d’accepter volontiers une nouvelle attaque contre la souveraineté haïtienne. Je voudrais également demander à la communauté caribéenne de prendre en considération le fait qu’une grande partie de ce que nous entendons sur Haïti aujourd’hui est une déformation – ou une fabrication pure et simple – de la réalité sociale et politique d’Haïti.

Document ci-dessus : Le 13 mars, le Southern Command déploie une unité d’élite des Marines des États-Unis à Port-au-Prince, en Haïti.

La plupart d’entre eux manquent de contexte historique, en particulier lorsqu’il s’agit de l’ingérence incessante des agents et institutions étrangers, pour comprendre la situation haïtienne. Elle repose en grande partie sur un racisme profond qui présume que les Noirs sont ingouvernables tout en s’opposant aux implications de l’engagement historique d’Haïti en faveur de la liberté des Noirs.
Dans le même temps, les protestations continues de la communauté haïtienne contre les troupes étrangères et l’ingérence occidentale témoignent de son courage inébranlable. Haïti est le théâtre de l’une des plus longues luttes au monde pour la libération des Noirs et l’indépendance anticoloniale. Cela explique l’assaut réactionnaire constant de l’empire états-unien contre le peuple haïtien, punissant ses tentatives répétées de souveraineté par des décennies d’instabilité destinées à garantir et à étendre l’hégémonie des Etats-Unis. Depuis deux siècles, la contre-insurrection impériale contre Haïti vise à mettre fin à l’expérience révolutionnaire la plus ambitieuse du monde moderne. Les tactiques déployées pour attaquer la souveraineté haïtienne ont été cohérentes et persistantes.

Alors que Linda Thomas-Greenfield, l’ambassadrice des États-Unis auprès des Nations Unies, était au Guyana le week-end dernier, en partie pour « continuer à rallier le soutien mondial à la mission multinationale de soutien à la sécurité (MSS) en Haïti », nous devons nous demander pourquoi les dirigeants de la CARICOM veulent participer à la destruction de la souveraineté et du peuple haïtiens. Et nous devons nous rappeler que la « crise » en Haïti a été créée et entretenue par les États-Unis et leurs alliés. Les pays de la CARICOM doivent s’opposer à l’occupation étrangère d’Haïti et ne pas prolonger la crise.

Après la démission d’Ariel Henry, les États-Unis sont en train de créer le nouveau « gouvernement » d’Haïti en donnant à leurs protégés de la bourgeoisie haïtienne de 24 à48 heures pour envoyer des noms à un « conseil présidentiel » dont la première priorité est de préparer le pays à une intervention armée étrangère.

Tout Haïtien participant à cette mascarade est un traître.

Jemima Pierre

L’auteure : D’origine haïtienne, Jemima Pierre est professeure d’anthropologie à l’UCLA, à l’Institut de justice sociale de l’université de Colombie-Britannique et associée de recherche au Centre d’étude de la race, du genre et de la classe sociale de l’université de Johannesburg. Coordinatrice pour Haïti/Amériques de l’Alliance Noire pour la Paix (Black Alliance for Peace)

Note:

(1) Lire https://venezuelainfos.wordpress.com/2019/02/17/la-revolution-qui-progresse-en-haiti-est-directement-liee-a-celle-du-venezuela/

Source : https://www.stabroeknews.com/2024/02/26/features/in-the-diaspora/why-is-caricom-betraying-haiti-on-behalf-of-the-u-s/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/13/jemima-pierre-loccident-a-encore-peur-des-noirs-dhaiti-a-propos-du-laboratoire-imperialiste-denonce-par-le-venezuela/

Venezuela : les sept grandes transformations

Photo: Les présidents Lula et Maduro, le 2 mars 2024, à Kingstown (Saint-Vincent-et-les-Grenadines) pour le Sommet de la CELAC (Communauté des États latino-américains et des Caraïbes)

Depuis toujours, le président Lula est harcelé par le pouvoir médiatique au sujet du Venezuela, mais, contrairement à la gauche occidentale, il ose résister. Lors d’une conférence de presse avec son homologue espagnol Pedro Sanchez le 5 février à Brasilia, il a salué la décision du pays voisin de fixer la date des élections présidentielles au 28 juillet 2024 (fruit d’un dialogue de 97% des partis politiques et des acteurs de la société vénézuélienne). Élections, a-t-il rappelé, qui auront lieu en présence des observateurs internationaux (1). Le président du Brésil a conseillé de « cesser de pleurer » à la militante d’extrême droite Maria Corina Machado (liée au Likoud et aux déstabilisations violentes contre Chávez et Maduro), inéligible pour complicité de corruption avec Juan Guaido. Il lui a suggéré de laisser la droite choisir un autre candidat qu’elle. Un pied-de-nez aux États-Unis qui veulent l’imposer à tout prix.

Photo : Accord de « partenariat opérationnel » sur des thèmes comme « géopolitique et sécurité » entre deux partis d’extrême droite, le « Vente » vénézuélien de Maria Corina Machado, et le Likoud israélien.

Cette désobéissance aux injonctions des pouvoirs médiatique et impérial ne date pas d’aujourd’hui. Lula a déjà qualifié d’« excès de liberté » le record en nombre de scrutins organisés par le Venezuela depuis la révolution. En ce qui concerne le putschiste d’extrême droite Juan Guaido, lié à plusieurs tentatives de coups d’État, il avait déclaré qu’« avec tout ce qu’il a fait, il aurait dû aller en prison » (2). À noter qu’en 2012 Jimmy Carter qualifia le système électoral vénézuélien de « meilleur du monde » (3) et que les dernières élections, en 2021, ont été validées par l’ensemble des observateurs internationaux (4).

Mais au-delà de cette ligne de la lutte politique classique, « obligée », d’une démocratie représentative face aux pouvoirs de facto que sont les pouvoirs économique et militaire impériaux (blocus des USA, agressions paramilitaires et déstabilisations), ou le pouvoir médiatique (faire passer le Venezuela pour une dictature, l’isoler sur le plan mondial), la révolution bolivarienne travaille sur une deuxième ligne, stratégique, qui est son véritable objectif (et qui indiffère les médias) : poursuivre la refonte de l’État sur les bases du pouvoir direct des citoyen(ne)s, de l’économie productive diversifiée pour sortir de la dépendance du pétrole, de la justice sociale, de l’écosocialisme et de la participation au monde multipolaire.

Après un vaste processus de participation et de délibération populaires, le gouvernement bolivarien a approuvé le 26 février 2024 le Plan des sept transformations (7T). Il s’agissait avant tout d’une application du « pouvoir populaire en action », la forme politique constitutive du processus révolutionnaire bolivarien : plus de 60.000 assemblées communautaires, organisées dans tout le Venezuela selon la méthode de la Consultation, du Débat et de l’Action (CDA), ont discuté, intégré et finalisé le plan des 7T, jusqu’à son approbation finale dans ce que le président lui-même, Nicolás Maduro, a défini comme le moteur de la construction collective du socialisme en vue du développement du pays. La stratégie 7T couvre en fait tous les secteurs, les sphères économique, politique, sociale, environnementale, de paix et de sécurité.

Ces sept transformations sont les suivantes :

Transformation économique : modernisation des méthodes et des techniques de production, dans le but de consolider la diversification économique pour créer un nouveau modèle d’exportation.

Indépendance intégrale : actualisation et élargissement de la doctrine bolivarienne dans ses dimensions politique, culturelle, éducative, scientifique et technologique, dans le sens de l’autodétermination.

Consolidation de la paix et de la sécurité des citoyens : perfectionnement du modèle de coexistence civique, garantie de la justice, des droits humains et de la préservation de la paix.

Protection sociale : accélérer la consolidation, face aux conséquences dramatiques de la guerre économique, de l’État-providence, des missions bolivariennes, qui sont l’une des « valeurs » du Venezuela bolivarien.

Repolitisation : le blocus et ses effets sociaux (migrations, lutte pour la survie, ainsi que le surgissement de la nouvelle génération travaillée par les réseaux sociaux du capitalisme) rendent prioritaire la nécessité de renouveler la centralité de la dimension politique, et de consolider la démocratie participative et directe, qui est une autre des caractéristiques du processus bolivarien. Au début de 2024, le président Maduro a demandé à ses ministres « d’accélérer le transfert du pouvoir politique aux organisations populaires ».

Écologie : lutter contre la crise climatique, sensibiliser et protéger la population de l’impact environnemental, protéger l’Amazonie et les réserves naturelles face aux destructions telles que l’orpaillage. Plusieurs actions des forces armées ont permis de démanteler des réseaux extractivistes clandestins qui détruisaient et empoisonnaient les parcs naturels du sud du pays.

Géopolitique multipolaire : positionner le Venezuela dans la nouvelle configuration mondiale, à la fois en relançant l’intégration latino-américaine et caribéenne et en participant aux grandes stratégies de développement de la zone des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Le Venezuela a d’ailleurs formalisé sa demande d’adhésion aux BRICS lors du sommet de Johannesburg.

Photo : durant sa cinquième visite en Chine du 8 au 14 septembre 2023, qui a porté les relations bilatérales au plus haut niveau – « de tous temps et à toute épreuve » que la Chine réserve aux alliés stratégiques -, le Président Maduro s’est également entretenu avec le directeur général du Centre international de réduction de la pauvreté de Chine, Liu Junwen (5).

La stratégie de ces sept transformations s’inscrit dans un cadre stratégique plus large visant, comme l’a rappelé Maduro lui-même, à « accélérer la transition d’une économie dépendante du pétrole à une économie qui vise un processus de croissance bien au-delà du pétrole, qui vise à satisfaire d’abord les besoins matériels du pays ». En effet, le pétrole reste la principale source de richesse du Venezuela, et c’est pour cette raison qu’il est le secteur le plus directement visé par les mesures coercitives (unilatérales et illégitimes) imposées par les États-Unis.

Les « sanctions » contre l’industrie pétrolière vénézuélienne imposées par les États-Unis ont fait chuter la production d’environ trois millions de barils de pétrole par jour (2010) à 500 000 (2020). Ce déclin a entraîné une chute de 95% des ressources de l’État. En visite récemment au Venezuela, le rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhari, a déclaré que « les mesures coercitives unilatérales sous forme de sanctions économiques ont limité fortement la capacité à mettre en œuvre des programmes de protection sociale et à fournir des services publics de base ».

C’est pourquoi, avec le plan 7T, la diversification économique et productive prend une dimension centrale. Un « Agenda économique bolivarien » a été défini, divisé en dix-huit moteurs productifs : agroalimentaire ; pharmaceutique ; industrie ; exportations ; économie municipale, sociale et socialiste ; hydrocarbures ; pétrochimie ; mines ; tourisme ; construction ; sylviculture ; défense ; télécommunications et technologies de l’information ; banque ; industries de base, stratégiques et socialistes ; automobile ; crypto-monnaies ; et entreprenariat productif. L’objectif est la construction d’un modèle économique renouvelé, basé sur la diversification de la production et suivant une orientation socialiste.

06.03.24 – Gianmarco Pisa / Venezuelainfos

Notes :

  1. Le Centre National Électoral du Venezuela a invité la CELAC, la Communauté des Caraïbes (CARICOM), l’Union interaméricaine des organisations électorales (UNIORE), le Groupe d’experts des Nations Unies, l’Union africaine, l’Union européenne et le Centre Carter : https://venezuela-news.com/cne-anuncia-convocatoria-de-observacion-internacional/
  2. https://venezuelainfos.wordpress.com/2020/04/09/lex-president-lula-maduro-est-un-leader-democratique-guaido-devrait-etre-en-prison-le-blocus-etats-unien-tue-des-civils/
  3. https://venezuelanalysis.com/news/7272/
  4. https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/11/23/venezuela-alors-que-les-observateurs-internationaux-saluent-la-haute-transparence-du-scrutin-des-leaders-de-la-droite-appellent-a-tourner-la-page-du-putschisme-de-guaido/
  5. https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/09/13/les-relations-sino-venezueliennes-a-un-niveau-historique/

Références:

Gabriel Ovalles, Las 7 Transformaciones: rumbo al desarrollo del país, Ministerio del Poder Popular para el Proceso Social de Trabajo, 19.02.2024: www.mpppst.gob.ve/mpppstweb/index.php/2024/02/19/rumbo-al-desarrollo-del-pais

Lucas Estanislau, Com Zonas Econômicas Especiais, Venezuela quer superar bloqueio e dependência petroleira, Brasil de Fato, 10.07.2022: www.brasildefato.com.br/2022/07/10/com-zonas-economicas-especiais-venezuela-quer-superar-bloqueio-e-dependencia-petroleira

Prensa MPP- Despacho (ICA 21.09.2023), “Presidente Maduro insta a revisar y evaluar los 18 motores de la Agenda Económica Bolivariana”, 21.09.2023:

www.presidencia.gob.ve/Site/Web/Principal/paginas/classMostrarEvento3.php?id_evento=25229

TeleSUR – MS, “Venezuela aprueba el Plan de las Siete Transformaciones”, 27.02.2024: www.telesurtv.net/news/venezuela-aprueba-el-plan-de-las-siete-transformaciones-20240227-0001.html

Redazione, “Il relatore speciale delle Nazioni Unite chiede la revoca delle sanzioni contro il Venezuela”, l’AntiDiplomatico, 15.02.2024:

www.lantidiplomatico.it/dettnews-il_relatore_speciale_delle_nazioni_unite_chiede_la_revoca_delle_sanzioni_contro_il_venezuela/45289_53045

Source de cet article : https://www.pressenza.com/fr/2024/03/venezuela-les-sept-grandes-transformations/

Merci à Bernard Tornare https://b-tornare.overblog.com/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/08/venezuela-les-sept-grandes-transformations/

« Et au milieu coule l’Esequibo », par Maurice Lemoine (Mémoire des Luttes)

En « mission spéciale » à Georgetown le 11 janvier 2024, Mike Pompeo, l’ex-directeur de la CIA et secrétaire d’Etat de Donald Trump, informe le président du Guyana des nouveaux plans du Pentagone et d’ExxonMobil contre le Venezuela.

mardi 13 février 2024   |   Maurice Lemoine

Plusieurs semaines de fortes tensions entre Caracas et Georgetown – capitale du pays voisin, la République coopérative du Guyana. En guise d’explication, TF1 avance : « Le Guyana menacé d’invasion par le Venezuela » (1er décembre 2023). Information que complète Le Monde  : « Le Venezuela lorgne le pétrole du Guyana » (2 décembre). Radio France internationale (RFI) soulignant au passage « les discours belliqueux du Venezuela » (14 décembre).

Au cœur de cette actualité, un différend territorial concernant la région d’Esequibo, contrôlée par le Guyana, mais que le Venezuela revendique. Au large des côtes de la zone en question, la multinationale américaine ExxonMobil vient de découvrir des hydrocarbures. Donc…

« Opportuniste » et par ailleurs « en difficulté face à son opposition », le gouvernement de Nicolás Maduro lance une série de mesures pour s’approprier cette manne pétrolière. Le 3 décembre 2023, il organise un référendum, qui se solde par un oui massif de ses compatriotes au rattachement de la région au Venezuela. Une annexion en bonne et due forme ! La preuve : Caracas crée une « Zone de défense » de l’Esequibo et nomme un général pour la diriger. Désormais, tout un chacun comprend et compatit : il s’agit d’un combat du David guyanien (808 000 habitants) contre le Goliath vénézuélien (28 millions de sujets).

Agressée, Georgetown a saisi la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute instance judiciaire de l’ONU. Le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken affirme son « soutien inébranlable à la souveraineté du Guyana ». Secrétaire général de l’Organisation des Etats américaine (OEA), Luis Almagro fait de même. Ne voyant « aucun argument » susceptible de justifier ce type d’« action unilatérale », le ministre britannique des Affaires étrangères David Cameron appelle de son côté le Venezuela à cesser ses agissements.

En fait, ce qui se passe est bien plus grave que ce qu’on subodorait : le Guyana, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et ExxonMobil sont odieusement agressés par l’ogre vénézuélien.

La République coopérative du Guyana

Indépendant depuis 1966, enclavé entre l’Océan atlantique (au nord), le Venezuela (au nord-ouest), le Brésil (au sud-ouest) et le Suriname (à l’est), le Guyana – officiellement République coopérative du Guyana – couvre 215 000 kilomètres carrés et reste profondément marqué par sa longue appartenance, avec une partie des Antilles, à l’ensemble des Indes occidentales britanniques. Ce, bien qu’il ait été « découvert » par Christophe Colomb en 1498 et qu’il ait également subi la domination hollandaise.

Longtemps, les principales richesses de ce petit pays anglophone ont été la bauxite, clé de voute de son économie, la canne à sucre et le riz ; 90 % des habitants – Afro-Guyaniens (descendants d’esclaves ; environ 30 %), Indo-Guyaniens (travailleurs ultérieurement venus d’Inde ; 40 %), métis (20 %) et Amérindiens (10 %) – vit et travaille dans les zones de basse altitude, le long de l’étroite plaine côtière. La vie sociale repose sur des bases ethniques, héritées de l’époque coloniale, opposant Hindoustanis (affaires, commerce, agriculture) et Afro-Guyaniens (administration, police, armée). Un fort bipartisme, lui aussi plus identitaire qu’idéologique, caractérise la vie politique. D’une part, le Parti civique progressiste du peuple (PPP/C), qui a mené la bataille pour l’indépendance, représente peu ou prou la majorité hindoue. De l’autre, le Congrès national du peuple (PNC) possède une base électorale essentiellement afro-guyanienne.

Objet du conflit, à l’ouest du fleuve Esequibo, le plus long cours d’eau du pays, l’Esequibo ou Guayana Esequiba, tapissé de forêts tropicales, couvre sept dixièmes du territoire (159 542 km², à peu près la moitié de l’Italie) et, très peu peuplé, n’abrite que 125 000 habitants, soit un cinquième de la population.

Le 2 août 2020, au terme d’élections au résultat contesté pendant cinq mois par le président sortant David Granger, qui se représentait, Mohamed Irfaan Ali (PPP/C), fermement appuyé par le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo, est devenu le nouveau chef de l’Etat. D’emblée, il a confirmé vouloir porter le différend frontalier avec le Venezuela devant la CIJ, rappelant que – avant même le mandat de Granger, lui-même très hostile à Caracas – c’est son parti le PPP/C qui, en 2014, à mis un terme au « dialogue de bonnes manières » entretenu depuis plusieurs décennies avec le pays voisin. Le 18 décembre 2020, la CIJ déclara admissible la demande de Georgetown sur le respect d’un traité signé en 1899 (la Sentence arbitrale de Paris) lui attribuant la zone contestée. Quelques temps auparavant, l’ambassadeur des Etats-Unis au Guyana, Perry Holloway, avait abondé dans ce sens en estimant que si les deux pays voulaient « maintenir la paix et adhérer au droit international », la décision de 1899 devait être respectée [1].

Conquêtes, occupations et truanderies

Au commencement étaient les autochtones (Caraïbes, Arawak, Warao). L’inévitable Christophe Colomb (1498). Un an plus tard, les Espagnols entreprennent d’explorer la contrée – sans encore s’y installer. Les Indigènes peinent à prononcer le nom du conquistador. Ils transforment (Juan de) Esquivel en « Esequibo » (c’est du moins ce que prétendent certains historiens). Pirates et corsaires s’abattent sur la région – portugais (1541), français (1543,1544), anglais (1561), multinationaux (1567).

Surtout hollandais, mais aussi britanniques, des Européens plantent leurs cabanes en 1616 au milieu de l’exubérante végétation. En 1648, en vertu du traité de Münster, que signent le Roi catholique d’Espagne et les Seigneurs Etats Généraux des Provinces-Unies des Pays-Bas, les « hidalgos » abandonnent à la Hollande la zone située à l’est du fleuve Esequibo [2]. Quand, en 1814, la Hollande perd les guerres napoléoniennes, qu’elle a eu l’imprudence de livrer aux côtés des Français, le territoire tombe entre les mains de Londres. La Guyane britannique est née.

Trois ans auparavant, le 5 juillet 1811, Francisco de Miranda et Simón Bolivar ont arraché l’indépendance du Venezuela à l’empire espagnol. Toutes les cartes de l’époque en attestent : depuis 1777, les frontières de la capitainerie du Venezuela s’étendaient jusqu’à l’Esequibo [3]. Le 21 décembre 1811, l’ensemble du territoire appartenant à l’ex-capitainerie est inclus dans la première Constitution du Venezuela.

Lorsque les Anglais ont hérité de la Guyane britannique en 1814, ni eux ni les Hollandais qui la leur ont cédé n’ont précisément défini la frontière ouest. Profitant du chaos des luttes d’indépendance, qui se poursuivent au Venezuela, les « british » franchissent subrepticement le fleuve Esequibo et commencent à grignoter des pans entiers du pays voisin.

En 1822, Bolivar fait parvenir une première protestation formelle au Foreign Office avec pour unique réponse : « No way ! »

Sous l’impulsion des Hollandais d’abord, puis des Britanniques, le Guyana s’est peuplé d’esclaves noirs arrachés à l’Afrique et jetés dans les plantations. L’esclavage aboli en 1833, des travailleurs étrangers sous contrat – Portugais, Chinois, puis Indiens (des Indes) – débarqueront par dizaines de milliers.

En 1834, par le biais de la Royal Geographical Society de Londres, les Anglais engagent un naturaliste d’origine allemande, Robert Schomburgk, pour qu’il explore toute la région et en établisse la cartographie. Ce que fait le savant, révélant dans son premier rapport les immenses richesses existant côté vénézuélien du fleuve Esequibo. Des bords de la Tamise montent des murmures intéressés. En 1839, le gouvernement mandate Schomburgk pour fixer une ligne de démarcation, tout en lui enjoignant de « ne pas s’en tenir au traité de Londres de 1814 », mais de « s’étendre au territoire vénézuélien ».

Un an plus tard, tracée arbitrairement, la « Ligne Schomburgk » dépouille le Venezuela de 4 920 km2. Cette fois, la controverse s’envenime. En 1844, invoquant le principe de l’uti possidetis juris (« vous posséderez ce que vous possédiez déjà »), le ministre vénézuélien Alejo Fortique insiste auprès de la puissance coloniale pour que le fleuve soit reconnu comme étant la frontière naturelle entre les deux pays. Londres traîne les pieds, mais, comme Caracas, s’engage à ne pas occuper ni usurper le territoire « en dispute ». Toutefois, perfide Albion oblige, profitant des difficultés du jeune Etat à contrôler ses frontières, l’invasion va se poursuivre, arrachant au Venezuela 141 930 km2 en 1886, qui deviendront 167 830 km2 en 1887 puis 203 310 km2 en 1897 [4]. La découverte de gisements aurifères est passée par là.

Caricature d’époque.

Ivres de leurs succès, les Anglais ont définitivement dépassé les bornes. En 1890, après qu’ils eussent avancé jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque, leur flotte a débarqué des troupes sur la côte vénézuélienne. Ils ont juste oublié une chose : la Doctrine de Monroe. Un « texte sacré » gravé dans le marbre en 1823 par les Etats-Unis.

A l’origine, la doctrine avertit : « Aux Européens le vieux continent, aux Américains le Nouveau Monde ». Dit autrement : l’ensemble des Amériques ne peut plus être soumis à la colonisation ou à l’ingérence européenne, qui, menace pour la sécurité et la paix, seront considérées comme hostiles par Washington. La proclamation n’étant pas passée inaperçue, Caracas se tourne vers le grand voisin du Nord. Qui traîne à réagir. Jusqu’à ce que l’un de ses ex-ambassadeurs au Venezuela, William Lindsay Scruggs, ne publie un pamphlet intitulé British agressions in Venezuela ; or The Monroe doctrine on trial (Agressions britanniques au Venezuela ; ou la doctrine Monroe à l’épreuve) [5]. Piqué au vif, Washington interpelle enfin Londres. Qui lui expédie un « bras d’honneur » quand le premier ministre conservateur, Lord Salisbury, rétorque que la Doctrine de Monroe « n’a aucune valeur au regard du droit international ». Ce qui objectivement n’est pas faux – mais le problème n’est pas là ! Une telle remise en cause de la sphère d’influence des Etats-Unis met le président Grover Cleveland en fureur. Cette fois, l’affaire est prise au sérieux.

Le 17 décembre 1895, dans un message au Congrès, Cleveland annonce que les États-Unis « résisteront par tous les moyens à toute appropriation par la Grande-Bretagne ou à l’exercice par celle-ci d’une juridiction gouvernementale sur tout territoire appartenant de droit au Venezuela ». A sa demande, la Chambre des représentants émet la Résolution 252 : un arbitrage international devra résoudre la dispute entre la Grande-Bretagne et le Venezuela.

Touché par une telle solidarité, le président vénézuélien Joaquín Crespo signe des deux mains. Londres grogne, mais se plie aux désidératas de la puissance montante. Le 2 février 1897, le « Traité entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis du Venezuela relatif au règlement de la question de la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela » (dit plus simplement « traité de Washington ») entérine le principe de l’arbitrage. Au terme des discussions, le Venezuela se montre déjà moins emballé. Une forte pression étatsunienne le menaçant de le laisser seul, « à la merci de la Grande-Bretagne », a précédé la définition de la composition du tribunal : deux juges américains désignés par la Cour suprême des Etats-Unis (Weston Fuller et David J. Brewer) ; deux britanniques nommés par la Cour suprême de leur pays (Lord Charles Russell et Lord Richard Henn Collins) ; un cinquième magistrat désigné par le Roi de Suède et de Norvège – qui s’avérera finalement être un russe ouvertement anglophile, Federico de Martens. Les Vénézuéliens ne sont pas invités à la fête ! Ils seront représentés et défendus par l’ex-président des Etats-Unis Benjamin Harrison et deux avocats de même nationalité (Benjamin S. Tracy et Severo Mallet-Prevost).

Malgré une telle incongruité, comment ne pas faire confiance aux « yankees »  ? En protecteurs désintéressés du continent, ne viennent-ils pas d’intervenir militairement à Cuba pour y aider les patriotes à en chasser les Espagnols et à en faire un pays « libre et souverain » ? Convaincu que la justice lui donnera raison, le gouvernement vénézuélien accepte la formule qui lui est imposée avant d’expédier dix caisses de documents, de courriers et de cartes aux Etats-Unis, où ils seront traduits [6].

Juges et avocats de l’arbitrage de Paris.

C’est donc le 3 octobre 1899, à Paris, sans la présence d’un seul Vénézuélien, qu’est prononcée la sentence. Si elle restitue au Venezuela la totalité de l’embouchure de l’Orénoque, son vital débouché sur l’Atlantique, ainsi que les terres situées de part et d’autre de celle-ci, elle lui arrache la totalité des 159 542 km² illégitimement occupés par l’Angleterre, à l’ouest du fleuve Esequibo. Quelques jours plus tard, le juriste américain Mallet-Prevost, conseiller de la défense du Venezuela, s’épanche en mode discret auprès de son collaborateur et ami George Lincoln Burr : « Nos arbitres ont été contraints d’accepter la décision et, en toute confidence, je n’hésite pas à vous assurer que les arbitres britanniques n’ont été guidés par aucune considération de droit ou de justice et que l’arbitre russe a probablement été incité à adopter la position qu’il a prise pour des raisons totalement étrangères à la question (…) Le résultat, à mon avis, est une gifle à l’arbitrage [7].  »

Le Premier Ministre Lord Salisbury se félicite du résultat de l’Arbitrage et part en courant avec le butin pour le poser aux pieds de son souverain (caricature du Punch de Londres, 11 octobre 1899).

Le verdict passe tout de même comme une lettre à la malle-poste : à ce moment, le Venezuela n’a plus de gouvernement ! Aux prises avec une conspiration qui le renversera vingt jours plus tard, le président Ignacio Andrade s’apprête à quitter le pays. Son adversaire et futur successeur, le général nationaliste Cipriano Castro, n’est pas encore arrivé dans la capitale à la tête de son armée privée [8]. Dans quelques temps (1902), prenant prétexte de dettes non remboursées par Caracas, une coalition de puissances européennes – Allemagne, Angleterre, Italie – dépêchera une escadre de quinze navires pour s’emparer de la flotte vénézuélienne et verrouiller par un blocus les zones côtières du pays.

Pour mettre fin à l’outrage, il faudra que les Etats-Unis – qui viennent de favoriser la sécession du Panamá pour s’emparer d’un territoire jusque-là colombien où ils entendent construire un canal – serve tardivement de médiateur entre Vénézuéliens et Européens, au nom de l’inévitable doctrine de Monroe [9]. Mais, en tout état de cause, la spoliation de l’Esequibo passe alors au second plan. Entre novembre1900 et juin1904, composée de représentants du Royaume-Uni et du Venezuela, une commission mixte ad hoc réalise la démarcation de la frontière établie par la sentence de Paris.

De Paris à Genève

Un demi-siècle passe. En 1949, le scandale éclate au grand jour. Il y a eu de la magouille là-dessous ! Dans un mémorandum qu’il a ordonné de ne publier qu’après sa mort, feu Mallet-Prevost révèle que le « Laudo arbitral de Paris » a été une mascarade, résultat d’un « achat » du président russe du tribunal, Federico de Martens, par les deux juges britanniques et, au nom d’une forme de solidarité anglo-saxonne [10], d’un arrangement politique secret entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

La publication de ces révélations dans la prestigieuse revue étatsunienne The American Journal of International Law [11] coïncide, cinquante années s’étant écoulées depuis les faits, avec la possible ouverture des archives britanniques et d’archives privées aux Etats-Unis. Avec l’autorisation de leur hiérarchie ecclésiastique, deux jeunes jésuites qui se trouvent à Londres, Hermann Oropeza et Pablo Celigueta, se plongent dans l’étude des documents. Le résultat de leurs recherches, qui s’étendent sur une dizaine d’années, permet auVenezuela d’étayer la réclamation qu’il porte, en 1962, devant l’Organisation des Nations unies (ONU). Lors d’un contact direct avec son homologue britannique, le 5 octobre 1963, le ministre des affaires étrangères Falcón Briceño expose les arguments du Venezuela avant de conclure : « La vérité historique et la justice exigent que le Venezuela réclame la restitution intégrale du territoire dont il a été dépossédé. »

Après l’échec de discussions tenues à Londres, cette séquence revendicative se clôture les 16 et 17 février 1966 à Genève, à l’occasion d’une réunion entre les ministres des Affaires étrangères Iribarren Borges (Venezuela), Michael Stewart (Royaume-Uni) et Forbes S. Burnham, premier ministre d’une Guyane britannique qui, depuis 1953, jouit d’une autonomie limitée. Les deux jours de négociations débouchent sur un consensus qui, signé par tous en espagnol et en anglais, prendra le nom d’ « Accord de Genève. Lequel, officiellement transmis au Secrétaire général de l’ONU le 2 mai [12], sera validé par le Guyana, conformément aux dispositions de l’article VII, le jour de son accession à l’indépendance, le 26 mai suivant. Indépendance que reconnaît immédiatement le Venezuela.

Engageant donc la nouvelle nation guyanienne, le document signé au bord du Lac Léman prend note des réclamations de Caracas, qui considère la sentence arbitrale de 1899 « nulle et non avenue », et prévoit dans son premier article la mise en place d’une commission mixte pour régler le différend « amicalement » et de « manière acceptable » pour les parties dans un délai de quatre ans. Le texte stipule également (article IV) que, en cas d’échec des négociations bilatérales, les signataires devront « choisir sans délai l’un des moyens de règlement pacifique prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies », et, si là encore il y a absence de résultat, s’en remettront au secrétaire général de l’ONU. Formule qui, on le découvrira bien plus tard, peut être diversement interprétée.

Accord de Genève.

Sur le coup, l’accord a satisfait tout le monde, mais pas pour les mêmes raisons. Vu depuis le Venezuela, il actait une remise en cause acceptée par tous de la vilenie de 1899 et le bon droit de sa revendication. La Grande-Bretagne y voyait une manière élégante de se laver les mains et de laisser les deux autres protagonistes trouver la solution de l’imbroglio qu’elle avait provoqué. A quelques semaines de l’Indépendance, Burnham considérait que, une fois la Grande-Bretagne évincée de la partie, il aurait les mains libres pour changer les règles du jeu.

Et les Etats-Unis (de Lyndon B. Johnson) ? Implicitement et explicitement, ils appuient fermement… Caracas ! Ex-premier ministre de la Guyane encore britannique, tribun populaire et indépendantiste aux sympathies affirmées pour les pays socialistes, fondateur du PPP, Cheddi Jagan, devenu leader de l’opposition dans le nouvel Etat – désormais gouverné par Burnham –, pourrait bien le transformer en un « nouveau Cuba » si des élections imprudemment « régulières » lui permettaient d’arriver au pouvoir.

Pour des raisons inverses à celles de Washington, Fidel Castro soutiendra le Guyana au cours de la décennie 1970 – Burnham, longtemps considéré comme une marionnette des Etats-Unis, affirmant graduellement son autonomie, stabilisant le pays, nationalisant la bauxite, reconnaissant tous les pays socialistes et contribuant à briser l’isolement de Cuba [13].

Soucieux pour sa part de contrôler l’ensemble du bassin amazonien tout en se préservant des accès sur la mer caraïbe, le Brésil, dans la durée, prendra parti pour le Guyana.

Quand, en 1970, les quatre ans impartis à la commission mixte arrivent à échéance, aucune solution n’a été trouvée. Les tensions s’accumulent. En 1968, oubliant déjà les engagements pris deux ans auparavant à Genève, Burnham a commencé à négocier avec des entreprises étatsuniennes l’exploitation des ressources de la zone contestée. Sachant que, dans cette même zone, en 1969, a éclaté une révolte qui a sacrément secoué le Guyana.

Le soulèvement indigène de Rupununi.

Située au sud de la Guyana Esequiba, la région de Rupununi (58 000 km2) étend ses vastes savanes entourées de forêts à 500 km de Georgetown (et à 1 600 km de Caracas). Seule la voie aérienne permet à l’époque de rejoindre Lethem, son agglomération et centre commercial les plus importants, à proximité du Brésil. Malgré cet isolement, l’agriculture et l’élevage (entre 120 000 et 150 000 têtes de bétail) offrent à la zone une certaine prospérité. Environ 40 000 indigènes wapishana (mais aussi makushi et lokono) la peuplent en compagnie d’une poignée d’Européens (anglais et écossais), d’Américains et de Canadiens à qui la couronne britannique, en son temps, a donné des terres en concession [14]. Laquelle autorité britannique avait également placé les territoires amérindiens sous sa protection.

L’indépendance venue, toutes ces terres sont devenues propriété de l’Etat guyanien. Celui-ci permet à leurs occupants, indigènes ou autres, de continuer à les exploiter, mais en vertu d’une licence renouvelable chaque année. Un statut lui permettant, si ou lorsqu’il le jugera nécessaire, d’expulser ces résidants.

Depuis l’arrivée au pouvoir de l’ « afro-centriste » Burnham en 1968, une forte agitation secoue les Amérindiens de Rupununi, grands oubliés des politiques économiques et sociales de l’Etat. Qui plus est, on prête à Burnham l’intention de confisquer les « haciendas » des grands propriétaires et les parcelles des Indigènes pour les répartir, sur une base ethnique, pour ne pas dire raciste à l’égard des autochtones, à des Noirs et à des Hindous incités à coloniser la région.

La révolte éclate le 1er janvier 1969. Le 2, un groupe de rebelles armés prend la station de police, neutralise, au prix de quelques morts parmi ces dernières, les forces de sécurité. Empêchant toute communication avec la capitale, les stations de radio sont occupées ; les pistes d’aviation secondaires ainsi que celle de l’aérodrome de Lethem sont obstruées par des obstacles et des futs de carburant.

De cette province désormais totalement isolée et sous contrôle, s’élève la voix de Valerie Hart. Une indigène, malgré son nom – qu’elle doit à un époux aviateur, Harry Hart. Depuis l’aéroport de Lethem, entourée d’une centaine de paysannes armées de fusils, Valerie Hart, au nom d’un « Mouvement Guyveno » (guyanien-vénézuélien) annonce la création du Comité provisoire du gouvernement de Rupununi.

Valerie Hart.

