Sandino, retour vers le futur (L’Huma Magazine, février 2024)

A l’occasion des 90 ans de l’assassinat du général nicaraguayen Augusto C. Sandino sur ordre de Washington, L’Humanité Magazine m’a demandé de lui consacrer un article. J’y mets en lumière un Sandino méconnu : constructeur de communes autogérées dans les zones libérées par sa guérilla paysanne, suivant une vision très proche des communes populaires organisées aujourd’hui au Venezuela; et prophète, avec son « Plan pour la réalisation du rêve suprême de Bolivar », des politiques de coopération reprises par la gauche latino-américaine, en particulier sous l’impulsion d’Hugo Chávez. Le 21 février, j’ai prononcé à l’Institut Simon Bolivar à Caracas une conférence intitulée « De Sandino a Chávez » pour développer cette continuité historique (photos ci-dessous)

Le 19 juillet 1979, lorsque s’effondre la dictature des Somoza – longue de près de 45 ans – et qu’entrent à Managua, juchés sur des blindés, les guérilleros du Front Sandiniste, les Nicaraguayens euphoriques découvrent à la télévision l’image en noir et blanc d’un général qui enlève et remet son chapeau. Ce salut de quelques secondes, passé en boucle, est l’unique image en mouvement de Sandino. Revanche pour celui que la longue nuit du somozisme a tenté d’expulser de l’Histoire après son assassinat perpétré sur ordre de Washington, il y a 90 ans, le 21 février 1934.

Dans Augusto C. Sandino, le « C » ne vient pas comme on le lit parfois de « César » mais de «  Calderon » – nom de sa mère, domestique au service d’un propriétaire terrien. De leur relation, le « bâtard » naît en 1895 dans le village de Niquinohomo, à une trentaine de kilomètres de la capitale du Nicaragua. « J’ai ouvert les yeux dans la misère et j’ai grandi dans la misère. Dès que j’ai pu marcher, je l’ai fait sous les plantations de café en aidant ma mère (…) C’est ainsi que j’ai grandi, ou peut-être est-ce pour cela que je n’ai pas grandi. »

C’est là qu’à 17 ans, en 1912, il voit passer le corps mutilé du général patriote Benjamin Zeledón –  un des chefs de l’insurrection contre le président fantoche Adolfo Diaz, agent des Etats-unis -, fusillé par les Marines intervenus massivement dans le pays, emmené dans une charrette à bœufs : « cela m’a donné la clé de la situation nationale ». Travailleur migrant, il part au Guatemala où il est témoin des exactions de la United Fruit Company (1) , empire de la production bananière qui domine déjà l’économie de l’Amérique Centrale. Puis il se fond parmi les travailleurs de la Huasteca Petroleum Company au Mexique, où il apprend énormément des luttes syndicales, au moment où parviennent les vents de l’anarchosyndicalisme, des utopies socialistes, de l’anti-impérialisme et de la révolution soviétique. La déflagration révolutionnaire du Mexique (1910), la grande rédemption des paysans sans terre et des peuples indigènes autour d’hommes à cheval comme Emiliano Zapata et Pancho Villa, le marquent profondément. Sandino y reconnaît la ligne insurrectionnelle initiée au Nicaragua par les leaders de la résistance indigène Diríangén et Nicarao lors de la Conquista espagnole au XVIe siècle, rallumée en 1881 par la rébellion, brutalement réprimée, du peuple indigène Matagalpa qui défend sa terre.

De retour dans sa patrie, Sandino s’enrôle dans l’armée des libéraux en guerre contre les conservateurs. Jusqu’au jour où il décide de rompre avec ce bipartisme de grands propriétaires terriens qui ne voient dans le paysan qu’une chair à canon pour leurs batailles du «pouvoir pour le pouvoir». Il refuse de signer le Pacte de l' »Espino Negro » qui place le pays sous la coupe des États-Unis. « Je ne me vends pas, je ne me rends pas. Patrie libre ou mourir ».

Autour d’un drapeau rouge pour la liberté et noir pour la mort, avec une poignée de mineurs, de paysans et d’artisans, avec toutes et tous ceux qu’ont invisibilisés des siècles de colonialisme, il lance en 1927 sa « guerre de libération nationale ». Le «  général des hommes libres », comme l’appelle l’écrivain communiste français Henri Barbusse, est un homme sûr de lui. Pour les paysans indigènes, il est le « huehualt », le vieux sage . “Justicia, redención, dignidad, libertad” : sa langue fluide parle aux exclus. Autodidacte, Sandino se forge une solide philosophique politique qui va de Bolivar a Lénine. Il entre dans la franc-maconnerie, étudie les alternatives aux religions de l’oppresseur, cherche dans la théosophie – utopie mystique de la fraternité et de l’égalité, les fondements de sa «commune universelle». Il s’intéresse à Gandhi, médite, croit dans la télépathie et dans la réincarnation. Mais son Dieu est anticlérical, c’est le Dieu des pauvres, et la cohésion de son armée repose sur l' »abrazo », l’accolade simple des « hermanos » – frères en toute chose.

Bien avant Guernica (1937), la première frappe aérienne contre une population civile a lieu à Ocotal, en 1927, lorsque les États-Unis bombardent un village où sont retranchés les combattants sandinistes. Sandino comprend qu’une guerre frontale est vouée à l’échec. Il réorganise sa guérilla dans les montagnes profondes de Nueva Segovia, au nord, près de la frontière avec le Honduras, et recrute des milliers de soldats parmi les paysans exploités, humiliés, dont les terres sont volées par les grands propriétaires, formant progressivement une « Armée de Défense de la Souveraineté Nationale ». « Nous ne sommes pas des militaires. Nous sommes du peuple, nous sommes des citoyens armés. Nous irons jusqu’au soleil de la liberté ou jusqu’à la mort ; et si nous mourons, notre cause continuera à vivre. ».

La « petite armée folle », comme l’a appelée la poétesse chilienne Gabriela Mistral, affronte les compagnies états-uniennes – dont la United Fruit – et déstabilise les Marines qui ne soupçonnent pas que derrière les cris d’oiseaux se cache le « télégraphe » de la guérilla. Le « Chœur des Anges », brigade d’enfants, accompagne les embuscades d’un tintamarre qui fait croire que la troupe sandiniste est plus nombreuse. Les prostituées recueillent les confidences des occupants sur l’oreiller.

Face à cette armée insaisissable, les Marines répondent par la terreur, ce qui ne fait que grossir les rangs des rebelles. Au contre-amiral Sellers qui lui propose de renoncer au combat, Sandino répond : « La souveraineté d’un peuple ne se discute pas, elle se défend les armes à la main. » En 1933, après six ans de guerre, les États-Unis retirent enfin leurs troupes non sans avoir armé, entraîné et installé derrière eux « leur » Garde Nationale. Un an plus tard, alors que Sandino s’est rendu à Managua pour signer la paix avec le président libéral Sacasa, il est trahi et assassiné sur ordre de Washington par le directeur de ce corps répressif, Anastasio Somoza García.

Sandino était-il un « bandit », « un assassin communiste » comme le martèleront les manuels scolaires de la dictature somoziste pendant 40 ans ?  « Un naïf », « un aventurier », un « caudillo bourgeois anticolonial » comme pontifiera une gauche liée à Moscou au moment où l’Internationale Communiste décida de substituer à sa ligne anti-impérialiste une ligne exclusive de «classe contre classe» ?

Pour comprendre Sandino, mieux vaut le conjuguer au futur. Dès 1932, il annonce son projet de créer des coopératives dans les zones libérées. Dans un continent où les élites ont les yeux fixés sur le nord, Sandino chambarde la politique. Son armée de paysan(ne)s ébauche une nouvelle géométrie du pouvoir qui puise aux racines du socialisme communard et du bien commun indigène. « La propriété privée est la source des guerres fratricides », explique-t-il. Là où les Yankees semaient la mort et la destruction, le travail agricole des combattant(e)s permet de créer l’embryon d’une société communautaire, autogérée, avec réseau de santé, logements décents, réfectoires communs, écoles d’alphabétisation. Les coopératives sandinistes sont d’authentiques communes, conçues pour vivre et produire collectivement. En faisant la guerre, en résistant, en cultivant, les nombreuses femmes qui se sont jointes à la rébellion acquièrent un statut nouveau. Sans être féministe au sens strict, le mouvement sandiniste marque pour elles le début d’un processus d’autodétermination, en rupture avec une société archaïque, violente, patriarcale, qui les avait complètement annulées. C’est sur cette base populaire que Sandino rêve de construire l’État nouveau. A Wiwili, sur les rives du Rio Coco qui connecte la paysannerie du nord avec les peuples autochtones de la côte caraïbe, il crée un modèle de coopératives qu’il envisage d’étendre peu à peu vers la région atlantique puis, pourquoi pas, au-delà du Nicaragua.

Pour l’élite des États-Unis comme pour l’oligarchie locale, Sandino n’est pas seulement le guérillero à abattre, mais le leader d’une dangereuse révolution qui rend le pouvoir au peuple et dont l’économie oppose la petite propriété aux « latifundios », vastes domaines agricoles aux mains d’une poignée de seigneurs féodaux qui exploitent jusqu’au sang les travailleurs journaliers 

Quelques heures après l’avoir assassiné, la Garde Nationale détruit les coopératives sandinistes et massacre tous leurs membres, y compris les personnes âgées, les femmes et les enfants. Jusqu’en 1979, la dynastie somoziste devient la « grande propriétaire » exclusive des secteurs clefs d’une économie où les relations de production s’apparentent plus au féodalisme qu’au capitalisme.

Une autre prophétie de Sandino inquiète l’Empire : « l’avènement du Nicaragua comme nation latino-américaine », un concept nourri par ses lectures bolivariennes. «  Profondément convaincu que le capitalisme américain a atteint la dernière étape de son développement en se transformant, par conséquent, en impérialisme ; qu’il ne tient plus compte des théories du droit et de la justice ; qu’il méconnaît les principes absolus d’indépendance de chaque section de la nation latino-américaine, nous considérons, écrit-il, que l’Alliance des nationalités latino-américaines nous est encore plus indispensable.»

En 1929, il envoie aux présidents latino-américains son « Plan pour la réalisation du rêve suprême de Bolivar » : une alliance des 21 nations latino-américaines avec conférence permanente de ses dirigeants, constitution d’une Cour de justice latino-américaine pour régler les litiges entre nations, citoyenneté latino-américaine, force de défense commune, base navale et canal interocéanique au service de tous, réparations pour les destructions causées par les États-Unis. Sans oublier la banque latino-américaine pour « financer, sans dépendre de l’extérieur, la construction d’ouvrages et de moyens de communication et de transport », l’union douanière pour stimuler le marché intérieur et « l’appui au tourisme latino-américain afin de promouvoir la connaissance mutuelle entre nos citoyens ». 44 articles au total qui prennent aujourd’hui tout leur sens, à l’heure de la révolution bolivarienne, de l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de nos Amériques (ALBA, créée en 2004), de la Communauté des États Latino-Américains et des Caraïbes (CELAC, 2010) et de l’Union des Nations Sud-américaines (UNASUR, 2008).

En 1934, Somoza fait disparaître le corps de Sandino et de ses compagnons, jamais retrouvés. Le désespoir s’abat sur les quelques survivant(e)s. Mais l’histoire de l’Amérique latine est une course de relais.

Trente ans plus tard, Carlos Fonseca Amador, le fils myope d’une couturière de Matagalpa, réveille la mémoire de l’Armée de Défense de la Souveraineté Nationale jusqu’à en faire l’acte de naissance du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN, créé en 1961). Fonseca sait que « la mémoire de Sandino est plus vivante chez les paysans que chez l’habitant des villes ». Il rencontre des survivants comme Santos Lopez qui a combattu sous les ordres directs de Sandino. Pendant des années, Fonseca et son équipe recherchent, étudient tout ce qui reste des écrits du « général des hommes libres ». C’est l’époque du Che, et la rébellion des années 1930 confirme le caractère crucial de la guérilla pour la victoire des peuples sur l’impérialisme. Mais aussi, en fin de compte, l’unité nationale comme stratégie fondamentale. La réflexion historique de Fonseca nourrit l’école de cadres du FSLN et contribue puissamment à la victoire de 1979.

Au journaliste basque Ramón de Belausteguigoitia venu l’interviewer dans ses montagnes du nord en 1933, le général rebelle décrit une vision qui garde son mystère: « Depuis l’origine du monde, la terre n’a cessé d’évoluer. Mais c’est ici, en Amérique centrale, que je vois une formidable transformation… Je vois quelque chose que je n’ai jamais dit auparavant… (…) le Nicaragua enveloppé d’eau. Une immense dépression venant du Pacifique… Les volcans au-dessus seulement… Comme si une mer se vidait dans une autre. »

De la fraternité des communes autogérées à l’alliance entre nations-sœurs, la vision de Sandino a gardé sa puissance d’avenir. Celle d’un monde multipolaire, libéré du mythe occidental d’un «centre», avec ses «marges» et ses «périphéries».

T.D., Caracas, 18 février 2024.

Aperçu de l’édition enrichie de nombreuses photos. Pour celles et ceux qui souhaiteraient acheter la version numérique de cette édition de l’HM (avec l’article en p. 76-81) et une mise en page plus riche que la version Web, c’est ici : https://kiosque.humanite.fr/detail/publication/detail-top-right/17?issue_id=167775&switch_toc=archive. Pour une version résumée de l’article : https://www.humanite.fr/histoire/amerique-latine/nicaragua-augusto-sandino-le-sillon-de-la-revolution

L’auteur : Thierry Deronne, Cinéaste, universitaire, licencié en communications sociales http://ihecs.be. A vécu au Nicaragua (1986-88) et réside au Venezuela depuis 1994. Compte «X» : https://twitter.com/venezuelainfos

Notes:

(1) Voir « l’HD » n°641 du 10 janvier 2019 et sur humanite.fr, « 1899, naissance de la United Fruit Company. Bananes, massacres et coups d’État », par Marc de Miramon.

(2) Pour une iconographie intégrale, voir https://acsandino.org.ni/libro-fotos/ (livre de photos téléchargeable en PDF sur le site du petit-fils de Sandino) et http://www.sandinorebellion.com/index.htm (site états-unien).

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/03/02/sandino-retour-vers-le-futur-lhuma-magazine-fevrier-2024/

« En 2024, le Venezuela se prépare à une grande victoire électorale » : l’interview de Nicolas Maduro par Ignacio Ramonet

Alors que le monde reste sous le coup des conflits en Ukraine et à Gaza, l’actualité ne s’est pas arrêtée au Venezuela. Tout au contraire. L’actualité s’est accélérée et même précipitée ces dernières semaines à Caracas, qui est revenue à la une des grands médias internationaux.
Après les accords inattendus entre le parti au pouvoir et l’opposition extraparlementaire à la Barbade en octobre dernier, et la suspension par Washington de plusieurs mesures coercitives unilatérales contre le Venezuela, les tensions avec le Guyana se sont intensifiées lorsque les autorités de ce pays, en alliance avec ExxonMobil et la marine états-unienne, ont multiplié les provocations dans la région – revendiquée par le Venezuela depuis deux siècles – de l’Esequibo.

Le succès du référendum du 3 décembre au Venezuela sur cette revendication territoriale a été suivi par la signature des accords d’Argyle entre les présidents du Venezuela et du Guyana. Mais l’arrivée récente d’un navire de guerre britannique dans les eaux de la région, en contradiction avec les accords d’Argyle, a considérablement ravivé les tensions et les dangers.
Au milieu de ces turbulences, le Venezuela a remporté un succès diplomatique majeur le 20 décembre avec la libération d’Alex Saab, qui avait été injustement kidnappé et retenu en otage par les États-Unis pendant près de quatre ans. Nous avons entrepris de parler au président Nicolás Maduro de tout cela, et de bien d’autres questions importantes. Celui-ci a une fois de plus accepté, avec beaucoup de gentillesse, de nous accorder cette désormais traditionnelle interview du premier janvier.

Ignacio Ramonet : Monsieur le Président, bonsoir. Merci beaucoup d’avoir accepté cette invitation à cette nouvelle édition, qui est déjà la septième ou huitième, de notre « premier entretien de l’année ».

Président Nicolás Maduro : Oui, cette interview est toujours une très bonne occasion de faire un bilan réflexif de chacune de toutes ces années difficiles, pleines d’efforts et de sacrifices ; c’est un bilan, mais aussi une perspective pour l’avenir. Toujours à ta disposition, Ramonet.

« NOUS AVONS RÉSOLU L’ÉNIGME DE CANSERBERO ».

IR : Merci beaucoup. L’objectif de cet entretien est de faire le point sur l’année écoulée. En particulier, de faire le point sur les réalisations, les victoires, les progrès accomplis au Venezuela. Et aussi si vous pouviez définir quelques perspectives. Nous le verrons au cours de l’entretien.
Mais, si vous me le permettez, je voudrais d’abord commencer par un événement un peu hors sujet, mais qui a eu un impact énorme, notamment pour les millions de jeunes qui sont fans du rappeur vénézuélien Canserbero. Il y a quelques jours, nous avons appris que l' »énigme Canserbero » avait été résolue. On pensait que Canserbero s’était suicidé, mais le Ministère public vénézuélien a révélé qu’il avait en fait été assassiné. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette information ?

NM : Oui, il s’agit vraiment d’un travail scientifique et professionnel de reconstitution des événements, des circonstances, qui a permis d’aboutir à une conclusion définitive sur les auteurs intellectuels et matériels de l’assassinat de ce jeune artiste, de ce créateur vénézuélien qui, en un temps si court, avait eu un si grand impact sur les jeunes. Nous, Cilia (épouse de Nicolas Maduro, NdT) et moi, avons des petits-enfants de tous âges, et nos petits-enfants de huit, neuf, dix, douze, treize, quatorze, quinze ans sont des connaisseurs et des adeptes de l’art, de la musique, de la composition et des paroles de Canserbero. Je suis très surpris.

IR : D’autant plus qu’il est décédé il y a environ huit ans, n’est-ce pas ?

NM : Il y a neuf ans maintenant. Et cela me surprend parce que je l’avoue, je suis un homme de musique, et même je suis plus porté sur la salsa, le rock, je suis au courant des tendances actuelles… En 2023, je suis allé sur Spotify et j’ai découvert une liste de lecture très populaire, très chargée, très riche en musique de toutes sortes. Mais jusqu’à il y a peut-être deux ans, je ne savais pas qui était Canserbero… Je l’ai découvert parce que mes petits-enfants me l’ont expliqué, et qu’ils m’ont fait écouter chaque chanson, nous l’avons analysée l’une après l’autre. C’est ainsi qu’est né mon intérêt pour l’art de Canserbero. À un moment donné, j’ai parlé avec le Procureur Général, lui aussi admirateur de l’art de Canserbero, et lui, après avoir rassemblé un ensemble d’éléments qui formaient une hypothèse solide sur ce qui s’était passé… Tous les médias et les réseaux avaient sali le nom de Canserbero, ils avaient dit que c’était un assassin… Même le Ministère Public antérieur l’avait accusé d’assassinat après sa mort.

IR : Il a été accusé d’avoir commis un homicide avant son suicide.

NM : Oui, et puis ils ont imposé toute la thèse de l’homicide suivi du suicide, de la schizophrénie et de la folie. Et malgré cette tache injuste et brutale, son nom, ses paroles, son art, tout ce qu’il a fait s’est diffusé et Canserbero est maintenant reconnu dans le monde comme, sinon le principal, du moins l’un des principaux rappeurs de langue espagnole. L’enquête a donc été ouverte par le Ministère Public. J’ai exprimé et donné au Procureur, comme toujours, mais dans ce cas particulier, tout mon soutien. Il a mené toutes les investigations avec les moyens les plus avancés de la médecine légale et de la criminalistique. Les résultats ont été concluants. Justice a été rendue, le nom d’un jeune et noble créateur vénézuélien a été revendiqué, et je dirais même que sa renommée est en train de croître.
J’ai parlé avec ses proches le jour où le Procureur général Tarek William Saab a présenté les résultats, avec les aveux enregistrés en vidéo de l’assassin et du meurtrier, des deux meurtriers, et j’ai parlé avec sa famille, et sa famille a ressenti un soulagement dans son âme. Son père Cheo, ses sœurs, ses nièces. Je leur ai transmis mon abrazo au téléphone. Je leur ai dit qu’il s’agissait d’un esprit fort, quel que soit l’endroit où se trouve Canserbero, c’est un esprit très fort. Et que maintenant, son nom va grandir parmi la jeunesse du Venezuela, de l’Amérique latine, des Caraïbes et bien au-delà. Justice a enfin été rendue, ce qui est à l’honneur du Ministère public vénézuélien.

« NOUS AVONS RENDU LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE BEAUCOUP PLUS DYNAMIQUE ».

IR : C’est l’une des réalisations des derniers jours de 2023, mais comme nous l’avons dit, il y en a eu d’autres. 2023 a été une année symbolique, car c’était la dixième année de votre gouvernement. En particulier, je voudrais souligner certains des contacts internationaux que vous avez eus, certains voyages à l’étranger, des réunions : plusieurs réunions avec le président Gustavo Petro de Colombie, qui a organisé une conférence sur le Venezuela à Bogota ; une réunion avec le président Lula, qui est récemment revenu au pouvoir au Brésil, vous étiez à la rencontre organisée par Lula sur l’Amérique du Sud ; d’autres voyages stratégiques, en particulier en Turquie et en Arabie saoudite, et surtout le voyage très important en Chine, votre réunion avec le président Xi Jinping.
Comment ces contacts et ces voyages s’inscrivent-ils dans la diplomatie géopolitique traditionnelle de la révolution bolivarienne ?

NM : Le monde est déjà entré dans une nouvelle époque. L’ère des empires occidentaux est définitivement révolue, et le dernier des empires occidentaux, l’empire états-unien, connaît un processus de déclin historique qui est structurel, définitif. Comme la Grande- Bretagne, qui était un super-empire militaire, économique, commercial, naval… Et bien, elle a cessé, de l’être, elle a décliné… Même si elle reste un pays puissant, important.

