Sans Terre, féministes, communistes, syndicalistes, afrodescendant(e)s : les mouvements populaires brésiliens dénoncent la désinformation sur les élections au Venezuela et appellent à la solidarité de la gauche mondiale

Les mouvements populaires brésiliens lancent un manifeste de solidarité avec le peuple vénézuélien :

« Compte tenu de la polémique autour du processus électoral vénézuélien, nous souhaitons exprimer notre opinion.

  1. Depuis la victoire d’Hugo Chávez aux élections de 1998, jusqu’à aujourd’hui, les États-Unis et ses lobbies pétroliers ont mené une guerre sans fin contre le peuple vénézuélien.
  2. Ils ont décrété le blocus de la vente de son pétrole, gelé ses comptes à l’étranger, volé ses fonds déposés dans plusieurs banques et, le mois dernier, ont même détourné un avion-cargo de la compagnie d’État vénézuélienne, voué aux missions humanitaires anti-blocus, lorsqu’il a fait escale à Buenos Aires. Bien qu’il avait été légalement vendu à une entreprise vénézuélienne, ils l’ont emmené à Miami avec l’aide du gouvernement Milei et l’y ont détruit, craignant qu’un tribunal international n’ordonne sa restitution.
  3. Ils ont imposé un président fantoche, M. Guaidó, qui a commis une série de crimes, en plus de s’approprier plus de 50 millions de dollars. Dénoncé par ses proches alliés d’extrême droite. Il vit aujourd’hui aux États-Unis, protégé par les autorités.
  4. Le Venezuela dispose d’un système électoral démocratique, qui utilise des machines à voter électroniques et des votes imprimés pour vérification. Il a organisé plus de 30 élections au cours de cette période. Le tout audité par les autorités judiciaires électorales internationales, y compris celles du Brésil.
  5. Lors de ces élections, des gouverneurs, des maires et des députés opposés au chavisme ont été élus, sans que personne ne proteste. La campagne contre les machines à voter électroniques est une pratique d’extrême droite dans plusieurs pays, dont le Brésil.
  6. Le pouvoir électoral est indépendant et se situe au même niveau que les pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif. Ses membres sont proposés par la société, les universités et les partis politiques et nommés par l’Assemblée Nationale. Dans le conseil actuel, deux des cinq membres ont été nommés par les partis d’opposition.
  7. María Corina Machado, représentante de l’extrême droite « bolsonariste », a tenté de se présenter aux élections toute en sachant qu’elle avait déjà été déclarée inéligible par la justice, il y a six mois, pour délits de corruption, trahison et tentatives de coup d’État, parrainés par elle et par son mouvement « Vente Venezuela » qu’elle a toujours refusé d’enregistrer comme parti politique. La Cour suprême a examiné son cas et a réaffirmé qu’elle n’était pas éligible, tout comme elle l’a fait ici pour Bolsonaro.
  8. Par pur effet de propagande, sachant qu’elle n’était pas éligible, elle a nommé au dernier moment Mme Corina Yoris qui n’avait le soutien d’aucun parti politique ET n’a même pas présenté les exigences légales de signatures de 5% des électeurs – norme électorale pour s’inscrire conformément aux lois. Le conseil électoral l’a rejetée à l’unanimité. Comme cela est déjà arrivé au Brésil.
  9. 13 candidats sont inscrits, dont 12 de l’opposition, parmi lesquels un gouverneur de l’État du Zulia qui s’était déjà présenté à la présidence contre Hugo Chávez en 2006. Au total, 37 partis politiques ont participé, dont 70 % sont des partis politiques d’opposition au gouvernement.
  10. La liberté de la presse est totale dans le pays, avec plusieurs chaînes de télévision et journaux ouvertement opposés au gouvernement, où les opposants disent ce qu’ils veulent. Contrairement au Brésil où n’ont accès qu’à la télévision que ceux qui défendent les thèses du Capital, même sur les questions internationales.
  11. Le blocus économique des ÉTATS-UNIS, l’impossibilité de disposer de pièces de rechange pour l’industrie pétrolière et la baisse des exportations ont entraîné d’énormes difficultés économiques pour la population et nombre d’entre eux ont décidé d’émigrer pour des raisons économiques. Comme cela est arrivé aux habitant(e)s de tous les pays d’Amérique latine, il suffit de regarder la frontière avec le Mexique. Et comme ici au Brésil avec les milliers de Brésiliens qui ont émigré aux États-Unis et au Portugal.
  12. Ces dernières années, le Venezuela a subi des tentatives d’invasion militaire, par voie maritime et depuis la Colombie, déjouées par les forces publiques avec le soutien de la population.
  13. Le président Maduro a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat, notamment par des drones, qui ont également été déjouées et leurs auteurs arrêtés.
  14. Le peuple vénézuélien a besoin de justice internationale pour restituer ses avoirs à l’étranger, tels que ses réserves d’or, volées par l’Angleterre.
  15. Le peuple vénézuélien a besoin de mettre fin au blocus économique et de pouvoir utiliser ses principaux actifs pétroliers pour relancer le développement du pays.
  16. Il est clair qu’une campagne de diffamation organisée par les États-Unis et ses grands groupes économiques à travers les médias privés de tout le continent est en cours pour diffamer le processus électoral vénézuélien et in fine ne pas en reconnaître les résultats. Aucun gouvernement n’a le droit de s’immiscer dans les affaires intérieures des autres peuples. Et notre constitution défend le droit des peuples à l’autodétermination.
  17. Nous appelons tous les mouvements populaires, syndicats, partis politiques et associations de juges et procureurs brésiliens à se rendre au Venezuela et à suivre le processus électoral sur place.
  18. Nous appelons tous les mouvements populaires et la gauche brésilienne à être solidaires du peuple vénézuélien et dénonçons les actions du gouvernement états-unien et de ses satellites, menées dans le cadre de la guerre hybrides en cours depuis tant d’années.
  19. Nous appelons chacun à être également solidaire avec les pauvres des États-Unis, avec les peuples d’Haïti, de Palestine, de Cuba, de Porto Rico et des pays africains du SAHEL, qui affrontent les mêmes intérêts de l’empire états-unien et de ses alliés européens. L’empire français est chassé d’Afrique après avoir volé tant de richesses naturelles.
  20. Depuis 25 ans, le peuple vénézuélien subit les conséquences de la guerre hybride imposée par le gouvernement des États-Unis et ses compagnies pétrolières. Malgré les défaites et les difficultés, il a toujours gagné et gagnera encore.

Brésil, 2 avril 2024.”

Traduction : Thierry Deronne

Premiers signataires :

  1. Mouvements populaires et partis politiques :
    • Confederación Nacional de los Trabajadores y Trabajadoras de la
      Agricultura Familiar de Brasil – CONTRAF – Brasil
      Central de los Trabajadores y Trabajadoras de Brasil – CTB
      Centro brasileno por la paz – CEBRAPAZ
      Central de Movimientos Populares-CMP
      Centro de estudios de religiones de matriz africana – CENARAB
      Coordinacion nacional de comunidades Quilombolas – CONAQ
      Consejo Pastoral de los/las Pescadores/as – CPP
      Frente Evangélica por el Estado de Derecho
      Levante Popular de la Juventud – LPJ
      Marcha Mundial de Mujeres – MMM
      Movimiento de los Trabajadores Rurales Sin Tierra – MST
      Movimiento de Pescadores y Pescadoras Artesanales – MPP
      Movimiento Brasil Popular – MBP
      Movimiento de Mujeres Campesinas – MMC
      Movimiento de los Afectados por Barragem – MAB
      Movimeinto de los Pequenos Agricultores – MPA
      Movimiento de los Trabajadores Desempleados – MTD
      Movimiento por la Soberania Popular en la Minerania – MAM
      Movimiento de los Trabajadores y Trabajadoras del Campo – MTC
      Partido comunista de Brasil – Pcdob
      Rede de Médicos y Medicas Populares – RMMP
      Union de la juventud socialista – UJS

2. Personnalités et porte-parole de la société brésilienne:

Acilino Ribeiro – dirigente do PSB
Ariovaldo santos, Pastor evangélico
Beto Almeida, Periodista
Breno Altman, Periodista

Celia Gonçalves, makota de los pueblos de terreiro
Cesar Silva Fonseca, Periodista
David Stival, ex-presidente del PT-RS, professor universitário
Eduardo Moreira, empresario y comunicador
Frei Sérgio Gorgen, frade franciscano
Georgina de Queiroz, profesora
Guilherme Estrela, geólogo de la Petrobras
Joao Pedro Stedile, activista de la lucha por la Reforma Agraria.
José Reinaldo Carvalho, Periodista, presidente de Cebrapaz
Júlio Flávio Gameiro Miragaya, economista
Leila Jinkings, Periodista
Luis Sabanay, Pastor presbiterano
Marcelo Barros, Monge Beneditino
Maria luiza Busse, Periodista de ABI
Mario Vitor santos, Periodista
Monica Buckmann, professora universitária
Ney Stronzake – Abogado
Nilza Valeria, Periodista
Oswaldo Maneschy, Periodista
Paulo Miranda, Director de la TV Comunitária de Brasília
Pedro Augusto Pinho, ex-presidente de la AEPET y del Corpo Permanente de la
Escuela Superior de Guerra
Roberto Requião, ex-gobernador , y ex-senador del Estado de Paraná
Rosana Fernandes, Coordinadora General de la Escola Nacional Florestan Fernandes
Sandra de Barreto, socióloga
Socorro Gomes, ex-diputada Federal por el PcdoB y directora de relaciones
internacionales de Cebrapaz
Valter Pomar, miembro del Diretório Nacional del PT
Lucinha Barbosa, Secretaria de Movimientos Populares del PT
Airton Faleiro, Diputado Federal-Para
Dilson Marcom, Diputado Federal – PT-Rio Grande del Sur
Joao daniel, Diputado Federal- PT Sergipe
Marina del MST, Diputada Estadual – PT-Rio de Janeiro
Messias, Diputado Estadual – PT Ceara
Orlando Silva, Diputado Federal- Pcdob São Paulo
Rosa amorim, Diputada Estadual – PE-Pernambuco
Valmir assunção, Diputado Federal- PT-Bahia
Romenio Pereira, Secretario de las Relaciones Internacionales de PT (parti de Lula)

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Venezuela : douze points sur les « i » d’élections présidentielles.

Par Thierry Deronne, Caracas.

1. Depuis la victoire électorale de Hugo Chávez en décembre 1999, le Venezuela a organisé 35 élections en 24 ans, dont un référendum sur la nouvelle Constitution. Le chavisme a perdu deux élections nationales. La droite a fait élire des gouverneurs, des députés, des maires et des conseillers municipaux. La transparence du système électoral vénézuélien, à double vérification, électronique et imprimée, a fait dire dès 2012 à Jimmy Carter qu’«en le comparant aux 92 processus électoraux que j’ai observés dans le monde entier, le système électoral vénézuélien est le meilleur du monde» (1). Dans l’isoloir, l’écran numérique permet à l’électeur/trice de voter sur écran puis de lancer l’impression de son vote, qu’il ou elle vérifie et plie avant de le déposer dans l’urne à proximité. Tous les partis et observateurs peuvent ainsi comparer les votes électroniques avec les votes imprimés, dans n’importe quel bureau, partout où ils le souhaitent. Les élections les plus récentes (2021) ont été validées par l’ensemble des observateurs internationaux. (2)

2. A la suite de l’«Accord des Barbades» (3), cosigné par le gouvernement du Venezuela et l’opposition de droite en octobre 2023, 40 partis d’opposition ou pro-chavistes – soit 97% des partis politiques -, et 155 délégué(e)s des principaux secteurs économiques, culturels, religieux et sociaux du Venezuela, se sont réunis pendant plusieurs jours à Caracas pour définir une feuille de route électorale (photos). Cet accord, relu et signé par toutes les parties le 4 mars 2024, a permis au Centre National Électoral (CNE) de fixer la date des présidentielles au 28 juillet.

Seule à refuser de prendre part à ces réunions : l’oligarque d’extrême droite Maria Corina Machado, admiratrice du Likoud, qui a participé à tous les coups d’État contre Chávez et Maduro, avant d’être déclarée inéligible par la justice, comme la justice brésilienne l’a fait pour le putschiste Bolsonaro. En cause : son implication dans le réseau de corruption de Juan Guaido, sa participation à l’organisation des violences, ses appels à l’invasion armée du Venezuela par les États-Unis, et avoir représenté un pays étranger (le Panama) pour appuyer cette intervention (alors qu’elle était députée vénézuélienne) ce qui est interdit par la Constitution (4). Cette décision a été confirmée en appel par la Cour suprême du Venezuela. Ces dernières semaines, son parti «Vente Venezuela», qu’elle a toujours refusé d’inscrire au Conseil National Électoral, a renoué avec les méthodes insurrectionnelles pratiquées en 2014 et en 2017 (attentats contre le président Maduro, violences de rue, destructions de services publics). Plusieurs militants du premier cercle de la dirigeante ont été arrêtés alors qu’ils préparaient des violences et un attentat contre le président (5). Ils ont aussitôt été présentés par Machado, Washington et les grands médias comme des «prisonniers politiques». Comme l’explique Ignacio Ramonet, «depuis des années, les dénonciations du gouvernement bolivarien sur les déstabilisations et les attentats terroristes sont occultées ou traitées avec les guillemets de l’ironie par les grands médias».

3. Les élections présidentielles de 2024 auront le deuxième plus grand nombre de candidats depuis 31 ans (6). Sur les treize candidats en lice pour la présidentielle, douze appartiennent à l’opposition (en majorité de droite, mais aussi de l’évangélisme ou de la social-démocratie). Ces partis vont d’«Acción Democrática» et «Copei», venus de l’ancien régime bipartisan qui a gouverné le pays pendant 40 ans, à «Fuerza Vecinal», récemment issu d’une dissidence de l’extrême droite. Le président sortant, Nicolás Maduro, a été choisi comme candidat par les onze organisations politiques du «Gran Polo Patriótico Simón Bolívar». Dans cette coalition de la gauche, le principal parti chaviste – le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) -, est le seul à avoir organisé des primaires avec plus de quatre millions et demi de sympathisant(e)s, militant(e)s et dirigeant(e)s de base qui ont tenu des assemblées dans près de 50.000 communautés populaires de tout le pays.

4. Actuellement, les sondages de la firme privée Hinterlaces donnent une majorité à Nicolas Maduro (7). Son directeur Oscar Schémel explique: «A peine 9 % des Vénézuéliens sympathisent avec un parti d’opposition. C’est le niveau le plus bas jamais atteint. La plupart de ses dirigeants sont rejetés par l’opinion publique à plus de 80 % – Juan Guaidó, Capriles, Henry Ramos et d’autres, à cause de leurs conflits internes mais aussi des sanctions occidentales qu’ils ont promues et des souffrances sociales générées (…) Pendant 25 ans, nous n’avons vu de la part de l’opposition aucun programme structurel (à part renverser le gouvernement bolivarien), aucune présence massive dans les rues. L’opposition a perdu la capacité de diriger une meeting dans un quartier populaire, elle «a perdu la rue». Une bonne partie de ses victoires est due au vote des mécontents des mauvaises gestions gouvernementales. (…) Par contre, le chavisme est la seule force politique qui, en 25 ans, a proposé un plan à long terme. Une sorte de «culture chaviste» s’est installée, mettant au cœur de la politique les thèmes de l’égalité, de l’inclusion de celles et ceux qu’une sorte d’apartheid avait écarté de la participation politique.» Les agences de renseignement des États-Unis sont arrivées à la même conclusion qu’Hinterlaces: le dirigeant vénézuélien Nicolás Maduro remporterait les prochaines élections présidentielles de la nation sud-américaine en juillet. (8)

5. Après les années les plus dures d’un blocus occidental dénoncé par les rapporteurs de l’ONU (9), et qui a entraîné la mort de 100.000 personnes, Hinterlaces note aussi que « 81% des électeurs vénézuéliens retrouvent l’espoir. » L’ex-Président et économiste Rafael Correa a expliqué récemment que malgré le blocus et les 926 sanctions renouvelées en mars 2024 par l’administration de Joe Biden, les chiffres de la CEPAL (ONU) indiquent que les politiques du gouvernement révolutionnaire (stimulation de la production nationale, alliances multipolaires..) permettront d’atteindre de nouveau cette année la croissance la plus élevée d’Amérique du Sud. L’hyper-inflation a été freinée: l’inflation du troisième trimestre 2023 fut la plus basse depuis 2012. Ce qui explique le retour progressif des migrant(e)s qui avait fui le pays massivement à partir du blocus occidental.

6. Pour s’inscrire aux présidentielles, toutes les organisations politiques qui le voulaient se sont enregistrées auprès du Centre National Électoral (sans le moindre obstacle, en respectant la législation électorale). Mais «Vente Venezuela», le «parti» d’extrême droite de Maria Corina Machado, n’a jamais demandé à être inscrit, et n’a jamais participé à une élection. Plus que d’un parti, il s’agit d’une ONG (financée par les États-Unis) qui s’est fait connaître en 2023 par le biais d’une «primaire de l’opposition» controversée, menée avec un énorme battage médiatique international mais sans inscription sur les listes électorales et avec pour seul arbitre l’ONG «Súmate», dont María Machado est membre fondatrice. Les cahiers de vote ont été détruits après le scrutin. Dès juin 2004, l’économiste états-unien Mark Weisbrot du CEPR a dénoncé devant la sous-commission des affaires de l’hémisphère occidental du Sénat états-unien, le financement de Súmate par la NED (une des façades de la CIA). (10)

7. Comme dans de nombreux pays, en Espagne par exemple, la loi électorale vénézuélienne prévoit que chaque parti qui souhaite inscrire une candidature nomme un représentant légal auprès du Conseil Électoral. Seul ce représentant légal dispose du mot de passe pour introduire les données dans le système. Ne s’étant jamais inscrite et n’ayant aucun représentant légal, Maria Corina Machado n’a pas pu entrer dans le système, tout en affirmant devant les caméras que la page était «bloquée pour elle par la dictature». En réalité, la dirigeante savait dès le départ qu’elle ne pourrait pas participer aux élections. Pourquoi, dès lors, cette mise en scène ? Explications.

8. L’an passé, Washington avait accepté de lever temporairement plusieurs des 926 sanctions contre le Venezuela, tout en menaçant de les reconduire en 2024 si Maria Corina Machado ne figurait pas parmi les candidats. En clair, les États-Unis veulent imposer la raison du plus fort contre la loi électorale du Venezuela. C’est ce sentiment de puissance que lui donne l’appui de Washington et de l’internationale médiatique, qui permet à Machado d’affirmer, devant les médias, que la «dictature l’empêche de se présenter».

9. Les médias occultent que la majorité de la gauche et des mouvements sociaux latino-américains, comme les Mouvements de l’ALBA ou le Réseau des Intellectuels en Défense de l’Humanité, appuient la démocratie vénézuélienne face à cette manœuvre. Sans Terre, féministes, communistes, syndicalistes, afrodescendant(e)s, responsables du PT (parti de Lula) : un manifeste signé par de nombreux partis de gauche et mouvements populaires brésiliens dénonce la désinformation sur les élections au Venezuela et appelle la gauche mondiale à exprimer sa solidarité (11). La Présidente du Honduras (également présidente de la CELAC) Xiomara Castro demande que cessent les «ingérences extérieures dans les élections vénézuéliennes» et, répondant favorablement à l’invitation du gouvernement bolivarien, enverra sur place une équipe d’observateurs électoraux (12). Comme le Honduras, le Nicaragua ou Cuba, la Bolivie de Lucho Arce exprime dans un communiqué officiel sa solidarité avec «la République bolivarienne du Venezuela, son peuple et notre frère le président Nicolas Maduro face aux menaces et aux actions de certaines organisations d’extrême droite qui, au lieu de se joindre à la compétition électorale comme l’ont décidé d’autres organisations d’opposition, s’emploient à déstabiliser les élections et le système politique vénézuélien. (…) Les États-Unis doivent respecter l’autodétermination du Venezuela et abandonner leurs plans d’ingérence et d’intervention.» (13)

Position semblable du célèbre «Groupe de Puebla» qui regroupe des (ex-) présidents et leaders latino-américains progressistes : «Nous sommes témoins que le gouvernement et l’opposition se sont engagés dans un dialogue intensif ces derniers temps (…) Cette étape doit garantir que la voie électorale pacifique est le moyen de régler les différends, de légitimer pleinement le processus électoral et de mettre fin aux voies déstabilisatrices, aux interventions, aux actions militaires, aux sanctions économiques ou à d’autres actions de force, toutes incompatibles avec la voie démocratique.» (14)

Pour sa part l’ex-président Evo Morales lance « un appel fraternel à tous les gouvernements et à toutes les organisations politiques et sociales de gauche, progressistes et humanistes pour qu’ils ne se laissent pas entraîner par la désinformation sur ce qui se passe au Venezuela. Comme aujourd’hui, d’autres attaques préparées par l’impérialisme ne manqueront pas de se produire plus tard. Il est de notre devoir de défendre le processus révolutionnaire initié par le Président Chávez et poursuivi par notre frère le Président Nicolás Maduro. »

Le 5 avril, le président du Mexique Lopez Obrador dénonce : « le Venezuela est attaqué par la droite du monde entier, tout comme Cuba. Nous connaissons ce type de guerre sale » et exige de laisser le Venezuela mener ses présidentielles « sans ingérence, et que le peuple choisisse librement, et en paix ». (15)

Le monde multipolaire manifeste également son appui. Le porte-parole des Affaires Étrangères de la Chine a déclaré: «Nous soutenons le Venezuela dans l’organisation des élections conformément à sa constitution et à ses lois, lui souhaitons plein succès dans ce scrutin et nous nous opposons à toute ingérence extérieure dans ses affaires intérieures. La Chine appelle la communauté internationale à jouer un rôle positif et constructif à cette fin.» (16) Comme pour les élections de 2021, l’ONU a accepté l’invitation du gouvernement bolivarien à envoyer son équipe d’observateurs (17), arrivée le 23 avril. Dans les prochaines semaines arriveront au Venezuela les équipes du Centre Carter et de l’Union Européenne (18).

10. Lorsque des fonctionnaires des affaires étrangères de Colombie et du Brésil, dont les présidents sont des alliés du Venezuela, ont émis des communiqués en phase avec les médias dominants et critiqué la non-inscription de Maria Corina Machado, les grands médias ont aussitôt annoncé «la rupture de Lula et de Petro avec Maduro». C’est faux. Les relations bilatérales se poursuivent sans obstacles (19). Quelques jours plus tard, le 9 avril, s’est tenue à Caracas la cinquième réunion de travail entre les présidents Maduro et Petro pour renforcer les relations bilatérales en économie et en politique. Le mandataire colombien a rencontré également des partis d’opposition, et la Colombie a accepté l’invitation du Venezuela d’envoyer une équipe d’observateurs électoraux aux élections du 28 juillet. En outre la guérilla de l’ELN et le gouvernement colombien vont se retrouver à Caracas pour avancer dans le processus de paix. Pour le président Petro, « le Venezuela peut beaucoup nous aider, comme il l’a souvent fait, à surmonter le problème des conflits armés. » (20)

Photo : Caracas, le 9 avril, cinquième réunion de travail entre les présidents Maduro et Petro pour renforcer les relations bilatérales.

Quant au Président Lula, il a expliqué à la presse, le 23 avril 2024, que la droite a enfin nommé un candidat unique aux présidentielles de juillet (écartant la putschiste Machado, inéligible), qu’il y aura des observateurs internationaux, que le Brésil en sera volontiers, et redemande aux USA – comme l’ont fait ses homologues colombien et mexicain -, de lever les 936 « sanctions » pour favoriser le retour des migrants économiques.

Le Coordinateur National du Mouvement des Sans Terre du Brésil Joao Pedro Stedile, les analystes Walter Smolarek de Liberation News, Zoe Alexandra de People’s Dispatch (21), les journalistes brésiliens Breno Altman d’Opera Mundi et Lorenzo Santiago de Brasil de Fato (22), l’historien Vijay Prashad du Tricontinental Institute, ont démonté la fake news de la « candidate exclue » diffusée par l’extrême droite vénézuélienne.

Une réponse particulièrement intéressante est venue du politologue espagnol Juan Carlos Monedero, ex-dirigeant de Podemos (23): «Je crains que Lula et Petro n’aient pas été informés par ces fonctionnaires sur ce qui s’est passé au Venezuela. Ne soyons pas dupes. Les États-Unis ne veulent pas que Nicolas Maduro gagne les élections et recommencent à les saboter. Le problème de l’opposition vénézuélienne, ce sont ses divisions. L’inégibilité de Maria Corina Machado n’a constitué une surprise pour personne au Venezuela. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle n’a tenu aucun compte de la législation vénézuélienne ni de ce que dit l’«Accord des Barbades» signé par le gouvernement et l’opposition. Les milieux d’affaires vénézuéliens ne veulent pas de Machado au pouvoir car ils savent qu’elle déclencherait une guerre civile. La population déteste l’alter ego de Machado, Juan Guaido, pour les milliards de dollars qu’il a volés et pour les sanctions qui ont causé tant de souffrances. Machado a été jugée et condamnée pour exiger une intervention militaire des États-Unis. C’est comme si les juges espagnols déclaraient inéligible un politicien qui demande par exemple qu’on bombarde l’Espagne ou qui promeut la violence ou la désobéissance à la Constitution espagnole. Pour beaucoup moins que ça, en Espagne, nous avons jugé inéligibles beaucoup de personnes.

Monedero conclut : «Restons humbles: ce qu’on ne veut pas pour son pays, on ne peut le vouloir pour un autre pays. Comme l’avait d’ailleurs dit Lula, la droite vénézuélienne devrait cesser de pleurer et se chercher un autre candidat. Machado a préférer jouer à la victimisation. Le reste de la droite le sait, et a refusé d’inscrire sous sa bannière Machado ou la candidate de substitution qu’elle voulait imposer au dernier moment. La droite a fait savoir à Machado qu’elle n’acceptait pas qu’elle prenne des décisions sans les consulter, puis lui a joué un bon tour en nommant par surprise, in extremis, son propre candidat: Manuel Rosales,le gouverneur du Zulia, qui s’était déjà présenté contre Chávez. Bref, quand Machado crie à la «dictature», ou quand elle dit que la page électronique du Centre national Électoral est «bloquée pour elle», etc… la réalité est tout simplement qu’elle n’a pas de base légale pour présenter sa candidature et que les partis de droite lui ont préféré un autre candidat.» (24)

La droite vénézuélienne elle-même a reconnu, le 16 avril, que Maria Corina Machado « ne croit pas aux élections et veut toujours jouer la carte de la violence » (25).

11. Maria Corina Machado est la fille d’un magnat de l’acier vénézuélien, Henrique Machado Zuloaga, dirigeant de Sivensa, une des plus grandes entreprises sidérurgiques du Venezuela (26), nationalisée en 2008 par Hugo Chávez lorsqu’il commença une politique de redistribution en faveur des plus pauvres. Machado en a gardé une soif de vengeance et incarne parfaitement l’oligarchie raciste du Venezuela pressée d’effacer la révolution bolivarienne et l’inclusion de la population métisse. Son projet est de replacer le Venezuela sur orbite états-unienne, et d’en faire «un pays de propriétaires et d’entrepreneurs» en privatisant tout ce qui peut l’être – un programme ultra-libéral proche de celui de Milei en Argentine. Privatiser l’entreprise pétrolière mais aussi les millions de logements sociaux que le «régime» comme elle dit, construit gratuitement pour les secteurs populaires.

À l’extrême-droite de l’échiquier politique, elle a longtemps occupé une position marginale. En 2010, elle est élue députée. En 2012, elle se présente aux primaires de la droite mais n’obtient que 3% des voix. Sa «base» sont des ONGs comme «Sumate» ou «Vente Venezuela», financées par les États-Unis. Son admiration pour le Likoud est la sublimation de ce qu’elle ferait au pouvoir, après avoir appuyé en vain les coups d’État contre Chávez puis contre Maduro. Elle a signé un accord «stratégique» de coopération avec ce parti pour, en cas de victoire, compter sur le savoir-faire contre-insurrectionnel dont les israéliens sont spécialistes (voir les massacres commis par leurs « élèves » en Colombie, au Guatemala, etc…). Cette répression de la rébellion populaire a déjà eu lieu pendant les 48 heures du coup d’État contre Chávez en 2002 (27). Maria Corina était des signataires du décret putschiste qui supprima toutes les autorités démocratiques du pays et intronisa le chef du patronat Pedro Carmona comme président. En 2005, elle a rencontré George W. Bush à la Maison-Blanche pour discuter du « retour à la démocratie », c’est-à-dire du renversement du gouvernement bolivarien.

Ci-dessus: Maria Corina était des signataires du décret du coup d’État contre Chavez qui supprima toutes les autorités démocratiques du pays et intronisa le chef du patronat Pedro Carmona comme président du Venezuela en 2002.
Ci-dessus : Accord de « partenariat opérationnel » sur des thèmes comme « géopolitique et sécurité » entre deux partis d’extrême droite, le « Vente Venezuela» de Maria Corina Machado, et le Likoud.

En 2014, on la retrouve à l’origine de l’opération «La Salida» (la sortie) qui consistait à déchaîner la violence pour renverser par la force le président Maduro. Le bilan s’élève à plusieurs dizaines de morts parmi policiers et manifestants. En 2017, lors d’autres émeutes d’extrême droite, un jeune homme noir de 22 ans est lynché, poignardé puis brûlé vif parce que «noir donc chaviste» (28). La même année, des bombes sont utilisées pour attaquer des policiers et des câbles de fer sont tendus dans les rues pour décapiter les motards de la police. En 2019, elle participe activement à l’instauration du président fantoche, non élu mais nommé par Donald Trump, Juan Guaido. Les 31 tonnes d’or du Venezuela au Royaume-Uni, la filiale pétrolière états-unienne CITGO et beaucoup d’autres actifs de l’État vénézuélien sont volés par un fake-président adoubé avec empressement par des présidents comme Emmanuel Macron. Machado fait partie de son clan. Elle applaudit le blocus occidental des aliments et des médicaments : exigeant aux États-Unis de « mettre toute la pression, toutes les sanctions, et l’asphyxie financière totale pour arriver au point de rupture et renverser Maduro » (29), et se prononce publiquement à partir de 2020, en faveur d’une intervention militaire menée par les États-Unis, en invoquant l’activation du traité TIAR.

12. Vingt-cinq ans après l’élection d’Hugo Chávez et le début de la révolution bolivarienne, les États-Unis n’ont pas renoncé à la détruire, en raison de son opposition au néo-libéralisme et à l’impérialisme, de ses alliances multipolaires et de ses politiques visant à mettre les ressources du pays, notamment pétroliers, au service des majorités historiquement exclues. En avril, la commandante générale du Southern Command Laura Richardson visitera Buenos Aires, comme l’a déjà fait le directeur de la CIA William J. Burns, pour y organiser avec le président d’extrême droite Javier Milei, une nouvelle base avancée contre l’axe du mal: Cuba-Venezuela-Nicaragua et bien sûr contre « l’influence croissante des BRICS », lire : de la Chine et de la Russie, en Amérique Latine.

La méthode de Washington est bien connue : faire campagne pour jeter le doute sur l’intégrité du processus électoral de manière à présenter le résultat comme frauduleux, quelles que soient les preuves réelles le jour de l’élection. Le rôle des grands médias est d’invalider la possible élection du favori des sondages, Nicolas Maduro, en installant l’idée qu’une élection sans Machado ne peut être considérée comme légitime. Le 30 janvier, quelques jours après le rejet de son appel par la Cour suprême du Venezuela, Machado a été interviewée par CNN et présentée comme « la principale dirigeante de l’opposition vénézuélienne ». Le Washington Post a titré: «Elle est la tête de liste dans la course pour chasser Maduro. Mais il veut la bloquer».

Le président français Emmanuel Macron s’était ridiculisé en recevant le putschiste d’extrême droite Juan Guaido à l’Élysée comme « président du Venezuela» avant de reconnaitre en 2023 le président élu, Nicolas Maduro. Dénoncé par ses alliés de droite pour sa corruption, Guaido a fui la justice du Venezuela et vit un exil doré aux États-Unis. Après ce désastre diplomatique, le mandataire français est vite retombé dans l’ornière états-unienne en déclarant au Brésil, le 28 mars 2024: «Nous condamnons très fermement l’exclusion d’une candidate très sérieuse et crédible de l’élection présidentielle au Venezuela, nous demandons sa réintégration (…) Nous ne devons pas désespérer aujourd’hui, si je puis dire, mais la situation est grave et s’est détériorée avec la décision qui a été prise.» (30)

Le gouvernement bolivarien a maintenu un principe simple : les forces politiques de toute idéologie peuvent participer aux élections tant qu’elles ne conspirent pas avec des puissances étrangères pour porter atteinte à l’indépendance du Venezuela. Ce principe est pratiqué dans le monde entier. Aux États-Unis par exemple, où le 14ème amendement interdit aux coupables d’insurrection d’exercer une fonction publique. Quand le porte-parole du département d’État états-unien Matthew Miller a critiqué l’inégibilité de Machado, Caracas a répondu : «Votre communiqué montre le vrai visage du propriétaire du cirque qui voudrait délégitimer les prochaines élections présidentielles.» Les autorités du Conseil National Électoral du Venezuela ont également critiqué « l’audace » du Département d’État états-unien à vouloir diriger les élections au Venezuela: «Le CNE ne peut pas assumer la responsabilité de l’inéligibilité de certains individus qui placent leurs intérêts au-dessus de la légalité nationale, se croyant oints par une puissance extérieure ». (31)

La cible prioritaire des médias sont les militant(e)s de gauche. Les menaces occidentales contre les élections présidentielles de juillet 2024 nous rappellent qu’on n’attaque pas le Venezuela parce qu’il est une «dictature» mais parce qu’il faut endiguer l’exemple contagieux de la démocratie de gauche la plus avancée des Amériques, celle où le record en nombre d’élections côtoie le progrès constant de la démocratie participative et des autogouvernements populaires. De même que l’Occident n’a jamais pardonné aux Jacobins noirs d’Haïti de fonder la première république libre des Amériques et fait tout, à la faveur du narco-chaos, pour y renforcer son emprise, les vénézuéliens savent que les États-Unis et l’Europe ne leur pardonneront jamais leurs racines : l’armée de Bolivar servit à libérer de l’esclavage et du joug impérial les peuples latino-américains, jamais à les asservir.

Thierry Deronne, Caracas, 31 mars 2024.

Merci pour leurs contributions à Joao Pedro Stedile, Zoe Pepper, Christian Rodriguez et Maria Luisa Nunez.