Grâce au silence radio qu’ils ont imposé, les rebelles pensent pouvoir contrôler l’ensemble du territoire avant que le pouvoir central n’ait pu réagir. C’est compter sans un missionnaire adventistes étatsuniens de Lethem, partisan de Burnham, qui, possédant un émetteur-récepteur, avertit l’ambassade des Etats-Unis.

La foudre s’abat immédiatement. Le modeste armement des insurgés ne fait pas le poids face à celui des Forces de défense guyaniennes, qui vont jusqu’à utiliser des lance-flammes pour les neutraliser. Très vite en grande difficulté, les révoltés se tournent vers Caracas : une annexion au Venezuela serait possible à condition que leur soient garantis « les droits de l’homme, la propriété de leurs terres et une période de transition plus ou moins longue pour adapter le système juridique de la région au système vénézuélien, ainsi que l’autonomie pour certaines questions locales [15] ».

Par radio, le pouvoir ordonne à la troupe de bombarder les populations indigènes de Pirara et d’Annai – dont les habitations sont réduites en cendre. Sous la pression, la retraite des plus vulnérables doit débuter. Femmes et enfants entreprennent une marche désespérée en direction du Brésil et du Venezuela.

Sans ambiguïtés, cette fois, Hart a lancé : « Nous, les habitants du Rupununi de Guayana et donc Vénézuéliens de naissance, conformément à l’article 35 de la Constitution nationale, lançons un appel au gouvernement, au peuple et aux Forces armées vénézuéliennes pour qu’ils nous aident et empêchent les hordes du Premier ministre du Guyana de nous massacrer. Une autre Baie des Cochons n’est pas conforme à la tradition historique de la patrie de Bolivar [16]. Dans la Baie des Cochons, les Etats-Unis ont abandonné des citoyens non américains. Nous espérons que les Vénézuéliens du Rupununi ne seront pas abandonnés par le Venezuela à une extermination tragique. »

Désormais en grand danger, Hart s’envole avec son pilote de mari pour Santa Elena de Uairén, dans l’Etat de Bolívar (Venezuela). Le 4 janvier, très amicaux à son égard, les militaires vénézuéliens affrètent un vol pour que le couple rebelle gagne Caracas. En tant que présidente du Comité provisoire du gouvernement de Rupununi, Hart y rencontre les ministres de l’intérieur et des Affaires étrangères, Reinaldo Mora et Ignacio Iribarren Borges et leur demande d’appuyer la création d’une région indépendante du Guyana, sous protection du Venezuela. Elle réclame également de pouvoir rencontrer le chef de l’Etat.

A Caracas, la cheffe de la rébellion guyanienne demande l’aide de troupes et d’armes au Venezuela.

Flottement à Miraflores (le palais présidentiel) et à la « Casa Amarilla » (le ministère des Affaires étrangères). Raúl Leoni va, le 11 mars prochain, céder le pouvoir au social-chrétien Rafael Caldera, qui, le 1er décembre 1968, a été élu président.

Nul n’ignore que, à tous les niveaux du pouvoir et par-delà les négociations avec Georgetown, le sort de la Guyana Esequiba a donné lieu en permanence à toutes sortes de spéculations. Ainsi, durant la dictature de Marcos Pérez Jiménez (1952-1958), un plan nommé « Hipótesis Negra » (« hypothèse noire ») a-t-il circulé au sein de l’Académie militaire, qui envisageait la récupération musclée de la Guyana Esequiba. Toutefois, tout despote qu’il fût, Jiménez n’a pas franchi le Rubicon.

Du ministère des Affaires étrangères, le président Leoni lui-même a reçu six possibles scénarii – genre « toutes les options sont sur la table » – pour la reprise du territoire perdu. D’après la chercheuse Sonia Romero Harrington, Leoni aurait considéré comme la moins problématique une sécession puis une annexion au Venezuela « par la libre volonté [des] habitants » [17]. Ce qui ressemble fort à la révolte de Rupununi et conforte l’historien Guillermo Guzmán quand il prétend que, dans les archives personnelles d’Iribarren Borges, figurent de nombreux documents attestant du rôle d’acteurs vénézuéliens dans la rébellion.

Informé des fameux plans par le ministre désormais sortant Iribarren Borges, le futur président Caldera rétorque prudemment qu’il va réfléchir à la question. Durant une visite à des installations militaires de Ciudad Bolivar, quelques semaines auparavant, il a affirmé qu’il traiterait « avec fermeté et conformément aux intérêts du pays la revendication sur la Guayana Esequiba, mais avec en même temps une approche pacifique et conforme aux accords signés à Genève ».

Pour l’heure, Léoni occupe toujours Miraflores. Les réfugiés de Rupununi déferlent sur Ciudad Bolivar. Par effet de contagion, des centaines d’Amérindiens du nord de la Guyana Esequiba passent au Venezuela.

Il est temps que – voyant les fourmis dévorantes du communisme cachées derrière toute manifestation de mécontentement social ou politique – les États-Unis interviennent. Washington fait savoir que ce « mouvement armé » représente une menace pour la région. De son côté, la CIA informe Caracas que, en cas d’appui aux rebelles, l’aide militaire antisubversive lui sera retirée (alors que la guérilla vénézuélienne marxiste des Forces armées de libération nationales [FALN] est encore en activité). Le Venezuela pourrait même voir arriver sur son territoire les « british » de la Royal Navy !

Valerie Hart ne rencontrera pas Leoni. Les ministres lui font comprendre que des « questions de politique internationale très délicates » interdisent toute intervention du Venezuela. Le réalisme ne se transforme toutefois pas en trahison. Accueillant à bras ouverts les milliers de réfugiés, Caracas leur accorde naturalisation et pièces d’identité en tant que « citoyens vénézuéliens de naissance » car originaires d’un territoire que le Venezuela considère lui appartenant.

Georgetown se déchaîne. Le 16 janvier, le Guyana remet une note de protestation au secrétaire général de l’ONU, lui demandant que ses accusations soient portées à la connaissance de tous les pays membres de l’Organisation. Les conséquences n’iront pas plus loin qu’une condamnation du Venezuela par les pays du Commonwealth [18]. Le Venezuela nie toute implication. Les relations diplomatiques ne sont pas rompues. La « pasionaria » Valerie Hart entre dans la légende. Et, aujourd’hui encore, certains Vénézuéliens critiquent vertement l’attitude de Leoni et Caldera, considérant le non appui au soulèvement de Rupununi comme une occasion perdue.

Une embellie nommée Hugo Chávez…

« Nous avons annoncé que nous ne voulions pas d’une situation d’hostilité militaire avec le peuple guyanien, a déclaré Caldera, maintenant installé pour son premier mandat à Miraflores… Cela ne veut pas dire que le Venezuela ne doit pas utiliser toutes ses ressources juridiques, morales et politiques pour la récupération de quelque chose dont il a été injustement privé ». Malgré les tensions, ou peut-être pour les aplanir, les deux gouvernements s’accordent le 18 juin 1979, par le « protocole de Port Spain » (Trinité-et-Tobago), sur un moratoire de douze ans pendant lequel les réclamations seront de part et d’autre gelées [19].

Au moment du dégel, en 1982, Caracas refuse de reconduire le moratoire et propose la reprise de négociations directes. Georgetown, pour la première fois, évoque la Cour internationale de justice – dite CIJ.

Nouveau changement de cap en 1987 : d’un commun accord, les deux pays entérinent la méthode des « bons offices » à laquelle, sous l’égide de l’ONU, béni par les présidents Carlos Andrés Pérez et Desmond Hoyte, se colle en 1989 et pour dix ans, l’ex-secrétaire général de la Communauté des Caraïbes (CARICOM), le grenadien [20] Alister McIntyre.

Au Venezuela, la IVe République agonise. Arrive un ouragan : Hugo Chávez. Après réforme de la Constitution, le pays devient la République bolivarienne du Venezuela. Un objectif, une vision : l’intégration latino-américaine. Des instruments : paix, souveraineté, respect du droit international.

Le 19 février 2004 demeurera une date historique : tout sourire, un président vénézuélien atterrit à Georgetown pour une visite officielle. A son homologue Bharrat Jagdeo, Chávez propose de privilégier la coopération, y compris dans l’Esequibo. « Le gouvernement vénézuélien, déclare-t-il, ne s’opposera dans la région à aucun projet qui bénéficie aux habitants (…) projets hydrauliques, voies de communication, énergie, projets agricoles… »

En 2005, Chávez fait mieux encore : il incorpore le Guyana à l’initiative PetroCaribe qu’il vient de lancer en juin. L’accord permet à treize pays de la Caraïbe d’acheter du pétrole au Venezuela, avec des conditions de paiement particulièrement généreuses (ce qui les sauvera d’un naufrage assuré lors de la grande crise financière déclenchée en 2008 par la déréglementation du système financier aux Etats-Unis).

En mode de paiement original, Venezuela et Guyana procèdent à un échange « pétrole contre riz ». Sans que Caracas ne hausse un sourcil, le Guyana, cette même année 2005, commence à exploiter six gisements d’or, de bauxite et de diamants en Guyana Esequiba.

En 2010, Chávez est tombé d’accord avec Jagdeo pour relancer la mission de « bons offices » paralysée pendant deux ans du fait de la mort du diplomate nommé par l’ONU Oliver Jackman. Le Jamaïcain Norman Girvan a pris le relai. Le 26 novembre de cette même année, Georgetown accueille le IVe Sommet de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), à laquelle participe Chávez, qui a tant œuvré pour la création de l’organisation. En remplacement de l’équatorien Rafael Correa, l’anglophone Bharrat Jagdeo va en devenir président pro tempore pour une durée d’un an. Sans être « latino », et grâce au rêve bolivarien, le Guyana occupe désormais toute sa place en Amérique du Sud.

Hugo Chávez et Bharrat Jagdeo, juillet 2010.

Qui, le premier, trahit l’esprit de cette sérénité retrouvée ?

En septembre 2011, sans en aviser Caracas, Georgetown présente à la Commission des limites du plateau continental de l’ONU (CLPC) une demande d’extension de son domaine maritime sur la zone en réclamation. N’importe quel juriste sait pourtant que la Convention de l’ONU sur les droits de la mer interdit toute démarcation entre pays qu’opposent des conflits territoriaux…

Exprimant sa « préoccupation » sans se croire obligée de hausser démesurément le ton, Chávez réagit en envoyant en terrain neutre, à Trinité-et-Tobago, son ministre des Affaires étrangères… Nicolás Maduro. Accompagné du « monsieur bons offices de l’ONU », celui-ci y rencontre son homologue guyanienne Carolyn Rodrigues-Birkett. Résumant l’entrevue, un communiqué exprime la « satisfaction quant aux excellentes relations qui se sont développées entre les deux Etats » et réitère « leur engagement à maintenir ce niveau [21] ».

Minute ! Tout le monde ne voit pas les choses de cette façon…

« La volonté intégrationniste et la construction d’un avenir harmonieux entre nos pays doivent être partagées, communique l’opposition vénézuélienne à travers la Table d’unité démocratique (MUD), mais il est inconcevable qu’elles soient unilatérales, provoquant l’abandon des droits du Venezuela au profit du Guyana ». Les critiques s’abattent sur Chávez et son ministre Maduro, venues d’une droite vénézuélienne que bientôt, chauffée par Washington et l’ « anti-chavisme primaire » des médias, la « communauté internationale » chouchoutera.

« Ils ne parviendront pas à alimenter la polémique, rétorque Chávez, évoquant les opposants (les mêmes qu’aujourd’hui). Ils brandissent des drapeaux de guerre contre le peuple frère du Guyana pour une question que nous sommes en train de traiter au niveau politique et diplomatique. Ils tentent de soulever une tempête dans un verre d’eau ! »

La découverte

Du verre d’eau, on repasse à l’Atlantique. Chávez mort, c’est en tant que chef de l’Etat que Maduro effectue une première visite à Georgetown, le 2 juillet 2013. De cette rencontre reste la forte déclaration qu’il fait en arrivant : « Il n’y aura jamais la guerre en Amérique du Sud ! »

Las, le 16 octobre 2013, la marine vénézuélienne intercepte le « Teknik Perdana ». Battant pavillon panaméen, loué par la compagnie texane Anadarko Petroleum, le navire mène un travail d’exploration dans le « Bloc Roraima », donné unilatéralement en concession par le Guyana à trois compagnies pétrolières, parmi lesquelles Esso, marque associée à la compagnie étatsunienne ExxonMobil. Non seulement le navire prospecte sur la zone contestée, mais il le fait également face au Delta Amacuro, pleinement vénézuélien. Après un bref passage par l’île de Margarita, le capitaine ukrainien du navire Igor Bekirov et ses hommes d’équipage sont relâchés.

Une demande d’explication et une nouvelle rencontre à Port Spain entre ministres des Affaires étrangères – Carolyn Rodrigues-Birkett et Elías Jaua – réitère que « le dialogue et la coopération sont le chemin pour la résolution pacifique des différends entre les Etats ».

Visite de Maduro au Guyana en juillet 2013.

Merci. Pas de quoi. Caracas a fait preuve de souplesse. Lors du VIIe Sommet des Amériques tenu au Panamá les 10 et 11 avril 2015, Georgetown renvoie l’ascenseur. Le 9 mars précédent, depuis la Maison-Blanche, le « good guy » Barack Obama a signé un décret qui, ouvrant le terrain juridique à une possible intervention, fait du Venezuela « une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des Etats-Unis ». Comme la brésilienne Dilma Rousseff, l’Argentine Cristina Kirchner, le cubain Raúl Castro, le bolivien Evo Morales ou l’équatorien Rafael Correa, pour ne citer qu’eux, le président guyanien Donald Ramotar se solidarise avec Caracas et critique le « décret Obama ».

Néanmoins… Deux mois auparavant, le 26 janvier 2015, Washington avait invité tous les pays de la Caraïbe à un Sommet sur la sécurité de l’énergie. Animé à l’évidence des meilleures intentions, le vice-président Joe Biden y a averti ces petites nations insulaires aux équilibres fragiles que les livraisons de PetroCaribe pourraient bien, prochainement, subir une chute brutale. Mieux vaudrait, a-t-il suavement avancé, que dans le cadre de l’Initiative de sécurité énergétique des Caraïbes, en cours de création, cet accord soit remplacé par de nouvelles alliances avec un partenaire beaucoup plus fiable : les Etats-Unis.

Fin de l’éclaircie

Pour sortir d’une confrontation avec son Parlement, que domine l’opposition et qu’il a suspendu afin d’éviter une motion de censure à son encontre, le président Ramotar a convoqué des élections anticipées. Depuis 1992, le Parti civique progressiste du peuple (PPP/C), son parti, gouverne le Guyana. Le scrutin du 11 mai 2015 marque un changement historique : à la tête d’une coalition de cinq partis, que domine le Congrès national du peuple (PNC), David Granger est élu de justesse (50 % des voix) et devient le huitième président du pays.

Passé par les académies militaires de Grande-Bretagne, du Nigéria et du Brésil, perfectionné par l’Université nationale de défense de Washington, poli en Floride par la Joint Special Operations University du Commandement sud de l’armée des Etats-Unis, Granger, parfait produit « made in USA », a terminé sa carrière en 1992 comme commandant-en-chef de la Force de défense du Guyana. Depuis, il fait de la politique. Et se montre très hostile à l’égard du Venezuela.

Tout va très vite et semble avoir été soigneusement préparé. Le 20 mai, neuf jours après la victoire électorale de l’ex-général, ExxonMobil, qui en connaissait l’existence depuis le mois de mars précédent, révèle avoir découvert 1,4 milliards de barils de pétrole de grande qualité dans le « Bloc Stabroek », une zone de 60 000 km2, au large de la Guyana Esequiba. Dès le lendemain, Granger pose sur le pont du navire d’exploration « Deepwater Champion », à 120 milles (222 km) de la côte, en compagnie de dirigeants de la compagnie pétrolière et de membres de son gouvernement. Puis il part aux Etats-Unis.

Comme il était prévisible, Caracas s’insurge et exige d’Exxon qu’elle cesse ses opérations : « L’Esequibo est un territoire vénézuélien et, par conséquent, tant qu’il n’y a pas de décision sur notre territoire, les eaux ne peuvent pas être utilisées à quelques fins », déclare la ministre Delcy Rodríguez. Maduro demande à l’ONU d’activer le mécanisme des « bons offices. Une attitude si… terriblement agressive qu’elle amène Granger à retourner aux Etats-Unis en juillet pour alerter, lors d’un discours prononcé au William Perry Center of Hemispheric Defense Studies : « Le Guyana est actuellement confronté au défi d’un Etat plus grand et joue sa survie. »

En gendarme du monde censé représenter la raison, le Département de la Défense US feint s’inquiéter pour la région : « Une [autre] conséquence potentielle d’une guerre entre le Guyana et le Venezuela est la possibilité que l’un ou l’autre pays utilise des méthodes irrégulières ou asymétriques lors de l’escalade du conflit. Les méthodes irrégulières ou asymétriques décrivent des techniques telles que le terrorisme, la guérilla, la subversion et la cyber-guerre, qui évitent généralement les confrontations directes avec la puissance militaire des gouvernements [22]. »

Et pour quelques barils de plus…

ExxonMobil… En 1900, on l’appelait Standard Oil Trust – un regroupement de compagnies achetées en 1882 par John Rockefeller et ses associés. Méthodes peu orthodoxes ruinant les concurrents et organisant l’évasion fiscale ; acquisitions, fusions ; lois antitrust obligeant en 1911 le monopole à se partager en trente-trois sociétés séparées ; profusion de sigles et de marques – Standard Oil, Socony, Esso, Enco, Humble, etc…

L’actuelle ExxonMobil résulte de la fusion le 30 novembre 1999 des compagnies Exxon Corporation et Mobil Oil, respectivement numéros 2 et 4 mondiaux à l’époque, derrière BP-Amoco (BP).

Les dirigeants de la multinationale, désormais « numéro un » dans le domaine des hydrocarbures aux Etats-Unis, ont toujours entretenu des relations étroites avec la classe politique et les gouvernements. « Il s’agit, a écrit le journaliste et universitaire Steve Coll, d’un Etat corporatif qui, au sein de l’Etat américain, a ses propres règles de politique étrangère [23]. » Outre ses subventions aux « think tanks » néolibéraux, Exxon a entre autres financé les campagnes électorales des deux George Bush – Lee « Iron Ass » Raymond, directeur général de 1993 à 2005, étant pour sa part un grand ami du vice-président (de Bush II) Dick Cheney.

A Lee Raymond, succèdera Rex Tillerson, entré dans l’entreprise en 1975 en tant qu’ingénieur. En 2017, à la tête d’une fortune estimée à 151 millions de dollars, dont une bonne partie dans les paradis fiscaux (dixit les « Paradise Papers ») [24], Tillerson quittera la multinationale pour devenir le secrétaire d’Etat de Donald Trump. Sombre présage. Tillerson a un sérieux contentieux avec le Venezuela.

En 2006, alors que le gouvernement de Chávez entamait un cycle de nationalisations, la nouvelle loi sur les hydrocarbures a imposé à trente-deux compagnies pétrolières présentes dans le pays de nouveaux contrats faisant d’elle des entreprises mixtes ayant pour partenaire la compagnie publique nationale PDVSA, laquelle devenait majoritaire (60 %) dans les nouvelles associations. Qui plus est, elles ont été davantage imposées. Si la plupart des multinationales ont joué le jeu, deux ont refusé : ConocoPhillips et ExxonMobil.

Exerçant sa souveraineté, l’Etat vénézuélien a pris le contrôle des actifs des deux entreprises. Devant le Centre international pour le règlement des différends (CIRDI), une dépendance de la Banque mondiale, ExxonMobil a exigé 16,8 milliards de dollars de dommages et intérêts [25]. Et n’a obtenu, six ans plus tard, le 9 octobre 2014, que 1,6 milliard de dollars.

De quoi rendre Tillerson furibond. De mèche avec le Guyana depuis quelques années, il attend toutefois l’arrivée au pouvoir du faucon David Granger et, comble de bonheur, le « décret Obama », pour narguer la République bolivarienne en rendant public le résultat des recherches de la multinationale dans la zone contestée.

L’escalade

Suspendu par Caracas, l’accord « riz contre pétrole » subit le premier les conséquences de la provocation. Dur coup pour l’économie guyanienne : durant les quatre années précédentes, le Venezuela lui a acheté 40 % de sa production.

Schéma désormais classique : tandis que Maduro sollicite la médiation du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, le gouvernement guyanien fait savoir qu’il n’est « pas intéressé » par la poursuite du processus de « bons offices » de l’ONU. Pour lui, une résolution judiciaire devant la CIJ est « l’unique option ». Granger rejette tout autant une autre proposition de Caracas : une réunion avec les douze membres de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) pour traiter du différend. Puis il félicite la transnationale canadienne Guyana Goldfields, qui vient d’entreprendre l’exploitation de mines d’or dans le « secteur 7 », contesté, de l’Esequibo.

La ministre des Affaires étrangères Delcy Rodríguez remet une lettre du président Maduro au secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, le 1er juillet 2015.

Alors que la Caricom et l’Association caribéenne de l’industrie et du commerce (CAIC) soutiennent, comme elles l’ont toujours fait, le Guyana, le Parlement (Parlasur) du Marché commun du sud (Mercosur) approuve les revendications territoriales avancées par le Venezuela et approuve « sa diplomatie pacifique pour résoudre le différend ». Dans le cadre de la XXIe Rencontre des partis de gauche latino-américains célébrée à Mexico, le Forum de São Paulo approuve lui aussi à l’unanimité une résolution de soutien au Venezuela et condamne ExxonMobil « pour générer des tensions politiques entre deux peuples frères ».

Un pas en arrière, un pas en avant – Georgetown invente une sorte de tango guyanien. Après une rencontre avec Maduro à New York, en septembre 2015, dans le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU, Granger accepte la réactivation du mécanisme des « bons offices ». Pas de quoi satisfaire l’opposition vénézuélienne qui, comme elle le fera en 2023, attaque sous tous les angles, fussent-ils contradictoires, sur le thème du Guyana. La stratégie du pouvoir « semble être un renoncement à défendre nos droits sur l’Esequibo », tonne le secrétaire général du parti Primero Justicia, Tomás Guanipa (futur « ambassadeur » en Colombie du « gouvernement » du président autoproclamé Juan Guaido). « Seize ans d’une politique de sous-estimation d’un thème qui, pour nous, est vital », précise-t-il, avant d’ajouter : « Il semblerait que, comme arrivent les élections [législatives de décembre 2015], ils [le pouvoir] veulent faire une sorte de show – discours repris mot pour mot, par les mêmes, en 2023 ! – et on arrive au comble de ne pas s’en prendre au pays voisin, mais à l’entreprise [ExxonMobil] !  » » Sous prétexte de fustiger Maduro, s’agit pas de se fâcher avec les parrains de la multinationale aux Etats-Unis !

« Le Venezuela n’a pas été et ne sera pas un pays impérialiste, pro-impérialiste, pro-colonialiste, non, nous sommes anti-impérialistes, anticolonialistes, nous développons une doctrine bolivarienne et chaviste de fraternité et d’amitié profonde », a dû rétorquer une fois de plus Maduro. Message bien reçu par le Département d’Etat américain (DoE) : vingt-quatre heures après avoir présenté ses lettres de créance, le nouvel ambassadeur des Etats-Unis à Georgetown, Perry Holloway, déclare que le Venezuela et le Guyana doivent résoudre leur dispute en respectant… la sentence arbitrale édictée en 1899 à Paris.

Dans l’ombre, Rex Tillerson et ses réseaux s’activent déjà depuis longtemps. A ce stade, ce différend territorial rend juridiquement problématique la poursuite des investissements. Non seulement l’Accord de Genève n’offre pas de solution rapide, mais, de plus, il implique de négocier avec l’ennemi intime d’ExxonMobil. Les avocats de la multinationale préconisent d’abandonner définitivement cette voie et poussent à porter l’affaire devant la CIJ. L’influence des grandes puissances – Etats-Unis et Union européenne – voire du Commonwealth, permettent d’envisager une issue plus favorable pour une nation anglophone que pour un pays latino déjà accusé de tous les maux.

Le 16 décembre 2016, cinq semaines après l’élection de Donald Trump, Ban Ki-moon informe qu’il relance les « bons offices », mais qu’il leur impose unilatéralement un terme fixé au 31 décembre 2017.

De manière unilatérale, le Guyana a créé une limite maritime arbitraire qui, conjuguée avec la frontière maritime légale de Trinité-et-Tobago, implique la perte du débouché du Venezuela sur l’Atlantique.
Proyección Marítima de la Zona en Reclamación : projection maritime de la zone en réclamation.
Mar territorial de Venezuela : eaux territoriales du Venezuela.
Línea arbitraria trazada por Guyana : limite arbitraire tracée par le Guyana.

Une pierre de plus sur le chemin de la déstabilisation

Janvier 2017 : Trump s’installe à la Maison-Blanche. Le 1er février, Tillerson arrive à la tête du Département d’Etat. ExxonMobil annonce immédiatement qu’elle va investir 5 milliards de dollars dans la zone que le Guyana lui a concédée. La multinationale joue sur du velours : déjà entamée, la grande offensive pour mettre la République bolivarienne à genoux va bientôt atteindre des sommets.

Du 31 mars au 12 août, une vague de violence insurrectionnelle se solde par un bilan de « 142 morts et plus de 1 000 blessés ». Transformés en martyrs par l’internationale médiatique, la moitié des défunts, souvent chavistes ou sans camp défini, ne participaient pas aux protestations. Quant aux « manifestants pacifiques », ils réussissent la performance de tuer par balles sept membres des forces de l’ordre et d’en blesser vingt-et-un par arme à feu.

Résultat garanti : à l’instigation de Washington, et avec le relais du secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) Luis Almagro, les pays conservateurs du continent créent le 8 août 2017 le Groupe de Lima [26], destiné à « isoler diplomatiquement le gouvernement de Maduro » et, pour la galerie, à « récupérer la démocratie au Venezuela ». Le Guyana s’empresse de rejoindre la « camarilla » et de se mettre sous sa protection.

Réélu le 20 mai 2018, Maduro n’est pas reconnu par la « communauté internationale » – les Etats-Unis, l’Union européenne, le Groupe de Lima (soit une cinquantaine de pays sur les 193 présents à l’ONU). Le 4 août suivant, une tentative d’assassinat du chef de l’Etat vénézuélien échoue de peu. Sur ordre direct de Washington, le député d’opposition Juan Guaido s’« autoproclamera » président de la République le 23 janvier 2019. L’administration Trump met progressivement en œuvre les 930 mesures coercitives unilatérales illégales – dites « sanctions » – qui, en l’excluant des financements internationaux, en l’empêchant d’acheter des médicaments, de la nourriture et des équipements, de produire ou de vendre son pétrole et son or, vont étrangler économiquement le pays et imposer de très dures conditions de vie à la population.

Sautant dans le train de cette offensive générale, ExxonMobil joue sa partition. Et sait mettre la main à la poche quand il le faut. Comme le révélera l’ex-ministre des ressources naturelles du Guyana, Raphael Trotman, la multinationale a fait cadeau de 18 millions de dollars au gouvernement Granger pour financer une armée de lobbyistes et d’avocats chargés d’exercer une forte pression sur l’ONU [27]. Coïncidence ? En janvier 2018, Ban Ki-moon prend la décision unilatérale de recourir à la voie juridictionnelle et renvoie l’affaire devant la CIJ, sans l’aval du Venezuela. L’article 4#2 de l’Accord de Genève établit pourtant que les parties devront établir d’un commun accord les mécanismes de la solution Dès lors, le Guyana dépose son mémoire pour que « la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale de 1899 soient confirmés », arguant avec un cynisme éhonté que la dite sentence « est valide et a un caractère obligatoire pour les deux parties ». Bonne fille, la Cour internationale a ouvert le dossier. Un détail : l’article 38#5 de son règlement lui interdit d’entamer une procédure sans le consentement préalable de toutes les parties !

Fort de cette évolution positive pour lui, le duo Exxon-Granger se croit tout permis. Le 22 décembre 2018, la marine de guerre bolivarienne devra intercepter deux navires d’investigation sismique « dans la zone économique de la République coopérative de Guyana » – en réalité dans l’aire correspondant à la projection maritime du Delta Amacuro, sous totale souveraineté du Venezuela.

« Par respect envers la Cour », le président Maduro a annoncé que le Venezuela « fournirait des informations » afin d’aider celle-ci « à s’acquitter de ses obligations en vertu de l’article 53.2 de son statut ». De sorte que, le 18 juin 2018, lors de la première réunion tenue par le président de la CIJ pour recueillir les vues des parties sur des questions de procédure, la vice-présidente Delcy Rodríguez a fait le déplacement à La Haye. Ce qui lui a permis de confirmer que, pour son gouvernement, la Cour n’avait « manifestement pas compétence pour connaître de l’affaire » et que le Venezuela avait décidé « de ne pas prendre part à l’instance ».

On notera au passage que cette attitude – ne pas reconnaître de façon automatique la juridiction de la CIJ – est partagée par 118 pays, soit plus de 60 % de la communauté internationale (la vraie). S’agissant du Venezuela, il s’agit d’une position ancrée dans l’Histoire, fortement influencée par la spoliation de 1899 : ne pas faire dépendre de tiers, Cours ou arbitres les affaires relatives à l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale, considérés comme des intérêts vitaux [28].

Si l’on effectue ici un saut dans le temps, passant de 2018 à 2024, et si l’on se place dans l’optique de la République bolivarienne, on observera que la CIJ, composée de quinze juges choisis pour un mandat de neuf ans, n’a rien d’un organisme réellement neutre, froid ou indifférent. Joan Donoghue, sa Présidente depuis 2021, a occupé de 2000 à 2010 des fonctions de haut niveau – conseillère juridique d’Hillary Clinton puis de Barack Obama – au Département d’Etat américain.

Cadre de 2009 à 2013 dans ce même DoE, Sarah Cleveland a plus tard été la « modératrice »d’un débat « Droits humains et démocratie au Venezuela » auquel participait Nikki Haley (pré-candidate du Parti républicain pour la présidentielle de 2024, grande partisane des sanctions), événement au terme duquel Cleveland déclara : «  Le Venezuela pose un défi fondamental à nos institutions régionales et internationales des droits humains. »

Lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères de son pays, le magistrat roumain Bogdan Lucian Aurescu a lui reconnu en Julio Borges, comparse du président fantoche Juan Guaido, son homologue vénézuélien, ce qui, en 2022, lors d’une conférence de presse commune, lui a valu les compliments d’Antony Blinken : « Les Etats-Unis ne pourraient désirer un allié plus inconditionnel ou plus engagé que la Roumanie. »

Hilary Charlesworth ? Conseillère du gouvernement guyanien, elle a exercé les fonctions de juge ad hoc nommée par Georgetown pour siéger en son nom, le 29 mars 2018, lors de l’examen de la compétence de la CIJ sur le différend avec le Venezuela. Quant à l’ex-conseiller légal du ministère des Relations extérieures sud-africain, Dire Tladi, il a déjà tranché en 2020, sans tenir compte du contexte de l’agression multiforme menée contre Caracas :« Les attaques contre les institutions et organisations internationales impliquent le retrait du Venezuela du mécanisme interaméricain des droits de l’Homme. »
On hésiterait pour moins que cela à se lancer dans la gueule du loup.

Par rapport aux délais standard de l’industrie pétrolière, ExxonMobil avance avec une rapidité déconcertante. En 2019, cinq ans à peine après la découverte de potentiels 11 milliards de barils, la multinationale inaugure les activités du premier navire flottant de production, stockage et déchargement (FPSO).
Parallèlement, le 18 décembre 2020, par douze voix pour et quatre contre, la CIJ déclare admissible la demande du Guyana. Une décision d’autant moins acceptable pour Caracas que le Royaume-Uni, partie indispensable pour régler la controverse, car ayant signé l’Accord de Genève, n’interviendra pas.
Le chef d’orchestre s’est lui manifesté un peu plus tôt quand, en septembre, lors d’une visite à Georgetown, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo en personne a paraphé l’Accord de Shiprider. Sous prétexte de lutte contre le narcotrafic, celui-ci permet la réalisation de patrouilles maritimes et aériennes conjointes dans les eaux légalement ou non guyaniennes. Cet accord, a précisé Pompeo, oubliant « le narcotrafic », « nous permet d’aider le Guyana à résoudre le problème de sa souveraineté et, en outre, permet aux Etats-Unis de disposer de forces navales susceptibles d’agir pour protéger la zone économique exclusive guyanienne ».
L’escalade est maintenant évidente. En janvier 2021, le chef du Commandement sud de l’Armée des Etats-Unis (SouthCom), le général Craig Faller, l’un des principaux relais des menaces bellicistes de Trump, arrive au Guyana pour assister à des manœuvres militaires conjointes des deux pays.

La concomitance des actions hostiles amène Caracas à réagir en créant un Territoire de développement du front atlantique et une Commission de défense de l’Esequibo à l’Assemblée nationale – laquelle approuve la mesure à l’unanimité.

Le conflit, dès lors, prend sa forme actuelle. L’ « opération Guaido » ayant périclité sur le plan intérieur avant d’échouer lamentablement fin 2022 [29], le différend avec le Guyana devient un élément clé dans la poursuite de la mise au ban de la République bolivarienne, présentée cette fois comme belliciste et peu respectueuse du droit international.
Nouveaux acteurs, même stratégie. A la Maison-Blanche, Joe Biden. Au Guyana, Mohamed Irfaan Ali. Au SouthCom, une nouvelle cheffe, la générale Laura Richardson. Qui défend publiquement, sans vergogne, l’hégémonie des USA sur la région et menace ouvertement le Venezuela. Qui organise en juillet 2023, au Guyana, les exercices « Tradewinds 2023 » – 1500 militaires de vingt pays pour promouvoir l’interopérabilité régionale et renforcer la sécurité et la stabilité dans la Caraïbe [30].
Pour cette seule année 2023, vingt-et-une rencontres ont lieu entre chefs militaires des Etats-Unis et du Guyana. Un défilé de notables, de personnalités officieuses, officielles et de diplomates américains déferle sur Georgetown – dont le secrétaire d’Etat Antony Blinken, le 6 juillet. Quelques jours avant de présenter ses lettres de créance, le 25 octobre, au président Irfaan Ali, la nouvelle ambassadrice étatsunienne Nicole Therlot passe par le bureau de la générale Richardson, au siège du SouthCom, à Miami, pour y discuter de « l’association de sécurité » entre les deux pays.

La générale Laura Richardson et l’ambassadrice Nicole Theriot.

Avec de tels parrains, pourquoi se gêner ? Fin octobre, après appels d’offres, le gouvernement guyanien autorise huit compagnies pétrolières à effectuer des forages au large de l’Esequibo. Parmi elles, ExxonMobil et Hess (étatsuniennes), la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC), toutes trois déjà présentes et associées, mais aussi TotalEnergies (en partenariat avec Qatar Energy et la société malaisienne Petronas), International Group Investment (basée au Nigeria), Liberty Petroleum Corporation (Etats-Unis) et SISPRO (guyanienne).
Cette fois, c’en est trop. La tension monte de plusieurs crans. « Vous transformez le Guyana en une succursale d’ExxonMobil », réagit Maduro sur son compte X. Sur la base de l’article 71 de la Constitution – « Les questions d’importance nationale particulière peuvent être soumises à un référendum consultatif » –, l’Assemblée nationale annonce une consultation des citoyens vénézuéliens.