Aujourd’hui, un monde plus équilibré a vu le jour, tel qu’en rêvait le libérateur Simón Bolívar. Nous nous trouvons d’ailleurs à Caracas, ville natale de notre héros, de notre Père fondateur, le libérateur Simón Bolívar, qui, très tôt au XIXe siècle, a parlé de la nécessité de « construire un univers d’équilibre« , un « monde d’équilibre » ; Le Libérateur a conçu la stratégie que nous pourrions appeler aujourd’hui la « stratégie d’un monde multipolaire », où notre Amérique, libérée par son épée, par son armée, par notre armée, serait l’un des grands blocs. En effet, la « Grande Colombie« , fondée sur les rives de l’Orénoque le 17 décembre 1819, est née comme une puissance atlantique, caribéenne, pacifique (océan Pacifique), amazonienne, andine, englobant ce qui est aujourd’hui le Venezuela ainsi que la Colombie, le Panama et une partie de l’Amérique centrale et de l’Équateur. Elle est née comme une puissance territoriale, démographique, militaire et économique.

IR : Presque comme un autre Brésil…

NM : Oui, pratiquement, et avec ses deux bras, l’un sur la mer des Caraïbes et l’Atlantique, et l’autre sur le Pacifique, avec toute la cordillère des Andes et un espace gigantesque sur l’Amazone. Et cette puissance fut appelée – comme le Libérateur tenta de le faire au Congrès de Panama en 1826 – à former un puissant bloc de nations, une union de républiques… La trahison l’emporta, la conspiration impériale l’emporta, et le projet de Bolivar fut poignardé, trahi, sali, oublié… Là où aurait dû naître un bloc puissant, il ne resta que quinze, vingt « républiquettes » entre guillemets – ceci dit en tout respect de chacun – chacune de son côté, toutes dominées.

C’est aujourd’hui que ce concept de « l’équilibre de l’univers« , d’un « monde multipolaire« , qui fut le grand rêve du géant, de notre Libérateur, voit le jour. Et nous y sommes attentifs. Le commandant Hugo Chávez a parlé d’une « nouvelle géopolitique mondiale » et il a mis en place la diplomatie bolivarienne de la paix. Son axe transversal est la construction d’un nouvel axe de puissance mondiale, et l’insertion du Venezuela dans cet axe.

Depuis l’Amérique latine en premier lieu, depuis l’Amérique du Sud, depuis les Caraïbes et depuis l’Amérique latine et les Caraïbes vers le monde. C’est pourquoi, cette année, nous avons rendu notre politique étrangère très dynamique. Nous avons participé à la tentative de Lula de rétablir l’UNASUR, qui est très importante et qui avance pas à pas, mais non sans menaces et conspirations impériales pour l’en empêcher. Cette année, nous avons participé à la consolidation de la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC). Nous avons participé au sommet de Palenque à l’invitation du président mexicain López Obrador pour aborder avec d’autres leaders régionaux toute la question du changement climatique, de la migration, du développement et de l’indépendance. Et nous avons reçu le soutien de toute l’Amérique centrale et d’une partie de l’Amérique du Sud sur la question des sanctions, pour demander la levée des sanctions.

Photo : de gauche à droite, le président cubain Miguel Díaz-Canel, la présidente hondurienne Xiomara Castro, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador, le Premier ministre haïtien Ariel Henry, le président colombien Gustavo Petro et le président vénézuélien Nicolás Maduro posent lors du sommet de Palenque, au Chiapas (Mexique), le 22 octobre 2023.

« NOTRE VISITE EN CHINE A ÉTÉ MONUMENTALE. »

Cette année, nous avons consolidé nos relations avec la Turquie, l’Inde, la Russie et la Chine. Notre visite en Chine a été monumentale. Je me suis rendu en Chine six ou sept fois en tant que ministre des Affaires Étrangères, pour accompagner le Président Chávez, et j’y suis allé cinq ou six fois en tant que président. Et je peux te dire que le niveau des relations, des accords signés et des politiques définies entre le président Xi Jinping, entre la Chine et le Venezuela au cours de cette visite de six jours, est inégalé. Tout d’abord, nous avons élevé nos relations au rang de relations stratégiques de haut niveau, « infaillibles à tout moment« .

IR : C’est l’expression qui figure dans le document ?

NM : Oui, c’est l’expression officielle, c’est un concept que, pour la première fois, la Chine attribue à une relation conjointe avec un pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Ce qui élève le niveau. Je dirais donc que nous progressons au milieu du siège impérial, au milieu de l’agression permanente, nous progressons dans le tissage du nouveau monde. Le Venezuela, humblement, modestement, mais avec la grandeur de la pensée de Bolivar, avec la grandeur de la nouvelle géopolitique mondiale de Chávez, persévère dans la construction d’un monde multipolaire, d’un monde de pays et de peuples vraiment libres.

« ALEX SAAB A DÉJÀ FAIT L’OBJET D’UNE TENTATIVE D’ASSASSINAT SUR ORDRE D’IVÁN DUQUE ».

IR : Monsieur le Président, parmi les réalisations de votre gouvernement, je voudrais en citer trois récentes. Premièrement : les accords de la Barbade en octobre, qui ont permis d’établir un accord avec l’opposition de droite extraparlementaire. Deuxièmement, le référendum sur l’Esequibo du 3 décembre, qui a été une grande victoire en termes de mobilisation électorale. Et la récente libération du diplomate Alex Saab.
Sur ce dernier point – nous reviendrons plus tard sur les deux autres – j’aimerais que vous nous apportiez des précisions, car vous avez déjà fait une déclaration à ce sujet, sur la manière et la difficulté avec lesquelles a été négociée la libération d’Alex Saab.


NM : Tout d’abord, comme nous l’avons dit, Alex Saab est un homme d’affaires d’origine colombienne, qui s’est installé au Venezuela et a commencé à développer un ensemble d’investissements très importants, il a été associé à un certain moment, en 2011, aux plans de ce qui allait devenir la Gran Misión Vivienda Venezuela (Grande Mission Logement du Venezuela). Plus tard, au cours de la phase dont j’ai été responsable, il s’est investi dans les programmes sociaux, mais il a surtout commencé à jouer un rôle très important et croissant lorsque les sanctions criminelles nous ont été imposées.

IR : Depuis 2016.

NM :
Oui, 2016, 17, 18, parce qu’il s’est investi… J’ai commencé à penser… Premièrement, il est colombien, il a du sang colombien ; deuxièmement, il a du sang palestinien, c’est de là que vient ce côté rebelle. Et il a commencé à travailler très habilement pour surmonter les sanctions qui étaient prises contre le Venezuela.

IR : De sa propre initiative ? Par patriotisme ?

NM : De sa propre initiative et aussi grâce à un ensemble de politiques que j’ai mises en œuvre en faisant appel au secteur privé pour que, grâce aux capitaux, aux investissements privés, nous puissions aller de l’avant, étant donné que tous nos comptes bancaires avaient été pillés, gelés, Ramonet. Il faut comprendre ce que signifie concrètement pour un pays de voir tous ses comptes bancaires gelés, et non seulement gelés, mais dont tout l’argent a été volé, plus de 21 milliards de dollars, un pays dont les propriétés à l’étranger ont été gelées, dont les produits sont interdits de vente dans le monde, dont l’industrie principale est persécutée, l’industrie pétrolière, tout cela nous a fait perdre, je le dis toujours parce qu’il y a peut-être des gens qui ne l’ont pas entendu, nous a fait perdre 99 % des revenus du pays, nous sommes passés de 54 milliards de dollars environ, une année, à 700 millions de dollars l’année suivante… Et l’objectif manifeste et direct de l’impérialisme était de faire s’effondrer la société et de procéder à un changement violent de gouvernement, ce qu’ils appellent dans leurs manuels stratégiques, un « regime change« . Et Fidel nous disait toujours : « Les crises créent des hommes« , « elles créent des leaderships« .

Je dirais que, dans cette crise, un homme a émergé : Alex Saab, et il a commencé avec des importations financées avec son capital, il a commencé à apporter de la nourriture, les colis alimentaires du CLAP (Comité local d’approvisionnement et de production, aide gouvernementale aux familles vénézuéliennes face aux pénries induites par le blocus, NdT) dans les moments difficiles de 2017, 2018. Et c’est pourquoi ils l’ont sanctionné, lui et toute sa famille, ses frères, sa sœur, son père, sa mère, ils les ont tous sanctionnés. Et puis ils ont commencé à le persécuter… Et les entreprises où il fabriquait les boîtes des CLAP, au Mexique et dans d’autres pays, ils ont également commencé à les persécuter, à les menacer de différentes sanctions.

En 2019 et surtout en 2020, il a joué un rôle important dans trois domaines clés, en particulier en 2020, lorsque la quarantaine, la pandémie de Covid, est arrivée. Grâce aux efforts de milliers de producteurs agricoles, de paysans, d’agriculteurs de la campagne vénézuélienne, nous produisons aujourd’hui 85 % des aliments consommés au Venezuela, un miracle agricole réalisé par qui ? Par les travailleurs, par les producteurs… Mais à l’époque, nous devions importer 90 % des colis des CLAP de l’étranger pour aider 7 millions de familles. Et Saab a été un homme clé dans l’articulation de ces importations.

Mais aussi, compte tenu du blocus, la raffinerie, les quatre raffineries pétrolières du Venezuela étaient à l’arrêt, nous ne pouvions pas obtenir de pièces de rechange, nous ne pouvions pas les acheter. Si nous les obtenions, nous n’avions pas de compte bancaire pour les payer, à cause des sanctions… Ensuite, nous avons fait des triangulations pour résoudre le problème et récupérer les quatre raffineries d’une manière miraculeuse et héroïque, grâce à l’ingénierie et aux connaissances des travailleurs du pétrole au Venezuela, et au soutien de nos amis dans le monde; des amis importants dans le monde. Alex Saab était l’homme qu’il fallait pour commencer à acheminer le carburant au Venezuela.
Il avait également noué des contacts dans le monde entier pour apporter des médicaments aux patients les plus démunis, et en particulier des médicaments essentiels pour lutter contre la pandémie de Covid. C’est à ce moment-là qu’il a été kidnappé.

IR : Au Cap-Vert.

« ALEX SAAB A LA TÉMÉRITÉ D’UN CHE GUEVARA ».

NM : Oui, au Cap-Vert. Deux jours plus tôt, ils avaient essayé de le tuer. Cela n’a jamais été dit… Deux jours auparavant, un groupe de criminels engagés par Iván Duque de Colombie avait tenté de tuer Alex Saab à son domicile à Caracas… Il en a miraculeusement réchappé. Et puis lui, avec son dynamisme, parce que c’est un homme entreprenant, avec du dynamisme, de l’initiative, je dirais téméraire, je dirais qu’Alex Saab a la témérité d’un Che Guevara pour affronter les risques et les dangers. Il est parti, il se rendait en Iran, pourquoi allait-il en Iran ? Pour garantir l’approvisionnement en essence du Venezuela pendant un an, 2020, 2021, pendant que nous récupérions la raffinerie. Pourquoi ce voyage ? Pour obtenir des médicaments triangulés à partir de l’Iran. Et en chemin, il a été capturé, kidnappé sans aucune preuve.

IR : Sans mandat…

« JE N’AI JAMAIS EU D’HOMME DE PAILLE ! »

NM : Non, il n’y avait pas de mandat d’arrêt international, tout d’abord. Deuxièmement, il bénéficiait de la protection d’un passeport diplomatique, en tant que fonctionnaire diplomatique du Venezuela, un gouvernement légitime, reconnu par les Nations Unies. En l’enlevant, ils ont violé les conventions qui protègent l’immunité diplomatique dans le monde entier, ce qui est très grave. Et puis, tout ce que l’on sait déjà : les tortures….

La première chose qu’ils ont essayée – comme il l’a expliqué – c’est qu’en juillet, en pleine quarantaine du Covid, ils lui ont demandé, par un coup de téléphone, d’arrêter les cargos transportant l’essence ; par un coup de téléphone, d’arrêter les expéditions de médicaments… Il y a un médicament clé, Ramonet, le Remdesivir, qui venait juste de sortir à l’époque comme le grand antiviral contre le coronavirus. Ils voulaient à tout prix l’arrêter. Lorsque le Remdesivir est arrivé à Caracas, en juillet 2020 et jusqu’à aujourd’hui, il a permis de sauver des milliers de vies de patients très graves qui étaient intubés dans tout le pays.

Ils voulaient aussi, sur un simple coup de fil, qu’Alex Saab arrête d’importer les aliments pour les colis des CLAP, pour produire quoi ? la mort par manque de médicaments, la famine et la pénurie totale d’essence, une situation nous avons frôlée… En fait, je peux te dire que sur les cinq bateaux qu’il a commandés – nous les avons payés mais il les a triangulés – sur les cinq bateaux d’essence qui devaient arriver, seuls deux bateaux ont pu arriver en juin 2020… Inoubliable ! Ce fut une fête pour le Venezuela… Les trois autres navires ont été volés par les États-Unis… Oui, tout simplement volés ! Ils les ont emmenés aux États-Unis… Pirates, corsaires, voleurs !

Ensuite, il y a eu toute l’étape de la torture pour l’obliger, disons, à valider les infamies, les mensonges qui circulent encore… Parce que les médias orduriers comme par exemple Semana de Colombie, qui est un magazine de l’oligarchie du narcotrafic colombien, Semana écrit encore : « Alex, l’homme de paille de Maduro« . Je n’ai jamais eu de prête-nom ! Je n’ai jamais eu de compte bancaire à l’étranger. Mes relations avec les hommes d’affaires nationaux et internationaux ont été et sont des relations de travail au bénéfice du pays ; à tel point que l’impérialisme n’a jamais pu montrer, malgré trois ans et demi de prise en otage de Saab dans ses prisons, une seule preuve, un seul papier sur les prétendus hommes de paille, les affaires sales et toute la pourriture qu’ils inventent dans leur justice ordurière et dans leurs médias orduriers.

Mais nous, nous n’abandonnons jamais personne derrière nous, nous n’avons jamais abandonné personne… Jamais ! Nous sommes toujours, nous avons toujours été aux côtés de sa famille, de sa femme Camila, qui de femme au foyer est devenue la dirigeante d’un puissant mouvement, le mouvement « Free Alex Saab » ; aux côtés de ses fils, de ses filles, de toute sa famille; avec amour… Surtout Cilia, qui parlait pratiquement à Camila toutes les semaines, nous recevions des informations ici et là. Et comme je l’ai dit à Alex lorsqu’il est sorti de la voiture et que je l’attendais à la porte du palais de Miraflores : « Alex, je savais que ce jour viendrait. Et il est arrivé. » Un miracle ? Un miracle comme seuls les révolutionnaires peuvent en faire, nous qui sommes fermes et qui affrontons l’empire avec notre vérité. Un miracle.

IR : Ce fut une belle victoire, Monsieur le Président. Dans le monde entier, de nombreuses personnes se sont réjouies de cette libération, parce qu’elles s’étaient battues pour dénoncer tous les mensonges qui avaient été proférés au sujet d’Alex Saab.

NM : Ramonet, je ne peux pas dire… mais j’ai reçu des mots de félicitations de la part de personnes que tu ne peux même pas imaginer, qui sont probablement en train de regarder ceci, de partout dans le monde, tu ne peux même pas l’imaginer. Des gens qui m’ont envoyé des félicitations. Des gens des États-Unis d’Amérique. Je ne citerai pas de noms, de grands artistes mondiaux… Je ne connais même pas certains d’entre eux. Et j’ai reçu des messages ici et là. Ils me disaient : voilà comment on traite un homme innocent. Nous avons procédé à un échange qui a dû être négocié… comme le disait José Martí : « Cela a dû se faire en silence« . Avec la prudence et la diplomatie nécessaires, nous avons réussi à libérer miraculeusement un homme innocent. Et en échange, nous avons remis un groupe de terroristes condamnés après avoir avoué qu’ils avaient commis des crimes et des délits dans le pays. C’est le prix que nous avons payé pour l’enlèvement. Pour la liberté de la personne enlevée. Et je pense que cela en valait la peine.

Photo: une des nombreuses mobilisations populaires à Caracas pour exiger la libération du diplomate Alex Saab après son enlèvement et son emprisonnement aux États-Unis.

« NOUS SOMMES EN TRAIN DE CONSTRUIRE UN NOUVEAU MODÈLE ÉCONOMIQUE DIVERSIFIÉ QUI NOUS DONNE UNE INDÉPENDANCE ABSOLUE VIS-À-VIS DU MONDE ENTIER. »

IR : Monsieur le Président, pour continuer avec le bilan de l’année, vous avez défini huit axes de travail très importants pour 2023. Et parmi eux, les lignes de l’économie. J’aimerais vous demander quelle est votre évaluation de cette approche et quelles sont les principales réalisations dans ces huit lignes de travail ?

NM : Je pense que 2023 a marqué un pas en avant, aussi. Nous avons dix trimestres de croissance économique continue qui ont commencé à la fin de 2021. Et nous avons réussi à maintenir la croissance dans ce que j’ai défini comme l’agenda économique bolivarien, 18 moteurs, les 18 moteurs vont étape par étape ; ces 18 moteurs ont besoin de politiques publiques, d’incitations, d’investissements, d’un marché national, d’un marché international, d’une bonne gestion publique, d’une bonne gestion privée, d’une bonne coordination. Je pense que nous sommes parvenus à une coordination parfaite avec tous les acteurs économiques internes du pays, et je pense que nous avons un niveau très élevé de dialogue et de compréhension avec les acteurs économiques internationaux qui arrivent avec leurs nouveaux investissements. Il s’agit là d’une grande réussite de ces dernières années, qui sera consolidée en 2023. J’ai quelques chiffres importants à te communiquer.

IR : La croissance en 2022 a été de 12 % environ ?

NM : C’est exact.

IR : En 2023, quelle est la croissance du Venezuela ?

NM : La Banque Centrale n’a pas encore donné de chiffres, mais on me dit que les 4,5 % prévus par la CEPAL (ONU) pourraient être atteints. Cela représente dix trimestres consécutifs de croissance. Tout cela, encore, au milieu d’un siège et avec nos propres investissements. Comme je l’ai dit, avec nos propres forces.
Une croissance de 5 % de l’activité agricole. Nous avons déjà cinq trimestres consécutifs de croissance de plus de cinq points de l’activité agricole, en produisant notre propre nourriture. Nous exportons même une partie de cette nourriture. Dix trimestres de croissance soutenue de 4 % de l’ensemble de l’activité manufacturière privée du pays, dans le cadre d’une reprise soutenue et durable, il reste encore une grande marge de croissance pour l’ensemble du secteur manufacturier. Environ 4 % de croissance de l’activité commerciale jusqu’au troisième trimestre. Ce quatrième trimestre, qui vient de s’achever en décembre, a atteint un niveau beaucoup plus élevé, l’activité commerciale s’est intensifiée, avec une force impressionnante. La production de l’industrie alimentaire et des boissons a augmenté de plus de 1,6 %. J’ai d’autres données ici. Je ne vais pas te noyer avec toutes les données.

IR : Mais la tendance est très positive ?

NM : Oui, la tendance est positive. En ce qui concerne les prises de pêche, le rétablissement de la capacité de pêche du pays, nous avons enregistré cette année une croissance de 25 %. Dans l’aquaculture, qui est également une activité à laquelle nous avons accordé une attention particulière, nous avons enregistré cette année une croissance de 20 %. Dans le seul secteur de la crevette, qui est un secteur d’exportation, nous avons enregistré une croissance de 98 % en 2023. Une augmentation de la production industrielle, agro-industrielle… Et l’arrivée d’importantes entreprises européennes, états-uniennes, chinoises, indiennes, etc., etc., pour investir dans le pétrole, le gaz et les entreprises de base.

Cela signifie que, dans les conditions établies par notre Constitution et nos lois, nous sommes en progression. Cette année, les recettes fiscales ont augmenté de 25,8 %, mais je dirais que, conformément aux besoins du pays et aux attentes de nos plans sociaux pour le redressement de l’État de bien-être social, les recettes fiscales – bien qu’elles aient beaucoup augmenté cette année – ont encore beaucoup de chemin à faire pour garantir des revenus qui nous permettront d’améliorer les revenus des travailleurs, des travailleuses et les investissements sociaux.

Cette année, jusqu’au mois de novembre, nous dépassons les 5.181 millions de recettes. Cela signifie qu’il y a un ensemble d’éléments très importants, la stabilité des taux de change, la fin définitive de l’hyperinflation, nous avons combattu l’inflation comme un mal structurel, séculaire, de l’économie, et avec les politiques que nous mettons en œuvre, nous avons de sérieuses chances d’améliorer cet élément, cette variable dans les mois et les années à venir.

Le portefeuille de crédit a augmenté de 91 % par rapport à 2022. Quatre- vingt-onze pour cent. Il s’agit de chiffres encore modestes, de l’ordre de 1,4 milliard de dollars. Le Venezuela aurait besoin de quatre, six, huit milliards de dollars, pour le portefeuille de crédit, ou beaucoup plus pour l’investissement ; mais c’est quelque chose qui a été réalisé d’une manière soutenue, durable.

IR : Et tout cela dans le contexte d’un pays bloqué et assiégé. Ce qui est d’autant plus méritoire.

NM : C’est bien de le rappeler. Car malgré les progrès que nous avons réalisés avec les accords de la Barbade, dont nous allons parler, et les discussions avec le gouvernement des États-Unis, le Venezuela n’a aujourd’hui aucun compte à l’étranger, il continue d’être un pays persécuté et assiégé. Nous avons obtenu tout cela grâce à nos propres efforts, nous les Vénézuéliens, nous seuls, je peux te le dire, avec fierté. Le secteur privé, petit, moyen, grand, avec quelques investissements venant de l’étranger, avec des politiques publiques consensuelles, correctes, pertinentes, justes, nous y sommes parvenus grâce à nos propres efforts, pratiquement seuls dans ce monde.

IR : Sans investissements étrangers significatifs ?

NM : Pour le dire avec le grand Ho Chi Minh, il s’agit de « penser avec notre tête, marcher avec nos pieds et construire avec nos mains », sans dépendre de personne. Sais-tu ce que l’on ressent ? Que nous sommes à un stade – et je le dis ici, dans la maison où est né Bolivar, le géant de l’Amérique – où nous construisons un nouveau modèle économique diversifié qui nous donne une indépendance absolue vis-à-vis du monde entier, si nécessaire. Un autre élément pour ton analyse, et pour l’analyse de tous ceux qui nous lisent ici dans le monde : en 2023, le Venezuela a atteint le niveau le plus élevé d’approvisionnement interne de son marché intérieur au cours des vingt-cinq dernières années, soit 97 %, essentiellement grâce à sa propre production et à l’activité des secteurs économiques privés avec des importations complémentaires, avec une politique très claire sur ce qui est importé, sur ce qui n’est pas importé et sur la protection du producteur national.