Notes :

(1) « Former US President Carter: Venezuelan Electoral System “Best in the World” » https://venezuelanalysis.com/news/7272/

  1. « Les observateurs internationaux saluent la transparence du scrutin » https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/11/23/venezuela-alors-que-les-observateurs-internationaux-saluent-la-haute-transparence-du-scrutin-des-leaders-de-la-droite-appellent-a-tourner-la-page-du-putschisme-de-guaido/
  2. Sur cet accord : « Venezuelan Gov’t, Opposition Resume Dialogue, Establish Electoral Conditions » https://venezuelanalysis.com/news/venezuelan-government-opposition-dialogue/
  3. « Les lois électorales vénézuéliennes sont conçues pour garantir la démocratie en dépit des ambitions personnelles » https://www.counterpunch.org/2024/04/01/venezuelan-election-laws-are-designed-to-guarantee-democracy-despite-personal-ambitions/ et « Une fois de plus, Washington s’immisce dans les élections d’un autre pays » https://b-tornare.overblog.com/2024/04/une-fois-de-plus-washington-s-immisce-dans-les-elections-d-un-autre-pays.html / (en anglais:) https://orinocotribune.com/yet-again-washington-meddles-in-another-nations-election/
  4. Sur les préparatifs de violences et d’attentats : « Venezuela: Authorities Arrest Two María Corina Machado Associates Over Alleged Violent Plot » https://venezuelanalysis.com/news/venezuela-authorities-arrest-two-maria-corina-machado-associates-over-alleged-violent-plot/ Voir aussi :https://twitter.com/latablablog/status/1772381434486866302 / http://www.mp.gob.ve/index.php/2024/03/26/fiscal-general-informo-detencion-de-dos-hombres-armados-cerca-de-tarima-presidencial-en-caracas/ / https://diariovea.com.ve/incendio-en-transaragua-destruyo-112-autobuses-no-se-descarta-sabotaje/
  5. Lire « Les élections présidentielles de 2024 auront le deuxième plus grand nombre de candidats depuis 31 ans » https://operamundi.uol.com.br/politica-e-economia/venezuela-eleicoes-presidenciais-de-2024-terao-2o-maior-numero-de-candidatos-em-31-anos/
  6. Sondages d’Hinterlaces : https://www.hinterlaces.net/monitor-pais-6-de-cada-10-venezolanos-votara-por-el-candidato-del-psuv-en-las-presidenciales/
  7. Les agences de renseignement de Washington confirment une probable victoire de Maduro aux présidentielles : https://es-us.noticias.yahoo.com/agencias-espionaje-eeuu-creen-maduro-204010134.html
  8. Sur les souffrances causées à la population par les mesures coercitives unilatérales (« sanctions ») occidentales : https://venezuelanalysis.com/analysis/on-unilateral-coercive-measures-part-ii-a-conversation-with-alena-douhan/
  9. Témoignage de Mark Weisbrot devant la sous-commission de l’hémisphère occidental, du Peace Corps et des affaires de stupéfiants de la commission des relations extérieures (Sénat), 24 juin 2004 https://www.cepr.net/democracy-venezuela/
  10. Lire le manifeste : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/04/03/sans-terre-feministes-communistes-syndicalistes-afrodescendantes-les-mouvements-populaires-bresiliens-denoncent-la-desinformation-sur-les-elections-au-venezuela-et-appellent-a-la-solidarite-de/. Les mouvements sociaux de l’ALBA défendent le processus électoral du Venezuela : https://albamovimientos.net/celebramos-la-democracia-defendemos-la-soberania-abrazamos-la-dignidad-del-bravo-pueblo-declaracion-de-apoyo-a-las-elecciones-presidenciales-en-venezuela/
  11. Communiqué de la Présidente du Honduras : https://twitter.com/XiomaraCastroZ/status/1773029865119154681
  12. Communiqué du Ministère des Affaires Étrangères de Bolivie du 30 mars 2024 : https://cancilleria.gob.bo/mre/2024/03/30/14485/
  13. Communiqué du Groupe de Puebla : https://www.grupodepuebla.org/comunicado-del-grupo-de-puebla-sobre-las-elecciones-presidenciales-en-venezuela/
  14. La Jornada : https://www.jornada.com.mx/noticia/2024/04/05/politica/venezuela-y-cuba-tienen-en-contra-a-toda-la-derecha-del-mundo-amlo-4492
  15. Déclarations du Ministère des Affaires Étrangères de la Chine : https://www.fmprc.gov.cn/eng/xwfw_665399/s2510_665401/202403/t20240329_11273709.htm
  16. Rencontre ONU/gouvernement bolivarien : https://twitter.com/yvangil/status/1775641308679307744
  17. https://twitter.com/VTVcanal8/status/1775935543374643471
  18. L’ambassade du Venezuela à Brasilia a demandé une réunion avec le gouvernement de Lula, estimant qu’il ne dispose pas « d’informations claires », et précise que la réunion se déroulera sur le même ton amical que d’habitude. La réunion s’est tenue avec Celso Amorim, conseiller en chef spécial de la présidence de la République au Brésil. Le Président Lula a expliqué à la presse, le 23 avril 2024, que la droite a enfin nommé un candidat unique aux présidentielles de juillet (écartant la putschiste Machado, inéligible), qu’il y aura des observateurs internationaux, que le Brésil en sera volontiers, et redemande aux USA – comme l’ont fait ses homologues colombien et mexicain, de lever les 936 « sanctions » pour favoriser le retour des migrants économiques.
  19. Continuité des relations Colombie/Venezuela : https://twitter.com/venezuelainfos/status/1777828843337679194. Sur la médiation vénézuélienne des négociations entre gouvernement colombien et guérilla : https://venezuela-news.com/eln-gobierno-petro-reuniran-venezuela-avanzar-proceso-paz/
  20. Zoe Pepper et Walter Smolarek, « Venezuela’s election in the crosshairs of new US regime change scheme » https://peoplesdispatch.org/2024/03/15/venezuelas-election-in-the-crosshairs-of-new-us-regime-change-scheme/
  21. Lorenzo Santiago, « Entenda por que Corina Yoris, motivo de discórdia com Brasil, não disputará as eleições da Venezuela », https://www.brasildefato.com.br/2024/04/03/entenda-por-que-corina-yoris-motivo-de-discordia-com-brasil-e-colombia-nao-disputara-as-eleicoes-da-venezuela
  22. Message vidéo de Juan Carlos Monedero : https://twitter.com/i/status/1774041151789527056
  23. Maria Corina Machado aurait pu choisir la troisième option prévue par la loi organique sur les processus électoraux : l’initiative individuelle. Dans ce cas, conformément aux dispositions de l’article 52, elle devait présenter au CNE des signatures de soutien correspondant à 05 % du nombre de votant(e)s enregistrés lors de la dernière élection, afin d’approuver sa candidature. La question est de savoir pourquoi elle ne l’a pas fait, surtout si comme elle l’affirme, elle a obtenu le soutien de plus de 2 millions d’électeurs lors de primaires organisées par son ONG… Voir aussi la déclaration du dirigeant de l’opposition Manuel Rosales : https://twitter.com/manuelrosalesg/status/1773115988612948270
  24. Voir https://twitter.com/elpoliticove/status/1780578535620427818
  25. Pour une « biographie non-autorisée » de Maria Corina Machado : https://twitter.com/latablablog/status/1773758289341280369
  26. Ce coup d’État est raconté dans le documentaire passionnant de Kim Bartley : « La révolution ne sera pas télévisée » (VO STF) : https://t.co/ieL3lUMVbQ
  27. « Ils ont brûlé vif mon fils parce qu’il était noir et chaviste », https://venezuelainfos.wordpress.com/2019/05/19/ils-ont-brule-vif-mon-fils-parce-quil-etait-noir-et-chaviste/
  28. Message audio de Maria Corina Machado : https://twitter.com/yvangil/status/1777086443879379106
  29. Déclaration d’Emmanuel Macron au Brésil : https://www.france24.com/es/francia/20240328-macron-culmina-su-visita-a-brasil-qu%C3%A9-acord%C3%B3-el-presidente-franc%C3%A9s-con-lula-da-silva. Sur l’histoire incroyable de Juan Guaido et les fourvoiements de Macron et de son ambassadeur à Caracas, on lira l’excellent «thriller» du journaliste Maurice Lemoine : « Juanito roi de la vermine », Le Temps des Cerises éditeur, 2023 https://www.amazon.fr/Juanito-vermine-Roi-du-Venezuela/dp/2370712759
  30. « Le Venezuela rejette l’intervention extérieure et la campagne de délégitimation du processus électoral » : https://venezuelanalysis.com/news/venezuela-rejects-foreign-interference-in-elections-denounces-us-delegitimization-campaign/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/04/01/venezuela-douze-points-sur-les-i-delections-presidentielles/

Jemima Pierre : « L’Occident a encore peur des Noirs d’Haïti ». A propos du « laboratoire impérialiste » dénoncé par le Venezuela.

Au début du mois de mars 2024, devant les chefs d’État de la CELAC réunis à Kingstown (Saint-Vincent-et-les-Grenadines), le président vénézuélien Nicolás Maduro a dénoncé les nouvelles menaces qui pèsent sur le peuple haïtien : « Nous ne sommes pas d’accord avec une invasion, qu’elle soit ouverte ou camouflée. La solution, c’est que l’Amérique latine et les Caraïbes accompagnent, aident Haïti à suivre sa propre voie et à mettre en œuvre son propre modèle, à reconstruire son propre État, ses propres institutions, et renouer avec toutes les formes de coopération comme le programme de pétrole à bas prix PetroCaribe lancé par Chávez. ». Trois jours plus tard, à Caracas, il a poursuivi : « Combien d’interventions militaires les États-Unis ont-ils menées en Haïti ? Lorsque la renaissance du peuple haïtien s’est produite au début de ce siècle, nous nous sommes réveillés avec la nouvelle qu’un avion états-unien avait emmené, après l’avoir kidnappé, le président Aristide hors de son pays. Haïti a été démembré, martyrisé par l’interventionnisme impérialiste, ils l’ont détruit de l’intérieur. On parle aujourd’hui d’un soulèvement de gangs criminels. Mais qui les a dotés de tous ces fusils ? Ces armes sont venues massivement des États-Unis. À qui profite le chaos ? Qui veut une invasion ? Ce qui se passe en Haïti, ils l’ont tenté ici au Venezuela lors des déstabilisations de l’extrême droite, et veulent le refaire ici en cette année électorale… Le narco-chaos est une nouvelle forme de domination. »

« Guerre de gangs, spirale de la violence »… Le « présentisme » des médias sert à cacher l’intervention états-unienne contre Haïti. Nous publions ci-dessous l’analyse de la professeure haïtienne d’anthropologie Jemima Pierre qui dévoile le « laboratoire impérialiste » dénoncé par Cuba et par le Venezuela.

Si votre connaissance d’Haïti provient uniquement des médias occidentaux, vous pourriez être pardonné de croire aux affirmations suivantes :
« Haïti, un « État en faillite » envahi par la « violence des gangs », ne peut retrouver sa stabilité que par l’invasion d’une force militaire étrangère. »
« Haïti a un gouvernement souverain qui a l’autorité légale de demander une invasion militaire du pays pour « combattre les gangs. »
« Les États-Unis, en poussant le Kenya et les pays du CARICOM à mener une invasion armée étrangère en Haïti, agissent avec les meilleures intentions en Haïti et s’engagent à garantir la paix et la stabilité en Haïti et dans la région des Caraïbes. »
« La CARICOM agit en solidarité avec le peuple haïtien et soutient la souveraineté haïtienne. »

Aucune de ces déclarations n’est vraie. En fait, elles contribuent à obscurcir non seulement les motivations qui sous-tendent les récents appels à une intervention étrangère en Haïti, mais aussi la nature de la réalité politico-économique actuelle d’Haïti et l’histoire qui a permis à ce pays d’en arriver là. La répétition et la saturation de ces affirmations dans les médias, même dans la région des Caraïbes, a dupé une grande partie du monde en l’amenant à applaudir une intervention militaire étrangère en Haïti. La vérité est que, sous couvert d’aider Haïti, la souveraineté et l’indépendance de ce pays sont en fait en train d’être étouffées.

Que se passe-t-il donc en Haïti ? Pourquoi les États-Unis font-ils pression pour une nouvelle invasion militaire étrangère en Haïti ? Pourquoi les pays du CARICOM leur apportent-ils leur aide ? Plus important encore, pourquoi les États-Unis accordent-ils autant d’attention à la situation en Haïti ?

Comprendre ce qui se passe en Haïti, c’est comprendre à quel point l’agression impériale, occidentale, contre le peuple haïtien et la souveraineté haïtienne a été et reste constante. Cette agression se traduit par le fait qu’Haïti est actuellement sous occupation étrangère, et ce depuis vingt ans. Il ne s’agit pas d’une exagération. La seule solution à la crise actuelle en Haïti est la fin de l’occupation étrangère actuelle.
En 2004, Haïti a célébré le bicentenaire de son indépendance. La même année, l’indépendance d’Haïti a été contrecarrée par des puissances étrangères. Un an plus tôt, la France, le Canada et les États-Unis ont ourdi un complot lors des réunions de l' »Initiative d’Ottawa sur Haïti » pour renverser le gouvernement élu d’Haïti. Au petit matin du 29 février 2004, le complot s’est déroulé. Ce matin-là, le président Jean-Bertrand Aristide a été enlevé par des marines états-uniens et envoyé sur une base militaire en République centrafricaine. Ce jour-là, George W. Bush a annoncé qu’il envoyait des forces militaires en Haïti pour « aider à stabiliser le pays » et, dans la soirée, deux mille soldats états-uniens, français et canadiens étaient sur le terrain. La CARICOM, sous la direction du premier ministre jamaïcain P. J. Patterson, protesta vigoureusement contre le coup d’État.

La force d’invasion franco-américano-canadienne a ciblé et tué les partisans d’Aristide, a supervisé l’installation d’un premier ministre fantoche et a permis la formation d’une force paramilitaire qui a mis en place des escadrons de la mort anti-Aristide. Le coup d’État a ensuite été blanchi par les Nations Unies qui, sous la direction des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, les États-Unis et la France, ont voté l’envoi d’une mission de « maintien de la paix » en Haïti. La mission a été déployée dans le cadre d’un mandat « chapitre 7 » permettant aux soldats étrangers d’utiliser toute la force contre la population.L’ONU a pris le relais des forces états-uniennes et a créé la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), chargée de l’occupation militaire sous le couvert de « l’instauration de la paix et de la sécurité. »
Opération de plusieurs milliards de dollars, la MINUSTAH comptait, à tout moment, entre 6.000 et 12.000 militaires et policiers stationnés en Haïti, ainsi que des milliers de civils. L’aile militaire de la mission MINUSTAH était dirigée par le Brésil, qui fournissait la plus grande partie des soldats.Toutefois, cette force d’occupation militaire multinationale comprenait également des soldats de plusieurs pays des Caraïbes, d’Amérique du Sud et d’Afrique, dont l’Argentine, le Chili, la Colombie, la Jamaïque, la Grenade, le Bénin, le Burkina Faso, l’Égypte, la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Rwanda, le Sénégal, la Guinée, le Cameroun, le Niger et le Mali.

L’occupation de l’ONU sous la MINUSTAH a été marquée par sa brutalité à l’égard du peuple haïtien. Des civils ont été attaqués et assassinés. Des « soldats de la paix » ont commis des crimes sexuels.Les soldats de l’ONU ont déversé des déchets humains dans les rivières utilisées pour l’eau potable, déclenchant une épidémie de choléra qui a tué entre 10 000 et 40 000 personnes. L’ONU n’a jamais été tenue responsable de ces crimes contre le peuple haïtien.
L’occupation a été renforcée par la création et l’opérationnalisation du Core Group. Le Core Group est un groupe non élu d’étrangers originaires du Brésil, du Canada, de France, d’Espagne, des États-Unis et d’Allemagne qui s’est autoproclamé arbitre de la politique haïtienne. Ni neutre ni passif, le Core Group joue un rôle actif et interventionniste dans les affaires politiques quotidiennes d’Haïti. Il s’est efforcé d’étendre et de protéger les intérêts économiques étrangers en Haïti. Il n’a cessé d’intervenir dans les affaires politiques souveraines d’Haïti, souvent sans la collaboration ou le consentement du gouvernement haïtien.

On prétend que cette occupation a officiellement pris fin en 2017 avec le retrait officiel de la mission MINUSTAH. Pourtant, l’ONU est restée en Haïti par l’intermédiaire d’un nouveau bureau avec un nouvel acronyme : BINUH, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti. Haïti est actuellement dirigé par un groupe d’étrangers non haïtiens, le Core Group et le bureau BINUH, ceux-là mêmes qui sont responsables de la destruction de sa démocratie.

L’occupation du Core Group est à l’origine de la situation difficile dans laquelle se trouve actuellement le pays. Les forces d’occupation ont supervisé l’effondrement complet de l’État haïtien tout en permettant à un groupe d’étrangers malhonnêtes – pays et entreprises, organisations non gouvernementales et multinationales – de reprendre les fragments brisés de l’économie politique haïtienne, en grande partie pour servir des intérêts étrangers. En fait, c’est sous cette occupation que les États-Unis et leurs alliés, la France et le Canada, ont installé le néo-duvaliériste Michel Martelly en 2011, au lendemain du tremblement de terre de 2010 ; le successeur de Martelly, Jovenel Moïse, en 2016 ; et l’actuel Premier ministre de facto non élu, Ariel Henry, après l’assassinat de Moïse en 2021.

Sous l’occupation du Core Group, la vie de l’Haïtien moyen s’est détériorée. Mais il faut aussi être clair : le peuple haïtien n’a pas pris l’occupation à la légère (1). L’un des aspects les moins médiatisés de la « crise » actuelle en Haïti est la protestation continue du peuple haïtien contre l’occupation et pour l’autodétermination. Le peuple a manifesté par centaines de milliers en 2004 après la destitution d’Aristide par les États-Unis, la France et le Canada. Il a protesté contre l’imposition d’un autre président illégitime, Jovenel Moïse, en 2015 et 2016. Ils ont protesté contre la corruption du parti politique de Martelly et Moïse, le PHTK, imposé par les États-Unis, en 2018 et 2019. Et ils ont protesté contre le premier ministre non élu et installé de facto par les États-Unis, Ariel Henry.

Depuis plus de deux ans maintenant, les États-Unis font pression pour un renforcement de la présence militaire en Haïti et ont protégé le gouvernement fantoche d’Ariel Henry, non élu et impopulaire, jusqu’à sa démission récente. Ils ont protégé ce gouvernement afin de continuer à contrôler Haïti. En fait, les gouvernements fantoches d’Haïti ont bien servi les États-Unis. Par exemple, c’est Ariel Henry qui a imposé la suppression des subventions au carburant pour la population, soutenue par le FMI, que les États-Unis préconisent depuis des années et qui a plongé le peuple haïtien dans une pauvreté encore plus grande.
Aujourd’hui, les États-Unis ont besoin de maintenir leur contrôle sur Haïti car le pays est stratégiquement important pour leurs objectifs géopolitiques – la poursuite de la militarisation de la région des Caraïbes et de l’Amérique latine en préparation de leur confrontation avec la Chine et la mise en œuvre de la loi sur les fragilités globales (Global Fragilities Act). Pourtant, les États-Unis ne sont pas disposés à poser leurs propres bottes sur le terrain, et se tournent d’abord vers le Canada, puis vers le Brésil, puis vers les pays de la CELAC et de la CARICOM, tous réticents à mener la mission, même s’ils ont soutenu l’appel à l’intervention militaire. Le gouvernement kenyan de William Ruto a sauté sur l’occasion de mener l’intervention, acheté par un sac d’argent et une tape d’approbation sur leur tête néolibérale. Haïti va maintenant être envahi par les États-Unis, mais avec la « face noire » du Kenya et des pays de la CARICOM comme couverture.

Les citoyens du Kenya et des pays du CARICOM ont-ils demandé à leurs gouvernements pourquoi les États-Unis, le Canada ou la France n’enverraient pas leurs propres soldats pour envahir et occuper Haïti cette fois-ci ? Les citoyens de ces pays ont-ils considéré que le « Premier ministre » de facto non élu, Ariel Henry (aujourd’hui démissionnaire, NdT), n’a aucune base légale pour appeler à une invasion étrangère d’Haïti ? Les citoyens de ces pays se sont-ils demandé se sont-ils demandé pourquoi les États-Unis ou l’ONU n’appellent pas à l’invasion armée d’un pays comme l’Équateur, où des gangs brutaux ont assiégé le pays, ou la Jamaïque, où l’état d’urgence est quasi permanent, ou les États-Unis eux-mêmes, où des fusillades de masse sont perpétrées chaque jour ? Les citoyens de ces pays se sont-ils demandé pourquoi les États-Unis ou les Nations unies n’appellent pas à l’invasion armée d’Israël, qui commet un génocide ?

Pourquoi Haïti ?

On nous dit que l’intérêt des États-Unis pour Haïti est humanitaire, que les États-Unis veulent protéger le peuple haïtien des « gangs criminels ». Pourtant, les armes états-uniennes ont inondé Haïti et les États-Unis ont constamment rejeté les appels à l’application effective de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU pour un embargo sur les armes contre les élites haïtiennes et états-uniennes qui importent des armes dans le pays. En outre, lorsque nous parlons de « gangs », nous devons reconnaître que les gangs les plus puissants du pays sont des filiales des États-Unis eux-mêmes : le Bureau intégré des Nations unies (BINUH) et le Core Group, les deux entités coloniales qui ont effectivement dirigé le pays depuis le coup d’État de 2004. C’est ce gang, le Core Group et son Premier ministre installé, Henry, qui, avec le bureau de l’ONU en Haïti, insiste sur cette solution violente à la crise dans le pays – une crise qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer.

Alors qu’Haïti est confronté à une nouvelle invasion – cette fois-ci menée nominalement par le Kenya et les pays du CARICOM – je voudrais demander à la communauté caribéenne de réfléchir au vaste arsenal dont dispose l’empire états-unien pour convaincre le reste du monde d’accepter volontiers une nouvelle attaque contre la souveraineté haïtienne. Je voudrais également demander à la communauté caribéenne de prendre en considération le fait qu’une grande partie de ce que nous entendons sur Haïti aujourd’hui est une déformation – ou une fabrication pure et simple – de la réalité sociale et politique d’Haïti.

Document ci-dessus : Le 13 mars, le Southern Command déploie une unité d’élite des Marines des États-Unis à Port-au-Prince, en Haïti.

La plupart d’entre eux manquent de contexte historique, en particulier lorsqu’il s’agit de l’ingérence incessante des agents et institutions étrangers, pour comprendre la situation haïtienne. Elle repose en grande partie sur un racisme profond qui présume que les Noirs sont ingouvernables tout en s’opposant aux implications de l’engagement historique d’Haïti en faveur de la liberté des Noirs.
Dans le même temps, les protestations continues de la communauté haïtienne contre les troupes étrangères et l’ingérence occidentale témoignent de son courage inébranlable. Haïti est le théâtre de l’une des plus longues luttes au monde pour la libération des Noirs et l’indépendance anticoloniale. Cela explique l’assaut réactionnaire constant de l’empire états-unien contre le peuple haïtien, punissant ses tentatives répétées de souveraineté par des décennies d’instabilité destinées à garantir et à étendre l’hégémonie des Etats-Unis. Depuis deux siècles, la contre-insurrection impériale contre Haïti vise à mettre fin à l’expérience révolutionnaire la plus ambitieuse du monde moderne. Les tactiques déployées pour attaquer la souveraineté haïtienne ont été cohérentes et persistantes.

Alors que Linda Thomas-Greenfield, l’ambassadrice des États-Unis auprès des Nations Unies, était au Guyana le week-end dernier, en partie pour « continuer à rallier le soutien mondial à la mission multinationale de soutien à la sécurité (MSS) en Haïti », nous devons nous demander pourquoi les dirigeants de la CARICOM veulent participer à la destruction de la souveraineté et du peuple haïtiens. Et nous devons nous rappeler que la « crise » en Haïti a été créée et entretenue par les États-Unis et leurs alliés. Les pays de la CARICOM doivent s’opposer à l’occupation étrangère d’Haïti et ne pas prolonger la crise.

Après la démission d’Ariel Henry, les États-Unis sont en train de créer le nouveau « gouvernement » d’Haïti en donnant à leurs protégés de la bourgeoisie haïtienne de 24 à48 heures pour envoyer des noms à un « conseil présidentiel » dont la première priorité est de préparer le pays à une intervention armée étrangère.

Tout Haïtien participant à cette mascarade est un traître.

Jemima Pierre

L’auteure : D’origine haïtienne, Jemima Pierre est professeure d’anthropologie à l’UCLA, à l’Institut de justice sociale de l’université de Colombie-Britannique et associée de recherche au Centre d’étude de la race, du genre et de la classe sociale de l’université de Johannesburg. Coordinatrice pour Haïti/Amériques de l’Alliance Noire pour la Paix (Black Alliance for Peace)

Note:

(1) Lire https://venezuelainfos.wordpress.com/2019/02/17/la-revolution-qui-progresse-en-haiti-est-directement-liee-a-celle-du-venezuela/

Source : https://www.stabroeknews.com/2024/02/26/features/in-the-diaspora/why-is-caricom-betraying-haiti-on-behalf-of-the-u-s/

Traduction de l’anglais : Thierry Deronne

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/13/jemima-pierre-loccident-a-encore-peur-des-noirs-dhaiti-a-propos-du-laboratoire-imperialiste-denonce-par-le-venezuela/

Sandino, retour vers le futur (L’Huma Magazine, février 2024)

A l’occasion des 90 ans de l’assassinat du général nicaraguayen Augusto C. Sandino sur ordre de Washington, L’Humanité Magazine m’a demandé de lui consacrer un article. J’y mets en lumière un Sandino méconnu : constructeur de communes autogérées dans les zones libérées par sa guérilla paysanne, suivant une vision très proche des communes populaires organisées aujourd’hui au Venezuela; et prophète, avec son « Plan pour la réalisation du rêve suprême de Bolivar », des politiques de coopération reprises par la gauche latino-américaine, en particulier sous l’impulsion d’Hugo Chávez. Le 21 février, j’ai prononcé à l’Institut Simon Bolivar à Caracas une conférence intitulée « De Sandino a Chávez » pour développer cette continuité historique (photos ci-dessous)

Le 19 juillet 1979, lorsque s’effondre la dictature des Somoza – longue de près de 45 ans – et qu’entrent à Managua, juchés sur des blindés, les guérilleros du Front Sandiniste, les Nicaraguayens euphoriques découvrent à la télévision l’image en noir et blanc d’un général qui enlève et remet son chapeau. Ce salut de quelques secondes, passé en boucle, est l’unique image en mouvement de Sandino. Revanche pour celui que la longue nuit du somozisme a tenté d’expulser de l’Histoire après son assassinat perpétré sur ordre de Washington, il y a 90 ans, le 21 février 1934.

Dans Augusto C. Sandino, le « C » ne vient pas comme on le lit parfois de « César » mais de «  Calderon » – nom de sa mère, domestique au service d’un propriétaire terrien. De leur relation, le « bâtard » naît en 1895 dans le village de Niquinohomo, à une trentaine de kilomètres de la capitale du Nicaragua. « J’ai ouvert les yeux dans la misère et j’ai grandi dans la misère. Dès que j’ai pu marcher, je l’ai fait sous les plantations de café en aidant ma mère (…) C’est ainsi que j’ai grandi, ou peut-être est-ce pour cela que je n’ai pas grandi. »

C’est là qu’à 17 ans, en 1912, il voit passer le corps mutilé du général patriote Benjamin Zeledón –  un des chefs de l’insurrection contre le président fantoche Adolfo Diaz, agent des Etats-unis -, fusillé par les Marines intervenus massivement dans le pays, emmené dans une charrette à bœufs : « cela m’a donné la clé de la situation nationale ». Travailleur migrant, il part au Guatemala où il est témoin des exactions de la United Fruit Company (1) , empire de la production bananière qui domine déjà l’économie de l’Amérique Centrale. Puis il se fond parmi les travailleurs de la Huasteca Petroleum Company au Mexique, où il apprend énormément des luttes syndicales, au moment où parviennent les vents de l’anarchosyndicalisme, des utopies socialistes, de l’anti-impérialisme et de la révolution soviétique. La déflagration révolutionnaire du Mexique (1910), la grande rédemption des paysans sans terre et des peuples indigènes autour d’hommes à cheval comme Emiliano Zapata et Pancho Villa, le marquent profondément. Sandino y reconnaît la ligne insurrectionnelle initiée au Nicaragua par les leaders de la résistance indigène Diríangén et Nicarao lors de la Conquista espagnole au XVIe siècle, rallumée en 1881 par la rébellion, brutalement réprimée, du peuple indigène Matagalpa qui défend sa terre.

De retour dans sa patrie, Sandino s’enrôle dans l’armée des libéraux en guerre contre les conservateurs. Jusqu’au jour où il décide de rompre avec ce bipartisme de grands propriétaires terriens qui ne voient dans le paysan qu’une chair à canon pour leurs batailles du «pouvoir pour le pouvoir». Il refuse de signer le Pacte de l' »Espino Negro » qui place le pays sous la coupe des États-Unis. « Je ne me vends pas, je ne me rends pas. Patrie libre ou mourir ».

Autour d’un drapeau rouge pour la liberté et noir pour la mort, avec une poignée de mineurs, de paysans et d’artisans, avec toutes et tous ceux qu’ont invisibilisés des siècles de colonialisme, il lance en 1927 sa « guerre de libération nationale ». Le «  général des hommes libres », comme l’appelle l’écrivain communiste français Henri Barbusse, est un homme sûr de lui. Pour les paysans indigènes, il est le « huehualt », le vieux sage . “Justicia, redención, dignidad, libertad” : sa langue fluide parle aux exclus. Autodidacte, Sandino se forge une solide philosophique politique qui va de Bolivar a Lénine. Il entre dans la franc-maconnerie, étudie les alternatives aux religions de l’oppresseur, cherche dans la théosophie – utopie mystique de la fraternité et de l’égalité, les fondements de sa «commune universelle». Il s’intéresse à Gandhi, médite, croit dans la télépathie et dans la réincarnation. Mais son Dieu est anticlérical, c’est le Dieu des pauvres, et la cohésion de son armée repose sur l' »abrazo », l’accolade simple des « hermanos » – frères en toute chose.

Bien avant Guernica (1937), la première frappe aérienne contre une population civile a lieu à Ocotal, en 1927, lorsque les États-Unis bombardent un village où sont retranchés les combattants sandinistes. Sandino comprend qu’une guerre frontale est vouée à l’échec. Il réorganise sa guérilla dans les montagnes profondes de Nueva Segovia, au nord, près de la frontière avec le Honduras, et recrute des milliers de soldats parmi les paysans exploités, humiliés, dont les terres sont volées par les grands propriétaires, formant progressivement une « Armée de Défense de la Souveraineté Nationale ». « Nous ne sommes pas des militaires. Nous sommes du peuple, nous sommes des citoyens armés. Nous irons jusqu’au soleil de la liberté ou jusqu’à la mort ; et si nous mourons, notre cause continuera à vivre. ».

La « petite armée folle », comme l’a appelée la poétesse chilienne Gabriela Mistral, affronte les compagnies états-uniennes – dont la United Fruit – et déstabilise les Marines qui ne soupçonnent pas que derrière les cris d’oiseaux se cache le « télégraphe » de la guérilla. Le « Chœur des Anges », brigade d’enfants, accompagne les embuscades d’un tintamarre qui fait croire que la troupe sandiniste est plus nombreuse. Les prostituées recueillent les confidences des occupants sur l’oreiller.

Face à cette armée insaisissable, les Marines répondent par la terreur, ce qui ne fait que grossir les rangs des rebelles. Au contre-amiral Sellers qui lui propose de renoncer au combat, Sandino répond : « La souveraineté d’un peuple ne se discute pas, elle se défend les armes à la main. » En 1933, après six ans de guerre, les États-Unis retirent enfin leurs troupes non sans avoir armé, entraîné et installé derrière eux « leur » Garde Nationale. Un an plus tard, alors que Sandino s’est rendu à Managua pour signer la paix avec le président libéral Sacasa, il est trahi et assassiné sur ordre de Washington par le directeur de ce corps répressif, Anastasio Somoza García.

Sandino était-il un « bandit », « un assassin communiste » comme le martèleront les manuels scolaires de la dictature somoziste pendant 40 ans ?  « Un naïf », « un aventurier », un « caudillo bourgeois anticolonial » comme pontifiera une gauche liée à Moscou au moment où l’Internationale Communiste décida de substituer à sa ligne anti-impérialiste une ligne exclusive de «classe contre classe» ?

Pour comprendre Sandino, mieux vaut le conjuguer au futur. Dès 1932, il annonce son projet de créer des coopératives dans les zones libérées. Dans un continent où les élites ont les yeux fixés sur le nord, Sandino chambarde la politique. Son armée de paysan(ne)s ébauche une nouvelle géométrie du pouvoir qui puise aux racines du socialisme communard et du bien commun indigène. « La propriété privée est la source des guerres fratricides », explique-t-il. Là où les Yankees semaient la mort et la destruction, le travail agricole des combattant(e)s permet de créer l’embryon d’une société communautaire, autogérée, avec réseau de santé, logements décents, réfectoires communs, écoles d’alphabétisation. Les coopératives sandinistes sont d’authentiques communes, conçues pour vivre et produire collectivement. En faisant la guerre, en résistant, en cultivant, les nombreuses femmes qui se sont jointes à la rébellion acquièrent un statut nouveau. Sans être féministe au sens strict, le mouvement sandiniste marque pour elles le début d’un processus d’autodétermination, en rupture avec une société archaïque, violente, patriarcale, qui les avait complètement annulées. C’est sur cette base populaire que Sandino rêve de construire l’État nouveau. A Wiwili, sur les rives du Rio Coco qui connecte la paysannerie du nord avec les peuples autochtones de la côte caraïbe, il crée un modèle de coopératives qu’il envisage d’étendre peu à peu vers la région atlantique puis, pourquoi pas, au-delà du Nicaragua.

Pour l’élite des États-Unis comme pour l’oligarchie locale, Sandino n’est pas seulement le guérillero à abattre, mais le leader d’une dangereuse révolution qui rend le pouvoir au peuple et dont l’économie oppose la petite propriété aux « latifundios », vastes domaines agricoles aux mains d’une poignée de seigneurs féodaux qui exploitent jusqu’au sang les travailleurs journaliers 

Quelques heures après l’avoir assassiné, la Garde Nationale détruit les coopératives sandinistes et massacre tous leurs membres, y compris les personnes âgées, les femmes et les enfants. Jusqu’en 1979, la dynastie somoziste devient la « grande propriétaire » exclusive des secteurs clefs d’une économie où les relations de production s’apparentent plus au féodalisme qu’au capitalisme.

Une autre prophétie de Sandino inquiète l’Empire : « l’avènement du Nicaragua comme nation latino-américaine », un concept nourri par ses lectures bolivariennes. «  Profondément convaincu que le capitalisme américain a atteint la dernière étape de son développement en se transformant, par conséquent, en impérialisme ; qu’il ne tient plus compte des théories du droit et de la justice ; qu’il méconnaît les principes absolus d’indépendance de chaque section de la nation latino-américaine, nous considérons, écrit-il, que l’Alliance des nationalités latino-américaines nous est encore plus indispensable.»

En 1929, il envoie aux présidents latino-américains son « Plan pour la réalisation du rêve suprême de Bolivar » : une alliance des 21 nations latino-américaines avec conférence permanente de ses dirigeants, constitution d’une Cour de justice latino-américaine pour régler les litiges entre nations, citoyenneté latino-américaine, force de défense commune, base navale et canal interocéanique au service de tous, réparations pour les destructions causées par les États-Unis. Sans oublier la banque latino-américaine pour « financer, sans dépendre de l’extérieur, la construction d’ouvrages et de moyens de communication et de transport », l’union douanière pour stimuler le marché intérieur et « l’appui au tourisme latino-américain afin de promouvoir la connaissance mutuelle entre nos citoyens ». 44 articles au total qui prennent aujourd’hui tout leur sens, à l’heure de la révolution bolivarienne, de l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de nos Amériques (ALBA, créée en 2004), de la Communauté des États Latino-Américains et des Caraïbes (CELAC, 2010) et de l’Union des Nations Sud-américaines (UNASUR, 2008).

En 1934, Somoza fait disparaître le corps de Sandino et de ses compagnons, jamais retrouvés. Le désespoir s’abat sur les quelques survivant(e)s. Mais l’histoire de l’Amérique latine est une course de relais.