Le référendum

Le 3 décembre 2023, « el pueblo » devra répondre à cinq questions : « Rejetez-vous l’arbitrage de Paris de 1899 » ? « Approuvez-vous l’accord de Genève de 1966 comme seul mécanisme contraignant pour résoudre le problème » ? « Acceptez-vous de ne pas reconnaître la compétence de la Cour internationale de justice » ? « Vous opposez-vous à l’appropriation unilatérale des eaux territoriales de l’Esequibo par le Guyana » ? « Acceptez-vous la création d’un nouvel Etat, appelé Guayana Esequiba, sur le territoire contesté, l’octroi de la citoyenneté vénézuélienne à ses habitants et la mise en œuvre de programmes sociaux accélérés » ?
« Dans le pays, entend-on fréquemment, quel que soit l’interlocuteur, il y a deux thèmes qui nous unissent : la Vinotinto [l’équipe nationale de football] et le Guyana. » Dans les collèges, tous les élèves vénézuéliens ont eu sous les yeux les cartes géographiques avec une portion hachurée – la zone en réclamation. Et de fait, partout surgit le slogan : « L’Esequibo est à nous ». Aucun des dirigeants d’une opposition tiraillée entre ses convictions patriotes et son hostilité au pouvoir n’ose appeler à voter « non ». A l’exception de Volonté populaire (VP) des extrémistes Leopoldo López (luxueusement exilé en Espagne) et Juan Guaido (confortablement installé à Miami), les principaux partis de droite – Acción Democrática, Un Nuevo Tiempo, Primero Justicia, El Lápiz, Fuerza Vecinal, Primero Venezuela – appellent à participer.
Vainqueure des primaires auto-organisées de la droite le 22 octobre malgré une inéligibilité connue de tous, l’ultra María Corina Machado s’aligne, elle, sur le Guyana : après l’avoir qualifiée de « distraction », elle appelle à suspendre la consultation. En effet, dénonçant une « menace existentielle » pesant sur son pays, le gouvernement guyanien s’est lancé dans une opération des plus baroques en demandant lui aussi, mais à la CIJ… d’interdire le référendum organisé dans le pays voisin.

L’ensemble de l’opposition radicale vénézuélienne sonne en tout cas le tocsin pour « chauffer un peu » l’opinion internationale : cette agitation va être utilisée par le pouvoir chaviste pour suspendre l’élection présidentielle qui doit avoir lieu en 2024 !

Les instituts de sondage prévoyaient une participation allant de 8,2 millions (Datanálisis) à 12,3 millions de votants (International Consulting Services). Le 3 décembre, d’après le Conseil national électoral (CNE), il en vient 10,4 millions (51 % de l’électorat), soit rien d’extravagant. Sans surprise, 95 % des citoyens répondent « oui » aux cinq questions posées. Aucune surprise non plus du côté de l’opposition : elle polémique immédiatement sur les chiffres et, accusant le pouvoir de masquer une forte abstention, tente de délégitimer un référendum auquel elle a majoritairement participé et dont l’issue la satisfait !

Tout en réitérant son souhait d’«  un accord diplomatique juste, satisfaisant pour les parties et amical », le président Maduro s’appuie sur ce résultat pour mettre à son tour la pression sur Georgetown. « Nous devons respecter la décision de celles et ceux qui se sont exprimés dans les urnes », déclare-t-il. Trois jours après le référendum, il propose à l’Assemblée nationale d’approuver une loi spéciale créant la province (l’Etat) de Guyana Esequiba, demande qu’un recensement y soit conduit et que soit lancé un plan d’assistance sociale pour la population. Les autorités publient également une nouvelle carte officielle de la République bolivarienne du Venezuela, qui inclue la région Guyana-Esequiba, et désignent une autorité unique pour gérer celle-ci en la personne du général Alexis Rodríguez Cabello.

Cette fois, Georgetown ne rit plus. Là où, sur un sommet de la zone contestée, dans la Sierra de Paracaima, Irfaan Alí avait par pur défi, quelques jours auparavant, hissé le drapeau guyanien,un groupe d’Indigènes – lointains héritiers de la révolte de Rupununi – descend l’emblème de son mat et le remplace par l’étendard vénézuélien.

Le 6 décembre 2023, l’Assemblée nationale vénézuélienne commence ses discussions sur la « Loi organique pour la défense de la Guyana Esequiba » qui, en quatre chapitres et vingt-deux articles, prévoit la création du vingt-quatrième Etat de la Nation. Trois jours plus tard, les huit premiers articles seront approuvés (mais, depuis, l’élaboration de la loi a été interrompue sans qu’on sache si ou quand elle sera reprise).

Alors qu’ Irfaan Ali traite Maduro de « criminel » et compare l’attitude de son voisin à celle de la Russie envahissant l’Ukraine, le procureur général Anil Nandlall fait savoir que, en cas d’aggravation de la situation, le Guyana invoquera les articles 41 et 42 de la Charte des Nations unies, qui habilitent le Conseil de sécurité à prendre des mesures militaires et à appliquer des sanctions. «  Il peut autoriser l’utilisation des forces armées par les Etats membres pour contribuer à l’exécution des ordonnances de la Cour », a-t-il précisé. Maduro de son côté prévient qu’il va proposer une loi spéciale interdisant « aux sociétés qui opèrent ou collaborent aux concessions unilatérales données par le Guyana dans la mer à délimiter » d’opérer à l’avenir au Venezuela. Celles déjà présentes dans la zone contestée ont trois mois pour obtempérer – Maduro se disant toutefois « ouvert à la discussion  ». Et pour cause : Caracas risque de se heurter en la matière à quelques difficultés.

Guerre en Ukraine. Les sanctions imposées à Moscou ont d’importantes répercussions sur les marchés de l’énergie. Les Etats-Unis puisent massivement dans leurs réserves stratégiques, tombées à leur plus bas niveau en quarante ans. Il faut trouver de nouveaux fournisseurs pour remplacer une partie du pétrole « de Poutine ». Le gouvernement de Joe Biden se souvient qu’il existe un pays producteur nommé Venezuela. L’autre paria, Maduro, redevient magiquement un interlocuteur possible. Fin 2022, la multinationale Chevron est autorisée par Washington à réactiver en partie sa co-entreprise passée avec PDVSA. Depuis, la République bolivarienne exporte une petite partie de sa production aux Etats-Unis.

Signé par le pouvoir et la Plateforme d’unité démocratique (opposition), sur l’île de la Barbade, le 17 octobre 2023, un accord permettant l’organisation de l’élection présidentielle de 2024 donne à Washington le prétexte pour alléger un peu plus, partiellement et pour six mois, les « sanctions » sur le gaz et le pétrole vénézuéliens. Il s’agit d’une décision purement pragmatique, pas d’un dégel dans les relations : « Nous ne sommes pas prêts à un changement des relations diplomatiques avec le Venezuela », précise le Département d’Etat.

Par définition, l’avertissement du gouvernement vénézuélien ne concerne pas directement ExxonMobil, sortie du pays dans les conditions que l’on connaît. Toutefois, si la multinationale a depuis 2015 découvert quarante-six gisements au large des côtes du Guyana, dont quatre en 2023, c’est en collaboration avec ses partenaires minoritaires, le groupe pétrolier new-yorkais Hess (35 % de participation) et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC ; 20 %).
Premier problème : Chevron, qui grâce à l’autorisation de Washington opère au Venezuela en tant que premier partenaire de PDVSA, a annoncé le 23 octobre 2023 l’acquisition pour 53 milliards de dollars de… Hess. Il s’agit pour Chevron de se renforcer face à son rival ExxonMobil et, entre autres projets, d’extraire du pétrole… au Guyana.
Second embarras : également présente en République bolivarienne en tant que second associé de PDVSA, la China National Petroleum Corporation (CNPC) a le même propriétaire que la CNOOC, qui opère avec Exxon côté guyanien – CNPC et CNOOC appartenant à l’Etat chinois.

Parmi tous ces protagonistes – gouvernement vénézuélien, Hess, CNPC, CNOOC – qui négociera, qui transigera, qui choisira telle ou telle alliance ? Diplomatiquement proche de Caracas et directement intéressé, Pékin a réagi en demandant aux deux pays de résoudre leur différend « de manière correcte » car,a précisé le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Wang Wenbin, cela répond « aux intérêts des peuples des deux pays et favorise également la stabilité, la coopération et le développement en Amérique latine et dans la région des Caraïbes ». Pour sa part, sans s’étendre sur les considérations qui compliquent la présence de sa multinationale dans les deux pays, le président exécutif de Chevron, Mike Wirth, s’est déclaré confiant « dans une solution pacifique et négociée ».

Pour qui Exxon le glas

Le gouvernement de Georgetown peut sans doute s’amuser de la situation complexe que doit affronter son adversaire – pour ne pas dire son ennemi. Dans l’un des pays les plus pauvres d’Amérique du sud, gangrené par le favoritisme politique, les Guyanien ont peut-être moins de raisons de jubiler. Certes, le début d’exploitation de ce pétrole pur et relativement facile à extraire, aux coûts de production bas (entre 25 et 35 dollars le baril), a permis un taux de croissance record (62 % en 2022, 38 % en 2023). De là à considérer que cette nouvelle manne va « ruisseler »…
C’est la Banque centrale du Guyana qui est chargée de la gestion opérationnelle du fonds souverain, Natural Resource Fund (NRF), créée en 2019 et alimenté par les revenus pétroliers. L’actuelle législation ne permet pas à l’opposition de nommer des représentants à son conseil d’administration. « Une préoccupation, dans un pays où la corruption est endémique », ne manquent pas de se plaindre les opposants.

« Comment Exxon s’est emparé d’un pays sans tirer un coup de feu », a pu titrer en juin 2023, pour le site étatsunien The Intercept, la journaliste Amy Westervelt, faisant allusion au Guyana [31]… L’accord de partage des revenus pétroliers prévoit que 75 % des recettes sont initialement affectées au recouvrement des coûts initiaux liés aux travaux d’exploration et d’exploitation menés par ExxonMobil et ses partenaires. Considérés comme du profit, les 25 % restant vont pour 50 % à l’Etat guyanien et 50 % aux groupes pétroliers (la part de l’Etat n’est censée augmenter qu’une fois atteint le recouvrement du coût des investissements initiaux). L’accord fixe également une redevance de 2 % sur les ventes de pétrole. Tous calculs faits, Exxon laisse à peine 14,5 % du total des revenus pétroliers au Guyana. Pratiquement, cela signifie que, entre 2018 et juin 2023, ExxonMobil et ses associés ont récupéré la somme colossale de 19 milliards de dollars, le Guyana se contentant de 3,057 milliards [32]. On est là très loin des standards vénézuéliens !
Dans le contrat passé avec l’Etat guyanien, l’article 32 (« Stabilité de l’accord ») stipule que le gouvernement « ne peut amender, modifier, annuler, résilier, déclarer invalide ou inapplicable, exiger une renégociation, imposer un remplacement ou une substitution, ou chercher à éviter, altérer ou limiter le présent accord » sans le consentement d’ExxonMobil. En imaginant un gouvernement futur désireux de changer les règles du jeu, cela s’appelle « être pieds et poings liés ».

Quelque peu indolent, le pouvoir guyanien a également omis de mettre en place un système lui permettant de vérifier le nombre de barils quotidiens déclaré par le géant pétrolier. Deux rapports d’audit ont bien été remis au gouvernement, mais ils n’ont pas été rendus publics, provoquant l’ire de l’opposition.
Le 3 mai 2023, saisie par des défenseurs de l’environnement, la Haute Cour guyanienne a exigé que le consortium dirigé par Exxon fournisse « une assurance illimitée et non plafonnée pour tous les coûts associés » au « nettoyage et à la restauration de tous les dommages causés » par « le déversement de tout polluant résultant de ses activités » sur les côtes du pays. Sage demande. L’un des plus hauts faits d’arme de l’entreprise remonte à 1989, quand l’un de ses superpétroliers, l’Exxon Valdez, a déversé plus de 40 000 tonnes de pétrole brut sur les côtes de l’Alaska. Sur plus de 7000 km2 et 800 kilomètres de côtes, sans compter l’ensemble des îlots touchés, la catastrophe écologique a provoqué la mort de plus de 200 000 oiseaux marins, de centaines de loutres, de phoques, d’aigles, d’orques et d’innombrables poissons. Dépendantes de la pêche, les communautés riveraines ont été économiquement fort affectées.

Initialement condamnée à payer cinq milliards de dollars pour aider les victimes de la tragédie, Exxon a, pendant quinze ans et devant divers tribunaux, contesté le montant de la peine. D’appel en appel, y compris devant la Cour suprême des Etats-Unis, la somme a été ramenée à 4,5 milliards en janvier 2004, puis à 2,5 milliards en 2006 avant d’être divisée par 10 pour atteindre 507 millions de dollars en 2007. Un dixième du coût des dommages causés par sa marée noire !

Le 3 mai dernier, la Haute Cour guyanienne a donné jusqu’au 10 juin au géant pétrolier pour produire les garanties demandées, sous peine de devoir stopper sa production. En faisant appel, le président d’ExxonMobil Guyana, Alistair Routledge, rétorqua immédiatement qu’une telle suspension aurait «  des conséquences financières importantes pour tous les investisseurs, mais aussi pour le pays en termes de pertes de revenus ». Message bien reçu. Le juge de la Cour d’appel a suspendu la décision et ordonné à Exxon de déposer une simple provision de 2 milliards de dollars auprès de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) – ce qui fut fait.
En cas de fuites ou de marée noire, plus de dix pays de la Caraïbe peuvent être affectés.

Les négociations

Voisin du Venezuela et du Guyana, le brésilien Luiz Inácio Lula da Silva plaide le bon sens. Son conseiller et ex-ministre des Affaires étrangères Celso Amorín se déplace beaucoup. Grâce à leurs efforts, Caracas et Georgetown renouent le contact et s’engagent à « garder les canaux de communication ouverts ». Ce qui n’empêche pas les Etats-Unis d’annoncer des exercices militaires « de routine » au Guyana. La solution venant forcément d’ailleurs que de Washington, la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (CELAC) et la Caricom se mobilisent et manifestent leur intention d’organiser une réunion entre les deux chefs d’Etat pour tenter de faire baisser la tension.
La rencontre a lieu le 14 décembre 2023 à Argyles, où est situé l’aéroport international de Kingstown, la capitale de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, que gouverne le progressiste Ralph Gonsalves (président pro tempore de la CELAC). Trois jours auparavant, Irfaan Ali n’a pu s’empêcher de provoquer, au micro de la BBC  : « Bien sûr, nos frontières ont été établies en 1899. [Il y a eu] une fixation totale et complète de nos frontières. Tous nos partenaires dans cette région, y compris le Brésil, la Caricom, la CELAC, les Etats-Unis, l’hémisphère occidental et la communauté internationale, respectent la sentence arbitrale de 1899 comme un accord plein et entier. »
« Je viens avec un mandat du peuple vénézuélien, une parole de dialogue, une parole de paix, mais aussi pour défendre les droits du peuple, de notre patrie »,
se contente de déclarer Maduro en arrivant.

Sont présents Celso Amorín, deux représentants du secrétaire général de l’ONU António Guterres, les premiers ministres Roosevelt Skerrit (République dominicaine), président en exercice de la Caricom, Philip Davis (Bahamas), Mía Amor Mottley (Barbade), Dickon Mitchell (Grenade), Philip Pierre (Sainte-Lucie), Terrence Drew (Saint-Kitts-et-Nevis), Keith Rowley (Trinité-et-Tobago), ainsi qu’Alvaro Leyva, ministre des Affaires étrangères de Colombie.
Pendant son intervention, Maduro interroge : « Que se passerait-il si c’était le Venezuela qui organisait des exercices militaires [dans la zone contestée] avec le Commandement sud des Etats-Unis ? Tout le monde nous tomberait dessus ! »
Maduro s’amuse en sortant la liste des 119 pays qui ne reconnaissent pas la juridiction obligatoire de la CIJ. Parmi eux, les Etats-Unis, bien sûr, mais aussi, gouvernés par les dirigeants assis autour de la table, les Bahamas, Trinité-et-Tobago, la Grenade, Saint-Kitts-et-Nevis, Saint-Vincent-et-Grenadines, Sainte-Lucie et même… le Guyana !
Au terme de la réunion, un texte lu par Ralph Gonsalvez – la « Déclaration conjointe d’Argyle » – permet de comprendre que les deux Etats «  s’accordent pour la création d’une commission conjointe composée des ministres des Affaires étrangères et des personnels techniques des deux Etats pour traiter des sujets mutuellement établis. » Ralph Gonsalves (au nom de la CELAC), Roosevelt Skerrit (pour la Caricom) et Lula suivront les développements de l’affaire en tant qu’ « interlocuteurs », Antonio Guterres (ONU), le fera en tant qu’ « observateur. Détail important : le point 2 de l’accord stipule que les deux pays ont convenu que tout différend entre les deux Etats serait résolu conformément au droit international, « y compris l’Accord de Genève du 17 février 1966 ».

Rencontre Mohamed Irfaan Ali – Nicolás Maduro, 14 décembre 2023.

« Les deux Etats coopéreront sur le terrain pour éviter des incidents qui pourraient engendrer des tensions entre eux », a également précisé le point 6 des Accords d’Argyle. Dix jours plus tard, pas un de plus, le ministère de la Défense britannique annonce le déploiement dans les eaux controversées d’un navire militaire, le HMS Trent, « en raison des menaces d’annexion de l’Esequibo par le Venezuela ». Une ingérence d’autant plus insupportable que, par ailleurs, depuis 2019, la Grande-Bretagne a confisqué 31 tonnes des réserves d’or (1,3 milliards de dollars) déposées par la République bolivarienne dans les coffres-forts de la Banque d’Angleterre.
Caracas réplique en mobilisant spectaculairement 5 600 soldatsn sa marine et son aviation, pour des « manœuvres de caractère défensif » sur la frontière de l’Esequibo et sur sa côte atlantique. Les ducs et les duchesses de l’opinion mondiale s’enflamment contre « le boute-feu Maduro ». Le Brésil, lui, manifeste sa préoccupation en précisant que, d’où qu’elles proviennent, « les démonstrations militaires » sont contraires aux engagements pris à Argyles.

Provocation de la frégate britannique HMS Trent.
(ML) Caracas, janvier 2024.

Une fois la frégate militaire britannique disparue à l’horizon, le 31 décembre, au terme de ses absurdes ronds dans l’eau, les opérations de la Force armée nationale bolivarienne (FANB) ont été immédiatement interrompues. Il va de soi qu’aucun observateur digne de ce nom ne croit à une possible agression du Guyana par le Venezuela. Quand bien même il le souhaiterait, l’état de son économie, très affaiblie par les mesures coercitives unilatérales des Etats-Unis, ne l’y inciterait pas. Très en pointe par ailleurs quand, le 29 janvier 2014, avec La Havane comme hôte et la présence de plusieurs chefs d’Etat des trente-trois pays de la région, la CELAC a proclamé le continent « zone de paix » – renonçant ainsi à recourir à la force pour résoudre les conflits entre voisins –, Caracas n’a jamais remis en cause cette philosophie et la grande cause de l’intégration. Quant à sa supposée voracité, s’agissant des richesses de ses voisins…

Le 25 décembre 2023, Caracas et Puerto España (Port Spain en anglais) ont signé un accord pour l’exploitation commune du champ de gaz « Dragon » – 120 millions de mètres cubes – situé dans les eaux territoriales vénézuéliennes, au nord-est du Venezuela, près de la frontière maritime avec Trinité-et-Tobago, mais près de gisements trinidadiens exploités par Shell. Plus gros producteur de gaz des Caraïbes, Trinité-et-Tobago avait signé un protocole d’accord avec le Venezuela en 2016, pour des études techniques et commerciales en vue d’une exploitation aux revenus partagés, mais, les « sanctions » étatsuniennes ont paralysé le projet.
Il a fallu le récent assouplissement de l’embargo pétrolier pour que les deux Etats, pourtant souverains, puissent enfin avancer dans leur coopération. En décembre, Caracas a octroyé une licence de trente années à Shell et à la Compagnie nationale du gaz (NGC) de Trinité pour le développement et l’exportation du gaz (sous forme de gaz naturel liquéfié ; GNL) situé entre les deux pays. « Nous avons parcouru un long chemin pour arriver à ce grand jour, a déclaré le ministre trinidadien de l’Energie Stuart Young (…) c’est une étape historique. » Ce à quoi la vice-présidente vénézuélienne Delcy Rodríguez a rétorqué que « beaucoup plus de projets » sont à venir, exemples « de relations de coopération, d’amitié et de fraternité » entre les deux pays.

C’est dans ce même état d’esprit « de dialogue et de paix » que le ministre des Affaires étrangères vénézuélien Yván Gil a rencontré son homologue guyanien Hugh Todd, le 25 janvier 2024, à Brasilia. En présence du chef de la diplomatie brésilienne Mauro Vieira, la réunion a permis aux deux parties d’exprimer une fois de plus « leurs divergences ». – CIJ ou pas CIJ. Si le ministre guyanien a affirmé que son pays reste engagé à résoudre la controverse « d’une manière très pacifique », le vénézuélien a incité à « rejeter absolument la possibilité que des tierces parties interfèrent ou puissent tirer profit » de ce conflit.
Nul ne parie encore qu’il a été entendu.

Depuis la fin 2023, un défilé de fonctionnaires civils et militaires étatsuniens (et britanniques) s’abat sur Georgetown – parmi lesquels le conseiller adjoint à la Sécurité nationale US, Jon Finer, le directeur des affaires de l’hémisphère occidental au Conseil de sécurité nationale, Juan González, le commandant de la Force aérienne du Southern Command, le général de division Evan L. Pettus (trois jours en février). Le 4 février 2024, le gouvernement américain a annoncé une augmentation de son « aide militaire urgente » au Guyana.
Deux jours plus tard, le président d’ExxonMobil Guyana, Alistair routledge, proclamait que sa multinationale avait « parfaitement le droit » d’exploiter le Bloc Starbroek et annonçait la prochaine perforation de puits exploratoire à l’ouest des zones Liza et Payara, puis Trumpet Fish et Redmoth – à nouveau dans les eaux contestées. Caracas ayant élevé la voix, Routledge mit un peu plus d’huile sur le feu : « Les mesures prises par le Guyana pour renforcer ses relations bilatérales avec des pays comme les Etats-Unis dans le domaine de la défense et de la sécurité sont de bon augure ».

Le secrétaire adjoint à la défense des États-Unis pour l’hémisphère occidental, Daniel Erikson, au Guyana le 11 janvier 2024, dans le cadre du « renforcement des capacités des forces armées du Guyana ». https://newsroom.gy/2024/01/11/u-s-to-help-develop-guyana-defence-force-capabilities/
A Georgetown, le 11 janvier 2024, Mike Pompeo, l’ex-directeur de la CIA et secrétaire d’Etat de Donald Trump, informe le président du Guyana des nouveaux plans du Pentagone et d’ExxonMobil contre le Venezuela.

D’après le président Maduro, « plus que le Guyana, ce sont ExxonMobil et le Southern Command qui prétendent s’emparer de la mer qui appartient au Venezuela ». Voyant d’un œil inquiet une militarisation supplémentaire de la Caraïbe et du nord du sous-continent par les Etats-Unis, certains des voisins de Venezuela ne pensent pas très différemment. Le président Irfaan Ali n’envisage-t-il pas, sans s’en cacher, l’installation de bases militaires US dans son pays ? Sommé de prendre position sur le conflit par Irfaan Ali et par sa propre opposition de droite, le président colombien Gustavo Petro, après un appel à la désescalade, a souligné : « Depuis des années, on tente d’établir un conflit dans notre coin continental, les Colombiens apatrides et Trump en ont discuté. Reproduire le conflit OTAN/Russie sur nos propres terres, dans la jungle amazonienne, ne ferait que nous faire perdre un temps vital dans notre progrès et dans nos vies [33]. »

Au vu de l’ensemble du dossier, on est là loin des affirmations rabâchées à n’en plus finir sur l’Esequibo qui « a avivé la convoitise du Venezuela depuis que du pétrole y a été découvert » (La Tribune, 6 décembre 2023). Loin des explications simplistes des « attrape-bobos » de « gauche » Libération ou Politis« En première raison, cette agitation [du référendum], dans le style propre aux dirigeants autoritaires, a une visée intérieure. Maduro, à la tête du pays depuis mars 2013 (…) se maintient depuis des années au pouvoir par des artifices antidémocratiques grossiers, et il aspire à un troisième mandat lors de la prochaine présidentielle, qui doit se tenir au premier semestre 2024. » (Politis, 7 décembre 2023). Loin des valeureux libelles du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) : « Quelles que soient les combinaisons de l’impérialisme et le degré d’avilissement des gouvernements bourgeois qui leur sont soumis, les communistes révolutionnaires se tiennent du côté des nationalités opprimées et menacées, ici les Guyanais [34]. »
Encore un effort, camarades : à quand des Brigades internationales sponsorisées par ExxonMobil ?


[1https://media.defense.gov/2023/Apr/25/2003208200/-1/-1/0/3338.PDF

[2] Conclu le 30 janvier 1648, le traité de paix de Münster entérine la reconnaissance définitive de l’indépendance des Pays-Bas Unis, jusque-là sous souveraineté espagnole depuis que l’Empereur Charles Quint les a léguées à son fils, Philippe II.

[3] Entité administrative et politique créée en 1777, la capitainerie générale du Venezuela comprenait les actuels territoires du Venezuela et de l’île de Trinité (Trinité-et-Tobago).

[4https://www.aporrea.org/actualidad/a209870.html

[5] On en retrouvera le texte intégral (38 pages) in William Lindsay Scruggs, British aggressions in Venezuela, or, The Monroe doctrine on trial, ‎ Forgotten Books, Londres, 2018.

[6] Delia Picón, Historia de la Diplomacia Venezolana, Universidad Católica Andrés Bello, Caracas, 1999.

[7] George Lincoln Burr Papers, Box n°5, Cornell University (Ithaca, Etats-Unis).

[8https://revista.eneltapete.com/eneltapete/notas/22316/el-acuerdo-de-ginebra

[9] Le 14 février 1904, la levée du blocus sera la contrepartie d’accords par lesquels le Venezuela s’engagea à payer sa dette.

[10] Par solidarité anglo-saxonne, on entend ici celle qui unit les pays dont la colonisation britannique a fortement influencé l’organisation sociale, politique, culturelle, et où la langue principale est l’anglais (actuellement le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et certaines îles de la Caraïbe).

[11] Vol.43, n° 3, juillet 1949.

[12] Nations Unies, Recueil des traités, vol. 561, n° 8192, p.322.

[13] Lire Bernard Cassen, « La Guyana est bien partie », Le Monde diplomatique, juillet 1974.

[14https://lagranaldea.com/2023/09/29/guayana-esequiba-el-dia-en-que-venezuela-evito-una-guerra-pero-perdio-una-oportunidad/

[15http://www.visconversa.com/index.php/2019/01/04/la-rebelion-de-rupununi/

[16] Allusion à la tentative d’invasion de Cuba par une troupe mercenaire financée et entraînée par la CIA, le 17 avril 1961.

[17Ibidhttp://www.visconversa.com/index.php/2019/01/04/la-rebelion-de-rupununi/

[18] Organisation intergouvernementale actuellement composée de 56 Etats membres, presque tous anciens territoires de l’Empire britannique..

[19https://peacemaker.un.org/sites/peacemaker.un.org/files/GY-GB-VE_700618_Protocol%20of%20Port%20of%20Spain_0.pdf

[20] Habitant de l’île de La Grenade.

[21http://www.elnuevoherald.com/2011/09/30/1035455/venezuela-y-guyana-ratifican-buena.html#ixzz1ZWB8cCC9

[22https://media.defense.gov/2023/Apr/25/2003208200/-1/-1/0/3338.PDF

[23] Steve Coll, Private Empire. ExxonMobil and American Power, Penguin Press, New York, 2012.

[24https://www.commondreams.org/news/2017/11/06/probe-demanded-after-wilbur-ross-rex-tillerson-implicated-paradise-papers

[25] ConocoPhillips exigeait quant à elle 21 milliards de dollars. Le Ciadi lui en accordera 8,7 milliards en avril 2019.

[26] Argentine, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Honduras, Mexique, Panamá, Paraguay, Pérou, Guyana et Sainte-Lucie.

[27] Raphael Trotman, From destiny to prosperity, Isaiah Publications, Georgetown, 2023.

[28https://alefleming.wordpress.com/2020/07/12/guyana-contra-venezuela-la-competencia-de-la-corte-internacional-de-justicia-parte-ii/

[29] Lire « Un président imaginaire renversé par une Assemblée qui n’existe pas » (17 janvier 2023) – https://www.medelu.org/Un-president-imaginaire-renverse-par-une-Assemblee-qui-n-existe-pas

[30] Participent : Etats-Unis, Guyana, Antigua-et-Barbuda, Bahamas, Belize, Bermudes, Canada, Dominique, République dominicaine, Royaume-Uni, France, Grenade, Jamaïque, Mexique, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Suriname et Trinidad et Tobago.

[31https://theintercept.com/2023/06/18/guyana-exxon-mobil-oil-drilling/

[32https://www.kaieteurnewsonline.com/2023/12/28/guyana-would-have-been-receiving-full-50-today-from-three-oil-projects/

[33https://www.elcolombiano.com/colombia/petro-ya-se-pronuncio-sobre-el-conflicto-entre-venezuiela-y-guyana-EC23305177

[34https://nouveaupartianticapitaliste.fr/maduro-veut-assimiler-une-grande-partie-du-guyana/

L’auteur : Maurice Lemoine, Journaliste

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URL de cet article : https://www.medelu.org/Et-au-milieu-coule-l-Esequibo


L’aube se lève partout et le monde se réveille

Sheroanawe Hakihiiwe (Venezuela), Hema ahu (Toile d’araignée avec rosée le matin), 2021.

Chers amis,

Salutations du bureau de Tricontinental, Institut de recherche sociale.

Le 2 février 2024, le peuple vénézuélien a célébré le vingt-cinquième anniversaire de la révolution bolivarienne. Ce jour-là, en 1999, Hugo Chávez a pris ses fonctions de président du Venezuela et a entamé un processus d’intégration latino-américaine qui, en raison de l’intransigeance des États-Unis, s’est accéléré pour se transformer en un processus anti-impérialiste. Le gouvernement de Chávez, conscient qu’il ne serait pas en mesure de gouverner au nom du peuple et de répondre à ses besoins s’il restait lié à la Constitution de 1961, a oeuvré à une démocratisation de plus en plus avancée. En avril 1999, un référendum a été organisé pour établir une Assemblée constituante, chargée de rédiger une nouvelle constitution ; en juillet 1999, 131 députés ont été élus à l’Assemblée ; en décembre 1999, un autre référendum a été organisé pour ratifier le projet de constitution ; enfin, en juillet 2000, des élections générales ont été organisées sur la base des règles établies dans la Constitution nouvellement adoptée. Si je me souviens bien, il pleuvait à verse le jour où la nouvelle constitution a été soumise au peuple. Néanmoins, 44 % de l’électorat s’est rendu aux urnes lors du référendum, et une écrasante majorité de 72 % a choisi un nouveau départ pour le pays.

En vertu de la nouvelle constitution, l’ancienne Cour suprême du Venezuela – que l’oligarchie du pays avait utilisée comme mécanisme pour empêcher tout changement social majeur – a été remplacée par le Tribunal suprême de justice (Tribunal Supremo de Justicia) ou TSJ. Au cours du dernier quart de siècle, le TSJ a été perturbé par plusieurs controverses, en grande partie dues à des interventions de l’ancienne oligarchie, qui a refusé d’accepter les changements majeurs impulsés par Chávez dans ses premières années. En effet, en 2002, les juges du TSJ ont acquitté les chefs militaires qui avaient tenté un coup d’État contre Chávez, décision qui a indigné la majorité des Vénézuéliens. Cette ingérence permanente a finalement conduit à l’élargissement de la magistrature (comme l’avait fait le président étasunien Franklin D. Roosevelt en 1937 pour des raisons similaires) ainsi qu’à un contrôle législatif accru sur le pouvoir judiciaire, comme c’est le cas dans la plupart des sociétés modernes (comme aux États-Unis, où le contrôle des tribunaux par le Congrès est institutionnalisé par des instruments tels que la « clause d’exception »). Néanmoins, ce conflit sur le TSJ a fourni une première arme à Washington et à l’oligarchie vénézuélienne pourt tenter de délégitimer le gouvernement Chávez.

Oswaldo Vigas (Venezuela), Alacrán (Le Scorpion), 1952.

En 2024, le nombre de personnes qui se rendront aux urnes dans le monde sera supérieur à celui de toutes les années précédentes. Environ soixante-dix pays, représentant collectivement près de la moitié de la population adulte mondiale, ont déjà tenu des élections ou en tiendront cette année. Parmi eux figurent l’Inde, l’Indonésie, le Mexique, l’Afrique du Sud, les États-Unis et le Venezuela, dont les élections présidentielles sont prévues au second semestre de cette année. Bien avant que le gouvernement vénézuélien ne proclame la date des élections, l’opposition d’extrême droite du pays avec le gouvernement étasunien avaient déjà entrepris d’intervenir, tentant de délégitimer les élections et de déstabiliser le pays en rétablissant des sanctions financières et commerciales. Au cœur du conflit actuel se trouve le TSJ qui, le 26 janvier 2024, a refusé d’annuler une décision de juin 2023 visant à inhabiliter la personnalité politique d’extrême droite María Corina Machado – impliquée dans le réseau de corruption de Juan Guaido, qui a appelé à des sanctions contre son propre pays et à une intervention militaire des États-Unis contre le Venezuela –et la déclarer inéligible au Venezuela au moins jusqu’en 2029, voire 2036. Dans le cadre de la procédure, le TSJ s’est penché sur le cas de huit personnes qui s’étaient vu interdire d’exercer une fonction publique pour diverses raisons. Six d’entre elles ont été réhabilitées, et deux, dont Machado, ont vu leur déchéance confirmée.

Washington a crié secours miséricorde suite à la décision du TSJ. Quatre jours après la décision du tribunal, le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, a publié un communiqué de presse dans lequel il déclarait que les États-Unis désapprouvaient « l’exclusion des candidats » aux élections présidentielles et qu’ils allaient donc sanctionner le Venezuela. Les États-Unis ont immédiatement révoqué la licence générale 43, une licence du Trésor qui avait permis à la société d’extraction d’or du secteur public vénézuélien Minerven d’effectuer des transactions commerciales normales avec des personnes et entités étasuniennes. En outre, le département d’État a averti que si le gouvernement vénézuélien n’autorisait pas Mme Machado à se présenter aux élections de cette année, il ne renouvellerait pas la licence générale 44 qui permet au secteur pétrolier et gazier vénézuélien de mener des activités normales et qui expire le 18 avril. Plus tard dans la journée, Miller a déclaré à la presse : « en l’absence d’un changement de ligne de la part du gouvernement, nous laisserons expirer cette licence générale et nos sanctions reprendront ».

Elsa Gramcko (Venezuela), R-33 « R-33  Todo comienza aqui, tout commence ici », 1960.

La Charte des Nations Unies (1945) permet au Conseil de sécurité d’autoriser des sanctions en vertu de l’article 41 du chapitre VII. Elle souligne toutefois que ces sanctions ne peuvent être mises en œuvre que par le biais d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. C’est pourquoi les sanctions étasuniennes contre le Venezuela, imposées pour la première fois en 2005 et aggravées depuis 2015, sont illégales. Comme l’a écrit la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les mesures coercitives unilatérales, Alena F. Douhan, dans son rapport de 2022, ces mesures unilatérales sont susceptibles d’entraîner une conformité excessive et des sanctions indirectes résultant de la peur des pays et entreprises d’être punis par les États-Unis. Les mesures illégales imposées par les États-Unis ont entraîné des dizaines de milliards de dollars de pertes depuis 2015 et ont servi de punition collective contre la population vénézuélienne (forçant plus de six millions de citoyens à quitter le pays). En 2021, le gouvernement vénézuélien a formé le Groupe d’amis pour la défense de la Charte des Nations Unies pour rassembler les pays voulant préserver l’intégrité de la Charte et s’opposer à l’utilisation de ce type de mesures violentes, unilatérales et illégales. Les échanges commerciaux entre les membres de ce groupe ont augmenté, et bon nombre d’entre eux (en particulier la Russie et la Chine) ont fourni au Venezuela des alternatives au système financier et commercial dominé par les États-Unis et leurs alliés.

Jacqueline Hinds (Barbade), Le sacrifice des bâtisseurs du canal de Panama, 2017.