Je pense donc que nous faisons de grands progrès. Je dis toujours, bien sûr, qu’il y a encore un long chemin à parcourir, surtout pour générer la richesse, l’argent dont nous avons besoin pour avoir un impact sur les salaires et les revenus. Nous avons fait de notre mieux pour améliorer le revenu intégral des travailleurs, le revenu intégral minimum des travailleurs. Nous avons également réalisé un circuit avec les Grandes Missions et les Missions pour protéger la santé publique, l’éducation publique, la construction de 500.000 logements par an, pour protéger, avec le CLAP et les programmes alimentaires, le droit des personnes à l’alimentation, et pour placer les êtres humains au centre et les protéger intégralement pendant que nous récupérons la capacité, non seulement de générer et de produire des biens, des produits, des services, mais aussi de la richesse liquide, qui est l’objet de notre principal effort, et je sais que nous y parviendrons. Je sais que nous allons y parvenir. J’en suis sûr.

« NOUS AVONS DÉMANTELÉ LES MAFIAS CARCÉRALES ».

IR : Monsieur le Président, il y a une autre réalisation importante que vous n’avez pas mentionnée, à savoir la sécurité. Pendant longtemps, l’une des critiques les plus systématiques des médias internationaux, y compris pour critiquer la révolution bolivarienne, était de dire que le Venezuela était un pays très peu sûr, très dangereux, que Caracas était une ville dominée par la criminalité, la délinquance ; tout cela a changé jusqu’à un certain point. Aujourd’hui, Caracas est une ville de plus en plus paisible, de plus en plus sûre, les nuits de Caracas sont redevenues vivantes, comme peuvent le constater les touristes, les voyageurs, les correspondants étrangers ; c’est une réussite énorme. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez réussi à obtenir ce résultat, qui semblait presque impossible ?

NM : Un énorme travail a été réalisé sur la base d’un concept appelé « Cuadrantes de Paz » (zones de paix). Ces zones de paix sont un concept territorial. Aujourd’hui, nous avons trois mille « cuadrantes de paz ».

IR : Dans tout le pays ?

NM : Oui, dans tout le pays. Cette zone de paix, qui réunit-elle ? Les forces de police et de sécurité, l’organisation populaire, tout le pouvoir populaire dans sa diversité, et toutes les institutions impliquées dans la sécurité. Ces zones de paix ont contribué à libérer les territoires où le taux de criminalité était plus élevé et à établir les règles de fonctionnement des communautés de paix ; je pense que les zones de paix, les communautés de paix, sont l’un des éléments.

L’autre élément concerne le travail de renseignement pour démanteler les gangs criminels les plus dangereux, qui sont comme des gangs de nouvelle génération, des gangs plus armés, plus organisés, avec beaucoup d’argent. Nous avons mené des opérations de renseignement et des frappes chirurgicales contre des gangs dans différentes villes et différents endroits du pays. Par exemple, à Caracas, on se souvient de la frappe chirurgicale que nous avons menée contre les gangs d’un quartier connu dans le monde entier, la Cota 905. Cela a permis d’instaurer à Caracas un climat de coexistence, de tranquillité et de paix, car il y avait là un foyer, la Cota 905, un foyer incroyable, lié aux bandes criminelles de Colombie à l’époque d’Iván Duque. Lorsque nous sommes entrés dans leur repaire, la première chose que nous avons trouvée était une vingtaine de paramilitaires colombiens sur une montagne, s’entraînant pour une prétendue « insurrection populaire » à Caracas qu’ils allaient diriger, pour te donner une idée.

Troisièmement, cette année, 2023, des progrès ont été réalisés dans le démantèlement des mafias carcérales dans des prisons très représentatives du centre du pays, de l’ouest, des Andes, de l’est et du sud du pays.
Je pense que cela a été un coup très important pour mettre fin à ces mafias carcérales, pour leur enlever ce centre de criminalité. C’est une politique, que nous appelons l’opération Gran Cacique Guaicaipuro, et elle va se poursuivre.
En ce sens, je suis convaincu que nous allons continuer à progresser au Venezuela en tant que territoire de sécurité et de paix. Et j’en appelle toujours à la population : cela ne dépend pas d’un seul homme, cela dépend de l’effort commun que nous déployons dans les zones de paix, c’est la méthode.
Je l’ai même dit à certains gouvernements d’Amérique latine – je ne vais pas citer de noms – : je voudrais partager avec vous l’expérience de ces zones de paix pour que vous puissiez voir que la fusion et l’union sur le territoire des forces de l’ordre, des forces de police et de l’organisation sociale – dans le cas du Venezuela, le pouvoir populaire – donne des résultats importants.

« LE PRÉSIDENT DU GUYANA SE MOQUE DE LULA, DE LA CELAC ET DE LA CARICOM… »

IR : Monsieur le Président, une autre réalisation importante, comme nous l’avons mentionné précédemment, est le récent référendum sur la région de l’Esequibo, qui a été un succès parce qu’on a vu le soutien que la population a apporté à cette revendication. Le succès de ce référendum a contraint le président du Guyana à s’asseoir avec vous pour discuter directement du sort de l’Esequibo. Mais depuis, il y a eu l’envoi – que vous avez dénoncé – d’un navire de guerre britannique au large du Guyana. Dans ces conditions, comment voyez-vous l’avenir des négociations avec le Guyana sur l’Esequibo ?

NM : Pour l’instant, nous pourrions dire que nous traversons un moment de turbulence. Parce que le Guyana n’agit pas comme la République Coopérative du Guyana, il agit encore comme la « Guyane britannique », et accepte qu’un navire de guerre se rende sur ses côtes et de là, menace le Venezuela. Parce que ce navire de guerre, dès qu’il est parti vers ses côtes, a menacé le Venezuela. Et les déclarations impertinentes et insolentes du ministère britannique des affaires étrangères ont réaffirmé cette menace à l’égard du Venezuela. C’est ainsi qu’ils se comportent, le président du Guayana se comporte comme le président d’une Guyane britannique coloniale. Il se comporte comme un pays prisonnier, soumis. Je n’accepte pas ses excuses, je ne les accepte pas ! Le président Irfaan Ali tente de s’excuser en affirmant que le Guyana ne menacera jamais le Venezuela. Mais ce n’est pas lui qui a proféré un mot de menace, ce sont ses maîtres, c’est le vieil empire britannique, déclinant, en pleine décomposition, qui a envoyé un navire de guerre… Ils croient que le Venezuela est le Venezuela de 1902, quand ils sont venus avec leurs navires bombarder Maracaibo, Puerto Cabello, La Guaira ; quand ils sont venus massacrer le peuple du Venezuela pour imposer la sentence arbitrale de 1899, pour recouvrer les dettes illégales et immorales du XIXe siècle. Non, le Venezuela n’est plus celui de 1902, le Venezuela de Cipriano Castro. Non, non. C’est un Venezuela qui dispose de la puissance militaire pour se défendre. Et je le dis avec humilité, avec simplicité. Parce que je connais très bien les militaires vénézuéliens. Et je sais qu’elles donneraient leur vie pour défendre la souveraineté de ce pays, pour protéger ce pays. Je vous l’ai dit, nous sommes un peuple de paix. Pour faire le bien, comptez toujours sur nous. Pour les mauvaises choses, il vaut mieux ne pas nous chercher. Ne nous cherchez pas !

Que fait le gouvernement de Londres et que fait le président du Guyana ? Se moquer des médiateurs – du président Lula, se moquer du président de la CELAC, Ralph Gonsalves, se moquer de tous les pays de la Caricom… C’est ce qu’ils ont fait, se moquer d’eux, en menaçant le Venezuela avec un navire militaire, ce qui revient à rompre l’accord d’Argyle. Nous sommes actuellement dans une situation de turbulence. Nous savons y faire face, parce que nous ne sommes pas nés le jour des lâches, vois-tu Ramonet ? Je ne suis pas né le jour des lâches et je sais très bien, en tant que chef de l’État et commandant en chef des forces armées, ce que je dois faire pour défendre la dignité du Venezuela. Et ici, personne ne viendra nous menacer avec des navires de guerre. Ni aujourd’hui ni jamais. Nous ne sommes pas le Venezuela de 1902. Qu’on ne s’y trompe pas. Ne vous méprenez pas !

« AVEC LES ÉTATS-UNIS, NOUS AVONS TOUJOURS CHERCHÉ LE DIALOGUE, LA COMPRÉHENSION, LA COEXISTENCE »

IR : Monsieur le Président, après les Accords de la Barbade avec l’opposition de droite extraparlementaire, l’administration Biden a été contrainte de suspendre une partie des sanctions contre le Venezuela. Quelles prochaines étapes prévoyez-vous sur la voie de la normalisation des relations avec les États-Unis ?

NM : Nous devons d’abord dire deux choses. Premièrement, j’ai encouragé le dialogue plus d’un millier de fois avec tous les secteurs de l’opposition. Y compris avec le secteur extrémiste de la tendance « Guaido », l’opposition d’extrême droite, qui est l’opposition privilégiée et préférée des États-Unis, l’opposition pro-états-unienne, « Pitiyanqui » comme on dit ici… et qui est réuni dans la Plateforme Unitaire, la PUV. J’ai favorisé ces dialogues et nous les maintenons en permanence, toujours et sans arrêt. Ce sont des dialogues publics qui sont connus. Mais lors de dialogues privés, je les ai tous rencontrés. En 2020, et en 2021. Ils m’ont dit du mal de Guaidó. Je leur ai dit : agissez, mais ils n’osaient pas.

Finalement, ils se débarrassent de Guaidó alors qu’il est déjà une figure politique en décomposition, Guaidó sent déjà très mauvais, les gringos l’emmènent hors du pays, ils l’emmènent à Miami, milliardaire comme il est, il a volé la moitié du monde, il a volé les gringos, il a volé l’opposition, il a volé tout le monde ; et ils l’ont destitué parce que son discrédit pour ce secteur de l’opposition devenait insoutenable. Mais nous avons toujours maintenu le dialogue avec eux. Même si des secteurs de cette opposition s’assoient pour discuter mais continuent de conspirer en secret, et continuent toujours à conspirer. Chercher à faire un coup d’État au Venezuela, chercher à me tuer, etc., etc. Mais je crois au dialogue, en permanence.

Deuxièmement avec les États-Unis. Le président Chávez a toujours cherché et m’a appris à rechercher le dialogue, la compréhension et la coexistence avec les États-Unis d’Amérique. Et c’est ce que nous avons toujours fait. Ce que le président Chávez a fait avec Bill Clinton. Avec George W. Bush à deux reprises, bien que Bush ait mené un coup d’État ici les 11, 12 et 13 avril 2002 ; c’est ce que l’on a cherché à faire avec Barack Obama, le premier Obama. Le deuxième Obama, avec qui j’ai dû traiter étant président, a émis le décret déclarant le Venezuela « ennemi des États-Unis« . Face à face, Obama m’a dit : « Maduro, c’était une erreur, je vais la corriger« . Il ne l’a pas corrigée. Je lui ai dit : « Obama, le problème ce n’est pas toi, le problème est celui qui viendra après toi, qui pourra utiliser ce décret pour nous menacer, nous sanctionner ou nous envahir« . Et c’est ce qui s’est passé.
Avec Donald Trump, nous avons eu la relation que tout le monde connaît. Il a pris 930 mesures de sanctions contre le Venezuela. Il a mis ma tête à prix, cette tête que tu vois, ils l’ont mise à prix. Ils ont essayé de me tuer en 2018, le 4 août, depuis la Maison Blanche, ils ont essayé de me tuer. Le jour de l’attaque par drone, ils étaient réunis à la Maison Blanche, aujourd’hui la vérité est connue, et ils attendaient le résultat de l’attaque. Ils ont essayé de nous envahir à plusieurs reprises, ils ont formé des mercenaires de Colombie. Et pourtant, nous avons toujours cherché le dialogue et entretenu des liens de dialogue avec l’administration Trump, à tel point que nous avions presque conclu un échange pour libérer Alex Saab dans les derniers jours de Trump, avant les élections. Et quand Biden est arrivé, pareil. Nous avons toujours voulu un dialogue. Espérons qu’on progressera. Espérons-le. Nous avons fait de notre mieux pour établir une nouvelle ère dans les relations avec les États-Unis.

IR : Des étapes sont-elles prévues ?

NM : Il y a des idées communes, il y a un chemin, une feuille de route établie. Mais on ne peut pas dire, Ramonet, que les États-Unis ont levé les sanctions contre le Venezuela. Au contraire, les sanctions sont toujours en place. Ce que les États-Unis ont accordé, ce sont des licences, comme si le Venezuela était une colonie états-unienne. Des licences, comme à l’époque de la Guipuzcoana Company, qui contrôlait entièrement ce pays et accordait des licences d’exportation et d’importation, n’est-ce pas ? À l’époque de ce qu’on appelait les créoles blancs, jusqu’à ce que les créoles blancs en aient assez de la Guipuzcoana Company et déclarent l’indépendance de toute l’Amérique. C’est à peu près ce qui s’est passé. Le modèle que les États-Unis ont l’intention d’appliquer est un modèle de type Compañía Guipuzcoana contre le Venezuela. Donner les licences.
Mais nous sommes fermes. Et nous le disons à tous les gouvernements d’Amérique latine, de la CELAC et du monde : le Venezuela exige la levée complète et permanente de toutes les sanctions illégales, immorales et criminelles qui pèsent sur l’économie et la société. Toutes. Et ce sera notre objectif.
Et nous ne nous reposerons pas, nous persévérerons comme nous l’avons toujours fait jusqu’à ce que nous l’atteignions. Et sur ce chemin, en regardant la boule de cristal, je pense que nous y parviendrons.

« LES BRICS SONT L’AVENIR DE L’HUMANITÉ ».

IR : Monsieur le Président, nous sommes le 1er janvier et à ce jour, les BRICS, cette organisation formée par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, ont constitué une sorte de nouveau pouvoir ou de contre-pouvoir, un peu dans la lignée de ce que vous avez mentionné plus tôt, de cette nouvelle géopolitique multipolaire. À ce jour, six nouveaux pays ont adhéré ou devraient adhérer. En fait, cinq d’entre eux sont en train d’adhérer, pour être précis : L’Iran, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Éthiopie. L’Argentine devait adhérer, mais le nouveau président Javier Milei vient de décliner l’invitation.
D’une part, j’aimerais que vous nous donniez votre avis sur l’importance des BRICS. Et d’autre part, si le Venezuela pourrait rejoindre ces nouveaux BRICS élargis ?


NM : Les BRICS sont l’avenir de l’humanité, les BRICS sont déjà une puissance économique définitive, ils ont une banque puissante, j’étais au siège de leur Banque de développement à Shanghai avec sa présidente Dilma Rousseff, nous avons de bonnes relations, qui vont de l’avant, avec la banque des BRICS. Je n’ai pas pu me rendre au sommet de l’Afrique du Sud en raison d’une forte otite, malheureusement. Lors du sommet d’Afrique du Sud, le Venezuela a été accepté comme partenaire. Et j’espère que lors du prochain sommet en Russie, avec la faveur de Dieu, toujours si Dieu le veut, le Venezuela rejoindra les BRICS+ en tant que membre permanent.

Nous parions sur les BRICS comme un élément de ce nouveau monde, du nouvel équilibre, comme faisant partie du concept géopolitique bolivarien d’un monde d’équilibre, d’un monde d’égaux. Et aussi comme une composante de l’avenir de l’humanité pour le développement des investissements des BRICS au Venezuela, pour le développement de grands marchés pour les produits vénézuéliens, pour le développement de relations multiples et diverses dans les sphères culturelles, politiques, institutionnelles et sociales. Ce sont de grandes civilisations, les civilisations chinoise, russe, indienne, notre frère le Brésil, notre sœur l’Afrique du Sud, l’Afrique ! Les cinq pays sont de grandes civilisations et nous faisons partie de la civilisation mixte de l’Amérique du Sud, des Caraïbes, de l’Amérique latine. Les BRICS nous remplissent donc d’émotion.
Le pas franchi par Javier Milei, de l’Argentine, ramène l’Argentine au 19e siècle. Je le dis aux Argentins et au monde entier, le projet de Milei est une opération élaborée pour s’emparer de l’Argentine, la sortir du monde multipolaire, en faire un vassal du monde impérial unipolaire, et la transformer en une nouvelle colonie, détruire l’État, détruire son économie, détruire son identité ; et la mesure qu’a prise Milei de sortir l’Argentine de cette immense organisation que sont les BRICS est une des choses les plus maladroites et les plus idiotes qu’il a faites à l’encontre de l’Argentine. Parce qu’en excluant l’Argentine des BRICS, il agit contre les Argentins, contre les travailleurs argentins, contre les hommes d’affaires argentins. Cela montre ce qu’est un projet colonial rétrograde du 19e siècle, un projet qui a échoué depuis le début. Et cela montre par contraste ce qu’est la diplomatie bolivarienne, la géopolitique mondiale, la nouvelle géopolitique que nous portons depuis le Venezuela, avec notre révolution.
J’aspire donc à passer rapidement du statut de partenaire des BRICS à celui de membre à part entière des BRICS.

« CE QUI EST COMMIS EN PALESTINE N’A PAS DE NOM… ».

IR : Monsieur le Président, le monde est aujourd’hui secoué par deux conflits majeurs : L’Ukraine et Gaza. Sur l’Ukraine, le Venezuela a décidé dès le départ de ne pas prendre parti, défendant un projet diplomatique à la recherche d’une solution négociée. Concernant le conflit israélo-palestinien, Caracas a rompu ses relations avec Israël en 2009. Pensez-vous que le Venezuela a pris la bonne décision dans les deux cas ? Comment voyez-vous l’évolution de ces deux conflits ?

NM : Je pense que ces deux guerres ont pour point commun les grandes entreprises de l’appareil militaire des États-Unis et de l’appareil militaire israélien, totalement liés. Les grands propriétaires de l’appareil militaire des États-Unis sont des investisseurs israéliens. Et je pense que ces deux guerres ont profité aux verseurs de sang, aux fabricants de la mort et des armes.
Une guerre est une menace contre la Russie… Pendant deux décennies entières, la Russie a mis en garde contre la menace de l’encerclement stratégique qui était en train de s’opérer à partir de l’Ukraine, et des pays de l’Europe de l’Est, et aussi sur l’attitude des fascismes, des « Milei d’Ukraine » et de tout le groupe qui a pris le pouvoir à Kiev en 2014, qui s’est mis au service de la stratégie de la provocation contre la Russie.
Toutes les guerres, disons-le, devraient être évitées et dans le cas de la guerre en Ukraine, une solution de paix devrait être recherchée, mais on ne veut pas la rechercher, on veut mettre la Russie à genoux et l’humilier. À l’heure actuelle, la Russie est en train de gagner la guerre contre l’ensemble de l’OTAN, malgré toutes ses dépenses militaires. Au milieu d’un effort énorme parce qu’elle a été sanctionnée économiquement, comme l’a dit récemment le président Vladimir Poutine, la Russie a gagné la guerre économique contre les sanctions, et la Russie a aujourd’hui de meilleurs indicateurs économiques de croissance, de stabilité économique, de prospérité économique que l’ensemble de l’Europe, y compris les États-Unis. Cela montre la grande force interne de la Russie en tant que nation puissante, nation productive, et de son économie. L’Occident est tout simplement obsédé par la russophobie, par l’idée de détruire la Russie. Il n’y a qu’une seule façon d’avancer : s’asseoir et discuter avec Poutine, avec la Russie, sur la base du respect, et parvenir à un accord qui réponde à la nécessité de garantir la sécurité et la paix pour la Russie et pour l’ensemble de la région.

Photo: Le 6 novembre, aux côtés de l’ambassadeur de Palestine au Venezuela Fadi Alzaben, le président Maduro a dénoncé « 75 ans de racisme, de déshumanisation par les suprémacistes d’Israël. Le monde doit se lever pour mettre fin à temps au génocide du peuple palestinien« .

Dans le cas du conflit en Palestine, il n’y a plus de doute. Il s’agit d’un génocide contre le peuple palestinien. Un génocide vieux de plus de soixante-quinze ans, ouvert, brutal. Et il n’y a pratiquement rien, personne pour élever la voix. Le pire dans ce génocide, c’est le silence complice de ce génocide. Le silence complice des élites européennes. La complicité des élites états-uniennes qui fabriquent des armes et des armes et des armes pour bombarder et tuer des Palestiniens innocents. Plus de 21.000 Palestiniens ont été tués. Onze mille d’entre eux étaient des enfants. Il semble qu’ils se sont attaqués aux enfants pour les exterminer. Plus de six mille femmes.

Ce qui est commis en Palestine n’a pas de nom, c’est seulement comparable à l’holocauste que le peuple juif a subi à l’époque d’Hitler, à l’époque nazie. La justice internationale devrait fonctionner. Mais nous ne voyons tout simplement pas apparaître la justice internationale. Un génocide en plein jour diffusé en direct sur les médias sociaux. Et rien ne se passe.
Tous ces génocides, toutes ces brutalités ne seront peut-être pas punis aujourd’hui, mais peut-être à l’avenir. Et le monde qui émerge demandera un jour des comptes à tous ceux qui ont encouragé ce génocide aujourd’hui. Nous sommes solidaires. Particulièrement en cette période de Noël. Nous avons gardé à l’esprit les enfants de Palestine. Là où l’enfant Jésus est né, Noël n’a pas pu être sauvé, Ramonet, le 24 décembre, tous les lieux de Bethléem ont été fermés. Et la crèche avec l’enfant Jésus entourée de chars. C’est le symbole : l’enfant massacré, Hérode encore. Mais nous verrons ce que l’avenir réserve à la lutte et à la résistance du peuple palestinien, et à la lutte et à la résistance de notre peuple.

« CELUI QUI GAGNERA LA BATAILLE DES RÉSEAUX GAGNERA LA GUERRE CULTURELLE ».

IR : Monsieur le Président, pour conclure, je voudrais vous poser une question qui va au-delà de la politique. De tous les présidents que je connais, vous êtes celui qui a le plus réfléchi à la relation avec les médias. Vous avez une émission de télévision très réussie que vous avez lancée récemment, « Avec Maduro plus », et vous êtes très présent sur les réseaux. Quelle est votre relation avec les médias ? Quels sont vos objectifs ? Et quelle relation pensez-vous qu’un président devrait avoir avec les médias aujourd’hui ?