Trente ans plus tard, Carlos Fonseca Amador, le fils myope d’une couturière de Matagalpa, réveille la mémoire de l’Armée de Défense de la Souveraineté Nationale jusqu’à en faire l’acte de naissance du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN, créé en 1961). Fonseca sait que « la mémoire de Sandino est plus vivante chez les paysans que chez l’habitant des villes ». Il rencontre des survivants comme Santos Lopez qui a combattu sous les ordres directs de Sandino. Pendant des années, Fonseca et son équipe recherchent, étudient tout ce qui reste des écrits du « général des hommes libres ». C’est l’époque du Che, et la rébellion des années 1930 confirme le caractère crucial de la guérilla pour la victoire des peuples sur l’impérialisme. Mais aussi, en fin de compte, l’unité nationale comme stratégie fondamentale. La réflexion historique de Fonseca nourrit l’école de cadres du FSLN et contribue puissamment à la victoire de 1979.

Au journaliste basque Ramón de Belausteguigoitia venu l’interviewer dans ses montagnes du nord en 1933, le général rebelle décrit une vision qui garde son mystère: « Depuis l’origine du monde, la terre n’a cessé d’évoluer. Mais c’est ici, en Amérique centrale, que je vois une formidable transformation… Je vois quelque chose que je n’ai jamais dit auparavant… (…) le Nicaragua enveloppé d’eau. Une immense dépression venant du Pacifique… Les volcans au-dessus seulement… Comme si une mer se vidait dans une autre. »

De la fraternité des communes autogérées à l’alliance entre nations-sœurs, la vision de Sandino a gardé sa puissance d’avenir. Celle d’un monde multipolaire, libéré du mythe occidental d’un «centre», avec ses «marges» et ses «périphéries».

T.D., Caracas, 18 février 2024.

Aperçu de l’édition enrichie de nombreuses photos. Pour celles et ceux qui souhaiteraient acheter la version numérique de cette édition de l’HM (avec l’article en p. 76-81) et une mise en page plus riche que la version Web, c’est ici : https://kiosque.humanite.fr/detail/publication/detail-top-right/17?issue_id=167775&switch_toc=archive. Pour une version résumée de l’article : https://www.humanite.fr/histoire/amerique-latine/nicaragua-augusto-sandino-le-sillon-de-la-revolution

L’auteur : Thierry Deronne, Cinéaste, universitaire, licencié en communications sociales http://ihecs.be. A vécu au Nicaragua (1986-88) et réside au Venezuela depuis 1994. Compte «X» : https://twitter.com/venezuelainfos

Notes:

(1) Voir « l’HD » n°641 du 10 janvier 2019 et sur humanite.fr, « 1899, naissance de la United Fruit Company. Bananes, massacres et coups d’État », par Marc de Miramon.

(2) Pour une iconographie intégrale, voir https://acsandino.org.ni/libro-fotos/ (livre de photos téléchargeable en PDF sur le site du petit-fils de Sandino) et http://www.sandinorebellion.com/index.htm (site états-unien).

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/02/sandino-retour-vers-le-futur-lhuma-magazine-fevrier-2024/

« Et au milieu coule l’Esequibo », par Maurice Lemoine (Mémoire des Luttes)

En « mission spéciale » à Georgetown le 11 janvier 2024, Mike Pompeo, l’ex-directeur de la CIA et secrétaire d’Etat de Donald Trump, informe le président du Guyana des nouveaux plans du Pentagone et d’ExxonMobil contre le Venezuela.

mardi 13 février 2024   |   Maurice Lemoine

Plusieurs semaines de fortes tensions entre Caracas et Georgetown – capitale du pays voisin, la République coopérative du Guyana. En guise d’explication, TF1 avance : « Le Guyana menacé d’invasion par le Venezuela » (1er décembre 2023). Information que complète Le Monde  : « Le Venezuela lorgne le pétrole du Guyana » (2 décembre). Radio France internationale (RFI) soulignant au passage « les discours belliqueux du Venezuela » (14 décembre).

Au cœur de cette actualité, un différend territorial concernant la région d’Esequibo, contrôlée par le Guyana, mais que le Venezuela revendique. Au large des côtes de la zone en question, la multinationale américaine ExxonMobil vient de découvrir des hydrocarbures. Donc…

« Opportuniste » et par ailleurs « en difficulté face à son opposition », le gouvernement de Nicolás Maduro lance une série de mesures pour s’approprier cette manne pétrolière. Le 3 décembre 2023, il organise un référendum, qui se solde par un oui massif de ses compatriotes au rattachement de la région au Venezuela. Une annexion en bonne et due forme ! La preuve : Caracas crée une « Zone de défense » de l’Esequibo et nomme un général pour la diriger. Désormais, tout un chacun comprend et compatit : il s’agit d’un combat du David guyanien (808 000 habitants) contre le Goliath vénézuélien (28 millions de sujets).

Agressée, Georgetown a saisi la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute instance judiciaire de l’ONU. Le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken affirme son « soutien inébranlable à la souveraineté du Guyana ». Secrétaire général de l’Organisation des Etats américaine (OEA), Luis Almagro fait de même. Ne voyant « aucun argument » susceptible de justifier ce type d’« action unilatérale », le ministre britannique des Affaires étrangères David Cameron appelle de son côté le Venezuela à cesser ses agissements.

En fait, ce qui se passe est bien plus grave que ce qu’on subodorait : le Guyana, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et ExxonMobil sont odieusement agressés par l’ogre vénézuélien.

La République coopérative du Guyana

Indépendant depuis 1966, enclavé entre l’Océan atlantique (au nord), le Venezuela (au nord-ouest), le Brésil (au sud-ouest) et le Suriname (à l’est), le Guyana – officiellement République coopérative du Guyana – couvre 215 000 kilomètres carrés et reste profondément marqué par sa longue appartenance, avec une partie des Antilles, à l’ensemble des Indes occidentales britanniques. Ce, bien qu’il ait été « découvert » par Christophe Colomb en 1498 et qu’il ait également subi la domination hollandaise.

Longtemps, les principales richesses de ce petit pays anglophone ont été la bauxite, clé de voute de son économie, la canne à sucre et le riz ; 90 % des habitants – Afro-Guyaniens (descendants d’esclaves ; environ 30 %), Indo-Guyaniens (travailleurs ultérieurement venus d’Inde ; 40 %), métis (20 %) et Amérindiens (10 %) – vit et travaille dans les zones de basse altitude, le long de l’étroite plaine côtière. La vie sociale repose sur des bases ethniques, héritées de l’époque coloniale, opposant Hindoustanis (affaires, commerce, agriculture) et Afro-Guyaniens (administration, police, armée). Un fort bipartisme, lui aussi plus identitaire qu’idéologique, caractérise la vie politique. D’une part, le Parti civique progressiste du peuple (PPP/C), qui a mené la bataille pour l’indépendance, représente peu ou prou la majorité hindoue. De l’autre, le Congrès national du peuple (PNC) possède une base électorale essentiellement afro-guyanienne.

Objet du conflit, à l’ouest du fleuve Esequibo, le plus long cours d’eau du pays, l’Esequibo ou Guayana Esequiba, tapissé de forêts tropicales, couvre sept dixièmes du territoire (159 542 km², à peu près la moitié de l’Italie) et, très peu peuplé, n’abrite que 125 000 habitants, soit un cinquième de la population.

Le 2 août 2020, au terme d’élections au résultat contesté pendant cinq mois par le président sortant David Granger, qui se représentait, Mohamed Irfaan Ali (PPP/C), fermement appuyé par le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo, est devenu le nouveau chef de l’Etat. D’emblée, il a confirmé vouloir porter le différend frontalier avec le Venezuela devant la CIJ, rappelant que – avant même le mandat de Granger, lui-même très hostile à Caracas – c’est son parti le PPP/C qui, en 2014, à mis un terme au « dialogue de bonnes manières » entretenu depuis plusieurs décennies avec le pays voisin. Le 18 décembre 2020, la CIJ déclara admissible la demande de Georgetown sur le respect d’un traité signé en 1899 (la Sentence arbitrale de Paris) lui attribuant la zone contestée. Quelques temps auparavant, l’ambassadeur des Etats-Unis au Guyana, Perry Holloway, avait abondé dans ce sens en estimant que si les deux pays voulaient « maintenir la paix et adhérer au droit international », la décision de 1899 devait être respectée [1].

Conquêtes, occupations et truanderies

Au commencement étaient les autochtones (Caraïbes, Arawak, Warao). L’inévitable Christophe Colomb (1498). Un an plus tard, les Espagnols entreprennent d’explorer la contrée – sans encore s’y installer. Les Indigènes peinent à prononcer le nom du conquistador. Ils transforment (Juan de) Esquivel en « Esequibo » (c’est du moins ce que prétendent certains historiens). Pirates et corsaires s’abattent sur la région – portugais (1541), français (1543,1544), anglais (1561), multinationaux (1567).

Surtout hollandais, mais aussi britanniques, des Européens plantent leurs cabanes en 1616 au milieu de l’exubérante végétation. En 1648, en vertu du traité de Münster, que signent le Roi catholique d’Espagne et les Seigneurs Etats Généraux des Provinces-Unies des Pays-Bas, les « hidalgos » abandonnent à la Hollande la zone située à l’est du fleuve Esequibo [2]. Quand, en 1814, la Hollande perd les guerres napoléoniennes, qu’elle a eu l’imprudence de livrer aux côtés des Français, le territoire tombe entre les mains de Londres. La Guyane britannique est née.

Trois ans auparavant, le 5 juillet 1811, Francisco de Miranda et Simón Bolivar ont arraché l’indépendance du Venezuela à l’empire espagnol. Toutes les cartes de l’époque en attestent : depuis 1777, les frontières de la capitainerie du Venezuela s’étendaient jusqu’à l’Esequibo [3]. Le 21 décembre 1811, l’ensemble du territoire appartenant à l’ex-capitainerie est inclus dans la première Constitution du Venezuela.

Lorsque les Anglais ont hérité de la Guyane britannique en 1814, ni eux ni les Hollandais qui la leur ont cédé n’ont précisément défini la frontière ouest. Profitant du chaos des luttes d’indépendance, qui se poursuivent au Venezuela, les « british » franchissent subrepticement le fleuve Esequibo et commencent à grignoter des pans entiers du pays voisin.

En 1822, Bolivar fait parvenir une première protestation formelle au Foreign Office avec pour unique réponse : « No way ! »

Sous l’impulsion des Hollandais d’abord, puis des Britanniques, le Guyana s’est peuplé d’esclaves noirs arrachés à l’Afrique et jetés dans les plantations. L’esclavage aboli en 1833, des travailleurs étrangers sous contrat – Portugais, Chinois, puis Indiens (des Indes) – débarqueront par dizaines de milliers.

En 1834, par le biais de la Royal Geographical Society de Londres, les Anglais engagent un naturaliste d’origine allemande, Robert Schomburgk, pour qu’il explore toute la région et en établisse la cartographie. Ce que fait le savant, révélant dans son premier rapport les immenses richesses existant côté vénézuélien du fleuve Esequibo. Des bords de la Tamise montent des murmures intéressés. En 1839, le gouvernement mandate Schomburgk pour fixer une ligne de démarcation, tout en lui enjoignant de « ne pas s’en tenir au traité de Londres de 1814 », mais de « s’étendre au territoire vénézuélien ».

Un an plus tard, tracée arbitrairement, la « Ligne Schomburgk » dépouille le Venezuela de 4 920 km2. Cette fois, la controverse s’envenime. En 1844, invoquant le principe de l’uti possidetis juris (« vous posséderez ce que vous possédiez déjà »), le ministre vénézuélien Alejo Fortique insiste auprès de la puissance coloniale pour que le fleuve soit reconnu comme étant la frontière naturelle entre les deux pays. Londres traîne les pieds, mais, comme Caracas, s’engage à ne pas occuper ni usurper le territoire « en dispute ». Toutefois, perfide Albion oblige, profitant des difficultés du jeune Etat à contrôler ses frontières, l’invasion va se poursuivre, arrachant au Venezuela 141 930 km2 en 1886, qui deviendront 167 830 km2 en 1887 puis 203 310 km2 en 1897 [4]. La découverte de gisements aurifères est passée par là.

Caricature d’époque.

Ivres de leurs succès, les Anglais ont définitivement dépassé les bornes. En 1890, après qu’ils eussent avancé jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque, leur flotte a débarqué des troupes sur la côte vénézuélienne. Ils ont juste oublié une chose : la Doctrine de Monroe. Un « texte sacré » gravé dans le marbre en 1823 par les Etats-Unis.

A l’origine, la doctrine avertit : « Aux Européens le vieux continent, aux Américains le Nouveau Monde ». Dit autrement : l’ensemble des Amériques ne peut plus être soumis à la colonisation ou à l’ingérence européenne, qui, menace pour la sécurité et la paix, seront considérées comme hostiles par Washington. La proclamation n’étant pas passée inaperçue, Caracas se tourne vers le grand voisin du Nord. Qui traîne à réagir. Jusqu’à ce que l’un de ses ex-ambassadeurs au Venezuela, William Lindsay Scruggs, ne publie un pamphlet intitulé British agressions in Venezuela ; or The Monroe doctrine on trial (Agressions britanniques au Venezuela ; ou la doctrine Monroe à l’épreuve) [5]. Piqué au vif, Washington interpelle enfin Londres. Qui lui expédie un « bras d’honneur » quand le premier ministre conservateur, Lord Salisbury, rétorque que la Doctrine de Monroe « n’a aucune valeur au regard du droit international ». Ce qui objectivement n’est pas faux – mais le problème n’est pas là ! Une telle remise en cause de la sphère d’influence des Etats-Unis met le président Grover Cleveland en fureur. Cette fois, l’affaire est prise au sérieux.

Le 17 décembre 1895, dans un message au Congrès, Cleveland annonce que les États-Unis « résisteront par tous les moyens à toute appropriation par la Grande-Bretagne ou à l’exercice par celle-ci d’une juridiction gouvernementale sur tout territoire appartenant de droit au Venezuela ». A sa demande, la Chambre des représentants émet la Résolution 252 : un arbitrage international devra résoudre la dispute entre la Grande-Bretagne et le Venezuela.

Touché par une telle solidarité, le président vénézuélien Joaquín Crespo signe des deux mains. Londres grogne, mais se plie aux désidératas de la puissance montante. Le 2 février 1897, le « Traité entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis du Venezuela relatif au règlement de la question de la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les Etats-Unis du Venezuela » (dit plus simplement « traité de Washington ») entérine le principe de l’arbitrage. Au terme des discussions, le Venezuela se montre déjà moins emballé. Une forte pression étatsunienne le menaçant de le laisser seul, « à la merci de la Grande-Bretagne », a précédé la définition de la composition du tribunal : deux juges américains désignés par la Cour suprême des Etats-Unis (Weston Fuller et David J. Brewer) ; deux britanniques nommés par la Cour suprême de leur pays (Lord Charles Russell et Lord Richard Henn Collins) ; un cinquième magistrat désigné par le Roi de Suède et de Norvège – qui s’avérera finalement être un russe ouvertement anglophile, Federico de Martens. Les Vénézuéliens ne sont pas invités à la fête ! Ils seront représentés et défendus par l’ex-président des Etats-Unis Benjamin Harrison et deux avocats de même nationalité (Benjamin S. Tracy et Severo Mallet-Prevost).

Malgré une telle incongruité, comment ne pas faire confiance aux « yankees »  ? En protecteurs désintéressés du continent, ne viennent-ils pas d’intervenir militairement à Cuba pour y aider les patriotes à en chasser les Espagnols et à en faire un pays « libre et souverain » ? Convaincu que la justice lui donnera raison, le gouvernement vénézuélien accepte la formule qui lui est imposée avant d’expédier dix caisses de documents, de courriers et de cartes aux Etats-Unis, où ils seront traduits [6].

Juges et avocats de l’arbitrage de Paris.

C’est donc le 3 octobre 1899, à Paris, sans la présence d’un seul Vénézuélien, qu’est prononcée la sentence. Si elle restitue au Venezuela la totalité de l’embouchure de l’Orénoque, son vital débouché sur l’Atlantique, ainsi que les terres situées de part et d’autre de celle-ci, elle lui arrache la totalité des 159 542 km² illégitimement occupés par l’Angleterre, à l’ouest du fleuve Esequibo. Quelques jours plus tard, le juriste américain Mallet-Prevost, conseiller de la défense du Venezuela, s’épanche en mode discret auprès de son collaborateur et ami George Lincoln Burr : « Nos arbitres ont été contraints d’accepter la décision et, en toute confidence, je n’hésite pas à vous assurer que les arbitres britanniques n’ont été guidés par aucune considération de droit ou de justice et que l’arbitre russe a probablement été incité à adopter la position qu’il a prise pour des raisons totalement étrangères à la question (…) Le résultat, à mon avis, est une gifle à l’arbitrage [7].  »

Le Premier Ministre Lord Salisbury se félicite du résultat de l’Arbitrage et part en courant avec le butin pour le poser aux pieds de son souverain (caricature du Punch de Londres, 11 octobre 1899).

Le verdict passe tout de même comme une lettre à la malle-poste : à ce moment, le Venezuela n’a plus de gouvernement ! Aux prises avec une conspiration qui le renversera vingt jours plus tard, le président Ignacio Andrade s’apprête à quitter le pays. Son adversaire et futur successeur, le général nationaliste Cipriano Castro, n’est pas encore arrivé dans la capitale à la tête de son armée privée [8]. Dans quelques temps (1902), prenant prétexte de dettes non remboursées par Caracas, une coalition de puissances européennes – Allemagne, Angleterre, Italie – dépêchera une escadre de quinze navires pour s’emparer de la flotte vénézuélienne et verrouiller par un blocus les zones côtières du pays.

Pour mettre fin à l’outrage, il faudra que les Etats-Unis – qui viennent de favoriser la sécession du Panamá pour s’emparer d’un territoire jusque-là colombien où ils entendent construire un canal – serve tardivement de médiateur entre Vénézuéliens et Européens, au nom de l’inévitable doctrine de Monroe [9]. Mais, en tout état de cause, la spoliation de l’Esequibo passe alors au second plan. Entre novembre1900 et juin1904, composée de représentants du Royaume-Uni et du Venezuela, une commission mixte ad hoc réalise la démarcation de la frontière établie par la sentence de Paris.

De Paris à Genève

Un demi-siècle passe. En 1949, le scandale éclate au grand jour. Il y a eu de la magouille là-dessous ! Dans un mémorandum qu’il a ordonné de ne publier qu’après sa mort, feu Mallet-Prevost révèle que le « Laudo arbitral de Paris » a été une mascarade, résultat d’un « achat » du président russe du tribunal, Federico de Martens, par les deux juges britanniques et, au nom d’une forme de solidarité anglo-saxonne [10], d’un arrangement politique secret entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

La publication de ces révélations dans la prestigieuse revue étatsunienne The American Journal of International Law [11] coïncide, cinquante années s’étant écoulées depuis les faits, avec la possible ouverture des archives britanniques et d’archives privées aux Etats-Unis. Avec l’autorisation de leur hiérarchie ecclésiastique, deux jeunes jésuites qui se trouvent à Londres, Hermann Oropeza et Pablo Celigueta, se plongent dans l’étude des documents. Le résultat de leurs recherches, qui s’étendent sur une dizaine d’années, permet auVenezuela d’étayer la réclamation qu’il porte, en 1962, devant l’Organisation des Nations unies (ONU). Lors d’un contact direct avec son homologue britannique, le 5 octobre 1963, le ministre des affaires étrangères Falcón Briceño expose les arguments du Venezuela avant de conclure : « La vérité historique et la justice exigent que le Venezuela réclame la restitution intégrale du territoire dont il a été dépossédé. »

Après l’échec de discussions tenues à Londres, cette séquence revendicative se clôture les 16 et 17 février 1966 à Genève, à l’occasion d’une réunion entre les ministres des Affaires étrangères Iribarren Borges (Venezuela), Michael Stewart (Royaume-Uni) et Forbes S. Burnham, premier ministre d’une Guyane britannique qui, depuis 1953, jouit d’une autonomie limitée. Les deux jours de négociations débouchent sur un consensus qui, signé par tous en espagnol et en anglais, prendra le nom d’ « Accord de Genève. Lequel, officiellement transmis au Secrétaire général de l’ONU le 2 mai [12], sera validé par le Guyana, conformément aux dispositions de l’article VII, le jour de son accession à l’indépendance, le 26 mai suivant. Indépendance que reconnaît immédiatement le Venezuela.

Engageant donc la nouvelle nation guyanienne, le document signé au bord du Lac Léman prend note des réclamations de Caracas, qui considère la sentence arbitrale de 1899 « nulle et non avenue », et prévoit dans son premier article la mise en place d’une commission mixte pour régler le différend « amicalement » et de « manière acceptable » pour les parties dans un délai de quatre ans. Le texte stipule également (article IV) que, en cas d’échec des négociations bilatérales, les signataires devront « choisir sans délai l’un des moyens de règlement pacifique prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies », et, si là encore il y a absence de résultat, s’en remettront au secrétaire général de l’ONU. Formule qui, on le découvrira bien plus tard, peut être diversement interprétée.

Accord de Genève.

Sur le coup, l’accord a satisfait tout le monde, mais pas pour les mêmes raisons. Vu depuis le Venezuela, il actait une remise en cause acceptée par tous de la vilenie de 1899 et le bon droit de sa revendication. La Grande-Bretagne y voyait une manière élégante de se laver les mains et de laisser les deux autres protagonistes trouver la solution de l’imbroglio qu’elle avait provoqué. A quelques semaines de l’Indépendance, Burnham considérait que, une fois la Grande-Bretagne évincée de la partie, il aurait les mains libres pour changer les règles du jeu.

Et les Etats-Unis (de Lyndon B. Johnson) ? Implicitement et explicitement, ils appuient fermement… Caracas ! Ex-premier ministre de la Guyane encore britannique, tribun populaire et indépendantiste aux sympathies affirmées pour les pays socialistes, fondateur du PPP, Cheddi Jagan, devenu leader de l’opposition dans le nouvel Etat – désormais gouverné par Burnham –, pourrait bien le transformer en un « nouveau Cuba » si des élections imprudemment « régulières » lui permettaient d’arriver au pouvoir.

Pour des raisons inverses à celles de Washington, Fidel Castro soutiendra le Guyana au cours de la décennie 1970 – Burnham, longtemps considéré comme une marionnette des Etats-Unis, affirmant graduellement son autonomie, stabilisant le pays, nationalisant la bauxite, reconnaissant tous les pays socialistes et contribuant à briser l’isolement de Cuba [13].

Soucieux pour sa part de contrôler l’ensemble du bassin amazonien tout en se préservant des accès sur la mer caraïbe, le Brésil, dans la durée, prendra parti pour le Guyana.

Quand, en 1970, les quatre ans impartis à la commission mixte arrivent à échéance, aucune solution n’a été trouvée. Les tensions s’accumulent. En 1968, oubliant déjà les engagements pris deux ans auparavant à Genève, Burnham a commencé à négocier avec des entreprises étatsuniennes l’exploitation des ressources de la zone contestée. Sachant que, dans cette même zone, en 1969, a éclaté une révolte qui a sacrément secoué le Guyana.

Le soulèvement indigène de Rupununi.

Située au sud de la Guyana Esequiba, la région de Rupununi (58 000 km2) étend ses vastes savanes entourées de forêts à 500 km de Georgetown (et à 1 600 km de Caracas). Seule la voie aérienne permet à l’époque de rejoindre Lethem, son agglomération et centre commercial les plus importants, à proximité du Brésil. Malgré cet isolement, l’agriculture et l’élevage (entre 120 000 et 150 000 têtes de bétail) offrent à la zone une certaine prospérité. Environ 40 000 indigènes wapishana (mais aussi makushi et lokono) la peuplent en compagnie d’une poignée d’Européens (anglais et écossais), d’Américains et de Canadiens à qui la couronne britannique, en son temps, a donné des terres en concession [14]. Laquelle autorité britannique avait également placé les territoires amérindiens sous sa protection.

L’indépendance venue, toutes ces terres sont devenues propriété de l’Etat guyanien. Celui-ci permet à leurs occupants, indigènes ou autres, de continuer à les exploiter, mais en vertu d’une licence renouvelable chaque année. Un statut lui permettant, si ou lorsqu’il le jugera nécessaire, d’expulser ces résidants.

Depuis l’arrivée au pouvoir de l’ « afro-centriste » Burnham en 1968, une forte agitation secoue les Amérindiens de Rupununi, grands oubliés des politiques économiques et sociales de l’Etat. Qui plus est, on prête à Burnham l’intention de confisquer les « haciendas » des grands propriétaires et les parcelles des Indigènes pour les répartir, sur une base ethnique, pour ne pas dire raciste à l’égard des autochtones, à des Noirs et à des Hindous incités à coloniser la région.

La révolte éclate le 1er janvier 1969. Le 2, un groupe de rebelles armés prend la station de police, neutralise, au prix de quelques morts parmi ces dernières, les forces de sécurité. Empêchant toute communication avec la capitale, les stations de radio sont occupées ; les pistes d’aviation secondaires ainsi que celle de l’aérodrome de Lethem sont obstruées par des obstacles et des futs de carburant.

De cette province désormais totalement isolée et sous contrôle, s’élève la voix de Valerie Hart. Une indigène, malgré son nom – qu’elle doit à un époux aviateur, Harry Hart. Depuis l’aéroport de Lethem, entourée d’une centaine de paysannes armées de fusils, Valerie Hart, au nom d’un « Mouvement Guyveno » (guyanien-vénézuélien) annonce la création du Comité provisoire du gouvernement de Rupununi.

Valerie Hart.

Grâce au silence radio qu’ils ont imposé, les rebelles pensent pouvoir contrôler l’ensemble du territoire avant que le pouvoir central n’ait pu réagir. C’est compter sans un missionnaire adventistes étatsuniens de Lethem, partisan de Burnham, qui, possédant un émetteur-récepteur, avertit l’ambassade des Etats-Unis.

La foudre s’abat immédiatement. Le modeste armement des insurgés ne fait pas le poids face à celui des Forces de défense guyaniennes, qui vont jusqu’à utiliser des lance-flammes pour les neutraliser. Très vite en grande difficulté, les révoltés se tournent vers Caracas : une annexion au Venezuela serait possible à condition que leur soient garantis « les droits de l’homme, la propriété de leurs terres et une période de transition plus ou moins longue pour adapter le système juridique de la région au système vénézuélien, ainsi que l’autonomie pour certaines questions locales [15] ».

Par radio, le pouvoir ordonne à la troupe de bombarder les populations indigènes de Pirara et d’Annai – dont les habitations sont réduites en cendre. Sous la pression, la retraite des plus vulnérables doit débuter. Femmes et enfants entreprennent une marche désespérée en direction du Brésil et du Venezuela.

Sans ambiguïtés, cette fois, Hart a lancé : « Nous, les habitants du Rupununi de Guayana et donc Vénézuéliens de naissance, conformément à l’article 35 de la Constitution nationale, lançons un appel au gouvernement, au peuple et aux Forces armées vénézuéliennes pour qu’ils nous aident et empêchent les hordes du Premier ministre du Guyana de nous massacrer. Une autre Baie des Cochons n’est pas conforme à la tradition historique de la patrie de Bolivar [16]. Dans la Baie des Cochons, les Etats-Unis ont abandonné des citoyens non américains. Nous espérons que les Vénézuéliens du Rupununi ne seront pas abandonnés par le Venezuela à une extermination tragique. »

Désormais en grand danger, Hart s’envole avec son pilote de mari pour Santa Elena de Uairén, dans l’Etat de Bolívar (Venezuela). Le 4 janvier, très amicaux à son égard, les militaires vénézuéliens affrètent un vol pour que le couple rebelle gagne Caracas. En tant que présidente du Comité provisoire du gouvernement de Rupununi, Hart y rencontre les ministres de l’intérieur et des Affaires étrangères, Reinaldo Mora et Ignacio Iribarren Borges et leur demande d’appuyer la création d’une région indépendante du Guyana, sous protection du Venezuela. Elle réclame également de pouvoir rencontrer le chef de l’Etat.

A Caracas, la cheffe de la rébellion guyanienne demande l’aide de troupes et d’armes au Venezuela.

Flottement à Miraflores (le palais présidentiel) et à la « Casa Amarilla » (le ministère des Affaires étrangères). Raúl Leoni va, le 11 mars prochain, céder le pouvoir au social-chrétien Rafael Caldera, qui, le 1er décembre 1968, a été élu président.

Nul n’ignore que, à tous les niveaux du pouvoir et par-delà les négociations avec Georgetown, le sort de la Guyana Esequiba a donné lieu en permanence à toutes sortes de spéculations. Ainsi, durant la dictature de Marcos Pérez Jiménez (1952-1958), un plan nommé « Hipótesis Negra » (« hypothèse noire ») a-t-il circulé au sein de l’Académie militaire, qui envisageait la récupération musclée de la Guyana Esequiba. Toutefois, tout despote qu’il fût, Jiménez n’a pas franchi le Rubicon.

Du ministère des Affaires étrangères, le président Leoni lui-même a reçu six possibles scénarii – genre « toutes les options sont sur la table » – pour la reprise du territoire perdu. D’après la chercheuse Sonia Romero Harrington, Leoni aurait considéré comme la moins problématique une sécession puis une annexion au Venezuela « par la libre volonté [des] habitants » [17]. Ce qui ressemble fort à la révolte de Rupununi et conforte l’historien Guillermo Guzmán quand il prétend que, dans les archives personnelles d’Iribarren Borges, figurent de nombreux documents attestant du rôle d’acteurs vénézuéliens dans la rébellion.

Informé des fameux plans par le ministre désormais sortant Iribarren Borges, le futur président Caldera rétorque prudemment qu’il va réfléchir à la question. Durant une visite à des installations militaires de Ciudad Bolivar, quelques semaines auparavant, il a affirmé qu’il traiterait « avec fermeté et conformément aux intérêts du pays la revendication sur la Guayana Esequiba, mais avec en même temps une approche pacifique et conforme aux accords signés à Genève ».

Pour l’heure, Léoni occupe toujours Miraflores. Les réfugiés de Rupununi déferlent sur Ciudad Bolivar. Par effet de contagion, des centaines d’Amérindiens du nord de la Guyana Esequiba passent au Venezuela.

Il est temps que – voyant les fourmis dévorantes du communisme cachées derrière toute manifestation de mécontentement social ou politique – les États-Unis interviennent. Washington fait savoir que ce « mouvement armé » représente une menace pour la région. De son côté, la CIA informe Caracas que, en cas d’appui aux rebelles, l’aide militaire antisubversive lui sera retirée (alors que la guérilla vénézuélienne marxiste des Forces armées de libération nationales [FALN] est encore en activité). Le Venezuela pourrait même voir arriver sur son territoire les « british » de la Royal Navy !

Valerie Hart ne rencontrera pas Leoni. Les ministres lui font comprendre que des « questions de politique internationale très délicates » interdisent toute intervention du Venezuela. Le réalisme ne se transforme toutefois pas en trahison. Accueillant à bras ouverts les milliers de réfugiés, Caracas leur accorde naturalisation et pièces d’identité en tant que « citoyens vénézuéliens de naissance » car originaires d’un territoire que le Venezuela considère lui appartenant.

Georgetown se déchaîne. Le 16 janvier, le Guyana remet une note de protestation au secrétaire général de l’ONU, lui demandant que ses accusations soient portées à la connaissance de tous les pays membres de l’Organisation. Les conséquences n’iront pas plus loin qu’une condamnation du Venezuela par les pays du Commonwealth [18]. Le Venezuela nie toute implication. Les relations diplomatiques ne sont pas rompues. La « pasionaria » Valerie Hart entre dans la légende. Et, aujourd’hui encore, certains Vénézuéliens critiquent vertement l’attitude de Leoni et Caldera, considérant le non appui au soulèvement de Rupununi comme une occasion perdue.

Une embellie nommée Hugo Chávez…

« Nous avons annoncé que nous ne voulions pas d’une situation d’hostilité militaire avec le peuple guyanien, a déclaré Caldera, maintenant installé pour son premier mandat à Miraflores… Cela ne veut pas dire que le Venezuela ne doit pas utiliser toutes ses ressources juridiques, morales et politiques pour la récupération de quelque chose dont il a été injustement privé ». Malgré les tensions, ou peut-être pour les aplanir, les deux gouvernements s’accordent le 18 juin 1979, par le « protocole de Port Spain » (Trinité-et-Tobago), sur un moratoire de douze ans pendant lequel les réclamations seront de part et d’autre gelées [19].

Au moment du dégel, en 1982, Caracas refuse de reconduire le moratoire et propose la reprise de négociations directes. Georgetown, pour la première fois, évoque la Cour internationale de justice – dite CIJ.

Nouveau changement de cap en 1987 : d’un commun accord, les deux pays entérinent la méthode des « bons offices » à laquelle, sous l’égide de l’ONU, béni par les présidents Carlos Andrés Pérez et Desmond Hoyte, se colle en 1989 et pour dix ans, l’ex-secrétaire général de la Communauté des Caraïbes (CARICOM), le grenadien [20] Alister McIntyre.

Au Venezuela, la IVe République agonise. Arrive un ouragan : Hugo Chávez. Après réforme de la Constitution, le pays devient la République bolivarienne du Venezuela. Un objectif, une vision : l’intégration latino-américaine. Des instruments : paix, souveraineté, respect du droit international.

Le 19 février 2004 demeurera une date historique : tout sourire, un président vénézuélien atterrit à Georgetown pour une visite officielle. A son homologue Bharrat Jagdeo, Chávez propose de privilégier la coopération, y compris dans l’Esequibo. « Le gouvernement vénézuélien, déclare-t-il, ne s’opposera dans la région à aucun projet qui bénéficie aux habitants (…) projets hydrauliques, voies de communication, énergie, projets agricoles… »

En 2005, Chávez fait mieux encore : il incorpore le Guyana à l’initiative PetroCaribe qu’il vient de lancer en juin. L’accord permet à treize pays de la Caraïbe d’acheter du pétrole au Venezuela, avec des conditions de paiement particulièrement généreuses (ce qui les sauvera d’un naufrage assuré lors de la grande crise financière déclenchée en 2008 par la déréglementation du système financier aux Etats-Unis).

En mode de paiement original, Venezuela et Guyana procèdent à un échange « pétrole contre riz ». Sans que Caracas ne hausse un sourcil, le Guyana, cette même année 2005, commence à exploiter six gisements d’or, de bauxite et de diamants en Guyana Esequiba.

En 2010, Chávez est tombé d’accord avec Jagdeo pour relancer la mission de « bons offices » paralysée pendant deux ans du fait de la mort du diplomate nommé par l’ONU Oliver Jackman. Le Jamaïcain Norman Girvan a pris le relai. Le 26 novembre de cette même année, Georgetown accueille le IVe Sommet de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), à laquelle participe Chávez, qui a tant œuvré pour la création de l’organisation. En remplacement de l’équatorien Rafael Correa, l’anglophone Bharrat Jagdeo va en devenir président pro tempore pour une durée d’un an. Sans être « latino », et grâce au rêve bolivarien, le Guyana occupe désormais toute sa place en Amérique du Sud.

Hugo Chávez et Bharrat Jagdeo, juillet 2010.

Qui, le premier, trahit l’esprit de cette sérénité retrouvée ?