Le mois dernier, Tricontinental, Institut de Recherche Sociale a publié une étude historique, Hyper-Imperialism, et un dossier, The Churning of the Global Order, dans lesquels nous analysons le déclin de la légitimité du Nord global, le nouvel état d’esprit du Sud global et les mécanismes violents utilisés par les pays du Nord pour s’accrocher désespérément à leur pouvoir. L’année dernière à Bridgetown, à la Barbade, une rencontre, parrainée par le Mexique et la Norvège, s’est tenue entre les gouvernements des États-Unis et du Venezuela qui ont signé l’Accord de la Barbade. Selon les termes de cet accord, le Venezuela devait permettre que la disqualification de certains candidats de l’opposition soit contestée devant le TSJ et les États-Unis devaient commencer à lever leur embargo contre le Venezuela. Il s’agit d’un accord que les États-Unis ont signé non pas en position de force, mais en raison de l’isolement auquel ils sont confrontés par rapport à l’OPEP+ (composée de pays du Sud qui, en 2022, représentaient 59 % de la production mondiale de pétrole) et de leur incapacité à affirmer pleinement leur autorité sur l’Arabie saoudite. Pour tenter de relever ces défis, les États-Unis ont cherché à ramener le pétrole vénézuélien sur le marché mondial. Après avoir refusé de participer aux conditions fixées par l’Accord de la Barbade, Mme Machado a contesté sa disqualification devant le TSJ, dont elle prétendait honorer l’autorité. Mais lorsque le verdict lui a été défavorable, Machado et les États-Unis ont puisé dans leur boîte à outils et ont constaté qu’il ne leur restait que la force : retour aux sanctions et retour à la menace d’une intervention militaire. Le ministre vénézuélien des Affaires étrangères, Yvan Gil, a qualifié la réaction étasunienne d’« interventionnisme néocolonial ».

Le retour de Washington aux sanctions intervient alors que l’Associated Press a publié un rapport basé sur une note secrète du gouvernement étasunien datant de 2018 et qui prouve que les États-Unis ont envoyé des espions au Venezuela pour cibler le président Nicolás Maduro, sa famille et ses proches alliés. Wes Tabor, ancien responsable de la Drug Enforcement Agency des États-Unis, a déclaré à l’Associated Press : « Nous n’aimons pas le dire publiquement mais, de fait, nous sommes la police du monde », ignorant sans vergogne la violation du droit international que constitue cette opération. Telle est l’attitude des États-Unis. Ce genre de pensée, qui rappelle les clichés des westerns hollywoodiens, sous-tend la rhétorique des hauts fonctionnaires étasuniens. C’est sur ce ton que le secrétaire étasunien à la Défense, Lloyd Austin, menace les milices en Irak et en Syrie, affirmant que si celles-ci ont peut-être « de grandes capacités, j’en ai bien davantage ». Dans le même temps, Austin déclare que les États-Unis répondront aux frappes sur leur base militaire en Jordanie « quand nous le voudrons, où nous le voudrons et comme nous le voudrons ». Nous ferons ce que nous voudrons . Cette arrogance est l’essence même de la politique étrangère des États-Unis, qui font appel à l’Armageddon quand ils en ont envie. « Ciblez Téhéran », dit le sénateur John Cornyn, sans se soucier des implications d’un bombardement étasunien en Iran ou ailleurs.

Mario Abreu (Venezuela), Mujer vegetal (‘Femme végétale’), 1954.

Bien sûr, la frontière est mince entre la persécution des opposants politiques et la disqualification de ceux qui réclament l’invasion de leur pays par une puissance étrangère, en l’occurrence « la police du monde ». Il est vrai que les gouvernements dénigrent souvent leurs opposants en les accusant d’être des agents de l’étranger (comme l’a fait récemment la sénatrice Nancy Pelosi à l’égard de ceux qui, aux États-Unis, protestent contre le génocide d’Israël contre les Palestiniens, en les qualifiant d’agents de la Russie et en demandant au Federal Bureau of Investigations, le FBI, de les surveiller). Machado, cependant, a ouvertement fait des déclarations appelant les États-Unis à envahir le Venezuela, ce qui, dans n’importe quel pays, serait considéré comme inacceptable. Elle a pris part non seulement au coup d’État manqué contre Chávez en 2002, mais à bien d’autres tentatives depuis lors. En fait, elle incarne l’aile dure de l’extrême droite, celle de la vieille oligarchie vénézuélienne, raciste, dont la mentalité est restée coincée dans la Colonie espagnole, et qui n’a jamais accepté l’inclusion des secteurs populaires dans le champ politique. Son inhabitation vient de sa participation au vaste « système de corruption » construit par Juan Guaidó (l’ex-fake-président nommé par Trump sans la moindre élection, aujourd’hui en fuite aux États-Unis).

Maria Corina Machado et George W. Bush en 2002.
Scène de la vie quotidienne sous « la-dictature-bolivarienne » : la dirigeante d’extrême droite Maria Corina Machado, impliquée dans plusieurs tentatives de coup d’État depuis 2002, explique aux médias « bâillonnés » qu’il n’y a pas de liberté au Venezuela et qu’il faut relancer les confrontations « non-dialogantes » (sic) pour forcer le président Maduro à partir.
L’accord de coopération intégrale entre « Vente Venezuela », le parti d’extrême droite de Maria Corina Machado et le Likoud, parti d’extrême droite israélien.

En décembre 2020, j’ai rencontré plusieurs dirigeants de l’opposition vénézuélienne qui s’étaient élevés contre les positions de changement de régime défendues par des personnes comme Machado. Timoteo Zambrano, un dirigeant du Cambiemos Movimiento Ciudadano, m’a dit qu’il n’était plus possible de se présenter devant le peuple vénézuélien tout en appelant à la fin du chavisme, le programme socialiste mis en place par Hugo Chávez. Cela signifie qu’une grande partie de la droite, y compris la formation social-démocrate de Zambrano, a dû reconnaître qu’il serait difficile que ce point de vue obtienne le soutien populaire. Les gens d’extrême droite, comme Juan Guaidó et María Corina Machado, sont peu enclins à de véritables processus démocratiques, et préfèreraient se balader à Caracas à bord d’un F-35 Lightning II.

Quelques mois à peine après avoir promis un allègement des sanctions à l’encontre du Venezuela, les États-Unis en sont revenus à leurs pratiques hyper-impérialistes. Mais le monde a changé. En 2006, Chávez s’est rendu aux Nations Unies et a demandé aux peuples du monde de lire Hégémonie ou Survie de Noam Chomsky, avant d’ajouter : « L’aube se lève partout… C’est que le monde se réveille. Il se réveille partout. Et les gens se lèvent ». Le 31 janvier 2024, Maduro s’est rendu au siège du TSJ, où il a déclaré : « Nous ne dépendons pas des gringos ou de qui que ce soit dans ce monde pour l’investissement, la prospérité, le progrès, l’avancement [ou] la croissance ». Faisant écho aux déclarations de Chávez il y a dix-huit ans, Maduro a affirmé : « Un autre monde est déjà né ».

Chaleureusement,

Vijay

Traduction, Chris & Dine

URL de cet article : https://thetricontinental.org/fr/newsletterissue/25-ans-de-revolution-bolivarienne/

« Juanito la vermine, Roi du Venezuela », le nouveau livre de Maurice Lemoine. Interview de l’auteur par Thierry Deronne

L’action se déroule dans un pays imaginaire, la République bolivarienne du Venezuela. Il y a là du pétrole. Beaucoup de pétrole. Et un président qui dérange, Nicolás Moro. A l’initiative du locataire de la Maison-Blanche, le Grand Fuck You, un député vénézuélien d’opposition, Juanito, s’autoproclame « président ». Commence une bataille infernale. Washington multiplie les sanctions pour asphyxier le Venezuela ; à Caracas, Juanito et les siens peaufinent un coup d’Etat ; en Colombie, l’ex-béret vert US Jordy Goureau et ses mercenaires préparent une invasion. Tous embarqués dans cette sombre histoire de pétrole, de billets verts, d’intrigues et de trahisons, feront-ils tomber Moro ?
Fiction, sûrement… Mais jamais la « crise vénézuélienne » (la vraie) n’a été racontée de façon aussi détaillée, au plus près des événements et… à contre-courant.

***

Thierry Deronne – Ce roman se déroule dans un pays prétendument imaginaire, la République bolivarienne du Venezuela ; cependant, si j’en crois la « 4 de couverture », il raconterait la crise vénézuélienne,  « la vraie », de façon très fouillée. Si tel est l’objectif, pourquoi une fiction ?

Maurice Lemoine – Parce que, s’agissant du Venezuela, c’est devenu la règle ! Lorsque je lis ou écoute la grande majorité de mes confrères et consœurs journalistes, les commentateurs, éditorialistes et supposés spécialistes qui prétendent rendre compte de la situation vénézuélienne, j’ai avec effarement l’impression de lire ou d’entendre de la fiction. D’ailleurs, je ne suis pas le seul. Récemment, lors d’un Sommet des pays d’Amérique du Sud, le président brésilien « Lula » lui-même a parlé de « construction narrative » pour analyser le traitement médiatique auquel ce pays a été soumis. Du coup, et comme le judoka retournant contre celui-ci la force de son adversaire, j’ai décidé d’employer la même technique pour tenter de rétablir quelques parcelles de vérité ! En d’autres termes : on dit souvent que la réalité dépasse la fiction ; dans mon cas, la fiction a pour objectif de rattraper la réalité. C’est du moins ce que je prétends.

T.D.C’est là la seule raison ?

M.L. – Non, il y en a plusieurs autres. Je ne devrais pas le dire, mais un roman est plus agréable à lire – et à écrire ! –  qu’un savant essai. Attention : je ne sous-estime pas l’importance des essais. J’en ai entre autres publié un – Venezuela. Chronique d’une déstabilisation (Le Temps des Cerises) – pour analyser la période 2013-2019, de la mort d’Hugo Chávez aux deux élections de Nicolás Maduro et à l’apparition d’un certain Juan Guaido. En envisageant d’écrire la suite, j’ai décidé, pour varier les plaisirs (ce qui est une façon de parler, s’agissant de l’agression dont est victime la Révolution bolivarienne), de le faire dans un registre différent. En fait, en passionné d’Amérique latine, mais aussi de « littérature populaire », j’écris les romans que j’aimerais lire et que je ne trouve pas en librairie ! Des trucs qui te passionnent (enfin, j’espère, s’agissant des miens !), mais que tu sais ancré dans la réalité – comme mes précédents Chávez, Presidente (Flammarion) ou Cinq Cubains à Miami (Don Quichotte). Ce que, dans mon jargon, j’appelle des « docu-romans ».

T.D.Ce qui signifie, concrètement ?

M.L. – Que le spécialiste reconnaît tous les personnages, même sous leur nom d’emprunt ; que le béotien, sans forcément mettre un visage connu sur les protagonistes de l’histoire, saisit la logique des événements racontés. Ce qui est l’essentiel, de mon point de vue, compte tenu du niveau de méconnaissance et d’incompréhension de la réalité vénézuélienne, qui sert de cadre à ce récit.

T.D.J’en déduis donc que « Juanito la vermine » c’est le député d’opposition Juan Guaido qui, en 2019, s’est autoproclamé président du Venezuela !

M.L. – Hou, là, doucement… Même sous la torture, je n’en démordrai pas :  toute ressemblance avec des événements ou des personnes existantes ou ayant existé relève d’une pure coïncidence pour laquelle je décline toute responsabilité. Vu la sale manie américaine d’imposer des sanctions extraterritoriales à tort et à travers, et à n’importe qui, on n’est jamais trop prudent ! Après, bien entendu,  si d’aucuns croient reconnaître dans le Grand Fuck You, Mike Napolitano, Yván Dulce, Jair Bolso, Luis Mugro, Léo Poldo, Enrique Caprisky ou Maricori Laloca les silhouettes de Donald Trump, Mike Pompeo, Iván Duque, Jair Bolsonaro, du secrétaire général de l’OEA Luis Almagro et des dirigeants de l’opposition vénézuélienne Leopoldo López,  Enrique Capriles ou Maria Corina Machado, pour ne prendre que ces quelques exemples, franchement, je n’y peux rien ! Pour ma part, j’hésite vraiment à croire que le président français Emmanuel Macron puisse avoir quelque chose à voir avec celui qui, dans le roman, s’appelle Manu Micron.

A chacun de se faire son idée – et de se débrouiller avec Washington, le cas échéant.

T.D.Combien de temps as-tu consacré à la rédaction de ce roman ?

M.L. – Un peu plus d’un an et demi. Ce qui me déprime quand je constate que, en quelques jours, on peut l’avoir lu entièrement !

T.D.Quelle a été ta méthode, comment l’as-tu construit ?

M.L. – Je l’ai bâti en m’appuyant, quasiment jour par jour, sur les péripéties de la vie politique vénézuélienne, qu’elles se déroulent à Caracas, Washington, Brasilia ou à Bogotá et Cúcuta (en Colombie). On pourrait presque parler d’un « journal », dans le sens « relation quotidienne des évènements ».

T.D.Ça ne risque pas d’être fastidieux pour le lecteur ?

M.L. – Fastidieux ? Mais la vie politique vénézuélienne est en soi un vrai roman ! Qu’on en juge : un président imaginaire disputant le pouvoir au chef de l’État légitime. Une aide humanitaire bidon censée entrer de force dans le pays. Le gentil protégé de Washington fricotant avec les paramilitaires colombiens. Une bataille homérique sur la frontière. Les pitreries de Donald Trump dans le Bureau ovale. La menace permanente d’une intervention militaire US. Une panne d’électricité géante. Un coup d’État raté. Mille manœuvres tordues pour déstabiliser économiquement le pays. Un grenouillage de déserteurs et de mercenaires. L’organisation d’une invasion depuis le pays voisin. Un contrat de type mafieux sur la tête du président Nicolás Maduro. De sombres et tortueuses affaires de corruption. La guerre sournoise que se livrent les différentes factions de l’opposition. L’incroyable résistance des chavistes, unis derrière leur président…

En termes de rebondissements, on peut difficilement faire mieux, non ?

T.D.Quelles ont été tes sources ?

M.L. – Toutes les options ont été sur la table ! Ma connaissance du Venezuela (ainsi que de la Colombie et des pays voisins), où je vais régulièrement en reportage, mes interviews de certains protagonistes, le suivi des réseaux sociaux, la lecture quotidienne des médias nationaux et internationaux dans leur traitement de la « crise vénézuélienne ». C’est fou le nombre de déclarations que font en permanence les dirigeants ! Il suffit de les collecter et de les replacer dans la bouche des personnages imaginaires d’un roman pour avoir un récit qui ressemble sacrément à la réalité. En fait, seuls les personnages secondaires tiennent des propos et se livrent à des agissements relevant à proprement parler de ma très pauvre imagination.

T.D.En parlant de personnages secondaires, tu mets en scène un ambassadeur de France appuyant ouvertement la déstabilisation…

M.L. – Ah, oui, je l’ai appelé Romain Laval. Mais, ça, pour le coup, c’est une pure invention. Qui pourrait imaginer le représentant du pays des droits de l’Homme transformé en garde du corps d’un putschiste ?

T.D.N’empêche que la récente mutation en Argentine de l’ambassadeur Romain Nadal a suscité une avalanche de réactions désespérées de la droite et de l’extrême droite vénézuéliennes !

M.L. – Oh ! Vraiment ? Alors, là, les bras m’en tombent, je suis stupéfait… (rires)

Photo : Romain Nadal, ambassadeur de France, avec le putschiste Juan Guaido à Caracas.

T.D.En tant qu’analyste politique, et non plus en tant qu’écrivain, à moins que les deux n’agissent en pure symbiose, quel est ton point de vue sur l’irruption d’un Guaido  ? Avait-il une pensée propre, à part réclamer des sanctions et empocher des sommes astronomiques comme l’ont dénoncé finalement plusieurs de ses proches alliés ?

M.L. – Guaido a été et demeure une marionnette – tout comme le trio de femmes inconnues de tous (sauf de Washington), qui l’ont remplacé à la tête de son Assemblée nationale imaginaire (car l’imposture continue). Nous avons d’ailleurs tous commis l’erreur de qualifier trop souvent Guaido de « président autoproclamé ». Si Donald Trump et son gang ne lui avaient pas ordonné d’usurper la fonction de chef de l’État, jamais ce petit député élu avec 90 000 voix ne se serait lancé dans une telle opération. Il ne s’est pas autoproclamé, il a été désigné, adoubé, imposé par la Maison-Blanche, le Pentagone et le Département d’État. Leurs instructions l’ont poussé à passer à l’action. Leur soutien constituait sa police d’assurance. Et, a-t-il cru, une garantie de réussite. Ce en quoi il s’est trompé, comme tous ceux qui l’ont implicitement et explicitement appuyé.

T.D.Son implosion finale ne montre-t-elle pas que l’Empire a sous-estimé l’intelligence d’un peuple et la capacité politique du président Maduro ?

M.L. – S’il n’y avait que l’Empire, dont on connait les antécédents dans ce qu’il considère comme son arrière-cour, il n’y aurait pas lieu d’être vraiment surpris. Même si l’on demeure atterré de voir que les outrances d’un Trump ne diffèrent guère des attitudes en apparence plus policées d’un Barack Obama et d’un Joe Biden. Mais que dire des supplétifs de l’Union européenne ? Qu’on se souvienne d’Emmanuel Macron et de l’espagnol Pedro Sánchez posant en janvier 2019 un ultimatum au Venezuela en donnant à Maduro une semaine pour organiser de nouvelles élections ! Oui, grosse surprise – sauf pour ceux qui respectent les latinos. Une telle arrogance néocoloniale a trouvé à qui parler.

T.D.La presse occidentale a relooké à l’unisson ce putschiste d’extrême droite en « président-démocrate-et-sympa », mais la presse US a au moins a publié le contrat signé par Guaido avec des mercenaires pour envahir le Venezuela et assassiner Maduro, évoqué ses liens avec les paramilitaires colombiens ou révélé ses relations avec Rudy Giuliani (le très mafieux avocat de Trump) aujourd’hui mis en examen par la justice états-unienne. La presse française a été beaucoup plus servile  – à l’image de l’hagiographie de Guaido par Laurence Debray pour Paris-Match

M.L. – Je ne me prononcerai pas sur cette pauvre Laurence Debray (ce n’est pas le moment de me fâcher avec Paris-Match, dont j’espère la publication d’un article élogieux sur mon roman). Pour le reste, que pourrais-je ajouter ? Il existe encore des journalistes aux États-Unis – même si, bien souvent, leurs révélations, généralement tardives, ont eu essentiellement pour objet, en montrant les turpitudes et les échecs de sa politique, d’empoisonner la vie d’un Trump devenu indésirable au fil du temps. Mais, en tout état de cause, ils ont de temps en temps, preuves à l’appui, rendu compte des méthodes mafieuses et criminelles de l’extrême droite vénézuélienne. En Europe, en France, dans la presse dite classique et même sur le service public, silence total – n’y sont autorisés que le dénigrement du chavisme et la condamnation de Maduro. On y compte désormais plus d’influenceurs que de professionnels de l’information. D’où, dans l’opinion publique, une méconnaissance totale de ce qui se passe réellement au Venezuela. Même au sein d’une gauche et d’une extrême gauche qui, s’agissant de l’« international », sont de plus en plus domestiquées.  

T.D.Pourtant, ces gauches viennent de commémorer comme il se doit le cinquantième anniversaire du coup d’Etat du général Augusto Pinochet et le sacrifice de Salvador Allende…

M.L. – C’est vrai, et l’analyse de l’épisode se révèle particulièrement intéressante. Outre les journalistes et les politiciens, la camarilla d’universitaires, maîtres de conférence, docteurs en science politique et autres professeurs d’histoire contemporaine qui ont monopolisé les colonnes et les ondes sur le sujet, se sont fort ostensiblement rangés derrière le « gentil Allende » contre le « méchant Pinochet » – ce que personne ne leur reprochera. Quasiment tous ont rappelé les rouages du « golpe », le rôle des États-Unis, de la CIA, et la féroce déstabilisation économique qui a préparé et précipité le funeste dénouement. Toutefois, aucun ou quasiment aucun de ces notables ne s’est risqué à comparer cette déstabilisation économique à celle qui, sous leurs yeux, depuis 2015, a détruit le Venezuela pour faire tomber cette fois le chavisme et Nicolás Maduro. Il est vrai que, sur le Chili, il n’y a plus aucun risque à se prononcer, l’Histoire a tranché. S’agissant du Venezuela, le « light », le décent, un politiquement correct permettant de mener une carrière tranquille en évitant de déplaire à la meute, impliquent de détourner les yeux, ou même d’évoquer un « régime vénézuélien autoritaire » n’ayant « rien à voir » avec le socialisme démocratique fort respectable du Chili d’autrefois.

En réalité, la déstabilisation du Venezuela par les États-Unis et leurs complices est exactement similaire à celle qui a préparé le terrain au coup d’État de Pinochet. Les mécanismes sont les mêmes. Demandez aux Chiliens comment, entre 1970 et 1973, ont été organisées les pénuries. Entre les deux pays et les deux époques, il n’existe qu’une différence : dans le Chili des années 1970, Washington et l’oligarchie locale ont trouvé une poignée de militaires félons pour renverser le président démocratiquement élu ; au Venezuela, l’impérialisme et ses alliés ont échoué – et avec eux Guaido, dont c’était le rôle – à fracturer les forces armées. Ne pas relever ces similitudes et occulter cette évidence relève d’une absolue… inconséquence – pour ne pas employer de mots trop méchants.

T.D.Si tu devais assurer la promotion de ton bouquin, quels arguments emploierais-tu ?

M.L. – Question délicate, pour ne pas dire inconfortable – tout auteur parlant de son « bébé » manque par définition d’objectivité –, mais je vais essayer de jouer le jeu (avec un sourire en coin). Ce roman apporte un éclairage concret, vivant, plein de bruit et de fureur et de couleurs, sur tout ce dont nous venons de parler. Par ailleurs, après une plage de pause médiatique – due au fait que… la situation s’y est améliorée ! –, le Venezuela va revenir au premier plan de l’actualité. Une élection présidentielle y aura lieu en 2024 ; dans quelques semaines se dérouleront (sauf imprévu) des primaires de l’opposition. Je m’avance peut-être, et ce n’est finalement pas à moi d’en juger, mais une plongée dans Juanito la vermine devrait permettre de comprendre le comportement des acteurs des prochains événements, car ils se démènent tous, sous une forme ou sous une autre, dans les 800 pages de péripéties du roman.

Bref, si les lecteurs et les lectrices désireux de s’informer peuvent joindre l’utile à l’agréable, j’en serai ravi (et mon éditeur aussi !).

Maurice Lemoine, Juanito la vermine, roi du Venezuela, Le Temps des Cerises, Montreuil, 801 pages, 28 euros.

En librairie à partir du 6 octobre. On peut aussi le commander en ligne : https://www.fnac.com/a18268273/Maurice-Lemoine-Juanito-la-vermine

« Juanito la vermine » est déjà disponible au Venezuela. Photo: Victor Hugo Rivera.
Juan Guaido et son royaume imaginaire, vu par les vénézuéliens...

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/10/03/juanito-la-vermine-roi-du-venezuela-le-nouveau-livre-de-maurice-lemoine-interview-de-lauteur-par-thierry-deronne/

Venezuela : une sous-exposition… mise en lumière (FAIR.ORG)

Jim Naureckas

New York Times image of a Venezuelan protest, with half adjusted to a normal exposure.
Photo : manifestation vénézuélienne vue par le New York Times dont nous avons corrigé la moitié en lui rendant l’exposition normale.

Si vous travaillez pour un média de l’establishment qui couvre un ennemi officiel des États-Unis, votre principale tâche consiste à faire comprendre à votre public que ces pays sont des dystopies, où tout le monde est malheureux et où les sanctions économiques imposées par Washington ne peuvent pas créer de souffrances dans la population ni provoquer d’exode.

Le problème, c’est que nombre de ces ennemis sont des pays tropicaux qui bénéficient souvent d’un temps ensoleillé et d’une végétation luxuriante. Si vous diffusez une photo réaliste de ces pays, les gens pourraient penser que la situation n’y est pas si mauvaise et pourraient même commencer à se demander si l’enfer décrit dans votre texte est tout à fait exact.

C’est pourquoi les grands médias ont trouvé une astuce simple : si vous voulez que les gens pensent qu’un pays qui résiste à l’autorité des États-Unis est un paysage sinistre, il suffit de sous-exposer vos photos.

Ainsi, lorsque le New York Times (12/5/20) couvre une élection au Venezuela, il plante le décor avec une photo qui ressemble à celle-ci :

En revanche, lorsque vous prenez la même image et que vous la passez dans le filtre d’ajustement automatique de l’exposition d’un éditeur de photos populaire (en l’occurrence PicMonkey), vous obtenez ceci :

Lorsque le Times (4/3/19) a montré des Vénézuéliens manifestant sur un pont menant à la Colombie – un pont qui a fait l’objet de gros efforts de propagande anti-Maduro (FAIR.org, 2/9/19) – la photo aurait à l’origine ressemblé à ceci :

New York Times photo of a protest in Venezuela, exposure adjusted

Mais grâce à la magie de l’édition numérique, la manifestation baignée de soleil a pu être noyée dans l’ombre, afin de mieux faire comprendre l’oppression contre laquelle les manifestants luttaient :

underexposed New York Times photo of a Venezuelan protest
Photo sous-exposée par le New York Times d’une manifestation vénézuélienne

Ou bien vous avez un reportage photo (New York Times, 27/11/20) sur une mère et son fils déplacés de Colombie au Venezuela à cause de la pandémie de Covid. Vous voulez publier une photo du garçon au Venezuela avec la légende suivante : « Le Venezuela était dans un état bien pire que ce que la famille de Sebastián avait imaginé ». Le problème, c’est que la photo est beaucoup trop agréable :

Exposure-adjusted New York Times of a child in a field in Venezuela

La solution est simple : Il suffit de baisser la luminosité jusqu’à ce qu’on ait l’impression que la photo a été prise lors d’une éclipse totale de soleil, et vous obtenez l’image telle qu’elle est apparue dans le Times :

Le Times utilise souvent cette astuce pour couvrir le Venezuela (voir FAIR.org, 3/26/19, 12/19/20), mais elle fonctionne tout aussi bien dans d’autres pays – soit des nations ennemies, soit des nations qui ont simplement des ennemis en leur sein. Voici l’image qui illustrait un article du Times (30/04/23 ; voir FAIR.org, 12/05/23) sur le Brésil avec le titre classique de l’appât rouge, « Si vous n’utilisez pas votre terre, ces marxistes pourraient bien vous la prendre ».

Underexposed New York Times photo of land in Brazil
Photo sous-exposée par le New York Times de terres au Brésil

Naturellement, vous ne voulez pas voir cette photo avec une exposition correctement ajustée, car cela donnerait l’impression que la réforme agraire (parfaitement légale) décrite par le Times a eu lieu dans un pays qui n’est pas plongé dans une ombre permanente semblable à celle des terres obscures du Mordor :

New York Times photo of land in Brazil, exposure-adjusted
Photo du New York Times d’une terre au Brésil, exposition normale

Si le New York Times est le roi des photos sous-exposées, il est loin d’être le seul à baisser la luminosité à des fins de propagande. The Atlantic (27/02/20) a publié un article d’Anne Applebaum sur le Venezuela, expliquant comment les « citoyens d’une nation autrefois prospère vivent au milieu des ravages créés par le socialisme, le nationalisme illibéral et la polarisation politique », accompagné de cette photo :

Underexposed Atlantic depiction of a crowd in Venezuela
Foule au Venezuela, sous-exposée par The Atlantic

Si la photo avait été prise avec une exposition normale, le Venezuela aurait semblé connaître au moins 50 % de ravages en moins :

Atlantic photo of a crowd in Venezuela, exposure-adjusted
La même photo en exposition normale

Le Wall Street Journal (8/10/22) a publié un article sur l’exploitation du lithium dans le désert chilien d’Atacama, où de graves préoccupations environnementales font obstacle à l’extraction efficace des ressources par les multinationales (FAIR.org, 8/23/22) – ou, comme le dit le journal, les entreprises publiques « risquent de mal gérer la ressource dans une région où les entreprises d’État sont depuis longtemps embourbées dans la corruption et le népotisme ». L’article était précédé d’une photo de l’un des bassins d’évaporation d’où le lithium est extrait :

Wall Street Journal depiction of lithium production in Bolivia
Représentation par le Wall Street Journal de la production de lithium en Bolivie…

Les déserts, bien sûr, sont généralement des endroits lumineux et ensoleillés, mais présenter une photo d’une mine de lithium éclairée de manière réaliste ne va pas donner au lecteur l’image appropriée d’un lieu « embourbé dans la corruption » :

Wall Street Journal photo of lithium production in Chile, exposure-adjusted.
Photo du Wall Street Journal de la production de lithium au Chili, exposition normale.

À l’époque où la Chine tentait encore d’éradiquer le Covid, Reuters (20/12/21) a publié un article sur les cas quotidiens de coronavirus en Chine, qui sont passés de 102 à 81. Bien que cela ne représente qu’une infime partie du nombre de cas de Covid à l’époque aux États-Unis – qui ont enregistré quelque 241 000 nouveaux cas le 20 décembre -, nous étions toujours censés considérer cela comme une mauvaise nouvelle,puisque que la photo qui accompagnait l’article ressemblait à ceci :

Underexposed Reuters image of China
La Chine sous-exposée par Reuters

Contrairement à cette version normalement exposée de la photo, dont le ton est beaucoup moins inquiétant :

Reuters image from China with exposure adjusted
Image de Reuters de la Chine, exposition normale.

Si la technique d’assombrissement est généralement utilisée pour les photos de nations officiellement ennemies, elle peut également l’être pour les ennemis intérieurs. Lorsque le New Yorker (9/13/15) a publié un profil du critique de cinéma Anthony Lane sur Jeremy Corbyn, alors leader du parti travailliste britannique, qui le comparait au « grincheux de la classe, qui fait des histoires mais ne progresse jamais », quelqu’un qui vous fait « lever les yeux chaque fois qu’il lève la main, parce que vous savez ce qui va se passer ensuite », il était accompagné de cette image :

Underexposed New Yorker image of Jeremy Corbyn.
Jeremy Corbyn sous-exposé par le New Yorker.

Avec une exposition normale, Jeremy Corbyn ne ressemble pas à quelqu’un que l’on fuirait naturellement :

Exposure-adjusted New Yorker photo of Jeremy Corbyn
Photo de Jeremy Corbyn par le New Yorker, corrigée en exposition normale

Il est facile de comprendre comment ce traitement élémentaire des images répond aux besoins idéologiques de ces médias, en exploitant l’association grossière entre le sombre et le mauvais (rappelons-nous comment le magazine Time a assombri la peau d’OJ Simpson en 1994 lorsqu’il a mis sa photo d’identité en couverture après son arrestation). Mais l’application de ce type de distorsion est intrinsèquement contraire à l’éthique, puisque le principe de base du photojournalisme est que les photos sont censées refléter la réalité et non une interprétation politique. Comme le précise le code de déontologie de l’Association nationale des photographes de presse :

Le montage doit préserver l’intégrité du contenu et du contexte des images photographiques. Il ne faut pas manipuler les images, ni ajouter ou modifier le son d’une manière susceptible d’induire en erreur les téléspectateurs ou de déformer les sujets.

Si l’éthique ne suffit pas à dissuader les médias de l’establishment de procéder à de telles distorsions, ils devraient se rendre compte à quel point les photographies sont plus laides lorsqu’elles sont plongées dans un brouillard inutile. À maintes reprises, lorsque j’ai ajusté la luminosité sur des photos manifestement sous-exposées, j’ai sauvé les images des dessins animés unidimensionnels qu’elles présentaient, en révélant des détails, une atmosphère, une humanité. Les photos correctement exposées montraient des personnes réelles dans des lieux réels – mais, bien sûr, si votre intention est de publier de la propagande, c’est la dernière chose que vous souhaitez.

L’auteur : Jim Naureckas est le rédacteur en chef de FAIR.org et rédige la publication imprimée de FAIR, Extra !, depuis 1990. Il est coauteur de The Way Things Aren’t : Rush Limbaugh’s Reign of Error, et co-éditeur de The FAIR Reader. Il a été journaliste d’investigation pour In These Times et rédacteur en chef du Washington Report on the Hemisphere. Né à Libertyville, dans l’Illinois, il est diplômé en sciences politiques de l’Université de Stanford. Depuis 1997, il est marié à Janine Jackson, directrice des programmes de FAIR.

Source : https://fair.org/home/underexposure-exposed/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/06/05/venezuela-une-sous-exposition-mise-en-lumiere-fair-org/

« 2023, l’heure d’un monde nouveau » : l’interview de Nicolas Maduro par Ignacio Ramonet

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, avant toute chose je vous remercie de me recevoir à nouveau pour cette entrevue, il est bon de poursuivre cette tradition – c’est déjà la septième occasion où nous rencontrons à la fin d’une année pour aborder la suivante sur la base de vos analyses et du bilan, mis aussi des perspectives sur ce qui aura lieu. Cet entretien va tourner comme d’habitude autour de trois thèmes principaux : d’abord nous allons parler de politique intérieure, de la situation interne du Venezuela. Ensuite nous parlerons d’économie et enfin, de politique internationale. Trois questions pour chaque thème. Commençons par la situation au Venezuela. 2022 a été marqué par une série d’inondations, de tempêtes causées en partie par le phénomène appelé “La Niña”, et qui a provoqué en particulier au Venezuela des catastrophes, comme à Tejerias en octobre dernier, et je voulais vous demander Président comment est la situation sur place, qu’a fait votre gouvernement pour tenter d’aider les victimes de Tejerías? Quelle réflexion vous inspire la situation qu’a vécue le Venezuela?

Nicolás Maduro – Tout d’abord, Ramonet, tu es toujours le bienvenu au Venezuela. C’est en effet la septième fois que nous réalisons cette interview pour commencer l’année, le premier janvier. Bonne année à vous, à vos proches et bonne année à tous ceux qui nous voient et à tous ceux qui nous écoutent.

Oui, en 2022, nous avons connu des situations résultant du changement climatique qui ont douloureusement affecté des milliers de familles au Venezuela, en particulier le cas de Las Tejerías, qui était une avalanche impressionnante où, à partir d’un petit ravin, une débordement gigantesque s’est produit, un glissement de terrain qui a causé la mort de plus de 50 personnes, un groupe a disparu et des centaines de personnes se sont retrouvées sans abri. Nous avons agi immédiatement dans ce cas et dans tous les autres, car nous avons également été touchés dans le centre du pays, dans une région, dans un secteur appelé El Castaño. Nous avons également été touchés dans l’État de La Guaira sur la côte vénézuélienne, à Caracas, dans l’est du pays, dans les Andes, Mérida, Táchira, Trujillo; nous avons été actifs pendant des mois, nous entrons maintenant dans une saison un peu plus calme, mais nous sommes toujours présents directement, en personne, sur le terrain. Ici il n’y a pas de peuple orphelin, Ramonet, ici le peuple a un gouvernement pour le protéger, pour l’accompagner en toutes circonstances, surtout dans les plus difficiles, adverses, douloureuses, comme dans le cas de ces destructions causées par les pluies torrentielles; nous avons garanti à la population une assistance directe, un toit, un accompagnement constant. Puis nous avons commencé un processus de rétablissement de tous les services commerciaux, des services publics pour la vie des gens de Las Tejerías, et la vie de toutes les villes affectées par ces pluies torrentielles, qui a fait des progrès extraordinaires.

Et la garantie la plus importante : la garantie du logement, le droit d’avoir un toit au-dessus de sa tête. J’ai dit aux personnes qui ont perdu leurs maisons à Las Tejerías : vous entrerez dans l’année 2023 avec votre propre maison, et grâce aux efforts de la Grande Mission du Logement Venezuela nous avons tenu notre promesse. Ces personnes qui ont été si horriblement touchées, qui ont perdu leur maison et souvent leurs proches, ont maintenant retrouvé un logement. Le Venezuela est donc prêt à réagir. Cette année 2022 qui s’est écoulée nous a mis à l’épreuve, mais une fois de plus, le pouvoir du peuple, le pouvoir des Forces armées nationales bolivariennes et le pouvoir politique du gouvernement national se sont unis pour répondre aux besoins de la population.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, vous avez lancé cette année une nouvelle façon de gouverner, que vous appelez le système 1×10 de bonne gouvernance, et vous l’avez définie comme une méthode innovante, pouvez-vous nous expliquer en particulier, pour le public international, de quoi il s’agit ?