NM : Il est essentiel de pouvoir communiquer. Et comme tu l’expliques toi-même, je l’ai entendu de ta bouche : nous sommes dans une nouvelle ère de communication. Je l’ai pris comme exemple et je l’ai expliqué à nos collaborateurs. L’humanité a connu cinq grands moments de communication.
Le premier, quand l’homo sapiens, a commencé à parler et à communiquer par la parole, partout où il existait sur la planète Terre.
Le deuxième, lorsqu’il a commencé à écrire et a commencé à communiquer par l’écriture. D’abord par des symboles, puis par l’écriture, en Chine, en Inde, etc.
Troisièmement, lorsque l’imprimerie est apparue, que les livres et les journaux sont apparus et qu’un journal pouvait circuler d’un continent à l’autre.
Quatrièmement, et c’est un moment de communication étroitement lié au 20e siècle, l’émergence du cinéma, de la radio et de la télévision, qui ont dominé pratiquement tout le 20e siècle et une partie du 21e siècle. Le président Chávez était un maître dans la gestion des médias traditionnels et a été l’initiateur de l’ère Twitter, un maître avec son compte @chavezcandanga, dans le premier réseau social de masse qu’était Twitter.

Et nous sommes dans un cinquième moment de communication, décisif, déterminant, total, dominant : celui des réseaux sociaux. Aujourd’hui, Instagram, Facebook, TikTok et ce qu’on appelle maintenant X dans une moindre mesure, et YouTube sont les réseaux sociaux dominants. Où l’on interagit pendant des heures, où l’on s’informe, où l’on communique. N’importe quel être humain, dans le quartier le plus reculé de Caracas, à Shanghai, à Mexico, à New York, à l’heure dont nous parlons, ouvre son Instagram, ouvre son TikTok, ouvre son Facebook et lance un message. Et il arrive souvent que ce message devienne viral. Parfois en raison du contenu, de la nature accrocheuse de ce qu’il poste. D’autres fois, grâce aux algorithmes des propriétaires eux-mêmes, ceux qui sont des propriétaires invisibles.
Avant, vous saviez qui possédait Venevisión ici au Venezuela, qui possédait Televen, qui possédait je ne sais quelle station de radio, le propriétaire de « El Nacional », Miguel Otero Silva, ton ami. Maintenant, vous ne savez pas où il vit, ni qui est le propriétaire, qui est le patron de TikTok au Venezuela. Où ? Dites-moi. Si vous avez une plainte à formuler, si TikTok a fait ceci, cela et cela contre ma famille, où dois-je m’adresser ? Quelle est la loi qui la régit ? C’est une question qui doit être étudiée.

C’est pourquoi je dis que nous devons construire un nouveau système. J’ai dit au peuple vénézuélien : nous devons construire un nouveau système de communication, d’influence permanente. Et je l’ai appelé le système GRC -Redes, Calles, Medios y Paredes (Réseaux, Rues, Médias et Murs). Je te laisse y penser. Je fais des efforts, je contribue à maintenir TikTok en vie, actif, attrayant, avec des choses pour maintenir mes autres réseaux sociaux, pour maintenir une voix différente dans ces réseaux qui sont dominés par les puissances transnationales, et pour communiquer dans les réseaux. Mais nous ne pouvons pas en rester là, nous devons continuer à communiquer dans les rues, dans les médias traditionnels et sur les murs, pour que les murs parlent aussi.
Il s’agit donc d’une question vitale de la nouvelle ère qui ne doit pas être négligée, c’est une priorité. Celui qui gagnera la bataille dans les réseaux, dans les rues, dans les médias et sur les murs, gagnera la bataille des idées, comme l’a dit Fidel, gagnera la bataille politique, gagnera la guerre culturelle. Elle est décisive.

« CETTE ANNÉE 2024, LE PEUPLE VÉNÉZUÉLIEN VA DONNER UNE NOUVELLE LEÇON À LA DROITE OLIGARCHIQUE ».

IR : Monsieur le Président, dernière question : 2024 sera une année électorale exceptionnelle dans le monde. Il y aura des élections dans près de soixante-quinze pays. Plus de 4 milliards de personnes seront mobilisées par les élections. Des élections aux États-Unis, en Russie, en Inde, en Ukraine. En Amérique latine, il y aura des élections au Mexique, en Uruguay, au Panama, au Salvador, en République dominicaine… et aussi au Venezuela. L’opposition a déjà désigné neuf candidats, semble-t-il. Et les analystes considèrent votre candidature comme acquise… J’aimerais donc vous demander si vous serez bien le candidat du chavisme à l’élection présidentielle de 2024 ?

NM :
Ce que je peux te dire, c’est que c’est encore prématuré. L’année ne fait que commencer. Seul Dieu le sait… Pas Diosdado (Maduro ironise à propos du nom d’un dirigeant et ami chaviste, NdT), mais Dieu. Attendons que les scénarios électoraux du processus qui aura lieu cette année soient définis, et je suis sûr qu’avec la bénédiction de Dieu, nous prendrons la meilleure décision.
Je suis président non pas parce que j’ai un ego et qu’un jour j’ai dit : « Je veux être président« . Ni parce que je suis de la noblesse. Ou parce que je porte le nom de Maduro comme un noble, un seigneur de ses terres, ou que je suis né pour être président, comme ces abrutis politiques de l’oligarchie rance, qui pensent qu’ils sont prédestinés à être président parce qu’ils ont du sang noble ou un nom de famille. Je suis un homme à pied, c’est dans la vie que j’ai trouvé les moyens de défendre une idée, une cause, un projet. Et sur cette route, nous avons rencontré le plus grand des maîtres, notre président Hugo Chávez, un père pour tous, qui a construit un projet, qui nous a ramené Bolívar. Il a fait entrer Bolívar dans le XXIe siècle et en a fait un projet pour la Patria Grande, un projet pour le pays, il en a fait la conscience du peuple.

Nous, je dis nous parce que je fais partie d’un collectif, faisons partie d’une cause historique. Je ne suis pas moi, je fais partie d’une cause historique, je fais partie d’un projet national, je fais partie d’un puissant mouvement populaire de millions d’hommes et de femmes. Je fais partie d’une équipe : le haut commandement politico-militaire de la révolution. Je ne me dois pas à moi-même, je ne m’impose pas un ego, une prédestination. Non. Pourquoi ai-je été président ? Eh bien, parce que le commandant Chávez, à un moment donné, en raison d’une maladie très grave, a dû prendre une décision… Et ce choix, le peuple l’a ratifié lors d’une élection héroïque, le 14 avril 2013. Ensuite, je me suis soumis aux épreuves d’une guerre brutale, et lorsque 2017 est arrivé – rappelle-toi les guarimbas (violences de l’extrême droite, NdT), quatre mois de violence, de tentatives de coups d’État, de tentatives d’assassinat – nous avons fait appel à l’Assemblée Constituante. La paix a été rétablie avec la Constitution en main. Ensuite, nous avons remporté les élections des gouverneurs de manière consécutive. Nous avons donné ce qu’on appelle au Venezuela une « pela » (KO électoral, NdT) à la droite réunie. Elle s’est enhardie. Je me souviens de Ramos Allup [du parti Acción Democrática] : « Nous allons gagner vingt-cinq gouvernorats sur vingt-trois« , avait-il déclaré.

Sur vingt-trois, nous en avons gagné dix-neuf… Les États les plus grands et les plus importants du pays… Un miracle populaire, un miracle chaviste. Et le 10 décembre de la même année, nous avons remporté les mairies, 80 % des mairies. Et en 2018, à l’aube de l’année 2018, nous avons tenu un débat au sein du mouvement populaire vénézuélien, du pouvoir populaire, du Grand pôle patriotique, du Parti socialiste unifié du Venezuela, et j’ai de nouveau été candidat en leur nom. Parce qu’ils l’ont décidé, et non parce que j’ai dit « je suis prédestiné« , ou « j’ai du sang noble« , ou « je suis le plus sympa« , ou « je suis indispensable« .
Donc ici, dans cette décision sur mon éventuelle candidature en 2024, ni les ambitions personnelles, ni les ambitions individualistes, ni l’ego, ni le titre de noblesse, ne passeront avant les intérêts de la patrie. Et quand la décision sera prise, quelle qu’elle soit, nous irons tous à la bataille… Ce que je peux te dire aujourd’hui, ce que je peux affirmer aujourd’hui, c’est qu’en cette année 2024, le peuple vénézuélien va donner aux empires du monde, à la droite oligarchique, aux extrémistes, une nouvelle leçon qu’ils n’oublieront pas de sitôt. Le mouvement populaire, les forces populaires et notre pays tout entier se préparent à une grande victoire électorale et à une nouvelle période de révolution avec le Plan national Simon Bolivar et les projets historiques que nous a légués le président Hugo Chávez. Je peux te l’assurer : 2024 sera une année de grands triomphes qui ouvrira les portes à de grandes réalisations pour l’avenir, en 2025 et au-delà.

IR : Merci beaucoup, Monsieur le Président. Je vous souhaite une bonne année et tout ce qu’il y a de mieux pour vous, pour votre famille et pour votre pays. J’attends avec impatience une nouvelle rencontre l’année prochaine.

NM : Bien sûr. Nous nous reverrons. Bonne année à toutes et à tous.

Interview réalisée dans la Maison Natale du Libérateur Simón Bolívar, Centre historique de Caracas, lundi 1er janvier 2024.

Traduction de l’espagnol : Thierry Deronne

Source : https://mondiplo.com/en-2024-nuestro-pais-se-prepara-para-una-gran

Photos : I.R. / Prensa Presidencial.

URL de cet article : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/01/01/en-2024-le-venezuela-se-prepare-a-une-grande-victoire-electorale-linterview-de-nicolas-maduro-par-ignacio-ramonet/

« Pour l’instant ». Naissance du chavisme, par Maurice Lemoine

jeudi 3 février 2022   |   Maurice Lemoine

Sabaneta del Orinoco : trois rues dépourvues de bitume, quelques habitations couvertes de palmes sur les rives d’un rio. C’est là que, dans une maison au sol de terre battue, Hugo Rafael Chávez Frías voit le jour le 28 juillet 1954. On se trouve au pied des ultimes collines des Andes, aux portes des vastes plaines du basin de l’Orénoque – les llanos. Humbles instituteurs, les parents de Hugo descendent d’Indiens et d’Espagnols, sûrement même de Noirs. En quelque sorte, Hugo est un zambo [1].

Hugo a 4 ans lorsque, chassé par une insurrection, le dictateur Marcos Pérez Jiménez se retire à Miami, lesté de 300 millions de dollars, à peine de quoi couvrir ses faux frais. Douze mois plus tôt, le secrétaire d’Etat américain Foster Dulles l’avait félicité : il dirigeait le gouvernement latino-américain le plus proche de celui des Etats-Unis.

Chavez a 5 ans quand Fidel Castro fait fondre La Havane et que Cuba change de mains. Séduits par l’exemple castriste, la gauche étudiante, le Parti communiste et de nombreux intellectuels vénézuéliens rêvent d’un autre pays. Ils envoient un message : que Fidel vienne pour motiver le peuple. Et Fidel vient ! Invité par le tout nouveau président Romulo Betancourt, il prononce un premier discours mémorable à Caracas, depuis la passerelle de son avion. Il parcourt les rues de la ville au milieu d’un enthousiasme délirant, mieux accueilli que Richard Nixon, convié à quelque temps de là. Nixon, la foule le hue, chahute sa voiture, le conspue. Fort imprudemment d’ailleurs. Vingt minutes après le début de l’ « outrage », la flotte américaine sort de Porto Rico. Dans un sillage d’écume, elle se dirige vers le Venezuela. Par chance, elle fait vite demi tour, on en restera là. Pour l’instant…

Très jeune, on dit que Hugo a la malice indigène. Il a 17 ans en tout cas quand, en 1971, il intègre l’Académie militaire. Ses quatre années d’études secondaires lui permettent d’accéder immédiatement au grade de sous-lieutenant. Les guérillas des années 1960 en partie disparues, l’institution militaire a été réformée. Elle tisse des liens avec l’université. Chávez découvre les sciences sociales, analyse le capitalisme, le communisme, le fascisme, la démocratie. Dans les couloirs et les salles de classe traînent des universitaires gauchisants. On peut même parfois y croiser d’anciens guérilleros.
Le 11 septembre 1973, Salvador Allende meurt au Chili. Le jeune Chávez n’apprécie pas du tout. Il établit une claire ligne de partage entre les militaires modernistes et les « gorilles » de la tendance Augusto Pinochet.


Le 8 juillet 1974, soixante-six jeunes sous-lieutenants de la promotion Simón Bolivar prêtent serment devant le drapeau national, dans la Cour d’honneur de l’Académie militaire et, pour la première fois au Venezuela, reçoivent le titre universitaire de licenciés en Sciences et arts militaires (mention « terrestre »). Chávez reçoit son sabre des mains du président social-démocrate Carlos Andrés Pérez – surnommé « CAP ». Cette même année, Chávez voyage au Pérou avec une délégation d’une douzaine des sous-lieutenants officiellement invités à assister à la commémoration du cent-cinquantième de la Bataille d’Ayacucho [2]. Il entre là en contact avec d’autres réalités et d’autres perspectives militaires. Les cadets péruviens qu’il rencontre défendent avec une grande passion le gouvernement progressiste et anti-impérialiste du général Juan Velasco Alvarado. Du général-président, qu’il rencontre, Chávez reçoit un petit livre à la couverture bleue intitulé La Révolution nationale péruvienne. Cette fois, Chávez apprécie.

Devenu instructeur, Chávez entreprend un doctorat de Sciences politiques – retour à l’université. Le voilà à nouveau plongé dans les matières scientifiques, les mathématiques, la sociologie, les systèmes politiques, les relations internationales, les problèmes du pays. Tous ceux qui l’approchent se laissent subjuguer par le personnage. Il a plutôt tendance à mettre les pieds dans le plat. Il déteste les sociétés bloquées, les privilèges vétustes, les avantages acquis. En ce sens, en ce temps, le Venezuela le révulse. Ou plutôt : ceux qui le dominent et le gouvernent. Depuis 1958 et la chute de Pérez Jiménez, deux partis se relaient au pouvoir, Action démocratique (AD), plus ou moins social démocrate, et le Comité d’organisation politique électorale indépendante (COPEI), plutôt démocrate-chrétien et un peu plus à droite qu’AD.
Chouchouté par le créateur, reposant sur une mer d’hydrocarbures, qui en fait le cinquième producteur mondial de pétrole, le Venezuela est le pays des entreprises en faillite et des entrepreneurs prospères. En 1973, les prix de l’or noir ont été multipliés par trois, portant la valeur du baril de deux dollars à trente-cinq dollars en quelques années. Pourtant, les seules choses qui fonctionnent sont les élections de Miss, le baseball et, fantastique instrument de privatisation des ressources publiques, la corruption. Les inégalités sociales atteignent des niveaux alarmants. Mais, bon, tout ne va pas si mal, n’exagérons pas : le week-end, la classe moyenne va faire ses emplettes à Miami.

Chávez grogne contre la vieille habitude, perverse, de diviser la société en militaires et en civils, comme s’il s’agissait de deux mondes totalement étrangers. D’ailleurs, il affirme un dédain grandissant contre ce qu’il considère comme une hiérarchie militaire totalement corrompue. Il suggère que si les rêves d’unité de Simón Bolivar, le libertador de l’Amérique du sud, au début du XIXe siècle, s’étaient jadis réalisés, les nations latino-américaines ne seraient pas soumises au joug des Etats-Unis.
En 1977, Chávez prend le mors aux dents, embrigade trois sergents, deux soldats, et crée l’Armée de libération du peuple du Venezuela – l’ELPV, rebaptisée Echo Lima Papa Victor, histoire de ne pas se faire repérer. Son frère Adán, qui milite au sein d’une organisation d’extrême gauche, le Parti de la révolution vénézuélienne (PRV), l’informe que son groupe cherche des militaires pour fomenter une rébellion et le met en contact avec l’ex-guérillero Douglas Bravo – ex-chef incontesté des Forces armées de libération nationale (FALN), qui a déposé les armes au début des années 1970. Chávez forme alors l’éphémère Comité des militaires bolivariens, patriotiques et révolutionnaires (CMBPR).

Lieutenant, Chávez a commencé à donner des cours sur l’histoire militaire du Venezuela, et il est tout ce qu’on veut sauf ennuyeux et pontifiant. Nationalisme, amour de la patrie, il va très vite exercer une grande influence sur les capitaines, lieutenants, sous-lieutenants. Lorsqu’il défile ou court à la tête de ses hommes, il leur fait chanter : « Le ciel couvert annonce la tempête / oligarques tremblez / vive la liberté ! » Dire que le couplet enthousiasme ses supérieurs serait exagéré. On le surveille de près. En revanche, il s’est fait un ami : Douglas Bravo, l’ancien guérillero. Raison de plus pour le surveiller.
Le 17 décembre 1983, sous le samán de Güere, l’arbre auprès duquel Bolivar avait coutume de méditer, le capitaine Chávez et deux de ses compagnons, Jesús Urdaneta et Felipe Acosta, font un serment inspiré de celui prononcé par le Libertador, à Rome, en 1805, au sommet du mont Sacré : « Je jure devant vous, je jure par le Dieu de mes pères, que je ne laisserai aucun repos à mon bras ni répit à mon âme jusqu’à voir rompues les chaînes qui nous oppriment. » Ainsi naît le Mouvement bolivarien révolutionnaire 200 – MBR-200 (200 en l’honneur du bicentenaire de la naissance de Bolivar). D’autres militaires rejoignent le mouvement, dont Francisco Arias Cardenas, qui en deviendra l’une des figures de proue. Commence la conspiration qu’ils mèneront jusqu’au bout contre l’ordre établi, n’hésitant pas à tout risquer pour donner vie à leurs idées.

Parce que oui, c’est vrai ! Le 4 février 1992, à 37 ans, béret rouge sur la tête, le cheveu et l’œil noirs, le sourire facile, animé par une formidable détermination, le lieutenant-colonel de parachutistes Hugo Chávez s’est soulevé contre le président Carlos Andrés Pérez.

Réélu le 4 décembre 1988, de retour au palais présidentiel de Miraflores, « CAP » s’est offert un couronnement pharaonique avant de s’entourer d’un bataillon de jeunes économistes formés aux Etats-Unis. En se référant aux « Chicago Boys », on les appelle « IESA Boys » – d’Institut d’études supérieures d’administration. « Maintenant, on peut travailler avec lui », disent les Yankees, qui n’avaient pas spécialement apprécie le côté « social démocrate de « CAP » lors de son premier mandat [3].
A peine intronisé et toutes affaires cessantes, « CAF » a couru assister aux épousailles du siècle. Son grand ami, le magnat des médias Gustavo Cisneros, mariait son fils avec la fille du président de la Banque centrale. Sur fond de musique hollywoodienne, caviars, langoustes, saumon fumé, arrosés de champagne, régalent les cinq mille invités. Le peuple n’a ni farine, ni sucre, ni café, ni huile, ni riz. Il survit dans des bidonvilles que hantent des femmes sans espoir, des grands-mères de trente ans, des garçons en colère, parfois porteurs de revolvers ou de couteaux. Dans les rues bondées et exubérantes, errent des sortes de vagabonds maigres à faire peur, pieds nus, vêtements déchirés. Les écoles, quand il y en a, disposent de toilettes dignes de celles d’une prison. C’est juste pour dire… On pourrait développer. D’ailleurs, Chávez ne s’en prive pas. Gouvernement après gouvernement, les exclus vivent le cauchemar d’une interminable crise économique et sociale. La manne du pétrole n’est jamais arrivée jusqu’à eux. Et ils représentent 70 % de la population.

Ce foutoir très peu démocratique explose une première fois le 27 février 1989. Dans les années de vaches grasses du choc pétrolier, à partir de 1973, et alors que l’argent rentrait à flot – 16 milliards de dollars chaque année –, le pays s’est endetté au-delà du raisonnable. Les prix de l’or noir viennent de s’effondrer. Il se vend au tarif de l’eau. La dette atteint 35 milliards de dollars, les réserves internationales touchent le fond. Pour « sauver le pays », le Fonds monétaire international (FMI) impose un ajustement structurel. Carlos Andrés Pérez et ses « IESA Boys » obtempèrent, le petit doigt sur la couture du pantalon. Pour les plus pauvres, un assassinat. Hausses de prix et de tarifs, le coût des transports publics double du jour au lendemain. Petits ou gros, les commerçants ont gonflé leurs stocks au cours des mois précédents, en attendant la hausse des prix. Dans les magasins, les produits de première nécessité ont disparu. Confusion, nervosité au début. Anxiété lentement remplacée par de la fureur. Ceux des soutes se révoltent contre « ceux d’en haut ».
Tout débute à Guarenas, dans l’Etat de Miranda. Une manifestation spontanée se déclenche lorsque les usagers de la ligne de bus interurbaine découvrent une augmentation arbitraire des tarifs de plus de 100 %. Des vagues de cris déchirent l’air. Commencée dans la nuit, spontanée, anarchique, dépourvue de leaders ou de porte-drapeaux, l’insurrection populaire trace dans les quartiers de la zone métropolitaine de Caracas – Caricuao, El Valle, Nuevo Circo, La Hoyada, Catia – un sillon de voitures brûlées, de magasins saccagés. Les manifestations s’étendent à La Guaira (Etat de Vargas), Maracay (Aragua), Valencia (Carabobo), Barquisimeto (Lara), Mérida (Mérida), Barcelona (Anzoátegui) et Ciudad Guayana (Bolívar).
De province, quatorze bataillons convergent vers la capitale où plus de 10 000 soldats sont mobilisés. Acculé, le pouvoir crache le feu. Vient le temps de la peste. Les hôpitaux et la morgue centrale de Bello Monte ne suffisent plus. Les autorités policières cachent les cadavres dans des sacs plastiques et les enterrent la nuit, en secret. Officiellement le « Caracazo » fait 347 morts. Au moins 3 000 d’après nombre d’historiens.
Cette tuerie fait monter la fièvre de tous les jeunes officiers insoumis. Ils doivent en finir avec cette fausse démocratie qu’on confisquée les « cogollos » [4]. « Les armes des soldats, les tanks des soldats, les avions des soldats, de terre, d’air ou de mer, jamais, jamais plus sur cette terre de Bolivar ne doivent se retourner comme en ce jour maudit ils l’ont fait contre la poitrine douloureuse du peuple, s’emporte Chávez. Jamais ! Nunca jamás, hermanos. Jamais plus ! »
Dans les pueblos où ils reviennent régulièrement en congés, les jeunes officiers doivent subir les récriminations des pauvres gens : « Et jusqu’à quand les militaires vont-ils tolérer ça ? » Des inconnus laissent de grands sacs de maïs devant les portes des casernes. Un message implicite : poules mouillées !
Dans les casernes, des tracts signés « Les Bolivariens » attaquent et traitent de corrompus le ministre de la Défense, le général Filmo Uzcátegui et l’ex-directeur de l’Ecole militaire, puis chef de l’état-major, le général Carlos Julio Peñaloza.