En septembre 2011, sans en aviser Caracas, Georgetown présente à la Commission des limites du plateau continental de l’ONU (CLPC) une demande d’extension de son domaine maritime sur la zone en réclamation. N’importe quel juriste sait pourtant que la Convention de l’ONU sur les droits de la mer interdit toute démarcation entre pays qu’opposent des conflits territoriaux…

Exprimant sa « préoccupation » sans se croire obligée de hausser démesurément le ton, Chávez réagit en envoyant en terrain neutre, à Trinité-et-Tobago, son ministre des Affaires étrangères… Nicolás Maduro. Accompagné du « monsieur bons offices de l’ONU », celui-ci y rencontre son homologue guyanienne Carolyn Rodrigues-Birkett. Résumant l’entrevue, un communiqué exprime la « satisfaction quant aux excellentes relations qui se sont développées entre les deux Etats » et réitère « leur engagement à maintenir ce niveau [21] ».

Minute ! Tout le monde ne voit pas les choses de cette façon…

« La volonté intégrationniste et la construction d’un avenir harmonieux entre nos pays doivent être partagées, communique l’opposition vénézuélienne à travers la Table d’unité démocratique (MUD), mais il est inconcevable qu’elles soient unilatérales, provoquant l’abandon des droits du Venezuela au profit du Guyana ». Les critiques s’abattent sur Chávez et son ministre Maduro, venues d’une droite vénézuélienne que bientôt, chauffée par Washington et l’ « anti-chavisme primaire » des médias, la « communauté internationale » chouchoutera.

« Ils ne parviendront pas à alimenter la polémique, rétorque Chávez, évoquant les opposants (les mêmes qu’aujourd’hui). Ils brandissent des drapeaux de guerre contre le peuple frère du Guyana pour une question que nous sommes en train de traiter au niveau politique et diplomatique. Ils tentent de soulever une tempête dans un verre d’eau ! »

La découverte

Du verre d’eau, on repasse à l’Atlantique. Chávez mort, c’est en tant que chef de l’Etat que Maduro effectue une première visite à Georgetown, le 2 juillet 2013. De cette rencontre reste la forte déclaration qu’il fait en arrivant : « Il n’y aura jamais la guerre en Amérique du Sud ! »

Las, le 16 octobre 2013, la marine vénézuélienne intercepte le « Teknik Perdana ». Battant pavillon panaméen, loué par la compagnie texane Anadarko Petroleum, le navire mène un travail d’exploration dans le « Bloc Roraima », donné unilatéralement en concession par le Guyana à trois compagnies pétrolières, parmi lesquelles Esso, marque associée à la compagnie étatsunienne ExxonMobil. Non seulement le navire prospecte sur la zone contestée, mais il le fait également face au Delta Amacuro, pleinement vénézuélien. Après un bref passage par l’île de Margarita, le capitaine ukrainien du navire Igor Bekirov et ses hommes d’équipage sont relâchés.

Une demande d’explication et une nouvelle rencontre à Port Spain entre ministres des Affaires étrangères – Carolyn Rodrigues-Birkett et Elías Jaua – réitère que « le dialogue et la coopération sont le chemin pour la résolution pacifique des différends entre les Etats ».

Visite de Maduro au Guyana en juillet 2013.

Merci. Pas de quoi. Caracas a fait preuve de souplesse. Lors du VIIe Sommet des Amériques tenu au Panamá les 10 et 11 avril 2015, Georgetown renvoie l’ascenseur. Le 9 mars précédent, depuis la Maison-Blanche, le « good guy » Barack Obama a signé un décret qui, ouvrant le terrain juridique à une possible intervention, fait du Venezuela « une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des Etats-Unis ». Comme la brésilienne Dilma Rousseff, l’Argentine Cristina Kirchner, le cubain Raúl Castro, le bolivien Evo Morales ou l’équatorien Rafael Correa, pour ne citer qu’eux, le président guyanien Donald Ramotar se solidarise avec Caracas et critique le « décret Obama ».

Néanmoins… Deux mois auparavant, le 26 janvier 2015, Washington avait invité tous les pays de la Caraïbe à un Sommet sur la sécurité de l’énergie. Animé à l’évidence des meilleures intentions, le vice-président Joe Biden y a averti ces petites nations insulaires aux équilibres fragiles que les livraisons de PetroCaribe pourraient bien, prochainement, subir une chute brutale. Mieux vaudrait, a-t-il suavement avancé, que dans le cadre de l’Initiative de sécurité énergétique des Caraïbes, en cours de création, cet accord soit remplacé par de nouvelles alliances avec un partenaire beaucoup plus fiable : les Etats-Unis.

Fin de l’éclaircie

Pour sortir d’une confrontation avec son Parlement, que domine l’opposition et qu’il a suspendu afin d’éviter une motion de censure à son encontre, le président Ramotar a convoqué des élections anticipées. Depuis 1992, le Parti civique progressiste du peuple (PPP/C), son parti, gouverne le Guyana. Le scrutin du 11 mai 2015 marque un changement historique : à la tête d’une coalition de cinq partis, que domine le Congrès national du peuple (PNC), David Granger est élu de justesse (50 % des voix) et devient le huitième président du pays.

Passé par les académies militaires de Grande-Bretagne, du Nigéria et du Brésil, perfectionné par l’Université nationale de défense de Washington, poli en Floride par la Joint Special Operations University du Commandement sud de l’armée des Etats-Unis, Granger, parfait produit « made in USA », a terminé sa carrière en 1992 comme commandant-en-chef de la Force de défense du Guyana. Depuis, il fait de la politique. Et se montre très hostile à l’égard du Venezuela.

Tout va très vite et semble avoir été soigneusement préparé. Le 20 mai, neuf jours après la victoire électorale de l’ex-général, ExxonMobil, qui en connaissait l’existence depuis le mois de mars précédent, révèle avoir découvert 1,4 milliards de barils de pétrole de grande qualité dans le « Bloc Stabroek », une zone de 60 000 km2, au large de la Guyana Esequiba. Dès le lendemain, Granger pose sur le pont du navire d’exploration « Deepwater Champion », à 120 milles (222 km) de la côte, en compagnie de dirigeants de la compagnie pétrolière et de membres de son gouvernement. Puis il part aux Etats-Unis.

Comme il était prévisible, Caracas s’insurge et exige d’Exxon qu’elle cesse ses opérations : « L’Esequibo est un territoire vénézuélien et, par conséquent, tant qu’il n’y a pas de décision sur notre territoire, les eaux ne peuvent pas être utilisées à quelques fins », déclare la ministre Delcy Rodríguez. Maduro demande à l’ONU d’activer le mécanisme des « bons offices. Une attitude si… terriblement agressive qu’elle amène Granger à retourner aux Etats-Unis en juillet pour alerter, lors d’un discours prononcé au William Perry Center of Hemispheric Defense Studies : « Le Guyana est actuellement confronté au défi d’un Etat plus grand et joue sa survie. »

En gendarme du monde censé représenter la raison, le Département de la Défense US feint s’inquiéter pour la région : « Une [autre] conséquence potentielle d’une guerre entre le Guyana et le Venezuela est la possibilité que l’un ou l’autre pays utilise des méthodes irrégulières ou asymétriques lors de l’escalade du conflit. Les méthodes irrégulières ou asymétriques décrivent des techniques telles que le terrorisme, la guérilla, la subversion et la cyber-guerre, qui évitent généralement les confrontations directes avec la puissance militaire des gouvernements [22]. »

Et pour quelques barils de plus…

ExxonMobil… En 1900, on l’appelait Standard Oil Trust – un regroupement de compagnies achetées en 1882 par John Rockefeller et ses associés. Méthodes peu orthodoxes ruinant les concurrents et organisant l’évasion fiscale ; acquisitions, fusions ; lois antitrust obligeant en 1911 le monopole à se partager en trente-trois sociétés séparées ; profusion de sigles et de marques – Standard Oil, Socony, Esso, Enco, Humble, etc…

L’actuelle ExxonMobil résulte de la fusion le 30 novembre 1999 des compagnies Exxon Corporation et Mobil Oil, respectivement numéros 2 et 4 mondiaux à l’époque, derrière BP-Amoco (BP).

Les dirigeants de la multinationale, désormais « numéro un » dans le domaine des hydrocarbures aux Etats-Unis, ont toujours entretenu des relations étroites avec la classe politique et les gouvernements. « Il s’agit, a écrit le journaliste et universitaire Steve Coll, d’un Etat corporatif qui, au sein de l’Etat américain, a ses propres règles de politique étrangère [23]. » Outre ses subventions aux « think tanks » néolibéraux, Exxon a entre autres financé les campagnes électorales des deux George Bush – Lee « Iron Ass » Raymond, directeur général de 1993 à 2005, étant pour sa part un grand ami du vice-président (de Bush II) Dick Cheney.

A Lee Raymond, succèdera Rex Tillerson, entré dans l’entreprise en 1975 en tant qu’ingénieur. En 2017, à la tête d’une fortune estimée à 151 millions de dollars, dont une bonne partie dans les paradis fiscaux (dixit les « Paradise Papers ») [24], Tillerson quittera la multinationale pour devenir le secrétaire d’Etat de Donald Trump. Sombre présage. Tillerson a un sérieux contentieux avec le Venezuela.

En 2006, alors que le gouvernement de Chávez entamait un cycle de nationalisations, la nouvelle loi sur les hydrocarbures a imposé à trente-deux compagnies pétrolières présentes dans le pays de nouveaux contrats faisant d’elle des entreprises mixtes ayant pour partenaire la compagnie publique nationale PDVSA, laquelle devenait majoritaire (60 %) dans les nouvelles associations. Qui plus est, elles ont été davantage imposées. Si la plupart des multinationales ont joué le jeu, deux ont refusé : ConocoPhillips et ExxonMobil.

Exerçant sa souveraineté, l’Etat vénézuélien a pris le contrôle des actifs des deux entreprises. Devant le Centre international pour le règlement des différends (CIRDI), une dépendance de la Banque mondiale, ExxonMobil a exigé 16,8 milliards de dollars de dommages et intérêts [25]. Et n’a obtenu, six ans plus tard, le 9 octobre 2014, que 1,6 milliard de dollars.

De quoi rendre Tillerson furibond. De mèche avec le Guyana depuis quelques années, il attend toutefois l’arrivée au pouvoir du faucon David Granger et, comble de bonheur, le « décret Obama », pour narguer la République bolivarienne en rendant public le résultat des recherches de la multinationale dans la zone contestée.

L’escalade

Suspendu par Caracas, l’accord « riz contre pétrole » subit le premier les conséquences de la provocation. Dur coup pour l’économie guyanienne : durant les quatre années précédentes, le Venezuela lui a acheté 40 % de sa production.

Schéma désormais classique : tandis que Maduro sollicite la médiation du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, le gouvernement guyanien fait savoir qu’il n’est « pas intéressé » par la poursuite du processus de « bons offices » de l’ONU. Pour lui, une résolution judiciaire devant la CIJ est « l’unique option ». Granger rejette tout autant une autre proposition de Caracas : une réunion avec les douze membres de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) pour traiter du différend. Puis il félicite la transnationale canadienne Guyana Goldfields, qui vient d’entreprendre l’exploitation de mines d’or dans le « secteur 7 », contesté, de l’Esequibo.

La ministre des Affaires étrangères Delcy Rodríguez remet une lettre du président Maduro au secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, le 1er juillet 2015.

Alors que la Caricom et l’Association caribéenne de l’industrie et du commerce (CAIC) soutiennent, comme elles l’ont toujours fait, le Guyana, le Parlement (Parlasur) du Marché commun du sud (Mercosur) approuve les revendications territoriales avancées par le Venezuela et approuve « sa diplomatie pacifique pour résoudre le différend ». Dans le cadre de la XXIe Rencontre des partis de gauche latino-américains célébrée à Mexico, le Forum de São Paulo approuve lui aussi à l’unanimité une résolution de soutien au Venezuela et condamne ExxonMobil « pour générer des tensions politiques entre deux peuples frères ».

Un pas en arrière, un pas en avant – Georgetown invente une sorte de tango guyanien. Après une rencontre avec Maduro à New York, en septembre 2015, dans le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU, Granger accepte la réactivation du mécanisme des « bons offices ». Pas de quoi satisfaire l’opposition vénézuélienne qui, comme elle le fera en 2023, attaque sous tous les angles, fussent-ils contradictoires, sur le thème du Guyana. La stratégie du pouvoir « semble être un renoncement à défendre nos droits sur l’Esequibo », tonne le secrétaire général du parti Primero Justicia, Tomás Guanipa (futur « ambassadeur » en Colombie du « gouvernement » du président autoproclamé Juan Guaido). « Seize ans d’une politique de sous-estimation d’un thème qui, pour nous, est vital », précise-t-il, avant d’ajouter : « Il semblerait que, comme arrivent les élections [législatives de décembre 2015], ils [le pouvoir] veulent faire une sorte de show – discours repris mot pour mot, par les mêmes, en 2023 ! – et on arrive au comble de ne pas s’en prendre au pays voisin, mais à l’entreprise [ExxonMobil] !  » » Sous prétexte de fustiger Maduro, s’agit pas de se fâcher avec les parrains de la multinationale aux Etats-Unis !

« Le Venezuela n’a pas été et ne sera pas un pays impérialiste, pro-impérialiste, pro-colonialiste, non, nous sommes anti-impérialistes, anticolonialistes, nous développons une doctrine bolivarienne et chaviste de fraternité et d’amitié profonde », a dû rétorquer une fois de plus Maduro. Message bien reçu par le Département d’Etat américain (DoE) : vingt-quatre heures après avoir présenté ses lettres de créance, le nouvel ambassadeur des Etats-Unis à Georgetown, Perry Holloway, déclare que le Venezuela et le Guyana doivent résoudre leur dispute en respectant… la sentence arbitrale édictée en 1899 à Paris.

Dans l’ombre, Rex Tillerson et ses réseaux s’activent déjà depuis longtemps. A ce stade, ce différend territorial rend juridiquement problématique la poursuite des investissements. Non seulement l’Accord de Genève n’offre pas de solution rapide, mais, de plus, il implique de négocier avec l’ennemi intime d’ExxonMobil. Les avocats de la multinationale préconisent d’abandonner définitivement cette voie et poussent à porter l’affaire devant la CIJ. L’influence des grandes puissances – Etats-Unis et Union européenne – voire du Commonwealth, permettent d’envisager une issue plus favorable pour une nation anglophone que pour un pays latino déjà accusé de tous les maux.

Le 16 décembre 2016, cinq semaines après l’élection de Donald Trump, Ban Ki-moon informe qu’il relance les « bons offices », mais qu’il leur impose unilatéralement un terme fixé au 31 décembre 2017.

De manière unilatérale, le Guyana a créé une limite maritime arbitraire qui, conjuguée avec la frontière maritime légale de Trinité-et-Tobago, implique la perte du débouché du Venezuela sur l’Atlantique.
Proyección Marítima de la Zona en Reclamación : projection maritime de la zone en réclamation.
Mar territorial de Venezuela : eaux territoriales du Venezuela.
Línea arbitraria trazada por Guyana : limite arbitraire tracée par le Guyana.

Une pierre de plus sur le chemin de la déstabilisation

Janvier 2017 : Trump s’installe à la Maison-Blanche. Le 1er février, Tillerson arrive à la tête du Département d’Etat. ExxonMobil annonce immédiatement qu’elle va investir 5 milliards de dollars dans la zone que le Guyana lui a concédée. La multinationale joue sur du velours : déjà entamée, la grande offensive pour mettre la République bolivarienne à genoux va bientôt atteindre des sommets.

Du 31 mars au 12 août, une vague de violence insurrectionnelle se solde par un bilan de « 142 morts et plus de 1 000 blessés ». Transformés en martyrs par l’internationale médiatique, la moitié des défunts, souvent chavistes ou sans camp défini, ne participaient pas aux protestations. Quant aux « manifestants pacifiques », ils réussissent la performance de tuer par balles sept membres des forces de l’ordre et d’en blesser vingt-et-un par arme à feu.

Résultat garanti : à l’instigation de Washington, et avec le relais du secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) Luis Almagro, les pays conservateurs du continent créent le 8 août 2017 le Groupe de Lima [26], destiné à « isoler diplomatiquement le gouvernement de Maduro » et, pour la galerie, à « récupérer la démocratie au Venezuela ». Le Guyana s’empresse de rejoindre la « camarilla » et de se mettre sous sa protection.

Réélu le 20 mai 2018, Maduro n’est pas reconnu par la « communauté internationale » – les Etats-Unis, l’Union européenne, le Groupe de Lima (soit une cinquantaine de pays sur les 193 présents à l’ONU). Le 4 août suivant, une tentative d’assassinat du chef de l’Etat vénézuélien échoue de peu. Sur ordre direct de Washington, le député d’opposition Juan Guaido s’« autoproclamera » président de la République le 23 janvier 2019. L’administration Trump met progressivement en œuvre les 930 mesures coercitives unilatérales illégales – dites « sanctions » – qui, en l’excluant des financements internationaux, en l’empêchant d’acheter des médicaments, de la nourriture et des équipements, de produire ou de vendre son pétrole et son or, vont étrangler économiquement le pays et imposer de très dures conditions de vie à la population.

Sautant dans le train de cette offensive générale, ExxonMobil joue sa partition. Et sait mettre la main à la poche quand il le faut. Comme le révélera l’ex-ministre des ressources naturelles du Guyana, Raphael Trotman, la multinationale a fait cadeau de 18 millions de dollars au gouvernement Granger pour financer une armée de lobbyistes et d’avocats chargés d’exercer une forte pression sur l’ONU [27]. Coïncidence ? En janvier 2018, Ban Ki-moon prend la décision unilatérale de recourir à la voie juridictionnelle et renvoie l’affaire devant la CIJ, sans l’aval du Venezuela. L’article 4#2 de l’Accord de Genève établit pourtant que les parties devront établir d’un commun accord les mécanismes de la solution Dès lors, le Guyana dépose son mémoire pour que « la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale de 1899 soient confirmés », arguant avec un cynisme éhonté que la dite sentence « est valide et a un caractère obligatoire pour les deux parties ». Bonne fille, la Cour internationale a ouvert le dossier. Un détail : l’article 38#5 de son règlement lui interdit d’entamer une procédure sans le consentement préalable de toutes les parties !

Fort de cette évolution positive pour lui, le duo Exxon-Granger se croit tout permis. Le 22 décembre 2018, la marine de guerre bolivarienne devra intercepter deux navires d’investigation sismique « dans la zone économique de la République coopérative de Guyana » – en réalité dans l’aire correspondant à la projection maritime du Delta Amacuro, sous totale souveraineté du Venezuela.

« Par respect envers la Cour », le président Maduro a annoncé que le Venezuela « fournirait des informations » afin d’aider celle-ci « à s’acquitter de ses obligations en vertu de l’article 53.2 de son statut ». De sorte que, le 18 juin 2018, lors de la première réunion tenue par le président de la CIJ pour recueillir les vues des parties sur des questions de procédure, la vice-présidente Delcy Rodríguez a fait le déplacement à La Haye. Ce qui lui a permis de confirmer que, pour son gouvernement, la Cour n’avait « manifestement pas compétence pour connaître de l’affaire » et que le Venezuela avait décidé « de ne pas prendre part à l’instance ».

On notera au passage que cette attitude – ne pas reconnaître de façon automatique la juridiction de la CIJ – est partagée par 118 pays, soit plus de 60 % de la communauté internationale (la vraie). S’agissant du Venezuela, il s’agit d’une position ancrée dans l’Histoire, fortement influencée par la spoliation de 1899 : ne pas faire dépendre de tiers, Cours ou arbitres les affaires relatives à l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale, considérés comme des intérêts vitaux [28].

Si l’on effectue ici un saut dans le temps, passant de 2018 à 2024, et si l’on se place dans l’optique de la République bolivarienne, on observera que la CIJ, composée de quinze juges choisis pour un mandat de neuf ans, n’a rien d’un organisme réellement neutre, froid ou indifférent. Joan Donoghue, sa Présidente depuis 2021, a occupé de 2000 à 2010 des fonctions de haut niveau – conseillère juridique d’Hillary Clinton puis de Barack Obama – au Département d’Etat américain.

Cadre de 2009 à 2013 dans ce même DoE, Sarah Cleveland a plus tard été la « modératrice »d’un débat « Droits humains et démocratie au Venezuela » auquel participait Nikki Haley (pré-candidate du Parti républicain pour la présidentielle de 2024, grande partisane des sanctions), événement au terme duquel Cleveland déclara : «  Le Venezuela pose un défi fondamental à nos institutions régionales et internationales des droits humains. »

Lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères de son pays, le magistrat roumain Bogdan Lucian Aurescu a lui reconnu en Julio Borges, comparse du président fantoche Juan Guaido, son homologue vénézuélien, ce qui, en 2022, lors d’une conférence de presse commune, lui a valu les compliments d’Antony Blinken : « Les Etats-Unis ne pourraient désirer un allié plus inconditionnel ou plus engagé que la Roumanie. »

Hilary Charlesworth ? Conseillère du gouvernement guyanien, elle a exercé les fonctions de juge ad hoc nommée par Georgetown pour siéger en son nom, le 29 mars 2018, lors de l’examen de la compétence de la CIJ sur le différend avec le Venezuela. Quant à l’ex-conseiller légal du ministère des Relations extérieures sud-africain, Dire Tladi, il a déjà tranché en 2020, sans tenir compte du contexte de l’agression multiforme menée contre Caracas :« Les attaques contre les institutions et organisations internationales impliquent le retrait du Venezuela du mécanisme interaméricain des droits de l’Homme. »
On hésiterait pour moins que cela à se lancer dans la gueule du loup.

Par rapport aux délais standard de l’industrie pétrolière, ExxonMobil avance avec une rapidité déconcertante. En 2019, cinq ans à peine après la découverte de potentiels 11 milliards de barils, la multinationale inaugure les activités du premier navire flottant de production, stockage et déchargement (FPSO).
Parallèlement, le 18 décembre 2020, par douze voix pour et quatre contre, la CIJ déclare admissible la demande du Guyana. Une décision d’autant moins acceptable pour Caracas que le Royaume-Uni, partie indispensable pour régler la controverse, car ayant signé l’Accord de Genève, n’interviendra pas.
Le chef d’orchestre s’est lui manifesté un peu plus tôt quand, en septembre, lors d’une visite à Georgetown, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo en personne a paraphé l’Accord de Shiprider. Sous prétexte de lutte contre le narcotrafic, celui-ci permet la réalisation de patrouilles maritimes et aériennes conjointes dans les eaux légalement ou non guyaniennes. Cet accord, a précisé Pompeo, oubliant « le narcotrafic », « nous permet d’aider le Guyana à résoudre le problème de sa souveraineté et, en outre, permet aux Etats-Unis de disposer de forces navales susceptibles d’agir pour protéger la zone économique exclusive guyanienne ».
L’escalade est maintenant évidente. En janvier 2021, le chef du Commandement sud de l’Armée des Etats-Unis (SouthCom), le général Craig Faller, l’un des principaux relais des menaces bellicistes de Trump, arrive au Guyana pour assister à des manœuvres militaires conjointes des deux pays.

La concomitance des actions hostiles amène Caracas à réagir en créant un Territoire de développement du front atlantique et une Commission de défense de l’Esequibo à l’Assemblée nationale – laquelle approuve la mesure à l’unanimité.

Le conflit, dès lors, prend sa forme actuelle. L’ « opération Guaido » ayant périclité sur le plan intérieur avant d’échouer lamentablement fin 2022 [29], le différend avec le Guyana devient un élément clé dans la poursuite de la mise au ban de la République bolivarienne, présentée cette fois comme belliciste et peu respectueuse du droit international.
Nouveaux acteurs, même stratégie. A la Maison-Blanche, Joe Biden. Au Guyana, Mohamed Irfaan Ali. Au SouthCom, une nouvelle cheffe, la générale Laura Richardson. Qui défend publiquement, sans vergogne, l’hégémonie des USA sur la région et menace ouvertement le Venezuela. Qui organise en juillet 2023, au Guyana, les exercices « Tradewinds 2023 » – 1500 militaires de vingt pays pour promouvoir l’interopérabilité régionale et renforcer la sécurité et la stabilité dans la Caraïbe [30].
Pour cette seule année 2023, vingt-et-une rencontres ont lieu entre chefs militaires des Etats-Unis et du Guyana. Un défilé de notables, de personnalités officieuses, officielles et de diplomates américains déferle sur Georgetown – dont le secrétaire d’Etat Antony Blinken, le 6 juillet. Quelques jours avant de présenter ses lettres de créance, le 25 octobre, au président Irfaan Ali, la nouvelle ambassadrice étatsunienne Nicole Therlot passe par le bureau de la générale Richardson, au siège du SouthCom, à Miami, pour y discuter de « l’association de sécurité » entre les deux pays.

La générale Laura Richardson et l’ambassadrice Nicole Theriot.

Avec de tels parrains, pourquoi se gêner ? Fin octobre, après appels d’offres, le gouvernement guyanien autorise huit compagnies pétrolières à effectuer des forages au large de l’Esequibo. Parmi elles, ExxonMobil et Hess (étatsuniennes), la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC), toutes trois déjà présentes et associées, mais aussi TotalEnergies (en partenariat avec Qatar Energy et la société malaisienne Petronas), International Group Investment (basée au Nigeria), Liberty Petroleum Corporation (Etats-Unis) et SISPRO (guyanienne).
Cette fois, c’en est trop. La tension monte de plusieurs crans. « Vous transformez le Guyana en une succursale d’ExxonMobil », réagit Maduro sur son compte X. Sur la base de l’article 71 de la Constitution – « Les questions d’importance nationale particulière peuvent être soumises à un référendum consultatif » –, l’Assemblée nationale annonce une consultation des citoyens vénézuéliens.

Le référendum

Le 3 décembre 2023, « el pueblo » devra répondre à cinq questions : « Rejetez-vous l’arbitrage de Paris de 1899 » ? « Approuvez-vous l’accord de Genève de 1966 comme seul mécanisme contraignant pour résoudre le problème » ? « Acceptez-vous de ne pas reconnaître la compétence de la Cour internationale de justice » ? « Vous opposez-vous à l’appropriation unilatérale des eaux territoriales de l’Esequibo par le Guyana » ? « Acceptez-vous la création d’un nouvel Etat, appelé Guayana Esequiba, sur le territoire contesté, l’octroi de la citoyenneté vénézuélienne à ses habitants et la mise en œuvre de programmes sociaux accélérés » ?
« Dans le pays, entend-on fréquemment, quel que soit l’interlocuteur, il y a deux thèmes qui nous unissent : la Vinotinto [l’équipe nationale de football] et le Guyana. » Dans les collèges, tous les élèves vénézuéliens ont eu sous les yeux les cartes géographiques avec une portion hachurée – la zone en réclamation. Et de fait, partout surgit le slogan : « L’Esequibo est à nous ». Aucun des dirigeants d’une opposition tiraillée entre ses convictions patriotes et son hostilité au pouvoir n’ose appeler à voter « non ». A l’exception de Volonté populaire (VP) des extrémistes Leopoldo López (luxueusement exilé en Espagne) et Juan Guaido (confortablement installé à Miami), les principaux partis de droite – Acción Democrática, Un Nuevo Tiempo, Primero Justicia, El Lápiz, Fuerza Vecinal, Primero Venezuela – appellent à participer.
Vainqueure des primaires auto-organisées de la droite le 22 octobre malgré une inéligibilité connue de tous, l’ultra María Corina Machado s’aligne, elle, sur le Guyana : après l’avoir qualifiée de « distraction », elle appelle à suspendre la consultation. En effet, dénonçant une « menace existentielle » pesant sur son pays, le gouvernement guyanien s’est lancé dans une opération des plus baroques en demandant lui aussi, mais à la CIJ… d’interdire le référendum organisé dans le pays voisin.

L’ensemble de l’opposition radicale vénézuélienne sonne en tout cas le tocsin pour « chauffer un peu » l’opinion internationale : cette agitation va être utilisée par le pouvoir chaviste pour suspendre l’élection présidentielle qui doit avoir lieu en 2024 !

Les instituts de sondage prévoyaient une participation allant de 8,2 millions (Datanálisis) à 12,3 millions de votants (International Consulting Services). Le 3 décembre, d’après le Conseil national électoral (CNE), il en vient 10,4 millions (51 % de l’électorat), soit rien d’extravagant. Sans surprise, 95 % des citoyens répondent « oui » aux cinq questions posées. Aucune surprise non plus du côté de l’opposition : elle polémique immédiatement sur les chiffres et, accusant le pouvoir de masquer une forte abstention, tente de délégitimer un référendum auquel elle a majoritairement participé et dont l’issue la satisfait !

Tout en réitérant son souhait d’«  un accord diplomatique juste, satisfaisant pour les parties et amical », le président Maduro s’appuie sur ce résultat pour mettre à son tour la pression sur Georgetown. « Nous devons respecter la décision de celles et ceux qui se sont exprimés dans les urnes », déclare-t-il. Trois jours après le référendum, il propose à l’Assemblée nationale d’approuver une loi spéciale créant la province (l’Etat) de Guyana Esequiba, demande qu’un recensement y soit conduit et que soit lancé un plan d’assistance sociale pour la population. Les autorités publient également une nouvelle carte officielle de la République bolivarienne du Venezuela, qui inclue la région Guyana-Esequiba, et désignent une autorité unique pour gérer celle-ci en la personne du général Alexis Rodríguez Cabello.

Cette fois, Georgetown ne rit plus. Là où, sur un sommet de la zone contestée, dans la Sierra de Paracaima, Irfaan Alí avait par pur défi, quelques jours auparavant, hissé le drapeau guyanien,un groupe d’Indigènes – lointains héritiers de la révolte de Rupununi – descend l’emblème de son mat et le remplace par l’étendard vénézuélien.

Le 6 décembre 2023, l’Assemblée nationale vénézuélienne commence ses discussions sur la « Loi organique pour la défense de la Guyana Esequiba » qui, en quatre chapitres et vingt-deux articles, prévoit la création du vingt-quatrième Etat de la Nation. Trois jours plus tard, les huit premiers articles seront approuvés (mais, depuis, l’élaboration de la loi a été interrompue sans qu’on sache si ou quand elle sera reprise).

Alors qu’ Irfaan Ali traite Maduro de « criminel » et compare l’attitude de son voisin à celle de la Russie envahissant l’Ukraine, le procureur général Anil Nandlall fait savoir que, en cas d’aggravation de la situation, le Guyana invoquera les articles 41 et 42 de la Charte des Nations unies, qui habilitent le Conseil de sécurité à prendre des mesures militaires et à appliquer des sanctions. «  Il peut autoriser l’utilisation des forces armées par les Etats membres pour contribuer à l’exécution des ordonnances de la Cour », a-t-il précisé. Maduro de son côté prévient qu’il va proposer une loi spéciale interdisant « aux sociétés qui opèrent ou collaborent aux concessions unilatérales données par le Guyana dans la mer à délimiter » d’opérer à l’avenir au Venezuela. Celles déjà présentes dans la zone contestée ont trois mois pour obtempérer – Maduro se disant toutefois « ouvert à la discussion  ». Et pour cause : Caracas risque de se heurter en la matière à quelques difficultés.

Guerre en Ukraine. Les sanctions imposées à Moscou ont d’importantes répercussions sur les marchés de l’énergie. Les Etats-Unis puisent massivement dans leurs réserves stratégiques, tombées à leur plus bas niveau en quarante ans. Il faut trouver de nouveaux fournisseurs pour remplacer une partie du pétrole « de Poutine ». Le gouvernement de Joe Biden se souvient qu’il existe un pays producteur nommé Venezuela. L’autre paria, Maduro, redevient magiquement un interlocuteur possible. Fin 2022, la multinationale Chevron est autorisée par Washington à réactiver en partie sa co-entreprise passée avec PDVSA. Depuis, la République bolivarienne exporte une petite partie de sa production aux Etats-Unis.

Signé par le pouvoir et la Plateforme d’unité démocratique (opposition), sur l’île de la Barbade, le 17 octobre 2023, un accord permettant l’organisation de l’élection présidentielle de 2024 donne à Washington le prétexte pour alléger un peu plus, partiellement et pour six mois, les « sanctions » sur le gaz et le pétrole vénézuéliens. Il s’agit d’une décision purement pragmatique, pas d’un dégel dans les relations : « Nous ne sommes pas prêts à un changement des relations diplomatiques avec le Venezuela », précise le Département d’Etat.

Par définition, l’avertissement du gouvernement vénézuélien ne concerne pas directement ExxonMobil, sortie du pays dans les conditions que l’on connaît. Toutefois, si la multinationale a depuis 2015 découvert quarante-six gisements au large des côtes du Guyana, dont quatre en 2023, c’est en collaboration avec ses partenaires minoritaires, le groupe pétrolier new-yorkais Hess (35 % de participation) et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC ; 20 %).
Premier problème : Chevron, qui grâce à l’autorisation de Washington opère au Venezuela en tant que premier partenaire de PDVSA, a annoncé le 23 octobre 2023 l’acquisition pour 53 milliards de dollars de… Hess. Il s’agit pour Chevron de se renforcer face à son rival ExxonMobil et, entre autres projets, d’extraire du pétrole… au Guyana.
Second embarras : également présente en République bolivarienne en tant que second associé de PDVSA, la China National Petroleum Corporation (CNPC) a le même propriétaire que la CNOOC, qui opère avec Exxon côté guyanien – CNPC et CNOOC appartenant à l’Etat chinois.

Parmi tous ces protagonistes – gouvernement vénézuélien, Hess, CNPC, CNOOC – qui négociera, qui transigera, qui choisira telle ou telle alliance ? Diplomatiquement proche de Caracas et directement intéressé, Pékin a réagi en demandant aux deux pays de résoudre leur différend « de manière correcte » car,a précisé le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Wang Wenbin, cela répond « aux intérêts des peuples des deux pays et favorise également la stabilité, la coopération et le développement en Amérique latine et dans la région des Caraïbes ». Pour sa part, sans s’étendre sur les considérations qui compliquent la présence de sa multinationale dans les deux pays, le président exécutif de Chevron, Mike Wirth, s’est déclaré confiant « dans une solution pacifique et négociée ».

Pour qui Exxon le glas

Le gouvernement de Georgetown peut sans doute s’amuser de la situation complexe que doit affronter son adversaire – pour ne pas dire son ennemi. Dans l’un des pays les plus pauvres d’Amérique du sud, gangrené par le favoritisme politique, les Guyanien ont peut-être moins de raisons de jubiler. Certes, le début d’exploitation de ce pétrole pur et relativement facile à extraire, aux coûts de production bas (entre 25 et 35 dollars le baril), a permis un taux de croissance record (62 % en 2022, 38 % en 2023). De là à considérer que cette nouvelle manne va « ruisseler »…
C’est la Banque centrale du Guyana qui est chargée de la gestion opérationnelle du fonds souverain, Natural Resource Fund (NRF), créée en 2019 et alimenté par les revenus pétroliers. L’actuelle législation ne permet pas à l’opposition de nommer des représentants à son conseil d’administration. « Une préoccupation, dans un pays où la corruption est endémique », ne manquent pas de se plaindre les opposants.

« Comment Exxon s’est emparé d’un pays sans tirer un coup de feu », a pu titrer en juin 2023, pour le site étatsunien The Intercept, la journaliste Amy Westervelt, faisant allusion au Guyana [31]… L’accord de partage des revenus pétroliers prévoit que 75 % des recettes sont initialement affectées au recouvrement des coûts initiaux liés aux travaux d’exploration et d’exploitation menés par ExxonMobil et ses partenaires. Considérés comme du profit, les 25 % restant vont pour 50 % à l’Etat guyanien et 50 % aux groupes pétroliers (la part de l’Etat n’est censée augmenter qu’une fois atteint le recouvrement du coût des investissements initiaux). L’accord fixe également une redevance de 2 % sur les ventes de pétrole. Tous calculs faits, Exxon laisse à peine 14,5 % du total des revenus pétroliers au Guyana. Pratiquement, cela signifie que, entre 2018 et juin 2023, ExxonMobil et ses associés ont récupéré la somme colossale de 19 milliards de dollars, le Guyana se contentant de 3,057 milliards [32]. On est là très loin des standards vénézuéliens !
Dans le contrat passé avec l’Etat guyanien, l’article 32 (« Stabilité de l’accord ») stipule que le gouvernement « ne peut amender, modifier, annuler, résilier, déclarer invalide ou inapplicable, exiger une renégociation, imposer un remplacement ou une substitution, ou chercher à éviter, altérer ou limiter le présent accord » sans le consentement d’ExxonMobil. En imaginant un gouvernement futur désireux de changer les règles du jeu, cela s’appelle « être pieds et poings liés ».