Et d’autre part, comment évaluez-vous ce système dans les politiques développées par votre gouvernement dans des circonstances particulières, celles imposées par le blocus économique international ?

Nicolás Maduro – Eh bien, nous renouvelons des formes d’action politique directe avec le mouvement populaire, avec le pouvoir populaire. Au Venezuela, il y a un pouvoir puissant, si je peux utiliser l’expression : un pouvoir populaire, un peuple doté de pouvoir et qui exerce son leadership dans les rues, dans les communautés, à la base. Il y a des millions d’hommes et de femmes qui sont les leaders des communautés, il y a plus de 48.000 conseils communaux à la base, qui fonctionnent de manière très démocratique ; et nous avons aussi un peuple mobilisé en permanence à travers des programmes sociaux, des missions éducatives, la mission de santé, avec les Comités d’Approvisionnement et de Production, les CLAP, un peuple qui s’active dans ses communautés. Nous avons donc cherché depuis quelque temps déjà, une méthode par laquelle les gens pourraient communiquer leurs alertes, leurs plaintes, leurs besoins directement au gouvernement national, en coordination avec les gouvernements régionaux et municipaux. Au-delà d’un morceau de papier, au-delà d’autres formes d’expression que les gens peuvent avoir, nous avons conçu plusieurs mécanismes. Tout d’abord, une application, une App qui est un réseau social, Ven-App, et dans l’application Ven-App nous avons placé une fenêtre : la Ligne 58, pour que les gens puissent faire leurs plaintes et que ces plaintes, ces alertes parviennent à un poste de commandement présidentiel central. Nous avons expliqué à la population que nous allions agir par le biais de cette application – qu’on peut activer depuis le téléphone portable, depuis une tablette, un ordinateur, différentes modalités technologiques. Et en effet, les gens ont commencé à l’utiliser.

Et nous nous sommes fixé trois priorités pour commencer : les plaintes concernant les situations dans le service public de l’eau, qui, selon toutes les enquêtes, était l’une des questions les plus prioritaires, les plus préoccupantes pour les gens. L’éducation et la santé. Nous avons commencé avec ces trois-là. Et ça a été fabuleux.

Puis après deux, trois mois, nous avons incorporé les télécommunications, l’électricité et d’autres secteurs. Cela signifie que nous avons traité l’équation des problèmes qui touchent le plus la population, afin que celle-ci puisse formuler ses plaintes. Et le résultat a été merveilleux, car cela nous connecte directement au véritable problème de la communauté, et oblige également l’État, les institutions, les organisations à y répondre et à les résoudre en temps réel. Nous avons atteint une capacité de réponse de 85 % en matière de plaintes, d’alertes, de résolution, par exemple, de la rupture d’une conduite d’eau ou d’un tuyau d’égout.

Après cela j’ai mis en place “le 1×10 de la bonne gouvernance”, nous l’appelons “1×10” parce que nous demandons aux gens de s’organiser en équipes de travail de dix personnes pour recueillir les plaintes, les alertes, faire ce travail communautaire. Et cela a fonctionné, près de 7 millions de personnes se sont inscrites, notamment des citoyens qui sont déjà membres des 1×10 de la bonne gouvernance. Ce système trouve son origine, Ramonet, tu dois le savoir, dans des mécanismes que nous avons historiquement appliqués pour nos mobilisations électorales : un(e) militant(e) cherche dix personnes pour les inciter à voter. Alors j’ai dit, eh bien, si ça marche pour la vie électorale, pour la vie politique, pourquoi cet immense capacité que les gens ont montré dans le 1×10 ne pourrait-il pas marcher pour gouverner, pour résoudre les problèmes des gens ? Et ça a été merveilleux.

Sur cette base du “1×10” de la bonne gouvernance, face aux problèmes de l’éducation et de la santé très affectées par le manque d’investissement en raison des sanctions et du blocus, nous avons créé quelque chose qui s’appelle les Bricomiles, les Brigades communautaires militaires pour l’éducation et la santé, leur mission est la réparation structurelle totale des établissements scolaires, écoles, lycées, des établissements de santé, des cliniques, des centres de diagnostic intégral, etc. Et ça a été merveilleux.

Nous faisons des miracles, nous faisons des choses qui seraient impossibles à planifier en raison du manque de ressources, en raison du blocus, de la persécution criminelle de l’impérialisme ; nous faisons des choses avec les ressources du pouvoir populaire, des forces armées, et avec les ressources fournies par le gouvernement national, nous avons réparé des milliers d’écoles, réparées et rénovées à 100%. Nous avons réparé des centaines de cliniques et nous progressons sur les grands problèmes. Le 1×10 de la bonne gouvernance a donc été une heureuse création de 2022. Et cette année 2023, nous allons approfondir tous les mécanismes qui nous conduisent à une connexion directe avec les gens, leurs besoins, car c’est là que l’on se demande, Ramonet, pourquoi un gouvernement existe ?

Ignacio Ramonet – Révolutionnaire en particulier, parce que c’est une des dimensions, j’imagine, de la révolution bolivarienne, justement.

Nicolás Maduro – Exact.

Ignacio Ramonet – Réaliser une sorte de démocratie directe également, en articulant la société et le gouvernement, comme vous dites.

Nicolás Maduro – La méthode du 1×10 est une expression de la démocratie réelle, de la nouvelle démocratie, de la démocratie populaire, de la démocratie directe. Le 1×10 répond à la question : A quoi sert un gouvernement ? Un gouvernement doit servir le peuple, les citoyens. Et comment va-t-il s’y prendre ? Eh bien, nous créons des moyens technologiques à travers de nouveaux réseaux sociaux, à travers de nouvelles applications, et surtout à travers l’organisation et la responsabilisation du peuple, l’organisation et la responsabilisation du pouvoir populaire.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, parlons de la politique en termes concrets. Fin novembre de l’année dernière, après 15 mois d’interruption, les pourparlers ont repris avec une partie de l’opposition, disons l’opposition extra-parlementaire.

Quelle est votre évaluation du processus de dialogue qui a été relancé ? Et d’autre part, quels obstacles voyez-vous à la poursuite de ce processus de dialogue avec l’opposition ?

Nicolás Maduro – Eh bien, remarquons d’abord que le monde fait une erreur, une erreur induite par les agences de presse et les grands médias hégémoniques du capitalisme mondial : dire que le gouvernement bolivarien que je préside, et les forces bolivariennes, entament un dialogue avec « l’opposition ».

Ignacio Ramonet« L’opposition ».

Nicolás Maduro – Oui, car la première chose à comprendre est qu’il n’y a pas « une » mais plusieurs oppositions, et ce processus de fragmentation, de création et d’atomisation de l’opposition est le résultat des politiques extrémistes qui ont été appliquées pendant quatre ans par le gouvernement de Donald Trump, pour mettre le Venezuela à genoux, pour soumettre le Venezuela ; Suite aux graves dommages causés dans les domaines économique, financier, commercial, énergétique et social, l’opposition a implosé en tentant d’appliquer une politique déconnectée de la réalité, avec des gouvernements parallèles, des pouvoirs parallèles qui n’étaient pas enracinés dans la réalité. L’empire états-unien, certains en Europe, plusieurs gouvernements de droite en Amérique latine, ont cru comme nous disons ici, que « le travail était fait ». Qu’il suffisait de nommer “leur président”, point final.

Mais ils n’ont pas compris le Venezuela, ils n’ont pas compris la force institutionnelle républicaine du Venezuela, ils n’ont pas compris la force populaire de la révolution bolivarienne ; ils ont pensé  » ça y est « , qu’il suffisait de mener une campagne de dénigrement contre Maduro et le destituer. Ils ne comprennent pas que Maduro est le produit d’un processus historique, d’une force, d’une puissante union civile-militaire, avec des racines idéologiques, culturelles et politiques profondes. En ne comprenant pas cela, ils se sont autodétruits, ont volé en éclats. Donc, la première chose que nous devons dire est que nous sommes en dialogue avec toutes les oppositions.

L’opposition la plus connue en Occident, appelée Plate-forme Unie du Venezuela, qui a été dirigée par Guaidó de manière erratique pendant un certain temps, et qui rassemble des gens comme Capriles Radonski, Ramos Allup et d’autres, Manuel Rosales gouverneur de Zulia, eh bien, oui, avec eux nous avons une conversation, un dialogue permanent, nous avons une négociation et nous avons trouvé certains accords. Nous avons signé deux accords, entre le gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela et la plate-forme unitaire de l’opposition.

Le dernier accord que nous avons signé est un accord social élaboré dans le détail pour récupérer 3,15 milliards de dollars gelés, séquestrés dans des banques à l’étranger. Cet argent appartient à l’État vénézuélien, à la société vénézuélienne. Le plan est de récupérer cet argent pour l’investir dans les services publics – l’électricité, l’eau, l’éducation, la santé – et pour atténuer certains des dégâts causés par les pluies torrentielles de 2022. Cet accord a été signé, mais il a été difficile d’obtenir du gouvernement états-unien qu’il prenne les mesures nécessaires pour libérer ces ressources. J’ai vraiment confiance dans le pouvoir de la parole donnée par une personne honorable comme Gerardo Blyde, par exemple, qui est le chef de la commission de négociation de ce secteur de l’opposition, ils devront montrer au pays s’ils tiennent ou non leur parole. Espérons-le.

Maintenant, je peux aussi te dire, Ramonet, qu’en 2022, nous avons promu le dialogue avec toute les oppositions. J’ai eu des réunions au palais présidentiel avec l’Alliance démocratique, qui réunit les secrétaires généraux du parti Action démocratique, de Copei (parti social-chrétien), du parti Primero Venezuela, du parti Cambiemos et du parti Avanzada Progresista. Cette alliance est celle qui a obtenu le plus de voix lors des dernières élections de gouverneurs et de maires au Venezuela. J’ai également rencontré le parti Fuerza Vecinal, un mouvement jeune composé d’une quarantaine de maires du pays, j’ai écouté leurs critiques, leurs contributions, leurs propositions, nous nous sommes écoutés, nous avons eu un long dialogue. J’ai également rencontré un jeune dirigeant vénézuélien du parti Lápiz, qui regroupe un ensemble de mouvements éducatifs, culturels et sociaux, avec Antonio Ecarri, nous sommes donc dans un dialogue politique permanent avec tous les secteurs économiques, avec tous les secteurs sociaux et culturels du pays.
Si quelque chose nous caractérise, et me caractérise en tant que président de la République, c’est que j’ai toujours tendu la main, j’ai toujours été disposé à écouter, à dialoguer, à parler avec tous les secteurs, et je pense que c’est l’une des clés qui explique qu’en 2022 nous ayons consolidé ce climat d’harmonie, de paix, de coexistence que le Venezuela a aujourd’hui.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, nous allons passer au deuxième sujet, nous allons parler de l’économie. Et à cet égard, il y a une opinion majoritaire, peut-être en raison de l’atmosphère dont vous parliez, de l’harmonie qui a été créée. Et c’est que la plupart des observateurs considèrent que l’année 2022 a été spectaculairement positive pour l’économie du Venezuela. Votre gouvernement en particulier a remporté une victoire, que beaucoup de gens pensaient impossible, en vainquant l’hyperinflation, par exemple. Et maintenant, la Banque centrale du Venezuela dit que la croissance au Venezuela a été d’environ 19%, alors que la CEPAL (ONU) parle d’une perspective de croissance de 12%.

La question est donc la suivante : que pouvez-vous nous dire sur ce miracle économique vénézuélien, quelle en est la raison, comment l’expliquez-vous ?
Et d’autre part, quelles sont les perspectives économiques du Venezuela en 2023, quels sont les objectifs que vous vous fixez ?

Nicolás Maduro – Les années les plus difficiles ont été celles où tout ce groupe de sanctions criminelles a été activé, plus de 927 sanctions criminelles contre toute la société vénézuélienne, contre l’économie, contre l’appareil productif, contre l’industrie pétrolière – la grande industrie du Venezuela. Pendant plus de 100 ans, le Venezuela a vécu uniquement grâce au pétrodollar, d’une part le flux de dollars, et d’autre part il a dépensé avec un chéquier gigantesque pour importer tout ce qu’il consommait.
Pratiquement 80, 85% de tout ce qui est consommé au Venezuela provient des pétrodollars, et cela a permis au Venezuela d’avoir l’un des niveaux les plus élevés de dépenses publiques et de qualité de vie, surtout à l’époque du commandant Hugo Chávez.

Pendant ces années difficiles où l’industrie pétrolière a été attaquée, je peux te donner un chiffre : le Venezuela a perdu 232 milliards de dollars, et le produit intérieur brut a subi un préjudice économique de plus de 630 milliards de dollars. Ces chiffres sont gigantesques ; pour un pays, passer d’un niveau de revenus de 56 milliards de dollars à 700 millions de dollars en un an, c’est une catastrophe. Néanmoins, grâce à la politique sociale de la révolution, aux missions sociales de la révolution, nous avons réussi à résister à l’impact dévastateur des sanctions, des persécutions et de toute cette guerre de missiles économiques, de missiles lancés contre toute l’économie, contre toute la société.

Nous avons créé les bases d’un processus de redressement structurel : le premier fut l’activation des 18 moteurs de l’agenda économique bolivarien. Le second, l’établissement d’un nouveau système de taux de change. Et puis il y a tout un ensemble de décisions et de mesures qui ont été prises pour protéger le système industriel, le système de production agricole, le système bancaire. Il s’agit d’un ensemble de politiques publiques judicieuses qui ont été accordées avec tous les secteurs économiques, sociaux et politiques du pays et qui sont le fruit de débats, de conversations et de dialogues.

A la fin de 2020, l’année de la pandémie, nous avons commencé à voir les premiers signes de reprise. En 2021, le Venezuela a connu sa première année de croissance modérée, et cette année, en 2022, les forces productives du pays se sont libérées.

Je peux te donner un autre fait : le Venezuela, qui dépendait des importations pour 80, 85% de toute sa nourriture, produit aujourd’hui 94% de la nourriture qui arrive aux foyers vénézuéliens, un record, un miracle agricole. Grâce à quoi ? Au fait que des centaines de producteurs, d’entrepreneurs ruraux, ont commencé à travailler, à produire, et que leur production parvient aux principaux marchés du pays, directement aux foyers.

Il y a une croissance industrielle qui a un grand impact mais qui connaît encore une brèche, nous pouvons croître encore plus. Le Venezuela a une croissance à deux chiffres cette année, la Banque centrale du Venezuela a déjà donné quelques chiffres importants, la CEPAL en a donné d’autres en ce sens. Cette croissance, je peux te le dire, pour la première fois depuis plus de 100 ans, est une croissance de l’économie réelle non pétrolière, c’est une croissance de l’économie qui produit de la nourriture, des biens, des services, de la richesse, qui paie aussi des impôts. Parce que nous battons des records dans la collecte des impôts pour l’année 2022.

Ignacio Ramonet – En d’autres termes, il s’agit également d’une diversification de l’économie vénézuélienne, qui était auparavant trop étroitement liée au pétrole.

Nicolás Maduro – Exact. Et c’est ce que je suis déterminé à dire à tous les secteurs économiques, à tous les secteurs politiques, à tout le Venezuela, notre chemin ne peut pas être de revenir à la dépendance pétrolière, notre chemin doit être de nous libérer de la dépendance pétrolière de manière définitive, de nous libérer du vieux modèle capitaliste rentier dépendant du pétrole. Le Venezuela a ce qu’il faut, le Venezuela a un appareil industriel avec un bon niveau technologique, une bonne capacité productive, et il le prouve.

Dans les pires années : 2018, 2019, je disais cela, et certaines personnes me regardaient comme si j’étais fou, « Maduro est devenu fou ». Mais je savais que ce dont nous disposons, nous l’avons étudié. Je peux te le dire : nous avons une équipe du plus haut niveau, de la plus haute qualité technique, économique et académique, pour formuler les politiques publiques, nous avons une super équipe pour l’économie, qui s’est aussi diversifiée et qui écoute toutes les opinions. Ce qui pourrait faire le plus de dégâts à une économie qui sort du sous-développement, qui sort de la dépendance pétrolière, qui est soumise au harcèlement et à la persécution états-unienne et impérialiste, ce qui pourrait faire le plus de dégâts, c’est que nous tombions dans des dogmes. Non ! Nous sommes anti-dogmatiques, nous avons un projet national, le projet national Simón Bolívar, nous avons des objectifs très clairs dans la construction d’un modèle diversifié, productif, et nous nous adaptons, nous nous mettons d’accord sur des politiques publiques de récupération structurelle.

Le Venezuela, je peux le dire aujourd’hui, vit la première étape d’un long cycle de reprise et de croissance structurelle, d’une nouvelle structure, d’une nouvelle économie, et c’est le chemin que nous allons poursuivre.

Ignacio Ramonet – Président, il y a cependant quelques nuages dans ce panorama très positif, à savoir la question du dollar, la pression du dollar parallèle et aussi la hausse des prix qui a été observée ces derniers mois. Pensez-vous que ces deux questions, la pression du dollar parallèle et la hausse des prix, puissent constituer un danger pour la reprise économique du pays ? Quels outils comptez-vous utiliser pour limiter la pression de la hausse des prix et la pression du dollar parallèle ?

Nicolás Maduro – C’est une grande perturbation, ce sont les blessures qui restent des instruments de la guerre économique, une phase que nous sommes en train de surmonter pas à pas, progressivement. Il y a eu une guerre contre notre monnaie et il y a eu différents instruments pour cela : le Dollar Today, le Dollar Cúcuta, c’était un dollar fictif, pour la guerre économique. Maintenant les mécanismes sont plus sophistiqués, ils passent par les crypto-monnaies, qui régissent le taux de change de manière spéculative avec un objectif politique, ce sont effectivement des perturbations. Je peux te dire que si nous comparons avec les années 2020, 2021 et 2022, nous avons réussi à calmer une bonne partie de cette perturbation, mais au cours des trois derniers mois, elle a eu de nouveau un grand impact sur le nouveau système de taux de change qui existe dans le pays, qui est fondamentalement un système de taux de change lié au marché. Pendant 100 ans, Ramonet, le Venezuela a vécu avec des systèmes de change dépendant du pétrodollar ; aujourd’hui, il n’y a pas de pétrodollar, l’économie doit donc avoir un système de change où elle se nourrit du dollar, de devises dans son propre processus productif, suivant des cercles vertueux qui lui permettent d’avoir un approvisionnement suffisant en devises. Il existe des facteurs objectifs et non-objectifs. Parmi les facteurs objectifs à l’origine des turbulences que nous avons connues au cours des trois derniers mois, il y a la surchauffe du commerce. Les échanges commerciaux ont été multipliés par sept par rapport au reste de l’année ; par exemple, dans le Banco de Venezuela, notre plus grande banque, normalement au cours de l’année dans un bon jour d’activité commerciale on effectue jusqu’à 100 mille transactions par minute, puis en octobre cela a atteint 500 mille transactions, et maintenant en décembre il y a eu des jours où il a atteint 700 mille transactions par minute. Cette surchauffe a nécessité un montant plus important et plus élevé de devises étrangères pour faire bouger le marché. Il s’agit d’une raison économique, mais elle ne justifie en rien les raisons non objectives, à savoir la spéculation pour causer des dommages économiques, pour poignarder la reprise économique. Mais nous allons contrôler cette situation, tous les secteurs économiques et le gouvernement vont construire un système de taux de change stable, pour défendre la monnaie et pour que l’économie fonctionne avec des circuits vertueux à partir de maintenant; nous allons aussi guérir cette perturbation, cette blessure.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, à la fin du mois de novembre, votre gouvernement a annoncé des accords avec la compagnie pétrolière américaine Chevron et, à cet égard, je voudrais vous demander si cet accord avec Chevron signifie que Washington lève certaines des sanctions contre le Venezuela et quel pourrait être l’impact des accords avec Chevron sur l’industrie pétrolière vénézuélienne.

Nicolás Maduro – Eh bien, cela ne signifie pas que les sanctions ont été levées, elles donnent simplement à Chevron, une entreprise états-unienne qui produit au Venezuela depuis 100 ans maintenant en 2023, une licence pour venir travailler, produire, investir. Les relations avec Chevron et les négociations avec eux ont eu lieu dans le cadre de la Constitution, des lois ; le dialogue et les conversations avec eux sont extraordinaires, et j’espère que tous les projets qui ont été signés, tous les contrats qui ont été signés, seront effectivement réalisés.

Et j’envoie un message à toutes les entreprises énergétiques du monde, aux États-Unis, en Europe, en Amérique latine, en Asie ; ici, au Venezuela, nous avons les plus grandes réserves de pétrole certifiées du monde, ici, au Venezuela, nous sommes en train de certifier les quatrièmes plus grandes réserves de gaz du monde. Le Venezuela est une puissance énergétique, personne ne pourra nous sortir de l’équation énergétique mondiale. Nous sommes fondateurs de l’OPEP, fondateurs et leaders de l’OPEP-Plus, et nous allons poursuivre ce processus. Le Venezuela a donc les portes ouvertes, avec des conditions spéciales pour l’investissement, pour la production, avec la stabilité politique, avec la stabilité sociale. Donc, c’est un bon pas, cette licence Chevron, lorsqu’elle sera mise en pratique va démontrer que nous pouvons travailler ensemble et qu’ils peuvent venir au Venezuela pendant encore 100 ans, s’ils le veulent.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, nous arrivons maintenant à la dernière étape de cette interview, la politique internationale, un sujet que vous connaissez déjà, nul n’oublie que vous avez été ministre des Affaires étrangères de la République pendant au moins huit ans.

En juin dernier, vous avez effectué une tournée internationale réussie, vous avez visité des pays comme la Turquie, l’Iran, l’Algérie, le Koweït, le Qatar, l’Azerbaïdjan, et vous avez montré que vous n’étiez pas isolé, pas plus que le Venezuela. D’autre part, d’importants changements géopolitiques et énergétiques se produisent actuellement dans le monde, notamment en raison du conflit en Ukraine, et de nombreuses capitales – comme vous l’aviez suggéré à l’époque – se rapprochent à nouveau ou pourraient se rapprocher du Venezuela, qui, comme vous l’avez souligné, est l’une des principales réserves d’hydrocarbures au monde.

Dans ce contexte, je voulais vous demander, quelles perspectives voyez-vous à une éventuelle normalisation des relations entre le Venezuela et les États-Unis, et également une normalisation des relations avec l’Union européenne, ou avec d’autres puissances qui, à un moment donné, se sont jointes aux sanctions contre votre gouvernement ?

Nicolás Maduro – Eh bien, avec l’Union européenne, je dirais que les choses avancent bien, il y a un dialogue permanent avec M. Borrell, un dialogue avec l’ambassadeur de l’Union Européenne au Venezuela. Récemment, l’Espagne a nommé un ambassadeur à Caracas, et a donné son approbation à la diplomate vénézuélienne Coromoto Godoy comme nouvelle ambassadrice à Madrid, elle sera à Madrid très bientôt. Je pense qu’en général, pas à pas, avec une patience stratégique, avec de la diplomatie, avec du respect, nous pouvons progresser avec l’Union Européenne.

Avec les États-Unis, ils restent malheureusement piégés par leur politique insensée sur le Venezuela, en soutenant des institutions inexistantes, une présidence intérimaire, une assemblée fictive qu’ils continuent à soutenir, d’une manière ou d’une autre le chantage éléctoral de la Floride, de Miami-Dade, influence fortement la politique étrangère de la Maison Blanche, du Département d’État, c’est regrettable. Le Venezuela est prêt, totalement prêt à aller vers un processus de normalisation et de régularisation des relations diplomatiques, consulaires, politiques, avec ce gouvernement des États-Unis et avec les gouvernements qui pourraient venir ; une chose sont les différences politiques stratégiques, la vision que l’on peut avoir du monde, une autre qu’il n’y ait pas de relations. C’est l’anti-politique qui a été imposée par le modèle Trump. Trump a imposé un modèle au Venezuela, l’anti-politique du coup d’Etat, la menace d’invasions, des sanctions extrémistes, la tentative de briser le pays de l’intérieur, d’imposer un président de l’extérieur. Et toutes ces politiques ont échoué, elles ont été vaincues, d’abord par la réalité et ensuite par notre force. Nous sommes une réalité au Venezuela : le chavisme, le bolivarianisme, sont une réalité puissante au Venezuela, au-delà de Nicolás Maduro. Ils ressassent leur petite musique, la même qu’ils ont appliquée au Comandante Chávez, “le régime Chávez”, “le régime Chávez”. Il n’y a jamais eu de régime Chávez, il y a eu un régime constitutionnel, un état de droit social et démocratique, de justice ; et donc maintenant ils répètent la même formule : Le “régime de Maduro”. Moi, Maduro, je voudrais construire un régime pour moi ? S’il vous plaît ! un peu de considération, un peu d’intelligence.

Nous sommes prêts pour un dialogue au plus haut niveau, pour des relations respectueuses, et j’espère, j’espère, qu’un halo de lumière éclairera les États-Unis d’Amérique, qu’ils tourneront la page et laisseront de côté cette politique extrémiste, et arriveront à des politiques plus pragmatiques par rapport au Venezuela, nous sommes prêts, j’espère que cela arrivera.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, en Amérique latine, il y a eu de nombreux changements relativement positifs du point de vue, je pense, de Caracas ; ce premier janvier 2023, votre ami Lula da Silva va reprendre la présidence du Brésil, c’est une immense victoire, et il y a eu aussi la récente victoire de Gustavo Petro en Colombie. Nous pourrions dire que malgré la situation actuelle au Pérou, nous sommes globalement face à une nouvelle Amérique latine avec une majorité de gauche. La question est la suivante : quelle est votre analyse de cette nouvelle Amérique latine, et quelles perspectives lui voyez-vous ? Et en particulier, comment voyez-vous l’évolution des relations entre le Venezuela et la Colombie, lorsque ce premier janvier, en principe, la continuité et la liaison routière entre la Colombie et le Venezuela seront rétablies ?

Nicolás Maduro – En 2022, il y a eu de bonnes nouvelles, dans le contexte d’une Amérique latine caribéenne en conflit – le projet impérial de domination, de recolonisation, d’assujettissement de nos pays est en conflit avec les différents projets d’indépendance, de démocratisation, d’amélioration de la vie de nos peuples ; Il s’agit d’une lutte historique, une lutte historique entre les projets latino-américains et caribéens, avec leur propre empreinte et leur propre signe national, et les projets oligarchiques liés, malheureusement, et soumis, aux intérêts impériaux ; dans cette lutte, on a dit qu’une deuxième vague se lève, on l’a beaucoup dit. Par rapport à la première vague, nous savions tout ce qui découlait du triomphe du Commandant Chávez et des triomphes de Lula da Silva, Néstor Kirchner, Tabaré Vázquez, Evo Morales, Rafael Correa, le Front Sandiniste, Daniel Ortega, la force de Cuba…

Ignacio Ramonet – Fernando Lugo…

Nicolás Maduro – … Mel Zelaya, toute cette vague.

Ignacio Ramonet – Lugo au Paraguay.

Nicolás Maduro – Cette vague qui a surgi sur le continent avait beaucoup de cohésion, beaucoup de cohérence, beaucoup de force, beaucoup d’impact. Puis vint la contre-offensive de l’extrême droite et maintenant une nouvelle vague libératrice, démocratisante, avancée et progressiste semble se lever avec force. Le triomphe de Gustavo Petro en Colombie a signifié d’importants changements pour la vie et la recherche de la paix pour le peuple colombien ; le triomphe et l’accession à la présidence de la République par Lula da Silva signifie, enfin, une formidable avancée géopolitique pour les projets régionalistes, pour la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes, pour la reprise des projets du Sud, de l’UNASUR, de la Banque du Sud, pour la reprise des projets d’intégration dans nos pays. C’est donc une bonne nouvelle. Avec la Colombie, cette année nous avons fait beaucoup de progrès, comme l’ouverture libre et totale des passages frontaliers, maintenant l’ouverture du pont Antonio Ricaurte à Tienditas, sur la frontière entre notre état du Táchira et le nord de Santander en Colombie. Nous avons également pris des mesures importantes dans le domaine du commerce. On estime que la balance commerciale des premiers mois est passée à plus de 600 millions d’euros. La balance commerciale entre la Colombie et le Venezuela commence tout juste à atteindre 600 millions, ce qui représente un grand potentiel.

De même, au Venezuela, des pourparlers de paix ont été mis en place avec le projet de paix totale du président Petro, et nous soutenons pleinement toutes les initiatives de paix, y compris celle qui a été mise en place au Venezuela, dans les pourparlers de paix avec l’Armée de libération nationale. Je crois que dans ce sens, le Venezuela et la Colombie sont en train d’embrasser la réunion des frères, et c’est une bonne nouvelle pour les deux pays et pour toute l’Amérique latine.

Ignacio Ramonet – Monsieur le Président, une dernière question. Vous vous êtes récemment rendu en Égypte notamment pour participer au Sommet sur le Climat et vous avez pu y développer votre propre vision des solutions à apporter au changement climatique, ainsi que votre analyse de la situation géopolitique internationale, mais vous avez également profité de cette rencontre internationale pour établir des contacts directs avec des dirigeants internationaux. Pour conclure cette interview, j’aimerais vous demander quelle est votre vision du nouveau scénario international conflictuel, et quels sont, selon vous, les atouts et les espoirs d’un nouveau monde multipolaire ?

Nicolás Maduro – Au sommet sur le changement climatique, la COP-27 en Égypte, nous avons pu rencontrer pendant trois jours les délégations de plus de 190 pays. Je peux vous dire que j’ai serré la main de la grande majorité des chefs d’État, des chefs de gouvernement, des chefs de presque toutes les délégations ; nous avons eu de longues réunions, des conversations avec tous ces présidents et premiers ministres. Qu’ai-je ressenti, Ramonet ? Du respect. De l’admiration pour les actions du peuple vénézuélien. La reconnaissance des dirigeants du monde pour le Venezuela debout, pour le Venezuela victorieux, pour le Venezuela qui donne l’exemple et qui ne s’est pas laissé écraser, ni mettre à genoux par les empires du monde. Et c’est ainsi que les gens du monde entier m’ont dit en privé, dans des conversations, dans le couloir, dans la salle de réunion, dans des conversations bilatérales : admiration, respect, reconnaissance pour la révolution bolivarienne, pour le peuple du Venezuela, pour toute la trajectoire démocratique que nous avons accomplie pendant toutes ces années.

Nous avons porté la voix du Venezuela : véritablement les ravages causés par le modèle capitaliste en 200 ans nous ont conduit à une urgence climatique, nous vivons déjà une urgence climatique. Nous y avons rencontré le président Petro, le président du Suriname, et nous avons fait une proposition que le président Lula a acceptée, celle d’organiser très prochainement au Brésil un sommet de l’Organisation du traité de l’Amazonie, qui réunira tous les pays amazoniens d’Amérique du Sud ; Nous y porterons la voix du Venezuela pour réactiver l’Organisation du Traité de l’Amazone, et aussi pour parvenir à un plan d’urgence pour récupérer l’Amazonie, pour défendre l’Amazonie comme le grand poumon du monde ; c’est l’un des grands accords que nous avons conclus avec le président Petro, avec le président du Suriname et maintenant avec le président Lula da Silva du Brésil.

Le monde est sans aucun doute dans une situation très difficile, nous vivons les douleurs de l’accouchement d’un monde différent. Nous avons toujours prôné la construction d’un monde pluripolaire, multicentrique, de divers pôles de développement, de pouvoir, de centres qui accompagnent toutes les régions du monde. Le vieux monde des 15ème, 16ème, 17ème, 18ème, 19ème siècles, du colonialisme, puis du néo-colonialisme du 20ème siècle, doit être abandonné pour de bon. Personne ne peut croire qu’à partir de deux ou trois métropoles, on peut gouverner le monde, on peut soumettre les peuples. Il y a déjà des régions très fortes, comme l’Asie, le Pacifique, l’Afrique elle-même, l’Amérique latine et les Caraïbes, nous sommes des blocs de pays qui sont en train de devenir des pôles de la puissance mondiale. Devons-nous renoncer à nos droits à la paix, au développement, au progrès scientifique et technologique, à nos propres modèles culturels, à nos propres modèles politiques ? Devons-nous y renoncer ? Non. Devrions-nous assumer la domination unipolaire d’une métropole qui prétend dicter sa loi au monde ? Non. C’est l’heure d’un monde nouveau, d’une nouvelle géopolitique qui redistribue le pouvoir dans le monde. La guerre en Ukraine fait partie des douleurs de l’accouchement d’un monde qui va émerger.

Nous ne doutons pas que nous en serons, nous avons voulu être l’avant-garde, fermement, courageusement, depuis la diplomatie bolivarienne, depuis la diplomatie chaviste, de la construction de ce nouveau monde. Nous apportons notre contribution de manière humble mais significative, depuis les idées de Bolivar, depuis les idées de Hugo Chávez, dans la construction d’un autre monde où nous pouvons tous nous intégrer, où nous pouvons vivre ensemble en paix et où les peuples peuvent surmonter les séquelles de siècles de colonialisme et de néocolonialisme. Nous croyons en ce monde et ce monde va émerger, n’en doute pas, Ramonet.

Ignacio Ramonet – Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour cette interview. Je profite de l’occasion pour vous souhaiter, ainsi qu’à votre famille, votre pays, votre peuple et la révolution bolivarienne, de bonnes fêtes de fin d’année et une nouvelle année prospère.

Nicolás Maduro – Bien, et mes salutations à tous ceux qui nous regardent et nous écoutent à la télévision, sur YouTube, sur Instagram, sur Facebook, sur Periscope, sur Twitter, de toutes les manières dont vous pouvez nous voir et nous entendre, mes salutations du Venezuela à tous nos amis du monde entier. Merci Ramonet.

Ignacio Ramonet – Merci, Monsieur le Président.

Entretien réalisé à Caracas et diffusé le 1er janvier 2023

Source : https://t.co/JFsB2jU18Z

Traduction : Thierry Deronne pour Venezuelainfos

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Victoires de la gauche ou défaites de l’extrême droite ?, par Maurice Lemoine (Mémoire des Luttes)

Ils ont tenté de m’enterrer vivant et je suis là ! » Incarcéré pour « corruption » en avril 2018, au terme d’une conspiration politico-juridique, blanchi en mars 2021 par le Tribunal suprême fédéral, après un séjour de 580 jours dans une prison de Curitiba, Luiz Inácio « Lula » da Silva vient de remporter l’élection présidentielle brésilienne du 30 octobre 2022, avec 50,9 % des voix. Victoire étroite sur le président sortant Jair Bolsonaro (49,1 % des suffrages), mais victoire réelle – le plus grand nombre de voix (60 345 999) jamais obtenu dans l’histoire brésilienne par un candidat. Une victoire d’autant plus importante qu’elle empêche l’extrême droite de s’incruster à la tête de l’Etat. Car, avec Bolsonaro, c’est bien un néo-fasciste qui occupait le palais du Planalto, à Brasilia.

Comment en était-on arrivé là ?

Président de la République du 1ᵉʳ janvier 2003 au 1ᵉʳ janvier 2011 : Lula. Tant sur le plan matériel que symbolique, l’âge d’or pour les plus modestes des Brésiliens. Programmes sociaux, augmentation du salaire minimum, efforts sans précédents en matière de santé et d’éducation. Trente-six millions de personnes sortent de la pauvreté… Le tout en chef d’Etat réformiste, c’est-à-dire redistribuant, mais sans affronter le capital. Et bien que le Parti des travailleurs (PT) ne dispose au Congrès que de la première des minorités. Impossible d’y obtenir une majorité permettant de mettre en œuvre ces politiques inclusives, sans composer avec un marais de partis liés aux caciques régionaux et nationaux, formations dépourvues d’idéologie et de conscience, toujours prêtes à se vendre au plus offrant : le Centrão. D’où le recours à des expédients qui débouchent sur le scandale dit du Mensalão lorsque, en 2005, on découvre que le PT, pour s’assurer leur soutien, a acheté le vote d’un nombre conséquent de députés. Fixée sur les faits sans en analyser les causes, baptisant sans nuance le phénomène de « corruption », une première fraction de la classe moyenne prend ses distances avec le « lulisme » et le PT.