Bribes d’informations recueillies ça et là… Le 6 décembre 1989, jour des élections régionales, le major Chávez est arrêté. Le général Fernando Ochoa Antich l’interroge pendant plusieurs heures d’affilée. « Tu montes quelque chose avec les majors, je le sais. » Chávez tombe des nues. « Moi ? Je monte quoi ? Avec qui ? » Ils ne sont jamais que quinze majors dans le mouvement ! Chávez parle santé et politique. Chávez noie le poisson. Ochoa Antich maugrée. Sans preuve, il relâche l’officier, mais il n’en pense pas moins.
Il faut penser de façon stratégique : Chávez temporise. Il ne veut rien tenter avant d’être nommé lieutenant-colonel. Il aura alors des troupes sous son commandement.
On est en 1991, Chávez a les yeux fixés sur la Colombie. Ravagé par la guerre depuis les années 1950, le pays voisin vient d’élire une Assemblée constituante qui réveille beaucoup d’espoirs. Après avoir déposé les armes, l’ex-guérilla du M-19 (à laquelle appartient un certain Gustavo Petro) participe avec succès à cette Assemblée. Chávez et Arias Cardenas frappent l’une contre l’autre la paume de leurs mains. « Voilà ce qu’il faut faire. Convoquer une Constituante ! » Et pour cela, prendre le pouvoir, on y revient.
Le 28 août, désormais lieutenant-colonel, Chávez a accédé au commandement du bataillon de parachutistes de Maracay. Arias Cardenas hérite du bataillon de chasseurs de Chaguaramas, à la frontière des Etats de Guárico et de Miranda. Pour Chávez, plus aucun doute n’existe, il est temps de passer à l’action [5]. Le 1er février 1992, il écrit à sa mère : « Je crois que la corruption s’est emparée de la République et que l’unique manière de répondre est d’en terminer avec ces comportements. Cela peut me coûter la prison ou la vie, mais je suis disposé à courir ce risque. Ton fils qui t’embrasse tendrement. Hugo. »
Le 2 février au matin, il passe la consigne : « L’anniversaire est pour demain. » Comme l’a fait avant lui, en avril 1974, le commandant Otelo Saraiva de Carvalho en lançant au Portugal la « révolution des œillets », Chávez franchit le Rubicon [6].

Il est 23 heures, ce 3 février. « CAP » revient du Forum économique de Davos en compagnie de son épouse. L’avion présidentiel atterrit sur la piste de l’aéroport de Maiquetia. Au sol, les ministres de la Défense, Ochoa Antich, et de l’Intérieur, Virgilio Ávila Vivas, l’attendent. « Monsieur le Président, nous avons sans doute un problème. » « C’est à dire ? » « Des rumeurs de coup d’Etat. Mais rien de très important. » Pas de panique. « CAP » sous-estime l’avertissement et décide d’examiner la situation le lendemain matin. Il se fait conduire à La Casona, la somptueuse résidence officielle du chef de l’Etat située dans la banlieue de Caracas.

L’apparition des Bolivariens a été soudaine. Toujours lyrique, Chávez a baptisé l’opération « La nuit des Centaures », en hommage aux guerriers qui, à cheval, suivaient les généraux Ezequiel Zamora et José Antonio Páez [7]. Cinq lieutenants-colonels, 14 majors, 54 capitaines, 87 sous-lieutenants, 65 sous-officiers, 101 sergents et plus de 2 000 soldats participent au soulèvement. Chávez les dirige, assisté d’Arias Cárdenas, Yoel Acosta Chirinos, Jesús Urdaneta Hernández et Jesús Ortiz Contreras. Ils ont préparé cette opération pendant des mois. Troupes blindées du bataillon Ayala, infanterie du bataillon Bolivar, bataillon Caracas, parachutistes… Quelques Mirages et F-16 prêts à décoller. Il y a même un camion bourré d’armes à distribuer à des civils triés sur le volet.
A 20 h 30, ce 3 février, la brigade de parachutistes de Chávez a quitté Maracay. Objectif principal : le district fédéral et Caracas où les pouvoirs publics sont concentrés. Doivent être contrôlés le Haut commandement des Forces armées, l’aéroport militaire de La Carlota (situé en plein centre ville), Fort Tiuna et le ministère de la Défense, le palais de Miraflores, La Casona. En premier lieu, il s’agira de capturer le président Carlos Andrés Pérez, de l’amener devant les caméras et d’appeler les commandants de garnisons non impliqués dans le soulèvement à rejoindre la rébellion ou à se rendre. Puis d’annoncer un nouveau gouvernement. Reste à savoir ou récupérer « CAP ». Pas à l’aéroport, sous le contrôle de la marine – le corps le plus réactionnaire des Forces armées. Ce foutu président est tellement imprévisible qu’il va falloir aller à sa recherche en trois endroits : à La Casona, au palais de Mirafllores ou chez sa maîtresse Cecilia Matos.

Arrivé à proximité de la capitale, Chávez a emprunté la vieille route de Los Teques et a installé son QG dans le Musée historique de la Planicie. Une sorte de forteresse construite par des Chiliens, au sommet d’une colline, en surplomb de Miraflores. De là, il va coordonner les opérations. Les bolivariens occupent déjà la base aérienne de La Carlota, prise par le bataillon parachutiste que commande Joel Acosta Chirinos. Détenu, le général de division Eutimio Fuguet Borregales demande au capitaine Gerardo Alfredo Márquez s’il sait ce qu’il fait : « Capitaine, vous êtes fou, je ne comprends pas comment un capitaine peut se soulever contre le gouvernement ! » Agacé, le mutin réplique : « Mon général, je me soulève en tant que capitaine parce que, malheureusement, les généraux n’ont pas de couilles. On les castre quand ils sont colonels pour qu’ils puissent devenir généraux. »

Musée historique de La Planicie, QG de Chavez.

Carlos Andrés Pérez a beaucoup de chance. Il est près de 23 heures. Il est en pyjama, à La Casona. Le général Ochoa Antich l’appelle : on vient de lui confirmer qu’un soulèvement a lieu à Fuerte Mara, dans l’Etat de Zulia. Plus grave : des unités rebelles appartenant à sept régiments différents de la capitale et de plusieurs villes de l’intérieur convergent vers Caracas, pour la plupart en camions, en bus et même pour certains en hélicoptères. Certaines sont déjà là. « CAF » enfile à la hâte un costume par-dessus son pyjama. Il part en toute hâte pour Miraflores.
Quelques minutes ne se sont pas écoulées qu’une fusillade éclate. Les forces rebelles viennent de débouler et d’encercler La Casona. Trop tard. Le chef de l’Etat n’est plus dans son nid.

Très vite, depuis son QG, Chávez se rend compte qu’il y a de l’eau dans le gaz. Il l’apprendra plus tard, un capitaine proche du général Manuel Delgado Gainza, le directeur de l’Académie militaire, a trahi le mouvement. L’officier a pour fiancée la fille du général ! En toute hâte, Delgado a informé le commandant en chef de l’armée de terre, le général Pedro Rangel Rojas. Lequel s’est rendu à Fort Tiuna, siège du ministère de la Défense et du commandement général des Forces armées, a réuni le haut commandement et contacté les chefs des bataillons Caracas, O’Leary et Bolivar, les plus importants de la capitale.
Le bataillon Bolivar est très vite sous contrôle, le bataillon Caracas désarmé. Se rendant compte que l’opération a été découverte, les officiers de l’Académie militaire lâchent leurs camarades et refusent soudain toute participation.
Commandés par le major Carlos Díaz Reyes, une poignée de conspirateurs ne peuvent accepter un échec aussi cinglant. En plein cœur de Fuerte Tiuna, ils désarment des sentinelles, arrêtent quelques commandants et s’emparent de quinze blindés légers Dragon 300. Après avoir traversé la capitale sans encombre, ils débouchent sur l’avenue Urdaneta et parviennent devant Miraflores. A minuit quinze, ils attaquent. Réussissent à abattre le portail principal, à écraser un véhicule et à avoir le bureau présidentiel en vue. Des dizaines de soldats coiffés de bérets rouges s’élancent à l’assaut. Immédiatement stoppés par une quarantaine de membres de la Garde d’honneur. Le combat s’engage, acharné.

Accompagné du ministre des Relations intérieures Virgilio Ávila Vivas, du chef de la Maison militaire, le vice-amiral Iván Carratú, de ses aides de camp et du membre d’Action démocratique Luis Alfaro Ucero, « CAP » a réussi à rejoindre le palais présidentiel. De sa suite du premier étage, il perçoit l’échange de coups de feu. Dehors, les capitaines insurgés Ronald Blanco La Cruz et Antonio Suarez s’effondrent, l’un et l’autre blessés. Les tirs de leurs hommes, soudain démoralisés, baissent d’intensité. L’accalmie permet au président de sortir par une porte non contrôlée, de l’autre côté de Miraflores. Envoyé par son partenaire de longue date, Gustavo Cisneros, un véhicule l’y attend. Seuls l’accompagnent l’amiral Ivan Carratu, son aide de camp, le lieutenant-colonel Gerardo Dudamel et quatre gardes du corps. Ils se dirigent vers le Canal 8, la chaîne de télévision d’Etat. N’y parviennent pas. De forts combats ont lieu près du siège de la Direction des services de renseignements et de prévention (Disip) de Los Chaguaramos. Cap sur Venevisión, la chaîne de l’ami Cisneros. Là, « CAP » trouve tout l’appui nécessaire pour s’adresser au pays. Ce qu’il fait vers une heure du matin. Puis il s’installe pour un temps. Les locaux de la chaîne de télé se transforment en poste de commandement.

A Maracaibo, après s’être s’est emparé à minuit de la maison d’Oswaldo Álvarez Paz, gouverneur de l’Etat de Zulia, Arias Cárdenas s’est proclamé gouverneur militaire de la région et a communiqué par radio les motifs et les raisons de l’insurrection. A Maracay, sous le commandement de Jesús Urdaneta, les plans fonctionnent à la perfection. A Valencia aussi. A Caracas, dans son QG, Chávez ronge son frein. Lui sait maintenant que leur conspiration a été trahie. Les bataillons Caracas et Bolivar ont été désarmés hier, la majorité des blindés mis hors d’état de fonctionner, les colonnes vertébrales de la prise de Caracas neutralisées avant même le début des combats. Circonstance aggravante, il a de constants problèmes de communications. Depuis le début de l’opération, il ne peut donner aucun ordre, il est sourd et muet. Une unité devait se concentrer sur la prise du Canal 8, la télévision d’Etat, pour transmettre le message qu’il a enregistré. Cette prise stratégique a échoué. Pour la petite histoire, et ce que Chávez ne sait alors pas : une escouade a bien occupé le Canal 8, mais les techniciens ont roulé le jeune sous-lieutenant chargé de l’opération dans la farine en prétendant que la cassette VHS qu’il leur tendait n’était pas compatible avec leurs équipements ; non spécialiste, le sous-lieutenant s’est laissé embobiner. Conséquence, à ce moment, les seules informations disponibles au public viennent du gouvernement et des télévisions privées.
Quelque chose a foiré et la montre de Chávez marque 4 h 30 du matin. Si Miraflores avait été pris, il le saurait déjà. Il envisage de se lancer lui-même à l’assaut. Il analyse la situation. Deux voies d’accès seulement lui permettraient d’attaquer le palais. Descendre par l’avenue Sucre et par El Calvario. Il ne dispose que d’une centaine d’hommes et, depuis l’observatoire Cajigal, on leur tire dessus…
Les troupes rebelles qui assiégeaient Miraflores et la caserne du régiment de la Garde d’honneur se sont rendues à 4 heures du matin. Leurs blindés ne disposent pas de munitions. Revenu au palais, Carlos Andrés Pérez s’adresse à nouveau à la nation et confirme que la situation est maîtrisée par son gouvernement. Affirmation quelque peu optimiste : les combats s’éternisent dans tout le pays. Le général Ochoa Antich préconise une négociation. « CAP » fulmine. « CAP » donne des ordres formels pour que soit réprimée sans faiblesse l’insurrection. « Du plomb, du plomb  !  », réclame-t-il [8]. Des fusées éclairantes crèvent l’obscurité, les explosions continuent à déchiqueter la nuit. Impasse. Le chef de l’Etat se résout à parler avec Chávez à travers des émissaires. Il lui envoie le général Ramón Santeliz. Celui-ci et Chávez se connaissent bien. Santeliz récupère au passage un certain Fernán Altuve. Ancien militaire, lui-même bolivarien. Les deux hommes montent à La Planicie. Ils exposent à Chávez à quel point sa situation s’avère délicate. Pour la première fois, celui-ci a une vue exacte des positions. Lorsqu’arrive l’aube, il sait qu’il va devoir prendre une décision.
Dans le palais présidentiel, pendu au téléphone, « CAP » reçoit les messages de soutien de ses amis sociaux-démocrates. De Paris l’appelle François Mitterrand ; de Madrid Felipe González. George Bush (père) se manifeste depuis Washington. Apparu un instant à Miraflores, l’ambassadeur américain a estimé la situation désormais tranquille. Il a déjà tourné les talons. « CAP » se méfie d’Ochoa Antich et d’Altuve, revenus au palais. Tassé derrière son grand bureau, il entame une tirade d’une violence extrême  : « Il faut liquider tous ces golpistas  ! » Si Chávez ne se rend pas, il va le faire bombarder. Idée aussi absurde que criminelle. Le QG du rebellese trouve en pleine agglomération, à proximité immédiate de l’énorme quartier populaire 23 de Enero. Altuve intervient. Les mains dans le dos, il ment comme il respire, le ton cassant : « Monsieur le président, il n’y a pas d’avions. Vous n’avez aucun avion. La seule chose qui vole, en ce moment, ce sont deux hélicoptères qui vont attaquer Miraflores. Si vous continuez, je vais monter rejoindre le commandant Chávez, avec Santeliz, et on va redescendre ensemble donner l’assaut au palais. Alors, parlons d’une manière civilisée. Que voulez-vous exactement ? L’escalade ou la désescalade [9] ? » « CAP » soupire. Qu’il le veuille ou non, dans l’état actuel des choses, il a les mains liées. Il autorise Altuve et Santeliz à remonter à La Planicie. Ochoa Antich apprécie. Les deux hommes vont lui ramener Chávez dont il recevra personnellement la reddition. Son prestige de ministre de la Défense en sortira grandi.
A 8 heures du matin, Chávez accueille les deux négociateurs. Grâce à la radio d’une jeep, il vient d’établir une dernière liaison avec son fidèle Jesús Urdaneta. « Non, Hugo, non seulement les avions ne nous aideront pas, mais en plus ils vont nous attaquer. » Chávez comprend que le temps désormais jour contre eux. Il estime également que tout commandant a deux responsabilités : la réussite de la mission, mais aussi la vie de ses hommes. A 9 heures, il annonce qu’il va déposer les armes. Mais pas dans n’importe quelles conditions… Il interpelle Santeliz : « Général, je veux qu’on respecte la vie de mes hommes. Et je veux les voir tous. Même ceux qui sont dispersés dans la ville. »
De Miraflores, les appels téléphoniques de succèdent. Ochoa Antich : « Altuve, on vous attend au palais avec Chávez ! Quand descendez-vous ? » Altuve racontera plus tard qu’un ami, lui aussi depuis Miraflores, l’a averti : « Faites gaffe. Ordre a été donné à la Disip. Vous ne devez pas parvenir vivants au palais. » Vrai ou pas, nous ne confirmons ni n’infirmons. Ce qui est sûr c’est qu’Altuve se débat avec son énorme téléphone mobile. Lui aussi multiplie les appels. En particulier aux médias. « Tenez-vous prêts à rencontrer le comandante. Voilà où vous allez nous retrouver… »

Altuve a pris le volant. Chávez s’assied à l’arrière avec ses grenades et sa mitraillette, à côté de Santeliz. Ils descendent jusqu’à l’avenue Sucre, à El Paraíso, sur toutes le postions tenues par les officiers rebelles. Chávez les salue, leur donne ses instructions. Une retraite en bonne et due forme, pas une débandade. Serein, ayant mis ses hommes à l’abri, Chávez se sent maintenant prêt à assumer les conséquences de sa rébellion. Il se met à la disposition d’Altuve et Santeliz. Lesquels l’embarquent non en direction de Miraflores, comme il était prévu, mais vers Fort Tiuna, où siège l’état-major des Forces armées. Et où Altuve a convoqué… les médias.

Fort Tiuna. Une activité frénétique règne dans le bureau du ministre de la Défense – toujours à Miraflores où il attend l’insurgé ! – transformé en QG. Douze généraux et amiraux. Survol général de la situation, briefings en série. Cigarettes et café devant lui, Chávez négocie pied à pied. Dans le Zulia, Arias Cardenas s’est rendu. Dans la capitale, les rebelles ont évacué La Carlota. Mais il reste des unités qui combattent. A Valencia, ce sacré Jesús Urdaneta n’a pas flanché. Il a coupé les lignes téléphoniques. On lui a envoyé un médiateur. Il l’a reçu avec du plomb. Ici, à Fort Tiuna, un général irresponsable envisage de bombarder Valencia ! « Laissez-moi lancer un message, lance Chávez. Il faut éviter toute effusion de sang. »
« La presse est là, rebondit Santeliz. La télévision… » Les généraux se lancent dans une discussion. Chávez obtient de s’exprimer devant les caméras. On lui tend une feuille de papier. On lui demande de rédiger son intervention. Il refuse catégoriquement. Intense délibération. Les généraux craignent que ce « fou furieux » n’appelle le peuple à descendre dans la rue. Lui veut improviser. Il les rassure pour obtenir ce à quoi il tient : « Je vous donne ma parole d’honneur que je vais appeler mes camarades à déposer les armes. » Il exige qu’on lui rende son béret rouge. Il lui est venu à l’esprit l’image du général Noriega se rendant sans gloire, en T-shirt et bermuda, en 1989, au Panamá. On lui tend son béret rouge, il le coiffe fièrement. Il suit le groupe des généraux dans un grand salon.
Reporters, équipes de télévision et photographe, tout ce beau monde l’attend. Sans que personne ne puisse l’en en empêcher, il improvise, prononce la courte allocution qui va bouleverser la vie du pays : « Tout d’abord, je veux dire bonjour à tout le peuple vénézuélien. » (A ses frères d’armes : « Camarades : malheureusement, pour l’instant, les objectifs que nous nous étions fixés n’ont pas été atteints dans la capitale ; c’est-à-dire que nous, ici à Caracas, n’avons pas réussi à contrôler le pouvoir (…) De nouvelles situations vont arriver. Le pays doit s’engager définitivement sur une meilleure voie. »
Les Vénézuéliens viennent de découvrir le leader des mutins. Hugo Rafael Chávez Frías, lieutenant-colonel, 37 ans. Dans un pays où personne n’est jamais responsable de rien, il assume ses responsabilités. D’instinct, il sait que pour durer, dominer les problèmes, il ne faut pas tricher.
Un détail : ce 4-F, le Venezuela s’est laissé faire. Le peuple ne s’est pas mobilisé pour appuyer Chávez. Il n’avait jamais entendu parler de lui. Mais il n’est pas non plus descendu dans la rue pour défendre la démocratie. Et il a retenu deux mots : « Pour l’instant. »

Lourdement condamnés, les rebelles découvriront les prisons de Yare, l’un des pires établissements pénitentiaires du pays, et de San Carlos, qui ne vaut guère mieux. Le Venezuela n’en sort pas pour autant de la zone des ouragans. Dans leurs cloaques humains, les exclus ont relevé la tête. Un nom flotte, un nom résonne, un nom claque désormais entre venelles et taudis. Hugo Chávez. Personne n’a peur du « comandante ». Que peut-il arriver de pire que les « cogollos », ces parvenus ?

En 1993, Carlos Andrés Pérez est déchu pour corruption. Après le bref intérim d’un illustre inconnu, Rafael Caldera, dissident du COPEI, lui succède, élu à la tête d’une coalition de dix-sept partis, groupes et groupuscules allant de l’extrême droite à l’extrême gauche. Surendetté, désorganisé, l’Etat est en état de cessation de paiement, avec un déficit budgétaire estimé à 6 milliards de dollars. La révolte gronde dans les « barrios ». Caldera est sur la corde raide et il le sait. Il joue une carte maîtresse pour reprendre la main et pacifier la rue. « Partout, pendant ma campagne électorale, j’ai entendu une clameur populaire : il faut libérer les militaires rebelles… »
Deux ans après son incarcération, Chávez est amnistié à condition de quitter l’armée. Le 26 mars 1994, un samedi de Pâques, il sort de prison. Le pouvoir a planifié ce jour de la semaine sainte pensant que, tout le monde ayant gagné les plages, il n’y aura personne à Caracas pour accueillir l’encombrant « comandante ». Des milliers de personnes l’attendent et l’acclament. Les pauvres n’ont ni voiture ni argent leur permettant d’aller s’éclater sur les plages de la Caraïbe. Devant un groupe ému de compagnons d’armes, Chávez ôte son uniforme et revêt un costume civil.
Non sans difficulté, en ce jour mémorable, Chávez se déplace à travers la foule de ceux qui le saluent et tentent de l’approcher. Une grande silhouette le protège et, d’un bras amical mais ferme, lui sert de garde du corps et lui ouvre un chemin. Un jeune syndicaliste qui a pris contact avec lui alors qu’il purgeait sa peine : Nicolás Maduro [10].

Sortie de prison, 26 mars 1994.
1993 : première rencontre de Hugo Chavez et Nicolas Maduro.


[1] Métis d’Indien, de Noir et de Blanc (ou de Noir et d’Indien).

[2] Livrée le 9 décembre 1824, la Bataille d’Ayacucho a assuré l’indépendance du Pérou et du reste de l’Amérique du Sud. Les forces révolutionnaires, au nombre d’environ 6 000 hommes – parmi lesquels des Vénézuéliens, des Colombiens, des Argentins et des Chiliens et bien sûr des Péruviens – étaient dirigées par Antonio José de Sucre, exceptionnel lieutenant de Simón Bolivar.

[3] En 1973, lors de son premier mandat, CAP est parti en guerre contre la dictature des multinationales, a nationalisé le fer et le pétrole, a renoué avec Cuba et a aidé un temps les sandinistes au Nicaragua (de même qu’il aidera celle qui leur succédera, Violeta Chamorro !).