Quelque peu indolent, le pouvoir guyanien a également omis de mettre en place un système lui permettant de vérifier le nombre de barils quotidiens déclaré par le géant pétrolier. Deux rapports d’audit ont bien été remis au gouvernement, mais ils n’ont pas été rendus publics, provoquant l’ire de l’opposition.
Le 3 mai 2023, saisie par des défenseurs de l’environnement, la Haute Cour guyanienne a exigé que le consortium dirigé par Exxon fournisse « une assurance illimitée et non plafonnée pour tous les coûts associés » au « nettoyage et à la restauration de tous les dommages causés » par « le déversement de tout polluant résultant de ses activités » sur les côtes du pays. Sage demande. L’un des plus hauts faits d’arme de l’entreprise remonte à 1989, quand l’un de ses superpétroliers, l’Exxon Valdez, a déversé plus de 40 000 tonnes de pétrole brut sur les côtes de l’Alaska. Sur plus de 7000 km2 et 800 kilomètres de côtes, sans compter l’ensemble des îlots touchés, la catastrophe écologique a provoqué la mort de plus de 200 000 oiseaux marins, de centaines de loutres, de phoques, d’aigles, d’orques et d’innombrables poissons. Dépendantes de la pêche, les communautés riveraines ont été économiquement fort affectées.

Initialement condamnée à payer cinq milliards de dollars pour aider les victimes de la tragédie, Exxon a, pendant quinze ans et devant divers tribunaux, contesté le montant de la peine. D’appel en appel, y compris devant la Cour suprême des Etats-Unis, la somme a été ramenée à 4,5 milliards en janvier 2004, puis à 2,5 milliards en 2006 avant d’être divisée par 10 pour atteindre 507 millions de dollars en 2007. Un dixième du coût des dommages causés par sa marée noire !

Le 3 mai dernier, la Haute Cour guyanienne a donné jusqu’au 10 juin au géant pétrolier pour produire les garanties demandées, sous peine de devoir stopper sa production. En faisant appel, le président d’ExxonMobil Guyana, Alistair Routledge, rétorqua immédiatement qu’une telle suspension aurait «  des conséquences financières importantes pour tous les investisseurs, mais aussi pour le pays en termes de pertes de revenus ». Message bien reçu. Le juge de la Cour d’appel a suspendu la décision et ordonné à Exxon de déposer une simple provision de 2 milliards de dollars auprès de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) – ce qui fut fait.
En cas de fuites ou de marée noire, plus de dix pays de la Caraïbe peuvent être affectés.

Les négociations

Voisin du Venezuela et du Guyana, le brésilien Luiz Inácio Lula da Silva plaide le bon sens. Son conseiller et ex-ministre des Affaires étrangères Celso Amorín se déplace beaucoup. Grâce à leurs efforts, Caracas et Georgetown renouent le contact et s’engagent à « garder les canaux de communication ouverts ». Ce qui n’empêche pas les Etats-Unis d’annoncer des exercices militaires « de routine » au Guyana. La solution venant forcément d’ailleurs que de Washington, la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (CELAC) et la Caricom se mobilisent et manifestent leur intention d’organiser une réunion entre les deux chefs d’Etat pour tenter de faire baisser la tension.
La rencontre a lieu le 14 décembre 2023 à Argyles, où est situé l’aéroport international de Kingstown, la capitale de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, que gouverne le progressiste Ralph Gonsalves (président pro tempore de la CELAC). Trois jours auparavant, Irfaan Ali n’a pu s’empêcher de provoquer, au micro de la BBC  : « Bien sûr, nos frontières ont été établies en 1899. [Il y a eu] une fixation totale et complète de nos frontières. Tous nos partenaires dans cette région, y compris le Brésil, la Caricom, la CELAC, les Etats-Unis, l’hémisphère occidental et la communauté internationale, respectent la sentence arbitrale de 1899 comme un accord plein et entier. »
« Je viens avec un mandat du peuple vénézuélien, une parole de dialogue, une parole de paix, mais aussi pour défendre les droits du peuple, de notre patrie »,
se contente de déclarer Maduro en arrivant.

Sont présents Celso Amorín, deux représentants du secrétaire général de l’ONU António Guterres, les premiers ministres Roosevelt Skerrit (République dominicaine), président en exercice de la Caricom, Philip Davis (Bahamas), Mía Amor Mottley (Barbade), Dickon Mitchell (Grenade), Philip Pierre (Sainte-Lucie), Terrence Drew (Saint-Kitts-et-Nevis), Keith Rowley (Trinité-et-Tobago), ainsi qu’Alvaro Leyva, ministre des Affaires étrangères de Colombie.
Pendant son intervention, Maduro interroge : « Que se passerait-il si c’était le Venezuela qui organisait des exercices militaires [dans la zone contestée] avec le Commandement sud des Etats-Unis ? Tout le monde nous tomberait dessus ! »
Maduro s’amuse en sortant la liste des 119 pays qui ne reconnaissent pas la juridiction obligatoire de la CIJ. Parmi eux, les Etats-Unis, bien sûr, mais aussi, gouvernés par les dirigeants assis autour de la table, les Bahamas, Trinité-et-Tobago, la Grenade, Saint-Kitts-et-Nevis, Saint-Vincent-et-Grenadines, Sainte-Lucie et même… le Guyana !
Au terme de la réunion, un texte lu par Ralph Gonsalvez – la « Déclaration conjointe d’Argyle » – permet de comprendre que les deux Etats «  s’accordent pour la création d’une commission conjointe composée des ministres des Affaires étrangères et des personnels techniques des deux Etats pour traiter des sujets mutuellement établis. » Ralph Gonsalves (au nom de la CELAC), Roosevelt Skerrit (pour la Caricom) et Lula suivront les développements de l’affaire en tant qu’ « interlocuteurs », Antonio Guterres (ONU), le fera en tant qu’ « observateur. Détail important : le point 2 de l’accord stipule que les deux pays ont convenu que tout différend entre les deux Etats serait résolu conformément au droit international, « y compris l’Accord de Genève du 17 février 1966 ».

Rencontre Mohamed Irfaan Ali – Nicolás Maduro, 14 décembre 2023.

« Les deux Etats coopéreront sur le terrain pour éviter des incidents qui pourraient engendrer des tensions entre eux », a également précisé le point 6 des Accords d’Argyle. Dix jours plus tard, pas un de plus, le ministère de la Défense britannique annonce le déploiement dans les eaux controversées d’un navire militaire, le HMS Trent, « en raison des menaces d’annexion de l’Esequibo par le Venezuela ». Une ingérence d’autant plus insupportable que, par ailleurs, depuis 2019, la Grande-Bretagne a confisqué 31 tonnes des réserves d’or (1,3 milliards de dollars) déposées par la République bolivarienne dans les coffres-forts de la Banque d’Angleterre.
Caracas réplique en mobilisant spectaculairement 5 600 soldatsn sa marine et son aviation, pour des « manœuvres de caractère défensif » sur la frontière de l’Esequibo et sur sa côte atlantique. Les ducs et les duchesses de l’opinion mondiale s’enflamment contre « le boute-feu Maduro ». Le Brésil, lui, manifeste sa préoccupation en précisant que, d’où qu’elles proviennent, « les démonstrations militaires » sont contraires aux engagements pris à Argyles.

Provocation de la frégate britannique HMS Trent.
(ML) Caracas, janvier 2024.

Une fois la frégate militaire britannique disparue à l’horizon, le 31 décembre, au terme de ses absurdes ronds dans l’eau, les opérations de la Force armée nationale bolivarienne (FANB) ont été immédiatement interrompues. Il va de soi qu’aucun observateur digne de ce nom ne croit à une possible agression du Guyana par le Venezuela. Quand bien même il le souhaiterait, l’état de son économie, très affaiblie par les mesures coercitives unilatérales des Etats-Unis, ne l’y inciterait pas. Très en pointe par ailleurs quand, le 29 janvier 2014, avec La Havane comme hôte et la présence de plusieurs chefs d’Etat des trente-trois pays de la région, la CELAC a proclamé le continent « zone de paix » – renonçant ainsi à recourir à la force pour résoudre les conflits entre voisins –, Caracas n’a jamais remis en cause cette philosophie et la grande cause de l’intégration. Quant à sa supposée voracité, s’agissant des richesses de ses voisins…

Le 25 décembre 2023, Caracas et Puerto España (Port Spain en anglais) ont signé un accord pour l’exploitation commune du champ de gaz « Dragon » – 120 millions de mètres cubes – situé dans les eaux territoriales vénézuéliennes, au nord-est du Venezuela, près de la frontière maritime avec Trinité-et-Tobago, mais près de gisements trinidadiens exploités par Shell. Plus gros producteur de gaz des Caraïbes, Trinité-et-Tobago avait signé un protocole d’accord avec le Venezuela en 2016, pour des études techniques et commerciales en vue d’une exploitation aux revenus partagés, mais, les « sanctions » étatsuniennes ont paralysé le projet.
Il a fallu le récent assouplissement de l’embargo pétrolier pour que les deux Etats, pourtant souverains, puissent enfin avancer dans leur coopération. En décembre, Caracas a octroyé une licence de trente années à Shell et à la Compagnie nationale du gaz (NGC) de Trinité pour le développement et l’exportation du gaz (sous forme de gaz naturel liquéfié ; GNL) situé entre les deux pays. « Nous avons parcouru un long chemin pour arriver à ce grand jour, a déclaré le ministre trinidadien de l’Energie Stuart Young (…) c’est une étape historique. » Ce à quoi la vice-présidente vénézuélienne Delcy Rodríguez a rétorqué que « beaucoup plus de projets » sont à venir, exemples « de relations de coopération, d’amitié et de fraternité » entre les deux pays.

C’est dans ce même état d’esprit « de dialogue et de paix » que le ministre des Affaires étrangères vénézuélien Yván Gil a rencontré son homologue guyanien Hugh Todd, le 25 janvier 2024, à Brasilia. En présence du chef de la diplomatie brésilienne Mauro Vieira, la réunion a permis aux deux parties d’exprimer une fois de plus « leurs divergences ». – CIJ ou pas CIJ. Si le ministre guyanien a affirmé que son pays reste engagé à résoudre la controverse « d’une manière très pacifique », le vénézuélien a incité à « rejeter absolument la possibilité que des tierces parties interfèrent ou puissent tirer profit » de ce conflit.
Nul ne parie encore qu’il a été entendu.

Depuis la fin 2023, un défilé de fonctionnaires civils et militaires étatsuniens (et britanniques) s’abat sur Georgetown – parmi lesquels le conseiller adjoint à la Sécurité nationale US, Jon Finer, le directeur des affaires de l’hémisphère occidental au Conseil de sécurité nationale, Juan González, le commandant de la Force aérienne du Southern Command, le général de division Evan L. Pettus (trois jours en février). Le 4 février 2024, le gouvernement américain a annoncé une augmentation de son « aide militaire urgente » au Guyana.
Deux jours plus tard, le président d’ExxonMobil Guyana, Alistair routledge, proclamait que sa multinationale avait « parfaitement le droit » d’exploiter le Bloc Starbroek et annonçait la prochaine perforation de puits exploratoire à l’ouest des zones Liza et Payara, puis Trumpet Fish et Redmoth – à nouveau dans les eaux contestées. Caracas ayant élevé la voix, Routledge mit un peu plus d’huile sur le feu : « Les mesures prises par le Guyana pour renforcer ses relations bilatérales avec des pays comme les Etats-Unis dans le domaine de la défense et de la sécurité sont de bon augure ».

Le secrétaire adjoint à la défense des États-Unis pour l’hémisphère occidental, Daniel Erikson, au Guyana le 11 janvier 2024, dans le cadre du « renforcement des capacités des forces armées du Guyana ». https://newsroom.gy/2024/01/11/u-s-to-help-develop-guyana-defence-force-capabilities/
A Georgetown, le 11 janvier 2024, Mike Pompeo, l’ex-directeur de la CIA et secrétaire d’Etat de Donald Trump, informe le président du Guyana des nouveaux plans du Pentagone et d’ExxonMobil contre le Venezuela.

D’après le président Maduro, « plus que le Guyana, ce sont ExxonMobil et le Southern Command qui prétendent s’emparer de la mer qui appartient au Venezuela ». Voyant d’un œil inquiet une militarisation supplémentaire de la Caraïbe et du nord du sous-continent par les Etats-Unis, certains des voisins de Venezuela ne pensent pas très différemment. Le président Irfaan Ali n’envisage-t-il pas, sans s’en cacher, l’installation de bases militaires US dans son pays ? Sommé de prendre position sur le conflit par Irfaan Ali et par sa propre opposition de droite, le président colombien Gustavo Petro, après un appel à la désescalade, a souligné : « Depuis des années, on tente d’établir un conflit dans notre coin continental, les Colombiens apatrides et Trump en ont discuté. Reproduire le conflit OTAN/Russie sur nos propres terres, dans la jungle amazonienne, ne ferait que nous faire perdre un temps vital dans notre progrès et dans nos vies [33]. »

Au vu de l’ensemble du dossier, on est là loin des affirmations rabâchées à n’en plus finir sur l’Esequibo qui « a avivé la convoitise du Venezuela depuis que du pétrole y a été découvert » (La Tribune, 6 décembre 2023). Loin des explications simplistes des « attrape-bobos » de « gauche » Libération ou Politis« En première raison, cette agitation [du référendum], dans le style propre aux dirigeants autoritaires, a une visée intérieure. Maduro, à la tête du pays depuis mars 2013 (…) se maintient depuis des années au pouvoir par des artifices antidémocratiques grossiers, et il aspire à un troisième mandat lors de la prochaine présidentielle, qui doit se tenir au premier semestre 2024. » (Politis, 7 décembre 2023). Loin des valeureux libelles du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) : « Quelles que soient les combinaisons de l’impérialisme et le degré d’avilissement des gouvernements bourgeois qui leur sont soumis, les communistes révolutionnaires se tiennent du côté des nationalités opprimées et menacées, ici les Guyanais [34]. »
Encore un effort, camarades : à quand des Brigades internationales sponsorisées par ExxonMobil ?


[1https://media.defense.gov/2023/Apr/25/2003208200/-1/-1/0/3338.PDF

[2] Conclu le 30 janvier 1648, le traité de paix de Münster entérine la reconnaissance définitive de l’indépendance des Pays-Bas Unis, jusque-là sous souveraineté espagnole depuis que l’Empereur Charles Quint les a léguées à son fils, Philippe II.

[3] Entité administrative et politique créée en 1777, la capitainerie générale du Venezuela comprenait les actuels territoires du Venezuela et de l’île de Trinité (Trinité-et-Tobago).

[4https://www.aporrea.org/actualidad/a209870.html

[5] On en retrouvera le texte intégral (38 pages) in William Lindsay Scruggs, British aggressions in Venezuela, or, The Monroe doctrine on trial, ‎ Forgotten Books, Londres, 2018.

[6] Delia Picón, Historia de la Diplomacia Venezolana, Universidad Católica Andrés Bello, Caracas, 1999.

[7] George Lincoln Burr Papers, Box n°5, Cornell University (Ithaca, Etats-Unis).

[8https://revista.eneltapete.com/eneltapete/notas/22316/el-acuerdo-de-ginebra

[9] Le 14 février 1904, la levée du blocus sera la contrepartie d’accords par lesquels le Venezuela s’engagea à payer sa dette.

[10] Par solidarité anglo-saxonne, on entend ici celle qui unit les pays dont la colonisation britannique a fortement influencé l’organisation sociale, politique, culturelle, et où la langue principale est l’anglais (actuellement le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et certaines îles de la Caraïbe).

[11] Vol.43, n° 3, juillet 1949.

[12] Nations Unies, Recueil des traités, vol. 561, n° 8192, p.322.

[13] Lire Bernard Cassen, « La Guyana est bien partie », Le Monde diplomatique, juillet 1974.

[14https://lagranaldea.com/2023/09/29/guayana-esequiba-el-dia-en-que-venezuela-evito-una-guerra-pero-perdio-una-oportunidad/

[15http://www.visconversa.com/index.php/2019/01/04/la-rebelion-de-rupununi/

[16] Allusion à la tentative d’invasion de Cuba par une troupe mercenaire financée et entraînée par la CIA, le 17 avril 1961.

[17Ibidhttp://www.visconversa.com/index.php/2019/01/04/la-rebelion-de-rupununi/

[18] Organisation intergouvernementale actuellement composée de 56 Etats membres, presque tous anciens territoires de l’Empire britannique..

[19https://peacemaker.un.org/sites/peacemaker.un.org/files/GY-GB-VE_700618_Protocol%20of%20Port%20of%20Spain_0.pdf

[20] Habitant de l’île de La Grenade.

[21http://www.elnuevoherald.com/2011/09/30/1035455/venezuela-y-guyana-ratifican-buena.html#ixzz1ZWB8cCC9

[22https://media.defense.gov/2023/Apr/25/2003208200/-1/-1/0/3338.PDF

[23] Steve Coll, Private Empire. ExxonMobil and American Power, Penguin Press, New York, 2012.

[24https://www.commondreams.org/news/2017/11/06/probe-demanded-after-wilbur-ross-rex-tillerson-implicated-paradise-papers

[25] ConocoPhillips exigeait quant à elle 21 milliards de dollars. Le Ciadi lui en accordera 8,7 milliards en avril 2019.

[26] Argentine, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Honduras, Mexique, Panamá, Paraguay, Pérou, Guyana et Sainte-Lucie.

[27] Raphael Trotman, From destiny to prosperity, Isaiah Publications, Georgetown, 2023.

[28https://alefleming.wordpress.com/2020/07/12/guyana-contra-venezuela-la-competencia-de-la-corte-internacional-de-justicia-parte-ii/

[29] Lire « Un président imaginaire renversé par une Assemblée qui n’existe pas » (17 janvier 2023) – https://www.medelu.org/Un-president-imaginaire-renverse-par-une-Assemblee-qui-n-existe-pas

[30] Participent : Etats-Unis, Guyana, Antigua-et-Barbuda, Bahamas, Belize, Bermudes, Canada, Dominique, République dominicaine, Royaume-Uni, France, Grenade, Jamaïque, Mexique, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Suriname et Trinidad et Tobago.

[31https://theintercept.com/2023/06/18/guyana-exxon-mobil-oil-drilling/

[32https://www.kaieteurnewsonline.com/2023/12/28/guyana-would-have-been-receiving-full-50-today-from-three-oil-projects/

[33https://www.elcolombiano.com/colombia/petro-ya-se-pronuncio-sobre-el-conflicto-entre-venezuiela-y-guyana-EC23305177

[34https://nouveaupartianticapitaliste.fr/maduro-veut-assimiler-une-grande-partie-du-guyana/

L’auteur : Maurice Lemoine, Journaliste

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URL de cet article : https://www.medelu.org/Et-au-milieu-coule-l-Esequibo


L’aube se lève partout et le monde se réveille

Sheroanawe Hakihiiwe (Venezuela), Hema ahu (Toile d’araignée avec rosée le matin), 2021.

Chers amis,

Salutations du bureau de Tricontinental, Institut de recherche sociale.

Le 2 février 2024, le peuple vénézuélien a célébré le vingt-cinquième anniversaire de la révolution bolivarienne. Ce jour-là, en 1999, Hugo Chávez a pris ses fonctions de président du Venezuela et a entamé un processus d’intégration latino-américaine qui, en raison de l’intransigeance des États-Unis, s’est accéléré pour se transformer en un processus anti-impérialiste. Le gouvernement de Chávez, conscient qu’il ne serait pas en mesure de gouverner au nom du peuple et de répondre à ses besoins s’il restait lié à la Constitution de 1961, a oeuvré à une démocratisation de plus en plus avancée. En avril 1999, un référendum a été organisé pour établir une Assemblée constituante, chargée de rédiger une nouvelle constitution ; en juillet 1999, 131 députés ont été élus à l’Assemblée ; en décembre 1999, un autre référendum a été organisé pour ratifier le projet de constitution ; enfin, en juillet 2000, des élections générales ont été organisées sur la base des règles établies dans la Constitution nouvellement adoptée. Si je me souviens bien, il pleuvait à verse le jour où la nouvelle constitution a été soumise au peuple. Néanmoins, 44 % de l’électorat s’est rendu aux urnes lors du référendum, et une écrasante majorité de 72 % a choisi un nouveau départ pour le pays.

En vertu de la nouvelle constitution, l’ancienne Cour suprême du Venezuela – que l’oligarchie du pays avait utilisée comme mécanisme pour empêcher tout changement social majeur – a été remplacée par le Tribunal suprême de justice (Tribunal Supremo de Justicia) ou TSJ. Au cours du dernier quart de siècle, le TSJ a été perturbé par plusieurs controverses, en grande partie dues à des interventions de l’ancienne oligarchie, qui a refusé d’accepter les changements majeurs impulsés par Chávez dans ses premières années. En effet, en 2002, les juges du TSJ ont acquitté les chefs militaires qui avaient tenté un coup d’État contre Chávez, décision qui a indigné la majorité des Vénézuéliens. Cette ingérence permanente a finalement conduit à l’élargissement de la magistrature (comme l’avait fait le président étasunien Franklin D. Roosevelt en 1937 pour des raisons similaires) ainsi qu’à un contrôle législatif accru sur le pouvoir judiciaire, comme c’est le cas dans la plupart des sociétés modernes (comme aux États-Unis, où le contrôle des tribunaux par le Congrès est institutionnalisé par des instruments tels que la « clause d’exception »). Néanmoins, ce conflit sur le TSJ a fourni une première arme à Washington et à l’oligarchie vénézuélienne pourt tenter de délégitimer le gouvernement Chávez.

Oswaldo Vigas (Venezuela), Alacrán (Le Scorpion), 1952.

En 2024, le nombre de personnes qui se rendront aux urnes dans le monde sera supérieur à celui de toutes les années précédentes. Environ soixante-dix pays, représentant collectivement près de la moitié de la population adulte mondiale, ont déjà tenu des élections ou en tiendront cette année. Parmi eux figurent l’Inde, l’Indonésie, le Mexique, l’Afrique du Sud, les États-Unis et le Venezuela, dont les élections présidentielles sont prévues au second semestre de cette année. Bien avant que le gouvernement vénézuélien ne proclame la date des élections, l’opposition d’extrême droite du pays avec le gouvernement étasunien avaient déjà entrepris d’intervenir, tentant de délégitimer les élections et de déstabiliser le pays en rétablissant des sanctions financières et commerciales. Au cœur du conflit actuel se trouve le TSJ qui, le 26 janvier 2024, a refusé d’annuler une décision de juin 2023 visant à inhabiliter la personnalité politique d’extrême droite María Corina Machado – impliquée dans le réseau de corruption de Juan Guaido, qui a appelé à des sanctions contre son propre pays et à une intervention militaire des États-Unis contre le Venezuela –et la déclarer inéligible au Venezuela au moins jusqu’en 2029, voire 2036. Dans le cadre de la procédure, le TSJ s’est penché sur le cas de huit personnes qui s’étaient vu interdire d’exercer une fonction publique pour diverses raisons. Six d’entre elles ont été réhabilitées, et deux, dont Machado, ont vu leur déchéance confirmée.

Washington a crié secours miséricorde suite à la décision du TSJ. Quatre jours après la décision du tribunal, le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, a publié un communiqué de presse dans lequel il déclarait que les États-Unis désapprouvaient « l’exclusion des candidats » aux élections présidentielles et qu’ils allaient donc sanctionner le Venezuela. Les États-Unis ont immédiatement révoqué la licence générale 43, une licence du Trésor qui avait permis à la société d’extraction d’or du secteur public vénézuélien Minerven d’effectuer des transactions commerciales normales avec des personnes et entités étasuniennes. En outre, le département d’État a averti que si le gouvernement vénézuélien n’autorisait pas Mme Machado à se présenter aux élections de cette année, il ne renouvellerait pas la licence générale 44 qui permet au secteur pétrolier et gazier vénézuélien de mener des activités normales et qui expire le 18 avril. Plus tard dans la journée, Miller a déclaré à la presse : « en l’absence d’un changement de ligne de la part du gouvernement, nous laisserons expirer cette licence générale et nos sanctions reprendront ».

Elsa Gramcko (Venezuela), R-33 « R-33  Todo comienza aqui, tout commence ici », 1960.

La Charte des Nations Unies (1945) permet au Conseil de sécurité d’autoriser des sanctions en vertu de l’article 41 du chapitre VII. Elle souligne toutefois que ces sanctions ne peuvent être mises en œuvre que par le biais d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. C’est pourquoi les sanctions étasuniennes contre le Venezuela, imposées pour la première fois en 2005 et aggravées depuis 2015, sont illégales. Comme l’a écrit la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les mesures coercitives unilatérales, Alena F. Douhan, dans son rapport de 2022, ces mesures unilatérales sont susceptibles d’entraîner une conformité excessive et des sanctions indirectes résultant de la peur des pays et entreprises d’être punis par les États-Unis. Les mesures illégales imposées par les États-Unis ont entraîné des dizaines de milliards de dollars de pertes depuis 2015 et ont servi de punition collective contre la population vénézuélienne (forçant plus de six millions de citoyens à quitter le pays). En 2021, le gouvernement vénézuélien a formé le Groupe d’amis pour la défense de la Charte des Nations Unies pour rassembler les pays voulant préserver l’intégrité de la Charte et s’opposer à l’utilisation de ce type de mesures violentes, unilatérales et illégales. Les échanges commerciaux entre les membres de ce groupe ont augmenté, et bon nombre d’entre eux (en particulier la Russie et la Chine) ont fourni au Venezuela des alternatives au système financier et commercial dominé par les États-Unis et leurs alliés.

Jacqueline Hinds (Barbade), Le sacrifice des bâtisseurs du canal de Panama, 2017.

Le mois dernier, Tricontinental, Institut de Recherche Sociale a publié une étude historique, Hyper-Imperialism, et un dossier, The Churning of the Global Order, dans lesquels nous analysons le déclin de la légitimité du Nord global, le nouvel état d’esprit du Sud global et les mécanismes violents utilisés par les pays du Nord pour s’accrocher désespérément à leur pouvoir. L’année dernière à Bridgetown, à la Barbade, une rencontre, parrainée par le Mexique et la Norvège, s’est tenue entre les gouvernements des États-Unis et du Venezuela qui ont signé l’Accord de la Barbade. Selon les termes de cet accord, le Venezuela devait permettre que la disqualification de certains candidats de l’opposition soit contestée devant le TSJ et les États-Unis devaient commencer à lever leur embargo contre le Venezuela. Il s’agit d’un accord que les États-Unis ont signé non pas en position de force, mais en raison de l’isolement auquel ils sont confrontés par rapport à l’OPEP+ (composée de pays du Sud qui, en 2022, représentaient 59 % de la production mondiale de pétrole) et de leur incapacité à affirmer pleinement leur autorité sur l’Arabie saoudite. Pour tenter de relever ces défis, les États-Unis ont cherché à ramener le pétrole vénézuélien sur le marché mondial. Après avoir refusé de participer aux conditions fixées par l’Accord de la Barbade, Mme Machado a contesté sa disqualification devant le TSJ, dont elle prétendait honorer l’autorité. Mais lorsque le verdict lui a été défavorable, Machado et les États-Unis ont puisé dans leur boîte à outils et ont constaté qu’il ne leur restait que la force : retour aux sanctions et retour à la menace d’une intervention militaire. Le ministre vénézuélien des Affaires étrangères, Yvan Gil, a qualifié la réaction étasunienne d’« interventionnisme néocolonial ».

Le retour de Washington aux sanctions intervient alors que l’Associated Press a publié un rapport basé sur une note secrète du gouvernement étasunien datant de 2018 et qui prouve que les États-Unis ont envoyé des espions au Venezuela pour cibler le président Nicolás Maduro, sa famille et ses proches alliés. Wes Tabor, ancien responsable de la Drug Enforcement Agency des États-Unis, a déclaré à l’Associated Press : « Nous n’aimons pas le dire publiquement mais, de fait, nous sommes la police du monde », ignorant sans vergogne la violation du droit international que constitue cette opération. Telle est l’attitude des États-Unis. Ce genre de pensée, qui rappelle les clichés des westerns hollywoodiens, sous-tend la rhétorique des hauts fonctionnaires étasuniens. C’est sur ce ton que le secrétaire étasunien à la Défense, Lloyd Austin, menace les milices en Irak et en Syrie, affirmant que si celles-ci ont peut-être « de grandes capacités, j’en ai bien davantage ». Dans le même temps, Austin déclare que les États-Unis répondront aux frappes sur leur base militaire en Jordanie « quand nous le voudrons, où nous le voudrons et comme nous le voudrons ». Nous ferons ce que nous voudrons . Cette arrogance est l’essence même de la politique étrangère des États-Unis, qui font appel à l’Armageddon quand ils en ont envie. « Ciblez Téhéran », dit le sénateur John Cornyn, sans se soucier des implications d’un bombardement étasunien en Iran ou ailleurs.

Mario Abreu (Venezuela), Mujer vegetal (‘Femme végétale’), 1954.

Bien sûr, la frontière est mince entre la persécution des opposants politiques et la disqualification de ceux qui réclament l’invasion de leur pays par une puissance étrangère, en l’occurrence « la police du monde ». Il est vrai que les gouvernements dénigrent souvent leurs opposants en les accusant d’être des agents de l’étranger (comme l’a fait récemment la sénatrice Nancy Pelosi à l’égard de ceux qui, aux États-Unis, protestent contre le génocide d’Israël contre les Palestiniens, en les qualifiant d’agents de la Russie et en demandant au Federal Bureau of Investigations, le FBI, de les surveiller). Machado, cependant, a ouvertement fait des déclarations appelant les États-Unis à envahir le Venezuela, ce qui, dans n’importe quel pays, serait considéré comme inacceptable. Elle a pris part non seulement au coup d’État manqué contre Chávez en 2002, mais à bien d’autres tentatives depuis lors. En fait, elle incarne l’aile dure de l’extrême droite, celle de la vieille oligarchie vénézuélienne, raciste, dont la mentalité est restée coincée dans la Colonie espagnole, et qui n’a jamais accepté l’inclusion des secteurs populaires dans le champ politique. Son inhabitation vient de sa participation au vaste « système de corruption » construit par Juan Guaidó (l’ex-fake-président nommé par Trump sans la moindre élection, aujourd’hui en fuite aux États-Unis).

Maria Corina Machado et George W. Bush en 2002.
Scène de la vie quotidienne sous « la-dictature-bolivarienne » : la dirigeante d’extrême droite Maria Corina Machado, impliquée dans plusieurs tentatives de coup d’État depuis 2002, explique aux médias « bâillonnés » qu’il n’y a pas de liberté au Venezuela et qu’il faut relancer les confrontations « non-dialogantes » (sic) pour forcer le président Maduro à partir.
L’accord de coopération intégrale entre « Vente Venezuela », le parti d’extrême droite de Maria Corina Machado et le Likoud, parti d’extrême droite israélien.

En décembre 2020, j’ai rencontré plusieurs dirigeants de l’opposition vénézuélienne qui s’étaient élevés contre les positions de changement de régime défendues par des personnes comme Machado. Timoteo Zambrano, un dirigeant du Cambiemos Movimiento Ciudadano, m’a dit qu’il n’était plus possible de se présenter devant le peuple vénézuélien tout en appelant à la fin du chavisme, le programme socialiste mis en place par Hugo Chávez. Cela signifie qu’une grande partie de la droite, y compris la formation social-démocrate de Zambrano, a dû reconnaître qu’il serait difficile que ce point de vue obtienne le soutien populaire. Les gens d’extrême droite, comme Juan Guaidó et María Corina Machado, sont peu enclins à de véritables processus démocratiques, et préfèreraient se balader à Caracas à bord d’un F-35 Lightning II.

Quelques mois à peine après avoir promis un allègement des sanctions à l’encontre du Venezuela, les États-Unis en sont revenus à leurs pratiques hyper-impérialistes. Mais le monde a changé. En 2006, Chávez s’est rendu aux Nations Unies et a demandé aux peuples du monde de lire Hégémonie ou Survie de Noam Chomsky, avant d’ajouter : « L’aube se lève partout… C’est que le monde se réveille. Il se réveille partout. Et les gens se lèvent ». Le 31 janvier 2024, Maduro s’est rendu au siège du TSJ, où il a déclaré : « Nous ne dépendons pas des gringos ou de qui que ce soit dans ce monde pour l’investissement, la prospérité, le progrès, l’avancement [ou] la croissance ». Faisant écho aux déclarations de Chávez il y a dix-huit ans, Maduro a affirmé : « Un autre monde est déjà né ».

Chaleureusement,

Vijay

Traduction, Chris & Dine

URL de cet article : https://thetricontinental.org/fr/newsletterissue/25-ans-de-revolution-bolivarienne/

« En 2024, le Venezuela se prépare à une grande victoire électorale » : l’interview de Nicolas Maduro par Ignacio Ramonet

Alors que le monde reste sous le coup des conflits en Ukraine et à Gaza, l’actualité ne s’est pas arrêtée au Venezuela. Tout au contraire. L’actualité s’est accélérée et même précipitée ces dernières semaines à Caracas, qui est revenue à la une des grands médias internationaux.
Après les accords inattendus entre le parti au pouvoir et l’opposition extraparlementaire à la Barbade en octobre dernier, et la suspension par Washington de plusieurs mesures coercitives unilatérales contre le Venezuela, les tensions avec le Guyana se sont intensifiées lorsque les autorités de ce pays, en alliance avec ExxonMobil et la marine états-unienne, ont multiplié les provocations dans la région – revendiquée par le Venezuela depuis deux siècles – de l’Esequibo.

Le succès du référendum du 3 décembre au Venezuela sur cette revendication territoriale a été suivi par la signature des accords d’Argyle entre les présidents du Venezuela et du Guyana. Mais l’arrivée récente d’un navire de guerre britannique dans les eaux de la région, en contradiction avec les accords d’Argyle, a considérablement ravivé les tensions et les dangers.
Au milieu de ces turbulences, le Venezuela a remporté un succès diplomatique majeur le 20 décembre avec la libération d’Alex Saab, qui avait été injustement kidnappé et retenu en otage par les États-Unis pendant près de quatre ans. Nous avons entrepris de parler au président Nicolás Maduro de tout cela, et de bien d’autres questions importantes. Celui-ci a une fois de plus accepté, avec beaucoup de gentillesse, de nous accorder cette désormais traditionnelle interview du premier janvier.

Ignacio Ramonet : Monsieur le Président, bonsoir. Merci beaucoup d’avoir accepté cette invitation à cette nouvelle édition, qui est déjà la septième ou huitième, de notre « premier entretien de l’année ».

Président Nicolás Maduro : Oui, cette interview est toujours une très bonne occasion de faire un bilan réflexif de chacune de toutes ces années difficiles, pleines d’efforts et de sacrifices ; c’est un bilan, mais aussi une perspective pour l’avenir. Toujours à ta disposition, Ramonet.

« NOUS AVONS RÉSOLU L’ÉNIGME DE CANSERBERO ».