Cette première ombre sur le tableau n’empêche pas Lula d’être réélu pour un second mandat, puis Dilma Rousseff (PT) de lui succéder le 1er janvier 2011. Toutefois, dès juin 2013, des manifestations convoquées par des jeunes de la classe moyenne sur des revendications légitimes ayant trait à l’incurie des services publics et au pouvoir d’achat sont récupérées et instrumentalisées par la droite. Celle-ci expulse la gauche de la rue, y importe ses mots d’ordre et sa violence. Présentée comme « sociale », cette fronde amène la cheffe de l’Etat à promettre « un grand pacte » destiné à « oxygéner » le système politique pour le rendre « plus perméable à l’influence de la société ». Sur cette base, elle remporte l’élection 2014 – de très peu (51,6 % des voix). Mais, cette fois, la guerre est déclarée. La droite n’a plus en tête que de « corriger » le résultat d’un scrutin qui l’a plongée, à l’image d’Aecio Neves, le candidat battu du Parti social démocrate brésilien (PSDB), dans une rage infinie.

C’est que, à l’heure où la crise économique frappe le pays, les secteurs dominants n’acceptent plus ni le partage du gâteau négocié initialement avec Lula ni une quelconque forme de redistribution. D’un autre côté, mais en lien direct, démarre sous l’autorité d’un juge de Curitiba jusque-là inconnu, Sergio Moro, l’opération « Lava-Jato » (« lavage express »). Axée en grande partie sur des « delaçãos premiadas » (dénonciation récompensée par des remises de peine), l’enquête révèle un vaste système de marchés publics truqués liant l’entreprise pétrolière d’Etat Petrobras et des firmes du bâtiment et des travaux publics – Odebrecht, OAS, Camargo – au profit d’un grand nombre d’élus de toutes tendances politiques. Particularité des investigations : épargnant en grande partie la droite, elles s’acharnent, avec l’objectif clair de le détruire, sur le PT. Pain béni : de 2003 à 2005, Dilma Rousseff a été ministre de l’Energie et, de ce fait, présidente du conseil d’administration de Petrobras. Même si « Lava Jato » n’évoque son nom ni parmi les suspects ni parmi les coupables, les médias diffusent une pluie ininterrompue de missiles invoquant sa « responsabilité ».

Sans qu’on y prenne garde, une très forte odeur de pétrole flotte sur les événements : la désignation (par Lula) de Petrobras comme opérateur de l’exploration de champs pétroliers (dits « pré-salifères ») découverts en 2006 au large de Rio de Janeiro irrite profondément Washington. Ayant fait plusieurs voyages à Brasilia pour, entre autres points, suggérer à Dilma Rousseff d’en confier l’exploitation à des multinationales étatsuniennes, le vice-président de Barack Obama, Joe Biden, a été gentiment mais fermement éconduit. En septembre 2013, Rousseff a découvert que, comme Petrobras, elle a été espionnée par l’Agence nationale de sécurité (NSA). « Ces tentatives de violation et d’espionnage de données et d’informations sont incompatibles avec la cohabitation démocratique entre des pays amis, a-t-elle souligné. Nous prendrons toutes les mesures pour protéger le pays, le gouvernement et les entreprises. »

Brasilia dérange également pour d’autres raisons, ne serait-ce que pour ses relations cordiales avec la République bolivarienne du Venezuela, Cuba et le Nicaragua, ou son implication dans le renforcement des BRICS (alliance semi-formelle Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud). Cerise sur le « despacito » (un excellent gâteau brésilien), Rousseff a profondément indisposé les militaires en créant une Commission nationale de la vérité (CNV) ayant pour mission d’enquêter sur les violations des droits humains commis pendant la dictature (1964-1985) [1].

Sous le prétexte spécieux d’un « crime de responsabilité », le président de la Chambre des députés Eduardo Cunha, figure de proue du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) et chantre ultra-conservateur des évangélistes, déclenche en décembre 2015 une procédure de destitution contre la cheffe de l’Etat – dont il était jusque-là l’« allié politique ». Le crime en question, un « pédalage budgétaire », n’est autre qu’une pratique courante destinée à minimiser le déficit public, en fin d’exercice, en recourant à l’emprunt. Depuis 1985, elle a été pratiquée par tous les prédécesseurs de la Présidente ainsi que par les édiles municipaux et fédéraux.

Dans son offensive, Cunha a pour principal partenaire le président du PMDB Michel Temer, professionnel de la politique élu sur le ticket de Dilma Rousseff à la fonction de vice-président, dans le cadre de l’inévitable alliance de circonstance permettant au PT de gouverner. Le 17 avril 2016, en plein hémicycle, au cours d’obscènes débats précédant l’« impeachment », le député d’extrême droite Jair Bolsonaro rend un hommage public à la mémoire du colonel Carlos Brilhante Ustra, tortionnaire de Dilma – jeune militante marxiste et rédactrice dans un journal clandestin – après son arrestation en 1970. Ce 17 avril, au terme de ce qui est en fait un « coup d’Etat juridico-parlementaire » ou « coup d’Etat institutionnel », la cheffe de l’Etat est destituée.

Temer devenu président, la droite traditionnelle attend avec impatience la présidentielle de 2018 pour conforter son retour aux affaires. Car plus rien ne s’y oppose. Poursuivant l’entreprise de destruction, le juge Moro et le procureur de la République Deltan Dallagnol, coordinateur de la Força-tarefa da Operação Lava Jato (Force de frappe de l’Opération Lava Jato) mènent une action coordonnée pour expédier Lula en prison et ainsi l’empêcher de se présenter à un scrutin dont tous les sondages l’annoncent gagnant. Ce qu’ils obtiennent sans coup férir lorsque, le 7 avril, le dirigeant charismatique du PT se rend à la police fédérale et est incarcéré dans la ville de Curitiba.

Echec et mat ! A un détail près… La bourgeoisie a mal calculé son coup. La situation lui échappe. Le PT est certes au sol, marqué du sceau de l’infamie : « corrompu ». Mais, les Brésiliens ne sont pas dupes : 60 % des parlementaires qui ont participé à la « destitution » de Rousseff ont ou ont eu à affronter la justice (pour des affaires allant de la corruption à des meurtre, enlèvement et séquestration en passant par de la déforestation illégale). Sept des vingt-quatre ministres du gouvernement Temer sont cités ou font l’objet d’une investigation judiciaire dans le cadre de l’affaire Petrobras. En mars 2017, Eduardo Cunha est condamné à quinze ans et quatre mois de prison pour corruption, blanchiment d’argent et évasion illégale de devises.

« Tous pourris » ! Il faut un « Monsieur propre ». Un candidat résolument antisystème. Après avoir mis le PT à terre, la droite classique est elle-même balayée. Et c’est ainsi que l’extrême droite, sans être encore un phénomène de masse, tire les marrons du feu.

Bolsonaro est propulsé au Planalto, sans aucun programme de gouvernement. La suite est connue. Recul dans tous les secteurs : économie, éducation, santé. Gestion négationniste de la pandémie : 670 000 victimes. Apologie de l’ex-dictature militaire, de la torture et de la peine de mort. En 2016, sur les ondes d’une radio, Bolsonaro ira jusqu’à déclarer que « l’erreur de la dictature a été de torturer sans tuer ».

Le triptyque « BBB » occupe le pouvoir : «  Biblia, balas, buey » (« Bible, balles, bœuf »). Dit autrement : les religieux conservateurs évangéliques, les militaires, les grands propriétaires terriens (éleveurs de bœuf) [2]. Si l’on rajoute Bolsonaro à ces puissants lobbys aux considérables capacités financières, on élargit le concept : « BBBB ».

De sa position de pouvoir, l’outsider Bolsonaro conforte et amplifie sa base. Pour complaire aux « fazendeiros », il met à mal la protection de l’environnement et la démarcation des terres des peuples indigènes. L’Amazonie en paie le prix. A travers une série de décrets et en émule de Donald Trump, il encourage la population à s’armer. D’après l’Institut Sou da Paz, spécialisé en thèmes de sécurité, une moyenne de 1 300 nouvelles armes sont achetées chaque jour par des civils [3]. Ex-capitaine médiocre, manquant cruellement de cadres techniques et politiques pour garnir son gouvernement, Bolsonaro s’entoure de militaires – une caste ravie d’élargir son pouvoir politique –, dont il glorifie les « exploits anticommunistes » passés.

Plus que dans les Forces armées, le noyau dur de ses appuis « musclés » se trouve toutefois au sein de la Police militaire (PM), sorte de gendarmerie (disposant actuellement de 500 000 hommes) créée sous la dictature et particulièrement répressive, en particulier à l’égard des « sans terre » et des paysans. Des milices paramilitaires organisées à l’origine pour combattre la délinquance des « favelas » en dehors des procédures légales et tombées elles-mêmes dans tous les trafics complètent le tableau [4]. Que bénissent les évangéliques. Considérable force de frappe : 30 % de la population dont, en 2018, 70 % ont voté pour Bolsonaro. Et pour cause… RecordTV, la deuxième chaîne de télévision du pays après Globo, appartient à l’Eglise Universelle du multimillionnaire Edir Macedo, tout comme Folha Universal, le journal le plus lu.

Les médias traditionnels font le reste pendant quatre ans en relayant le discours de Bolsonaro et en imprimant dans de très nombreux esprits, y compris des secteurs populaires, l’image d’un PT « corrompu » et du « voleur » Lula.

Ainsi nait une extrême droite, « de masse » cette fois, qui, malgré les absurdités proférées en permanence par son référent, lui offrira 49,1 % des suffrages le 30 octobre dernier.

Autres temps, autres méthodes

Au-delà du cas brésilien, ce « bolsonarisme » marque la montée en puissance d’une extrême droite latino-américaine distincte, dans ses méthodes, de celle connue par le passé. Laquelle, lorsqu’elle souhaitait passer à l‘action, dans un contexte de guerre froide mettant par définition Washington dans son camp, frappait directement aux portes des casernes. L’armée se chargeant du traditionnel coup d’Etat (Brésil, Chili, Argentine, Uruguay, Paraguay, Bolivie, etc.), épargnant ainsi l’image des cercles civils impliqués dans l’opération.

Le souvenir et la réprobation des dictatures des années de plomb ont rendu plus difficile (mais pas totalement impossible) pour les forces militaires de s’impliquer à nouveau dans des opérations aussi voyantes. Toutefois, faibles ou forts, les signaux envoyés par le radicalisme conservateur se multiplient.

Au Chili, l’explosion sociale d’octobre 2019, laissait présager une élection « confortable » de la gauche à la présidentielle du 19 décembre 2021. Cataclysme : au premier tour, le candidat arrivé en tête (27,91 % des voix) s’appelle José Antonio Kast. Un avocat multimillionnaire de 55 ans, porteur d’un programme ultra conservateur et nostalgique de Pinochet dont il revendique l’héritage. Face à Gabriel Boric, jeune candidat de gauche favorable à la mise en place d’un Etat providence « à l’européenne », Kast distille au second tour un discours de haine s’inspirant d’un « liberté ou communisme » digne de la Doctrine de sécurité nationale des années 1960-1980 [5]. Finalement battu, il n’en enregistre pas moins un très significatif 44,13 % des voix [6].

Deux ans auparavant (27 octobre 2019), en Argentine, en représentation du Front de tous (FDT : centre gauche, péroniste) Alberto Fernández et sa vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner avaient battu le représentant d’une droite très néolibérale, mais somme toute classique, le chef de l’Etat sortant Mauricio Macri. La véritable « surprise » eut lieu en septembre 2021, lorsque Javier Milei arriva troisième, avec 13,66 % des suffrages, lors de la primaire aux législatives, dans la province de Buenos Aires – où vivent un tiers des 47 millions d’Argentins. Ex-rockeur, joueur de football professionnel et homme de radio, comparable à Trump et Bolsonaro, Milei relève à la fois de l’ultralibéralisme et de l’extrême droite libertarienne [7]. Antisystème, il dénonce « la caste politique » et n’hésite pas à faire campagne en proclamant délicatement : « Je ne suis pas venu ici pour guider des agneaux mais pour réveiller les lions ! »

Elu député de la ville de Buenos Aires en novembre 2021, à la tête de La liberté avance, parti créé pour l’occasion, il a, bien que proposant la suppression des aides sociales, fait son meilleur score dans les quartiers défavorisés. Le 12 juin 2022, à São Paulo (Brésil), Milei a participé à un forum en compagnie de Kast et d’Eduardo Bolsonaro (digne fils de son père et député fédéral), avant de se rendre en Colombie pour y appuyer la campagne de l’homme d’affaires Rodolfo Hernández, rival au second tour de Gustavo Petro.

Le 1er octobre suivant trouva Milei à Tucumán où il tint un important meeting en compagnie de Ricardo Bussi, le leader de Force républicaine. Ce parti a été créé après le retour de la démocratie par le général Antonio Bussi, surnommé « le boucher de Tucumán », condamné en 2008 à la peine perpétuelle pour crimes contre l’Humanité (et décédé en 2011). Lorsqu’il parle de son père, avec qui il a travaillé, Ricardo Bussi a coutume de répéter : « Tes valeurs sont celles dont Tucumán a besoin. » Présent dans les provinces de Mendoza, Córdoba et Tucumán, Force républicaine devrait apporter son soutien à Milei l’an prochain, dans la perspective de l’élection présidentielle à laquelle le FDT arrive divisé entre une aile centriste (Alberto Fernández) et un courant plus ancré à gauche (Cristina Fernández de Kirchner).

De gauche à droite : Javier Milei, Eduardo Bolsonaro et José Antonio Kast (São Paulo, juin 2022).

La Colombie – dans le contexte il est vrai très particulier d’un long conflit armé interne – a été gouvernée par l’extrême droite de 2002 à 2010 (Álvaro Uribe) et de 2018 à 2022 (Iván Duque). Si leur parti, le Centre démocratique, s’est électoralement effondré lors de la récente élection du candidat du Pacte Historique Gustavo Petro, ce courant n’en demeure pas moins dangereusement présent. Dans l’ombre, il conserve des liens avec certains groupes mafieux ou paramilitaires. Au grand jour, et suppléant au relatif effacement d’Uribe (en délicatesse avec la justice), de nouvelles figures émergent, telles les sénatrices María Fernanda Cabal et Paloma Valencia, fermement décidées à mener un combat aussi frontal que radical contre les gauches sociale et de gouvernement.

En Bolivie, depuis décembre 2005 et la première élection d’Evo Morales (pour ne parler que des années les plus récentes), l’extrême droite fascisante n’a jamais désarmé. Enkystée à Santa Cruz, ville la plus peuplée et la plus prospère du pays, capitale de l’oligarchie liée à l’agro-négoce, elle trouve à l’occasion de précieux alliés dans les départements de Beni, Pando et Tarija, qui constituent la Media Luna [8]. A Santa Cruz même, elle a pour bras politiques (et à l’occasion armés) le Comité civique pro-Santa Cruz et l’Union des jeunes cruceñiste (UJC), héritiers de la Phalange socialiste bolivienne (née en 1937), dont les militants se réclamaient du « caudillo » espagnol Francisco Franco. Avec comme leader le richissime boliviano-croate Branko Marinkovic, cette faction a mené en septembre 2008 une première tentative de renversement d’Evo Morales. Soutenue par Washington, mais heureusement neutralisée par l’action déterminée de la jeune Union des Nations sud-américaines (Unasur) récemment créée, le coup d’Etat échoua.

Poursuivi par la justice et exilé au Brésil depuis 2010, Marinkovic a été remplacé à la tête du Comité civique par cinq présidents successifs jusqu’à ce que, en février 2019, soit élu Luis Fernando Camacho. Riche catholique de 40 ans, authentique fasciste, proche des milieux évangéliques pentecôtistes, celui-ci a été le principal instigateur de la campagne de terreur qui a accompagné le coup d’Etat contre Evo Morales en novembre 2019 [9]. L’ont rejoint à l’époque le Comité civique de Potosí et des organisations de type paramilitaire telle la Résistance Cochala à Cochabamba. La sénatrice Janine Añez s’étant emparée du pouvoir, bénie par la hiérarchie catholique et adoubée par les ambassadeurs de l’Union européenne – Washington agissant dans l’ombre par l’intermédiaire de l’organisation des Etats américains (OEA) –, la répression a pu se déployer et Marinkovic revenir en Bolivie. Accueilli à bras ouverts par la dictature, il y occupera immédiatement la fonction de ministre de la Planification, puis, un peu plus tard, de l’Economie.

Un an de souffrance et de « k’encherío » (« malheur », en argot local)… La montée en puissance des mobilisations populaires a obligé Añez et son gouvernement de facto à organiser de nouvelles élections. En toute logique, le candidat du Mouvement vers le socialisme (MAS) Luis Arce, ex-ministre de l’Economie d’Evo Morales (qui, à ce moment poursuivi par la justice pour… « terrorisme et sédition », ne pouvait se présenter), l’a emporté le 18 octobre 2020 avec 55,10 % des voix. Pour ce faire, il a battu le représentant de la droite dite traditionnelle, Carlos Mesa (Communauté citoyenne ; CC ; 28,83 %) et le néofasciste Camacho (Creemos), crédité d’un modeste 14 % [10].

Avec un tel score, on pourrait considérer ce douteux personnage et son courant neutralisés. C’est oublier leur caractère factieux. Dès le 20 octobre 2020, un rassemblement tenu à Santa Cruz contestait le résultat électoral. Devenu gouverneur de ce Département, Camacho adressa rapidement un avertissement au chef de l’Etat : « Si l’attitude envers Santa Cruz ne change pas, si se poursuivent l’intimidation et la persécution, si l’on continue à nous faire du mal avec des mesures économiques qui nous étouffent, la seule chose qui nous reste est de nous défendre, et vous n’ignorez pas que nous savons le faire et que nous le faisons très bien. »

Le 22 octobre 2022, ce courant « fascistoïde » est repassé à l’action. Prétexte : l’organisation d’un recensement national. Initialement prévu en septembre 2023, celui-ci a été retardé de quelques mois du fait des difficultés apportées à sa préparation par la pandémie. Ce dénombrement de la population sert à recalculer la répartition des sièges au Parlement et les ressources publiques attribuées aux Départements, Santa Cruz étant le plus peuplé du pays. A l’instigation du gouverneur Camacho, du président du Comité civique Rómulo Calvo et du recteur de l’Université autonome Gabriel René Moreno (UAGRM) Vicente Cuéllar, Santa Cruz s’est vue paralysée par un « paro » exigeant la mise en œuvre du recensement avant 2024.

Si le blocage de la ville a affecté les petites entreprises, le commerce informel et l’approvisionnement des habitants, il est apparu rapidement qu’il laissait la totale liberté aux grandes firmes liées à l’oligarchie locale de poursuivre leurs activités. En conséquence, le gouvernement a interdit les exportations de produits alimentaires de base – dont le soja, le sucre, l’huile et la viande de bœuf –, qui, tout en alimentant les finances de ces factions politico-économiques, risquaient de provoquer des pénuries sur le marché intérieur. De leur côté, les mouvements sociaux proches du MAS ont entrepris d’encercler et isoler Santa Cruz par le biais de barrages routiers. Ils considéraient que la grève ne pouvait uniquement affecter ceux qui, de condition modeste, vivent au jour le jour, tandis que les patrons comploteurs et la classe dominante continuaient à produire et engranger des profits.

Tenue à Cochabamba, une « grande réunion plurinationale » a réuni tous les gouverneurs – sauf Camacho, qui a refusé d’y assister – ainsi que l’ensemble des maires, autorités indigènes et recteurs universitaires du pays. A son terme, et après consensus, un comité technique a établi que la réalisation du recensement aura lieu entre mars et avril 2024. Sur la base de ses résultats, la redistribution des ressources économiques destinées au développement régional et national devrait avoir lieu en octobre, soit cinq mois plus tard. « Dans aucun pays, un acte technique comme le recensement n’est un prétexte politique pour déstabiliser et affronter la population, a observé le président Arce, mais certaines personnes ont politisé un processus (…) convenu avec pratiquement toutes les autorités du pays. »

Le 12 novembre, le Comité pro-Santa Cruz a annoncé la poursuite illimitée du « paro ». Contrairement à ce qui s’est passé en 2008 et 2019, Camacho et ses ultras ne sont pas parvenue à étendre leur mouvement aux autres Départements. Même un maire très à droite, comme celui de Cochabamba, Manfred Reyes Villa, a pris ses distances avec ce néofascisme : « Si nous ne pacifions pas le pays, tout peut arriver. Nous ne voulons pas d’effusion de sang, surtout venant de jeunes irresponsables et sans scrupules [qui] veulent amener le problème à Cochabamba. J’ai déjà cette expérience, je ne la referai plus jamais. Nous l’avons fait [en 2008] dans la Media Luna, vous vous en souvenez [11] ? »

De fait, la situation s’est dangereusement tendue. Comme au Venezuela (2014 et 2017) et au Nicaragua (2018), l’extrême droite « cruceñiste » a laissé des délinquants recrutés dans le « lumpen » – « ivrognes, voyous et drogués », accuse le porte parole du Comité interinstitutionnel de Santa Cruz – occuper les points de blocage et, en particulier la nuit, terroriser ceux qui tentaient de circuler. Au 13 novembre, le conflit avait déjà fait 4 morts et 178 blessés. Parmi les victimes, et là encore comme au Venezuela en 2014 lors des « guarimbas », un motocycliste a été décapité le 8 novembre par un câble tendu en travers d’une avenue. L’Union des jeunes cruceñistes a multiplié les exactions. Le 11 novembre, une manifestation pacifique d’organisations sociales a été attaquée avec une extrême violence par des paramilitaires parfaitement organisés. Débordant la police anti-émeutes, ceux-ci incendièrent ensuite les locaux de la Fédération départementale des travailleurs paysans et mirent à sac la Centrale ouvrière départementale (COD).

Malgré un ultimatum lancé aux autres comités civiques du pays, Santa Cruz s’est finalement trouvée isolée dans sa contestation de la date du recensement. Un temps, les factieux ont changé leur fusil d’épaule. Reprenant les thèmes séparatistes employés sans succès en 2008, ils ont prétendu convoquer une commission constitutionnelle pour « examiner les futures relations politiques de Santa Cruz avec l’Etat bolivien ». Le 13 novembre, le président du Comité civique, Rómulo Calvo, déclarait que si le dit comité n’est pas écouté, « des actions seront entreprises vers le fédéralisme ». Avant de céder au bout de 36 jours de troubles, le rapport de forces ne permettant guère d’aller plus avant dans l’immédiat. En effet, au Brésil voisin, Bolsonaro qui eut pu être un allié de poids (il l’a été en 2019 en envoyant des armes au gouvernement de facto pour mater les protestations), venait de perdre l’élection présidentielle. « A partir de maintenant, nous faisons un entracte, levons la grève et les blocus, sans suspendre notre combat », a souligné, le 16 novembre, Rómulo Calvo.

Même mise pour l’instant en échec, une telle organisation du chaos porte un nom : tentative de déstabilisation.

Luis Fernando Camacho (à droite) et son complice Luis Almagro, secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (au centre), à Washington en décembre 2019.

Démocratique la droite péruvienne depuis que, le 19 juillet 2021, a été proclamé vainqueur de la présidentielle l’enseignant et syndicaliste Pedro Castillo ? Comme au Chili, mais en sens politique inverse, le premier tour avait été marqué par un séisme : si, pour la droite, Force populaire (FP) et Keiko Fujimori accédaient au second tour (13,35 % des voix), un parfait inconnu arrivait en tête, le candidat de la gauche radicale Castillo (19 %).

Keiko Fujimori n’est pas stricto sensu classée à l’extrême droite, même si elle est la fille de l’ancien dictateur Alberto Fujimori (1990-2000), condamné en 2007 à vingt-cinq ans de réclusion pour crimes contre l’humanité et à huit ans pour corruption. Il n’en demeure pas moins qu’elle se situe à la droite de la droite et, qu’entre les deux tours, des dizaines de militaires à la retraite lui apportèrent ouvertement leur soutien (comme le firent, depuis l’étranger, l’ancien président colombien Álvaro Uribe ou l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa).

Malgré ces appuis « de marque », son adversaire Castillo l’emporta le 6 juin. Avec, toutefois, un bémol de taille, peu noté sur le moment : une bonne moitié des électeurs qui lui offrirent sa très courte avance (51 % des voix) ne le firent pas par adhésion à son programme. Il s’agissait avant tout pour eux d’éliminer le danger « Fujimori ». A la Chambre, avec 37 des 130 sièges, le parti Pérou Libre, dont Castillo était le candidat, ne serait que la première minorité. En d’autres termes, plus qu’une victoire de la gauche, c’est la droite radicale qui fut battue. Provisoirement…

A partir de sa prise de pouvoir, Castillo a subi un calvaire. En mars 2022, après seulement sept mois de gestion, le Congrès avait déjà renversé plusieurs de ses ministres et premiers ministres. Dans une démarche ubuesque, le chef de l’Etat lui-même dut faire face à d’incessantes procédures de destitution. En août 2022, le prétexte en fut une très vague « permanente incapacité morale ». N’atteignant pas les deux tiers des votes nécessaire (87 voix), le Congrès repartit à l’offensive, appuyé par une campagne permanente des médias nationaux.

Cinquième enquête préliminaire : Castillo est accusé par la procureure Patricia Benavides de diriger une « organisation criminelle », de « trafic d’influence et de collusion ». « Un nouveau type de coup d’Etat a commencé au Pérou », dénonce le Président. Il n’a pas tort. Le 11 novembre, par 11 voix contre 10, la sous-commission des accusations constitutionnelles du Congrès l’accuse de « trahison de la patrie ». Prétexte : en 2018, à La Paz, lors d’un congrès syndical, bien avant son élection, il a déclaré que le Pérou « pourrait faciliter un accès à la mer à la Bolivie » – accès qui, depuis la Guerre du Pacifique, lui est nié par le Chili [12]. Eclair de lucidité ? Le 22 novembre, le Tribunal constitutionnel déclare fondée la demande d’habeas corpus déposée par les avocats du chef de l’Etat et, en conséquence, ordonne au Congrès d’annuler son accusation.

Un tel harcèlement politico-juridique a eu pour première conséquence de faire exploser le champ politique – de l’extrême gauche (Pérou Libre) au centre gauche de Veronika Mendoza (Ensemble pour le Pérou) – qui appuyait le chef de l’Etat. En permanence sur la défensive et faute de base sociale organisée, celui-ci s’agite dès lors comme un nageur en train de se noyer. En désespoir de cause, il sollicite l’Organisation des Etats américains (OEA) pour qu’elle active la Charte démocratique – engagement collectif supposé renforcer et préserver le système démocratique dans la région. De quoi provoquer des sourires lorsqu’on connaît le rôle de cette organisation dans la déstabilisation des gouvernements progressistes. L’OEA, en l’occurrence ne se « mouille » pas » : le 1er décembre, elle recommande d’« initier une trêve politique » en attendant que soit convoqué un dialogue et qu’« un consensus minimum soit atteint pour assurer la gouvernabilité ». En réponse, et le jour même, le Congrès lance cyniquement une troisième motion de destitution du chef de l’Etat – pour « incapacité morale permanente » à nouveau.

Acculé comme il l’est, Castillo ne peut plus mettre en œuvre une quelconque politique « sociale », mais, de réactions improvisées en manœuvres erratiques, il survit, tout simplement. Et le 7 décembre, l’opposition atteint l’un de ses buts : elle le pousse à la faute. Peu avant que le Congrès ne se réunisse pour débattre de la motion visant à le destituer, il tente de prendre les devants. Dans un message à la nation, il proclame la dissolution « temporaire » dudit Congrès, l’établissement d’un « gouvernement d’urgence nationale », et enfin l’établissement « dans les plus brefs délais » d’un Congrès constituant (prévu dans son programme de campagne et que l’opposition a tout fait pour empêcher). D’ici à la rédaction d’une nouvelle Constitution « dans un délai ne dépassant pas neuf mois », précise Castillo, « le pays sera gouverné par décrets-lois ».

Sur le fond, la démarche est politiquement cohérente. Dans la forme, elle a laissé de côté un détail qui n’a rien d’anodin : constitutionnellement, un président de la République n’a le droit de dissoudre le Congrès que si celui-ci refuse par deux fois d’accorder sa confiance à un cabinet ministériel.

Le 11 novembre, une telle question de confiance a été posée par l’Exécutif pour modifier la norme régissant l’appel à un référendum (en vue de la fameuse Constituante). Le Congrès a décidé de « rejeter purement et simplement » la demande, c’est-à-dire de ne pas y répondre – ce qui lui permet de prétendre qu’elle n’a pas « refusé ». Au-delà de l’hypocrisie de la démarche, il manque de toute façon une seconde censure ou refus de confiance du Congrès envers le Conseil des ministres. La décision de Castillo tombe dans le domaine de l’illégalité. Que l’opposition qualifie immédiatement d’« auto-coup d’Etat ».

Ce 7 décembre, la police arrête Castillo avant même que sa destitution ne soit approuvée par le Congrès (101 voix pour, 6 contre, 10 abstentions). Issue de la gauche radicale, la vice-présidente Dina Boluarte prête serment. Comme ses homologues Roberto Micheletti (Honduras), Francisco Franco (Paraguay), Michel Temer (Brésil) au moment des renversements de Manuel Zelaya, Fernando Lugo et Dilma Rousseff, elle affiche une évidente satisfaction d’accéder à la magistrature suprême. Exécute oralement Castillo. Demande au Congrès « une trêve politique » (comme l’OEA quelques jours auparavant). Annonce qu’elle va installer « un gouvernement d’union nationale » et convoque « un ample dialogue » avec toutes les forces politiques. La droite l’ovationne. Keiko Fujimori la félicite… La population ne bouge pas.

Pendant le cours des événements, l’ambassadrice américaine à Lima n’a pu s’empêcher de tweeter : « Les Etats-Unis demandent instamment au président Castillo de revenir sur sa tentative de fermer le Congrès et de permettre aux institutions démocratiques du Pérou de fonctionner conformément à la Constitution. » Après le dénouement, et lui aussi par tweet, le président mexicains López Obrador a fait entendre une autre chanson : « Nous considérons regrettable qu’en raison des intérêts des élites économiques et politiques, depuis le début de la présidence légitime de Pedro Castillo, une atmosphère de confrontation et d’hostilité ait été entretenue contre lui, l’amenant à prendre des décisions qui ont servi à ses adversaires pour consumer sa destitution. »

Prestation de serment de Dina Boluarte, Lima, 7 décembre 2022.

Préalablement, lors des élections régionales du 4 octobre 2022, Pérou libre (qui a fait élire Castillo) et Force populaire (de Keiko Fujimori) avaient subi une cinglante défaite. Partout ou presque, des partis « indépendants » ou « régionaux » l’ont emporté. Castillo renversé, nul ne peut prédire si Dina Boluarte passera un pacte avec la droite ou sera à son tour renversée par cette dernière – qui rêve de porter à la magistrature suprême le suivant dans la ligne de succession, José Williams, ex-général et président du Congrès. L’homme appartient au groupe Avanza País, un parti qui, avec le Fujimorisme et le parti néo-fasciste Rénovation populaire, forme le bloc de l’extrême droite péruvienne. D’où la question : que Boluarte termine ou non son mandat, et sachant que la population ne croit plus en personne, qui tirera la couverture à lui ?

Au premier tour de l’élection présidentielle, un certain López-Aliaga (Rénovation populaire) est arrivé troisième avec 11,7 % des suffrages, à seulement quatre points de Keiko Fujimori. Pendant la campagne, le candidat de la droite traditionnelle, l’économiste Hernando de Soto, avait déclaré qu’une victoire de López-Aliaga « serait le pire qui puisse arriver au pays ». Eliminé de la présidentielle, ce dernier n’en a pas moins resurgi à l’occasion des élections régionales et municipales du 4 octobre 2022. Dans la course pour la mairie de Lima, scrutin au cours duquel – pour reprendre la formule du journaliste français Romain Migus [13] – s’affrontaient « la droite, l’extrême droite et l’ultra-droite », López-Aliaga l’a finalement emporté. D’extrême justesse, il a battu le général à la retraite Daniel Urresti, poursuivi pour son implication présumée dans la mort d’un journaliste en 1991.

Homme d’affaire à succès, López-Aliaga est devenu le roi du ferroviaire péruvien en bénéficiant de la privatisation par Alberto Fujimori, dans les années 1990, de l’Entreprises nationale des chemins de fer (Enafer) et d’EnturPerú (hôtels Monasterio et Machu Picchu). Membre de l’Opus Dei, pratiquant l’auto-flagellation « pour s’unir à la passion du Christ », ce néolibéral a su conquérir tant les évangéliques qu’une partie des catholiques, sur un agenda ultraconservateur en matière de mœurs.

Affichant clairement la couleur, ce nouveau maire de Lima est signataire de la Charte de Madrid [14]. Elaborée en octobre 2020 par la Fondation Disenso, que préside Santiago Abascal, leader du parti d’extrême droite espagnol Vox, cette Charte « anticommuniste » compte parmi ses adeptes les inévitables José Antonio Kast, Eduardo Bolsonaro et Javier Milei, mais aussi María Corina Machado (« ultra » vénézuélienne), Arturo Murillo (ministre de l’Intérieur de la putschiste bolivienne Janine Añez, actuellement emprisonné aux Etats-Unis pour corruption), María Fernanda Cabal (du Centre démocratique, en Colombie), Otto Ramón Sonnenholzner (vice-président de Lenín Moreno en Equateur entre 2018 et 2020) et… la nouvelle première ministre italienne Giorgia Meloni.

On objectera que, surnommé « le Bolsonaro péruvien », López-Aliaga n’a été élu qu’avec 26,29 % des voix. De sa position stratégique à la mairie de Lima (30 % de la population nationale), il ne s’en trouve pas moins en situation très favorable pour poursuivre son offensive politique. Et éventuellement profiter de la chute de Dina Boluarte. A moins qu’un autre « antisystème » ne lui dame le pion s’il réussit sa résurrection : Antauro Humala.

Frère de l’ex-président Ollanta Humala (2011-2016), cet ex-militaire a été condamné à vingt-cinq ans de prison pour s’être soulevé contre le chef de l’Etat Alejandro Toledo, à Andahuaylas, le 1er janvier 2005. Pour avoir « travaillé et étudié », Humala vient de bénéficier d’une libération anticipée au terme de dix-sept ans et demi de détention. Idéologue de l’ethnocacérisme, ultra-nationaliste et quelque peu antisémite à l’époque de son incarcération [15], il a, à sa sortie de prison, été accueilli par des dizaines de partisans aux cris de « Antauro, président » !

« Personne ne sort après 18 ans de prison pour plaisanter, a-t-il lancé en conférence de presse le 8 octobre dernier, à Arequipa. Nous allons donner une leçon historique. » Quelque peu inquiétante si l’on en croit les détails qui ont suivi : « A l’été 2023, avec un demi-million d’ethnocacéristes, d’agriculteurs, d’étudiants et de travailleurs, nous allons arriver au Congrès pour le fermer ». S’il est élu président, fonction à laquelle il prétend postuler, Humala assure qu’il fera fusiller quiconque « ne défend pas les intérêts de la patrie ». Face à l’immigration, le discours n’est guère plus tendre : « Ma doctrine est le nationalisme. Il ne peut pas y avoir d’étranger employé alors qu’il y a un Péruvien sans emploi [16].  »

José Williams, López-Aliaga, Antauro Humala… Tristes présages. La « gauche » ayant été pulvérisée, de quoi faire apparaître Keiko Fujimori comme une aimable modérée.

De quoi, de qui, ces extrêmes droites montantes sont-elles le nom ? Des plus anciens aux plus récents, d’un faisceau de facteurs entremêlés à des degrés divers selon les pays.