[4] Dirigeants des deux partis qui se partagent le pouvoir.

[5] Ils n’étaient pas les premiers militaires à le faire. Le 4 mai 1962, à Carupano, le capitaine de corvette Molina Villegas et un groupe d’officiers se soulevèrent. Les uns furent arrêtés, les autres rejoignirent la guérilla. Le 2 juin, à Puerto Cabello, ce sont les marins qui passent à l’action sous les ordres du capitaine de vaisseau Aponte Rodríguez. Par ailleurs, lorsque surgit le Mouvement bolivarien de Chávez, deux groupes d’officiers complotent déjà au sein des forces armées : l’un dans la marine, l’autre dans l’aviation, commandé par William Izarra (qui rejoindra le chavisme, occupera des fonctions de vice-ministre, d’ambassadeur et d’inlassable militant, avant de décéder le 1er octobre 2021).

[6] Lancée le 25 avril 1974 par le soulèvement de jeunes officiers portugais du Mouvement des Forces Armées (MFA), la « révolution des œillets » entraine la chute du régime initié en 1926 par António de Oliveira Salazar et poursuivi par son successeur Marcelo Caetano – une dictature qui aura duré quarante-huit années.

[7] Ezequiel Zamora : important leader populaire du XIXe siècle vénézuélien, ardent défenseur de la réforme agraire en faveur des paysans. José Antonio Páez : général, il mène au côté de Simón Bolivar la guerre d’indépendance contre l’Espagne ; désigné président provisoire de la nouvelle république du Venezuela en 1830, il est confirmé dans ses fonctions l’année suivante et dirige le pays jusqu’en 1835, puis de 1839 à 1843.

[8] Marcel Niedergang, « Les insurgés voulaient ma peau », Le Monde, Paris, 8 février 1992.

[9] Ce récit nous a été fait au cours d’une longue interview de Fernán Altuve, lors de la préparation de l‘ouvrage Chávez presidente ! (Flammarion, Paris, 2005).

[10https://www.medelu.org/Nicolas

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Création de l’Institut Simon Bolivar : une bouffée d’oxygène pour un monde en lutte

Par Arnold August, pour COHA, Montréal, Canada

La création de l’Institut Simón Bolívar pour la Paix et la Solidarité entre les Peuples, le 6 septembre 2020, marque un nouvelle étape du combat politique. Dans des circonstances extrêmement difficiles, face non seulement aux sanctions états-uniennes et canadiennes mais aussi à la pandémie, la Révolution bolivarienne redéploie son énergie au profit de toutes celles et ceux qui croient en ses idéaux de libération à travers la planète. L’objectif de l’Institut est de coordonner la solidarité mondiale avec la Révolution bolivarienne et le peuple vénézuélien, mais aussi la solidarité de la nation sud-américaine envers les luttes pour la justice sociale et économique des peuples du monde entier. Il développera également la recherche, la formation et promouvra la discussion critique.

L’Institut répond également à la crise actuelle et urgente à laquelle la planète est confrontée. Le premier paragraphe de la déclaration de l’Institut Simón Bolívar explique : 

« La pandémie COVID-19 a montré que le modèle de société capitaliste basé sur des valeurs individualistes, dont le seul but est d’accumuler des richesses, n’est pas capable de défendre l’humanité, de garantir ses droits fondamentaux ni de sauvegarder la vie sur la planète. Face à cet échec, le modèle utilise la violence pour maintenir son hégémonie, s’approprie les ressources naturelles des peuples, s’attaque à la classe ouvrière et à ceux qui cherchent à construire un modèle alternatif« .

Les téléspectatrices(eurs) du monde entier qui ont assisté en ligne à la cérémonie à Caracas ont pu constater qu’un autre monde est possible, avec plus de 100 invités spéciaux, parmi lesquels des leaders sociaux, d’anciens présidents et des militants de nombreux pays, dont le prestigieux musicien Roger Waters :

L’un des premiers à prendre la parole a été Fernando González Llort, président de l’Institut cubain de l’amitié des peuples (ICAP). Le peuple cubain a été victime ces dernières années d’une intensification de l’embargo criminel des Etats-Unis, et González Llort a expliqué que  l’accent sur la solidarité internationale entre les peuples  et non sur le système bipartisan états-unien comme source de salut.

Parmi les autres participant(e)s figuraient Evo Morales et Rafael Correa, qui avaient beaucoup de choses à expliquer sur le récent coup d’État en Bolivie et le Lawfare qui se déchaîne en Équateur. Les deux anciens présidents sont touchés par des décisions de justice à motivation politique qui les empêchent de participer aux élections. Beaucoup d’autres voix ont résonné comme celle de la militante colombienne Laura Capote (photo), représentant la Marcha Patriótica, depuis la Colombie où se multiplient les assassinats de leaders sociaux. Dans l’une des premières déclarations publiques de l’Institut Simón Bolívar pour la paix et la solidarité entre les peuples, l’organisation a condamné dix meurtres récemment perpétrés par la police colombienne. L’Institut a également dénoncé l’assassinat de plus de 600 dirigeants sociaux et indigènes au cours des deux dernières années et celui de deux cents anciens guérilleros démobilisés et pourtant protégés par les Accord de Paix signés en 2016 par le gouvernement et les insurgés.

Un discours rafraîchissant

Au fur et à mesure que les travaux avançaient et que je réfléchissais à toutes ces paroles, à cette bouffée d’oxygène face au paradigme étouffant de la politique états-unienne dominante, une des nombreux représentant(e)s des États-Unis a pris la parole : l’universitaire Adrienne Pine (photo). Elle a souligné l’importance et la nécessité de développer le mouvement révolutionnaire contre ce concept idéologique empoisonnée de réformer un système en déclin. J’ai immédiatement commenté sur Twitter ses paroles formidables et rafraîchissantes : « le problème du fascisme n’est pas de voter pour l’un ou l’autre parti, la solution est la révolution« .

Les animateurs ont parlé la même langue, ne voyant aucune brèche transformatrice, aucun espoir d’humanisation sous l’actuel duopole états-unien qui a appliqué des sanctions sévères et illégales qui font tant de mal au peuple vénézuélien.

Nous avons également eu le privilège d’être en contact virtuel avec le président Nicolás Maduro dont le message s’adressait à tou(te)s les représentant(e)s des peuples du monde, lorsqu’il a dit : « Je demande le plein appui des mouvements de solidarité pour diffuser la vérité sur le Venezuela et ainsi conquérir la paix, la souveraineté, l’indépendance et le respect de notre peuple« .

Le Ministre du pouvoir populaire pour les affaires étrangères, Jorge Arreaza, a souligné que cette initiative a été créée pour coordonner la solidarité avec la révolution bolivarienne, mais aussi pour renforcer la solidarité du Venezuela et des Amériques avec toutes les révolutions et les causes justes du monde. Dans un récent article publié par le COHA, Arreaza a écarté toute illusion quant au scrutin de novembre 2020 alors qu’il est clair que les démocrates attaquaient Trump depuis la droite : « Trump ferait mieux de suivre son instinct initial de parler au président Maduro. Un dialogue respectueux avec le Venezuela va vraiment dans l’intérêt des États-Unis« .

Lors de son discours inaugural, le ministre Arreaza a également déclaré que « Cet Institut appartient aux peuples du monde et nous voulons que vous en tiriez profit, que vous l’utilisiez comme votre propre institut (…) Depuis le Venezuela, nous sommes solidaires de toutes ces luttes, de Julian Assange et de sa prison plus qu’injuste, du peuple palestinien, Saharahui, de tous ceux qui sont opprimés, soumis à des guerres injustes, et à l’impérialisme ».

Beaucoup d’entre nous, de l’Ouest capitaliste ou du Sud, se sentent chez eux au Venezuela. La solidarité n’est pas à sens unique. La solidarité est plutôt un soutien mutuel à la même cause d’opposition au capitalisme, à ses ramifications racistes, à l’hégémonie unipolaire de l’impérialisme et à ses guerres génocidaires. Nous sommes tous sur un pied d’égalité pour la même cause d’un monde multipolaire, de la souveraineté des peuples, de la paix et d’un nouveau système socio-économique.

Carlos Ron est le vice-ministre des Affaires Etrangères du Venezuela pour l’Amérique du Nord (au centre, avec Margaret Flowers et son compagnon Kevin Zeese, à Washington) et le nouveau président de l’Institut Simón Bolívar. Il nous l’a dit lors de la cérémonie de lancement : 

« Mes amis, soyez conscients que vous avez ici un peuple qui connaît vos luttes, qui les reconnaît et les partage« . De fait, au Canada, comme nos sœurs et frères aux États-Unis, nous avons fait l’expérience de la profonde sincérité des propos de Carlos Ron. Rien qu’en 2020, nous avons partagé deux événements. Tout d’abord, nous avons savouré la défaite de la candidature du gouvernement Trudeau à un siège au Conseil de sécurité des Nations unies (et je suis convaincu que l’une des raisons de cette victoire sur la candidature de Trudeau était la politique du gouvernement canadien au Venezuela). Deuxièmement, l’Institut canadien de politique étrangère, avec la collaboration de nombreux autres, a organisé une conférence virtuelle Zoom avec Jorge Arreaza depuis le Canada, qui a été vue par plusieurs milliers de personnes. Arreaza a fait une critique diplomatique mais aussi politique cinglante de l’ingérence de Trudeau au Venezuela par le biais de sa direction du groupe de Lima.

Le lancement de l’Institut Simón Bolívar a coïncidé avec l’anniversaire de la Lettre de Bolívar écrite en Jamaïque le 6 septembre 1885, par laquelle il voulait approfondir les perspectives et les objectifs du mouvement d’indépendance de l’Espagne. Un paragraphe de cette lettre nous permet d’apprécier la pertinence de l’héritage de Bolívar, en remplaçant simplement l’Espagne par les États-Unis : « Actuellement, le poids de l’adversité subsiste : nous sommes menacés par la peur de la mort, du déshonneur et de tout mal ; il n’y a rien que nous n’ayons subi aux mains de cette belle-mère contre-nature qu’est l’Espagne. Le voile a été déchiré. Nous avons déjà vu la lumière, et nous ne voulons pas être repoussés dans les ténèbres. Les chaînes ont été brisées, nous avons été libérés, et maintenant nos ennemis cherchent à nous asservir à nouveau. C’est pourquoi l’Amérique [du Sud] se bat désespérément, et il est rare que le désespoir n’aboutisse pas à une victoire. »

L’Institut a repris cette épée de Bolivar pour se tailler immédiatement une place dans les cyber-communications. Son compte Twitter est passé de zéro à plus de 3700 abonnés le 18 septembre, et de nombreuses mises à jour quotidiennes sont publiées depuis la création de l’Institut. De même, ses deux nouvelles chaînes YouTube (en anglais avec plus de 300 abonnés et en espagnol avec plus de 800) sont en constante évolution, tout comme ses comptes et son site web Telegram et Instagram. La cérémonie de lancement peut être vue ici en espagnol, et ici en anglais.

Hommage à l’avocat et militant Kevin Zeese

L’événement était consacré à la mémoire et à l’héritage de Kevin Zeese, connu dans le monde entier comme membre du Collectif de protection des ambassades vénézuéliennes à Washington DC. Il est décédé subitement au petit matin du 6 septembre, le jour où l’événement s’est déroulé à Caracas. À seulement 64 ans, sa mort a été un choc pour nous tous. Carlos Ron a immédiatement transformé notre chagrin en une émotion collective. Il a dédié le lancement de l’Institut à Kevin. Il ne s’agissait pas d’une dédicace officielle. Au contraire, le ministre vénézuélien des affaires étrangères Jorge Arreaza et Carlos Ron ont tous deux intégré un hommage à Kevin dans le tissu même de la fondation de l’Institut.

Je n’ai jamais rencontré Kevin. Mais j’ai suivi de près sa défense héroïque de la souveraineté vénézuélienne dans le ventre de la bête impériale, alors que la police de Washington menaçait à chaque instant de le déloger, lui et les siens, de l’ambassade du Venezuela. Cependant, bien que j’aurais pris l’avion pour Washington pour lui offrir mon soutien et écrire des articles, je n’ai pas pu entrer aux États-Unis depuis mars 2019. À cette époque, il y a un an et demi, je me rendais à Washington DC avec un message de soutien des mouvements canadiens pour cette manifestation historique dans la capitale américaine en faveur du Venezuela.

Je dédie donc, moi aussi, cet article à Kevin Zeese, à sa compagne Margaret Flowers, à sa famille et à ses camarades.

Arnold August est un auteur, journaliste, conférencier et membre de l’Institut canadien de politique étrangère basé à Montréal. Il a écrit trois livres sur Cuba, l’Amérique latine et les États-Unis. Ses articles sont publiés en anglais, en espagnol et en français en Amérique du Nord, Amérique Latine, Europe et Moyen Orient. Thèmes actuels : géopolitique des relations entre Etats-Unis, Venezuela, Cuba, Bolivie et le rôle du Canada.

[Credit of all photos: Foreign Relations Ministry of Venezuela]

Source : https://www.coha.org/new-simon-bolivar-institute-for-peace-and-solidarity-among-peoples-a-refreshing-contribution-from-venezuela-to-the-world/

Traduction : Thierry Deronne

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De la Colonie à la Révolution bolivarienne : comment se sont formées les femmes vénézuéliennes

Assemblée préparatoire du Congrès des femmes vénézuéliennes (2015) Photo : Archives

Assemblée préparatoire du Congrès des femmes vénézuéliennes (2015) Photo : Archives

Les femmes vénézuéliennes sont devenues une figure marquante de la révolution bolivarienne. Chávez a su identifier le rôle que les femmes jouaient dans la structure socio-familiale des classes populaires vénézuéliennes et l’a toujours exprimé dans ses récits sur l’éducation donnée par sa grand-mère paternelle, Mama Rosa, et dans les autres sources féminines de sa formation.

Beaucoup d’entre nous nous sommes senties revendiquées dans les anecdotes présidentielles parce qu’en général, dans chaque foyer vénézuélien (non bourgeois) de la vie paysanne ou à la périphérie des villes, il y a une forte présence de la femme comme mère protectrice, qui dirige les activités économiques de la famille et étend les liens de protection aux noyaux familiaux dérivés du sien, et aux autres espaces de la communauté dans laquelle ils vivent, sans qu’existe nécessairement de lien familial.

En caractérisant le chavisme à partir de sa condition de classe, nous passerons en revue de manière générale l’évolution des femmes des secteurs populaires, en cherchant à décrire ce « ferment féminin » que Chávez, citant Karl Marx, demandait d’étudier afin de l’intégrer dans la construction de la Cinquième République : « Il n’y a pas de changements sociaux si nous n’atteignons pas le ferment, et comment atteint-on le ferment ? Une combinaison d’éléments pour que quelque chose fermente ; les mots sont précis, on ne peut pas dire qu’il y a participation des femmes simplement parce qu’il y a un groupe de ministres, ni en les plaçant sur un piédestal, non ! Ici, il faut créer le ferment, le ferment avec la passion, avec la connaissance, avec l’action, avec le mouvement« .

L’invasion européenne, la première agression

Dans son livre L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels fait référence au fait qu’avec les premières oppressions de classe, s’est produite également la première oppression masculine contre les femmes. Dans ces conditions d’inégalité entre les sexes, l’aspect de classe continue d’être un facteur déterminant.

Nous pouvons le constater dans les études qui revendiquent la participation des femmes aux processus historiques. Bien que « la » femme soit presque toujours abordée comme un sujet homogène, la recherche finit par la différencier en fonction des inégalités dont souffrent les femmes pauvres par rapport aux femmes riches.

Dans Histoire, Femme ; Femmes : Origine et Développement historique de l’exclusion sociale au Venezuela, l’anthropologue vénézuélienne Iraida Vargas Arenas a constitué un dossier historique très complet sur le travail des femmes dans l’histoire vénézuélienne. Cette documentation soutient une grande partie du voyage que nous allons faire.

Avant la domination espagnole, les femmes indigènes (selon les études anthropologiques des sociétés tribales) faisaient partie de groupes coopératifs où l’idée de « famille » s’étendait à toute la tribu. Elles étaient chargés des tâches liées à la reproduction et à l’éducation, travaillant en particulier dans l’agriculture et dans l’élaboration d’instruments pour la collecte et la cuisson des aliments. Selon le cas, dans certains peuples autochtones, elles pouvaient également travailler dans la chasse et la pêche.

Selon l’anthropologue Luis Bate, cité par Vargas, dans les sociétés primitives, il n’existait pas de discrimination sexuelle au sein du travail productif sur base d’une situation désavantageuse. La répartition de certaines tâches, comme celle de sage-femme, était due à des fonctions biologiques clairement différenciées entre hommes et femmes.

Les données sur les femmes indigènes et leur connaissance de l’agriculture seront précieuses pour les sociétés coloniales. Comme le dit Vargas, la stabilité des colonies espagnoles dépendait beaucoup plus de la connaissance que les sociétés tribales avaient du territoire vénézuélien que de ce que la « modernité » européenne de l’époque était capable de fournir pour s’installer.

L’irruption de l’empire catholique espagnol a disloqué les relations sociales des peuples originels, sans les modifier complètement, en imposant la famille nucléaire, en substituant aux logements communaux des maisons unifamiliales, et dans ce nouvel univers, en soumettant les femmes aux travail domestique dans les maisons des riches aristocrates, en les déracinant de la culture originelle pour leur faire reproduire celle des sociétés hispaniques, qui contenait en elle les valeurs du capitalisme naissant.

Comment sont apparues les femmes métisses, mulâtres et zamba

La colonisation espagnole n’a pas été un phénomène monolithique au Venezuela, ni un succès dans son travail d’endoctrinement ; au contraire, les peuples autochtones et afrodescendants soumis à l’exploitation et à l’esclavage du blanc européen ont généré des formes culturelles hétérogènes que l’envahisseur a classées selon un ordre stratifié pour tenter de contrôler cette anarchie.

Le résultat de siècles de relations coloniales est que les femmes vénézuéliennes se sont formées sous la domination formelle de l’Église et des modalités européennes. Mais, en réalité, elles construisaient leurs propres codes dans la sphère du public et du privé.

Les groupes qui suivaient le plus les normes du concept féminin européen étaient les aristocrates (les « mantuanas »), membres des familles ayant du pouvoir et de l’argent au Venezuela. On constate souvent leur invisibilité dans la vie publique de la colonie, par opposition aux hommes qui appartenaient à la même classe sociale.

Les épouses des blancs vénézuéliens et européens blancs étaient subordonnées à leurs décisions économiques et politiques, car elles étaient considérées comme incapables de travailler dans ces domaines. Certaines aristocrates faisaient exception à ce confinement domestique, quand elles prenaient par exemple en charge leur foyer en l’absence du mari ou d’autres tuteurs masculins, ce qui leur conférait une certaine influence sur l’économie du pays, en prenant des décisions concernant la production agricole des domaines, par exemple.

"Cuisine à l'extérieur" (1854), peinture de Camille Pissarro pendant son séjour au Venezuela

« Cuisine à l’extérieur » (1854), peinture de Camille Pissarro pendant son séjour au Venezuela

La femme africaine qui a été esclavisée au Venezuela est impossible à situer dans une forme culturelle unique, car l’esclavage a touché des coutumes et des traditions extrêmement diverses du continent d’origine. Elle n’existait pas pour les classes supérieures de l’époque ; les esclaves, hommes et femmes, étaient plus considérés comme du bétail que comme des personnes. Mais leur présence a vraiment marqué l’histoire de notre pays. L’influence importante de la culture africaine sur la structuration de la société vénézuélienne a beaucoup à voir avec le rôle des femmes cuisinières et des esclaves domestiques dans la maison du maître. Avec les femmes indigènes, elles ont nourri et élevé les enfants des élites et, par ce biais, transmis une partie de leurs traditions culturelles.

Leurs métiers ne se réduisaient pas au travail à domicile. Il est presque certain que les épisodes rapportés au Brésil par Luiz Roberto de Barros Mott sur l’exploitation des femmes noires se sont répétés au Venezuela : « Les petits propriétaires (…) utilisaient leurs esclaves pour toutes les tâches, même celles considérées comme les plus dangereuses et soi-disant masculines, comme le défrichage, avec l’usage de la machette et de la hache. Les esclaves étaient également utilisés pour la production de sucre, pour récolter le coton, pour préparer le manioc, pour nettoyer le champ de maïs, pour récolter les produits indigènes, pour traire, pour s’occuper du jardin et du poulailler » (cité par Iraida Vargas Arenas).

La littérature sur la vie quotidienne des femmes indigènes et africaines est rare, comme pour tout autre groupe n’ayant pas intégré les élites. Pour se faire une idée de l’influence que leurs coutumes ont acquise au sein de la société vénézuélienne, on peut passer en revue les traces laissées par l’esclavage dans les foyers des familles riches.

Dans les chroniques de Ker Porter, consul britannique au Venezuela entre 1825 et 1835, on trouve des détails sur les influences indigènes et africaines qui les différencient des aristocrates des communautés européennes : « La manière de porter les enfants (d’influence indigène-africaine évidente), la nudité des enfants jusqu’à l’âge de quatre ans (élément de la tradition indigène), la façon dont les femmes fumaient en privé (également d’origine indigène), la conception de l’utilisation de l’espace domestique, en particulier celles qui se réfèrent à la multifonctionnalité spatiale, qui s’exprime dans les caractéristiques du mobilier (hamacs pour dormir dans le salon et pour recevoir des visiteurs) et le partage de l’espace privé avec les animaux domestiques, le peu de soin apporté aux vêtements portés par les femmes chez elles, parfois presque nues, contrairement à celles qui sortent, etc… »

La chercheuse Doris Acevedo (Le travail et la santé au travail des femmes au Venezuela) affirme que dans les foyers de l’élite, les travailleuses domestiques « non seulement ont préservé les traditions gastronomiques populaires au sein des familles, mais en même temps, en tant que préceptrices des enfants d’aristocrates, elles leur ont inculqué l’idéologie qui imprégnait les deux classes sociales et les valeurs des traditions culturelles« .

"Plaza Mayor" (1854). Photo : Peinture de Camille Pissarro

« Plaza Mayor » (1854). Photo : Peinture de Camille Pissarro

Les coutumes des collectifs subordonnés au Venezuela ont infiltré de manière irrépressible les impositions culturelles de la colonie, tout comme les castes se sont mélangées jusqu’à devenir de plus en plus difficiles à stratifier.

C’est ainsi que se sont formées les femmes de notre peuple, qui n’ont pas suivi l’ordre établi pour les rôles de genre dans la société vénézuélienne, peut-être parce qu’elles n’étaient pas considérées comme en faisant partie non plus.