IR : Merci beaucoup. L’objectif de cet entretien est de faire le point sur l’année écoulée. En particulier, de faire le point sur les réalisations, les victoires, les progrès accomplis au Venezuela. Et aussi si vous pouviez définir quelques perspectives. Nous le verrons au cours de l’entretien.
Mais, si vous me le permettez, je voudrais d’abord commencer par un événement un peu hors sujet, mais qui a eu un impact énorme, notamment pour les millions de jeunes qui sont fans du rappeur vénézuélien Canserbero. Il y a quelques jours, nous avons appris que l' »énigme Canserbero » avait été résolue. On pensait que Canserbero s’était suicidé, mais le Ministère public vénézuélien a révélé qu’il avait en fait été assassiné. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette information ?

NM : Oui, il s’agit vraiment d’un travail scientifique et professionnel de reconstitution des événements, des circonstances, qui a permis d’aboutir à une conclusion définitive sur les auteurs intellectuels et matériels de l’assassinat de ce jeune artiste, de ce créateur vénézuélien qui, en un temps si court, avait eu un si grand impact sur les jeunes. Nous, Cilia (épouse de Nicolas Maduro, NdT) et moi, avons des petits-enfants de tous âges, et nos petits-enfants de huit, neuf, dix, douze, treize, quatorze, quinze ans sont des connaisseurs et des adeptes de l’art, de la musique, de la composition et des paroles de Canserbero. Je suis très surpris.

IR : D’autant plus qu’il est décédé il y a environ huit ans, n’est-ce pas ?

NM : Il y a neuf ans maintenant. Et cela me surprend parce que je l’avoue, je suis un homme de musique, et même je suis plus porté sur la salsa, le rock, je suis au courant des tendances actuelles… En 2023, je suis allé sur Spotify et j’ai découvert une liste de lecture très populaire, très chargée, très riche en musique de toutes sortes. Mais jusqu’à il y a peut-être deux ans, je ne savais pas qui était Canserbero… Je l’ai découvert parce que mes petits-enfants me l’ont expliqué, et qu’ils m’ont fait écouter chaque chanson, nous l’avons analysée l’une après l’autre. C’est ainsi qu’est né mon intérêt pour l’art de Canserbero. À un moment donné, j’ai parlé avec le Procureur Général, lui aussi admirateur de l’art de Canserbero, et lui, après avoir rassemblé un ensemble d’éléments qui formaient une hypothèse solide sur ce qui s’était passé… Tous les médias et les réseaux avaient sali le nom de Canserbero, ils avaient dit que c’était un assassin… Même le Ministère Public antérieur l’avait accusé d’assassinat après sa mort.

IR : Il a été accusé d’avoir commis un homicide avant son suicide.

NM : Oui, et puis ils ont imposé toute la thèse de l’homicide suivi du suicide, de la schizophrénie et de la folie. Et malgré cette tache injuste et brutale, son nom, ses paroles, son art, tout ce qu’il a fait s’est diffusé et Canserbero est maintenant reconnu dans le monde comme, sinon le principal, du moins l’un des principaux rappeurs de langue espagnole. L’enquête a donc été ouverte par le Ministère Public. J’ai exprimé et donné au Procureur, comme toujours, mais dans ce cas particulier, tout mon soutien. Il a mené toutes les investigations avec les moyens les plus avancés de la médecine légale et de la criminalistique. Les résultats ont été concluants. Justice a été rendue, le nom d’un jeune et noble créateur vénézuélien a été revendiqué, et je dirais même que sa renommée est en train de croître.
J’ai parlé avec ses proches le jour où le Procureur général Tarek William Saab a présenté les résultats, avec les aveux enregistrés en vidéo de l’assassin et du meurtrier, des deux meurtriers, et j’ai parlé avec sa famille, et sa famille a ressenti un soulagement dans son âme. Son père Cheo, ses sœurs, ses nièces. Je leur ai transmis mon abrazo au téléphone. Je leur ai dit qu’il s’agissait d’un esprit fort, quel que soit l’endroit où se trouve Canserbero, c’est un esprit très fort. Et que maintenant, son nom va grandir parmi la jeunesse du Venezuela, de l’Amérique latine, des Caraïbes et bien au-delà. Justice a enfin été rendue, ce qui est à l’honneur du Ministère public vénézuélien.

« NOUS AVONS RENDU LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE BEAUCOUP PLUS DYNAMIQUE ».

IR : C’est l’une des réalisations des derniers jours de 2023, mais comme nous l’avons dit, il y en a eu d’autres. 2023 a été une année symbolique, car c’était la dixième année de votre gouvernement. En particulier, je voudrais souligner certains des contacts internationaux que vous avez eus, certains voyages à l’étranger, des réunions : plusieurs réunions avec le président Gustavo Petro de Colombie, qui a organisé une conférence sur le Venezuela à Bogota ; une réunion avec le président Lula, qui est récemment revenu au pouvoir au Brésil, vous étiez à la rencontre organisée par Lula sur l’Amérique du Sud ; d’autres voyages stratégiques, en particulier en Turquie et en Arabie saoudite, et surtout le voyage très important en Chine, votre réunion avec le président Xi Jinping.
Comment ces contacts et ces voyages s’inscrivent-ils dans la diplomatie géopolitique traditionnelle de la révolution bolivarienne ?

NM : Le monde est déjà entré dans une nouvelle époque. L’ère des empires occidentaux est définitivement révolue, et le dernier des empires occidentaux, l’empire états-unien, connaît un processus de déclin historique qui est structurel, définitif. Comme la Grande- Bretagne, qui était un super-empire militaire, économique, commercial, naval… Et bien, elle a cessé, de l’être, elle a décliné… Même si elle reste un pays puissant, important.

Aujourd’hui, un monde plus équilibré a vu le jour, tel qu’en rêvait le libérateur Simón Bolívar. Nous nous trouvons d’ailleurs à Caracas, ville natale de notre héros, de notre Père fondateur, le libérateur Simón Bolívar, qui, très tôt au XIXe siècle, a parlé de la nécessité de « construire un univers d’équilibre« , un « monde d’équilibre » ; Le Libérateur a conçu la stratégie que nous pourrions appeler aujourd’hui la « stratégie d’un monde multipolaire », où notre Amérique, libérée par son épée, par son armée, par notre armée, serait l’un des grands blocs. En effet, la « Grande Colombie« , fondée sur les rives de l’Orénoque le 17 décembre 1819, est née comme une puissance atlantique, caribéenne, pacifique (océan Pacifique), amazonienne, andine, englobant ce qui est aujourd’hui le Venezuela ainsi que la Colombie, le Panama et une partie de l’Amérique centrale et de l’Équateur. Elle est née comme une puissance territoriale, démographique, militaire et économique.

IR : Presque comme un autre Brésil…

NM : Oui, pratiquement, et avec ses deux bras, l’un sur la mer des Caraïbes et l’Atlantique, et l’autre sur le Pacifique, avec toute la cordillère des Andes et un espace gigantesque sur l’Amazone. Et cette puissance fut appelée – comme le Libérateur tenta de le faire au Congrès de Panama en 1826 – à former un puissant bloc de nations, une union de républiques… La trahison l’emporta, la conspiration impériale l’emporta, et le projet de Bolivar fut poignardé, trahi, sali, oublié… Là où aurait dû naître un bloc puissant, il ne resta que quinze, vingt « républiquettes » entre guillemets – ceci dit en tout respect de chacun – chacune de son côté, toutes dominées.

C’est aujourd’hui que ce concept de « l’équilibre de l’univers« , d’un « monde multipolaire« , qui fut le grand rêve du géant, de notre Libérateur, voit le jour. Et nous y sommes attentifs. Le commandant Hugo Chávez a parlé d’une « nouvelle géopolitique mondiale » et il a mis en place la diplomatie bolivarienne de la paix. Son axe transversal est la construction d’un nouvel axe de puissance mondiale, et l’insertion du Venezuela dans cet axe.

Depuis l’Amérique latine en premier lieu, depuis l’Amérique du Sud, depuis les Caraïbes et depuis l’Amérique latine et les Caraïbes vers le monde. C’est pourquoi, cette année, nous avons rendu notre politique étrangère très dynamique. Nous avons participé à la tentative de Lula de rétablir l’UNASUR, qui est très importante et qui avance pas à pas, mais non sans menaces et conspirations impériales pour l’en empêcher. Cette année, nous avons participé à la consolidation de la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC). Nous avons participé au sommet de Palenque à l’invitation du président mexicain López Obrador pour aborder avec d’autres leaders régionaux toute la question du changement climatique, de la migration, du développement et de l’indépendance. Et nous avons reçu le soutien de toute l’Amérique centrale et d’une partie de l’Amérique du Sud sur la question des sanctions, pour demander la levée des sanctions.

Photo : de gauche à droite, le président cubain Miguel Díaz-Canel, la présidente hondurienne Xiomara Castro, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador, le Premier ministre haïtien Ariel Henry, le président colombien Gustavo Petro et le président vénézuélien Nicolás Maduro posent lors du sommet de Palenque, au Chiapas (Mexique), le 22 octobre 2023.

« NOTRE VISITE EN CHINE A ÉTÉ MONUMENTALE. »

Cette année, nous avons consolidé nos relations avec la Turquie, l’Inde, la Russie et la Chine. Notre visite en Chine a été monumentale. Je me suis rendu en Chine six ou sept fois en tant que ministre des Affaires Étrangères, pour accompagner le Président Chávez, et j’y suis allé cinq ou six fois en tant que président. Et je peux te dire que le niveau des relations, des accords signés et des politiques définies entre le président Xi Jinping, entre la Chine et le Venezuela au cours de cette visite de six jours, est inégalé. Tout d’abord, nous avons élevé nos relations au rang de relations stratégiques de haut niveau, « infaillibles à tout moment« .

IR : C’est l’expression qui figure dans le document ?

NM : Oui, c’est l’expression officielle, c’est un concept que, pour la première fois, la Chine attribue à une relation conjointe avec un pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Ce qui élève le niveau. Je dirais donc que nous progressons au milieu du siège impérial, au milieu de l’agression permanente, nous progressons dans le tissage du nouveau monde. Le Venezuela, humblement, modestement, mais avec la grandeur de la pensée de Bolivar, avec la grandeur de la nouvelle géopolitique mondiale de Chávez, persévère dans la construction d’un monde multipolaire, d’un monde de pays et de peuples vraiment libres.

« ALEX SAAB A DÉJÀ FAIT L’OBJET D’UNE TENTATIVE D’ASSASSINAT SUR ORDRE D’IVÁN DUQUE ».

IR : Monsieur le Président, parmi les réalisations de votre gouvernement, je voudrais en citer trois récentes. Premièrement : les accords de la Barbade en octobre, qui ont permis d’établir un accord avec l’opposition de droite extraparlementaire. Deuxièmement, le référendum sur l’Esequibo du 3 décembre, qui a été une grande victoire en termes de mobilisation électorale. Et la récente libération du diplomate Alex Saab.
Sur ce dernier point – nous reviendrons plus tard sur les deux autres – j’aimerais que vous nous apportiez des précisions, car vous avez déjà fait une déclaration à ce sujet, sur la manière et la difficulté avec lesquelles a été négociée la libération d’Alex Saab.


NM : Tout d’abord, comme nous l’avons dit, Alex Saab est un homme d’affaires d’origine colombienne, qui s’est installé au Venezuela et a commencé à développer un ensemble d’investissements très importants, il a été associé à un certain moment, en 2011, aux plans de ce qui allait devenir la Gran Misión Vivienda Venezuela (Grande Mission Logement du Venezuela). Plus tard, au cours de la phase dont j’ai été responsable, il s’est investi dans les programmes sociaux, mais il a surtout commencé à jouer un rôle très important et croissant lorsque les sanctions criminelles nous ont été imposées.

IR : Depuis 2016.

NM :
Oui, 2016, 17, 18, parce qu’il s’est investi… J’ai commencé à penser… Premièrement, il est colombien, il a du sang colombien ; deuxièmement, il a du sang palestinien, c’est de là que vient ce côté rebelle. Et il a commencé à travailler très habilement pour surmonter les sanctions qui étaient prises contre le Venezuela.

IR : De sa propre initiative ? Par patriotisme ?

NM : De sa propre initiative et aussi grâce à un ensemble de politiques que j’ai mises en œuvre en faisant appel au secteur privé pour que, grâce aux capitaux, aux investissements privés, nous puissions aller de l’avant, étant donné que tous nos comptes bancaires avaient été pillés, gelés, Ramonet. Il faut comprendre ce que signifie concrètement pour un pays de voir tous ses comptes bancaires gelés, et non seulement gelés, mais dont tout l’argent a été volé, plus de 21 milliards de dollars, un pays dont les propriétés à l’étranger ont été gelées, dont les produits sont interdits de vente dans le monde, dont l’industrie principale est persécutée, l’industrie pétrolière, tout cela nous a fait perdre, je le dis toujours parce qu’il y a peut-être des gens qui ne l’ont pas entendu, nous a fait perdre 99 % des revenus du pays, nous sommes passés de 54 milliards de dollars environ, une année, à 700 millions de dollars l’année suivante… Et l’objectif manifeste et direct de l’impérialisme était de faire s’effondrer la société et de procéder à un changement violent de gouvernement, ce qu’ils appellent dans leurs manuels stratégiques, un « regime change« . Et Fidel nous disait toujours : « Les crises créent des hommes« , « elles créent des leaderships« .

Je dirais que, dans cette crise, un homme a émergé : Alex Saab, et il a commencé avec des importations financées avec son capital, il a commencé à apporter de la nourriture, les colis alimentaires du CLAP (Comité local d’approvisionnement et de production, aide gouvernementale aux familles vénézuéliennes face aux pénries induites par le blocus, NdT) dans les moments difficiles de 2017, 2018. Et c’est pourquoi ils l’ont sanctionné, lui et toute sa famille, ses frères, sa sœur, son père, sa mère, ils les ont tous sanctionnés. Et puis ils ont commencé à le persécuter… Et les entreprises où il fabriquait les boîtes des CLAP, au Mexique et dans d’autres pays, ils ont également commencé à les persécuter, à les menacer de différentes sanctions.

En 2019 et surtout en 2020, il a joué un rôle important dans trois domaines clés, en particulier en 2020, lorsque la quarantaine, la pandémie de Covid, est arrivée. Grâce aux efforts de milliers de producteurs agricoles, de paysans, d’agriculteurs de la campagne vénézuélienne, nous produisons aujourd’hui 85 % des aliments consommés au Venezuela, un miracle agricole réalisé par qui ? Par les travailleurs, par les producteurs… Mais à l’époque, nous devions importer 90 % des colis des CLAP de l’étranger pour aider 7 millions de familles. Et Saab a été un homme clé dans l’articulation de ces importations.

Mais aussi, compte tenu du blocus, la raffinerie, les quatre raffineries pétrolières du Venezuela étaient à l’arrêt, nous ne pouvions pas obtenir de pièces de rechange, nous ne pouvions pas les acheter. Si nous les obtenions, nous n’avions pas de compte bancaire pour les payer, à cause des sanctions… Ensuite, nous avons fait des triangulations pour résoudre le problème et récupérer les quatre raffineries d’une manière miraculeuse et héroïque, grâce à l’ingénierie et aux connaissances des travailleurs du pétrole au Venezuela, et au soutien de nos amis dans le monde; des amis importants dans le monde. Alex Saab était l’homme qu’il fallait pour commencer à acheminer le carburant au Venezuela.
Il avait également noué des contacts dans le monde entier pour apporter des médicaments aux patients les plus démunis, et en particulier des médicaments essentiels pour lutter contre la pandémie de Covid. C’est à ce moment-là qu’il a été kidnappé.

IR : Au Cap-Vert.

« ALEX SAAB A LA TÉMÉRITÉ D’UN CHE GUEVARA ».

NM : Oui, au Cap-Vert. Deux jours plus tôt, ils avaient essayé de le tuer. Cela n’a jamais été dit… Deux jours auparavant, un groupe de criminels engagés par Iván Duque de Colombie avait tenté de tuer Alex Saab à son domicile à Caracas… Il en a miraculeusement réchappé. Et puis lui, avec son dynamisme, parce que c’est un homme entreprenant, avec du dynamisme, de l’initiative, je dirais téméraire, je dirais qu’Alex Saab a la témérité d’un Che Guevara pour affronter les risques et les dangers. Il est parti, il se rendait en Iran, pourquoi allait-il en Iran ? Pour garantir l’approvisionnement en essence du Venezuela pendant un an, 2020, 2021, pendant que nous récupérions la raffinerie. Pourquoi ce voyage ? Pour obtenir des médicaments triangulés à partir de l’Iran. Et en chemin, il a été capturé, kidnappé sans aucune preuve.

IR : Sans mandat…

« JE N’AI JAMAIS EU D’HOMME DE PAILLE ! »

NM : Non, il n’y avait pas de mandat d’arrêt international, tout d’abord. Deuxièmement, il bénéficiait de la protection d’un passeport diplomatique, en tant que fonctionnaire diplomatique du Venezuela, un gouvernement légitime, reconnu par les Nations Unies. En l’enlevant, ils ont violé les conventions qui protègent l’immunité diplomatique dans le monde entier, ce qui est très grave. Et puis, tout ce que l’on sait déjà : les tortures….

La première chose qu’ils ont essayée – comme il l’a expliqué – c’est qu’en juillet, en pleine quarantaine du Covid, ils lui ont demandé, par un coup de téléphone, d’arrêter les cargos transportant l’essence ; par un coup de téléphone, d’arrêter les expéditions de médicaments… Il y a un médicament clé, Ramonet, le Remdesivir, qui venait juste de sortir à l’époque comme le grand antiviral contre le coronavirus. Ils voulaient à tout prix l’arrêter. Lorsque le Remdesivir est arrivé à Caracas, en juillet 2020 et jusqu’à aujourd’hui, il a permis de sauver des milliers de vies de patients très graves qui étaient intubés dans tout le pays.

Ils voulaient aussi, sur un simple coup de fil, qu’Alex Saab arrête d’importer les aliments pour les colis des CLAP, pour produire quoi ? la mort par manque de médicaments, la famine et la pénurie totale d’essence, une situation nous avons frôlée… En fait, je peux te dire que sur les cinq bateaux qu’il a commandés – nous les avons payés mais il les a triangulés – sur les cinq bateaux d’essence qui devaient arriver, seuls deux bateaux ont pu arriver en juin 2020… Inoubliable ! Ce fut une fête pour le Venezuela… Les trois autres navires ont été volés par les États-Unis… Oui, tout simplement volés ! Ils les ont emmenés aux États-Unis… Pirates, corsaires, voleurs !

Ensuite, il y a eu toute l’étape de la torture pour l’obliger, disons, à valider les infamies, les mensonges qui circulent encore… Parce que les médias orduriers comme par exemple Semana de Colombie, qui est un magazine de l’oligarchie du narcotrafic colombien, Semana écrit encore : « Alex, l’homme de paille de Maduro« . Je n’ai jamais eu de prête-nom ! Je n’ai jamais eu de compte bancaire à l’étranger. Mes relations avec les hommes d’affaires nationaux et internationaux ont été et sont des relations de travail au bénéfice du pays ; à tel point que l’impérialisme n’a jamais pu montrer, malgré trois ans et demi de prise en otage de Saab dans ses prisons, une seule preuve, un seul papier sur les prétendus hommes de paille, les affaires sales et toute la pourriture qu’ils inventent dans leur justice ordurière et dans leurs médias orduriers.

Mais nous, nous n’abandonnons jamais personne derrière nous, nous n’avons jamais abandonné personne… Jamais ! Nous sommes toujours, nous avons toujours été aux côtés de sa famille, de sa femme Camila, qui de femme au foyer est devenue la dirigeante d’un puissant mouvement, le mouvement « Free Alex Saab » ; aux côtés de ses fils, de ses filles, de toute sa famille; avec amour… Surtout Cilia, qui parlait pratiquement à Camila toutes les semaines, nous recevions des informations ici et là. Et comme je l’ai dit à Alex lorsqu’il est sorti de la voiture et que je l’attendais à la porte du palais de Miraflores : « Alex, je savais que ce jour viendrait. Et il est arrivé. » Un miracle ? Un miracle comme seuls les révolutionnaires peuvent en faire, nous qui sommes fermes et qui affrontons l’empire avec notre vérité. Un miracle.

IR : Ce fut une belle victoire, Monsieur le Président. Dans le monde entier, de nombreuses personnes se sont réjouies de cette libération, parce qu’elles s’étaient battues pour dénoncer tous les mensonges qui avaient été proférés au sujet d’Alex Saab.

NM : Ramonet, je ne peux pas dire… mais j’ai reçu des mots de félicitations de la part de personnes que tu ne peux même pas imaginer, qui sont probablement en train de regarder ceci, de partout dans le monde, tu ne peux même pas l’imaginer. Des gens qui m’ont envoyé des félicitations. Des gens des États-Unis d’Amérique. Je ne citerai pas de noms, de grands artistes mondiaux… Je ne connais même pas certains d’entre eux. Et j’ai reçu des messages ici et là. Ils me disaient : voilà comment on traite un homme innocent. Nous avons procédé à un échange qui a dû être négocié… comme le disait José Martí : « Cela a dû se faire en silence« . Avec la prudence et la diplomatie nécessaires, nous avons réussi à libérer miraculeusement un homme innocent. Et en échange, nous avons remis un groupe de terroristes condamnés après avoir avoué qu’ils avaient commis des crimes et des délits dans le pays. C’est le prix que nous avons payé pour l’enlèvement. Pour la liberté de la personne enlevée. Et je pense que cela en valait la peine.

Photo: une des nombreuses mobilisations populaires à Caracas pour exiger la libération du diplomate Alex Saab après son enlèvement et son emprisonnement aux États-Unis.

« NOUS SOMMES EN TRAIN DE CONSTRUIRE UN NOUVEAU MODÈLE ÉCONOMIQUE DIVERSIFIÉ QUI NOUS DONNE UNE INDÉPENDANCE ABSOLUE VIS-À-VIS DU MONDE ENTIER. »

IR : Monsieur le Président, pour continuer avec le bilan de l’année, vous avez défini huit axes de travail très importants pour 2023. Et parmi eux, les lignes de l’économie. J’aimerais vous demander quelle est votre évaluation de cette approche et quelles sont les principales réalisations dans ces huit lignes de travail ?

NM : Je pense que 2023 a marqué un pas en avant, aussi. Nous avons dix trimestres de croissance économique continue qui ont commencé à la fin de 2021. Et nous avons réussi à maintenir la croissance dans ce que j’ai défini comme l’agenda économique bolivarien, 18 moteurs, les 18 moteurs vont étape par étape ; ces 18 moteurs ont besoin de politiques publiques, d’incitations, d’investissements, d’un marché national, d’un marché international, d’une bonne gestion publique, d’une bonne gestion privée, d’une bonne coordination. Je pense que nous sommes parvenus à une coordination parfaite avec tous les acteurs économiques internes du pays, et je pense que nous avons un niveau très élevé de dialogue et de compréhension avec les acteurs économiques internationaux qui arrivent avec leurs nouveaux investissements. Il s’agit là d’une grande réussite de ces dernières années, qui sera consolidée en 2023. J’ai quelques chiffres importants à te communiquer.

IR : La croissance en 2022 a été de 12 % environ ?

NM : C’est exact.

IR : En 2023, quelle est la croissance du Venezuela ?

NM : La Banque Centrale n’a pas encore donné de chiffres, mais on me dit que les 4,5 % prévus par la CEPAL (ONU) pourraient être atteints. Cela représente dix trimestres consécutifs de croissance. Tout cela, encore, au milieu d’un siège et avec nos propres investissements. Comme je l’ai dit, avec nos propres forces.
Une croissance de 5 % de l’activité agricole. Nous avons déjà cinq trimestres consécutifs de croissance de plus de cinq points de l’activité agricole, en produisant notre propre nourriture. Nous exportons même une partie de cette nourriture. Dix trimestres de croissance soutenue de 4 % de l’ensemble de l’activité manufacturière privée du pays, dans le cadre d’une reprise soutenue et durable, il reste encore une grande marge de croissance pour l’ensemble du secteur manufacturier. Environ 4 % de croissance de l’activité commerciale jusqu’au troisième trimestre. Ce quatrième trimestre, qui vient de s’achever en décembre, a atteint un niveau beaucoup plus élevé, l’activité commerciale s’est intensifiée, avec une force impressionnante. La production de l’industrie alimentaire et des boissons a augmenté de plus de 1,6 %. J’ai d’autres données ici. Je ne vais pas te noyer avec toutes les données.

IR : Mais la tendance est très positive ?

NM : Oui, la tendance est positive. En ce qui concerne les prises de pêche, le rétablissement de la capacité de pêche du pays, nous avons enregistré cette année une croissance de 25 %. Dans l’aquaculture, qui est également une activité à laquelle nous avons accordé une attention particulière, nous avons enregistré cette année une croissance de 20 %. Dans le seul secteur de la crevette, qui est un secteur d’exportation, nous avons enregistré une croissance de 98 % en 2023. Une augmentation de la production industrielle, agro-industrielle… Et l’arrivée d’importantes entreprises européennes, états-uniennes, chinoises, indiennes, etc., etc., pour investir dans le pétrole, le gaz et les entreprises de base.

Cela signifie que, dans les conditions établies par notre Constitution et nos lois, nous sommes en progression. Cette année, les recettes fiscales ont augmenté de 25,8 %, mais je dirais que, conformément aux besoins du pays et aux attentes de nos plans sociaux pour le redressement de l’État de bien-être social, les recettes fiscales – bien qu’elles aient beaucoup augmenté cette année – ont encore beaucoup de chemin à faire pour garantir des revenus qui nous permettront d’améliorer les revenus des travailleurs, des travailleuses et les investissements sociaux.

Cette année, jusqu’au mois de novembre, nous dépassons les 5.181 millions de recettes. Cela signifie qu’il y a un ensemble d’éléments très importants, la stabilité des taux de change, la fin définitive de l’hyperinflation, nous avons combattu l’inflation comme un mal structurel, séculaire, de l’économie, et avec les politiques que nous mettons en œuvre, nous avons de sérieuses chances d’améliorer cet élément, cette variable dans les mois et les années à venir.

Le portefeuille de crédit a augmenté de 91 % par rapport à 2022. Quatre- vingt-onze pour cent. Il s’agit de chiffres encore modestes, de l’ordre de 1,4 milliard de dollars. Le Venezuela aurait besoin de quatre, six, huit milliards de dollars, pour le portefeuille de crédit, ou beaucoup plus pour l’investissement ; mais c’est quelque chose qui a été réalisé d’une manière soutenue, durable.

IR : Et tout cela dans le contexte d’un pays bloqué et assiégé. Ce qui est d’autant plus méritoire.

NM : C’est bien de le rappeler. Car malgré les progrès que nous avons réalisés avec les accords de la Barbade, dont nous allons parler, et les discussions avec le gouvernement des États-Unis, le Venezuela n’a aujourd’hui aucun compte à l’étranger, il continue d’être un pays persécuté et assiégé. Nous avons obtenu tout cela grâce à nos propres efforts, nous les Vénézuéliens, nous seuls, je peux te le dire, avec fierté. Le secteur privé, petit, moyen, grand, avec quelques investissements venant de l’étranger, avec des politiques publiques consensuelles, correctes, pertinentes, justes, nous y sommes parvenus grâce à nos propres efforts, pratiquement seuls dans ce monde.

IR : Sans investissements étrangers significatifs ?

NM : Pour le dire avec le grand Ho Chi Minh, il s’agit de « penser avec notre tête, marcher avec nos pieds et construire avec nos mains », sans dépendre de personne. Sais-tu ce que l’on ressent ? Que nous sommes à un stade – et je le dis ici, dans la maison où est né Bolivar, le géant de l’Amérique – où nous construisons un nouveau modèle économique diversifié qui nous donne une indépendance absolue vis-à-vis du monde entier, si nécessaire. Un autre élément pour ton analyse, et pour l’analyse de tous ceux qui nous lisent ici dans le monde : en 2023, le Venezuela a atteint le niveau le plus élevé d’approvisionnement interne de son marché intérieur au cours des vingt-cinq dernières années, soit 97 %, essentiellement grâce à sa propre production et à l’activité des secteurs économiques privés avec des importations complémentaires, avec une politique très claire sur ce qui est importé, sur ce qui n’est pas importé et sur la protection du producteur national.

Je pense donc que nous faisons de grands progrès. Je dis toujours, bien sûr, qu’il y a encore un long chemin à parcourir, surtout pour générer la richesse, l’argent dont nous avons besoin pour avoir un impact sur les salaires et les revenus. Nous avons fait de notre mieux pour améliorer le revenu intégral des travailleurs, le revenu intégral minimum des travailleurs. Nous avons également réalisé un circuit avec les Grandes Missions et les Missions pour protéger la santé publique, l’éducation publique, la construction de 500.000 logements par an, pour protéger, avec le CLAP et les programmes alimentaires, le droit des personnes à l’alimentation, et pour placer les êtres humains au centre et les protéger intégralement pendant que nous récupérons la capacité, non seulement de générer et de produire des biens, des produits, des services, mais aussi de la richesse liquide, qui est l’objet de notre principal effort, et je sais que nous y parviendrons. Je sais que nous allons y parvenir. J’en suis sûr.

« NOUS AVONS DÉMANTELÉ LES MAFIAS CARCÉRALES ».

IR : Monsieur le Président, il y a une autre réalisation importante que vous n’avez pas mentionnée, à savoir la sécurité. Pendant longtemps, l’une des critiques les plus systématiques des médias internationaux, y compris pour critiquer la révolution bolivarienne, était de dire que le Venezuela était un pays très peu sûr, très dangereux, que Caracas était une ville dominée par la criminalité, la délinquance ; tout cela a changé jusqu’à un certain point. Aujourd’hui, Caracas est une ville de plus en plus paisible, de plus en plus sûre, les nuits de Caracas sont redevenues vivantes, comme peuvent le constater les touristes, les voyageurs, les correspondants étrangers ; c’est une réussite énorme. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez réussi à obtenir ce résultat, qui semblait presque impossible ?

NM : Un énorme travail a été réalisé sur la base d’un concept appelé « Cuadrantes de Paz » (zones de paix). Ces zones de paix sont un concept territorial. Aujourd’hui, nous avons trois mille « cuadrantes de paz ».

IR : Dans tout le pays ?

NM : Oui, dans tout le pays. Cette zone de paix, qui réunit-elle ? Les forces de police et de sécurité, l’organisation populaire, tout le pouvoir populaire dans sa diversité, et toutes les institutions impliquées dans la sécurité. Ces zones de paix ont contribué à libérer les territoires où le taux de criminalité était plus élevé et à établir les règles de fonctionnement des communautés de paix ; je pense que les zones de paix, les communautés de paix, sont l’un des éléments.

L’autre élément concerne le travail de renseignement pour démanteler les gangs criminels les plus dangereux, qui sont comme des gangs de nouvelle génération, des gangs plus armés, plus organisés, avec beaucoup d’argent. Nous avons mené des opérations de renseignement et des frappes chirurgicales contre des gangs dans différentes villes et différents endroits du pays. Par exemple, à Caracas, on se souvient de la frappe chirurgicale que nous avons menée contre les gangs d’un quartier connu dans le monde entier, la Cota 905. Cela a permis d’instaurer à Caracas un climat de coexistence, de tranquillité et de paix, car il y avait là un foyer, la Cota 905, un foyer incroyable, lié aux bandes criminelles de Colombie à l’époque d’Iván Duque. Lorsque nous sommes entrés dans leur repaire, la première chose que nous avons trouvée était une vingtaine de paramilitaires colombiens sur une montagne, s’entraînant pour une prétendue « insurrection populaire » à Caracas qu’ils allaient diriger, pour te donner une idée.

Troisièmement, cette année, 2023, des progrès ont été réalisés dans le démantèlement des mafias carcérales dans des prisons très représentatives du centre du pays, de l’ouest, des Andes, de l’est et du sud du pays.
Je pense que cela a été un coup très important pour mettre fin à ces mafias carcérales, pour leur enlever ce centre de criminalité. C’est une politique, que nous appelons l’opération Gran Cacique Guaicaipuro, et elle va se poursuivre.
En ce sens, je suis convaincu que nous allons continuer à progresser au Venezuela en tant que territoire de sécurité et de paix. Et j’en appelle toujours à la population : cela ne dépend pas d’un seul homme, cela dépend de l’effort commun que nous déployons dans les zones de paix, c’est la méthode.
Je l’ai même dit à certains gouvernements d’Amérique latine – je ne vais pas citer de noms – : je voudrais partager avec vous l’expérience de ces zones de paix pour que vous puissiez voir que la fusion et l’union sur le territoire des forces de l’ordre, des forces de police et de l’organisation sociale – dans le cas du Venezuela, le pouvoir populaire – donne des résultats importants.

« LE PRÉSIDENT DU GUYANA SE MOQUE DE LULA, DE LA CELAC ET DE LA CARICOM… »

IR : Monsieur le Président, une autre réalisation importante, comme nous l’avons mentionné précédemment, est le récent référendum sur la région de l’Esequibo, qui a été un succès parce qu’on a vu le soutien que la population a apporté à cette revendication. Le succès de ce référendum a contraint le président du Guyana à s’asseoir avec vous pour discuter directement du sort de l’Esequibo. Mais depuis, il y a eu l’envoi – que vous avez dénoncé – d’un navire de guerre britannique au large du Guyana. Dans ces conditions, comment voyez-vous l’avenir des négociations avec le Guyana sur l’Esequibo ?

NM : Pour l’instant, nous pourrions dire que nous traversons un moment de turbulence. Parce que le Guyana n’agit pas comme la République Coopérative du Guyana, il agit encore comme la « Guyane britannique », et accepte qu’un navire de guerre se rende sur ses côtes et de là, menace le Venezuela. Parce que ce navire de guerre, dès qu’il est parti vers ses côtes, a menacé le Venezuela. Et les déclarations impertinentes et insolentes du ministère britannique des affaires étrangères ont réaffirmé cette menace à l’égard du Venezuela. C’est ainsi qu’ils se comportent, le président du Guayana se comporte comme le président d’une Guyane britannique coloniale. Il se comporte comme un pays prisonnier, soumis. Je n’accepte pas ses excuses, je ne les accepte pas ! Le président Irfaan Ali tente de s’excuser en affirmant que le Guyana ne menacera jamais le Venezuela. Mais ce n’est pas lui qui a proféré un mot de menace, ce sont ses maîtres, c’est le vieil empire britannique, déclinant, en pleine décomposition, qui a envoyé un navire de guerre… Ils croient que le Venezuela est le Venezuela de 1902, quand ils sont venus avec leurs navires bombarder Maracaibo, Puerto Cabello, La Guaira ; quand ils sont venus massacrer le peuple du Venezuela pour imposer la sentence arbitrale de 1899, pour recouvrer les dettes illégales et immorales du XIXe siècle. Non, le Venezuela n’est plus celui de 1902, le Venezuela de Cipriano Castro. Non, non. C’est un Venezuela qui dispose de la puissance militaire pour se défendre. Et je le dis avec humilité, avec simplicité. Parce que je connais très bien les militaires vénézuéliens. Et je sais qu’elles donneraient leur vie pour défendre la souveraineté de ce pays, pour protéger ce pays. Je vous l’ai dit, nous sommes un peuple de paix. Pour faire le bien, comptez toujours sur nous. Pour les mauvaises choses, il vaut mieux ne pas nous chercher. Ne nous cherchez pas !