Crises de foi

« Je ne sais pas si cela sera pour notre génération, ou quand, mais les évangéliques vont élire un président de la République (…)  », prophétisait au début des années 2010 l’évêque néo-pentecôtiste Marcelo Crivella, maire de Rio de Janeiro de 2017 à 2020, arrêté pour « corruption » quelques jours avant la fin de son mandat. Indépendamment des tribulations du personnage, sa prédiction s’est réalisée. Que ce soit en 2018 ou lors de la dernière campagne présidentielle, la pénétration des évangéliques dans la société et les sphères du pouvoir brésiliennes a été unanimement soulignée [17]. Pour le pire lorsque, en 2020, le chef de l’Eglise Universelle du Règne de Dieu Edir Macedo appelle ses ouailles à « ne pas se préoccuper du coronavirus », la pandémie étant orchestrée par une alliance « entre Satan, les médias et les intérêts économiques » pour « semer la terreur ». Pour le… pire encore quand la Première Dame Michelle Bolsonaro proclama que « le Seigneur » avait choisi son mari pour « vaincre le démon » incarné par Lula.

Dépassant le seul cas du Brésil, le phénomène s’inscrit dans le temps long (celui qui permet de se faire oublier). En 1969, à la demande du président Richard Nixon, Nelson Rockefeller, gouverneur de l’Etat de New York, membre du Parti républicain et fils du milliardaire John D. Rockefeller, dirigea une mission d’enquête sur la situation des pays latino-américains. Dans son rapport, il attira l’attention du gouvernement sur le danger représenté par l’Eglise catholique, alors en pleine vitalité, et sa « théologie de la libération » – l’option préférentielle pour les pauvres – « inspirée par la propagande communiste ». Pour contrebalancer ce courant, le même rapport préconisa le financement des groupes évangéliques américains présents au sud du Rio Grande.

Aux Etats-Unis même, subventionnés par plusieurs fondations, dont certaines proches du Parti républicain, naquirent des centres théologiques d’un type nouveau – le Département de théologie de l’American Enterprise lnstitute (dirigé par Michael Novak), l’Institute for Religion and Democracy (conduit par Peter Berger) – ayant pour objectif la lutte contre l’aile gauche de l’Eglise catholique. Une déferlante de groupes évangéliques étatsuniens s’abattit sur l’Amérique centrale (où couvaient les conflits armés des prochaines années 1980) et le Brésil (où des foyers de pentecôtisme étaient présents depuis les années 1910). Novak donna de nombreuses conférences en Amérique latine où ses ouvrages, traduits en espagnol, furent diffusés entre autres par les ambassades des Etats-Unis.

Base de la politique extérieure de Ronald Reagan, un rapport élaboré en 1980 par la commission dite de Santa-Fe désigna lui aussi l’Eglise populaire comme objets de sérieuses préoccupations pour la Sécurité nationale des Etats-Unis : « La politique étrangère américaine devrait commencer à confronter la théologie de la libération (et non pas se contenter de réagir a posteriori) […] En Amérique latine, l’Eglise joue un rôle vital dans la promotion du concept de liberté politique ; malheureusement, les forces marxistes-léninistes ont utilisé l’Eglise comme arme politique contre la propriété privée et le système capitaliste de production, infiltrant les communautés religieuses avec des idées qui sont plus communistes que chrétiennes. »

Le raidissement de la politique étrangère américaine coïncida avec l’élection d’un nouveau pape, en octobre 1978, le polonais Karol Józef Wojtyła – Jean-Paul II [18]. Dès sa première visite officielle en Amérique latine en janvier 1979, ce pape férocement anti-communiste monta au front contre le courant progressiste de l’Eglise et les initiatives pastorales qu’il inspirait. En étroite collaboration avec celui qui deviendrait son successeur, le cardinal Joseph Ratzinger, et en phase sur ce point avec l’Oncle Sam, Jean-Paul II réussira à affaiblir, contenir et finalement « casser » les théologiens de la libération – dont ne restent aujourd’hui que quelques rescapés [19].

La nature ayant horreur du vide, les évangéliques vont bousculer l’Eglise de Rome, jadis en situation de quasi-monopole religieux. Dans les grands pays (Argentine, Brésil, Mexique), le catholicisme, même s’il demeure majoritaire, perd de 20 % à 30 % de fidèles en une quarantaine d’années. En Amérique centrale, il devient minoritaire [20].

A l’approche très émotionnelle des dévotions, cultes, cérémonies et autres assemblées de prière des évangéliques s’ajoute leur « théologie de la prospérité » (née aux Etats-Unis). En gros : en plus du salut en Jésus-Christ, les chrétiens recevront richesse, santé et succès, pour autant qu’ils mettent leur foi en action (et en fonction des dons qu’ils font à leur pasteur, cela va de soi !). Aux antipodes de la croyance dans la vie publique et les luttes sociales, une vision particulièrement conservatrice de la vie. Une division du monde entre les « bons » et les « mauvais ».

Pour autant, on aurait tort de ne voir dans les évangéliques – qui, tous, d’ailleurs, n’appuient pas l’extrême droite – les seuls vecteurs de la montée du conservatisme dans les sociétés latinas. En effet, les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI ont sciemment favorisé l’essor de l’Opus Dei – parachevé par la nomination du premier cardinal de ce mouvement ultraconservateur en la personne de l’archevêque Juan Luis Cipriani en 1981 au Pérou.

Sur cette partie du continent encore emplie de « religiosité », et malgré la présence à Rome du pape argentin Francisco (Jorge Bergoglio), ouvertement en empathie avec les causes progressistes, nombre de hiérarchies catholiques jouent leur partition dans la droitisation radicale de la société. Au Venezuela, où, depuis le début des années 2000, l’épiscopat a béni toutes les tentatives de coups d’Etat et de déstabilisations menées contre Hugo Chávez, puis Nicolás Maduro, par les secteurs les plus extrémistes de l’opposition. Au Honduras où le cardinal Oscar Rodríguez Maradiaga a accompagné le renversement du président Manuel Zelaya (2009) et a ultérieurement maintenu une étroite alliance avec le « narco-pouvoir » qui s’est incrusté à Tegucigalpa [21]. Au Nicaragua où, sans remonter aux années 1980, la conférence épiscopale a joué un rôle majeur dans les violences insurrectionnelles de 2018.

L’unité de l’Eglise a vacillé en Colombie en 2016 lors du plébiscite sur les Accords de paix avec les FARC convoqué par le gouvernement de Juan Manuel Santos (un catholique pratiquant). Certains secteurs catholiques (et les votes des évangéliques) ont lourdement contribué à faire pencher la balance en faveur du « non », donnant une sorte de légitimité au président Iván Duque lorsqu’il entreprit de torpiller les dits accords, au prix de la stabilité du pays.

Sans entrer ici dans l’évocation du thème de l’avortement, qui unit catholiques et pentecôtistes dans une même lutte frontale, on notera que, pour l’archevêque de la ville de La Plata, Mgr Héctor Aguer, connu pour sa défense des positions les plus conservatrices de l’Eglise catholique, la vague de « féminicides » enregistrée en Argentine trouve son origine dans la crise du mariage, une institution devenue « un patchwork temporaire ».

Bolivie, 2019 : qui pourrait oublier l’entrée dans le Palais du Gouvernement, à La Paz, de la putschiste Jeanine Ánez, levant au-dessus de sa tête une énorme Bible tout en criant « Dieu revient au Palais ! Dieu est de retour ! » Qui pourrait oublier que c’est dans les locaux de l’Université catholique bolivienne (UCB) qu’eut lieu la réunion consolidant le « golpe »  ? Le 11 novembre 2019, alors que le coup d’Etat était consommé et présidant un service religieux, l’évêque auxiliaire de Santa Cruz, Estanislao Dowlaszewicz, soulignait : « Aujourd’hui, c’est la résurrection d’une nouvelle Bolivie, un jour historique pour notre pays… Merci pour le rétablissement de la démocratie, merci pour le sacrifice tout au long des grèves et des blocus… Merci à la police et aux forces armées… ».

En octobre et novembre 2022, c’est appuyé en sous-main par une partie conséquente de l’Eglise catholique que Luis Fernando Camacho a jeté ses néofascistes organisés et armés sur les quartiers populaires de Santa Cruz. Le 3 novembre, le secrétaire général de la Conférence épiscopale bolivienne, Mgr Giovani Arana, a lancé un appel urgent au gouvernement pour qu’il « assume ses responsabilités et cherche des solutions aux conflits qui affligent le peuple bolivien en rétablissant la paix, la coexistence démocratique et en apportant une réponse urgente aux demandes du peuple  ». Dix jours plus tard, le président de la Conférence épiscopale, Mgr Aurelio Pesoa, apportait lui aussi un soutien tacite aux positions radicales et antigouvernementales : « Dans la société bolivienne, on tente actuellement d’imposer un projet de pays, qui est le projet de certains, mais qui ne représente pas l’ensemble du peuple bolivien. »

Aux antipodes de cette meute de théologiens enragés, et sans le mentionner directement, un groupe d’évêques catholiques brésiliens a publié une lettre se prononçant contre la réélection de Jair Bolsonaro. Intitulé « Evêques du dialogue pour le Royaume », le document affirmait que le second tour des élections plaçait la population brésilienne « devant un défi dramatique » ne permettant pas « la neutralité ».

La loi du « lawfare »

Président, ex-président, homme ou femme politique, de droite ou de gauche, nul ne peut être considéré au-dessus de la loi. Par ailleurs, omniprésente en Amérique Latine depuis une éternité, la corruption touche autant les fonctionnaires de l’Etat que les acteurs privés. La confusion s’installe lorsque, instrumentalisée, la lutte anticorruption se transforme en persécution judiciaire destinée à détruire un leader populaire ou un courant politique.

La moitié du Brésil est persuadée que Lula, le président récemment élu, est un voleur. N’a-t-il pas été accusé, puis condamné pour « corruption active, détournement d’argent public, blanchiment, corruption passive et obstruction à la justice » ?

La publication en juin 2019, par le site The Intercept Brasil de messages échangés entre le juge Moro, le procureur Dallagnol et d’autres magistrats chargés de l’enquête « Lava Jato », a mis à jour leur collusion et leurs motivations politiques pour éliminer Lula en le condamnant, non pas avec des preuves, mais avec des « convictions » [22]. En récompense, Sergio Moro devint un temps ministre de la Justice de Bolsonaro, dont il s’éloignera, avant de l’appuyer lors de la dernière élection (et d’être lui-même élu sénateur).

En décembre 2020, en Argentine, à l’occasion d’un séminaire sur la politique régionale, Lula a déclaré : « Les Etats-Unis ne nous ont jamais permis d’être indépendants. Il y a eu des ingérences des ambassadeurs, plus tard des militaires, et maintenant du pouvoir judiciaire. C’est l’industrie de la construction du lawfare. »

Contraction des mots anglais « loi » (law) et « guerre » (warfare), le « lawfare » est l’instrumentalisation des appareils juridiques pour déstabiliser et éliminer les adversaires politiques. On en trouve une première mention lorsque, en 2001, le général de l’US Air Force Charles Dunlap prône l’utilisation des magistrats et procureurs comme « substituts aux moyens militaires traditionnels pour atteindre un objectif de guerre ». En décembre 2017, sous l’administration de Donald Trump, le document définissant la nouvelle stratégie de Sécurité nationale assumera clairement que la lutte contre la corruption est un moyen de déstabiliser les gouvernements des pays « concurrents » ou « ennemis » des Etats-Unis [23].

On n’entrera pas ici dans une description détaillée des lois – telles la Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) – à travers lesquelles Washington impose ses normes au niveau international. On ne dénombrera pas plus les multiples organismes, think tank et institutions (nationaux et multilatéraux) permettant aux Etats-Unis d’influencer, former et coopter une pléthore de magistrats latino-américains – Office of Overseas Prosecutorial Development, Assistance and Training (OPDAT), USAID, OEA, universités diverses, etc. On se contentera de résumer en précisant que le Federal Bureau of Investigation (FBI) a collaboré en sous-main et en violant les lois brésiliennes à la mise en cause de Lula dans le cadre de « Lava Jato ».

Destruction politique d’un dirigeant : le colombien Gustavo Petro y a eu droit une première fois lorsque, maire de Bogotá, en décembre 2013, il fut destitué et inhabilité à occuper un quelconque poste politique pendant 15 ans par le procureur général « uribiste » Alejandro Ordóñez. Après que le Tribunal supérieur de Bogotá ait ordonné son rétablissement dans ses fonctions, le 23 avril 2014, une deuxième tentative eut lieu. Désormais sénateur, Petro venait pour la première fois de porter très haut le score d’un candidat de gauche à la présidentielle, en juin 2018. Le thème mortel du « financement par le narcotrafic » sortit du chapeau. « Ils veulent éliminer de la vie politique légale le candidat qui a obtenu 8 millions de voix et qui a failli devenir président », s’insurgea Petro. Ils ne cherchent pas à ce que je quitte le Sénat, mais à ce que je ne sois plus candidat à la présidence du pays. » Dans ce cas précis, non sans laisser des traces dans une partie de l’opinion publique, la manœuvre échoua.

Sans aucune preuve irréfutable, le vice-président équatorien Jorge Glass a été condamné en 2017 à deux peines d’incarcération, l’une (« corruption aggravée ») de 8 ans, l’autre (« association illicite ») de 6 ans (il est sorti de prison, après appel, le 28 novembre 2022). Sa mise en cause a suivi une démarche du Département de la Justice des Etats-Unis dénonçant le versement par Odebrecht de pots de vin destinés à des « fonctionnaires corrompus ». Plus emblématique encore : promoteur de la révolution citoyenne (2007-2017), l’ex-président Rafael Correa, de même que certains de ses ex-ministres ou dirigeants de son parti, doit faire face à une multitude d’accusations plus ubuesques les unes que les autres. En 2018, Correa a ainsi été reconnu coupable d’« influence psychique » : si, selon le tribunal, il n’a commis aucun crime, il a « psychiquement influencé » d’autres personnes qui en ont commis ! Sur une telle base, il a été condamné par contumace à huit ans de prison et 25 ans d’interdiction de participation à la vie politique. Vivant actuellement en Belgique, il lui est impossible de rentrer dans son pays. Dans son cas, l’ « enquête » a démarré après la publication d’un article sur le site Mil Hojas – fondation « défenseuse de la liberté d’expression » financée par la National Endowment for Democracy (NED), organisme dépendant du Département d’Etat américain.

On passera rapidement sur le cas d’Evo Morales, accusé en décembre 2018 de « sédition », « terrorisme » et « financement du terrorisme », alors qu’il venait d’être renversé. Il ne dut son salut qu’au refuge alors offert par le Mexique d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), puis l’Argentine d’Alberto Fernández. D’où il participa à la reconquête du pouvoir – et de la démocratie.

On évoquera tout aussi brièvement le président paraguayen Fernando Lugo, qui dut subir, entre 2008 et 2012, sous les prétextes les plus divers, vingt-trois tentatives de « jugements politiques » (« juicios políticos »). On ne mentionnera que pour mémoire le péruvien Pedro Castillo, harcelé sous les accusations les plus diverses pour obtenir ou forcer sa démission.

Expérience toute particulière que celle de Nicolás Maduro, le chef de l’Etat vénézuélien. Le 26 mars 2020, le procureur général américain William Barr a mis sa tête à prix 15 millions de dollars ! – une récompense promise à qui aiderait à le capturer. Depuis 2018 et une requête des supplétifs de Washington – Argentine et Colombie (qui se sont rétractés depuis l’arrivée au pouvoir de Fernández et de Petro), Chili, Paraguay, Pérou et Canada –, la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête sur les allégations de crimes contre l’humanité commis par « son » régime.

La reine du « lawfare » s’appelle incontestablement Cristina Fernández de Kirchner (CFK). Actuelle vice-présidente de l’Argentine, présidente de 2007 à 2015. Depuis 2004, 650 plaintes ont été déposées contre elle par des adversaires politiques [24]. La persécution est telle qu’un de ses collaborateurs les plus brillants et respectés, l’ex-ministre des Affaires étrangères Héctor Timerman, accusé comme elle dans le cadre de l’affaire de l’attentat contre l’AMIA [25], se vit interdire de sortir du territoire pour suivre aux Etats-Unis le traitement expérimental contre le cancer qu’il avait entamé (il en mourut le 30 décembre 2018).

Dans ce domaine, CFK aura tout vécu. En 2017, on essaya de transformer en affaire judiciaire la politique de taux de change mise en place par son gouvernement. En août 2022, malgré l’absence totale de preuves et trois années de procès, les procureurs fédéraux Diego Luciani et Sergio Mola ont requis contre elle une peine de douze années de prison pour corruption dans une affaire concernant l’attribution de marchés publics. Trois jours plus tard, le sénateur du Texas Ted Cruz, un Républicain ultra-droitier, a appelé le Département d’Etat américain à lui imposer des sanctions.

Après avoir rebaptisé ce procès « peloton d’exécution médiaco-judiciaire » et ajouté « ce n’est pas un procès de Cristina, c’est un procès du péronisme et des gouvernements populaires », CFK a demandé que les procureurs Luciani et Mola fassent l’objet d’une enquête pour prévarication. Sur la base de photos publiées dans la presse locale, on sait qu’ils jouent à l’occasion au football avec le président du tribunal, Rodrigo Giménez Uriburu, dans la propriété « Los Abrojos » de l’ancien chef d’Etat Mauricio Macri. En février 2020, impliqué dans un réseau d’espionnage et d’extorsion de fonds destiné à persécuter des personnalités politiques opposées au gouvernement néolibéral, le faux avocat Marcelo d’Alessio affirmait déjà : « Si je dis ce que je sais, les quatre affaires que la justice de Macri a ouvertes contre le kirchnérisme et l’ex-présidente Cristina Fernández de Kirchner s’effondrent [26]. »

Juges et procureurs jouant au football dans la propriété « Los Abrojos » de Mauricio Macri.

Attendu, le dénouement n’a pas surpris : le 6 décembre, déclarée coupable « d’administration frauduleuse au préjudice de l’Etat », CFK a été condamnée à six ans de prison et à l’inéligibilité à vie. Quelques minutes après le verdict, depuis son bureau au Sénat, la vice-présidente a réagi : « Il ne s’agit même plus de persécution politique ni de lawfare. C’est encore plus simple : il s’agit d’un Etat parallèle et d’une mafia judiciaire. »

L’assertion ne manque pas de pertinence. Quelques jours auparavant, grâce au quotidien Pagina12, un nouveau scandale de collusion politico-judiciaire avait éclaté. A l’invitation du Groupe Clarín, holding médiatique frontalement opposée à Alberto Fernández (et plus encore à Cristina Kirchner), un groupe de juges parmi lesquels Julian Ercolini (qui a entamé le procès contre CFK), le ministre de la Justice de la Sécurité de la Ville autonome de Buenos Aires (CABA) Marcelo D’Alessandro ainsi que d’autres notables et hommes d’affaires ont bénéficié tous frais payés d’un vol charter les amenant dans la propriété de Joe Lewis, homme d’affaires britannique milliardaire, grand ami de Mauricio Macri, sur le Lac Escondido.

Si elle nie toutes les charges et va faire appel, Cristina Kirchner a d’ores et déjà annoncé qu’elle ne se présentera pas à la prochaine élection présidentielle : « Je ne vais pas soumettre la force politique qui m’a fait l’honneur d’être deux fois présidente et vice-présidente au risque d’ être maltraitée en période électorale, en disant qu’elle a une candidate condamnée. » Objectif atteint pour la droite. Mais, dans une Argentine où la base péroniste et même le Président de la République ne peuvent cacher leur indignation, la polarisation, déjà très forte, vient de monter d’un cran. Le pays risque de tanguer très sérieusement.

Même en cas d’acquittement ou de doute quant à la justesse du verdict, l’effet du « lawfare » sur l’opinion publique est dévastateur. Car les accusateurs, pendant toute leur besogne, bénéficient d’une aide inestimable : celle des médias. Avant même d’être jugés en jouissant d’un juste droit à la défense (ce qui est rarement le cas), les accusés ont été exposés, dénigrés, lynchés et condamnés sans appel par le lobby du lavage de cerveaux. Le pape Francisco lui-même s’en est inquiété au moment de la crucifixion de Lula : « Des conditions obscures sont créées pour condamner une personne (…) Les médias commencent à dire du mal des gens, des dirigeants et, avec la calomnie et la diffamation, ils les salissent. Puis entre en jeu la justice qui les condamne et, à la fin, on fait le coup d’Etat. C’est un des systèmes les plus honteux [27].  » Diffamez, diffamez, il en restera toujours quelque chose…

Seulement, et comme au Brésil, l’opération agit comme un boomerang. Car même si les médias, cette fois, se taisent, il transpire à l’occasion que les accusateurs devraient être les accusés. Lorsque, en octobre 2021, éclate le scandale dit des « Pandora Papers » – une énième fuite de documents financiers menant à de discrets comptes dans les paradis fiscaux –, trois noms de chefs d’Etat latino-américains sautent aux yeux : l’équatorien Guillermo Lasso, le chilien Sebastián Piñera et le dominicain Luis Abinader. Leurs prédécesseurs César Gaviria et Andrés Pastrana (Colombie), Pedro Pablo Kuczynski (Pérou), Porfirio Lobo (Honduras), Alfredo Cristiani et Francisco Flores (Salvador), Horacio Cartes (Paraguay), Juan Carlos Varela, Ricardo Martinelli et Ernesto Pérez Balladares (Panamá) ainsi que quatre-vingt-dix dirigeants de haut niveau les accompagnent, parmi lesquels la vice-présidente colombienne Marta Lucía Ramírez, le séparatiste bolivien Branko Marinkovic, le ministre de l’Economie de Bolsonaro, Paulo Guedes, le président de la Banque centrale brésilienne, Roberto Campos Neto – sans parler des membres de la famille de Mauricio Macri.

Un tel panorama global mène à l’inévitable « Tous pourris ». Pour le plus grand profit de l’extrême droite – nous y revoilà. Avec une autre et redoutable dimension. La montée de la haine. L’incessante violence verbale, politique et judiciaire, les campagnes médiatiques qui l’accompagnent, échauffent les esprits, exacerbent les tensions. Le 1er septembre, désormais honnie par l’opposition, Cristina Kirchner a échappé par miracle à une tentative d’assassinat commise avec une arme de poing. Tatoué sur le coude d’un « soleil noir », un symbole néonazi, l’individu arrêté, Fernando André Sabag Montiel, peut apparaître comme un « loup solitaire » – selon l’expression consacrée. Malgré un appareil judiciaire cette fois passablement inerte, des liens avec un groupuscule d’extrême droite, Révolution fédérale, sont néanmoins fortement suspectés.

Cristina Fernández de Kirchner : « C’est un peloton d’exécution médiatico-judiciaire ».

Le grand air de la fraude

Bolsonaro innove-t-il lorsqu’il conteste par avance les résultats d’une élection qu’il sait perdue ? Quand, le 21 août 2021, il lance à ses partisans, à propos du Tribunal suprême fédéral : « Le moment est venu de dire que vous n’accepterez pas que quiconque à Brasilia vous impose sa volonté. » Quant, à Curitiba (22 mai 2022), devant une assemblée de pasteurs évangéliques, il professe : « Seul Dieu me sortira du fauteuil présidentiel. »

Le 18 juillet, face à plusieurs dizaines d’ambassadeurs du monde entier et critiquant le système de vote électronique, le chef de l’Etat se livre à une attaque en règle contre les institutions, dont il est censément le garant : « Ce que nous voulons, ce sont des élections propres, transparentes ! »

Nouveau ? Que non pas. On avancera : « banalisé ». Au Nicaragua, en novembre 2006, devant la probable victoire du sandiniste Daniel Ortega, alors dans l’opposition, la droite dénonce à l’avance une fraude – la sandiniste défroquée Dora María Tellez se chargeant d’en alerter l’ambassadeur des Etats-Unis Paul A. Trivelli [28]. Mêmes accusations, systématiques, à chaque scrutin présidentiel – 2011, 2016, 2021. Episode comique, qui aurait dû attirer l’attention : en 2008, lors d’élections municipales remportées par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) – 109 villes sur 153 –, le banquier Eduardo Montealegre, battu à Managua, hurle à la fraude. Le Conseil supérieur électoral (CSE) annonce un recomptage des votes. Pris à leur propre piège, les libéraux refusent d’assister à l’opération. Ils n’apporteront ultérieurement aucune preuve sustentant leur accusation. Pas plus que ne le fera l’opposant vénézuélien Henry Ramos Allup après que, en 2004, Hugo Chávez ayant gagné un référendum révocatoire (59 % des voix), il a annoncé : « Nous allons réunir des éléments afin de prouver au Venezuela et au monde la gigantesque fraude qui a été perpétrée contre la volonté du peuple. »

Chaque scrutin et chaque victoire chaviste feront ultérieurement l’objet des mêmes accusations. En revanche, lorsque la droite l’emporte – gouvernorats, députations, mairies –, avec le même Conseil national électoral (CNE), jamais elle ne conteste le résultat. C’est ainsi en accusant le gouvernement de ne pas lui avoir donné de garanties suffisantes quant à l’organisation du scrutin, que la coalition de la Table de l’unité démocratique (MUD), principale force politique d’opposition, a décidé de boycotter l’élection présidentielle du 20 mai 2018. Alors que Nicolás Maduro l’emportait avec 67,7 % des voix (et 53,9 % d’abstention), la manœuvre a permis aux Etats-Unis, à l’Union européenne et aux Etats inféodés à Washington du Groupe de Lima [29] de faire de la République bolivarienne un paria international et de son chef de l’Etat un « dictateur ». Et donc de considérer également « frauduleuses » les législatives de décembre 2020.

C’est au nom d’une fraude tout aussi imaginaire qu’Evo Morales s’est vu privé de sa victoire du 20 octobre 2019, grâce à l’intense campagne menée par le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro.

A chaque fois ou presque, Washington atteint ses objectifs. Les gauches de gouvernement qui dérangent s’en trouvent soit discréditées et affaiblies, soit (pour un temps) éliminées. Dès lors, pourquoi ce qui est accepté et prôné par tous, s’agissant des succursales, ne serait pas permis dans la maison mère ? Face au Parti démocrate, Donald Trump réplique la stratégie tant de fois appliquée et franchit le Rubicon. Dans la nuit du 19 décembre 2020, il diffuse vingt-et-un tweets, dont celui d’1 h 42 du matin : « Il est statistiquement impossible d’avoir perdu les élections. Grande manifestation à Washington le 6 janvier. Soyez-y, ce sera dingue ! »

On connaît la suite. Joe Biden et les démocrates l’apprécient moins que lorsqu’elle se déroule à Caracas, La Paz ou Managua.

Le serpent, évidemment, se mord la queue. Si, en plus de tous les subalternes, le « boss » Trump l’a fait, pourquoi hésiter ? Au Pérou où, dès le 16 juin 2021, l’Office national des processus électoraux (ONPE) a annoncé la victoire de Pedro Castillo, il faudra attendre plus d’un mois pour que celle-ci soit proclamée par le Jury national des élections (JNE), le 19 juillet. Refusant de reconnaître sa défaite, Keiko Fujimori s’est entretemps lancée dans une bataille judiciaire accompagnée d’une vaste campagne de désinformation pour contester des centaines de milliers de votes.

Bolsonaro, suit lui aussi le mouvement. Le 3 juin 2022, il déclare encore  : « Si c’est nécessaire, j’irai à la guerre pour défendre la liberté. » Il tente d’entraîner l’armée dans son aventure. Laquelle refuse, consciente de l’isolement international dans lequel la jetterait une telle aberration. Obligeant in fine Bosonaro, qui en outre n’a pas la Maison-Blanche de Biden dans la poche, à céder. Après un long silence qui incite ses partisans à manifester violemment et… à demeurer en alerte, en attendant des jours « meilleurs ». Comme en Bolivie.

« Alors, sortez de chez vous et votez Bolsonaro ! »

Du centre droit à l’ultra droite

On observe donc une montée l’ « extrémisme ». Celui-ci progresserait-il autant s’il n’était encouragé et nourri par la dérive de la droite dite classique (et même de certains secteurs de gauche) ? Depuis le début des années 2000, la présence de présidents et de gouvernements catalogués « progressistes », « socialistes » ou « révolutionnaires », a hystérisé les néolibéraux et leurs alliés. La démocratie ne serait acceptable que si elle les porte et maintient au pouvoir. Sinon, plus aucun cordon sanitaire n’existe, tout est permis…

Au Venezuela, ce sont les partis traditionnels, social-démocratie comprise, qui, en 2002, organisent le coup d’Etat contre Hugo Chávez. Ce sont eux qui – Action démocratique, Primero Justicia, Voluntad Popular, Un Nuevo Tiempo –, depuis 2013, ont accompagné sans critique les tentatives d’assassinat de Maduro (août 2018), les opérations mercenaires (mai 2020), l’imposition de sanctions dévastatrices, promus par les leaders les plus extrémistes et leurs sponsors étatsuniens.
Au Honduras, deux formations appartenant à l’ « arc démocratique » – Parti libéral et Parti national – s’unissent en 2009 pour renverser Manuel Zelaya. Au Paraguay, en 2012, c’est le Parti libéral radical authentique (PLRA) du vice-président Federico Franco qui défenestre le chef de l’Etat Fernando Lugo.
En Bolivie, la figure d’un néofasciste comme Camacho ne peut occulter le fait que le coup d’Etat de 2019 contre Evo Morales fut tout autant l’œuvre de l’ex-président Carlos Mesa, porte-parole de la classe dominante « fréquentable », des partis traditionnels et du capital financier. La large coalition qui, avec l’armée et la police mutinée, mena le putsch à son terme comprenait de larges pans de la classe moyenne urbaine et même des personnages bien en cour au sein de la gauche européenne – Pablo Solón [30] – ou de l’ « industrie de la défense des droits humains » – Waldo Albarracín et Amparo Carvajal. La mythique « société civile » qu’adore la tout autant mythique « communauté internationale ».

Au second tour de l’élection présidentielle chilienne, José Antonio Kast a pu compter sur l’appui des candidats de la droite trsditionnelle éliminés au premier tour, Sebastián Sichel et Joaquín Lavín, et de la coalition Chile Vamos, qualifiée de « centre droit ».
Keiko Fujimori a de même pu compter au Pérou sur le ralliement du technocrate libéral Hernando de Soto – « unique manière de l’emporter à long et à court terme sur le marxisme léninisme », d’après lui. Considéré comme appartenant au centre droit, Alfredo Barnechea a en ce qui le concerne ouvertement appelé à une intervention militaire et à la formation d’un régime civico-militaire pour empêcher l’entrée en fonction de Castillo.
En 2006, le futur « chouchou » argentin du FMI Mauricio Macri avait fait le voyage dans la province de Tucumán pour passer un pacte et une alliance politique avec Ricardo Bussi (actuel soutien de Javier Milei), allant jusqu’à faire l’éloge de son père, le tortionnaire Antonio Bussi.
Impossible enfin pour Bolsonaro d’obtenir le score de 49 % au second tour de la présidentielle sans le concours de larges pans des conservateurs et autres esprits conformistes dits « civilisés ». D’où un constat glaçant : la frontière de plus en plus poreuse entre droite classique, droite radicale et droite ultra explique en grande partie cette montée aux extrêmes et la menace qu’elle fait planer sur les sociétés.

Information, désinformation, mésinformation

L’Amérique latine n’échappe pas à la tendance mondiale : les médias privés y sont dans les mains de puissants groupes soucieux de diffuser les bontés du capitalisme. Canaux d’une information censément objective, ces médias non seulement exploitent les erreurs et les lacunes des gouvernements de gauche (ce qui est normal) mais font aussi passer en contrebande le pire des valeurs conservatrices en cas de besoin.
Le sujet étant trop vaste pour être ici traité en détail, on se contentera d’un bref survol en pointillés. En commençant par le Brésil où le puissant groupe multimédia Globo – télévision, radio, presse écrite – a activement soutenu l’opération « Lava Jato », la destitution de Dilma Rousseff, la condamnation et l’emprisonnement de Lula, ouvrant la voie, comme le firent entre autres les quotidiens O Estado do São Paulo ou Folha do São Paulo, à l’ascension de Bolsonaro. Les outrances de celui-ci ont rompu cette alliance en cours de mandat, amenant Globo à « réhabiliter » le Parti des travailleurs dans la perspective de 2022, mais tout en continuant à « étriper » Lula. L’espoir (non couronné de succès) était qu’un ralliement de la gauche, débarrassée de son leader naturel, permettrait à un candidat de droite classique de l’emporter sur Bolsonaro.
On retrouva le même type d’approche dans l’éditorial de l’ Estado do São Paulo du 26 mai 2022 : « Il n’y a aucun doute, Jair Bolsonaro et Lula sont nés l’un pour l’autre ; aussi bien le président de la République que le parrain PTiste s’associent dans la plus absolue absence de scrupules avec des niveaux qui feraient même rougir Machiavel [31]. » Que Lula mène demain une politique qui dérange et les mêmes n’hésiteront pas à redonner tout l’espace nécessaire aux discours d’extrême droite, à leur tour réhabilités.

Prenant prétexte du 99e anniversaire du quotidien équatorien El Universo, le président qui a trahi la gauche, Lenín Moreno, s’est personnellement déplacé dans ses locaux pour le décorer le 19 août 2020. Directeur du journal, Carlos Pérez a reçu le prix qu’on peut sans hésitation aucune qualifier de « récompense pour services rendus ». Une extravagante surenchère a poussé et pousse ce quotidien à débiter les contes les plus invraisemblables sur l’ex-président Rafael Correa, ses ministres et collaborateurs, son parti, les actuels députés se réclamant de lui, et à accompagner le « lawfare » qui, depuis l’arrivée au pouvoir de Moreno en 2017, tente d’expulser ce courant de la vie politique. Ardent défenseur de la « liberté d’expression », El Universo n’a eu de cesse de dénoncer la présence du « hacker australien Julian Assange, fondateur de WikiLeak » dans l’ambassade londonienne du pays, après que Correa lui eut accordé et l’asile et la nationalité équatorienne. Cela n’en fait pas un quotidien d’extrême droite, mais, incontestablement, un démolisseur de la gauche et de ses politiques sociales – au profit de qui ramasse le pouvoir, quel qu’il soit (pour l’instant le néolibéral Guillermo Lasso)…

Tandis que l’agence de presse mexicaine Article 19, résolument opposée au gouvernement d’Andrés Manuel López (AMLO), est financée depuis l’étranger et en particulier par le Département d’Etat américain, cinq groupes économiques contrôlent l’intégralité des grands opérateurs médiatiques en Colombie [32]. Représentant peu ou prou le même type d’intérêts, les quotidiens boliviens Pagina Siete, Los Tiempos et El Deber ainsi que les chaînes de télévision PAT, Unitel et, depuis Santa Cruz, Bolivisión, ont allégrement participé au coup d’Etat de 2019 et aux diverses tentatives de déstabilisation. En Argentine, les armes de la guerre idéologique s’appellent Clarín ou La Nación. Porte-parole du Groupe Clarín, Marcelo Longobardi, a récemment suscité une certaine émotion en déclarant : « Un jour, nous aurons une surprise car nous allons devoir formater l’Argentine de façon plus autoritaire pour gérer une telle catastrophe [33].  »

Démultipliés par le pouvoir destructeur des réseaux sociaux, que contaminent fake news et discours de haine, ces médias préparent le terrain de l’extrême droite de mille et une façons. Ne serait-ce qu’en justifiant, dans leur couverture de l’« international », toutes les opérations tordues affectant, hier et aujourd’hui, les pays gouvernés par un gouvernement progressiste.
Il est vrai qu’en la matière, la banalisation de l’extrémisme et l’acceptation de ses méthodes touchent autant les pays européens que les latino-américains. Ce qui permet aux forces obscures, à l’abri de ce bouclier protecteur, d’agir en toute impunité.