La femme pauvre s’occupait des tâches domestiques, mais participait également à la vie publique en exerçant le rôle de lavandière, de bûcheronne, de repasseuse, de tisserande, de nourrice, de cuisinière, de vannière, de sage-femme, de bonne, de vendeuse, de journalière ou de couturière ; tandis que la femme de la classe supérieure exerçait une influence moindre, concentrée dans la vie privée.

À cet égard, Acevedo cite une information provenant des archives historiques de la mairie de Caracas, qui sert de référence pour se faire une idée de la proportion de femmes dans la population active à partir de ce moment :

« Dans le registre de population réalisé dans la ville de Cagua en 1810, sur 4.184 âmes recensées, 2.342 étaient des femmes, et parmi celles-ci, 882 participaient à l’appareil productif, divisées entre 468 travailleuses de condition libre et 414 esclavisées noires. »

La longue période du Venezuela colonial a donc été marquée par les contributions des femmes pauvres depuis le travail domestique et d’éducation, fait qu’on a longtemps tardé à reconnaître. D’une part, elles ont socialisé les traditions et les coutumes indigènes et africaines, et celles qui découlent du mélange avec les européennes; enfin, dans les périmètres économiques du pays, elles ont pris part à la distribution et à la circulation des biens produits.

Du XIXème siècle à nos jours

Nous savons, grâce à des histoires individuelles, que les femmes ont joué un rôle actif dans le projet d’émancipation de Simon Bolivar. Ces témoignages nous permettent de connaître, avec moins de flou, leur participation à la politique.

Les femmes patriotes, en plus de participer aux batailles et d’aider les malades, mènent des activités d’espionnage, prêtent leurs maisons pour des réunions clandestines où l’on discute d’idées anti-monarchiques, et diffusent une propagande en faveur de la République.

Les conditions de la République conçue par le Libérateur Bolivar étaient favorables à leur rôle direct dans la politique : « On peut dire que Bolívar était en avance sur son temps dans la conception du rôle que les femmes devaient jouer dans la nouvelle société, et il se distinguait par une attitude bien au-dessus des préjugés de l’époque. En plus d’exalter sa féminité sans complexe, il souligne son courage et félicite son courage au combat. Alors que d’autres, comme Santander et Pablo Morillo, ont interdit la participation des femmes à la guerre, sous peine d’être fouettées« , écrit la chercheuse Gladys Higuera dans « Le rôle des femmes dans l’Indépendance. »

Après les guerres d’indépendance et les affrontements civils qui ont suivi dans la tumultueuse période républicaine, les tâches de survie sont devenues extrêmes. Connaissant le rôle des femmes dans ce domaine, il est évident que la dynamique de leur vie quotidienne a subi des changements fondamentaux.

« Jusqu’aux années 1820 et plus tard, durant les luttes entre conservateurs et libéraux pour le contrôle du pouvoir (…) on peut dire que l’économie reposait sur les épaules et les mains des femmes, qui devaient assumer, dans une large mesure, la gestion des troupeaux et des domaines pour la production agricole, payer les contributions aux patriotes pour la guerre d’indépendance, confectionner leurs uniformes, s’occuper des activités commerciales et même faire la guerre » explique Acevedo.

En ces temps de guerre, les femmes sans ressources apporteront leur propre force de travail, en travaillant dans les activités agricoles sur les domaines des aristocrates ou en quittant leur foyer pour accompagner les soldats au combat. Higuera raconte que « les femmes urbaines, de la classe moyenne et les métisses du peuple, épouses, amantes, amies et compagnes des soldats, ont partagé leurs triomphes et leurs échecs. Sans doute leur présence a-t-elle remonté le moral des troupes de l’indépendance et découragé la désertion« .

"Trois Amazones vénézuéliennes" (1892). Photo de l'états-unien Willian Nephew King, tirée d'un reportage sur la Révolution légaliste commandée par Cipriano Castro.

« Trois Amazones vénézuéliennes » (1892). Photo de l’états-unien Willian Nephew King, tirée d’un reportage sur la Révolution légaliste commandée par Cipriano Castro.

Au XXe siècle, le Venezuela entame le processus d’incorporation au capitalisme industriel en tant que pays monoproducteur de pétrole. Une représentation féminine réduite est autorisée à participer aux secteurs de service, d’administration et, dans une moindre mesure, au travail dans les usines de ce nouveau système d’exploitation. Parallèlement se déclenche une vague de revendications de droit du travail, juridiques et politiques pour le sexe féminin dans le cadre de la société de consommation, imitant celles qui ont eu lieu dans les sociétés occidentales du « premier monde ». L’apogée de cette évolution a été l’acceptation des femmes en tant que citoyennes en leur accordant le droit de vote, en 1947.

Ces éléments ont surtout une incidence dans les couches de la classe supérieure déjà constituées et la classe moyenne émergente, explique Doris Acevedo, alors que « dans les secteurs pauvres, les femmes ont toujours dû travailler dur, en rejoignant l’activité agricole, le petit commerce et le service domestique, en même temps qu’elles s’occupaient du foyer« . Les femmes issues de la classe ouvrière vont poursuivre leur travail précaire dans les campagnes, où elles gardent encore une certaine indépendance grâce aux pratiques du conuco (parcelle productive), et vont progressivement grossir les rangs du secteur informel dans les villes.

Situation courante dans les familles ouvrières vénézuéliennes : les femmes « restent à la maison » pour élever les enfants et s’occuper du ménage, et doivent inévitablement s’engager dans d’autres activités pour soutenir les membres de la famille.

Il est impossible de savoir exactement quelle proportion de ce travail de subsistance (qui n’a pas toujours eu une valeur marchande : le travail rural en est le meilleur exemple, pour la consommation propre et à des fins semi-commerciales) était effectuée par les femmes par rapport au travail formel, car les registres d’emploi ne prenaient pas en compte ce type d’activités instables.

Ce n’est qu’avec la victoire électorale du chavisme qu’une véritable transformation des conditions sociales des femmes pauvres du Venezuela deviendra possible, à commencer par le fait que la Constitution Bolivarienne fut l’une des premières de la région à reconnaître comme travail productif celui des femmes au foyer (article 88).

Le chavisme a généré une série d’institutions juridiques, économiques et sociales pour promouvoir la force de ce collectif féminin et l’intégrer dans la participation politique du processus bolivarien.

Cet objectif est palpable lorsqu’on examine les politiques sociales de l’État : plus de 70 % des missions sociales qui protègent les grandes majorités vénézuéliennes sont axées sur les femmes. Cette proportion se retrouve dans la formation des organisations politiques dans les communautés : sur dix personnes qui dirigent les conseils communautaires, sept sont des femmes.

Actuellement, avec l’augmentation des agressions externes contre le Venezuela, les femmes chavistes ont assumé la direction d’organisations de résistance à la guerre. Les Comités Locaux d’Approvisionnement, les Foyers de la Patrie, le programme d’Accouchement Humanisé et d’Allaitement Maternel sont des programmes que le gouvernement de Nicolás Maduro a ajoutés à l’univers des activités communautaires dirigées par les femmes.

Femme vénézuélienne, famille et communauté

Dans cette succession d’anciennes et de nouvelles institutions vénézuéliennes, le lien entre la femme et la maternité va acquérir une place centrale dans l’organisation familiale du pays, reléguant la figure des familles nucléaires avec père, mère et enfants.

Les sociologues vénézuéliens qualifient ce phénomène de « matricentrisme« . Ce paradigme a des racines historiques et culturelles typiques des pays des Caraïbes, produit de l’héritage africain et indigène. La famille matricentrée s’est répandue, de manière générale, dans les couches populaires. Pourquoi la figure paternelle a-t-elle moins de force ? Plusieurs éléments historiques peuvent aider à répondre.

Tout d’abord, les communautés autochtones n’étaient pas régies par la structure matrimoniale ; celle-ci s’est imposée avec la culture occidentale. Et bien qu’on suppose que l’Église a forcé ce comportement chez les Espagnols, et qu’il a donc dû y avoir un transfert de celui-ci dans la colonie, la réalité de cette époque semble avoir été différente : selon le sociologue Alejandro Moreno, dans la société espagnole, « le bâtard constituait une forme de comportement sexuel-familial qui était attribué avant tout à la noblesse (…) bien qu’il fût plus de la noblesse que du peuple, cela signifiait que parmi le peuple il devait y avoir un nombre relativement important de noyaux matricentrés qui étaient le produit de ce même bâtard (…) Combien de conquérants provenaient de noyaux matricentrés ? »

En plus de ces racines culturelles, la nécessité pour les hommes de quitter leur foyer pour s’engager dans les guerres d’indépendance et les guerres civiles a peut-être contribué à renforcer le phénomène.

En bref, les circonstances historiques d’oppression ont obligé les femmes des secteurs populaires à assumer la pleine responsabilité d’élever les enfants, en compensant la figure paternelle, et dans de nombreux cas également les responsabilités économiques, en exerçant des tâches au service d’autrui.

Ce « matricentrisme » a traversé les siècles des tragédies coloniales, puis s’est développé de manière désordonnée au cours des années suivantes, jusqu’à devenir une structure stable dans la société vénézuélienne.

Un modèle qui peut être considéré comme dysfonctionnel s’il est relié au modèle occidental et qui possède ses faiblesses et ses limites. Mais le chavisme, au lieu de le rejeter, a su le prendre en compte comme un véhicule pour introduire les changements politiques de la Révolution bolivarienne. Parce que les femmes et la richesse de leur expérience de la maternité et de la communauté ne doivent pas nécessairement être négatives. Revenons à l’exemple de Mama Rosa, la première éducatrice de Chavez, et aux leçons qu’elle lui a inculquées sur la vie en commun. Le petit-fils transformera ces leçons en catégories politiques et les appliquera dans son programme de gouvernement.

Le « matricentrisme » a permis la transmission de très précieuses données culturelles de notre pays à travers des générations de femmes : dans l’éducation, la production et la distribution des aliments, l’administration des ressources, la fabrication d’artisanat fonctionnel, les soins aux malades, entre autres. Il est facile de comprendre tout l’aspect positif que l’identité féminine, forgée dans l’histoire convulsive de notre pays, a apporté à la nature du vénézuélien : la vie en commun et la coopération sont des valeurs profondes de notre peuple, bien qu’elles coexistent avec les perversions d’un pays minier.

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Rebeca Monsalve, pour Misión Verdad

Source : https://medium.com/@misionverdad2012/de-la-colonia-a-la-revoluci%C3%B3n-bolivariana-c%C3%B3mo-se-form%C3%B3-la-mujer-venezolana-db75bea74771

Traduction : Thierry Deronne

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« Rondon ne s’est pas encore battu »

Portrait de Juan José Rondón (1790-1822) par Constancio Franco

Quand je converse avec des politologues de gauche européens, je me rends compte que beaucoup ont du mal à comprendre que la contradiction coloniale est au coeur du présent. Ils pensent que c’est une erreur conceptuelle, quelque chose d’anachronique, que la postmodernité joyeuse – celle qui leur livre le Mac à domicile, a dépassé tout ça, et que Trump ou Bolsonaro sont des accidents racistes de l’Histoire. Sauf que les “anachronismes” et les “fautes de goût” semblent durer plus longtemps que prévu… et que sous le vernis publicitaire de la globalisation capitaliste, l’Histoire profonde n’en finit pas de revenir à la surface.

La révolte qui a lieu aux Etats-Unis est celle qui fonde la résistance du peuple vénézuélien. La révolution qui se voulait “égale jusqu’au bout”, et que nous explique si bien l’historienne Sophie Wahnich, a été massacrée en France. Mais elle a été assumée en premier lieu par Haïti, qui a sauvé Simón Bolívar du suicide, en l’accueillant, en le finançant, en lui donnant des armes, des soldats et des renforts de toute sorte. Dès que l’ex-aristocrate accepta, à la demande expresse d’Alexandre Pétion et des Jacobins Noirs, d’inscrire dans son “programme” la libération des esclavagisés, il vola de victoire en victoire, à la tête d’une armée populaire capable de traverser les Andes. Les “deux-tiers du monde” et l’equilibrio del mundo dont rêvait Bolivar – où entrent “Notre mère l’Afrique” comme disait Chavez, et Haïti, première république libre d’Amérique – sont la raison suffisante de notre volonté d’être libres, d’être respectés, d’être traités comme des Égaux, pour pouvoir donner au monde tout ce que nous avons à offrir. C’est pourquoi le président Trump a utilisé exactement, à trois semaines de distance, la même phrase au sujet du Venezuela qu’au sujet du peuple de Minneapolis : «Nos militaires sont prêts. Nous pouvons envoyer des troupes sur le terrain très rapidement.» L’historien Kevin Gannon rappelle que « l’Insurrection Act de 1807 invoqué par Donald Trump était destiné à prévenir une éventuelle révolte des esclavagisé(e)s, comme celle qui venait de conduire à l’indépendance d’Haïti (1804).« 

Pour le cinéaste Michael Moore, « l’expérience états-unienne est morte. Tuée par le genou collectif du pouvoir blanc, du privilège blanc et de la propriété blanche, de la richesse/travail/salaire d’esclave. USA are beautiful ? Nous ne nous sommes jamais repentis de nos péchés originels d’esclavage et de génocide« . Ce suprémacisme blanc, c’est ce que l’extrême droite vénézuélienne veut importer au Venezuela pour revenir à l’apartheid d’avant Chavez, qu’ils détestaient autant pour sa révolution sociale que parce qu’il était un “mono” (singe). William Serafino a raison: « Dans un sens métaphorique, la clef qui a étranglé à mort George Floyd est appliquée au Venezuela. La clef, dans notre cas, est l’escalade du blocus économique de Washington. »

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Au début de 2019, la droite vénézuélienne fête dans un quartier chic de Caracas l’autoproclamation par Donald Trump de Juan Guaido comme « président du Venezuela ».

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Le jeune Orlando Figuera, brûlé vif dans un quartier chic de Caracas par une droite insurgée que les médias internationaux ont transformée en « révolte populaire contre la dictature de Maduro ». Voir http://wp.me/p2ahp2-2CO

Si quelqu’un doit rendre des comptes, c’est bien le journaliste occidental qui a fait passer les révoltes des riches blancs vénézuéliens et leur rage d’afrikaners, pour une révolte du peuple contre une dictature (1). Faire passer pour “la population” du Venezuela une minorité insurgée contre l’inclusion des métis et le partage des richesses ! La majorité sociale au Venezuela est une majorité métisse, que les reporters, logés dans les quartiers chics de Caracas, n’ont jamais voulu montrer. Au Venezuela la majorité sociale, populaire, est pacifique : elle a toujours rejeté la violence au profit des urnes, et malgré ses nombreuses critiques, soutenu en majorité l’option électorale du gouvernement bolivarien. On a tous en tête les images d’une “répression policière” au Venezuela. Bien peu savent que l’ordre du montage était inversé. Quand la droite préparait une agression, les caméras du monde entier étaient déjà sur place. Les violences de rue et la réponse des forces de l’ordre, montée à l’envers, ont créé l’image d’un « régime » réprimant des manifestants.

Il y a plus grave : la plupart des médias ont imputé automatiquement, jour après jour, au « régime » les morts causés par l’extrême droite, ce qui alimentait l’énergie des tueurs. Ceux-ci savaient parfaitement que chaque mort imputé à Maduro renforcerait le discours en faveur d’une intervention. Mais qui, de Médiapart au Soir, de France Inter au Monde, qui, dans la vaste zone grise (Primo Levi) des groupes privés médiatiques, acceptera aujourd’hui de reconnaître qu’il a encouragé une minorité sociale à brûler vifs des afrodescendants « noirs donc chavistes » (2) ? Une minorité dont l’épicentre s’est déplacé aujourd’hui vers Miami et vers le « bercail »: Madrid (où le quartier riche de Salamanca a été surnommé « Little Caracas » parce qu’elle y a acquis sept mille appartements de luxe, selon le New York Times) et d’où elle lance, dans la même veine coloniale qu’à Caracas, des manifestations rageuses contre le gouvernement “communiste” (sic) de Sanchez et de Podemos.

Aujourd’hui dans cette guerre difficile entre être et non-être (Bolivar), nous aimons au Venezuela citer l’expression “Rondón no ha peleado todavia”. Le 25 juillet 1819, après avoir traversé les Andes pour libérer le peuple neogranadino (colombien) du joug de l’empire espagnol, Simon Bolivar fut mis en grande difficulté militaire lors de la bataille de Pantano de Vargas. La défaite était presque annoncée quand il décida de faire appel au colonel Juan José Rondon, et lui demanda de “sauver la Patrie”. Le “negro” Rondon lui répondit “Rondon ne s’est pas encore battu”. A la tête de ses lanciers « llaneros » il renversa le cours de la bataille, donna la victoire aux troupes de la naissante république bolivarienne et sauva la possibilité de notre indépendance.

Thierry Deronne, Caracas, 31 mai 2020

Notes:

(1) Etude approfondie d’Alan Mac Leod: « voyous chavistes contre société civile, racisme et mépris de classe des médias occidentaux sur le Venezuela » https://venezuelainfos.wordpress.com/2019/03/10/voyous-chavistes-contre-societe-civile-racisme-et-mepris-de-classe-des-medias-occidentaux-sur-le-venezuela-par-alan-macleod-fair/

(2) Andrew King, « Le Venezuela est attaqué parce que pour lui aussi la vie des noirs compte » https://venezuelainfos.wordpress.com/2017/07/24/le-venezuela-est-attaque-parce-que-pour-lui-aussi-la-vie-des-noirs-compte-truth-out/ . Lire également « ils ont brûlé vif mon fils parce qu’il était noir et chaviste » https://venezuelainfos.wordpress.com/2019/05/19/ils-ont-brule-vif-mon-fils-parce-quil-etait-noir-et-chaviste/

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La Grande Interview : Rafael Correa converse avec Nicolás Maduro (RT France)

Pour cette édition exceptionnelle de « Conversation avec Correa« , l’ex-président équatorien voyage à Caracas afin d’évoquer avec le président Nicolás Maduro les mythes et les réalités du Venezuela actuel. Les deux chefs d’Etat abordent la question de l’intensification de la manipulation des médias qui va de pair avec l’accroissement des sanctions états-uniennes, la place de l’individu dans l’Histoire ainsi que les récents développements politiques de la révolution bolivarienne.

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La révolution qui progresse en Haïti est directement liée à celle du Venezuela

Roger Waters, fondateur des Pink Floyd: « empêcher le coup d’Etat de Trump contre la démocratie vénézuélienne »

RogerWIl y a quelques jours Roger Waters, fondateur des Pink Floyd, écrivait sur son compte Twitter @rogerwaters : “arrêtons cette nouvelle folie des Etats-Unis, laissez le peuple vénézuélien en paix. Ils ont une vraie démocratie, arrêtez cette tentative de détruire ce pays pour que le 1% (les riches) puissent s’emparer du pétrole”. L’artiste invitait les citoyen(ne)s à se concentrer à New York le lundi 4 février à 15 heures, face à la Mission Diplomatique des USA aux Nations Unies, pour protester contre le coup d’Etat que veut mener Donald Trump.

Waters explique son engagement dans une note du 6 février publiée sur sa page Facebook et intitulée : “Une des réponses que j’ai reçues à mon tweet «bas les pattes du Venezuela» est celle d’un vieil ami, un musicien vénézuélien expatrié”. Elle est publiée sous l’image et la célèbre réflexion de Simon Bolivar: “Les Etats-Unis paraissent destinés par la Providence à infester les Amériques de misère au nom de la démocratie

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Appelons-le X.

Mon cher X.

Il y a deux jours j’ai tweeeté “US hands-off Venezuela” (« USA, bas les pattes du Venezuela ») et j’ai reçu l’habituelle charretée de critiques de tous ceux qui parlent au nom du peuple vénézuélien – la plupart d’entre eux sont blancs, de classe moyenne et vivent à New York. Et toi, mon cher ami, en guise de remontrance et dans l’espoir de m’instruire, tu as attiré mon attention sur une lettre ouverte écrite par une jeune femme du nom d’Adriana Kohlhofer et adressée aux “US Democratic Socialists”, à l’attention du Sénateur Bernie Sanders, des membres féminines du Congrès Cortez, Omar, Khanna et au courant complet de l’aile des Socialistes Démocratiques du Parti Démocrate. Tu m’as imploré de la lire. C’est ce que j’ai fait, et pour que d’autres sachent de quoi nous parlons, voici un lien vers cette lettre: https://medium.com/@akohlhofer18/an-open-letter-to-us-democratic-socialists-from-venezuelan-expatriates-9a3e26eb834d

Je l’ai donc lue, et tout ce qu’on y trouve, c’est un polémique enflammée pour soutenir les sanctions états-uniennes et d’autres formes d’intervention au Venezuela dans l’espoir de provoquer un changement de régime. Un changement de régime destiné à faciliter l’adoption de politiques néolibérales comme le retour de l’industrie pétrolière aux mains du privé. C’est une vieille, vieille histoire, que nous avons tous entendue auparavant. Mon point de vue personnel est que les revenus du pétrole doivent continuer, autant que possible, à bénéficier au peuple vénézuélien à travers cette industrie nationalisée et relancée par Hugo Chavez, héros de la révolution, fils indigène de son et de votre pays et amèrement regretté par son peuple. Où en étais-je ? Ah oui, ayant lu la lettre d’Adriana Kohlhofer, je me suis demandé : qui donc est cette personne qui affirme parler au nom du peuple vénézuélien ? j’ai donc cherché sur Google. Vous allez rire:

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Adriana Kohlhofer – Analyste de Gestion en Santé Privée @ Goldman Sachs.

Ok Adriana Kohlhofer, porte-parole du Venezuela, voici quelque chose qui vient réellement du peuple du Venezuela… Ci-dessous les résultats de l’étude conduite entre le 7 et le 20 janvier 2019 par Hinterlaces, une firme privée vénézuélienne de sondages connue et respectée, dirigée par le sondeur indépendant Oscar Schemel. Voici ce que répondent les vénézuéliens vivant au Venezuela.

Êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec les sanctions économiques et financières des Etats-Unis actuellement appliquées contre le Venezuela pour chasser le président Maduro du pouvoir ?

81% des vénézuéliens sondés répondent “je ne suis pas d’accord”.

Etes-vous d’accord ou pas d’accord avec l’hypothèse d’une intervention internationale au Venezuela pour chasser le président Maduro du pouvoir ?