Que fait le gouvernement de Londres et que fait le président du Guyana ? Se moquer des médiateurs – du président Lula, se moquer du président de la CELAC, Ralph Gonsalves, se moquer de tous les pays de la Caricom… C’est ce qu’ils ont fait, se moquer d’eux, en menaçant le Venezuela avec un navire militaire, ce qui revient à rompre l’accord d’Argyle. Nous sommes actuellement dans une situation de turbulence. Nous savons y faire face, parce que nous ne sommes pas nés le jour des lâches, vois-tu Ramonet ? Je ne suis pas né le jour des lâches et je sais très bien, en tant que chef de l’État et commandant en chef des forces armées, ce que je dois faire pour défendre la dignité du Venezuela. Et ici, personne ne viendra nous menacer avec des navires de guerre. Ni aujourd’hui ni jamais. Nous ne sommes pas le Venezuela de 1902. Qu’on ne s’y trompe pas. Ne vous méprenez pas !

« AVEC LES ÉTATS-UNIS, NOUS AVONS TOUJOURS CHERCHÉ LE DIALOGUE, LA COMPRÉHENSION, LA COEXISTENCE »

IR : Monsieur le Président, après les Accords de la Barbade avec l’opposition de droite extraparlementaire, l’administration Biden a été contrainte de suspendre une partie des sanctions contre le Venezuela. Quelles prochaines étapes prévoyez-vous sur la voie de la normalisation des relations avec les États-Unis ?

NM : Nous devons d’abord dire deux choses. Premièrement, j’ai encouragé le dialogue plus d’un millier de fois avec tous les secteurs de l’opposition. Y compris avec le secteur extrémiste de la tendance « Guaido », l’opposition d’extrême droite, qui est l’opposition privilégiée et préférée des États-Unis, l’opposition pro-états-unienne, « Pitiyanqui » comme on dit ici… et qui est réuni dans la Plateforme Unitaire, la PUV. J’ai favorisé ces dialogues et nous les maintenons en permanence, toujours et sans arrêt. Ce sont des dialogues publics qui sont connus. Mais lors de dialogues privés, je les ai tous rencontrés. En 2020, et en 2021. Ils m’ont dit du mal de Guaidó. Je leur ai dit : agissez, mais ils n’osaient pas.

Finalement, ils se débarrassent de Guaidó alors qu’il est déjà une figure politique en décomposition, Guaidó sent déjà très mauvais, les gringos l’emmènent hors du pays, ils l’emmènent à Miami, milliardaire comme il est, il a volé la moitié du monde, il a volé les gringos, il a volé l’opposition, il a volé tout le monde ; et ils l’ont destitué parce que son discrédit pour ce secteur de l’opposition devenait insoutenable. Mais nous avons toujours maintenu le dialogue avec eux. Même si des secteurs de cette opposition s’assoient pour discuter mais continuent de conspirer en secret, et continuent toujours à conspirer. Chercher à faire un coup d’État au Venezuela, chercher à me tuer, etc., etc. Mais je crois au dialogue, en permanence.

Deuxièmement avec les États-Unis. Le président Chávez a toujours cherché et m’a appris à rechercher le dialogue, la compréhension et la coexistence avec les États-Unis d’Amérique. Et c’est ce que nous avons toujours fait. Ce que le président Chávez a fait avec Bill Clinton. Avec George W. Bush à deux reprises, bien que Bush ait mené un coup d’État ici les 11, 12 et 13 avril 2002 ; c’est ce que l’on a cherché à faire avec Barack Obama, le premier Obama. Le deuxième Obama, avec qui j’ai dû traiter étant président, a émis le décret déclarant le Venezuela « ennemi des États-Unis« . Face à face, Obama m’a dit : « Maduro, c’était une erreur, je vais la corriger« . Il ne l’a pas corrigée. Je lui ai dit : « Obama, le problème ce n’est pas toi, le problème est celui qui viendra après toi, qui pourra utiliser ce décret pour nous menacer, nous sanctionner ou nous envahir« . Et c’est ce qui s’est passé.
Avec Donald Trump, nous avons eu la relation que tout le monde connaît. Il a pris 930 mesures de sanctions contre le Venezuela. Il a mis ma tête à prix, cette tête que tu vois, ils l’ont mise à prix. Ils ont essayé de me tuer en 2018, le 4 août, depuis la Maison Blanche, ils ont essayé de me tuer. Le jour de l’attaque par drone, ils étaient réunis à la Maison Blanche, aujourd’hui la vérité est connue, et ils attendaient le résultat de l’attaque. Ils ont essayé de nous envahir à plusieurs reprises, ils ont formé des mercenaires de Colombie. Et pourtant, nous avons toujours cherché le dialogue et entretenu des liens de dialogue avec l’administration Trump, à tel point que nous avions presque conclu un échange pour libérer Alex Saab dans les derniers jours de Trump, avant les élections. Et quand Biden est arrivé, pareil. Nous avons toujours voulu un dialogue. Espérons qu’on progressera. Espérons-le. Nous avons fait de notre mieux pour établir une nouvelle ère dans les relations avec les États-Unis.

IR : Des étapes sont-elles prévues ?

NM : Il y a des idées communes, il y a un chemin, une feuille de route établie. Mais on ne peut pas dire, Ramonet, que les États-Unis ont levé les sanctions contre le Venezuela. Au contraire, les sanctions sont toujours en place. Ce que les États-Unis ont accordé, ce sont des licences, comme si le Venezuela était une colonie états-unienne. Des licences, comme à l’époque de la Guipuzcoana Company, qui contrôlait entièrement ce pays et accordait des licences d’exportation et d’importation, n’est-ce pas ? À l’époque de ce qu’on appelait les créoles blancs, jusqu’à ce que les créoles blancs en aient assez de la Guipuzcoana Company et déclarent l’indépendance de toute l’Amérique. C’est à peu près ce qui s’est passé. Le modèle que les États-Unis ont l’intention d’appliquer est un modèle de type Compañía Guipuzcoana contre le Venezuela. Donner les licences.
Mais nous sommes fermes. Et nous le disons à tous les gouvernements d’Amérique latine, de la CELAC et du monde : le Venezuela exige la levée complète et permanente de toutes les sanctions illégales, immorales et criminelles qui pèsent sur l’économie et la société. Toutes. Et ce sera notre objectif.
Et nous ne nous reposerons pas, nous persévérerons comme nous l’avons toujours fait jusqu’à ce que nous l’atteignions. Et sur ce chemin, en regardant la boule de cristal, je pense que nous y parviendrons.

« LES BRICS SONT L’AVENIR DE L’HUMANITÉ ».

IR : Monsieur le Président, nous sommes le 1er janvier et à ce jour, les BRICS, cette organisation formée par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, ont constitué une sorte de nouveau pouvoir ou de contre-pouvoir, un peu dans la lignée de ce que vous avez mentionné plus tôt, de cette nouvelle géopolitique multipolaire. À ce jour, six nouveaux pays ont adhéré ou devraient adhérer. En fait, cinq d’entre eux sont en train d’adhérer, pour être précis : L’Iran, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Éthiopie. L’Argentine devait adhérer, mais le nouveau président Javier Milei vient de décliner l’invitation.
D’une part, j’aimerais que vous nous donniez votre avis sur l’importance des BRICS. Et d’autre part, si le Venezuela pourrait rejoindre ces nouveaux BRICS élargis ?


NM : Les BRICS sont l’avenir de l’humanité, les BRICS sont déjà une puissance économique définitive, ils ont une banque puissante, j’étais au siège de leur Banque de développement à Shanghai avec sa présidente Dilma Rousseff, nous avons de bonnes relations, qui vont de l’avant, avec la banque des BRICS. Je n’ai pas pu me rendre au sommet de l’Afrique du Sud en raison d’une forte otite, malheureusement. Lors du sommet d’Afrique du Sud, le Venezuela a été accepté comme partenaire. Et j’espère que lors du prochain sommet en Russie, avec la faveur de Dieu, toujours si Dieu le veut, le Venezuela rejoindra les BRICS+ en tant que membre permanent.

Nous parions sur les BRICS comme un élément de ce nouveau monde, du nouvel équilibre, comme faisant partie du concept géopolitique bolivarien d’un monde d’équilibre, d’un monde d’égaux. Et aussi comme une composante de l’avenir de l’humanité pour le développement des investissements des BRICS au Venezuela, pour le développement de grands marchés pour les produits vénézuéliens, pour le développement de relations multiples et diverses dans les sphères culturelles, politiques, institutionnelles et sociales. Ce sont de grandes civilisations, les civilisations chinoise, russe, indienne, notre frère le Brésil, notre sœur l’Afrique du Sud, l’Afrique ! Les cinq pays sont de grandes civilisations et nous faisons partie de la civilisation mixte de l’Amérique du Sud, des Caraïbes, de l’Amérique latine. Les BRICS nous remplissent donc d’émotion.
Le pas franchi par Javier Milei, de l’Argentine, ramène l’Argentine au 19e siècle. Je le dis aux Argentins et au monde entier, le projet de Milei est une opération élaborée pour s’emparer de l’Argentine, la sortir du monde multipolaire, en faire un vassal du monde impérial unipolaire, et la transformer en une nouvelle colonie, détruire l’État, détruire son économie, détruire son identité ; et la mesure qu’a prise Milei de sortir l’Argentine de cette immense organisation que sont les BRICS est une des choses les plus maladroites et les plus idiotes qu’il a faites à l’encontre de l’Argentine. Parce qu’en excluant l’Argentine des BRICS, il agit contre les Argentins, contre les travailleurs argentins, contre les hommes d’affaires argentins. Cela montre ce qu’est un projet colonial rétrograde du 19e siècle, un projet qui a échoué depuis le début. Et cela montre par contraste ce qu’est la diplomatie bolivarienne, la géopolitique mondiale, la nouvelle géopolitique que nous portons depuis le Venezuela, avec notre révolution.
J’aspire donc à passer rapidement du statut de partenaire des BRICS à celui de membre à part entière des BRICS.

« CE QUI EST COMMIS EN PALESTINE N’A PAS DE NOM… ».

IR : Monsieur le Président, le monde est aujourd’hui secoué par deux conflits majeurs : L’Ukraine et Gaza. Sur l’Ukraine, le Venezuela a décidé dès le départ de ne pas prendre parti, défendant un projet diplomatique à la recherche d’une solution négociée. Concernant le conflit israélo-palestinien, Caracas a rompu ses relations avec Israël en 2009. Pensez-vous que le Venezuela a pris la bonne décision dans les deux cas ? Comment voyez-vous l’évolution de ces deux conflits ?

NM : Je pense que ces deux guerres ont pour point commun les grandes entreprises de l’appareil militaire des États-Unis et de l’appareil militaire israélien, totalement liés. Les grands propriétaires de l’appareil militaire des États-Unis sont des investisseurs israéliens. Et je pense que ces deux guerres ont profité aux verseurs de sang, aux fabricants de la mort et des armes.
Une guerre est une menace contre la Russie… Pendant deux décennies entières, la Russie a mis en garde contre la menace de l’encerclement stratégique qui était en train de s’opérer à partir de l’Ukraine, et des pays de l’Europe de l’Est, et aussi sur l’attitude des fascismes, des « Milei d’Ukraine » et de tout le groupe qui a pris le pouvoir à Kiev en 2014, qui s’est mis au service de la stratégie de la provocation contre la Russie.
Toutes les guerres, disons-le, devraient être évitées et dans le cas de la guerre en Ukraine, une solution de paix devrait être recherchée, mais on ne veut pas la rechercher, on veut mettre la Russie à genoux et l’humilier. À l’heure actuelle, la Russie est en train de gagner la guerre contre l’ensemble de l’OTAN, malgré toutes ses dépenses militaires. Au milieu d’un effort énorme parce qu’elle a été sanctionnée économiquement, comme l’a dit récemment le président Vladimir Poutine, la Russie a gagné la guerre économique contre les sanctions, et la Russie a aujourd’hui de meilleurs indicateurs économiques de croissance, de stabilité économique, de prospérité économique que l’ensemble de l’Europe, y compris les États-Unis. Cela montre la grande force interne de la Russie en tant que nation puissante, nation productive, et de son économie. L’Occident est tout simplement obsédé par la russophobie, par l’idée de détruire la Russie. Il n’y a qu’une seule façon d’avancer : s’asseoir et discuter avec Poutine, avec la Russie, sur la base du respect, et parvenir à un accord qui réponde à la nécessité de garantir la sécurité et la paix pour la Russie et pour l’ensemble de la région.

Photo: Le 6 novembre, aux côtés de l’ambassadeur de Palestine au Venezuela Fadi Alzaben, le président Maduro a dénoncé « 75 ans de racisme, de déshumanisation par les suprémacistes d’Israël. Le monde doit se lever pour mettre fin à temps au génocide du peuple palestinien« .

Dans le cas du conflit en Palestine, il n’y a plus de doute. Il s’agit d’un génocide contre le peuple palestinien. Un génocide vieux de plus de soixante-quinze ans, ouvert, brutal. Et il n’y a pratiquement rien, personne pour élever la voix. Le pire dans ce génocide, c’est le silence complice de ce génocide. Le silence complice des élites européennes. La complicité des élites états-uniennes qui fabriquent des armes et des armes et des armes pour bombarder et tuer des Palestiniens innocents. Plus de 21.000 Palestiniens ont été tués. Onze mille d’entre eux étaient des enfants. Il semble qu’ils se sont attaqués aux enfants pour les exterminer. Plus de six mille femmes.

Ce qui est commis en Palestine n’a pas de nom, c’est seulement comparable à l’holocauste que le peuple juif a subi à l’époque d’Hitler, à l’époque nazie. La justice internationale devrait fonctionner. Mais nous ne voyons tout simplement pas apparaître la justice internationale. Un génocide en plein jour diffusé en direct sur les médias sociaux. Et rien ne se passe.
Tous ces génocides, toutes ces brutalités ne seront peut-être pas punis aujourd’hui, mais peut-être à l’avenir. Et le monde qui émerge demandera un jour des comptes à tous ceux qui ont encouragé ce génocide aujourd’hui. Nous sommes solidaires. Particulièrement en cette période de Noël. Nous avons gardé à l’esprit les enfants de Palestine. Là où l’enfant Jésus est né, Noël n’a pas pu être sauvé, Ramonet, le 24 décembre, tous les lieux de Bethléem ont été fermés. Et la crèche avec l’enfant Jésus entourée de chars. C’est le symbole : l’enfant massacré, Hérode encore. Mais nous verrons ce que l’avenir réserve à la lutte et à la résistance du peuple palestinien, et à la lutte et à la résistance de notre peuple.

« CELUI QUI GAGNERA LA BATAILLE DES RÉSEAUX GAGNERA LA GUERRE CULTURELLE ».

IR : Monsieur le Président, pour conclure, je voudrais vous poser une question qui va au-delà de la politique. De tous les présidents que je connais, vous êtes celui qui a le plus réfléchi à la relation avec les médias. Vous avez une émission de télévision très réussie que vous avez lancée récemment, « Avec Maduro plus », et vous êtes très présent sur les réseaux. Quelle est votre relation avec les médias ? Quels sont vos objectifs ? Et quelle relation pensez-vous qu’un président devrait avoir avec les médias aujourd’hui ?

NM : Il est essentiel de pouvoir communiquer. Et comme tu l’expliques toi-même, je l’ai entendu de ta bouche : nous sommes dans une nouvelle ère de communication. Je l’ai pris comme exemple et je l’ai expliqué à nos collaborateurs. L’humanité a connu cinq grands moments de communication.
Le premier, quand l’homo sapiens, a commencé à parler et à communiquer par la parole, partout où il existait sur la planète Terre.
Le deuxième, lorsqu’il a commencé à écrire et a commencé à communiquer par l’écriture. D’abord par des symboles, puis par l’écriture, en Chine, en Inde, etc.
Troisièmement, lorsque l’imprimerie est apparue, que les livres et les journaux sont apparus et qu’un journal pouvait circuler d’un continent à l’autre.
Quatrièmement, et c’est un moment de communication étroitement lié au 20e siècle, l’émergence du cinéma, de la radio et de la télévision, qui ont dominé pratiquement tout le 20e siècle et une partie du 21e siècle. Le président Chávez était un maître dans la gestion des médias traditionnels et a été l’initiateur de l’ère Twitter, un maître avec son compte @chavezcandanga, dans le premier réseau social de masse qu’était Twitter.

Et nous sommes dans un cinquième moment de communication, décisif, déterminant, total, dominant : celui des réseaux sociaux. Aujourd’hui, Instagram, Facebook, TikTok et ce qu’on appelle maintenant X dans une moindre mesure, et YouTube sont les réseaux sociaux dominants. Où l’on interagit pendant des heures, où l’on s’informe, où l’on communique. N’importe quel être humain, dans le quartier le plus reculé de Caracas, à Shanghai, à Mexico, à New York, à l’heure dont nous parlons, ouvre son Instagram, ouvre son TikTok, ouvre son Facebook et lance un message. Et il arrive souvent que ce message devienne viral. Parfois en raison du contenu, de la nature accrocheuse de ce qu’il poste. D’autres fois, grâce aux algorithmes des propriétaires eux-mêmes, ceux qui sont des propriétaires invisibles.
Avant, vous saviez qui possédait Venevisión ici au Venezuela, qui possédait Televen, qui possédait je ne sais quelle station de radio, le propriétaire de « El Nacional », Miguel Otero Silva, ton ami. Maintenant, vous ne savez pas où il vit, ni qui est le propriétaire, qui est le patron de TikTok au Venezuela. Où ? Dites-moi. Si vous avez une plainte à formuler, si TikTok a fait ceci, cela et cela contre ma famille, où dois-je m’adresser ? Quelle est la loi qui la régit ? C’est une question qui doit être étudiée.

C’est pourquoi je dis que nous devons construire un nouveau système. J’ai dit au peuple vénézuélien : nous devons construire un nouveau système de communication, d’influence permanente. Et je l’ai appelé le système GRC -Redes, Calles, Medios y Paredes (Réseaux, Rues, Médias et Murs). Je te laisse y penser. Je fais des efforts, je contribue à maintenir TikTok en vie, actif, attrayant, avec des choses pour maintenir mes autres réseaux sociaux, pour maintenir une voix différente dans ces réseaux qui sont dominés par les puissances transnationales, et pour communiquer dans les réseaux. Mais nous ne pouvons pas en rester là, nous devons continuer à communiquer dans les rues, dans les médias traditionnels et sur les murs, pour que les murs parlent aussi.
Il s’agit donc d’une question vitale de la nouvelle ère qui ne doit pas être négligée, c’est une priorité. Celui qui gagnera la bataille dans les réseaux, dans les rues, dans les médias et sur les murs, gagnera la bataille des idées, comme l’a dit Fidel, gagnera la bataille politique, gagnera la guerre culturelle. Elle est décisive.

« CETTE ANNÉE 2024, LE PEUPLE VÉNÉZUÉLIEN VA DONNER UNE NOUVELLE LEÇON À LA DROITE OLIGARCHIQUE ».

IR : Monsieur le Président, dernière question : 2024 sera une année électorale exceptionnelle dans le monde. Il y aura des élections dans près de soixante-quinze pays. Plus de 4 milliards de personnes seront mobilisées par les élections. Des élections aux États-Unis, en Russie, en Inde, en Ukraine. En Amérique latine, il y aura des élections au Mexique, en Uruguay, au Panama, au Salvador, en République dominicaine… et aussi au Venezuela. L’opposition a déjà désigné neuf candidats, semble-t-il. Et les analystes considèrent votre candidature comme acquise… J’aimerais donc vous demander si vous serez bien le candidat du chavisme à l’élection présidentielle de 2024 ?

NM :
Ce que je peux te dire, c’est que c’est encore prématuré. L’année ne fait que commencer. Seul Dieu le sait… Pas Diosdado (Maduro ironise à propos du nom d’un dirigeant et ami chaviste, NdT), mais Dieu. Attendons que les scénarios électoraux du processus qui aura lieu cette année soient définis, et je suis sûr qu’avec la bénédiction de Dieu, nous prendrons la meilleure décision.
Je suis président non pas parce que j’ai un ego et qu’un jour j’ai dit : « Je veux être président« . Ni parce que je suis de la noblesse. Ou parce que je porte le nom de Maduro comme un noble, un seigneur de ses terres, ou que je suis né pour être président, comme ces abrutis politiques de l’oligarchie rance, qui pensent qu’ils sont prédestinés à être président parce qu’ils ont du sang noble ou un nom de famille. Je suis un homme à pied, c’est dans la vie que j’ai trouvé les moyens de défendre une idée, une cause, un projet. Et sur cette route, nous avons rencontré le plus grand des maîtres, notre président Hugo Chávez, un père pour tous, qui a construit un projet, qui nous a ramené Bolívar. Il a fait entrer Bolívar dans le XXIe siècle et en a fait un projet pour la Patria Grande, un projet pour le pays, il en a fait la conscience du peuple.

Nous, je dis nous parce que je fais partie d’un collectif, faisons partie d’une cause historique. Je ne suis pas moi, je fais partie d’une cause historique, je fais partie d’un projet national, je fais partie d’un puissant mouvement populaire de millions d’hommes et de femmes. Je fais partie d’une équipe : le haut commandement politico-militaire de la révolution. Je ne me dois pas à moi-même, je ne m’impose pas un ego, une prédestination. Non. Pourquoi ai-je été président ? Eh bien, parce que le commandant Chávez, à un moment donné, en raison d’une maladie très grave, a dû prendre une décision… Et ce choix, le peuple l’a ratifié lors d’une élection héroïque, le 14 avril 2013. Ensuite, je me suis soumis aux épreuves d’une guerre brutale, et lorsque 2017 est arrivé – rappelle-toi les guarimbas (violences de l’extrême droite, NdT), quatre mois de violence, de tentatives de coups d’État, de tentatives d’assassinat – nous avons fait appel à l’Assemblée Constituante. La paix a été rétablie avec la Constitution en main. Ensuite, nous avons remporté les élections des gouverneurs de manière consécutive. Nous avons donné ce qu’on appelle au Venezuela une « pela » (KO électoral, NdT) à la droite réunie. Elle s’est enhardie. Je me souviens de Ramos Allup [du parti Acción Democrática] : « Nous allons gagner vingt-cinq gouvernorats sur vingt-trois« , avait-il déclaré.

Sur vingt-trois, nous en avons gagné dix-neuf… Les États les plus grands et les plus importants du pays… Un miracle populaire, un miracle chaviste. Et le 10 décembre de la même année, nous avons remporté les mairies, 80 % des mairies. Et en 2018, à l’aube de l’année 2018, nous avons tenu un débat au sein du mouvement populaire vénézuélien, du pouvoir populaire, du Grand pôle patriotique, du Parti socialiste unifié du Venezuela, et j’ai de nouveau été candidat en leur nom. Parce qu’ils l’ont décidé, et non parce que j’ai dit « je suis prédestiné« , ou « j’ai du sang noble« , ou « je suis le plus sympa« , ou « je suis indispensable« .
Donc ici, dans cette décision sur mon éventuelle candidature en 2024, ni les ambitions personnelles, ni les ambitions individualistes, ni l’ego, ni le titre de noblesse, ne passeront avant les intérêts de la patrie. Et quand la décision sera prise, quelle qu’elle soit, nous irons tous à la bataille… Ce que je peux te dire aujourd’hui, ce que je peux affirmer aujourd’hui, c’est qu’en cette année 2024, le peuple vénézuélien va donner aux empires du monde, à la droite oligarchique, aux extrémistes, une nouvelle leçon qu’ils n’oublieront pas de sitôt. Le mouvement populaire, les forces populaires et notre pays tout entier se préparent à une grande victoire électorale et à une nouvelle période de révolution avec le Plan national Simon Bolivar et les projets historiques que nous a légués le président Hugo Chávez. Je peux te l’assurer : 2024 sera une année de grands triomphes qui ouvrira les portes à de grandes réalisations pour l’avenir, en 2025 et au-delà.

IR : Merci beaucoup, Monsieur le Président. Je vous souhaite une bonne année et tout ce qu’il y a de mieux pour vous, pour votre famille et pour votre pays. J’attends avec impatience une nouvelle rencontre l’année prochaine.

NM : Bien sûr. Nous nous reverrons. Bonne année à toutes et à tous.

Interview réalisée dans la Maison Natale du Libérateur Simón Bolívar, Centre historique de Caracas, lundi 1er janvier 2024.

Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne

Source : https://mondiplo.com/en-2024-nuestro-pais-se-prepara-para-una-gran

Photos : I.R. / Prensa Presidencial.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/01/01/en-2024-le-venezuela-se-prepare-a-une-grande-victoire-electorale-linterview-de-nicolas-maduro-par-ignacio-ramonet/

Exxon Mobil veut déclencher une guerre en Amérique latine, par Vijay Prashad

Photo: Le président du Venezuela, Nicolás Maduro (à droite) lors de la fête populaire à Caracas après le référendum consultatif sur El Esequibo. EFE/ Miguel Gutiérrez

Défaite cuisante des grands médias, d’Exxon Mobil et du Pentagone à la manœuvre pour s’emparer d’un territoire riche en pétrole appartenant au Venezuela (1). Le 3 décembre 2023, la population vénézuélienne a participé massivement à un référendum consultatif, et a répondu par l’affirmative aux cinq questions posées. Ces questions demandaient aux votant(e)s s’ils ou elles reconnaissaient la souveraineté de leur pays sur l’Esequibo. Une très forte majorité (droite et gauche confondues) a voté pour le respect de l’intégrité territoriale.

Loin de l’image construite par les médias, le Venezuela est non seulement la démocratie participative la plus avancée du monde, mais il bat tous les records en nombre de scrutins: 30 en 24 ans de révolution, validés par la majorité des observateurs internationaux. (2)

« Les campagnes médiatiques internationales ne pourront jamais le cacher. Le référendum consultatif a été un succès pour le peuple vénézuélien. Et nous devons respecter la décision de celles et ceux qui se sont exprimés dans les urnes », a expliqué le président Maduro, avant de proposer à l’Assemblée Nationale d’approuver une loi spéciale décrétant des zones de protection environnementale et de nouveaux parcs nationaux dans l’Esequibo, ou d’établir une règle interdisant la conclusion de contrats avec des entreprises comme Exxon Mobil qui exploitent les concessions unilatérales accordées par le Guyana dans la mer à délimiter. Maduro a également autorisé le lancement du plan d’assistance sociale pour la population de l’Esequibo, ainsi que la réalisation d’un recensement pour les aides sociales et la délivrance de cartes d’identité à ses habitants. » « Aujourd’hui, a conclu le président vénézuélien Nicolas Maduro, il n’y a ni gagnant ni perdant. Le gagnant est la souveraineté du Venezuela. » Le principal perdant, selon M. Maduro, est la compagnie extractiviste états-unienne ExxonMobil.

De quoi Exxon Mobil est le nom

En 2022, Exxon Mobil a réalisé un bénéfice de 55,7 milliards de dollars, ce qui en fait l’une des compagnies pétrolières les plus riches et les plus puissantes du monde. Les entreprises telles qu’Exxon Mobil exercent un pouvoir démesuré sur l’économie mondiale et sur les pays qui possèdent des réserves de pétrole. Elles ont des tentacules dans le monde entier, de la Malaisie à l’Argentine. Dans son ouvrage Private Empire : ExxonMobil and American Power (2012), Steve Coll décrit comment l’entreprise est devenue un « État corporatif au sein de l’État états-unien« . Les dirigeants d’Exxon Mobil ont toujours entretenu des relations étroites avec le gouvernement états-unien : Lee « Iron Ass » Raymond (directeur général de 1993 à 2005) était un ami personnel proche du vice-président états-unien Dick Cheney et a contribué à façonner la politique du gouvernement états-unien en matière de changement climatique ; Rex Tillerson (successeur de Raymond en 2006) a quitté l’entreprise en 2017 pour devenir le secrétaire d’État états-unien sous la présidence de Donald Trump. Coll décrit comment Exxon Mobil utilise le pouvoir de l’État états-unien pour trouver de plus en plus de réserves de pétrole et s’assurer qu’Exxon Mobil devient le bénéficiaire de ces découvertes.

En se promenant dans les différents centres de vote de Caracas le jour du référendum, il était clair que les personnes savaient exactement pour quoi elles votaient : nullement contre le peuple du Guyana, un pays avec une population d’un peu plus de 800 000 habitants, mais pour la souveraineté vénézuélienne, contre des entreprises telles qu’Exxon Mobil. L’atmosphère de ce vote – empreinte de patriotisme – était marquée sur le désir de supprimer l’influence des multinationales et de permettre aux peuples d’Amérique du Sud de résoudre leurs différends et de partager leurs richesses entre eux.

Quand le Venezuela a éjecté Exxon Mobil

Lorsque Hugo Chávez a remporté l’élection à la présidence du Venezuela en 1998, il a déclaré presque immédiatement que les ressources du pays – principalement le pétrole – devaient être entre les mains du peuple et servir dorénavant à financer le développement social du pays, et non les dividendes des compagnies pétrolières telles qu’Exxon Mobil. « El petroleo es nuestro » (le pétrole est à nous) était le slogan du jour. À partir de 2006, le gouvernement de Chávez a entamé un cycle de nationalisations, avec le pétrole au centre (le pétrole avait été nationalisé dans les années 1970, puis privatisé à nouveau deux décennies plus tard). La plupart des multinationales pétrolières ont accepté les nouvelles lois de régulation de l’industrie pétrolière, mais deux ont refusé : ConocoPhillips et Exxon Mobil. Les deux sociétés ont exigé des dizaines de milliards de dollars de compensation, bien que le Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI) ait estimé en 2014 que le Venezuela ne devait payer à Exxon Mobil que 1,6 milliard de dollars.

Rex Tillerson était furieux, selon des personnes qui travaillaient chez Exxon Mobil à l’époque. En 2017, le Washington Post a publié un article qui traduisait le sentiment de Tillerson : « Rex Tillerson s’est fait griller au Venezuela. Puis il s’est vengé. » Exxon Mobil a signé un accord avec le Guyana pour explorer le pétrole offshore en 1999, mais n’a commencé à explorer le littoral qu’en mars 2015, après le verdict négatif du CIRDI. Exxon Mobil a utilisé toute la force de la campagne de pression maximale des États-Unis contre le Venezuela à la fois pour consolider ses projets dans le territoire contesté et pour saper la revendication du Venezuela sur la région de l’Esequibo. C’était la revanche de Tillerson.

La mauvaise affaire d’Exxon Mobil pour le Guyana

En 2015, Exxon Mobil a annoncé qu’elle avait trouvé 295 pieds de « réservoirs de grès pétrolifères de haute qualité » ; il s’agit de l’une des plus grandes découvertes de pétrole de ces dernières années. Le géant pétrolier a entamé des consultations régulières avec le gouvernement guyanais, s’engageant notamment à financer tous les coûts initiaux de l’exploration pétrolière. La fuite de l’accord de partage de la production conclu entre le gouvernement guyanais et ExxonMobil a révélé la piètre position du Guyana dans les négociations. ExxonMobil s’est vu attribuer 75 % des recettes pétrolières pour le recouvrement des coûts, le reste étant partagé à parts égales avec le Guyana ; la compagnie pétrolière, quant à elle, est exonérée de tout impôt. L’article 32 (« Stabilité de l’accord ») stipule que le gouvernement « ne peut amender, modifier, annuler, résilier, déclarer invalide ou inapplicable, exiger une renégociation, imposer un remplacement ou une substitution, ou chercher à éviter, altérer ou limiter le présent accord » sans le consentement d’Exxon Mobil. Cet accord piège tous les futurs gouvernements guyanais dans un très mauvais accord.

Pire encore pour le Guyana, l’accord est conclu dans des eaux disputées avec le Venezuela depuis le 19ème siècle. L’incurie des Britanniques, puis des États-Unis, a créé les conditions d’un différend frontalier dans cette région qui ne connaissait que des problèmes limités avant la découverte du pétrole. Au cours des années 2000, le Guyana a entretenu des liens fraternels étroits avec le gouvernement vénézuélien. En 2009, dans le cadre du programme PetroCaribe, le Guyana a acheté du pétrole à prix réduit au Venezuela en échange de riz, une aubaine pour l’industrie rizicole guyanaise.Le programme « pétrole contre riz » a pris fin en novembre 2015, en partie en raison de la baisse des prix mondiaux du pétrole.Pour les observateurs de Georgetown et de Caracas, il est clair que le programme a souffert des tensions croissantes entre les pays au sujet de la région contestée de l’Esequibo.

ExxonMobil divise pour mieux régner

Le référendum du 3 décembre au Venezuela et la manifestation des « cercles d’unité » au Guyana suggèrent un durcissement de la position des deux pays. En marge de la COP-28, le président du Guyana, Irfaan Ali, a rencontré le président cubain Miguel Díaz-Canel et le premier ministre de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Ralph Gonsalves, pour discuter de la situation. M. Ali a demandé à M. Díaz-Canel d’exhorter le Venezuela à maintenir une « zone de paix ».

La guerre ne semble pas se profiler à l’horizon. Les États-Unis ont levé une partie de leur blocus sur l’industrie pétrolière vénézuélienne, permettant à Chevron de redémarrer plusieurs projets pétroliers dans la ceinture de l’Orénoque et dans le lac de Maracaibo. Washington n’a pas envie d’aggraver son conflit avec le Venezuela. Mais Exxon Mobil, si. Ni le peuple vénézuélien ni le peuple guyanais ne bénéficieront de l’intervention politique d’ExxonMobil dans la région. C’est pourquoi tant de Vénézuéliens venus voter le 3 décembre ont considéré qu’il s’agissait moins d’un conflit entre le Venezuela et le Guyana que d’un conflit entre ExxonMobil et les peuples de ces deux pays d’Amérique du Sud.

Vijay Prashad

Traduction et adaptation : Thierry Deronne

Source : https://peoplesdispatch.org/2023/12/05/exxonmobil-wants-to-start-a-war-in-latin-america/

Notes :

(1) Lire : « Venezuela : l’accaparement d’un territoire par Exxon Mobil et le Pentagone. » https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/12/03/venezuela-laccaparement-dun-territoire-par-exxon-mobil-et-le-pentagone/

(2) Lire « Venezuela: les observateurs internationaux saluent la transparence du scrutin. » https://venezuelainfos.wordpress.com/2021/11/23/venezuela-alors-que-les-observateurs-internationaux-saluent-la-haute-transparence-du-scrutin-des-leaders-de-la-droite-appellent-a-tourner-la-page-du-putschisme-de-guaido/

L’auteur : Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé d’écriture et correspondant en chef de Globetrotter.Il est éditeur de LeftWord Books et directeur du Tricontinental Institute for Social Research.

Auteur de plus de 20 livres dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages parus sont Struggle Makes Us Human : from Movements for Socialism et (avec Noam Chomsky) The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power.

Cet article a été produit par Globetrotter.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/12/06/exxon-mobil-veut-declencher-une-guerre-en-amerique-latine-par-vijay-prashad/

Venezuela : l’accaparement d’un territoire par Exxon Mobil et le Pentagone.

Photo : ExxonMobil extrait du pétrole au large du Guyana (Photo : Keith Wood).

« Le-Venezuela-veut-envahir-le-Guyana !». L’internationale médiatique inverse (une fois de plus) les rôles pour occulter une énième stratégie états-unienne contre le Venezuela. Exxon Mobil et le Pentagone, après avoir acheté le gouvernement du Guyana, déploient un plan médiatico-militaire pour tenter de s’emparer de l’Esequibo – zone riche en pétrole, qui fait historiquement partie du Venezuela. Le Guyana affirme que ce territoire lui appartient, et a officiellement exprimé son intention d’y établir des « bases militaires états-uniennes ». « Nous devons protéger nos intérêts nationaux », a déclaré le vice-président du Guyana, Bharrat Jagdeo, « nous travaillons avec nos alliés pour mettre au point un plan pour toutes les éventualités et nous aurons la visite de deux équipes du ministère états-uniens de la défense la semaine prochaine, puis plusieurs visites en décembre et une représentation de haut niveau. » Les grands médias inversent les rôles, mais qu’attendre d’autre de leur part ? N’ont-ils pas relooké les violences d’extrême droite de ces dernières années en « manifestations-populaires-réprimées-par-Maduro » ? N’ont-ils pas occulté le blocus pétrolier et les sanctions de l’Occident pour imputer l’exode de population à « l’échec-du-socialisme-bolivarien » ? Ou sacré le putschiste d’extrême droite Juan Guaido « président du Venezuela » ?