On ne prendra ici qu’un exemple, celui du quotidien français Le Monde, symbole dans un lointain passé d’un journalisme de qualité. Renversement de Dilma Rousseff – éditorial du 30 mars 2016 : « Ceci n’est pas un coup d’Etat ». « Golpe » contre le chef de l’Etat bolivien – édito du 15 novembre 2019 : « Les erreurs d’Evo Morales ». Tribune libre, le 12 juin 2020, « Sauvons le Venezuela ensemble ! », signée… Juan Guaido. Très peu de temps auparavant, le 3 mai, des mercenaires issus des rangs de l’armée vénézuélienne emmenés par deux anciens membres des forces spéciales américaines ont lancé des actions commando en deux endroits de la côte vénézuélienne. Au moment où Le Monde offre ses colonnes au président imaginaire, nul n’ignore (nous parlons là des journalistes compétents) que cette « opération » a fait l’objet d’un contrat de 212 millions de dollars signé par Guaido et le chef d’une compagnie de sécurité privée étatsunienne (SilverCorp), Jordan Goudreau, pour « capturer/détenir/éliminer Nicolás Maduro (ci-après l’objectif principal) ». Et si l’on connaît l’existence de ce contrat et de son sinistre propos c’est qu’aux Etats-Unis, Factores de Poder (Miami, 3 mai), CNN (7 mai), Diario Las Américas (Miami, 8 mai), Bloomberg (6 juin) en ont confirmé l’existence. The Washington Post l’a publié en intégralité (8 mai). C’est donc en toute connaissance de cause que le quotidien français offre cinq colonnes de propagande à un individu dont les méthodes font la jonction entre celles de l’extrême droite et celles de la mafia – car on parle bien, là, d’un éventuel « assassinat ». Sciemment désinformée, l’opinion publique – Le Monde n’étant que l’archétype des organes de propagande hexagonaux – continuera à considérer les extrémistes vénézuéliens comme des paladins de la démocratie. Et donc, s’agissant de la sphère politique, à les appuyer.

On objectera que Le Monde en particulier, et la presse française (ou européenne) en général n’ont manifesté aucune sympathie à l’égard de personnages comme Trump ou Bolsonaro. C’est vrai. Pour une raison très simple. En gérant comme ils l’ont fait la pandémie de Covid-19 et surtout en refusant de s’associer à la lutte contre le réchauffement climatique, tous deux ont profondément heurté la sensibilité d’observateurs cette fois directement concernés (surtout s’agissant du climat) par d’aussi contestables décisions. S’ils s’étaient contentés de harceler les gauches latino-américaines, de soutenir Guaido au Venezuela et Janine Añez en Bolivie, d’attaquer Cuba et le Nicaragua, ils auraient, comme leur homologue colombien Iván Duque – 1400 dirigeants sociaux assassinés en quatre ans –, bénéficié d’un traitement médiatique beaucoup plus indulgent. Pour l’ordre dominant, à certaines conditions et pour peu qu’il favorise le néolibéralisme, l’extrémisme n’est pas un danger.

« …une opération pour capturer/détenir/éliminer Nicolás Maduro (ci-après l’objectif principal)… »

Conjurer le pire

Portée par tous ces vents mauvais – auxquels on rajoutera la fatigue de populations confrontées à la criminalité dans la périphérie des grandes villes et les zones rurales, ainsi que, pour certains pays (en particulier le Chili), le rejet de flux migratoires en forte augmentation – l’extrême droite est montée en puissance.
Pourtant, de 2018 à 2022, treize présidents qu’on dira « progressistes » sont demeurés ou ont accédé au pouvoir en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Colombie, à Cuba, au Honduras, au Mexique, au Nicaragua, à Panama, au Pérou, en République dominicaine et au Venezuela.
Reste à savoir si, d’une manière générale, il s’est agi du résultat d’un classique affrontement « droite-gauche » ou d’un bras de fer « néofascisme-démocratie ».

On mettra ici à part les trois pays de la « Troïka de la Résistance » – Cuba, le Nicaragua et le Venezuela.
Cuba : le 12 novembre 2022, 185 Etats ont voté en faveur de la résolution annuelle de l’Assemblée générale des Nations unies portant sur la « nécessité de lever le blocus économique, commercial et financier imposé à Cuba par les Etats-Unis » depuis six décennies. Ce blocus entraîne des dommages dévastateurs sur l’économie de l’île et donc sur la situation sociale de ses habitants. D’où, de notables manifestations de mécontentement en juillet 2021. Une insatisfaction parfaitement compréhensible si ce n’est que, de l’intérieur et de l’extérieur, les forces qui rêvent de « changement de régime » en provoquent les causes, puis les attisent et les exploitent : de l’arrivée de Trump à la Maison Blanche en janvier 2017 à la veille de ces manifestations très remarquées, l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), avait investi près de 50 millions de dollars pour financer l’opposition cubaine, tandis que la National Endowment for Democracy (NED), financée par le Congrès américain, avait alloué plus de 23 millions de dollars à des fins similaires. « C’est bien cela que devraient prendre en compte ceux qui émettent des jugements sur notre modèle économique, faisant retomber toute la responsabilité des difficultés sur la seule gestion de l’Etat cubain et occultant le poids historique des administrations étatsuniennes dans la situation que vit l’île », ont fait remarquer les organisations de la société civile cubaine contre le blocus, depuis La Havane, le 7 juillet 2022.

Nicaragua : le pays vit toujours les conséquences de la tentative de renversement du président Daniel Ortega par l’opposition en 2018 (253 morts, d’après la Croix Rouge Internationale). A une agression permanente téléguidée depuis Washington, le pouvoir répond par des mesures judiciaires débouchant sur des emprisonnements. Contrairement à une idée amplement médiatisée par la droite, qu’assistent certains groupuscules d’extrême gauche, il ne s’agit pas là d’un combat de « la démocratie » contre « la dictature d’Ortega », mais d’un bras de fer, sans concessions de part et d’autre, entre « moyenne bourgeoisie mondialisée » et « secteurs populaires sandinistes ». D’où l’appui au gouvernement de larges pans de la gauche latino-américaine – Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), Forum de São Paulo, Groupe de Puebla –, qui, plutôt que de se cantonner dans une surenchère émotionnelle, analysent politiquement la situation.

Venezuela : malgré la violence et l’énorme coût social de la déstabilisation menée de l’intérieur et de l’extérieur pour tenter de renverser le président Nicolás Maduro, la République bolivarienne a résisté grâce à la dignité des mouvements populaires et à la loyauté des Forces armées. L’hypocrisie de la « communauté internationale » s’étale désormais à la vue de tous, les pénuries d’hydrocarbures liées à la crise Russie-OTAN-Ukraine ayant amené le président Joe Biden à envoyer une délégation à Caracas pour y rencontrer le pouvoir légitime et le français Emmanuel Macron à serrer la main de Maduro –considéré et traité jusque-là comme un délinquant.

Ailleurs, la situation est moins tendue. Sans être pour autant d’une simplicité biblique… Chacun des nouveaux chefs d’Etats arrivant y répond et devra y répondre demain à sa façon.

Malgré les attaques systématiques dont il a été l’objet, le Parti des travailleurs a survécu. Mais il a perdu de sa force. Face à Bolsonaro et à son candidat à la vice-présidence, le général de ligne dure Walter Braga Netto, impossible de prendre le risque d’une défaite. D’où la nécessité d’alliances. Certaines naturelles, avec le Parti socialiste et liberté (PSOL), le Parti communiste du Brésil (PCdoB) ou le Mouvement des sans terre (MST). D’autres moins. Ainsi, l’union de Lula avec Geraldo Alckmin, aujourd’hui son vice-président, a-t-elle été abondamment commentée.
Ex-gouverneur de São Paulo (2001-2006, 2011-2018), membre pendant une trentaine d’années du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), parfait représentant de la classe dominante, Alkmin a été l’adversaire malheureux de Lula lors de la présidentielle de 2006 et a, dix ans plus tard, appuyé le coup d’Etat contre Dilma Rousseff. Il a ensuite été l’un des principaux soutiens du président de facto Michel Temer. Seulement, le multimillionnaire et leader du PSDB João Doria ayant fait dériver le parti à la droite de la droite pendant la présidence de Bolsonaro, Alkmin a rendu sa carte et rejoint une formation plus présentable, le Parti socialiste brésilien (PSB). C’est là que, en décembre 2021, dans sa volonté d’« unir les divergents » Lula vint le chercher : « Peu importe que nous ayons été adversaires par le passé, que nous ayons échangé quelques coups de pied, que dans le feu de l’action nous nous soyons dit ce que nous n’aurions pas dû dire, expliqua le vieux lion Ptiste. L’ampleur du défi qui nous attend fait de chacun de nous un allié (…). »

Entre les deux tours, l’ex-président néolibéral Fernando Henrique Cardoso (1994-2002), rival historique de Lula, compléta l’attelage. Celui-ci fut également rejoint par l’écolo-évangélique Marina Silva, ex-alliée ayant pris ses distances avec le PT, puis par Simone Tebet, candidate du Mouvement démocratique brésilien (MDB) éliminée au premier tour (4,16 % des voix). Parti du « félon » Michel Temer – vice-président tombeur et successeur de Dilma Rousseff –, le MDB n’avait pas donné de consigne, laissant ses membres « suivre leur conscience » (moyennant quoi Temer soutint Bolsonaro). Malgré les fortes réticences de son leader Ciro Gomes (3 % des suffrages), pour qui Bosonaro serait « un fou », « un criminel » et Lula « l’expression d’un populisme sud-américain pourri », le Parti démocrate travailliste appela lui aussi à voter pour le candidat du PT.

Si l’on rajoute à cette configuration le fait que, à la Chambre, le Parti libéral de Bolsonaro est devenu la première minorité (99 députés sur 513) devant la fédération « Brésil de l’espoir » du PT (80 sièges) et qu’au Sénat les fidèles de Bolsonaro sont également les plus nombreux, Lula, pour gouverner, devra composer avec des élus qui penchent très à droite et nouer des alliances avec les partis opportunistes du « centrão ». Sachant par ailleurs que sur les 27 Etats du Brésil, 14 (dont São Paulo, Rio de Janeiro et le Minas Gerais) sont désormais dirigés par des gouverneurs pro-Bolsonaro.

On a vu dans un article précédent que le président colombien Gustavo Petro se trouve peu ou prou dans la même situation [34]. Numériquement minoritaire à la Chambre (28 représentants sur 167) et au Sénat (20 sur 107) avec son Pacte historique, il n’a pu y construire une majorité que grâce au ralliement de partis qui ont toujours considéré la gauche comme une ennemie – Parti libéral et Parti de la U. Il a de même établi un panachage « droite-gauche » au sein de son gouvernement.

Au Honduras, douze ans après le coup d’Etat contre son époux Manuel Zelaya, Xiomara Castro (Liberté et refondation ; LIBRE) l’a emporté le 28 novembre 2021 sur Nasry Asfura du Parti national (PN), parti au pouvoir depuis 2010. On ne parle pas, dans ce cas, de victoire sur l’extrême droite, mais de succès écartant un pouvoir particulièrement corrompu. En effet, bien qu’appuyé sans réserves par les Etats-Unis pendant ses deux désastreux mandats (2014-2022), l’ex-président Juan Orlando Hernández (JOH) a été accusé par ceux-ci de « narcotrafic » dès qu’il a quitté le palais présidentiel [35]. Extradé le 21 avril à New York, il s’y trouve en attente de jugement.

Toutefois, avant cet épisode, la victoire de Xiomara Castro n’avait rien d’assurée. Raison pour laquelle, dans la dernière ligne droite, elle a accepté le ralliement de Salvador Nasralla, leader du Parti sauveur du Honduras (PSH), en échange de la vice-présidence de la République pour lui et de la présidence du Congrès pour l’un des siens.
Au Parlement monocaméral de 128 membres, LIBRE ne dispose que de 50 députés, auxquels s’ajoutent les 10 élus du PSH de Nasralla. Face aux 44 représentants du Parti national, la formation au pouvoir doit donc, pour disposer d’une majorité, négocier avec les autres acteurs de droite – notamment le Parti libéral (22 sièges), le Parti anti-corruption et le Parti de la démocratie chrétienne (un élu chacun). Ce qui, déjà, constitue un handicap. Un deuxième se profile lorsqu’une vingtaine de « frondeurs » mettent à mal l’unité de LIBRE. Un troisième, aux conséquences potentiellement plus graves, finit de lézarder la coalition.
Par certains côtés, le PSH ressemble au « centrão » brésilien. Dans ses relations avec LIBRE, Nasralla lui-même a varié les postures – un coup en alliance, un coup en concurrence, un coup en ennemi – en fonction de ses intérêts du moment. Dès juillet 2022, il a exprimé son mécontentement : ses avis de vice-président n’étaient pas suffisamment pris en compte dans les décisions du gouvernement. Bien que le président du Congrès Luis Redondo et les ministres Manuel Matheu (Santé) et Pedro Barquero (Développement économique) soient alors (et sont toujours) membres de son parti, la rupture a été consommée en octobre : le PSH et LIBRE ont rompu leur alliance. D’après le député Jhosy Toscano, « le banc du PSH continuera à voter en faveur de tous les projets qui profitent au Honduras et s’opposera à ceux qui y font obstacle ».

Chili : victoire de Gabriel Boric, mais match nul à la Chambre basse. La droite extrême (15 députés), les libéraux classiques (53) et quelques indépendants (6) y font face à 37 députés du Front large et du Parti communiste (la coalition présidentielle) et 37 du centre gauche. Au Sénat, les différentes factions de la droite font jeu égal avec celles de la gauche (25-25). Boric devra négocier pour faire passer les réformes qu’il a promises. D’emblée, il a donc engagé des discussions avec les partis de feu la Concertation (Parti socialiste et Démocratie chrétienne, qui ont gouverné ensemble sur des programmes centristes) [36]. Et a largement fait appel à eux pour former son gouvernement. Après le rejet massif, le 4 septembre, d’une nouvelle Constitution, un certain nombre de ministres ont été remplacés par des personnalités issues du gouvernement social-libéral de Michelle Bachelet, comme Carolina Toha, à l’Intérieur, et Ana Lya Uriarte, au Secrétariat général, chargé des relations entre l’exécutif et le Parlement.

On l’aura compris : les récentes victoires électorales n’amènent pas au pouvoir des gouvernements susceptibles d’appliquer des programmes radicalement « de gauche », mais plutôt des coalitions cherchant à revenir sur les effets les plus désastreux des politiques néolibérales et à réintroduire des mesures d’inclusion et de justice sociale. En d’autres termes, ce n’est pas au sens propre du terme « la gauche » qui a gagné, ce sont la droite radicalisée et l’extrême droite qui ont été contenues.

Des bouteilles à moitié pleines valent mieux que des bouteilles vides

Pour limitées qu’elles paraissent, on ne sous-estimera pas ces victoires. Elles écartent le capitalisme dans sa forme la plus ténébreuse. Malgré des marges de manœuvre réduites, un « animal politique » tel que Lula saura manœuvrer pour revenir sur les mesures les plus néfastes de Bolsonaro. Parmi les 121 points du programme de gouvernement Lula-Alckmin, des mesures très concrètes – fin du plafonnement des dépenses publiques, remplacé par un mécanisme fiscal permettant d’augmenter le salaire minimum et d’accroître les dépenses d’aide sociale et d’infrastructures [37] – iront de pair avec l’interruption des privatisations prévues et pour certaines entamées d’Eletrobrás, Petrobrás et Correos.
En Colombie, Gustavo Petro fait feu de tout bois. A peine arrivé au pouvoir, il a présenté au Congrès la réforme fiscale la plus ambitieuse de l’histoire du pays. Destinée à « éradiquer la faim, réduire la pauvreté et les inégalités ainsi que les privilèges de quelques-uns, et à faire des progrès en matière d’inégalité » (d’après le ministre de l’Economie José Antonio Ocampo), celle-ci a été approuvée par les deux chambres début novembre, moyennant quelques modifications. La loi de Paix totale a également franchi l’obstacle. Elle permettra d’ouvrir des négociations avec les groupes armés de toutes natures – dont vingt-trois se sont déclarés intéressés. Principale organisation insurgée à caractère politique, l’Armée de libération nationale (ELN) a déjà entamé les pourparlers, à Caracas, avec les délégués du gouvernement.

Malgré les manœuvres des putschistes de Santa Cruz auxquelles s’ajoutent des tensions internes au sein du Mouvement vers le socialisme (MAS) entre « evistas » (partisans d’Evo Morales) et « rénovateurs » (proches du vice-président David Choquehuanca), la Bolivie de Luis Arce engrange les succès. Dans un contexte international troublé et grâce à l’application du Modèle économique social communautaire productif, dans lequel l‘Etat joue un rôle important à travers la production et la redistribution des revenus, le pays enregistre l’un des taux d’inflation les plus bas du monde (1,62 %) et, depuis le retour de la démocratie, reconstruit graduellement son économie. Pauvreté et extrême pauvreté ont régressé depuis 2020, grâce à la remise en route des programmes sociaux – à l’image de la prime Juancito Pinto distribuée à 2,3 millions d’élèves des écoles publiques, des écoles conventionnées et des centres d’éducation spécialisée du pays.

Au Chili où Boric a proposé une feuille de route comprenant 102 mesures à même de garantir les droits sociaux réclamés lors de la révolte sociale d’octobre 2019, la réforme du système de retraites a débuté dans la douleur son parcours législatif (la droite la trouve trop radicale, le mouvement social l’estime trop timorée). Son financement dépend de l’approbation d’un autre texte, celui de la réforme fiscale. Suite à un dialogue social (via des audiences publiques ainsi que des réunions citoyennes) entamé au mois d’avril, le contenu et le calendrier de celle-ci ont a été annoncés le 30 juin. De cette réforme, qui vise à mobiliser 3,6 % du PIB en introduisant une redevance sur l’activité minière et un impôt sur la fortune, dépend également le financement des programmes de protection sociale en matière de santé et d’éducation. Dans un Congrès où Boric n’a pas de majorité, cette réforme ne bénéficie pas non plus du soutien de l’opposition.

De tous les nouveaux présidents, Boric est celui qui a provoqué le plus d’enthousiasme au sein de la gauche et des médias européens. Passé directement des luttes étudiantes (2011) à la députation (2014), puis à la présidence (2021), sans transit par la « vie réelle », ne revendique-t-il pas très ostensiblement tous les paramètres – démocratique, féministe, LGBTiste, indigéniste, écologiste, droit-de-l’hommiste, anti-extractiviste – d’une « nouvelle gauche » en rupture avec celle du début des années 2000 ? Paradoxalement, malgré cet adoubement, Boric est sans doute le chef d’Etat progressiste dont la popularité régresse le plus vite dans les rangs de ceux qui l’ont élu.
Multipliant les critiques et donnant beaucoup de leçons, au nom des « droits de l’homme », à Cuba, au Venezuela et au Nicaragua, Boric, dans un pays que personne n’agresse, n’en a pas moins maintenu l’état d’exception et militarisé les provinces du sud – Biobío et Araucanía – affectées par les revendications des indigènes Mapuches. C’est sous l’autorité du même Boric que, en août dernier, a été arrêté le dirigeant mapuche et porte-parole de la Coordination Arauco Malleco (CAM) Héctor Llaitul – certes radical, mais infiniment moins dangereux pour le Chili que ne l’a été Juan Guaido pour le Venezuela. Pour « incitation et apologie de la violence, vol de bois, atteinte à l’autorité et usurpation », le parquet régional de La Araucanía a requis le 2 décembre une peine de 25 ans de prison contre Llaitul, dans le cadre de la loi sur la sécurité de l’Etat.
En voyage en Araucanía, où des manifestations organisées pour l’accueillir débouchent sur des violences, Boric se livre à des commentaires fort peu « indigénistes » et particulièrement maladroits : « Vous savez ce que me rappelle l’incendie de l’école et de l’église que nous avons vu aujourd’hui ? Cela me rappelle quand, dans les années 30, les nazis brûlaient les synagogues (…) Je ne veux pas entrer dans une polémique sémantique à ce sujet, je pense que cela nous fait beaucoup de mal. Je crois que dans la région, il y a eu des actes de nature terroriste. »

Dès son arrivés au pouvoir, Gustavo Petro a manifesté son intention de faire libérer les plus de 200 jeunes Colombiens – « la première ligne » – encore incarcérés du fait de leur participation à la révolte sociale de 2021. Le 3 décembre 2022, lors d’un dialogue avec les Conseils d’action communale de Pasto (département de Nariño), Petro a annoncé qu’ils sortiraient de prison avant le jour de l’an. A cette annonce, la sénatrice d’extrême droite María Fernanda Cabal a violemment réagi : « Ils n’ont pas le droit. Assez de grossièreté. Qu’ils paient, ce sont des délinquants. »
Comme Petro dans son pays, Boric est arrivé au pouvoir porté par le soulèvement populaire de 2019-2020 (30 morts, 3 600 blessés, plus de 25 000 arrestations). La comparaison s’arrête là. Au Chili aussi, une soixantaine de jeunes demeurent emprisonnés, dont le mouvement social réclame la libération. Boric détourne les yeux.

S’agissant du corps très répressif des carabiniers, « pacos » (flics) dont beaucoup demandent la disparition, il prend grand soin de distinguer « ceux qui violent les droits humains » et ceux qui ont tout son appui « pour combattre la délinquance et assurer l’ordre public dans le cadre de l’état de droit ». En revanche, déclare-t-il sur un ton très critique, « l’explosion sociale a été un champ fertile pour l’expansion de comportements violents et destructeurs, qui ont également fait des victimes et laissé des séquelles, ce que, depuis toutes les positions politiques, nous devons dire clairement ». L’ex-président de droite Sebastián Piñera ne dirait pas mieux. Et Boric ne lève pas le petit doigt pour, au minimum, examiner les cas de prisonniers victimes d’un abus grave de la part de l’Etat. En revanche, il a réussi la performance de se faire ovationner par les députés de droite violemment hostiles à AMLO, en déclarant, le 24 novembre, lors d’un discours devant le Congrès mexicain : « Nous ne pouvons pas détourner le regard devant les prisonniers politiques au Nicaragua. »

Comme au début du XXe siècle, plusieurs gauches arrivent donc au pouvoir. Indépendamment de leurs différences, le vaisseau « Amérique latine » a déjà modifié son cap en direction des mers de l’Indépendance. On en a eu un premier aperçu lorsque, à l’occasion du Sommet des Amériques tenu à Los Angeles en juin 2022, les Etats-Unis ont unilatéralement prétendu en exclure Cuba, le Venezuela et le Nicaragua. Emboîtant le pas à la décision du mexicain AMLO, les dirigeants de la Bolivie, du Honduras, de Grenade, de Saint-Vincent-et-les-Grenadines ont fait le choix de rester à la maison. Se plaignant de l’ingérence étatsunienne sur leurs territoires, les gouvernants de droite guatémaltèque et salvadorien les ont imités. A ces boycotts se sont ajoutées les condamnations du chef d’Etat argentin Alberto Fernández, mais aussi des représentants du Belize, de Trinité-et-Tobago et de la République dominicaine.

Les quatre plus puissantes économies latino-américaines – Brésil, Mexique, Argentine, Colombie – sont désormais dirigées par des gouvernements de gauche. Les réalités économiques et politiques ne pouvant être ignorées, aucun de ceux-ci (ni même des autres) n’a l’intention d’entrer en guerre avec les Etats-Unis. Mais bien peu semblent devoir se soumettre aux habituels diktats de Washington. Parmi ses toutes premières mesures, le colombien Petro a rétabli les relations diplomatiques avec le Venezuela et le Nicaragua. Il s’est offert le luxe souverain de rencontrer en tête à tête son homologue Nicolás Maduro.

Dirigeante d’un petit pays comme le Honduras, Xiomara Castro n’hésite pas à fustiger le capitalisme et l’impérialisme lors de son intervention du 30 octobre 2022 devant l’Assemblée générale de l’ONU : « Depuis notre arrivée à la fin du mois de janvier, nous avons fait preuve d’une volonté ferme de parvenir à des accords sur nos engagements, sans en renier aucun. Mais, l’intention de saper la volonté du peuple nous vient de toutes les directions, tandis que se fomentent des conspirations entre les mêmes qui ont pillé le pays et leurs alliés putschistes, enhardis par l’attitude éhontée anti-démocratique, parfois déguisée en diplomatie (…) Les nations pauvres du monde ne supportent plus les coups d’Etat, l’utilisation du lawfare, ni les révolutions de couleurs habituellement organisées pour piller nos vastes ressources naturelles. »

Gustavo Petro, reçu le 1er novembre 2022 à Caracas par son homologue vénézuélien Nicolás Maduro.

Rires polis : en marge du Sommet des Amériques, la Chambre de commerce américaine a distribué un sac bleu rempli de cadeaux censés promouvoir l’industrie US, mais contenant entre autres une gourde et des lunettes de soleil… « Made in China ».
En 2009, au cours de son second mandat, Lula fut l’un des fondateurs des BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – avec les présidents Dmitry Medvedev et Hu Jintao, le premier ministre indien Manmohan Singh, rejoints un an plus tard par le sud-africain Jacob Zuma. Le retour du Brésilien au Planalto devrait renforcer la coopération entre ces pays, éloignés géographiquement et culturellement, mais convergents sur la nécessité de remettre en cause l’hégémonie américaine sur le système monétaire et financier international. Malgré un contexte particulièrement agité, et des Etats-Unis en confrontation directe avec la Russie et la Chine, l’Argentine et le Mexique font partie des pays qui (avec l’Iran, le Nigeria et l’Arabie saoudite) frappent à la porte de l’organisation.

S’ajoutant à l’arrivée de Petro, la réapparition de Lula modifie de fait totalement les rapports de force régionaux et internationaux. Habituelles courroies de transmission du Département d’Etat, l’Organisation des Etats américains (OEA) et son secrétaire général Luis Almagro ne sont plus en odeur de sainteté sur le sous-continent. Déjà réactivée par AMLO, la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac) devrait reprendre de la vigueur et remettre à l‘ordre du jour l’intégration régionale. Que la destruction de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) par la restauration conservatrice des « Macri-Duque-Moreno-Bolsonaro » était censée avoir définitivement enterrée. Rien n’indique qu’elle ne puisse renaître de ses cendres. Lorsqu’elle fut créée en 2008, l’Unasur réunit des gouvernements aussi radicalement de gauche – Venezuela d’Hugo Chávez, Argentine de Cristina Kirchner, Equateur de Rafael Correa – que radicalement de droite – Colombie d’Álvaro Uribe, Pérou d’Alán García, Paraguay de Nicanor Duarte – ou radicalement modérés – Chili de Michelle Bachelet, Uruguay de José Mujica. Pendant sa campagne électorale Lula n’a-t-il pas repris une idée de Chávez en préconisant la création d’une monnaie commune sud-américaine baptisée « Sur » (Sud), qui réduirait le rôle du dollar dans le commerce régional tout en garantissant la souveraineté des monnaies nationales ? Une hypothèse considérée d’autant plus nécessaire depuis que Washington et Bruxelles ont exclu la Russie du système de paiement international Swift en guise de sanction pour avoir envahi l’Ukraine. Un fâcheux précédent pour tout pays revendiquant sa souveraineté.

Le verre est plus qu’à moitié plein. Pour cette raison, précisément, la droite et l’extrême droite ne lâcheront rien. Pas plus que la « communauté internationale » (Etats-Unis, Union européenne et leurs médias) qui, derrière ses sourires de circonstance, ne facilitera nullement la tâche de ces gauches de gouvernement. Elles sont assises sur des trésors (pétrole vénézuélien, gaz bolivien, lithium du triangle Bolivie-Pérou-Argentine). Sans approuver la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, aucune d’entre elles (à l’exception de la chilienne) n’a suivi le « premier monde » dans la condamnation pure et simple de Moscou. Aucune ne lui a appliqué de sanctions. Aucune ne considère la Chine (deuxième partenaire commerciale de l’Amérique latine) et ses Routes de la soie comme des ennemis. Ouvertement ou sous le manteau, les coups pleuvront donc.

« Nous avons appris que la démocratie doit être une action permanente de mobilisation, de mobilisation autour de la construction de politiques publiques, de certaines lois pour renforcer la réalisation des droits, a eu l’occasion de déclarer Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien obligée de démissionner et de se réfugier à l’ambassade du Mexique pendant que les bottes et la Bible prenaient d’assaut le palais présidentiel en 2019. Quand on gouverne en écoutant le peuple, il y a une mobilisation permanente pour défendre le projet politique. (…) Aujourd’hui, les organisations sociales sont absolument claires : le processus de changement n’est pas seulement défendu par la gestion publique, mais aussi par une participation effective à toute décision prise par le gouvernement [38]. » De la capacité de s’appuyer sur un mouvement social mobilisé ou remobilisé dépendra de fait la capacité de résistance des gauches de gouvernement. Faute de quoi, l’actuelle « vague progressiste » prendrait le risque de ne constituer qu’une simple alternance, remplacée à terme par une autre alternance, qu’une nouvelle alternance déplacerait… Au risque que des régimes autoritaires inopportuns ne profitent de la situation pour bouleverser les règles du jeu.


Illustration : Lula à Porto Alegre le 19 octobre 2022. Mídia NINJA / Flickr CC


[1] Emis le 10 décembre 2014, le rapport final de la CNV a conclu que la pratique de la détention illégale et arbitraire, de la torture, des violences sexuelles, des exécutions et des disparitions forcées a représenté une politique d’Etat qui, étant donnée sa portée, constitue un crime contre l’humanité. Pour la période 1946-1988, 434 décès et disparitions ont été identifiés. Une liste de 377 fonctionnaires responsables à différents niveaux a été soumise à la Présidente. La CNV a été officiellement dissoute le 16 décembre 2014.

[2] D’près le dernier recensement agricole (2017), 1 % des propriétaires terriens contrôlent presque 50 % des zones rurales du pays.

[3https://soudapaz.org/noticias/o-globo-na-vespera-do-7-de-setembro-sou-da-paz-faz-libelo-antiarmas/

[4https://revistacrisis.com.ar/notas/lula-va-ser-muchos-lulas

[5] La Doctrine de Sécurité nationale est née en réalité en 1947 avec le vote, aux Etats-Unis, du National Security Act, qui a créé le Conseil national de sécurité (et la CIA). Elle prône l’intégration des forces armées de tout le continent, sous la houlette de Washington, pour lutter contre l’ « ennemi interne » lié au communisme international.

[6] Lire « L’âge d’or et la fin de cycle ne sont plus ce qu’ils étaient » (31 janvier 2022) – https://www.medelu.org/L-Age-d-or-et-la-Fin-de-cycle-ne-sont-plus-ce-qu-ils-etaient

[7] De l’anglais (Etats-Unis) « libertarian » (traduction du français libertaire), le terme libertarien désigne un courant de libéraux radicaux pour lesquels l’individu doit jouir d’une liberté absolue sur sa personne et sa propriété. Cet anarcho-capitalisme prône la réduction, voire la suppression des pouvoirs de l’Etat.

[8] Demi-lune : en référence à la position géographique de ces départements de l’est du pays, qui encerclent les hauts plateaux.

[9https://www.medelu.org/Les-petits-telegraphistes-du-coup-d-Etat-qui-n-existe-pas

[10] Luis Arce l’a emporté à La Paz (65,3 % des suffrages) et à Cochabamba (63 %). Potosí, Chuquisaca, Tarija et Beni ont majoritairement voté pour la droite en la personne de Carlos Mesa. Santa Cruz, sans surprise, a donné ses voix à Luis Fernando Camacho.

[11https://www.la-razon.com/nacional/2022/11/10/reyes-villa-afirma-que-nunca-mas-llevara-el-problema-de-la-media-luna-a-cochabamba/

[12] Alliés lors de la guerre du Pacifique (1879-1883) contre le Chili, le Pérou et la Bolivie n’ont pas oublié la perte des provinces d’Arica, Tarapacá et Antofagasta (les Boliviens s’étant vu privés de leur accès à la mer – plaie toujours béante – à cette occasion). Lire : « Pourquoi le thème de la mer fait des vagues entre la Bolivie et le Chili » – https://www.medelu.org/Pourquoi-le-theme-de-la-mer-fait

[13https://www.les2rives.info/

[14] Dénomination officielle : Charte de Madrid en défense de la liberté et de la démocratie dans l’ibéro-sphère.

[15] Ce courant s’inspire du maréchal Andrés Avelino Cáceres, qui, à la tête de troupes majoritairement indigènes, résista à l’occupation chilienne du Pérou pendant la guerre du Pacifique (1879-1883).

[16https://convoca.pe/agenda-propia/el-mensaje-extremista-que-antauro-humala-esta-llevando-las-regiones-del-peru

[17] Sur ce sujet, lire : Lamia Oualalou, Jésus t’aime. La déferlante évangélique, Les Editions du Cerf, Paris, 2018.

[18] Le 6 octobre 1979, Jean-Paul II fut le premier pontife de l’Histoire à se rendre à la Maison-Blanche.

[19] Voir, par exemple, le blog du prêtre français vivant en Equateur Pierre Riouffrait – http://padrepedropierrefrances.blogspot.com/

[20https://mission-universelle.catholique.fr/sinformer/amerique-latine/299691-basculement-religieux-latino-americain/

[21] Lire : « Honduras : du coup d’Etat au narco-Etat » (22 avril 2022) – https://www.medelu.org/Honduras-du-coup-d-Etat-au-narco-Etat

[22https://theintercept.com/2020/01/20/linha-do-tempo-vaza-jato/

[23] Lire Celso Amorim, Carole Proner, « Lawfare et géopolitique : focus sur l’Amérique latine » – https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2021/01/2-Prog-Amerique-Latine-Caraibe-Janvier-2021.pdf

[24https://www.celag.org/quienes-son-los-que-denuncian-a-cristina-fernandez-de-kirchner/

[25] Le 18 juillet 1994, à Buenos Aires, un attentat à la bombe contre l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA), de caractère clairement antisémite, fit 84 morts et 230 blessés. Le procureur Alberto Nisman (mystérieusement assassiné depuis) a accusé CFK et Timmerman de collusion avec l’Iran pour avoir signé en 2013, avec Téhéran, un pacte levant les accusations contre des suspects iraniens, en échange de pétrole à un prix avantageux.

[26http://www.cubadebate.cu/noticias/2020/01/12/si-hablo-se-caen-las-causas-contra-el-kirchnerismo-y-cristina-dice-falso-espia-en-argentina/#.XhrXyS17R_8

[27] Homélie du pape François, le 17 mai 2018, « Contre le poison des commérages » – https://www.vatican.va/content/francesco/fr/cotidie/2018/documents/papa-francesco-cotidie_20180515_troupeau-pas-la-carriere.html

[28https://thegrayzone.com/2021/11/05/nicaragua-us-informant-dora-maria-tellez-mrs/

[29] Disparu à ce jour du fait retour des gauches au pouvoir, le Groupe de Lima comptait 14 pays : Argentine, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Guyana, Honduras, Mexique, Panama, Paraguay, Pérou, Sainte-Lucie.

[30https://france.attac.org/nos-idees/placer-l-altermondialisme-et-la-solidarite-au-coeur-des-relations/article/lettre-ouverte-au-mouvement-altermondialiste-sur-la-situation-en-bolivie

[31https://opiniao.estadao.com.br/noticias/notas-e-informacoes,nascidos-um-para-o-outro,70003314350

[32] Luis Carlos Sarmiento Angulo (l’homme le plus riche du pays) ; le Groupe Santo Domingo (immobilier, tourisme, logistique, transport, loisirs, industrie) ; l’OrganisationArdila Lülle ; le groupe Gilinski ; Prisa (multinationale espagnole).

[33https://www.panoramical.eu/america-latina-y-caribe/68579/

[34] « Nouvelle offensive de la paix en Colombie » (21 septembre 2022) – https://www.medelu.org/Nouvelle-offensive-de-la-paix-en-Colombie

[35] Lire « Du coup d’Etat au narco-Etat » (22 avril 2022) – https://www.medelu.org/Honduras-du-coup-d-Etat-au-narco-Etat

[36] Ont gouverné au nom de la Concertation : Patricio Aylwin (1990-1994), Eduardo Frei (1994-2000), Ricardo Lagos (2000-2006), Michelle Bachelet (2006-2010 et 2014-2018).

[37] En 2016, introduite dans la Constitution par le Congrès, la mesure-phare du président de facto Michel Temer limite pendant vingt ans la hausse des dépenses publiques à l’indice d’inflation de l’année précédente, y compris dans l’éducation et la santé.

[38https://venezuelainfos.wordpress.com/2022/01/03/adriana-salvatierra-la-grande-lecon-de-letape-precedente-en-amerique-latine-est-que-nous-ne-pouvons-plus-gouverner-timidement/

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