78% des vénézuéliens sondés répondent “je ne serais pas d’accord”

Etes-vous d’accord ou pas d’accord avec l’hypothèse d’une intervention militaire internationale au Venezuela pour chasser le président Maduro du pouvoir ?

86% des vénézuéliens sondés répondent “je ne serais pas d’accord”.

En général êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec la tenue d’un dialogue entre le gouvernement national et l’opposition pour résoudre les problèmes économiques actuels dans le pays ?

84% des vénézuéliens sondés répondent “je suis d’accord”.

Hé bien, Adriana, comme vous voyez, ces résultats montrent ce que la majorité du peuple vénézuélien réel, qui vit réellement au Venezuela, considèrent comme le vrai récit, pas celui que vous vendez, Madame l’Analyste de Gestion de Santé Privée de @goldmansachs’, ou Donald Trump, ou Mike Pompeo, ou Isaac Abrams, ou John Bolton ou les grands médias soumis aux Etats-Unis ou aux acolytes également soumis au gouvernement des Etats-Unis au Canada et en Australie et dans l’Otan et dans l’Union Européenne et dans toute l’aile droite des dictatures et quasi démocraties dominées par les Etats-Unis en Amérique Latine et du Sud. Les résultats du sondage expriment un cri du coeur, celui d’un peuple assiégé. Je n’ai pas plus le droit que vous de mettre des mots dans sa bouche, mais il me semble que son récit est plutôt celui-ci : “S’il te plaît, peuple des Etats-Unis, persuade ton président et son gouvernement de lever les sanctions mortelles et draconiennes que vous nous avez imposées, s’il vous plaît levez le blocus sur nos vies, et laissez-nous le temps et l’espace pour trouver notre propre chemin vers le rêve vénézuélien d’une société socialiste, stable, équitable. Nous sommes des gens fiers et pleins de ressources, nous avons parcouru une longue route depuis 1998, lorsque Hugo Chavez nous a remis sur la voie révolutionnaire. Votre intervention conflictuelle pousse notre nation au bord d’une guerre civile. Nous ne voulons pas être la prochaine Libye, Irak ou Syrie, arrêtez de nourrir les chacals parmi nous, s’il vous plaît cessez de planer comme des vautours sur nos champs de pétrole. S’il vous plaît, allez vous-en.”

Donc, ami musicien, je t’aime comme un frère, mais Mme l’Analyste en Gestion de Santé Privée n’est que ça, tout sauf un oracle, je ne saurai jamais pourquoi nous n’avons pas enfermé tous ces salopards après 2008, mais par pitié ne les laissons pas détruire votre beau pays pour quelques barils de goudron, qui est la seule chose qui les intéresse.

Love

Roger

Texte original : https://www.facebook.com/notes/roger-waters/a-note-from-roger-one-of-the-responses-i-got-to-us-hands-off-venezuela-was-from-/2517817721565996/

Traduit de l’anglais par Thierry Deronne

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« Pour une histoire populaire du Venezuela » : interview de Thierry Deronne par Alex Anfruns (Investig’action)

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Thierry Deronne en mai 2018 à Caracas.

11 Mai 2018, 

Les élections présidentielles du Venezuela auront lieu le 20 mai. Un rendez-vous décisif pour l’avenir de l’Amérique Latine et des relations Sud-Sud. Bénéficiant d’un véritable soutien populaire, le candidat Nicolas Maduro est en train de mobiliser des dizaines milliers de Vénézuéliens dans ses meetings de campagne. C’en est trop pour Mike Pence. Le vice-président US a qualifié ces élections de “mascarade” et demande leur report. Il menace même le Venezuela de nouvelles sanctions. Pourquoi les institutions européennes lui emboîtent-elles le pas? Pourquoi le traitement médiatique de la Révolution bolivarienne est-il calqué sur la vision des Etats-Unis qui considèrent l’Amérique latine comme leur jardin personnel? Et surtout, quelle est la réalité dans ce pays qui a multiplié les expériences créatives en faveur de l’émancipation humaine au cours des 18 dernières années? Le cinéaste belgo-vénézuélien Thierry Deronne, qui vient de concocter son nouveau film “Histoire du Venezuela”, a bien voulu répondre à nos questions.

Alex Anfruns : Vous êtes venu présenter votre dernier film “Histoire du Venezuela” dans votre pays d’origine, la Belgique. Avec un montage où se côtoient d’une part des images d’archive cinématographiques montrant l’envers du décor du boom du pétrole, et d’autre part des voix des figures anticolonialistes visionnaires, le spectateur est face à une expérience audiovisuelle captivante. Comment est née l’idée du film, où a-t-il été déjà projeté et quel a été l’accueil ? 

Thierry Deronne : Après 24 ans de vie au Venezuela, le regard pivote et plusieurs questions commencent à m’intéresser : pourquoi tout en ne ménageant jamais ses critiques vis-à-vis des fonctionnaires publics, le peuple vénézuélien ne tombe pas dans les provocations violentes ou dans le mécontentement recherché par la guerre économique, et continue à réaffirmer son soutien électoral au chavisme ? Ensuite pourquoi la droite est-elle si imperméable au dialogue, d’où vient sa rage, sa violence ? Enfin, pourquoi les européens croient-ils si facilement que le Venezuela est une dictature, pourquoi la désinformation marche-t-elle aussi bien ? A ces trois questions c’est l’Histoire qui répond le mieux.

La critique populaire ? Elle parle d’une longue histoire de résistance à l’humiliation, à la négation de la condition humaine. C’est au Venezuela qu’eurent lieu les premières rebellions d’esclaves du continent. « Ce peuple, dixit le président Guzman Blanco, est un cuir sec – frappez-le d’un côté, il se soulève de l’autre ».

La rage des opposants ? La droite vénézuélienne vit encore dans le racisme colonial, celui de ces mantuanos qui ne sortaient pas de chez eux par peur que le soleil brunisse leur peau et organisaient – déjà ! – des violences à Caracas contre l’édit du roi d’Espagne permettant aux esclaves d’acheter leur affranchissement. Ce seizième siècle refait surface dans les violences de 2017 avec les lynchages d’afrodescendants brûlés vifs par les « combattants de la liberté » chers aux médias occidentaux.

Enfin, pourquoi l’efficacité de la désinformation parmi les européens ? Parce qu’en se soumettant à la gouvernance médiatique, l’Europe s’est coupée du monde et sa peur de la nuit réveille son colonialisme, la pousse à renforcer cette muraille médiatique. L’image caricaturale des vieux machos blancs – entrepreneurs privés, putschistes ou leaders de la violence d’extrême droite qui réprimeraient les leaders sociaux comme en Colombie ou au Brésil s’ils parvenaient au pouvoir – adoubés par l’Union Européenne et ses présidents comme « opposition démocratique du Venezuela », exprime bien ce rendez-vous manqué de l’Europe avec une Amérique Latine qui était pourtant prête à parler d’avenir sur un pied d’égalité.

Deux autres sources majeures pour construire le film « Histoire du Venezuela » sont, d’abord, le chercheur vénézuélien Fernando Coronil qui explique le rapport des pays du sud à leur sol, à leur nature, à leur territoire, comme un rapport qui surdétermine leurs politiques et leurs stratégies – ce troisième concept a jusqu’ici été peu assumé par le marxisme qui a privilégié les deux premiers, ceux de la relation capital-travail. L’Europe des i-phones est de plus en plus habitée par des peuples hors-sol, voués au présent pur de la consommation. L’autre source, c’est Walter Benjamin pour qui à chaque mouvement révolutionnaire la classe opprimée bondit comme un tigre dans la forêt de l’Histoire et en ramène des éléments des révolutions antérieures. Cette rupture par le peuple vénézuélien du mythe du progrès social-démocrate qui imposa des ajustements et tira sur des affamés en 1989, poussa de jeunes militaires comme Hugo Chavez à se replonger dans Bolivar et à sortir du dogme de « la fin de l’Histoire ».

Avec des étudiants de la Sorbonne occupée, avec des cinéphiles du festival Rencontres de Bordeaux, ou les Amis du Diplo d’Annecy, le film a permis de parler du Venezuela sans devoir épuiser le temps disponible à réfuter les mensonges des médias.

Quelle est la situation du cinéma au Venezuela ? Et quelle a été la politique culturelle de la Révolution Bolivarienne ces dernières années, notamment avec la crise liée au prix du pétrole?

Il y a d’énormes investissements publics pour démocratiser le cinéma à tous les niveaux : formation, production et diffusion, même si ce n’est pas simple de déplacer ceux qui s’arc-boutent sur leurs avantages de classe, sur leur capital culturel. Il faut continuer à se battre pour décoloniser l’imaginaire, Hollywood reste encore très présent dans beaucoup de ces espaces, et il n‘y a pas pratiquement aucune fiction produite sur toutes ces années de révolution.

Mais tout ne fait que commencer. La révolution bolivarienne, malgré la chute des cours du pétrole et la guerre économique, a maintenu l’ensemble des programmes sociaux et des politiques culturelles – récupération d’espaces pour la création, missions de formation artistique, festivals et spectacles gratuits pour la population, et c’est un trait d’intelligence : l’art n‘est pas sacrifié, jamais, il indique la sortie du tunnel. Après 18 ans on sent une poussée d’en bas de nouvelles voix, de nouveaux créateurs dans tous les domaines.

Lors d’un échange après la projection, vous nous avez confié qu’il existe parmi la jeunesse vénézuélienne un regain d’intérêt pour les cinéastes latino-américains des générations précédentes, appartenant au courant expérimental, tel que le brésilien Glauber Rocha ou le bolivien Jorge Sanjinés. Ces auteurs vous ont-ils inspirés? Quelle est leur spécificité par rapport à d’autres courants de cinéma d’art et essai tels que la “nouvelle vague” française? 

Le point commun du « Nuevo Cine Latinoamericano » des années 60-70 avec la Nouvelle Vague est le rejet des codes de l’industrie nord-américaine.

En Amérique Latine, en outre, on a affaire à des cinéastes organiques et artisanaux : organiques parce qu’ils prophétisent la montée en puissance des peuples. Et artisanaux parce que leur forme est chaque fois différente, secrétée par des cultures, des communautés différentes.

Ils restent un modèle pour notre cinéma, pour notre télévision : être original à chaque instant, dans une rénovation permanente qui ne peut venir que d’une dialectique avec la culture populaire.

Vous êtes aussi formateur d’une école populaire de cinéma et télévision et travaillez dans le développement de médias communautaires, en confirmant que le cinéma est avant tout un art collectif. Est-il possible de se battre à armes égales avec la culture du rentisme qui a prévalu historiquement au Venezuela, telle que l’avait décrite Fernando Coronil dans son ouvrage “El Estado Magico”?

A l’ère des coups d’Etat médiatiques, plutôt que de répéter « la presse est contre nous » ou « nous devons occuper davantage les réseaux sociaux », le socialisme latino-américain doit prendre conscience que son futur passe par la création d’un tissu serré de médias populaires, par la rédaction d’une loi latino-américaine puis mondiale de démocratisation de la propriété des médias, par la remise des fréquences, chaînes et ressources aux organisations populaires, par la refonte conceptuelle de l’enseignement de la communication sociale. Mais aussi et surtout par quelque chose de plus fondamental, sans lequel tout ce qui précède ne suffirait pas.

Le capitalisme a reterritorialisé l’espace et le temps sous la forme d’un métabolisme social du type « tout-à-l’ego », ou la causalité d’ensemble a disparu dans le sautillement de la dénonciation de purs effets. Le socialisme n‘existera que s’il invente un appareillage intégral, technique et culturel, qui soit indépendant de l’industrie globalisée et qui produise des effets sociaux organisateurs et non isolants.

Cette nouvelle civilisation “technique”, cette médiologie structurante, reste le grand « impensé » de la gauche qui en est encore à parler de… « déontologie journalistique » !

Un paysan d’une commune de Barinas nous disait : “nous proposons un système communal qui sera aux mains du paysan producteur d’aliments pour que nous organisions la production et la distribution”. Substituez « alimentation » par « information » et vous aurez le visage du média futur, hors studio, hors portables, décentré, démultiplié, organisateur.

Vous vivez et travaillez au Venezuela depuis les années 1990. De quels changements majeurs vous avez témoigné dans cette époque charnière, notamment avec l’Assemblée Constituante mise en route par Chavez au lendemain de son élection ? 

Depuis longtemps la politique au Venezuela voit s’affronter deux « champs magnétiques ». Le premier, c’est la formation historique « social-démocrate » : le parti Acción Democrática comme appareil clientéliste, fabriquant de sommeil populaire avec télévision de masse, État « magique »au service du pillage de la nation par une élite surtout blanche.

C’est l’école politique première, avec ses rêves d’ascension sociale, qui a duré longtemps (quarante ans), assez pour expliquer beaucoup de comportements actuels à l’intérieur de notre Etat. La fosse commune des 3000 manifestants anti-FMI laissée par le président Carlos Andrés Pérez en 1989 fit tomber le masque de cette « social-démocratie » et déclencha le retour en politique du deuxième « champ magnétique », celui des marrons, ces ex-esclaves qui appelaient au son de leurs tambours à fuir les chaînes coloniales pour créer la « vraie vie », menés cette fois par Hugo Chavez.

Ce désir d’égalité est toujours vivant, et c’est un moteur extraordinaire du point de vue démocratique : il amène des gens à traverser à gué des rivières, à déjouer les attentats et les menaces de la droite pour aller voter en juillet 2017 pour l’Assemblée Nationale Constituante, débordant le Parti Socialiste Unifié (principal parti chaviste). Cette « pulsion créatrice d’un peuple » que Chavez avait prophétisée en citant Marc Bloch, se produit au moment où toute une micro-corruption quotidienne parlerait plutôt d’un affaissement collectif.

Malgré tout ce que signifient le dollar parallèle, la vie plus difficile et l’éreintement de quatre ans de guerre économique, malgré le sabotage de l’élection par l’extrême droite, huit millions de Vénézuéliens déposent un bulletin dans l’urne, élisent une Assemblée Constituante ! Huit millions de citoyens descendant des versants glacés, traversant des rivières fortes.

Qu’il s’agisse de la transformation de l’Etat, de la lutte contre la corruption, de la transformation du système productif, de la sortie du « rentisme pétrolier », des droits en matière culturelle, écologique, ce chantier constituant mérite d’être visibilisé, étudié, on n’a pas encore commencé à en prendre la mesure ni à en déchiffrer l’origine.

Comment expliquez-vous les efforts déployés dans les médias dominants pour présenter le gouvernement vénézuélien comme étant une dictature, malgré les nombreuses élections qui se sont tenues avec la présence de centaines d’observateurs et accompagnateurs internationaux, dont des personnalités comme Jimmy Carter?

L’objectif des médias dominants est un changement de gouvernement. La violence de la droite, mise en scène par les médias comme s’il s’agissait d’une révolte populaire, est ancienne : dès que Bolivar libéra les esclaves pour fonder une armée au service de la libération de l’Amérique Latine, l’oligarchie colombienne rêva de l’assassiner et les gazettes états-uniennes le traitèrent de « César assoiffé de sang ».

Deux siècles plus tard quand le Venezuela redevient un phare d’égalité, de souveraineté, de démocratie (droits des femmes, conseils de travailleurs, formes communales de pouvoir citoyen, 25 élections en 18 ans), la même oligarchie colombienne et les États-Unis rallument les violences paramilitaires et la guerre économique pour faire tomber Maduro.

Les médias poursuivent cette guerre contre l’émancipation des ex-esclaves. En fait ces violences locales sont faites pour les médias, mises en scène pour l’extérieur. Et si quelqu’un doit rendre des comptes aujourd’hui, c’est le journaliste. D’abord, pour avoir occulté les 90 % de la population qui n’ont pas participé aux violences et les ont rejetées, faisant passer la minorité insurgée pour « la population ».

Ensuite, pour avoir inversé l’ordre du montage. L’agression des commandos de la droite et la réponse des forces de l’ordre, montées à l’envers, ont créé l’image d’un « régime » réprimant des manifestants. Il y a plus grave : les médias ont imputé automatiquement, jour après jour, au « régime » les morts causés par l’extrême droite, ce qui a alimenté l’énergie des tueurs. Ceux-ci savaient parfaitement que chaque mort imputé à Maduro renforcerait le discours en faveur d’une intervention.

Mais qui, de Médiapart au Soir, de France Inter au Monde, qui, dans la vaste « zone grise » (Primo Levi) des écrans d’ordinateurs ou du studio ouaté à dix mille kilomètres de Caracas, aura le courage de reconnaître qu’il a encouragé des assassins ?

Née de la révolution haïtienne, la bolivarienne est une émergence de l’Afrique en Amérique Latine, et c’est exactement ce que veut détruire l’Occident, la même aspiration à la liberté, à l’égalité et à la fraternité. Quand Macron reçoit l’extrême droite vénézuélienne à l’Elysée, il ne fait que rêver de l’enfermement de Toussaint Louverture par Napoléon, pour le laisser mourir de faim et de froid dans les Alpes. L’axe sud-sud, avec l’Afrique en particulier, sera l’axe déterminant pour la libération de nos peuples, pour leur « deuxième indépendance ».

Un effet de l’hypersphère médiatique dans laquelle l’Europe vit désormais est que pour la gauche « science-po » le raisonnement n‘est plus : « comment étudier, comment comprendre l’Autre » mais « quelle position prendre ici, quelle image de marque devons-nous donner ici, en Europe ? »

La plupart des citoyens, intellectuels ou militants en sont réduits à faire une moyenne forcément bancale entre l’énorme quantité de mensonges quotidiens et une minorité de vérité. Le problème est que la quantité de répétition, même si elle crée une opinion, ne fait pas une vérité en soi. Le nombre de titres ou d’images identiques pourrait d’ailleurs être mille fois plus élevé, que cela ne signifierait toujours pas qu’on nous parle du réel.

Comment nous reconnecter au réel ? Quand le Mouvement des Sans Terre du Brésil, l’ensemble des mouvements sociaux et les principaux partis de gauche d’Amérique Latine ou 28 organisations vénézuéliennes des droits humains dénoncent la déstabilisation violente de la démocratie vénézuélienne, on dispose d’un large éventail d’expertises démocratiques. C’est-à-dire de sources directes et d’une connaissance plus profonde de la réalité qu’Amnesty qui recopie les rapports d’ONGS des droits de l’Homme proches de l’opposition ou que la « moyenne » d’un « science-po » européen obligé de préserver un minimum de respectabilité médiatique.

Meeting Maduro

Nicolas Maduro en campagne, mai 2018.

A l’approche des nouvelles élections présidentielles, Quel est votre regard sur les candidats, leurs programmes respectifs et le climat dans ce début de la campagne ?

Des candidats d’opposition, il y a peu à dire sauf qu’ils sont les ombres d’un théâtre ancien : l’évangéliste corrompu Javier Bertucci ou Henri Falcon qui propose de dollariser le Venezuela. Face à eux, Maduro incarne la jeunesse de la transformation politique. Comme nous disent des paysans de l’État de Portuguesa, « Maduro est encore plus fort que Chavez ». Le second avait proposé le premier comme successeur parce qu’il était le seul à n’avoir pas joué des coudes pour lui succéder.

Élu de peu, Maduro a dû assumer « l’héritage » : gouverner en négociant avec les différents secteurs, certains conservateurs, dans et hors du gouvernement. Son style est différent, plus lent sans doute, que Chavez. Il a non seulement réussi à résister au déluge d’opérations destructrices de l’empire mais il a su ramasser le gant pour développer de nombreux aspects de la révolution, qu’il s’agisse du logement public ou des emplois pour la jeunesse, avec ce pari fou de demander aux gens de se mobiliser en pleine guerre économique pour élire une assemblée constituante.

Sa sainte colère contre le secteur privé, majoritaire, qui augmente les prix pour annuler ses constantes hausses de salaire, ou contre les expulsions de paysans par les mafias des grands propriétaires, sont le prélude à un approfondissement de la révolution s’il est élu le 20 mai. Le pétrole remonte, l’or de l’arc minier revient enfin dans les coffres de l’Etat.

En fait ce qui frappe à Caracas c’est le calme, la tranquillité des gens alors qu’en Europe on parle de chaos, de famine, de violence, pour justifier une intervention « humanitaire ». Malgré les hausses de prix, les sanctions euro-américaines, le peuple ne tombe pas dans la colère recherchée. Pourquoi ? Je parlais de la longue histoire de résistance populaire. Il y a aussi le fait que les aliments reviennent dans les rayons, et certains médicaments.

Outre les allocations que multiplie le gouvernement bolivarien en direction des plus vulnérables, et les distributions massives d’aliments subventionnés, le secret est dans le fait que les vénézuéliens se sont adaptés, on trouve toutes sortes de parades, de combines, pour acquérir ces produits et pallier la pression économique. Et il y a quelque chose de très particulier, subtil, dans l’air : la contrebande du bolivar papier, extrait massivement par la mafia colombienne, la pulvérisation par l’inflation du salaire payé par le patron, tout cela crée une ambiance révolutionnaire, très « An 01 », difficile à percevoir loin du Venezuela, les gens se sentent moins liés au travail, à l’entreprise privée…

Je sais qu’en Europe certains adorent parler du « crépuscule de la révolution », d’une « fin de cycle », (variantes de la « Fin de l’Histoire »), mais peut-être est-ce leur propre dissolution dans l’hypersphère virtuelle qu’ils subliment. La Révolution Bolivarienne a bientôt 19 ans, elle invente tous les jours, refuse de s’habituer à la fatigue, de croire aux larmes. Dans sa dernière lettre, la « Lettre à l’Afrique », Hugo Chavez citait Simon Bolivar : « Il faut attendre beaucoup du temps ».

Caracas, mai 2018.

Thierry Deronne, licencié en Communications Sociales (IHECS, Bruxelles, 1985) vit au Venezuela depuis 1994. Enseigne le documentaire et la théorie du montage dans deux universités (UBV, UNEARTE). Formateur des mouvements sociaux au sein de l’Ecole Populaire et Latino-Américaine de Cinéma et de Télévision. Après avoir donné des formations audiovisuelles dans le Nicaragua sandiniste des années 80, il fonde cette école au Venezuela en 1994, et participe à la fondation de plusieurs télévisions associatives et publiques comme Vive TV, dont il fut vice-président de 2004 à 2010. Créateur du Blog www.venezuelainfos.wordpress.com. Cinéaste, réalisateur entre autres du « Passage des Andes » (2005), « Carlos l’aube n‘est plus une tentation » (2012), « Jusqu’à nous enterrer dans la mer » (2017) et « Histoire du Venezuela » (2018).

Source : Journal de Notre Amérique