Explications de María Páez Victor, sociologue et Docteure en philosophie d’origine vénézuélienne vivant au Canada.

Les attaques des États-Unis et de leurs alliés contre le Venezuela comprennent 930 sanctions illégales qui excluent le pays des financements internationaux et l’empêchent d’acheter des médicaments, de la nourriture, de produire ou de vendre son pétrole. Il y a également eu un soutien direct et indirect à des tentatives de coup d’État, des violences de rue entraînant des meurtres et des blessures, des cyberattaques sur le réseau électrique, le sabotage du pétrole et des infrastructures, le financement de bandes criminelles, la corruption de fonctionnaires, des tentatives d’assassinat contre le président et son cabinet. Mais aussi la mise en place d’une fausse présidence, l’appropriation de la compagnie pétrolière CITGO et de milliards d’actifs vénézuéliens dans les banques, l’impossibilité pour le pays d’obtenir des vaccins Covid-19 en cas de pandémie, ainsi qu’une attaque brutale contre la monnaie. On estime qu’au moins 100.000 Vénézuéliens ont perdu la vie à cause des sanctions illégales [1]. Il semble que cela n’ait pas suffi. Les États-Unis, par l’intermédiaire de leur créature Exxon Mobil, et main dans la main avec leur allié impérial, la Grande-Bretagne, s’apprêtent à réaliser le plus grand accaparement de terres depuis que les États-Unis se sont emparés d’un quart du Mexique, au moyen d’un tour de passe-passe judiciaire.

Des problèmes de longue date : la terre et l’or

Toutes les anciennes cartes du Venezuela, depuis l’époque où il a été cartographié pour la première fois sous la domination espagnole, montrent que sa frontière orientale est le fleuve Esequibo (en rouge sur la carte ci-dessous, le Rio Esequibo limitrophe avec le Guyana).

De l’autre côté du fleuve se trouvait un territoire revendiqué plus tard par l’Angleterre et qui est devenu la Guyane britannique. C’est un endroit que les explorateurs assoiffés d’or ont envahi à la recherche du mythe de l’El Dorado, qu’ils n’ont pas trouvé, mais ils ont trouvé de l’or et l’or sucré de la canne à sucre. Grâce à une campagne de désinformation délibérée, impliquant la cartographie bidon de R. Schomburgk, dès 1835, l’Empire britannique a pénétré sur le territoire vénézuélien. Après que la Grande-Bretagne a donné son indépendance à la Guyane britannique, qui est devenue le Guyana, ces incursions n’ont pas cessé. Le territoire à l’ouest du fleuve ainsi revendiqué par le Guyana et qui fait l’objet du litige, mesure 159 542 km², soit un territoire plus grand que le Portugal et les Pays-Bas réunis.

La controverse de longue date a atteint son paroxysme lorsqu’en 1899, un tribunal arbitral a été convoqué à Paris pour régler la question – sans la présence d’un seul Vénézuélien ! Les juges étaient britanniques, américains et russes. Les États-Unis, invoquant une quelconque raison d’être présents en raison de leur propre doctrine Monroe, ont présumé représenter le Venezuela. La sentence, à la surprise générale, a profité à la Grande-Bretagne.

Le Venezuela a continué à lutter contre ce vol judiciaire étonnant de la terre qui avait toujours fait partie du Venezuela, et après de longues luttes diplomatiques, l’accord de Genève de 1966 a été accepté par les deux parties. Il déclarait catégoriquement nulles et non avenues les actions du Tribunal de Paris de 1899 et stipulait que les deux parties – le Venezuela et le Guyana – étaient obligées de négocier à l’amiable et de bonne foi pour résoudre toutes les questions concernant l’Esequibo. En outre, compte tenu de cet accord, les deux parties ont accepté en 1980 le mécanisme de bons offices des Nations unies, selon lequel une personne nommée conjointement aiderait à mettre en œuvre les négociations.

Le sujet du jour :  L’or noir

En 2014/15, la société pétrolière la plus sinistre et la plus prédatrice du monde, Exxon Mobil, ennemie déclarée du Venezuela, a découvert du pétrole sur terre et en mer dans le territoire contesté. Cela a mis fin à toutes les négociations à l’amiable en cours entre le Venezuela et le Guyana, car la prospérité d’Exxon Mobil a pris le dessus sur le gouvernement du Guyana. L’actuel premier ministre, par exemple, a reçu 18 millions de dollars en échange de son refus de poursuivre les négociations, de sa dénonciation de l’accord de Genève de 1966 et de sa demande d’application de la décision du tribunal de Paris de 1899 par l’intermédiaire d’une nouvelle équipe de juges partiaux de la Cour internationale de justice, qui n’a en fait d’autre compétence que son propre mandat élargi. En juin dernier, la journaliste Amy Westervelt, du site états-unien The Intercept, a rédigé un rapport intitulé « How Exxon Captured a Country Without Firing a Shot » (Comment Exxon s’est emparé d’un pays sans tirer un coup de feu), faisant allusion au Guyana, et alertant par ailleurs sur le grave risque environnemental que représente le refus de la Exxon Mobil de laisser contrôler ses activités extractivistes.

Mais le plus dangereux, c’est que la société pétrolière exhorte le Guyana à provoquer agressivement le Venezuela pour qu’elle puisse se présenter au monde comme une « victime » du Venezuela. L’objectif est de provoquer une guerre frontalière afin que la flotte navale du commandement sud des États-Unis – désormais commodément postée dans les mers adjacentes – puisse ensuite intervenir militairement et envahir le Venezuela. Depuis 2015, le Guyana effectue des manœuvres militaires avec le Southern Command des USA, avec le Venezuela comme cible.

Il n’y a rien que les États-Unis souhaitent davantage qu’une « cause », réelle ou non, pour envahir le Venezuela et mettre la main sur le pétrole, le gaz et les minerais précieux qui y abondent. Comme ils ne peuvent plus compter sur les gouvernements de droite de la Colombie et du Brésil, ils manipulent maintenant le Guyana pour qu’elle devienne leur suppléant dans la guerre. La flotte du commandement sud des États-Unis est déjà stationnée dans les eaux au large de l’Esequibo et, en fait, les États-Unis ont une présence militaire au Guyana même.

Cependant, le Venezuela comprend clairement cette ruse. Il a rappelé n’être jamais entré en guerre pour envahir un autre pays comme le montre l’histoire de la république du Venezuela, enracinée dans l’épopée de Simon Bolivar. Si l’armée vénézuélienne a bataillé au 19ème siècle en Colombie, au Pérou, en Bolivie et en Équateur, ce fut toujours pour les libérer de l’empire espagnol. Le Venezuela recherche une issue pacifique.

Les habitants de l’Esequibo

Le Guyana est l’un des pays les plus inégaux et les plus pauvres de la région. Ses entreprises d’extraction sont aux mains de sociétés étrangères, et les revenus qu’elles procurent au pays n’ont pas eu l’impact correspondant sur les indicateurs de santé et de bien-être de la population. La première tentative de mesure de la pauvreté a eu lieu en 1992-93, puis en 2006. Un universitaire a conclu : « L’histoire économique du Guyana est celle de l’esclavage, de l’indignation, du colonialisme et d’une stratification sociale basée sur la couleur de la peau » [2] Les premières élections libres ont eu lieu en juin 1953, mais elles ont été suivies en octobre de la même année par une invasion britannique avec des troupes et des navires, soutenue par les États-Unis, qui a renversé le gouvernement populiste élu de Cheddi Jagan et de Forbes Burnham.

La société guyanaise souffre d’accusations de corruption, d’inefficacité et de brutalité policière. Elle compte environ 78.500 autochtones, soit 10 % de la population, qui ont été malheureusement et historiquement négligés par le gouvernement guyanais, mais qui défendent aujourd’hui leurs droits par le biais de leurs propres mouvements, car depuis 1990, l’exploitation multinationale des ressources s’est accrue et a mis en évidence l’incapacité du gouvernement à reconnaître et à garantir les droits des autochtones [3]. [De nombreux autochtones de l’Esequibo se considèrent comme des Vénézuéliens, ou du moins comme ayant une double nationalité. Depuis le gouvernement Chávez, le Venezuela propose des projets conjoints qui profiteraient aux deux pays, en particulier à la population de l’Esequibo, tout comme il exploite efficacement et à l’amiable le gaz avec Trinité-et-Tobago sur les mers partagées.

Le référendum : plus de dix millions de votant(e)s le 3 décembre.

La position du Venezuela sur l’Esequibo est fondée sur les frontières qu’il a toujours eues depuis qu’il était une capitainerie générale de l’empire espagnol, comme l’indique clairement l’article 10 de la constitution vénézuélienne. Par conséquent, le 6 décembre 2023, le peuple vénézuélien sera invité à répondre par « oui » ou par « non » à un référendum de cinq questions : s’il rejette l’arbitrage de Paris de 1899, s’il approuve l’accord de Genève de 1966 comme seul mécanisme contraignant pour résoudre le problème, s’il accepte de ne pas reconnaître la compétence de la Cour internationale de justice, s’il s’oppose à l’appropriation unilatérale des eaux territoriales de l’Esequibo par le Guyana. La cinquième question clé demande aux électeurs s’ils acceptent la création d’un nouvel État, appelé Guayana Esequiba, sur le territoire contesté, l’octroi de la citoyenneté vénézuélienne à ses habitants et la mise en œuvre de programmes sociaux accélérés.

Cette dernière question est d’une importance politique cruciale car elle offre aux habitants d’Esequibo tous les avantages, les droits, l’égalité, les services et la prospérité que le gouvernement et les institutions vénézuéliens peuvent aujourd’hui offrir à leurs citoyens. Cette question est si cruciale que le Guyana et Exxon Mobil ont immédiatement demandé à la Cour internationale de justice d’intervenir dans le litige pour faire quelque chose d’impossible : interdire à la nation vénézuélienne d’organiser un référendum pour ses propres citoyens ! Autrement dit, intervenir directement dans les affaires intérieures d’un pays souverain et violer sa Constitution. Telle est la crainte qu’ils éprouvent à l’égard de la voix du peuple.

La CIJ n’est pas compétente sur cette question, parce que toute demande de cette nature doit être formulée par les deux parties, et que le Venezuela n’a pas accepté l’implication ou la compétence de cette cour. La CIJ a des problèmes de partialité : un de ses juges a reconnu Juan Guaido, le putschiste d’extrême droite intrônisé par Donald Trump comme président du Venezuela sans la moindre élection, et c’est… Exxon Mobil qui a payé les frais de justice considérables du Guyana devant ce tribunal… Le 1 décembre, la CIJ n’a pas donné de suite concrète à la demande du Guyana d’empêcher les électeurs vénézuéliens de s’exprimer via le référendum.

Photo: mobilisation populaire des vénézuélien(ne)s pour défendre l’appartenance de l’Esequibo au territoire du Venezuela.

Le processus électoral vénézuélien – considéré par l’ancien président américain Jimmy Carter comme le meilleur au monde – procède toujours à un vote d’essai afin de s’assurer que tout fonctionne correctement. Ce vote d’essai du 19 novembre avait eu un résultat surprenant : la participation a été trois fois plus importante que lors de tout autre vote d’essai, plus de 3 millions d’électeurs s’étant déplacés ! C’est une indication claire du grand intérêt que les Vénézuéliens portent à l’Esequibo. En fait, l’Esequibo est la question unificatrice la plus importante au Venezuela aujourd’hui. Gouvernement, artistes, oppositions, ONG, syndicats, secteur privé, éducateurs, etc., il semble que le pays tout entier se lève pour défendre l’Esequibo. Les résultats de ce scrutin, organisé le 3 décembre, ont confirmé la reconnaissance très majoritaire de la population, tous signes politiques confondus, à l’appartenance historique de l’Esequibo au Venezuela : https://twitter.com/teleSURtv/status/1731498911263494506 (9). Le « oui » l’a emporté sur les cinq questions à plus de 95 %, avec une participation de plus de 10,5 millions d’électeurs, un chiffre plus élevé que lors des deux élections précédentes. Pour le journaliste argentin Marco Teruggi : « Ce qui est atypique dans ce concours, ce n’est pas seulement l’objet du vote, mais aussi la participation de la majorité des dirigeants de la droite aux élections. Ainsi, dimanche, les anciens candidats à la présidence Henrique Capriles Radonski et Javier Bertucci, le leader Henry Ramos Allup du parti Acción Democrática, le prochain candidat à la présidence au profil d’outsider Benjamin Rausseo, des maires et des gouverneurs de l’opposition ont voté. « Nous nous conformons au mandat de la Plate-forme unitaire, qui a accepté et recommandé que les Vénézuéliens analysent les questions, donnent leur avis et votent lors de ce référendum qui nous permet, après avoir examiné et réfléchi à chaque question, de donner notre avis pour défendre un morceau de terre », a déclaré Manuel Rosales, gouverneur de l’État de Zulia, du parti Un Nuevo Tiempo. « Je suis un opposant à ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui (…) mais il est important que nous défendions la souveraineté nationale, nous devons savoir séparer le bon grain de l’ivraie », a déclaré Luis Florido, autre dirigeant de l’opposition, après avoir voté. » (10)

Mais il y a un facteur, en dehors des cartes, du droit judiciaire et du référendum, qui aura un impact sur cette question : il s’agit d’Exxon Mobil et des millions qu’elle distribue aux politiciens, aux avocats et aux médias pour obtenir cet accaparement de terres.

Exxon Mobil est peut-être la compagnie pétrolière la plus criminelle au monde. Pendant des décennies, ses ingénieurs connaissaient parfaitement les effets des combustibles fossiles sur le climat, mais non seulement ils ont étouffé cette information, mais ils ont payé des écrivains, des scientifiques et des médias pour qu’ils nient l’existence du changement climatique [4]. Elle a violé les droits de l’homme d’innombrables populations rurales et indigènes ; et en Indonésie, sa collaboration avec un gouvernement brutal lui a valu d’être accusée de génocide [5].

Il semble que partout où elle opère, elle commette des écocides, des crimes contre la nature. L’un de ses pires crimes a été la catastrophe écologique causée par son pétrolier, l’Exxon Valdez. En 1989, il a déversé 10,8 millions de gallons de pétrole brut en Alaska, provoquant la mort de 100 000 à 250 000 oiseaux marins, de centaines de loutres, de phoques, d’aigles, d’orques et d’innombrables poissons. Exxon Mobil a passé des années à se battre devant les tribunaux, à nier sa culpabilité et à tenter de se soustraire au paiement des dommages causés. En fin de compte, après 20 ans de litiges, elle a versé à l’État d’Alaska la somme dérisoire de 507 millions de dollars, soit un dixième du coût des dommages causés par sa marée noire [6]. [Si elle peut faire cela à l’Alaska dans son propre pays, imaginez le peu de protection environnementale que les habitants, la flore et la faune vierges de l’Esequibo obtiendraient de cette société irresponsable.

C’est ce monstre qui a acheté le Guyana et qui s’attaque aujourd’hui à la souveraineté du Venezuela. Il ne s’agit pas simplement d’un différend territorial entre deux pays, mais plus encore, ce qui est en jeu, c’est la validité du droit international, l’intégrité de l’accord de Genève de 1966, l’intégrité des bons offices des Nations Unies et l’honnêteté de la Cour internationale de justice (si elle existe). En fin de compte, il s’agit d’une lutte entre la démocratie d’une nation latino-américaine et les intérêts rapaces d’une puissante société pétrolière au service de l’empire américain.

Cependant, le Venezuela a déjà vaincu un empire…

María Páez Victor

Traduction: merci à Bernard Tornare. Source en anglais

Notes:

1 – Alfred de Zayas, “Former UN rapporteur on Human rights: US Sanctions Have Killled More Than 100,000 Venezuelans”, March 2020, https://orinocotribune.com/former-un-rapporteur-on-human-rights-us-sanctions-have-killed-more-than-100-thousand-venezuelans/ ; Centre for Economic and Policy Research, April 2019, “Report Finds US Sanctions on Venezuela are responsible for tens of thousands of Deaths”, April 2019, https://cepr.net/press-release/report-finds-us-sanctions-on-venezuela-are-responsible-for-tens-of-thousands-of-deaths/; Maria Paez Victor, “Disease as a Weapon: has the US Blocked vaccines fro Venezuela?”, COUNTERPUNCH, 18 June 2021, https://www.counterpunch.org/2021/06/18/disease-as-a-weapon-has-the-us-blocked-vaccines-for-venezuela/

2 – John Gafar, Guyana: “From State Control to Free Markets”, 2003, https://books.google.ca/books?hl=en&lr=&id=odHg0flvH5UC&oi=fnd&pg=PR19&dq=poverty+and+inequality+un+Guyana&ots=9ilo15RbpQ&sig=9ZkObVI6AvHTfiINKwuqyrECkbo#v=onepage&q=poverty%20and%20inequality%20un%20Guyana&f=false

3 – Jean La Rose,Fergus MacKay, “Our Land, Our Life, Our Cultures: The Indigenous Movement in Guyana”, 2 April 2010, Cultural Survival ; https://www.culturalsurvival.org/publications/cultural-survival-quarterly/our-land-our-life-our-culture-indigenous-movement-guyana?gclid=EAIaIQobChMItMnTuvzXggMV0i3UAR0LSQS8EAAYASAAEgI44PD_BwE

4 – Ein Beitrag von Joe McCarthy, global Citizen, 23 August 2017; https://www.globalcitizen.org/de/content/exxon-mobil-lied-about-climate-change/?gclid=EAIaIQobChMI4OWz-trYggMV9DmtBh2KYgmAEAAYASAAEgJfrvD_BwE

5 – Business & Human rights resource Centre, “Trial in US Lawsuit against ExxonMobil over alleged complicity in torture & beatings by military in Indonesia could start after 20 years”, https://www.business-humanrights.org/en/latest-news/trial-in-us-lawsuit-against-exxonmobil-over-alleged-complicity-in-torture-beatings-by-military-in-indonesia-could-start-after-20-years/

6 – WIKIPEDIA, https://en.wikipedia.org/wiki/Exxon_Valdez_oil_spill

7– Sur la longue liste d’attaques de la part d’Exxon Mobil contre le Venezuela : https://misionverdad.com/venezuela/el-extenso-historial-de-las-agresiones-de-exxonmobil-contra-venezuela, et sept articles de Mision Verdad sur ce thème : https://misionverdad.com/seis-trabajos-de-mision-verdad-en-torno-la-guayana-esequiba

8 – Pour un résumé historique très pédagogique, avec cartes à l’appui, réalisé par le journal vénézuélien Ultimas Noticias : https://twitter.com/UNoticias/status/1707920743785279541

9 – Sur cette victoire électorale : https://www.telesurtv.net/news/presidente-maduro-felicita-pueblo-referendo-consultivo-20231203-0046.html

10 – du journaliste Marco Terrugi, pour Pagina 12 : https://www.pagina12.com.ar/691624-venezuela-voto-en-referendum-por-el-reclamo-de-una-region-en. Excellente explication, aussi, de l’historien Vijay Prashad sur pourquoi « Exxon Mobil veut entrer en guerre contre le Venezuela et l’Amérique latine » https://peoplesdispatch.org/2023/12/05/exxonmobil-wants-to-start-a-war-in-latin-america/

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2023/12/03/venezuela-laccaparement-dun-territoire-par-exxon-mobil-et-le-pentagone/

« Juanito la vermine, Roi du Venezuela », le nouveau livre de Maurice Lemoine. Interview de l’auteur par Thierry Deronne

L’action se déroule dans un pays imaginaire, la République bolivarienne du Venezuela. Il y a là du pétrole. Beaucoup de pétrole. Et un président qui dérange, Nicolás Moro. A l’initiative du locataire de la Maison-Blanche, le Grand Fuck You, un député vénézuélien d’opposition, Juanito, s’autoproclame « président ». Commence une bataille infernale. Washington multiplie les sanctions pour asphyxier le Venezuela ; à Caracas, Juanito et les siens peaufinent un coup d’Etat ; en Colombie, l’ex-béret vert US Jordy Goureau et ses mercenaires préparent une invasion. Tous embarqués dans cette sombre histoire de pétrole, de billets verts, d’intrigues et de trahisons, feront-ils tomber Moro ?
Fiction, sûrement… Mais jamais la « crise vénézuélienne » (la vraie) n’a été racontée de façon aussi détaillée, au plus près des événements et… à contre-courant.

***

Thierry Deronne – Ce roman se déroule dans un pays prétendument imaginaire, la République bolivarienne du Venezuela ; cependant, si j’en crois la « 4 de couverture », il raconterait la crise vénézuélienne,  « la vraie », de façon très fouillée. Si tel est l’objectif, pourquoi une fiction ?

Maurice Lemoine – Parce que, s’agissant du Venezuela, c’est devenu la règle ! Lorsque je lis ou écoute la grande majorité de mes confrères et consœurs journalistes, les commentateurs, éditorialistes et supposés spécialistes qui prétendent rendre compte de la situation vénézuélienne, j’ai avec effarement l’impression de lire ou d’entendre de la fiction. D’ailleurs, je ne suis pas le seul. Récemment, lors d’un Sommet des pays d’Amérique du Sud, le président brésilien « Lula » lui-même a parlé de « construction narrative » pour analyser le traitement médiatique auquel ce pays a été soumis. Du coup, et comme le judoka retournant contre celui-ci la force de son adversaire, j’ai décidé d’employer la même technique pour tenter de rétablir quelques parcelles de vérité ! En d’autres termes : on dit souvent que la réalité dépasse la fiction ; dans mon cas, la fiction a pour objectif de rattraper la réalité. C’est du moins ce que je prétends.

T.D.C’est là la seule raison ?

M.L. – Non, il y en a plusieurs autres. Je ne devrais pas le dire, mais un roman est plus agréable à lire – et à écrire ! –  qu’un savant essai. Attention : je ne sous-estime pas l’importance des essais. J’en ai entre autres publié un – Venezuela. Chronique d’une déstabilisation (Le Temps des Cerises) – pour analyser la période 2013-2019, de la mort d’Hugo Chávez aux deux élections de Nicolás Maduro et à l’apparition d’un certain Juan Guaido. En envisageant d’écrire la suite, j’ai décidé, pour varier les plaisirs (ce qui est une façon de parler, s’agissant de l’agression dont est victime la Révolution bolivarienne), de le faire dans un registre différent. En fait, en passionné d’Amérique latine, mais aussi de « littérature populaire », j’écris les romans que j’aimerais lire et que je ne trouve pas en librairie ! Des trucs qui te passionnent (enfin, j’espère, s’agissant des miens !), mais que tu sais ancré dans la réalité – comme mes précédents Chávez, Presidente (Flammarion) ou Cinq Cubains à Miami (Don Quichotte). Ce que, dans mon jargon, j’appelle des « docu-romans ».

T.D.Ce qui signifie, concrètement ?

M.L. – Que le spécialiste reconnaît tous les personnages, même sous leur nom d’emprunt ; que le béotien, sans forcément mettre un visage connu sur les protagonistes de l’histoire, saisit la logique des événements racontés. Ce qui est l’essentiel, de mon point de vue, compte tenu du niveau de méconnaissance et d’incompréhension de la réalité vénézuélienne, qui sert de cadre à ce récit.

T.D.J’en déduis donc que « Juanito la vermine » c’est le député d’opposition Juan Guaido qui, en 2019, s’est autoproclamé président du Venezuela !

M.L. – Hou, là, doucement… Même sous la torture, je n’en démordrai pas :  toute ressemblance avec des événements ou des personnes existantes ou ayant existé relève d’une pure coïncidence pour laquelle je décline toute responsabilité. Vu la sale manie américaine d’imposer des sanctions extraterritoriales à tort et à travers, et à n’importe qui, on n’est jamais trop prudent ! Après, bien entendu,  si d’aucuns croient reconnaître dans le Grand Fuck You, Mike Napolitano, Yván Dulce, Jair Bolso, Luis Mugro, Léo Poldo, Enrique Caprisky ou Maricori Laloca les silhouettes de Donald Trump, Mike Pompeo, Iván Duque, Jair Bolsonaro, du secrétaire général de l’OEA Luis Almagro et des dirigeants de l’opposition vénézuélienne Leopoldo López,  Enrique Capriles ou Maria Corina Machado, pour ne prendre que ces quelques exemples, franchement, je n’y peux rien ! Pour ma part, j’hésite vraiment à croire que le président français Emmanuel Macron puisse avoir quelque chose à voir avec celui qui, dans le roman, s’appelle Manu Micron.

A chacun de se faire son idée – et de se débrouiller avec Washington, le cas échéant.

T.D.Combien de temps as-tu consacré à la rédaction de ce roman ?

M.L. – Un peu plus d’un an et demi. Ce qui me déprime quand je constate que, en quelques jours, on peut l’avoir lu entièrement !

T.D.Quelle a été ta méthode, comment l’as-tu construit ?

M.L. – Je l’ai bâti en m’appuyant, quasiment jour par jour, sur les péripéties de la vie politique vénézuélienne, qu’elles se déroulent à Caracas, Washington, Brasilia ou à Bogotá et Cúcuta (en Colombie). On pourrait presque parler d’un « journal », dans le sens « relation quotidienne des évènements ».

T.D.Ça ne risque pas d’être fastidieux pour le lecteur ?

M.L. – Fastidieux ? Mais la vie politique vénézuélienne est en soi un vrai roman ! Qu’on en juge : un président imaginaire disputant le pouvoir au chef de l’État légitime. Une aide humanitaire bidon censée entrer de force dans le pays. Le gentil protégé de Washington fricotant avec les paramilitaires colombiens. Une bataille homérique sur la frontière. Les pitreries de Donald Trump dans le Bureau ovale. La menace permanente d’une intervention militaire US. Une panne d’électricité géante. Un coup d’État raté. Mille manœuvres tordues pour déstabiliser économiquement le pays. Un grenouillage de déserteurs et de mercenaires. L’organisation d’une invasion depuis le pays voisin. Un contrat de type mafieux sur la tête du président Nicolás Maduro. De sombres et tortueuses affaires de corruption. La guerre sournoise que se livrent les différentes factions de l’opposition. L’incroyable résistance des chavistes, unis derrière leur président…

En termes de rebondissements, on peut difficilement faire mieux, non ?

T.D.Quelles ont été tes sources ?

M.L. – Toutes les options ont été sur la table ! Ma connaissance du Venezuela (ainsi que de la Colombie et des pays voisins), où je vais régulièrement en reportage, mes interviews de certains protagonistes, le suivi des réseaux sociaux, la lecture quotidienne des médias nationaux et internationaux dans leur traitement de la « crise vénézuélienne ». C’est fou le nombre de déclarations que font en permanence les dirigeants ! Il suffit de les collecter et de les replacer dans la bouche des personnages imaginaires d’un roman pour avoir un récit qui ressemble sacrément à la réalité. En fait, seuls les personnages secondaires tiennent des propos et se livrent à des agissements relevant à proprement parler de ma très pauvre imagination.

T.D.En parlant de personnages secondaires, tu mets en scène un ambassadeur de France appuyant ouvertement la déstabilisation…

M.L. – Ah, oui, je l’ai appelé Romain Laval. Mais, ça, pour le coup, c’est une pure invention. Qui pourrait imaginer le représentant du pays des droits de l’Homme transformé en garde du corps d’un putschiste ?

T.D.N’empêche que la récente mutation en Argentine de l’ambassadeur Romain Nadal a suscité une avalanche de réactions désespérées de la droite et de l’extrême droite vénézuéliennes !

M.L. – Oh ! Vraiment ? Alors, là, les bras m’en tombent, je suis stupéfait… (rires)

Photo : Romain Nadal, ambassadeur de France, avec le putschiste Juan Guaido à Caracas.

T.D.En tant qu’analyste politique, et non plus en tant qu’écrivain, à moins que les deux n’agissent en pure symbiose, quel est ton point de vue sur l’irruption d’un Guaido  ? Avait-il une pensée propre, à part réclamer des sanctions et empocher des sommes astronomiques comme l’ont dénoncé finalement plusieurs de ses proches alliés ?

M.L. – Guaido a été et demeure une marionnette – tout comme le trio de femmes inconnues de tous (sauf de Washington), qui l’ont remplacé à la tête de son Assemblée nationale imaginaire (car l’imposture continue). Nous avons d’ailleurs tous commis l’erreur de qualifier trop souvent Guaido de « président autoproclamé ». Si Donald Trump et son gang ne lui avaient pas ordonné d’usurper la fonction de chef de l’État, jamais ce petit député élu avec 90 000 voix ne se serait lancé dans une telle opération. Il ne s’est pas autoproclamé, il a été désigné, adoubé, imposé par la Maison-Blanche, le Pentagone et le Département d’État. Leurs instructions l’ont poussé à passer à l’action. Leur soutien constituait sa police d’assurance. Et, a-t-il cru, une garantie de réussite. Ce en quoi il s’est trompé, comme tous ceux qui l’ont implicitement et explicitement appuyé.

T.D.Son implosion finale ne montre-t-elle pas que l’Empire a sous-estimé l’intelligence d’un peuple et la capacité politique du président Maduro ?

M.L. – S’il n’y avait que l’Empire, dont on connait les antécédents dans ce qu’il considère comme son arrière-cour, il n’y aurait pas lieu d’être vraiment surpris. Même si l’on demeure atterré de voir que les outrances d’un Trump ne diffèrent guère des attitudes en apparence plus policées d’un Barack Obama et d’un Joe Biden. Mais que dire des supplétifs de l’Union européenne ? Qu’on se souvienne d’Emmanuel Macron et de l’espagnol Pedro Sánchez posant en janvier 2019 un ultimatum au Venezuela en donnant à Maduro une semaine pour organiser de nouvelles élections ! Oui, grosse surprise – sauf pour ceux qui respectent les latinos. Une telle arrogance néocoloniale a trouvé à qui parler.

T.D.La presse occidentale a relooké à l’unisson ce putschiste d’extrême droite en « président-démocrate-et-sympa », mais la presse US a au moins a publié le contrat signé par Guaido avec des mercenaires pour envahir le Venezuela et assassiner Maduro, évoqué ses liens avec les paramilitaires colombiens ou révélé ses relations avec Rudy Giuliani (le très mafieux avocat de Trump) aujourd’hui mis en examen par la justice états-unienne. La presse française a été beaucoup plus servile  – à l’image de l’hagiographie de Guaido par Laurence Debray pour Paris-Match

M.L. – Je ne me prononcerai pas sur cette pauvre Laurence Debray (ce n’est pas le moment de me fâcher avec Paris-Match, dont j’espère la publication d’un article élogieux sur mon roman). Pour le reste, que pourrais-je ajouter ? Il existe encore des journalistes aux États-Unis – même si, bien souvent, leurs révélations, généralement tardives, ont eu essentiellement pour objet, en montrant les turpitudes et les échecs de sa politique, d’empoisonner la vie d’un Trump devenu indésirable au fil du temps. Mais, en tout état de cause, ils ont de temps en temps, preuves à l’appui, rendu compte des méthodes mafieuses et criminelles de l’extrême droite vénézuélienne. En Europe, en France, dans la presse dite classique et même sur le service public, silence total – n’y sont autorisés que le dénigrement du chavisme et la condamnation de Maduro. On y compte désormais plus d’influenceurs que de professionnels de l’information. D’où, dans l’opinion publique, une méconnaissance totale de ce qui se passe réellement au Venezuela. Même au sein d’une gauche et d’une extrême gauche qui, s’agissant de l’« international », sont de plus en plus domestiquées.  

T.D.Pourtant, ces gauches viennent de commémorer comme il se doit le cinquantième anniversaire du coup d’Etat du général Augusto Pinochet et le sacrifice de Salvador Allende…

M.L. – C’est vrai, et l’analyse de l’épisode se révèle particulièrement intéressante. Outre les journalistes et les politiciens, la camarilla d’universitaires, maîtres de conférence, docteurs en science politique et autres professeurs d’histoire contemporaine qui ont monopolisé les colonnes et les ondes sur le sujet, se sont fort ostensiblement rangés derrière le « gentil Allende » contre le « méchant Pinochet » – ce que personne ne leur reprochera. Quasiment tous ont rappelé les rouages du « golpe », le rôle des États-Unis, de la CIA, et la féroce déstabilisation économique qui a préparé et précipité le funeste dénouement. Toutefois, aucun ou quasiment aucun de ces notables ne s’est risqué à comparer cette déstabilisation économique à celle qui, sous leurs yeux, depuis 2015, a détruit le Venezuela pour faire tomber cette fois le chavisme et Nicolás Maduro. Il est vrai que, sur le Chili, il n’y a plus aucun risque à se prononcer, l’Histoire a tranché. S’agissant du Venezuela, le « light », le décent, un politiquement correct permettant de mener une carrière tranquille en évitant de déplaire à la meute, impliquent de détourner les yeux, ou même d’évoquer un « régime vénézuélien autoritaire » n’ayant « rien à voir » avec le socialisme démocratique fort respectable du Chili d’autrefois.

En réalité, la déstabilisation du Venezuela par les États-Unis et leurs complices est exactement similaire à celle qui a préparé le terrain au coup d’État de Pinochet. Les mécanismes sont les mêmes. Demandez aux Chiliens comment, entre 1970 et 1973, ont été organisées les pénuries. Entre les deux pays et les deux époques, il n’existe qu’une différence : dans le Chili des années 1970, Washington et l’oligarchie locale ont trouvé une poignée de militaires félons pour renverser le président démocratiquement élu ; au Venezuela, l’impérialisme et ses alliés ont échoué – et avec eux Guaido, dont c’était le rôle – à fracturer les forces armées. Ne pas relever ces similitudes et occulter cette évidence relève d’une absolue… inconséquence – pour ne pas employer de mots trop méchants.

T.D.Si tu devais assurer la promotion de ton bouquin, quels arguments emploierais-tu ?

M.L. – Question délicate, pour ne pas dire inconfortable – tout auteur parlant de son « bébé » manque par définition d’objectivité –, mais je vais essayer de jouer le jeu (avec un sourire en coin). Ce roman apporte un éclairage concret, vivant, plein de bruit et de fureur et de couleurs, sur tout ce dont nous venons de parler. Par ailleurs, après une plage de pause médiatique – due au fait que… la situation s’y est améliorée ! –, le Venezuela va revenir au premier plan de l’actualité. Une élection présidentielle y aura lieu en 2024 ; dans quelques semaines se dérouleront (sauf imprévu) des primaires de l’opposition. Je m’avance peut-être, et ce n’est finalement pas à moi d’en juger, mais une plongée dans Juanito la vermine devrait permettre de comprendre le comportement des acteurs des prochains événements, car ils se démènent tous, sous une forme ou sous une autre, dans les 800 pages de péripéties du roman.

Bref, si les lecteurs et les lectrices désireux de s’informer peuvent joindre l’utile à l’agréable, j’en serai ravi (et mon éditeur aussi !).

Maurice Lemoine, Juanito la vermine, roi du Venezuela, Le Temps des Cerises, Montreuil, 801 pages, 28 euros.

En librairie à partir du 6 octobre. On peut aussi le commander en ligne : https://www.fnac.com/a18268273/Maurice-Lemoine-Juanito-la-vermine

« Juanito la vermine » est déjà disponible au Venezuela. Photo: Victor Hugo Rivera.
Juan Guaido et son royaume imaginaire, vu par les vénézuéliens...

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